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Les contrats d’alliances maritimes

Coopération intégrée ou fusion masquée ?


Laurent Fedi*

P
remier vecteur du commerce mondial, le transport maritime
continue de progresser dans des proportions toujours plus
grandes. Si la crise sanitaire de la Covid-19 témoigne d’un
ralentissement logique dans les échanges mondiaux, le tonnage transporté
en 2019 a été de plus de 11 milliards de tonnes. Tandis que les vracs
représentent la plus grande part des volumes expédiés par voie maritime,
le transport conteneurisé poursuit sa conquête hégémonique à travers les
continents grâce aux apports de l’innovation technologique à terre et en
mer. Avec des navires géants, atteignant pour certains les 24 000 EVP, des
terminaux portuaires automatisés comme à Tanger Med II, des systèmes
d’information toujours plus performants offrant des services entièrement
dématérialisés depuis le booking jusqu’à la livraison finale, le transport de
conteneurs par mer navigue au xxie siècle sous les meilleurs auspices.
Bien que propre à toutes les industries globalisées, le secteur de la ligne
maritime régulière, ou des liners du transport conteneurisé, connaît une
forte concentration qui s’est accélérée au cours de la dernière décennie.
Organisée autrefois autour des fameuses conférences (El Khayat,
1992 ; Besancon et Fedi, 2008 ; Fedi, 2013), cette industrie fonctionne
majoritairement aujourd’hui grâce aux alliances stratégiques ou méga-
consortiums. À la différence des ententes sur les taux de fret, les alliances
sont considérées comme des ententes techniques qui « visent à consolider
et à rationaliser l’offre de transport sur le segment maritime et le long de la
chaîne logistique » (Cariou, 2000). Le nombre des alliances s’est réduit au
cours des deux dernières décennies passant de cinq en 1998, avec 53 % de
parts de marché, à trois seulement en 2020 (Ocean Alliance, 2M et THE
Alliance), avec plus de 92 % de parts de marché (Brooks et al., 2019).

* Professeur à Kedge Business School.


162 Laurent FEDI

Cette concentration, qu’El Khayat (1992) a mis en exergue il y a près


de trois décennies de cela, ne serait pas singulière si elle ne faisait pas
l’objet de tant de critiques à la fois par les clients que les fournisseurs
eux-mêmes. En effet, les alliances maritimes dans l’industrie des liners ont
atteint une taille et un degré d’intégration horizontale et verticale jamais
égalés jusqu’alors. Certaines organisations professionnelles réclament
aujourd’hui la révision ou l’annulation pure et simple des cadres légaux
qui admettent leur validité (International Transport Forum, 2018), dont la
fameuse exemption de groupe européenne qui a cependant été renouvelée
jusqu’en 2024 1. Considérant les parts de marché individuelles et cumulées
des membres des alliances sur les grands axes maritimes, le marché des
liners est plus que jamais oligopolistique. Certains évoquent sans détours
la collusion tacite, le parallélisme de comportement et le potentiel abus de
position dominante collective (Corruble, 2018a,b).
Si la preuve incontestable de l’abus de position dominante des alliances
n’a pas été rapportée par les autorités de concurrence, les contrats de
partenariat qui les forment apportent des éléments tangibles sur la légalité
du champ d’action des membres. Dans le présent chapitre, il s’agit donc de
savoir si les contrats de coopération, qui permettent une forte intégration
de leurs cocontractants, sont conformes au(x) droit(s) en vigueur et
n’abritent pas des fusions qui n’en portent pas le nom. Nous présenterons,
en premier lieu, ces contrats régissant et organisant les alliances stratégiques.
Nous tenterons, en second lieu, d’analyser leurs clauses, dont l’ambiguïté
nous mène à penser que certains d’entre eux dépassent largement le cadre
de la simple coopération et débouchent in concreto sur des entreprises de
fait ou des fusions déguisées.

Les contrats de coopération


des alliances stratégiques

Les alliances stratégiques des transporteurs maritimes positionnés


sur la ligne régulière sont organisées par le truchement de contrats de
coopération où la liberté contractuelle, bien que limitée par certains
principes anti-trust, joue un rôle déterminant. On estime aujourd’hui que
95 % des services opérés par les armateurs mondiaux bénéficient de ces
accords de partenariat (Cardin, 2020). La nature et l’objet de ces accords
spécifiques sont très diversifiés, tandis que leurs dispositions, bien que
fortement standardisées, se sont pour le moins complexifiées au fil du temps.

1  
Règlement (UE) de la Commission du 24 mars 2020 modifiant le règlement (CE)
n° 906/2009 en ce qui concerne sa durée d’application (Journal officiel de l’Union européenne
L. 90 du 25 mars 2020).
Les contrats d’alliances maritimes 163

Typologie et objet des contrats de coopération


Si certains des contrats organisant la collaboration entre les
entreprises maritimes partenaires sont relativement bien connus, tels les
vessel sharing agreement (VSA) ou les slot charter agreement (SCA), ils sont
en réalité d’une grande diversité. Leur terminologie est spécifique, et
confronté à leur titre pour le moins mystérieux, le profane adressera
un regard interrogateur. De manière non exhaustive, nous pouvons
recenser les accords suivants :
–– Cooperative working agreement (CWA) : contrat de coopération entre
prestataires de transport (exemples : transporteurs maritimes,
opérateurs de manutention, etc.) ;
–– Vessel sharing agreement (VSA) : contrat de partage de navires entre
armateurs – ou mise en commun de flottes de navires – pour
l’exploitation d’une même ligne régulière (VSA simple) ou plusieurs
lignes (global VSA) ;
–– Space charter agreement : contrat d’achat d’espace à bord d’un navire entre
armateurs – un car carrier par exemple – d’un partenaire sur une ligne
définie ;
–– Slot charter agreement (SCA) : contrat d’achat d’espace (slot) à bord d’un
navire porte-conteneur d’un partenaire sur une ligne définie ;
–– Swap exchange agreement (SEA) : contrat d’échange d’espaces à bord de
navires opérés sur des lignes différentes entre armateurs ;
–– Equipment discussion agreement (EDA) : contrat de discussion, d’échange
et de transport d’équipements, tels que les conteneurs, les châssis,
barges, etc. ;
–– Marine terminal services agreement (MTSA) : contrat de services de terminal
portuaire entre une autorité portuaire et un armateur ;
–– Digital container shipping association agreement (DCSAA) : contrat
d’association de système d’information pour les conteneurs entre
armateurs.
Malgré leur nature confidentielle, le système de contrôle a priori de la
Federal Maritime Commission aux États-Unis permet d’accéder à tous
ces contrats lorsqu’ils couvrent des transports destinés au commerce
extérieur américain, donc au départ ou à destination des ports des États-
Unis et incluant des ports étrangers. Les opérateurs de transport doivent
respecter en effet une procédure obligatoire de notification (filing) des
contrats et de chacune des modifications avant leur entrée en vigueur.
La base de données contractuelles est en l’espèce très instructive et
accessible à tous gracieusement. Quatre points importants sont ici à
souligner :
–– Premièrement, les contrats ont une terminologie variable dont les
traductions ne sont pas toujours aisées en langue française. Ils peuvent,
164 Laurent FEDI

en outre, avoir un objet très précis, ou à l’inverse très large, qui doit être
avant tout technique avec une forte dimension opérationnelle 2.
–– Deuxièmement, nombre des contrats portent deux titres. Ils font
référence prioritairement à un contrat dont l’objet est spécifique, tel le
space charter agreement par exemple, et ils rappellent qu’ils sont également
un cooperative working agreement. Ce second titre est superflu car tous
ces contrats induisent en général une coopération de leurs membres
(Brooks et al., 2019).
–– Troisièmement, les contrats sont pour le moins standardisés. Quelle
que soit la nature du contrat en cause, leur objet et format – structure –
sont souvent similaires. Il semble que ce soit le même cabinet d’avocat
qui les ai rédigés et on serait tenté de les qualifier de « contrat-type ».
Pourtant, ce n’est tout à fait exact car ils ne sont pas soumis aux mêmes
règles selon leur champ d’application.
–– Quatrièmement, les accords formant les alliances sont, pour la plupart,
obligatoires pour les co-contractants mais, étrangement, d’autres ne
le sont pas forcément. C’est ce que nous avons relevé pour le Digital
container shipping association agreement (DCSAA) 201288 entre Maersk,
la CMA-CGM, Hapag-Lloyd, MSC et Ocean Express qui a pour
objet la mise en commun de systèmes d’information compatibles et
standardisés 3.

L’évolution des dispositions des contrats


de coopération
L’analyse d’ensemble des contrats permet d’affirmer que certains
d’entre eux ont profondément évolué au fil des années. De manière
incontestable, s’ils ne comportent pas davantage de clauses, ils se sont
« étoffés » dans leur structure, mais également complexifiés dans leurs
dispositions. Ce constat se justifie au regard de l’intégration de nouveaux

2  
À titre d’exemple, le contrat d’association de système d’information pour les conteneurs
(DCSAA) concerne la mise en place et l’exploitation de standards communs pour des
outils digitalisés au profit de la chaîne logistique des conteneurs. Le contrat d’échange
d’espaces (SEA) est également relativement simple dans la mesure où les armateurs
partenaires s’accordent pour s’échanger de l’espace à bord de navires positionnés sur des
lignes différentes. Le contrat de services de terminal portuaire (MTSA) vient définir les
tarifs de manutention d’un terminal entre l’autorité portuaire concédante et l’opérateur
de terminal, ainsi que les objectifs de productivité. En revanche, le contrat de partage de
navires (VSA) a un objet plus large que ces derniers dans la mesure où il permet la mise
en commun d’une flotte de navires afin d’opérer un service de lignes. En l’occurrence, en
vertu du VSA comme pour le contrat d’achat d’espaces (SCA), les partenaires se partagent
des slots sur les navires positionnés sur la ligne maritime.
3  
Ce contrat singulier sera abordé dans la seconde section du chapitre.
Les contrats d’alliances maritimes 165

services offerts par les transporteurs de ligne dont les activités se sont
extrêmement diversifiées au cours des deux dernières décennies. La
prestation de transport maritime est complétée par toute une palette
de services qui englobent l’ensemble de la chaîne logistique de porte-
à-porte. Transport multimodal, transport exceptionnel (oversize cargo),
entreposage, douanes, stockage, manutention, assurance transport,
commission de transport, tracking, etc., les plus grands armateurs
mondiaux opérant en alliance sont capables désormais de répondre
directement, ou indirectement via leurs partenaires, à tous les besoins
de leurs clients chargeurs dans la mesure où ils sont à la fois intégrés
horizontalement sur le segment maritime, et verticalement sur les
segments complémentaires (dont le pré- ou post-acheminement, le transit
et la manutention portuaire). À cet égard, les opérateurs concernés sont
aujourd’hui plus que jamais des prestataires logistiques end-to-end, et non
plus de simples transporteurs maritimes.
Le rachat de Ceva Logistics par la CMA-CGM en 2019 témoigne
du changement de stratégie tournée vers des services à plus forte
valeur ajoutée, à l’image de Maersk ayant ouvert la voie dix ans plus
tôt avec Damco. L’objectif premier des armateurs globaux n’est plus
simplement d’acheminer les conteneurs de leurs clients, mais désormais,
il est nécessaire de les conseiller et de les accompagner dans leur chaîne
logistique le plus en amont possible afin de les fidéliser dans un secteur
devenu hyperconcurrentiel. C’est l’ère du customer centric, qui n’est pas sans
conséquence pour les organisateurs de transport se voyant directement
concurrencés sur leur métier de base par des entreprises hégémoniques,
aux moyens commerciaux et logistiques très importants. De manière
concomitante, dans la mesure où les prestations de tels opérateurs se sont
diversifiées à une échelle toujours plus globalisée, avec des volumes de
flux en constante augmentation, leurs contrats ont évolué pour refléter
ces changements significatifs. Toutefois, la lecture de ces accords est
devenue moins aisée, et ce n’est certainement pas anodin. La question
est donc de savoir si les contrats de coopération qui forment les alliances
ne sont pas en réalité « l’arbre qui cache la forêt ».

Les frontières poreuses


entre la coopération et l’entreprise de fait

Kenton (2020) considère qu’à travers une alliance stratégique, « deux


entreprises décident de partager des ressources pour accomplir un projet
spécifique et mutuellement bénéfique. Ce type d’accord est moins impliqué
et moins contraignant qu’une entreprise commune (joint-venture) […].
166 Laurent FEDI

Chacune des deux entreprises préserve son autonomie dans l’alliance


stratégique tandis qu’elle gagne de nouvelles opportunités ». D’un point
de vue juridique, la littérature démontre que la notion d’alliance maritime
reste à définir (Delebecque, 2015). On la désigne souvent comme un
méga-consortium, ou consortium étendu. Or, considérant leur taille actuelle, la
terminologie de méga-alliance semble plus appropriée. En revanche, le droit
européen définit le consortium comme « un accord ou une série d’accords
connexes entre au moins deux transporteurs exploitants de navires qui
assurent des services maritimes internationaux réguliers de ligne pour le
transport exclusif de marchandises sur un ou plusieurs trafics, dont l’objet
est d’établir une coopération pour l’exploitation en commun d’un service
de transport maritime améliorant le service offert individuellement,
en l’absence de consortium, par chacun de ses membres, afin de
rationaliser leurs opérations et cela au moyen d’arrangements techniques,
opérationnels et/ou commerciaux » 4. En tant que telle, l’alliance est en
réalité le fruit de l’imbrication de VSA et SCA sur l’ensemble des services
de lignes régulières desservis par ses membres. La mutualisation des
moyens alloués à l’alliance est généralement coordonnée par un centre de
suivi opérationnel qui veille à l’optimisation de l’ensemble des opérations
concernées. Nous illustrerons les dispositions tendancieuses de certains
des contrats, puis discuterons de la ligne de démarcation fragile entre
coopération et entreprise de fait.

Illustrations de dispositions tendancieuses


Les services couverts par l’alliance sont très larges et dépassent le simple
transport des marchandises confiées par les chargeurs. Logistique des
conteneurs, manutention au sein des terminaux portuaires, phases de pré-
et post-acheminement, ports secs, etc., les prestations sont innombrables
et ne peuvent laisser place à l’improvisation face aux millions de conteneurs
à gérer annuellement. En outre, les navires géants doivent être exploités de
manière efficiente en termes de coûts et pouvoir être chargés de manière
optimale afin de rentabiliser les charges, proportionnelles à la taille de ces
mastodontes des mers (soutage, frais de port, passage des canaux comme
Suez et Panama, etc.). Les contrats de partenariat sont donc conçus pour
répondre à des enjeux économiques et logistiques toujours plus globalisés.
Toutefois, certaines dispositions de ces accords nous paraissent pour le
moins tendancieuses et soulèvent des interrogations sur leur légalité. Nous
prendrons deux exemples pour le moins significatifs.

4  
Règlement (CE) n° 906/2009 de la Commission du 28 septembre 2009 concernant
l’application de l’article 81, paragraphe 3, du traité à certaines catégories d’accords, de
décisions et de pratiques concertées entre compagnies maritimes de ligne (« consortiums »)
(Journal officiel de l’Union européenne L. 256 du 29 septembre 2009).
Les contrats d’alliances maritimes 167

Premier exemple : dans le contrat précité Digital container shipping association


agreement 201288, les standards des outils choisis en systèmes d’information
ne seront pas obligatoires pour les membres de l’accord alors même que
son objet est de mettre en place et d’utiliser des standards communs ou
compatibles. Par ailleurs, l’objet d’un tel accord se résume-t-il à la simple
définition et utilisation de standards informatiques alors que les partenaires
vont autoriser l’entité créée à négocier, acheter auprès de tiers les outils
systèmes d’information les plus performants et systémiques possibles
pour la gestion des opérations door-to-door incluant tous les fournisseurs
(opérateurs de terminaux, transporteurs routiers, etc.), les douanes et les
clients finaux (article 5) ? En outre, le contrat permet la définition et la mise
en place de projets communs, l’embauche de personnel et in fine la création
d’une assemblée générale au fonctionnement très encadrée pour régir leurs
relations contractuelles. Ce n’est donc pas du droit mou. Contractuellement,
les partenaires se donnent les moyens d’acquérir des outils d’échanges
d’informations stratégiques à la pérennité de leur « entreprise commune ».
Le degré et la rapidité d’échanges d’information que facilitent des systèmes
d’information partagés à dimension globale confirme la forte intégration
des partenaires bien au-delà de l’association qu’ils ont créée. Par ailleurs,
la grande quantité de données collectées au profit des membres renforce
leur pouvoir de marché grâce aux gains d’efficience réalisés (International
Transport Forum, 2018). Ainsi, la lecture attentive de cet accord, au-delà de
la simple définition de son objet (article 2), démontre que sa portée est bien
plus large et dépasse la seule dimension technique opérationnelle.
Second exemple : le VSA Ocean Alliance 012426 (janvier 2019) qui réunit
les opérateurs COSCO, CMA-CGM, Evergreen et OOCL. L’objet du contrat
(article 3) apparaît comme relativement simple dans la mesure où les parties
s’engagent à partager des navires, à acheter, vendre ou échanger des espaces
à bord afin d’améliorer l’efficacité, minimiser les coûts et fournir des services
de haute qualité aux chargeurs. Or, ce n’est qu’un résumé très sommaire de
ce qu’il couvre en réalité. Il faut se reporter à l’article 5 (agreement authority)
qui dévoile les dispositions fondamentales de l’accord. En l’espèce, les
prérogatives que s’accordent les partenaires sont quasi-totales à l’exception
de la tarification. Toutes les négociations en commun sont rendues possibles :
« The parties are authorized to meet, discuss, reach agreement and take actions deemed
necessary or appropriate to implement or effectuate agreements regarding sharing of vessels,
chartering or exchange of space, rationalization and related coordination and cooperative
activities pertaining to their operations and services, and related equipment, vessels and
facilities in the trade » (article 5.1). Ainsi, au-delà d’aspects purement opérationnels
(nombre et choix de navires, allocation réciproque de slots, vitesse, transit
time schedules, itinéraires, choix des ports, etc.), les parties peuvent affréter
séparément ou en commun des navires feeders ou des barges (à l’exception
des États-Unis où la négociation contractuelle doit être individuelle).
168 Laurent FEDI

En outre, on relève que les parties mettent en place un centre de


coordination des opérations (operation coordination center, OCC) afin de
coordonner, gérer et maximiser l’efficacité des services fournis par
l’alliance (article 5.2h). Supposé assumer des fonctions administratives et
de coordination, le centre joue un rôle déterminant dans l’organisation et
la gestion quotidienne de l’alliance. En réalité, c’est un organe névralgique
qui coordonne et gère de manière étroite l’ensemble des opérations.
L’OCC peut être assisté par des comités ad hoc locaux ou régionaux
afin de veiller à la bonne gestion et à l’efficacité des services. Or, une
telle clause n’est pas limitative dans les fonctions attribuées à l’OCC et
l’étendue des échanges entre les membres est donc potentiellement très
large. L’article 5.3 confirme cette assertion. En effet, les partenaires
s’autorisent à échanger tout type de données statistiques collectées sur
la chaîne logistique maritime des services opérés en termes d’offre et de
demande, de productivité ou de prévisions, que ce soit au niveau maritime,
terrestre (intermodal) et portuaire. Cela inclut les données sur les coûts
d’achat (fournisseurs de bunkers, fournisseurs de services portuaires), les
consommations des navires, et les frais portuaires, y compris les parts de
marché (market share information). Cela signifie in fine que les partenaires
institutionalisent une veille concurrentielle commune où chaque
concurrent connaît les performances et les charges réciproques sur les
trades desservis. On peut s’interroger sur la conformité de cette clause au
regard du droit de la concurrence européen.
Par ailleurs, le contenu de l’article 14, dénommée « divers » (?), qui peut
apparaître anodin, est particulièrement intéressant car il dispose que chaque
partie préserve son identité de manière séparée des autres, assume ses
propres ventes, sa tarification, son marketing, émet ses propres B/L, gère
ses litiges avec ses clients, demeure pleinement et seulement responsable
pour toutes les dépenses, obligations et responsabilités inhérentes à
l’application du VSA. A fortiori, le contrat « is not intended to create, and shall
not be construed as creating, a partnership or joint liability under the law of any
jurisdiction ». L’indépendance est réaffirmée en précisant que les partenaires
ne sont pas les agents de chacun d’entre eux. Ce sont les dispositions que
nous pourrions qualifier de « bouclier de protection ». Or, si nous avions
choisi de commenter les VSA des deux autres alliances, 2M et THE Alliance,
nous aurions identifié les mêmes dispositions tendancieuses avec les
mêmes prérogatives « généreuses » accordées aux partenaires. Cependant,
les accords conclus ne peuvent, selon les signataires, s’interpréter comme
créant un partenariat ou une responsabilité conjointe (Corruble, 2018b).
Toutefois, à la lumière des quelques dispositions que nous avons
commentées, on peut légitimement se poser la question de savoir si les
coopérations que formalisent les contrats ne sont pas de facto des fusions
Les contrats d’alliances maritimes 169

déguisées. Dans la fameuse affaire du « P3 Network » entre Maersk, la


CMA-CGM et MSC en 2013, l’autorité de concurrence chinoise, l’Anti-
Monopoly Bureau of Ministry of Commerce, n’a pas considéré le projet
d’alliance comme un accord de coopération mais comme une véritable
fusion entre les armateurs européens, en particulier à cause du centre de
coordination des opérations. L’Anti-Monopoly Bureau of Ministry of
Commerce a également fait abstraction de la commercialisation et de la
fixation des taux de fret de manière individuelle par chaque partenaire tout
autant que leur société respective continuait d’exister (Fedi et Tourneur,
2015). Au-delà du caractère protectionniste d’une telle décision, c’était un
signal fort à l’attention des armateurs. A-t-il été pour autant compris ? Oui
et non, dirait un Normand.

Quelle réalité en œuvre ?


Alors qu’il était difficile d’anticiper comment évoluerait le marché
des liners sur le segment conteneurisé, El Khayat (1992) a parfaitement
résumé ce qu’il deviendrait : « Les oligopoles en guerre arrivent tôt ou
tard à s’entendre ». En effet, les ententes entre concurrents directs du
marché conteneurisé ont dépassé tout ce que l’on pouvait imaginer.
Malgré les turbulences du secteur au cours des dernières années (fusions,
acquisitions, faillite de Hanjin Shipping), les dix compagnies maritimes
leaders se partagent fin 2020 la plus grosse « part du gâteau » grâce à leurs
alliances. Telle une peau de chagrin, le marché des liners s’est fortement
concentré entre les mains de ces « alliées » qui ne cessent de grandir. Leur
domination est particulièrement marquée sur les trades Asie/Europe et
Asie/Méditerranée (International Transport Forum, 2018). Les alliances
constitueraient à cet égard une barrière à l’entrée sur la plupart des trafics
Est/Ouest où il est extrêmement difficile pour un armateur indépendant
de se positionner sans investissements significatifs. Actuellement, la
problématique juridique des alliances repose sur le constat suivant :
l’imbrication entre les partenaires a atteint un tel degré d’intégration, ou
« d’intimité » (Corruble, 2018a), que la notion « même » d’alliance est
sujette à caution. Elle est d’autant plus contestable qu’elle n’est pas définie
par le droit de la concurrence européen, pas plus à notre connaissance,
que dans d’autres droits nationaux. Toutefois, si cette notion n’est pas
une « boîte noire », son absence de définition profite aux partenaires qui
incorporent dans leurs contrats pléthore de dispositions à leurs avantages
quasi exclusifs. Certes, si cette liberté contractuelle est légale, elle n’en
reste pas moins, sous couvert d’un régime ad hoc, dérogatoire aux règles
anti-trust dans de nombreux pays, à l’instar de l’Europe et des États-Unis
notamment.
170 Laurent FEDI

À la lumière des échanges d’information systémique que se


partagent les membres des alliances, que ce soit au niveau opérationnel
ou commercial, de la connaissance et maîtrise des coûts sur toutes les
composantes horizontales et verticales de la chaîne logistique opérée, de la
négociation en commun de contrats, des centres de coordination partagés,
etc., comment ne pas attribuer une personnalité juridique et l’affectio
societatis à ces alliances intégrées ? Nous ne pouvons plus les considérer
comme de simples accords techniques tant leur intégration opérationnelle,
économique et juridique sont fortes. A fortiori, les VSA permettent aux
membres d’agir au nom de l’alliance en tant que groupe (Corruble, 2018b).
Si la jurisprudence française n’a pas encore eu à trancher cette question
au fond, les trois alliances Ocean Alliance, 2M et THE Alliance sont des
fusions qui n’en portent pas le nom. Dès le début des années 1990, en
visionnaire, El Khayat (1992) affirmait : « La différence entre un accord de
coopération (entente) et un accord de coordination n’est pas très grande,
étant donné qu’en dernière analyse les objectifs sont la rationalisation des
services, la réalisation d’économies de coûts et une entente au niveau de la
fixation des taux de fret du système porte-à-porte (de manière officielle ou
non) ». En 2021, on mesure toute la pertinence d’une telle analyse car si
certaines législations sont devenues plus strictes à l’encontre des ententes
tarifaires, dont la législation européenne, américaine ou australienne,
de nombreuses autres continuent à les tolérer avec bienveillance. Qui
peut affirmer avec certitude qu’au départ de ces zones, les armateurs ne
s’entendent pas sur les taux de fret à destination des ports européens ?
Accordons le bénéfice du doute aux intéressés.
In fine, un élément particulièrement important semble avoir été négligé
dans l’analyse des alliances jusqu’à présent. Les contrats que nous avons
identifiés reconnaissent à leurs membres un champ de liberté très étendu,
à l’exception notable de la sacro-sainte entente sur les taux de fret pour
l’Europe. Or, considérant le domaine d’action des membres des alliances,
est-ce que l’interdiction d’entente sur ce seul maillon de la prestation
maritime est-il encore si déterminant ? La rentabilité d’une expédition prise
en charge par une compagnie de transport ne dépend plus du seul taux de
fret maritime et de ses accessoires (BAF, CAF, etc.), qui sont au demeurant
de plus en plus incorporés dans le fret de base. C’est sur l’ensemble des
prestations complémentaires que l’armateur, au-delà du seul transport
maritime, fait reposer la rentabilité de l’opération. À l’exception des taux
de fret, dans les pays où c’est interdit, les membres peuvent décider en
commun de toutes les actions qui vont permettre de réaliser des économies
d’échelle à la vente ou à l’achat de services, d’optimiser la logistique des
équipements, de maximiser leur taux de remplissage, de fixer des coûts
de production et des seuils de rentabilité très précis sur quasiment tous
les aspects opérationnels de leurs prestations de service. Sans compter
Les contrats d’alliances maritimes 171

que par leurs filiales, ou participations dans des sociétés de transport ou


de manutention, ils contrôlent indirectement le coût d’autres prestations
essentielles.
Ainsi, les grands armateurs ont pris des parts dans le capital d’opérateurs
de manutention et ont investi dans des terminaux portuaires. Leurs parts
de marché dans ce secteur sont passées de 18 % en 2001 à 38 % en 2017.
En 2018, 2M et Ocean Alliance détenaient 90 terminaux avec une capacité
totale de 50 millions d’EVP (International Transport Forum, 2018). Les
VSA des trois alliances actuelles permettent aux membres de choisir
les terminaux de leur choix et d’y affecter les volumes qu’ils souhaitent.
Bien évidemment, les terminaux qu’ils possèdent sont priorisés. Par leur
effet de taille, c’est bien le pouvoir de négociation des alliances qui leur
permet d’obtenir des conditions tarifaires avantageuses. Dès lors, est-ce
que la seule interdiction d’entente sur les taux de fret a encore du sens
en Europe sachant, a fortiori, que dans d’autres régions du monde sur
lesquelles les opérateurs mondiaux sont positionnés (exemples : Australie,
Canada, Corée du Sud, Japon, Singapour, États-Unis), ce n’est pas interdit
(International Transport Forum, 2018 ; Fedi, 2019) ? Enfin, au regard du
Règlement CE 906/2009, une alliance reste conforme si ses membres ne
fixent pas en commun les taux de fret, ne se répartissent pas des marchés
ou des clients, ne limitent pas des capacités ou des clients et respectent les
30 % de seuil de marché 5. En compensation, les clients chargeurs doivent
bénéficier de contreparties (meilleurs services, meilleurs équipements,
etc.). Toutefois, les armateurs sont autorisés à ajuster leurs capacités
en réponse aux fluctuations de l’offre et de la demande, cette tolérance
permettant indirectement de limiter des capacités. Or, si l’offre se réduit,
les taux de fret ont mécaniquement tendance à augmenter, et les chargeurs
peuvent confirmer cette situation qu’ils ont rencontrée à maintes reprises.
La révision en profondeur du cadre juridique européen se posera
tôt ou tard. Si la Commission européenne a prolongé de quatre années
l’exemption de groupe, au lieu des cinq précédentes, c’est certainement
pour accorder un peu de temps à une industrie stratégique pour l’Union
européenne dont 80 % des échanges se font par la voie maritime, mais
c’est aussi pour dire aux chargeurs que le régime d’exception sera réévalué
plus rapidement que par le passé. On ne peut croire que la Commission
soit « sourde » aux critiques des chargeurs et des fournisseurs des
alliances (International Transport Forum, 2018). Il est certain que les
autres régulateurs, dont la Federal Maritime Commission aux États-Unis,

5  
Règlement (CE) n° 906/2009 de la Commission du 28 septembre 2009 concernant
l’application de l’article 81, paragraphe 3, du traité à certaines catégories d’accords, de
décisions et de pratiques concertées entre compagnies maritimes de ligne (« consortiums »)
(Journal officiel de l’Union européenne L. 256 du 29 septembre 2009).
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se pencheront immanquablement sur ce sujet épineux. Cependant, la


Commission européenne n’interviendra pas en première ligne comme elle
le fit pour la suppression des ententes sur les taux de fret (Fedi, 2019).

Conclusion

Dans le présent chapitre, nous avons apporté un modeste éclairage


sur la nature, la typologie et les dispositions de contrats d’alliance qui
méritent davantage d’approfondissements par la doctrine juridique,
mais aussi économique. Il semble clair que ces contrats contiennent des
dispositions qui sont in fine « borderline » au regard de leur finalité mais
qui, jusqu’à ce jour, continuent de rendre plus fort ses membres et de
renforcer un oligopole toujours plus concentré autour de quelques
géants industriels. La meilleure régulation du pouvoir de ces partenariats
que Mustapha El Khayat a appelé de ses vœux il y a déjà longtemps, se
pose toujours avec autant d’acuité. Par leur absence d’harmonisation, les
différents cadres juridiques actuellement en vigueur offrent un « terrain de
jeu » sans limites, ou presque, aux membres des alliances dont les clients
chargeurs et les fournisseurs ne perçoivent pas ou peu les avantages à
leur profit, malgré l’avis de la Commission européenne notamment. Les
fortes critiques adressées à ces structures (International Transport Forum,
2018), ainsi que le plaidoyer pour un rapport de forces plus équilibré entre
armateurs et chargeurs (Brooks et al., 2019), doivent faire réfléchir les
partenaires des alliances, mais surtout les autorités de concurrence et, plus
largement, les régulateurs, pour apporter une réponse commune dans ce
secteur hyperconcurrentiel. La tâche n’est pas aisée au regard des intérêts
économiques et (géo)stratégiques en jeu (Fedi et Tourneur, 2015).
Un cadre juridique international s’impose à présent selon nous. Il fut
adopté autrefois avec le Code sur les conférences maritimes. Pourquoi
n’en serait-il pas de même pour les alliances stratégiques ? La Commission
des Nations Unies pour le Droit du Commerce International pourrait se
saisir d’une telle question et redorer son blason face à l’échec des Règles
de Rotterdam. De manière complémentaire, l’International Competition
Network, qui regroupe un grand nombre d’autorités de concurrence
à travers la planète, est déjà en mesure d’harmoniser les pratiques dans
l’analyse des contrats d’alliance et d’en dénouer les dispositions qui sont
contestables au regard des bonnes pratiques concurrentielles. Un rééquilibre
des rapports de force entre chargeurs, fournisseurs et transporteurs
maritimes est possible. Cependant, l’évolution du cadre normatif est un
préalable indispensable pour donner naissance à un nouveau paradigme
de la ligne maritime régulière où la domination du pouvoir des alliances
sera mieux contrebalancée et limitée dans ses effets. En attendant,
Les contrats d’alliances maritimes 173

à l’instar de nombreux ports maritimes qui s’allient ou fusionnent (Fedi,


2019), les chargeurs devraient penser à développer des partenariats qui
leur permettraient de négocier dans des conditions plus favorables leur
contrat de transport, et ainsi mieux défendre leurs intérêts de manière
collective (Fedi, 2013). Il en va de même pour les fournisseurs de services
aux alliances qui pourraient se regrouper à l’échelle d’une façade maritime
ou d’un territoire, ce qui serait le premier acte fondateur de relations plus
équilibrées. In medio stat virtus.

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