Entreprises
Certes, l’intégration du Maroc dans l’économie mondiale et l’entrée en vigueur des différents
accords commerciaux au courant des dernières années ont ouvert aux entreprises des
opportunités majeures pour explorer de nouveaux marchés. Cependant, les exigences que
portent ces accords posent des défis majeurs aussi bien pour le pays que pour ces entreprises.
Dès lors, la compétitivité, l’innovation, la qualité des produits, les exigences
environnementales et les droits des travailleurs sont les nouvelles logiques qui devraient
guider l’économie marocaine.
Face à ces contraintes, les entreprises marocaines sont censées réaliser davantage de
bénéfices, comme une priorité, pour pouvoir créer la valeur ajoutée nécessaire à la croissance
économique. Or, au-delà de son économique, l’entreprise est appelée à honorer d’autres
responsabilités qui se situent dans différents registres en l’occurrence sociales et
environnementales. C’est précisément sur ce terrain que la RSE joue un rôle articulateur.
En effet, l’adoption des critères de la RSE pour les entreprises marocaines représente un grand
investissement dans la mesure où cela permettrait à ces entreprises d’augmenter leur
compétitivité à long terme et de conquérir de nouveaux marchés, sans exclure la concurrence
locale avec les entreprises étrangères qui ont intégré la RSE dans leur gestion.
1
Section 1 : l’émergence du concept de la RSE
En revanche, la plupart des définitions proposées ont un dénominateur commun : la RSE est
un concept en vertu duquel l’entreprise prend en compte les préoccupations sociales et
écologiques dans ses politiques et activités commerciales ou industrielles. Il s’agit d’un
dispositif qui permet d’améliorer l’impact que celles-ci peuvent avoir sur la société. C’est
pour cette raison qu’on évoque parfois la notion de triple résultat (triple bottom line) : une
bonne performance doit alors intégrer les trois dimensions économique, environnementale et
sociale. En effet, il n’est pas indifférent de noter que cette notion de triple résultat ne repose
pas sur une approche scientifique qui prouverait que l’une des trois performances entraîne les
deux autres. Il faut notamment garder à l’esprit que, jusqu’à présent, l’affirmation que la
performance sociale entraîne la performance économique relève de la foi plus que de la
science (Gond, 2001). En revanche, l’idée que l’entreprise a le devoir de satisfaire à la fois ses
actionnaires et ses salariés sans dégrader l’environnement, et ce tout en faisant respecter les
droits de l’Homme là où s’exerce son influence, est une idée qui fait florès (Férone et al.,
2001).
Les tenants de la théorie dite de « Stakeholders » (Freeman, 1984 et Carroll, 1991) vont
encore plus loin et imaginent que la responsabilité de l’entreprise doit s’exercer à l’égard
d’une multitude de parties prenantes au rang desquelles figurent en plus des actionnaires et
des salariés, l’Etat, les fournisseurs, les clients, les collectivités territoriales, les riverains des
sites sur lesquels est implantée l’entreprise, les ONG et même les concurrents.
Il est important de souligner qu’être socialement responsable ne signifie pas seulement être en
conformité avec la législation, mais aussi d’aller au-delà de la conformité et d’investir plus
dans le capital humain, l’environnement et les relations avec les parties prenantes. La
conformité avec le cadre législatif, selon les pays, est nécessaire, mais la RSE se centre sur les
contributions additionnelles des entreprises aux attentes sociales.
La responsabilité sociale de l’entreprise « RSE » apparaît alors comme l’une des réponses aux
mouvements sociaux qui contestent de façon croissante les pouvoirs exagérés des
multinationales, que les décisions politiques de déréglementation et de privatisation n’ont fait
que renforcer depuis quelques années. La RSE apparaît comme une lutte contre les pratiques
de sous-traitance de Nike ou de Reebok, contre les négligences irresponsables de Shell ou de
Total-FinaElf, contre les licenciements abusifs de Danone ou Marks & Spencer, contre la
2
complicité des firmes pétrolières avec nombre de dictateurs ou de régimes corrompus, pour le
respect des droits des travailleurs.
Ainsi, le nombre de définitions produites par les organismes intéressés illustre tant de
diversité et de variété dans ce domaine. On trouvera ci-après quelques définitions de la RSE,
données par les principaux organismes internationaux :
L’une des définitions de la responsabilité sociale des entreprises est offerte par la Conférence
Board1 : « la responsabilité sociale des entreprises est l’ensemble des relations que la firme
entretient avec toutes les parties prenantes: les clients, les employés, la communauté, les
actionnaires, les gouvernements, les fournisseurs et les concurrents. Les éléments de la
responsabilité sociale incluent l’investissement dans la communauté, les relations avec les
employés, la création et le maintien de l’emploi, les préoccupations environnementales et la
performance financière »2. On constate donc que la Conférence Board a une vision réductrice
de la RSE, puisqu’elle ne fait référence ni aux droits de l’Homme, ni aux droits fondamentaux
au travail définis par l’Organisation internationale du travail (OIT).
Plus simplement, dans son livre vert intitulé « Promouvoir un cadre européen pour la
responsabilité sociale des entreprises », la Commission Européenne définit la responsabilité
sociale des entreprises (RSE) comme « essentiellement un concept par lequel des entreprises
décident volontairement de contribuer à une meilleure société et un environnement plus sain »
mentionnant que « le concept de responsabilité sociale des entreprises signifie essentiellement
que celles-ci décident de leur propre initiative de contribuer à améliorer la société et rendre
plus propre l’environnement ». Le livre vert précise qu’afin d’être socialement responsable,
une entreprise doit « aller au-delà de la loi et investir davantage dans le capital humain,
l’environnement et les relations avec les intervenants».
L’OCDE estime « qu’on s’entend en général pour dire que les entreprises dans une économie
globale sont souvent appelées à jouer un plus grand rôle, au-delà de celui de création
d’emplois et de richesses et que la RSE est la contribution des entreprises au développement
de la durabilité: que le comportement des entreprises doit non seulement assurer des
1
Organisme canadien, sans but lucratif, qui regroupe des experts de l’organisation de conférences, mais aussi
des spécialistes reconnus pour la qualité de leurs recherches, de leurs publications et de leurs méthodes de
diffusion.
2
Assemblée Nationale du Québec (2002), « Responsabilité sociales des entreprises et investissement
responsable », p. 3. (http://www.assnat.qc.ca/fra/Publications/rapports/concfp1.htm).
3
dividendes aux actionnaires, des salaires aux employés et des produits et des services aux
consommateurs, mais il doit répondre aux préoccupations et aux valeurs de la société et de
l’environnement ».
En résumé, la RSE implique qu’une entreprise veille à ce que ses activités ne nuisent ni à
l’environnement ni à la société et qu’au contraire, elles puissent contribuer à les améliorer.
Pour se faire, l’entreprise doit traiter tous les acteurs de la chaîne d’approvisionnement (du
fabricant, au sous-traitant, du fournisseur au vendeur) et ce, dans les pays du Sud comme du
Nord, de manière responsable. Aussi variées que soient les définitions de la RSE, elles
présentent toutes les éléments suivants :
Performance environnementale : même si le concept de RSE est vaste, les notions de gestion
et de performance environnementale sont souvent citées. Ceci dépend probablement du fait
que ces deux aspects sont plus faciles à mesurer.
Enfin, s’il est vrai que la RSE est une valeur universelle, il ne faut pas oublier qu’elle a des
spécificités locales et que, de ce fait, la RSE au Maroc n’aura certainement pas les mêmes
implications que celles qu’elle a en Europe ou ailleurs.
Le concept de la RSE est apparu au cours des années cinquante. Son émergence est fortement
liée au rapide développement du volume et du pouvoir des entreprises Américaines, et au rôle
protagoniste que celles-ci commencèrent à accomplir dans une société qui affrontait des
problèmes sociaux urgents, tel que la pauvreté, le chômage, les relations entre les races et la
pollution. Même s’il est difficile de situer son origine exacte ; c’est aux Etats-Unis qu’on a
commencé à reconnaître que les entreprises privées, en plus de produire des biens et des
services, sont responsables des risques sanitaires et de la contamination de leurs salariés.
Malgré tous les travaux dont il fait l’objet, le concept de la RSE demeure large et instable. Il
est caractérisé par une communication importante et une compréhension vague. L’étude
d’Allouche, Huault et Schmidt (2004) permet d’illustrer cette imprécision en pointant les
nombreuses confusions qui entourent la définition du concept et que expriment différentes
approches véhiculées par différents acteurs que sont les chercheurs, les institutions et les
entreprises.
C’est en 1953 que Howard Bowen avait ouvert la réflexion sur la Responsabilité Sociale de
l’Entreprise et semble avoir joué un rôle majeur dans la construction d’un champ dédié à la
RSE. Son ouvrage « Social Responsibilities of the Businessman » est présenté comme un
ouvrage anticipant et structurant l’ensemble des approches théoriques en matière de RSE. Il
avait ouvert la réflexion sur la RSE en tant que conséquence de l’intégration des valeurs
4
recherchées globalement par les composantes de la société. Au-delà des objectifs
économiques poursuivis par les actionnaires et des obligations légales qui contraignent leurs
décisions, les intérêts de l’entreprise et les intérêts de la société convergent à terme. Mais, si
l’ouvrage est devenu l’une des quelques références bibliographiques obligées de tout travail
en matière de RSE, il est aujourd’hui difficilement accessible en Amérique du Nord et
quasiment introuvable en Europe (Acquier et Gond, 2005).
L’ouvrage de Bowen est un produit d’une période d’explosion des discours, où les
discussions autour des responsabilités sociales de l’entreprise sont devenues acceptables dans
les cercles dirigeants et même à la mode (Bowen, 1953). Il met l’accent sur les facteurs
expliquant l’émergence de la RSE et fournit par la suite une première définition :
« Pourquoi est-ce que les hommes d’affaires d’aujourd’hui se sentent concernés par leurs
responsabilités sociales ? […] Il est possible de diviser la réponse à cette question en trois
parties : (1) parce qu’ils ont été forcés à se sentir plus concernés ; (2) parce qu’ils ont été
persuadés de la nécessité de se sentir plus concernés et (3) parce que la séparation entre
propriété et contrôle a créé des conditions qui ont été favorables à la prise en compte de ces
responsabilités » (Bowen, 1953 p. 103).
Le tableau suivant présente quelques exemples de définitions qui ont émergés pendant cette
période. Toutes ces définitions cherchaient à impliquer les managers au-delà de la
préoccupation économique :
Définition Source
« La responsabilité sociale de l’entreprise concerne les actions et les (Davis, 1960)
décisions que prennent les hommes d’affaires pour des raisons qui vont,
en partie, au-delà des intérêts purement techniques et économiques de
l’entreprise »
« En dernière analyse, la responsabilité sociale suppose une attitude (Frederick, 1960)
civique à l’égard des ressources économiques et humaines, et une
volonté d’utiliser ces ressources pour satisfaire des buts sociaux élevés
et pas simplement l’intérêt étroitement circonscrit d’une personne
privée ou d’une entreprise »
« L’idée de responsabilité sociale suppose que l’entreprise n’a pas (Mcguire, 1960)
seulement des obligations légales ou économiques, mais qu’elle a aussi
des responsabilités envers la société qui vont au-delà de ces
obligations »
« La responsabilité sociale renvoie à l’obligation pour une personne de (Davis & Bolstrom, 1966)
prendre en compte l’effet de ses décisions sur le système social pris
comme un tout. Les hommes d’affaires exercent leur responsabilité
lorsqu’ils considèrent les besoins et les intérêts de ceux qui peuvent être
affectés par leurs actions »
« Le concept de responsabilité sociale reconnaît l’intimité des relations (Walton, 1967)
5
entre l’entreprise et la société et affirme que ces relations doivent être
présentes à l’esprit des dirigeants de l’entreprise ainsi qu’à l’esprit de
ceux qui s’occupent des différents groupes auxquels elle est reliée et
qui poursuivent leurs propres buts »
Source : élaboration propre
Le thème de la responsabilité sociale de l’entreprise connaît ses analyses les plus poussées à
partir des années 70. Carroll (1979), à travers des travaux formels, propose un modèle
conceptuel reposant sur trois dimensions caractérisant la RSE : le niveau de la responsabilité
sociale, l’engagement pour des solutions sociales et les valeurs qui animent le sens de la
responsabilité sociale de l’entreprise (voir infra).
Par la suite, ce modèle repris et affiné par Wartick et Cochran (1985) en utilisant un cadre
d’analyse permettant de préciser la dimension de la gestion des problèmes sociaux. En effet
un des principaux reproches faits au modèle de Carroll était son manque d’opérationnalité car
il est perçu comme trop flou et ne permettant pas une application concrète. Wartick et
Cochran (1985) ont élargi ce propos en spécifiant que la RSE est l’interaction entre les
principes de responsabilité sociale, les processus mis en oeuvre pour développer l’aptitude
socialement responsable et les politiques générées par les solutions socialement responsables
adoptées. Ils soulignent par ailleurs que la RSE est une approche microéconomique de la
relation entre l’entreprise et son environnement.
Suite à ces évolutions, Wood (1991) identifia trois niveaux d’analyse complémentaires de la
RSE (société, entreprise et gestionnaire), qui font appel à trois principes correspondants de
responsabilité :
Selon Gendron (2000), les théories de l’éthique des affaires et de la responsabilité sociale des
entreprises se sont progressivement institutionnalisées pendant les années quatre-vingt. On
peut à présent établir un classement des auteurs en trois approches :
6
• le courant « Business Ethics » propose une réflexion moraliste axée sur les valeurs et
les jugements normatifs et insiste sur le fait que l’entreprise doit agir de manière
socialement responsable parce qu’il est de son devoir moral de le faire ; on attribue à
la firme un statut d’agent moral par analogie avec une personne humaine (Goodpaster
& Mathews, 1983). Mais cette morale est celle des intérêts bien compris de la firme ;
En fait, comme le reconnaît également Gendron (2000), ces trois courants ne sont pas aussi
opposés et se confortent même mutuellement. Ils partagent l’idée que l’activité de l’entreprise
doit s’inscrire dans le cadre de l’intérêt général et que ce qui est bon pour l’entreprise est
également bon pour la société. Même si au fond, les pratiques gestionnaires en sont
généralement éloignées, le discours managérial est désormais fortement imprégné de cette
conception.
Le débat sur la responsabilité sociale de l’entreprise occupe une place très importante dans les
travaux universitaires de ces dernières années. Pour les tenant d’une conception strictement
économique de l’entreprise, la principale responsabilité de l’entreprise consiste à améliorer la
productivité et à maximiser le profit. Dans un tel contexte, la prise en compte de
préoccupations sociales seront perçu comme déplacé. Pour d’autres, la responsabilité de
l’entreprises est bien plus large, l’entreprise est insérée dans la société et donc elle ne peut pas
rester à la marge de ce qui se passe autour d’elle. Aussi la RSE constitue un facteur de
différenciation. Dans cette optique, les recherches se multiplient mais il reste encore une
confusion en ce qui concerne le contenu exact du concept.
M. Friedman, chef de file de l’Ecole de Chicago, est aussi connu pour sa position dans le
débat sur la RSE : il s’agit d’une position radicale, qui est en cohérence avec la pensée
économique libérale, selon laquelle l’entreprise ne devrait pas fausser le libre jeu du marché
par des interventions dans le domaine de la RSE.
7
M. Friedman (1962) constate qu’un large public admis l’idée selon laquelle les dirigeants
d’entreprises ou syndicaux ont une « responsabilité sociale » allant au-delà du fait de servir
les intérêts de leurs actionnaires ou de leurs membres3. Cette conception traduit selon lui une
méconnaissance fondamentale du caractère et de la nature d’une économie libre. Dans une
telle économie, il y a une et une seule responsabilité sociale pour les entreprises : c’est
d’utiliser leurs ressources et de s’impliquer dans des activités destinées à accroître leurs
profits pour autant qu’elles respectent les règles du jeu, autrement dit, qu’elles s’impliquent
dans la compétition ouverte et libre, en évitant la tromperie ou la fraude. De même, la
« responsabilité sociale » des leaders syndicaux est de servir les intérêts des membres de leur
syndicat. Ainsi, selon cette conception, il relève de la responsabilité du reste de la société
d’établir un cadre législatif de tel façon qu’un individu poursuivant son intérêt individuel sera,
comme le disait Adam Smith, « conduit par une main invisible à servir une fin qui n’entrait
pas dans ses intentions. Le fait qu’elle n’entrait pas dans ses intentions ne conduit d’ailleurs
nullement au pire pour la société. En poursuivant son propre intérêt, il promeut souvent celui
de la société plus effectivement que lorsqu’il cherche réellement à le promouvoir. Je n’ai
jamais vu beaucoup de bien fait par ceux qui disaient servir le bien commun »4.
M. Friedman (1970) émet pour sa part ce sévère avertissement : « peu d’évolutions pourraient
menacer aussi gravement les fondements mêmes de notre société libre que la reconnaissance
par les dirigeants d’entreprises d’une responsabilité autre que celle de gagner le plus
d’argent possible pour leurs actionnaires. C’est une doctrine fondamentalement subversive»5.
Friedman (1970) justifie cette condamnation par une interrogation qui reste à ses yeux sans
réponse : si les hommes d’affaires ont une autre responsabilité que celle de faire des profits
pour leurs actionnaires, comment peuvent-ils la connaître ? Comment des individus isolés
peuvent-ils savoir ce qu’est l’intérêt social ? Peuvent-ils décider s’il est justifié de s’imposer à
eux-mêmes ou à leurs actionnaires de supporter une charge pour servir cet intérêt social ?
Est-il tolérable que ces fonctions publiques de taxation, de dépense et de contrôle soient
exercées par ceux qui sont à un moment donné en charge d’entreprises particulières, choisis
pour ces postes par des groupes totalement privés ?
En défendant cette conception selon laquelle la RSE n’existe pas en tant que telle, Friedman
(1972) renvoie à F. Hayek et à A. Smith, et à toute la tradition de la pensée libérale, celle de
la main invisible et de l’ordre spontané du marché. Car l’entreprise est la propriété de ses
actionnaires qui décident en dernier ressort. Si la firme fait une contribution sociale, cela
empêche l’actionnaire individuel de décider lui-même comment il doit agencer de ses fonds.
De telles contributions devraient être faites par les individus qui sont les ultimes détenteurs de
la propriété dans la société6.
Cette position est apparue à beaucoup d’auteurs comme une position dogmatique. Elle a été
largement critiquée.
3
Friedman M. (1962), Capitalism and Freedom, University of Chicago Press, Chicago.
4
Smith A (1776), «Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations », 1ère éd. 1776, trad. fr,
Flammarion, Paris, 1991, cité in Lépineux (2003) p.74
5
Friedman M. (1970), « The Social Responsibility of Business is to Increase its Profits », The New York Times
Magazine, September 13.
6
L’auteur a également exprimé ses vues sur le sujet dans Friedman M. (1972), « Milton Friedman Responds, a
Business and Society Interview », Business and Society, Spring, N°1, pp. 5-17.
8
Les détracteurs du courant de pensée défendu par Friedman (Freeman 1984 ; Donaldson et
Preston, 1995) considèrent que la satisfaction de différentes parties prenantes garantit le bon
fonctionnement de l’entreprise et donc sa performance. Selon eux, et notamment
Freeman (1999), « si les organisations veulent être efficaces, elles vont porter attention à tous
les partenaires et seulement à ceux-là qui peuvent affecter ou être affectés par les
réalisations de l’entreprise. » (p 234). Selon cette thèse l’entreprise n’est pas seulement
responsable de ses actes devant les actionnaires, mais aussi devant tous les « porteurs
d’enjeux », stakeholders, dont la contribution est nécessaire pour le succès de l’entreprise.
Selon une littérature de plus en plus nombreuse, il y aurait une argumentation convaincante en
faveur de la responsabilité sociale des entreprises. Une des bases fondamentales de cette
argumentation est que les entreprises ne peuvent demeurer à l’écart de ce qui se passe autour
d’elles. Elles constituent plutôt une partie intégrante des sociétés et des communautés dans
lesquelles elles font affaires et ne peuvent continuer à produire de la richesse si la société qui
les entoure décline.
De plus, une stratégie cohérente de RSE fondée sur l’intégrité des valeurs saines et une
approche à long terme peut présenter des avantages commerciaux manifestes. Au nombre de
ceux-ci, notons un meilleur alignement des objectifs de l’entreprise avec ceux de la société, le
maintien de la réputation de l’entreprise, le maintien de sa marge de manœuvre et la réduction
de son exposition aux risques et aux coûts connexes.
L’argumentation en faveur de la RSE repose en effet sur une relation positive entre la RSE et
le rendement économique. Dans cette optique, les entreprises socialement responsables
auraient moins de conflits avec les différents groupes d’intérêt, améliorant ainsi leur
réputation et les relations avec leurs clients, fournisseurs, banques, personnel de l’entreprise,
investisseurs... Cette amélioration des relations et de l’image de marque de l’entreprise
pourrait se traduire par une croissance des bénéfices et des rendements économiques de
l’entreprise.
Par ailleurs, quelques études confirment que les consommateurs se montrent en faveur des
produits offerts par des entreprises qui les perçoivent comme socialement responsables (Sen
et Bhattacharya, 2001) ce qui implique que la RSE est actuellement un facteur de
différenciation.
Ceci se traduit par la nécessité d’adopter des décisions qui rendent compatible tant la
réalisation des objectifs économiques que sociaux et environnementaux. Donc, les dirigeants
doivent essayer de faire de la RSE une arme stratégique afin de maintenir ou améliorer la
compétitivité.
9
Section 2 : L’apport des théories des organisations à la RSE
Il convient ainsi dans cette section d’analyser les approches d’entreprises qui incorporent
dans leur structure la RSE, et défendent les avantages à long terme, pour que les entreprises
puissent introduire différentes actions en faveur de la RSE à savoir la théorie des parties
prenantes et le modèle de performance sociale de Carroll ainsi que Le modèle de Quazi &
O’Brien qui teste la validité empirique de la RSE dans des contextes culturels différents.
Cependant, la réflexion actuelle sur la théorie des parties prenantes doit beaucoup au travail
de Freeman. Dans son livre de 1984, Srategic Management: A Stakeholder Approach,
Freeman structura les concepts développés par les auteurs depuis les années trente. Cet auteur
établit l’idée fondamentale selon laquelle les entreprises opérant dans un environnement plus
complexe doivent couvrir les objectifs qui affectent plusieurs groupes d’intérêt ou
Stakeholders. C’est pourquoi, les relations soutenables avec la société supposent des réponses
aux exigences de « tout groupe ou individu qui peut influencer ou être influencé par la
réalisation des objectifs de la firme »7. C’est ainsi qu’on assiste à la naissance d’un modèle
explicatif de la philosophie de la RSE, qui projette que les entreprises contribuent au bien-être
de la société parce qu’ils ont des responsabilités qui vont au-delà de la seule maximisation des
bénéfices à court terme.
Cette approche considère une conception de l’activité de l’entreprise grâce à laquelle les
entreprises créent de la valeur pour l’actionnaire à travers un gouvernement adéquat des
relations avec l’ensemble des Stakeholders. Ceci ne discute pas la primauté du capital comme
input fondamental de l’entreprise, mais il met en évidence l’intégration de l’entreprise dans
la société.
Les deux dernières décennies ont été caractérisées par un accroissement de la spécialisation de
la part des groupes d’intérêt qui représentent tous les acteurs sociaux, consommateurs,
employés, fournisseurs, gouvernements, concurrents, défenseurs de l’environnement,
organisations à but non lucratif, institutions financières, etc. c’est pourquoi, on constate que la
7
Définition du concept de partie prenante selon Freeman.
10
société actuelle a acquis un caractère pluraliste ; elle est composée par une multitude de
groupes avec des intérêts particuliers.
Le contrecoup du modèle Friedmanien, « entreprise par et pour les bénéfices; entreprise par
et pour les actionnaires » (Friedman, 1970), est implicite dans ce nouveau paradigme dans
lequel on s’occupe des demandes de tous les Stakeholders, et elle ne cherche pas à maximiser
le bénéfice à court terme, sinon la construction de relations sociales durables et solides.
Certes les pratiques se rattachant à la RSE ont pour paradigme, le modèle des parties
prenantes (socio-économique) , visent à amender, dépasser le modèle actionnarial (classique)
et cherchent ainsi à redéfinir l’identité des entreprises (Dupuis et Le Bas, 2005).
De la même forme, les entreprises peuvent établir une image corporative unique, contribuant à
la résolution des problèmes sociaux.
Cette RSE sera réfléchie comme un recours irremplaçable et inimitable qui constituera la base
d’un avantage compétitif en termes d’économies de coûts et de différenciation (Muñoz,
2004). En outre, dans une tentative d’établir une relation soutenable avec les parties prenantes
(stakeholders), les entreprises forment des alliances avec eux et elles tiennent en compte
l’information que ceux-ci possèdent sur des aspects comme le design de produits, services
après-vente, attention à l’employé, etc. (Hartman et Stafford, 1997).
Le tableau 2 montre d’une manière résumée les principales caractéristiques différenciant entre
le modèle classique et la nouvelle vision de l’entreprise du point de vue du modèle socio-
économique.
11
Modèle classique Modèle socio-économique
12
Dimension I Dimension II Dimension III
Attitude vis-à-vis de la RSE Catégories de la RSE Finalités sociales affectées
Une philosophie « réactive » implique la réaction devant toute force externe (par
exemple, nouvelles régulations ou lois), qui « oblige » l’entreprise à opérer une politique ou
une conduite acheminée afin d’améliorer ses résultats sociaux.
Finalement, une philosophie « proactive » essaie de prédire les stratégies qui relèvent
du champ de la RSE, de façon à ce que l’entreprise fonce dans des politiques sociales, de
gouvernement corporatif ou écologique qui sont considérées généralement acceptées comme
des actions RSE dans la société.
13
La première responsabilité d’une entreprise est être rentable économiquement, c’est à
dire rémunérer ses propriétaires en d’autres termes qu’elle assure la survie de
l’investissement.
En deuxième lieu, l’entreprise doit exercer son activité en toute conformité avec les
régulations légales qui l’affectent ; c’est-à-dire qu’elle doit accomplir ses responsabilités
économiques dans un cadre légal, conformément à la législation en vigueur.
14
Responsabilités
philanthropiques (ou
discrétionnaires)
La société ne possède pas
de message clair, le
comportement est laissé à
l’appréciation de chacun.
Responsabilités éthiques
Il s’agit de responsabilités supplémentaires (non
codifiées dans des lois). Ces responsabilités sont
attendues par la société et visent à respecter les droits
des parties prenantes.
Responsabilités juridiques
La société fixe le cadre légal dans lequel l’entreprise opère. Il est de sa
responsabilité d’obéir à ces lois (éthique imposée et codifiée).
Responsabilités économiques
L’entreprise est une institution dont l’objectif est de produire les biens et services que la
société désire et de les vendre avec profit (besoin d’assurer sa survie et de récompenser
ses investisseurs).
• Responsabilité éthique : elle inclut les conduites et les activités qui même si elles ne
sont pas codifiées sous forme de lois, la société espère que les entreprises les exécutent
avec rigueur. Ce compartiment est l’un des plus difficiles qu’affrontent les entreprises,
15
étant donné qu’en définitive, les responsabilités éthiques qui constituent cette aire sont
désirées par la société, malgré qu’elles émanent de sa bonne volonté.
Le modèle de Quazi & O’Brien (2000) est issu d’une étude comparative qui teste la
validité empirique de la RSE dans deux contextes culturels différents : l’Australie et le
Bangladesh. Les résultats indiquent que la RSE est un phénomène bidimensionnel universel et
que les différences culturelles dans lesquelles les managers opèrent ont très peu d’impact dans
les perceptions que les managers ont des questions éthiques.
L’axe horizontal va depuis une vision réduite jusqu’à une vision ample de la
responsabilité sociale. L’extrémité de la droite représente ces entreprises qui adoptent une
vision réduite de la responsabilité sociale ; étant donné qu’elles la perçoivent au sens
classique. Elles considèrent que sa fonction est celle de fournir des biens et services qui
conduisent à la maximisation du bénéfice toute en respectant « les règles du jeu » (régulation).
Le but étant la maximisation du bénéfice à court terme. Au contraire, l’extrémité gauche
représente les entreprises qui considèrent la responsabilité sociale au sens le plus ample, qui
va au-delà de la régulation et qui essaient de servir à quelques attentes de la société en termes
de protection environnementale, développement de la communauté, conservation des
ressources et philanthropie.
16
L’axe vertical représente deux extrémités en ce qui concerne la perception des
conséquences de l’action sociale de la part des entreprises, à savoir, le coût de l’implication
sociale et les bénéfices du compromis social. Le côté négatif de l’axe représente les
entreprises préoccupées par les coûts de la conduite sociale, c’est la principale considération
qui tient en compte des dépenses à court terme dérivant de l’exercice de la responsabilité
sociale. Le côté positif de l’axe vertical représente les entreprises qui évaluent les bénéfices à
long terme résultant de la conduite sociale, et perçoivent que la plus-value potentielle dérivée
de ladite conduite dépasse dans le long terme les coûts engagés pour mener cette même
conduite.
Ainsi, le modèle proposé par Quazi et O’Brien (2000) définit quatre approches de la
RSE, chacune peut être dénommée comme suit:
Selon cette vision ample de la RSE, l’entreprise doit être capable, en premier lieu de
créer de la valeur pour ses clients et ses actionnaires dans une perspective de long terme. Dans
ce sens, on peut dire que les organisations exercent leurs RSE quand elles prêtent attention
aux attentes des différents groupes d’intérêt (Stakeholders: employés, associés, clients,
communautés locales, environnement, actionnaires, fournisseurs, ...), avec l’intention finale
de contribuer à un développement social tout en maintenant un environnement soutenable et
économiquement viable (Pueyo, 2002).
Donc, l’entreprise doit se reconnaître immergée dans la société et prendre part à ses
préoccupations et valeurs. Il convient de souligner, alors, la nécessité d’intégrer la RSE dans
la gestion économique de l’organisation: « les entreprises doivent intégrer dans leurs
opérations les conséquences économiques, sociales et environnementales » (CE, 2002, p.6).
17
Intégrer le social et l’économique dans la gestion s’érige donc comme principal
orienteur de la RSE dans le milieu entreprenarial. Néanmoins, en ce qui concerne la RSE, le
concept d’intégration peut avoir au moins deux sens clairement différenciés, tels qu’ils sont
définis par Araque et Montero (2003) : en premier lieu, intégrer peut signifier incorporer, unir
et compléter. En deuxième lieu, fusionner, unir et faire un. C’est pourquoi, assurer que la RSE
doit s’intégrer dans la gestion de l’entreprise, peut impliquer, au moins une de ces deux
choses:
Dans le premier cas, la RSE est conçue comme un ensemble de conduites parfaitement
identifiables et séparables d’autres décisions économiques, de telle manière que le RSE
devient une politique intégrée. Mais ceci projettera certains problèmes, par exemple, si une
entreprise intègre quelques devoirs et d’autres non, doit-elle se considérer comme étant
« moins socialement responsable » ?
Par contre, dans le deuxième cas, la RSE devient le fil conducteur de la gestion de
l’entreprise, et des décisions prises par elle. Dans ce cas, n’importe quelle décision stratégique
serait fondée sur les conséquences prévisibles pour la société, réfléchie au sens le plus ample.
Ce nouveau concept d’entreprise, qui est appuyé et poussé par des initiatives
institutionnelles et codes privés entre autres, doit définir ses objectifs en incorporant les
conduites qui leur permet d’atteindre celui dénommé « triple bottom line ».
Atteindre cet objectif implique, en premier lieu, formuler des stratégies qui permettent
d’obtenir quelques résultats économiques en accord avec la viabilité financière, mais ceci ne
peut se faire que grâce aux conduites qui soient soutenables d’un point de vue social et
environnemental. Pour cela, l’organisation doit informer tous les agents sociaux impliqués.
Ainsi, les champs de la RSE sont essentiellement trois : l’économique, le social et
l’environnemental. Dans chacun des cas, on peut trouver différentes formes de conduites
sociales de l’entreprise; elles sont toutes des conséquences positives pour l’environnement
social, mais d’origine et d’intensité distinctes. Il ne s’agit pas de chercher la complémentarité
des politiques, mais que l’économique acquiert une dimension sociale
Alors, qu’est ce qui motive les entreprises à adopter volontairement une approche
intégrée de la RSE ? La référence à ce modèle à notre avis permet de répondre à cette
question et dépend de la vision de chaque firme en rapport avec la RSE.
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Conclusion du chapitre
À travers cette brève revue de littérature, on constate l’ampleur des différentes approches au
sujet de la RSE, ainsi que les différentes significations implicites et explicites du terme.
Néanmoins, nous considérons qu’il est possible d’extraire une conclusion claire: La RSE est
un concept dynamique que peut différer dans le temps, d’une culture à une autre, et même
d’une entreprise à une autre. En outre, La RSE peut être liée à un ample éventail d’objectifs,
au-delà de la simple maximisation de bénéfices, tels que la satisfaction des nécessités sociales
des parties prenantes (Stakeholders), les nécessités propres à l’entreprise et les nécessités de la
société dans son ensemble. Ceci implique que l’entreprise doit être en alerte et examiner
continuellement les tendances en matière de RSE si elle désire être compétitive.
La réflexion autour de la RSE s’inscrit entre deux conceptions opposées. D’un côté, l’école de
Chicago représentée par Friedman repousse toute idée de RSE. De l’autre côté, les tenantes du
courant « Business Ethics »affirment l’existence d’une responsabilité morale des entreprises à
l’égard de la société et postulent que l’entreprise a le devoir moral d’agir de manière
socialement responsable. Malgré ses lacunes, cette seconde approche a généré un important
mouvement autour de « l’éthique des affaires ».
Entre ces deux conceptions, on trouve divers théories des organisations qui se distinguent par
le degré d’intégration de l’entreprise dans la société et qui repose sur l’hypothèse d’une
convergence plus ou moins forte entre l’intérêt de l’entreprise et l’intérêt général (Capron et
Quairel, 2004) et qui place l’entreprise au cœur d’un réseau de relations avec un ensemble de
parties prenantes. Le chapitre suivant aborde les outils de la RSE international et national
adoptés par les différents organismes qui poussent en avant le sujet de la RSE.
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