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Présentation : L’art de Malabou

Hannes Opelz

MLN, Volume 137, Number 4, September 2022 (French Issue), pp.


627-636 (Article)

Published by Johns Hopkins University Press


DOI: https://doi.org/10.1353/mln.2022.0047

For additional information about this article


https://muse.jhu.edu/article/874477

[ Access provided at 12 Jan 2023 10:16 GMT from Trinity College Dublin ]
Présentation :
L’art de Malabou

Hannes Opelz

À la mémoire de Jean-Luc Nancy

« Je n’ai il est vrai aucune “théorie” de l’art », reconnaît Catherine


Malabou dans le texte qui ouvre ce numéro consacré à son travail.
S’agit-il de fausse modestie, qu’un examen approfondi de son œuvre
saurait confirmer ? Ou d’une vérité gênante qu’il a fallu lui extirper à
coups de questions ? Ou encore d’une certaine indifférence devant
l’art ou l’esthétique ? Rien de tel, tant s’en faut. Rien, en effet, de plus
franc, de plus libre, de plus attentif dans la manière dont Malabou
s’explique ici sur ce point.

Une pensée de l’art ?


Au cœur de cette explication grouille, entre Rancière et Lyotard, la
question de la forme. Ou mieux, le refus d’accabler l’art d’une ques-
tion que la philosophie a conduite à l’impasse (celle, en l’occurrence,
de la représentation). Car, dit Malabou, il ne revient pas à l’art de
répondre, à la place de la philosophie, aux apories qu’elle a exhibées.
Tout au plus, l’art et la philosophie se rapportent l’un à l’autre selon
un « miroitement réciproque », observe-t-elle, une façon de se regarder
à distance, voire de se prêter assistance, et s’ils leur arrivent de traiter
d’un même problème, ils leur incombent de ne pas chercher à « colo-
niser les moyens, les méthodes, les espaces et les langues de l’autre ».
Aux questions : Malabou a-t-elle une pensée de l’art, de l’art comme
tel ? En a-t-elle un concept ? L’art fait-il question dans son travail ? Son

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œuvre renferme-t-elle une esthétique ?, l’« art » de Malabou répond


non pas simplement par la négative mais par une précaution, une
mise en garde contre tout ce que ces questions supposent, une mise
en perspective de ce qu’elles ont d’emblée de problématique.
Si pour sa part (et une part seulement) Jean-Luc Nancy s’accorde ici
avec Malabou dans ce qui se lit comme un testament philosophique,
étonnamment sombre d’ailleurs (« Il n’y a peut-être à présent ni phi-
losophie ni art – ou bien il ne reste qu’un voisinage stérile entre le
concept vain et la forme où rien ne vient paraître »), c’est en réécha-
faudant la problématique de départ pour concevoir l’art comme une
« notion tardive », héritée de la philosophie et en ce sens inséparable
d’elle. « Comme son dehors » ou « son autre », précise-t-il, c’est-à-dire
« ce que la philosophie ne peut que laisser de côté » : « la matière, le
corps, la chair, le sensible en un sens qu’aucune catégorie ni sensori-
elle ni affective ni intellectuelle ne peut saisir ». Ou comme il le dit
encore autrement : « la présence (en un sens diamétralement opposé
à celui qu’avait consacré l’expression “métaphysique de la présence”
pour laquelle la présence n’était pas un paraître mais un être-posé) ».
Or l’on devine aisément, dans son principe du moins, la réplique de
Malabou : si le discours philosophique ne peut en effet en lui-même
saisir le (dehors) sensible, s’il n’est pas en mesure de subsumer la
« défaite » (Malabou) ou le « débordement » (Nancy) de la présence
(en admettant qu’il se doive de le faire), il peut en revanche, à l’aide
notamment de la biologie (dont trop souvent encore, comme y insiste
à bon droit Malabou, la philosophie dite « continentale » ne tient
aucun compte), le rendre à lui-même, à ce que Nancy appelle juste-
ment « l’effectivité concrète, sensible, physique et physiologique ».
Autrement dit, ce n’est pas dans ou par l’art que le dehors aujourd’hui
se matérialise et trouve sa forme effective, c’est, comme le montre un
texte peu connu de Malabou sur la littérature et la neurobiologie (ce
qu’elle nomme, par économie, la « neuro-littérature ») dont je me
hasarde ici à faire le commentaire, dans et par le cerveau. Nancy, il
est vrai, s’en approche furtivement lorsqu’il cite Artaud à propos du
cerveau de Van Gogh, mais c’est encore et toujours pour reconduire
la question philosophique de l’art, c’est-à-dire, pour lui, celle du paraître.
Or rien ne paraît du cerveau à lui-même : comme l’art de Nancy, il
« n’a pas de sujet ni n’est son propre sujet », mais cette absence ou
non-existence de sujet n’est nullement de l’ordre d’un paraître ; elle
relève, comme l’explique Malabou (« What is Neuro-literature ? »
83-85), d’une « transparence » (ou dans le cas du cerveau lésé ou
traumatisé, d’une indifférence) qui d’entrée de jeu annule ou neu-
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tralise tout paraître, celui-ci échapperait-il, pour reprendre les mots


de Nancy, à « la vision du theorein ». C’est pourquoi lorsque Malabou
se risque (et c’est assez rare) à parler de l’art en soi – en l’occurrence
de « la notion même de littérature » (79 ; c’est moi qui traduis) – ce
n’est pas pour en faire le tenant-lieu d’un dehors qui se déroberait
au concept, pour lui faire dire ce que la philosophie est impuissante
à dire, mais pour le libérer de son ancrage esthétique, le déplacer, le
modifier, le relever en un nouveau matérialisme.

Un art de penser ?
Ce n’est donc pas en théorisant l’art que s’élabore ou s’élargit la
pensée de Malabou. Force est cependant de constater qu’une part
essentielle – pour ne pas dire l’essentiel – de la conceptualité mal-
abouienne est pénétrée des plus anciennes, des plus durables notions
de l’art. À commencer, bien entendu, par la plasticité. Laquelle, on
le sait bien ou mieux depuis Malabou, est passée dans la philosophie
par Hegel – par Hegel lu par Malabou, faut-il l’ajouter, et donc grâce
aussi (et surtout) à elle1, ouvrant au passage l’avenir au sujet qu’on
croyait irrémédiablement fermé ou déconstruit. Mais tout autant
considérable, quoique sans doute moins notoire, est le rôle que joue
dans la pensée de Malabou la notion du fantastique2, importée, dit-
elle, dans le discours philosophique par Levinas mais ne recevant là
encore de traitement systématique qu’avec Malabou, notamment dans
son livre sur Heidegger (dont on connaît le sous-titre) qui instruit
l’affaire de l’être à nouveaux frais. Enfin, plus récemment, on décou-
vre Malabou manier le concept de mimèsis, en passant cette fois par
Platon et Kant3. À la différence toutefois des deux premiers (plasticité,
fantastique), il ne s’agit pas, concernant ce dernier concept, de le faire
entrer en philosophie (il y est déjà depuis sa naissance) mais, comme
c’était le cas avec (la relève neurobiologique de) la littérature, de le
transformer, le délocaliser, l’effectuer matériellement au contact d’un
champ scientifique, à savoir : la biologie moléculaire. Plus exactement,
au contact de l’épigénétique lorsque celle-ci est à son tour introduite
dans le champ de l’intelligence artificielle. D’où son concept de
« mimèsis épigénétique » pour décrire le fonctionnement des puces
neuro-synaptiques. Mais qu’il s’agisse de plasticité, de fantastique ou
de mimèsis, il est à chaque fois question de faire migrer des notions

1
Voir L’Avenir de Hegel.
2
Voir « Pierre aime les horranges », Le Change Heidegger et La Plasticité au soir de l’écriture.
3
Voir « Epigenetic Mimesis » et ici même « L’avenir de la mimèsis ».
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esthétiques (ou scientifiques) hors de leur patrie d’origine et de les


faire agir dans d’autres domaines. L’« art » de Malabou, c’est peut-
être avant tout l’art de faire voyager des concepts.
On pourrait encore multiplier ici les exemples de cette manière
qu’a Malabou d’approvisionner son discours en notions esthétiques
pour traiter des grandes questions qui la préoccupent (la subjectivité,
l’ontologie, l’intelligence, pour ne s’en tenir qu’aux domaines qu’on
vient d’évoquer). Je n’en fournirai qu’un seul de plus : les termes
mobilisés pour traiter de cet autre grand thème de son travail, déjà
mentionné : le cerveau. En voici quelques exemples, pris presque au
hasard dans Que faire de notre cerveau ? : « Le cerveau est une œuvre et
nous […] en sommes les sujets – auteurs et produits à la fois » (7) ;
« il y a en quelque sorte un art plastique du cerveau » (43) ; « il existe
en effet une sorte de créativité neuronale » (48) ; « l’art plastique du
cerveau donne naissance à une statue susceptible de se réparer elle-
même » (81) ; « il y a dans la structure cérébrale comme une activité
poétique ou une fonction de récit sans mots » (124). Elle parlera en outre
du « génie » de la plasticité et de son « pouvoir de styler » (30), de ses
« fonctions d’artiste » et de son « rôle de sculptrice » (54), ou encore
de sa « force poïétique et esthétique » (82). Dans Ontologie de l’accident,
on peut lire aussi ceci à propos de lésions cérébrales : « Personne ne
pense spontanément à un art plastique de la destruction. Pourtant,
celle-ci aussi configure. . . . La destruction a ses ciseaux de sculpteur »
(11). La philosophe évoque également, dans le même texte, « l’œuvre
de la plasticité destructrice, qui sculpte par anéantissement » (53).
De même dans Les Nouveaux Blessés: « ma grand-mère, du moins cette
nouvelle version d’elle, était l’œuvre de la maladie [d’Alzheimer],
sa réalisation, sa sculpture propre » (2). Et plus loin : « La plasticité
lésionnelle révèle . . . son étrange pouvoir sculptural, qui forme par
anéantissement de la forme » (87). Bref, on l’a compris, l’art dicte à
la pensée de Malabou son vocabulaire.
Ainsi, s’il est vrai que Malabou ne théorise pas l’art, en contrepar-
tie l’art théorise en quelque sorte sa pensée en lui transmettant ses
catégories les plus traditionnelles (plasticité, fantastique, mimèsis,
œuvre, récit, sculpture, auteur, génie, artiste, sculpteur, créativité,
activité poétique, style, etc.). Et il faudra bien un jour dire aussi un
mot de la forme même des écrits de Malabou, de la manière dont
certains d’entre eux, sinon tous, sont conçus ou composés : tel livre
peut se décrire comme une (auto)biographie épistolaire, distribué en
« trois voies » qui s’entrecroisent et enchâssant lettres, récits de voy-
age, photographies, commentaires de texte, réflexions philosophiques,
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etc. (La Contre-allée 38) ; tel autre comme un « portrait » où l’auteure


« raconte », dit-elle, « ma propre vie intellectuelle » (La Plasticité au
soir 11, 13) ; tel autre encore comme une « invention » d’un « verbe-
appareil », d’un « vaste dispositif à former des images » (Le Change Heidegger
10, 13, 127), lequel s’interrompt d’un bout à l’autre du texte pour
s’adresser, à la façon d’un roman, directement au lecteur, à « vous »,
à « nous », tantôt en italiques comme pour marquer un aparté, une
intimité narrative, tantôt sur un mode dialogique, quasi dramatique,
d’un questions-réponses.
Malabou dit ici humblement être « incapable de faire quoi que ce
soit de ses mains », qu’elle est « dénuée de tout talent, de toute habilité
plastique ». Et pourtant, cela saute aux yeux, sous la rigueur du logos
philosophique et de ses propositions, toute une chirurgie – plastique,
si j’ose dire – travaille son discours, le façonne et le configure en
empruntant à l’art ses formes et ses notions. La philosophie devient
alors une opération d’échanges et de changements, implantant dans
son discours les germes de sa propre plasticité ; comme elle le dit de
Heidegger, la philosophie est « mise en chemin vers sa métamorphose »
(Le Change Heidegger 345).
Aux questions : Malabou a-t-elle un art de penser ? Une manière
de concevoir ou de composer ? Son atelier conceptuel et les formes
qui s’y construisent sont-ils tributaires d’un art particulier ou de l’art
en général ? Décèle-t-on dans sa pensée un héritage esthétique ?,
l’« art » de Malabou ne répond pas seulement par l’affirmative mais
il offre en prime une nouvelle façon de faire de la philosophie en la
faisant coïncider avec sa condition, son destin métamorphiques. De
la pensée de Malabou, il faudrait donc dire, si je puis me permettre
cette image un peu facile : l’art est dans ses gènes. Cela ne signifie pas
pour autant, loin de là, que l’art détermine la pensée malabouienne.
Il convient plutôt d’imaginer ce rapport à l’art en termes épigéné-
tiques : ce n’est pas à l’art que la pensée de Malabou doit toute sa
singularité mais à l’interaction entre ce qu’elle hérite de celui-ci et
l’environnement dans lequel elle s’est déployée et se déploie encore
(la déconstruction, la psychanalyse, le capitalisme, le féminisme,
les neurosciences, la biologie moléculaire, l’intelligence artificielle,
etc.). En un mot, l’art s’y exprime – au sens génétique du terme, et
comme dans toute expression génétique, la transcription du code (en
l’occurrence esthétique) compose avec son milieu.
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Une pensée pour l’art ?


Si Malabou puise dans l’art de quoi faire des concepts philosophiques
(plasticité, fantastique), ou inversement, si elle tire de la science
(neurobiologie, biologie moléculaire) de quoi métamorphoser des
concepts esthétiques (neuro-littérature, mimèsis épigénétique), une
question dès lors se lève à l’horizon de ce commerce conceptuel : y
a-t-il dans la pensée malabouienne – de la plasticité à l’épigénétique,
du cerveau au clitoris, de la métamorphose à l’anarchisme – de quoi
théoriser l’art là où elle s’est refusée, pour les raisons que l’on sait
désormais, à le faire ? De quoi lire, interpréter, critiquer ou même,
pourquoi pas, pratiquer l’art et ses formes ? Autrement dit, de quoi
retourner, malgré sa réticence, au pays natal de ses concepts ?
À ces questions, comme on pouvait sans doute s’y attendre, ce
numéro répond par un oui catégorique. Faisons l’inventaire, en pri-
ant les auteurs des textes qu’on va lire par la suite d’en pardonner
les simplifications excessives.
Littérature. En l’espèce, celle de Maurice Blanchot. Une lecture atten-
tive à la plasticité (explosive) à l’œuvre dans ses écrits, comme je m’y
essaie ici, atteste en effet d’une écriture « qui n’a jamais cessé de se
transformer et de faire de la transformation son mouvement même »,
d’une pratique et d’une pensée de la littérature qui font d’elle « une
lésion du sens », l’exposant à « son devenir d’éclat ». Autre exemple
littéraire : l’œuvre narrative de Georges Bataille. Comme le met à
vif Benjamin Dalton, une analyse plastique d’Histoire de l’œil permet
de revenir sur les enjeux de l’« informe » bataillien à l’aune de la
plasticité destructrice développée par Malabou tout en soumettant
celle-ci aux « plastic forces of literature ».
Peinture. Picasso et Giotto en fournissent ici des modèles éloquents.
Comme le montre Michael Cronin, Les Demoiselles d’Avignon engage
« un art plastique de la destruction » en tant que mise en forme de
la fuite au seuil de la révolution cubiste, tandis que Le Rêve de Joachim
renferme une « métamorphose de l’intelligence » comme « révolte
de l’automaticité contre elle-même » à l’orée de la Renaissance. Autre
témoin pictural : Le Cercle de la rue Royale de James Tissot. À partir de
propos tenus par Malabou sur celui-ci, Robert Kilroy entreprend quant
à lui de localiser « the precise place of art in Malabou’s philosophy »,
ouvrant par là une perspective inattendue (« infra-disciplinary », pour
reprendre le néologisme de Kilroy) sur le débat entre la philosophe
et Slavoj Žižek autour de la pulsion de mort. Perspective – ou mieux,
parallaxe – herméneutique par laquelle se détermine « a symptomatic
conception of plasticity », à laquelle s’articule par une sorte de torsion
théorique « a plastic conception of the symptom », pour, à terme, jeter les
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bases d’une (neuro-)psychanalyse et d’une histoire de l’art réactuali-


sées à l’ère des algorithmes.
Sculpture. Songeons, par exemple, à Άδάμας et Formless de Sophia
Wallace. Comme le relève ici Carolyn Shread, on peut tenir ces œuvres
pour l’équivalent sculptural du travail de Malabou sur l’effacement
du clitoris dans l’histoire (philosophique, psychanalytique, médicale)
occidentale. Si la première, dense et imposante de par son nom et sa
matière, est vraisemblablement la première sculpture du clitoris con-
forme à l’anatomie exacte de l’organe, rendant ainsi visible l’invisible,
la seconde, aérienne et évidée, accuse l’invisibilité de l’organe en
rendant visible son effacement même. À « Malabou’s art of thinking
the unthought clitoris » correspondrait ainsi l’art de Wallace façon-
nant le clitoris effacé.
Cinéma. Prenons M le maudit de Fritz Lang et The Fog de John
Carpenter tels que les commente ici Peter Szendy. Retraçant une
histoire passionnante de la rumeur tout en dialoguant avec la pensée
de l’anarchisme proposée récemment par Malabou dans Au voleur !,
Szendy formule l’hypothèse suivante : dans le cas de Lang comme
dans celui de Carpenter, la rumeur se révèle comme ce qui partage et
déborde à la fois le médium filmique lui-même, « ouvr[ant] la médi-
alité des médias, dit-il, à leur anarchie constitutive ». Autre exemple
parlant d’un objet filmique qui profite d’une analyse nourrie de la
pensée de Malabou : Corporate, de Nicolas Silhol. Après avoir briève-
ment cerné la place qu’occupe dans l’œuvre de Malabou le cinéma
– en l’occurrence le concept de « cinéplastique » (autre notion, elle
aussi exportée de l’art, qu’on peut ranger dans l’arsenal esthétique de
la conceptualité malabouienne) –, Anne Mulhall s’attèle à montrer,
en prenant ledit film de Silhol pour modèle, que le cinéma est « a
fitting aesthetic form through which to explore the relationship of
Malabou’s philosophy to the crisis of plasticity and flexibility in the
French workplace ». Dégageant les concepts malabouiens de tem-
poralité, l’analyse de Mulhall montre en quoi ceux-ci forment une
herméneutique capable de rendre compte de la forme meurtrière
du capitalisme ultralibéral dont les exigences dans le lieu du travail
peuvent conduire les employés d’entreprise au suicide.
Vidéo. Une œuvre de Kader Attia intitulée Reflecting Memory servira
d’exemple. Montrant « des amputés qui tentent de soigner leur
douleur fantôme par la technique du miroir », elle incite en effet
Malabou à réfléchir ici sur les rapports entre art et théorie, lesquels,
écrit-elle, « voisinent . . . au sein d’une problématique du miroite-
ment qui participe tout autant de la mise en scène plastique que de
la réflexion spéculative ». Réflexion (aux deux sens du terme) qui la
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conduit à façonner à son tour cette belle image (spéculative, j’allais


dire) : « Peut-être que l’art et la philosophie sont les membres fantômes
l’un de l’autre, qui ont partagé le même corps il y a très longtemps,
puis qui se sont séparés tout en se regardant en miroir. »
Traduction. Il suffit, pour s’en convaincre, de suivre le parcours de
Carolyn Shread, traductrice de Malabou aux États-Unis. Comme elle
le rapporte ici, c’est au contact des livres de la philosophe qu’elle
s’est mise à pratiquer « a new art of translation », tout en élaborant
« an emerging theory of translation plasticity » dont l’objet a été
d’ébranler « certain longstanding assumptions in translation studies ».
Plus précisément, elle soutient, à partir d’une lecture et de sa propre
traduction du Plaisir effacé de Malabou, que « the work of translation
results in a somatic shaping », lequel, dit-elle, nous invitant à mener
une « investigation of the erotic and affective impact of translating »,
déblaie ce qu’elle nomme « the clitoridian path of translation ».

Penser un art à venir ?


On le voit, quelle que soit la façon dont on le décline, l’« art »
de Malabou sollicite la théorisation, l’interprétation, la critique et
même la pratique de l’art et de ses formes. Mais là n’est peut-être
pas l’essentiel. Dans la mesure du moins où l’essentiel de son « art »
vient pour ainsi dire toujours du dehors, ou plus exactement, de ce
qui interagit avec lui et s’y matérialise. Aussi l’essentiel de l’art (de
Malabou) n’est-il pas dans l’art lui-même mais prend forme au bord de
sa zone d’activité, de son discours, ce bord qui forme son milieu. (Mi)
lieu de métamorphoses, de translations, où s’ouvre à tout moment
un avenir qui n’est ni visible ni invisible.
Or, que se passe-t-il aujourd’hui au bord de l’art ? Que voit-on y
venir ? On en a beaucoup parlé, on en parle encore quotidiennement,
mais peut-être n’en a-t-on pas encore mesuré la portée, non seulement
générale, mais singulièrement pour l’art : je songe, bien entendu, à
l’intelligence artificielle et aux NFT, abordés ici en fin de numéro
dans un entretien avec la philosophe. Développements techniques
qui, si l’on en croit Benjamin, ne manqueront pas, comme ce fut le
cas à chaque fois que la reproductibilité (et donc aussi la mimèsis)
était en jeu, d’introduire – s’ils n’introduisent pas déjà – de grands
bouleversements. Pour en donner une idée, et tenter de m’en tenir à
mon tour au bord du discours de Malabou, il est utile de faire entrer
ces avancées technologiques en relation avec deux motifs majeurs
de sa pensée (l’un très ancien, l’autre très récent) : la subjectivité et
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l’anarchisme. Devant cet échange entre ces deux thèmes malabouiens


et leur nouveau milieu (technique), viennent s’assembler au moins
deux séries de questions :
1. Que devient le sujet de l’art à l’âge de l’intelligence artificielle ? Les
processeurs neuromorphes et les algorithmes d’apprentissage profond
promettent-ils d’en finir avec la question du sujet ou la relancent-ils dans
une direction toute nouvelle ? Qu’arrive-t-il au sujet, à sa question, à sa
fonction, à l’heure de la mimèsis artificielle ? Un sujet purement technique
est-il possible ? Faut-il alors transformer nos concepts (de sujet, de mimèsis),
voire les délaisser ?

2. Que fait l’art à l’ère des NFT ? La blockchain va-t-elle le libérer de son
marché, des structures (privées, publiques) qui en déterminent, en cen-
tralisent et en modifient (quelles qu’en soient par ailleurs les bonnes inten-
tions) l’accès, la réception, l’exposition, l’administration, le financement,
etc., mais aussi, on s’en doute bien, l’expérience, le désir, le savoir, le sens,
les valeurs, les moyens, les fins, etc. ? Le Web3 sera-t-il à la hauteur d’une
transparence radicale (tout en étant, mais c’est une autre affaire, écologique-
ment durable) capable de décentraliser l’art4, voire de l’anarchiser ? Ou
est-il en passe d’être récupéré par l’anarcho-capitalisme ?

Sans doute est-il encore trop tôt pour hasarder des réponses à ces
questions, à supposer même qu’on puisse les poser avec ce degré de
simplicité ou qu’elles soient tout uniment les bonnes. Pour l’heure,
je les laisserai donc en suspens, du côté de la « surprise » du « voir
venir » (L’Avenir de Hegel 28, 245, 251), en ayant néanmoins recours
à ce vieil artifice qui consiste à laisser une œuvre prendre le relais
de la parole. Non pas pour résoudre une aporie qui échapperait au
discours, mais pour lui ouvrir une voie peut-être, en lui renvoyant une
image de son milieu. Car, en effet, l’art de malabou c’est aussi, enfin,
une œuvre, reproduite ici en première de couverture. Créée à l’aide
d’intelligence artificielle5 et battue en NFT, elle vogue désormais en
haute mer numérique, errant vers l’oubli de son origine humaine et
dans l’attente d’une anarchie à venir.
Trinity College Dublin

4
Dans l’esprit par exemple de ce qui se fait aujourd’hui, dans le domaine économique,
du côté du mouvement GreenPill. Des projets de décentralisation se répandent aussi
dans le domaine de l’art (notamment numérique) ; voir, entre autres, Furtherfield,
The Sphere ou Orpheus DAO.
5
Plus précisément, en utilisant un logiciel « texte-à-image » NightCafé Studio, avec
comme saisie de texte le sous-titre du présent numéro de revue. Les algorithmes exécutés
par NightCafé Studio sont les suivants : Neural Style Transfer, VQGAN+CLIP, CLIP-
Guided Diffusion, Real-ESRGAN et, plus récemment, Stable Diffusion. Voir aussi, entre
autres logiciels, DALL.E 2 de OpenAI, Imagen de Google et DreamStudio de Stability IA.
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BIBLIOGRAPHIE
b4_2m0rr0w. l’art de malabou. 2022. Actuellement sur la plateforme OpenSea :
https://opensea.io/assets/ethereum/0x495f947276749ce646f68ac8c248420045c
b7b5e/70292268902094983736296756053261480479717921402310424931985421
726146864611329/.
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