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Nous n’avons pas, dans le jugement des actes contemporains, la liberté d’esprit, ni
l’impartialité, ni l’impersonnalité nécessaires. Nous sommes près d’eux et trop en eux. Il faut,
à un acte politique et social de quelque importance, pour lui assigner une portée historique, ce
recul de temps où, dégagée des menus détails qui l’obscurcissent, des préjugés, des habitudes,
des passions immédiates, apparaît la synthèse, véritable atmosphère de l ‘histoire .
Cependant, on peut dire, car elle a sa comparaison dans le passé , que l’histoire des
conquêtes coloniales sera la honte à jamais ineffaçable de notre temps. Elle égale en horreur,
quand elle ne les dépasse pas, les atrocités des antiques époques de sang, atteintes de la folie
rouge du massacre. Notre cruauté actuelle n’a rien à envier à celle des plus féroces barbares,
et nous avons, au nom de la civilisation et du progrès — masques du sanguinaire commerce
—, nous avons, sur des peuples candides et doux, sur de vaillantes et belles races, tels les
Arabes, renouvelé, en les développant, les raffinements de torture de l’Inquisition espagnole,
“ actes de démon ”, dit l’Anglais Herbert Spencer . Et Washington Irving , qui a rassemblé
un grand nombre de témoignages effroyables, écrit : “ Avouons qu’un doute fugitif traverse
notre esprit, et nous nous demandons si on applique toujours bien à qui de droit le nom,
arbitraire du reste, de sauvage ? ”
Je connais un vieux colonel. C’est le modèle de toutes les vertus. Le soir, entouré de
sa famille, il aime, le bon vieux, en passant ses doigts noueux dans les chevelures de ses
petits-enfants groupés autour de son fauteuil de valétudinaire , il aime à raconter ses
campagnes d’Afrique.
— Ah ! les brigands d’arabes, dit-il, avec des colères demeurées vivaces… Ah ! les
traîtres ! les monstres ! Ce que nous avons eu de mal à les civiliser … Mais j’avais trouvé un
truc.
Et sa physionomie se rassérène, ses yeux sourient malicieusement.
— Ce truc, le voici... Ils n’étaient pas mouches , mes ami… Lorsque nous avions
capturé des Arabes révoltés , je les faisais enterrer dans le sable, tout nus, jusqu’à la gorge, la
tête rase, au soleil… Et je les arrosais comme des choux… Au bout de quelques minutes, les
paupières se gonflaient, les yeux sortaient de l’orbite, la langue tuméfiée emplissait les
bouches ouvertes, et la peau craquait presque, et rissolait sur les crânes nus… Ils mouraient en
faisant d’affreuses grimaces … C’était trouvé, ça, hein ?
— Raconte encore, grand-père… raconte ! implorent les enfants émerveillés .
Et le bon vieux colonel ajoute, avec un air d’orgueil :
— J’en ai enterré comme ça plus de six cents à moi tout seul … Ah ! les traîtres !
Car dans l’argot de la pègre militariste et du bagne politique , toute résistance à
l’envahisseur s’appelle trahison, et l’on nomme bandits les pauvres diables qui défendent
leurs femmes, leurs foyers, leur sol.
Et j’ai eu le frisson, je vous assure , en lisant cette dépêche de l’Agence Havas :
“ Le colonel Dodds ne se propose pas de rester à Abomey après la prise de cette
ville et de l’occuper à poste fixe.
Son plan consiste à la brûler complètement. En se retirant, il détruira également Kana
de fond en comble. Il ravagera en outre les villages et les territoires des tribus qui se sont
déclarées contre nous, de manière à leur infliger un châtiment dont ils conservent un souvenir
durable. ”
Je ne sais pas si M. Jules Ferry a pensé quelquefois à cet hémistiche de Leconte de
Lisle :
“ … Et l’horreur d’être un homme. ”
Le Journal, 13 novembre 1892