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JEFFREY LIKER

Le Modèle Toyota

14 principes de management

2e édition

Traduit de l’anglais (américain) par Emily


Borgeaud
L’édition originale de cet ouvrage a été publiée aux États-Unis par McGraw Hill, sous le titre : The
Toyota Way : 14 management principles from the world’s greatest manufacturer.
Copyright © 2021 by Jeffrey Liker
Tous droits réservés.

Mise en pages : Straive


Couverture : Valérie Leroux

© 2021, Pearson France pour l’édition française

Aucune représentation ou reproduction, même partielle, autre que celles prévues à l’article L. 122-5
2° et 3° a) du Code de la propriété intellectuelle ne peut être faite sans l’autorisation expresse de
Pearson France ou, le cas échéant, sans le respect des modalités prévues à l’article L. 122-10 dudit
code.

ISBN : 978-2-3260-5897-2

Dépôt légal : décembre 2021


Sommaire

Avant-propos (à la première édition)

Préface
Le problème : le lean est mal compris
Ce qu’est réellement le système de production Toyota
Le système de production Toyota, à la fois organique et mécaniste
Management mécaniste, organique, mixte et lean
Apprendre des principes du modèle Toyota vs copier les pratiques de Toyota
Nouveautés de la deuxième édition

Introduction : Le Modèle Toyota : l’excellence opérationnelle comme arme


stratégique
Le Modèle Toyota
Le raisonnement scientifique est l’épine dorsale… et l’être humain n’y est pas très bon
Le raisonnement scientifique sous-tend chacun des 4P
Le système de production Toyota et la production lean
Pourquoi les entreprises pensent souvent être lean… alors qu’elles ne le sont pas
Si le Modèle Toyota ne propose pas de solutions, qu’apporte-t-il ?

Comment Toyota est devenu le meilleur constructeur du monde


Sakichi Toyoda et ses métiers à tisser
Kiichiro Toyoda et la fondation du TPS
Continuité de la philosophie
Le système de production Ohno
Les sept gaspillages : obstacles au flux de valeur ajoutée
Progresser vers un état futur : le rôle de la cartographie du flux de valeur
Conclusion

PARTIE I
PHILOSOPHIE

Principe 1 - Fonder vos décisions sur une pensée systémique à long terme, même au
détriment des objectifs financiers à court terme
Au-delà du salaire, une mission
L’histoire de NUMMI : un laboratoire pour comprendre comment exporter le TPS à
l’étranger
« The Toyota Way 2001 » : la philosophie qui guide Toyota
Le Modèle Toyota à l’épreuve de la crise financière de 2008
La pensée systémique semble être naturelle à Toyota
La constance de la philosophie du leadership est essentielle pour créer une culture
délibérée

PARTIE II
PROCESSUS

Principe 2 - Connecter les personnes et les processus avec le flux pièce à pièce pour
mettre au jour les problèmes
Le flux pièce à pièce n’est pas pour les timorés
La plupart des processus opérationnels regorgent de gaspillages, même si nous ne les
remarquons pas
Le raisonnement de la production de masse vs le raisonnement lean
Pourquoi le flux pièce à pièce peut-il être plus rapide et meilleur ?
Takt time : le régulateur du flux pièce à pièce
Les avantages du flux pièce à pièce
Flux vs faux flux
Le flux pièce à pièce est une vision que l’on cherche à atteindre, non un outil à déployer

Principe 3 - Utiliser des systèmes tirés pour éviter la surproduction


Le principe : utiliser des systèmes tirés pour éviter la surproduction
Le système tiré dans la vie de tous les jours
Le système kanban de Toyota : tirez s’il le faut
Utiliser les systèmes tirés sur un site de formation de General Motors
Mettre en place des systèmes tirés n’est que le commencement

Principe 4 - Lisser la production (heijunka)


Heijunka : lisser la production et les programmes
Construire des maisons individuelles dans une usine lissée
Fabriquer des gouttières en aluminium selon un programme lissé – il est parfois
préférable de créer des stocks supplémentaires
Lisser le travail dans un centre d’appels
Associer lissage et flux – un exercice difficile

Principe 5 - La standardisation des processus est le fondement de l’amélioration continue


Le principe : travaillez pour faire des processus standardisés le fondement de
l’amélioration continue
Standardiser le travail pour le lancement d’un nouveau produit
Bureaucraties coercitives vs bureaucraties habilitantes
La standardisation pour mieux servir les clients : l’exemple de Starbucks
Le travail standardisé est un but à atteindre, pas un outil à mettre en œuvre

Principe 6 - Arrêter le processus pour identifier les anomalies et construire la qualité


Le principe : arrêter le processus pour construire la qualité (jidoka)
« Vous voulez dire que la chaîne ne s’arrête pas vraiment ? »
Contre-mesures et dispositifs anti-erreur pour corriger les problèmes
Ne compliquez pas le contrôle qualité et impliquez les employés
Tirer les enseignements d’une crise de qualité majeure
Construire la qualité intrinsèque dans le développement logiciel
Construire la qualité intrinsèque est un principe et un système, pas une technologie

Principe 7 - Utiliser le contrôle visuel afin d’aider les individus dans la prise de décision et
la résolution de problèmes
Le principe des 5S : mettre de l’ordre, utiliser le visuel
Les lieux standardisés ont besoin de processus stables
Le contrôle visuel sur le lieu de travail
Étude de cas : le contrôle visuel dans un entrepôt de pièces détachées
Le contrôle visuel pour la planification et la gestion de projet – l’obeya
Visualiser par la technologie et par des systèmes humains

Principe 8 - Adopter et adapter des technologies qui soutiennent vos collaborateurs et vos
processus
Les ordinateurs traitent l’information, les êtres humains pensent
Déployer les technologies de l’information les plus récentes n’est pas un objectif pour
Toyota
L’automatisation et les machines peuvent aussi être améliorées par des individus créatifs
Lorsque le modèle Toyota rencontre l’industrie 4.0
Papier peint électronique ?
Les applications IoT à Denso, Battle Creek
Les clés de la réussite de Denso
La technologie déqualifie-t-elle, remplace-t-elle ou renforce-t-elle le travail humain ?
Évaluer l’adoption précoce d’une nouvelle technologie à l’aune de son efficacité

PARTIE III
EMPLOYÉS ET PARTENAIRES

Principe 9 - Former des responsables qui connaissent parfaitement le travail, vivent la


philosophie et l’enseignent aux autres
Former en interne des leaders modestes
Former des « leaders de niveau 5 » plutôt qu’acheter des leaders de niveau 4
Leadership et culture
À la loupe : former le premier président américain de Toyota Motor Manufacturing dans le
Kentucky
Aller sur le terrain se rendre compte par soi-même pour comprendre la situation
Hourensou – rendre compte, informer, consulter quotidiennement
Première leçon d’un dirigeant : le client d’abord
Des concepts aux comportements quotidiens
Le principe : former des leaders qui comprennent parfaitement le travail, incarnent la
philosophie et l’enseignent aux autres
Principe 10 - Former des individus et des équipes exceptionnels qui appliquent la
philosophie de l’entreprise
Le servant leadership aide les personnes qui accomplissent le travail à valeur ajoutée
Le pouvoir des équipiers et des groupes de travail
Le développement des équipes dans un entrepôt Toyota : pas de solution minute
Redynamiser le système de formation du management des ateliers à TMUK
Forme vs fonction des équipes chez GM
L’exemple d’Herman Miller : investir à long terme dans la formation du chef d’équipe et
du chef de groupe
Motiver les groupes de travail : motivation intrinsèque, motivation extrinsèque ou les
deux ?
La confiance est le fondement du respect des personnes – la sécurité de l’emploi et la
sécurité au travail sont les fondements de la confiance
Les hommes sont le moteur de l’amélioration continue

Principe 11 - Respecter votre réseau de partenaires et de fournisseurs en les


encourageant et en les aidant à progresser
Partenariats avec les fournisseurs
Le principe : respecter vos partenaires de chaîne de valeur en les mettant au défi et en
les aidant à progresser
Travailler en partenariat avec les fournisseurs tout en conservant une capacité interne
Travailler avec les fournisseurs pour apprendre ensemble le TPS
Travailler avec les concessionnaires pour en faire des partenaires
Au-delà des concessionnaires, Toyota recherche l’harmonie et l’apprentissage mutuel
avec les prestataires de services et la communauté
Développer une entreprise apprenante étendue par l’habilitation des partenaires

Principe 12 - Observer et apprendre de manière itérative (PDCA) pour relever les défis
Apprendre à travailler en vue d’atteindre des objectifs ambitieux
Comprendre la condition actuelle : la méthode des « 5 pourquoi »
Le genchi genbutsu et les 5 pourquoi à l’ère numérique
Lorsque c’est possible, revenir aux principes premiers de la science
Quels sont les obstacles au raisonnement scientifique et comment les surmonter ?
Les « Toyota Business Practices » pour développer le raisonnement scientifique
Les cercles de qualité pour développer le raisonnement scientifique chez les opérateurs
Acquérir l’habitude du raisonnement scientifique : les kata
Étude de cas : Zingerman’s Mail Order
Le PDCA pour apprendre et non pour mettre en œuvre ce que nous pensons savoir
Changer la manière de penser en changeant le comportement
Le rôle de hansei (réflexion) dans le kaizen
L’apprentissage individuel et l’apprentissage organisationnel vont de pair
Les organisations apprenantes se développent : on ne les déploie pas

Principe 13 - Mobiliser l’énergie liée aux progrès de vos équipes avec des objectifs alignés
à tous les échelons de l’organisation
Le hoshin kanri est un processus annuel de travail en commun vers une vision et une
stratégie
Planifier et décider en se fondant sur une réflexion approfondie (nemawashi)
Le rapport A3 pour apprendre collectivement et rendre le raisonnement visible
Le hoshin kanri et le management quotidien vont de pair
Le hoshin kanri à TMUK
Utiliser le hoshin kanri avec l’approche des Toyota kata : l’exemple de SigmaPoint
Le hoshin kanri, un processus pour piloter et promouvoir l’apprentissage organisationnel

Principe 14 - Tracer son chemin vers le futur en apprenant, avec une stratégie audacieuse,
quelques grandes avancées et beaucoup de petits pas
La Prius qui ébranla le monde
Comparaison des stratégies de Toyota et de Tesla
La stratégie de Toyota pour les véhicules autonomes
Valeurs concurrentes et stratégie
La stratégie et l’exécution ne sont pas des sports à grand spectacle

PARTIE V : CONCLUSION

Bâtir votre entreprise apprenante lean en vous inspirant du Modèle Toyota


Le déploiement mécaniste : une tentation confortable
Aborder la transformation lean de manière scientifique
Le diable de l’entropie et comment en triompher
À la racine du succès : changer de culture
Un engagement au plus haut niveau pour créer une culture totale
Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Annexe
Résumé des 14 principes
Le Modèle Toyota dépasse les outils et les techniques
Résumé des 14 principes du Modèle Toyota

Glossaire

Bibliographie
Collection « Toyota Way » et autres ouvrages de Jeffrey Liker

Remerciements

L’auteur

Index
Avant-propos (à la première édition)

Lorsque je suis arrivé chez Toyota, après 18 ans passés dans l’industrie
automobile américaine, je ne savais pas exactement à quoi m’attendre. Mais
j’étais optimiste. Mal à l’aise devant l’orientation prise par les constructeurs
automobiles aux États-Unis, j’avais le sentiment que Toyota pourrait être
différent. Très vite, j’observai une différence fondamentale entre Toyota et
mes précédents employeurs. À l’usine NUMMI (New United Motor
Manufacturing Inc.) de la joint-venture Toyota/GM de Fremont, en
Californie, je vis une force de travail qui figurait parmi les plus médiocres
dans le système General Motors se transformer et devenir l’une des plus
performantes qui se puisse trouver dans n’importe quelle usine américaine.
La différence était dans la méthode, le modèle Toyota. Dans ce livre, Jeffrey
Liker explique les systèmes de gestion, le raisonnement et la philosophie
qui sont les fondements de la réussite de Toyota. Il apporte au lecteur des
indications précieuses, applicables à toute entreprise ou situation. Si de
nombreux ouvrages ont déjà été consacrés aux outils et aux méthodes qui
constituent le système de production Toyota (TPS), le livre de Jeffrey Liker
est unique dans l’explication des grands principes de la culture Toyota.
La méthode Toyota n’est pas la méthode japonaise ou américaine ni, a
fortiori, la méthode Gary Convis. C’est véritablement la façon dont Toyota
conçoit son univers et exerce son métier. Avec le système de production –
le TPS –, le modèle Toyota constitue l’ADN de l’entreprise, né avec ses
fondateurs et perpétué par les dirigeants actuels comme il le sera par ceux
de demain.
Le modèle Toyota peut se résumer succinctement au travers de ses deux
piliers : l’amélioration continue et le respect des hommes. L’amélioration
continue, souvent appelée kaizen, définit l’approche de Toyota dans
l’exercice de son métier. S’interroger sans cesse, ne jamais s’installer dans
la routine. Plus importante que les contributions concrètes que les individus
peuvent apporter, la vraie valeur de l’amélioration continue réside dans la
création d’un climat d’apprentissage constant et d’un environnement qui ne
se contente pas d’accepter le changement mais le sollicite. Un tel
environnement ne peut exister que dans le respect des hommes, second
pilier du modèle Toyota. Toyota traduit ce respect en offrant la garantie de
l’emploi et en amenant ses collaborateurs à participer activement à
l’amélioration de leur travail. En tant que dirigeants, il nous incombe de
développer et de promouvoir la confiance et la compréhension mutuelles
parmi tous les collaborateurs. La direction n’a pas de rôle plus important
que de motiver et d’inciter un grand nombre d’individus à oeuvrer ensemble
à la réalisation d’un but commun. Définir et expliquer ce qu’est cet objectif,
cheminer ensemble pour l’atteindre, inviter les autres à suivre ce chemin et
les aider en écartant les obstacles – telles sont les raisons d’être des
dirigeants. Nous devons inciter les gens à soutenir l’entreprise, à lui
apporter leurs idées. Mon expérience me permet de dire que le modèle
Toyota est la meilleure méthode pour remplir ce rôle.
Les lecteurs du présent ouvrage doivent toutefois comprendre qu’il
appartient à chaque entreprise de développer sa propre méthodologie. Le
modèle Toyota est l’héritage des hommes qui ont créé Toyota et de son
histoire unique. Toyota est l’une des entreprises les plus performantes du
monde. J’espère que ce livre vous permettra de comprendre les clés de sa
réussite et vous apportera quelques idées pratiques pour développer votre
propre approche.
Gary Convis,
ancien directeur général de Toyota
et ancien président de Toyota Motor Manufacturing, Kentucky
Préface
Le monde merveilleux et un peu
fou du lean

Nous voulons des entreprises adaptables, flexibles, résilientes, apprenantes, intelligentes,


capables de se réinventer – autant d’attributs qui sont l’apanage des systèmes vivants. C’est
une des contradictions de notre temps : nous attendons d’elles qu’elles se comportent comme
des systèmes vivants quand nous ne savons les traiter que comme des machines.
MARGARET J. WHEATLEY, AUTEURE DE FINDING OUR WAY: LEADERSHIP FOR
UNCERTAIN TIME

Le problème : le lean est mal compris

Personne ne peut raisonnablement contester l’impact du système de


management et de fabrication de Toyota sur le monde. Le système de
production Toyota (TPS) est l’armature de ce que l’on appelle
communément le « lean » management. Il a été adopté dans les secteurs les
plus divers – de l’extraction minière à la finance en passant par la
distribution, la défense, la santé, le bâtiment ou l’administration. Si l’on
peut supposer que les spécialistes du TPS, les sensei, ou maîtres, se
réjouissent d’une telle diffusion du système pour lequel ils se passionnent,
la réalité est qu’ils sont souvent déçus et frustrés de constater que tant de
programmes lean ont transformé un système vivant admirable en une boîte
à outils inerte.
Le problème tient à ce que, aux yeux de beaucoup, l’entreprise reste une
machine, comme le souligne Margaret Wheatley. Trop de dirigeants sont
mus par un désir de certitude et de contrôle, et par l’hypothèse que les
décisions prises au sommet de l’organisation seront exécutées de manière
planifiée et ordonnée. Quiconque s’est rendu sur le terrain pour
accompagner une « conversion au lean » sait que la réalité est tout autre. Ce
qui se passe est chaotique et surprenant. Un bon consultant sait tirer parti de
conséquences imprévues pour apprendre.
J’ai accompagné et formé des dirigeants d’entreprise du monde entier,
convaincus, à tort, que la transformation au lean peut être planifiée et
contrôlée, comme on met à jour un logiciel (et même cela ne se déroule pas
toujours comme prévu). J’ai par exemple accompagné une société d’énergie
nucléaire dont le vice-président en charge de l’amélioration continue
pensait que son programme lean faisait un carton depuis trois ans. Il me
décrivit avec fierté une interminable « évaluation lean » conditionnant les
primes des responsables d’usine et ses tentatives pour déployer rapidement
les outils du lean à tous les échelons de l’entreprise.
Le vice-président éprouva quelques inquiétudes lorsque son P-DG
demanda l’aide de Toyota et que Toyota dépêcha sur place un de ses sensei
les plus expérimentés, disciple du célèbre Taiichi Ohno, père du TPS. En
japonais, le terme « sensei » évoque l’idée de « maître », de professeur
honoré, et on attend des étudiants qu’ils écoutent avec respect et imitent le
sensei. Après lui avoir décrit le programme lean de l’entreprise, le vice-
président s’attendait à des louanges et des félicitations. Au lieu de quoi, le
sensei lui signifia : « Arrêtez tout ça » – c’est-à-dire, arrêtez de faire des
évaluations, arrêtez de cartographier la chaîne de valeur, arrêtez de
connecter la mise en œuvre aux primes, et arrêtez d’essayer de déployer
rapidement votre version du lean dans tous les départements de fabrication
et de service. Le sensei lui recommanda de commencer par mettre en place
une « ligne modèle » dans un seul département sur une ligne de production
de combustible nucléaire, et d’arrêter tout le reste. Ce projet pilote serait
dirigé par le sensei, pour montrer en quoi consistait le TPS et permettre à
chacun de comprendre et d’apprendre.
J’ai passé deux heures avec le vice-président contrarié et désorienté qui
se lamentait : « Mais pourquoi veut-il que nous interrompions une aussi
bonne progression ? Pourquoi veut-il que nous adoptions une vitesse
d’escargot alors que nous avons des centaines de milliers de personnes à
former ? Et comment pense-t-il qu’il va convaincre les managers sans
incitation financière ? »
Je m’efforçai de lui expliquer le raisonnement du maître japonais. En
résumé, lui dis-je, le système de production Toyota est un « système vivant
» total. L’objectif est de produire un flux constant de valeur pour le client,
sans interruptions appelées « gaspillages ». Toyota utilise souvent l’analogie
d’une rivière qui coule librement, sans mares stagnantes ni gros rocher ou
autres obstacles ralentissant le flux. Obtenir ce type de flux dans un
contexte d’entreprise exige un système d’individus, de matériel et de
processus qui fonctionne de manière optimale. Et dans la mesure où le
monde change en permanence, la variabilité doit être prise en charge au
travers de l’amélioration continue par les personnes les plus proches du «
gemba », c’est-à-dire l’endroit où le travail est réalisé.
« Le maître formateur Toyota, continuai-je, observe vos opérations et
voit toutes sortes d’outils du TPS éparpillés un peu partout mécaniquement.
Mais nulle part le lean ne fonctionne comme un système organique
d’individus utilisant des outils pour l’amélioration continue. Il veut que
vous voyiez et fassiez l’expérience du véritable TPS et des résultats qui sont
possibles – au moins dans une partie de votre entreprise – avant d’essayer
de déployer à grande échelle quelque chose que personne ne comprend
réellement. Essayer de le faire correctement une fois dans une zone ne lui
semble pas être une demande excessive. »
Je vis le visage du vice-président s’éclairer alors qu’il écoutait et posait
des questions. Il donnait l’impression de commencer à comprendre. Il
regretta que le sensei n’ait pas expliqué le TPS de cette manière. Il
m’indiqua également que lorsqu’il avait dit au conseiller Toyota qu’il
m’avait demandé de les rejoindre pour enseigner aux collaborateurs le
développement de produit lean, celui-ci lui avait répondu que ce serait une
« perte de temps ». Je lui expliquai alors que ce que le sensei essayait de lui
faire comprendre, c’est qu’il n’était pas prêt à aller au-delà de la fabrication
puisqu’il n’avait pas un seul exemple de système lean. C’est comme
demander à des débutants au piano d’apprendre une sonate de Bach avant
même d’être capables de poser leurs doigts sur les bonnes touches et de
faire une gamme. Pensant avoir éclairé cette âme troublée, j’éprouvai une
certaine fierté mais je vis alors la lumière s’éteindre à nouveau.
Finalement, le vice-président confessa qu’il n’avait rien arrêté du tout –
ni les évaluations lean liées aux primes des managers d’usine, ni le
déploiement rapide des outils lean dans l’entreprise. Le fait est qu’il
m’avait demandé de venir pour aider à « déployer » le développement de
produit lean en dépit de la mise en garde du sensei. Il me dit que celui-ci ne
comprenait pas que l’entreprise était un groupe gigantesque et qu’il était
vital de diffuser le lean le plus rapidement possible. Ainsi vont les
victoires… et les échecs… du consultant que je suis, investi de la mission
de convaincre. Le sensei avait raison – rien n’y fit, même mes efforts les
plus acharnés à essayer d’enseigner le développement de produit lean à
cette entreprise ont été une « perte de temps ».
Le lean – et ses variantes que sont le Six Sigma, la théorie des
contraintes, les start-up lean, le Six Sigma lean et le développement agile –
est un mouvement mondial. Comme tout mouvement de management, il a
ses vrais croyants, ses opposants et ses prétendus adeptes qui se contentent
de prendre le train en marche sans beaucoup de conviction. Une pléthore de
prestataires de services – universités, cabinets de conseil grands et petits,
organisations à but non lucratif – assure la promotion du mouvement, aidés
dans cette tâche par l’industrie du livre. Pour les zélotes comme moi, c’est
en un sens une bonne chose – ils créent les futurs consommateurs de mon
message. Mais il y a un revers à la médaille. À mesure que le message se
répand, qu’il se diffuse de personne en personne, d’entreprise en entreprise,
de culture en culture, il change par rapport à l’original, comme dans ce jeu
du téléphone où le message murmuré à l’oreille de la première personne n’a
que peu de ressemblance avec le message qu’entend la dixième personne.
Dans le même temps, des entreprises pleines de bonnes intentions, qui
veulent résoudre leurs problèmes, sont en quête de réponses. Qu’est-ce que
le lean et quel lien a-t-il avec le Six Sigma et le développement agile ?
Comment commençons-nous ? Comment ces outils qui ont été mis au point
chez Toyota pour fabriquer des voitures s’appliquent-ils à notre entreprise
dont le produit ou le service est totalement différent ? Le lean peut-il
fonctionner dans notre culture, très différente de la culture japonaise ?
Pouvons-nous mettre à niveau les méthodes lean en utilisant la technologie
numérique la plus récente ? Les outils doivent-ils être utilisés exactement
comme ils le sont chez Toyota ou peuvent-ils être adaptés à notre contexte ?
Et comment Toyota récompense-t-il les personnes qui utilisent ces outils
pour progresser ?
Toutes ces questions sont fondées, et les personnes prêtes à y répondre –
souvent de manières très différentes – ne manquent pas. Mais ce qui doit
nous interroger, ce sont les questions elles-mêmes. Est-ce que ce sont ces
questions qu’il faut se poser ? Aussi pertinentes semblent-elles, je suis
convaincu que non. Chacune révèle en filigrane que le lean est considéré
comme un processus mécanique reposant sur des outils à déployer comme
on installerait une nouvelle version d’un matériel ou d’un logiciel. Plus
précisément, les hypothèses sousjacentes peuvent être résumées de la façon
suivante :
1. Il existe une approche indiscutable et simple du lean qui est très
différente des autres méthodologies.
2. Il y a une bonne manière de commencer.
3. Toyota est une entreprise simple qui fait une chose – fabriquer des
voitures – et qui utilise la même boîte à outils de la même manière
partout.
4. Les outils sont l’essence du lean et il faut par conséquent les adapter
aux particularités de chaque processus.
5. Puisque le lean a été créé au Japon, il a forcément quelque chose de
particulier qui doit être modifié lorsqu’on le déploie dans d’autres
cultures.
6. Toyota a une méthode pour utiliser les outils de la même manière
partout, et les autres doivent la copier.
7. Si les collaborateurs de Toyota sont engagés dans l’amélioration
continue et motivés pour soutenir l’entreprise, c’est parce qu’il existe un
système de récompense.
Pour dire la vérité, toutes ces hypothèses sont fausses et c’est bien là le
problème – un fossé gigantesque sépare les visions les plus répandues du
lean et la façon dont Toyota a développé et fait évoluer ce puissant système
de management depuis plus d’un siècle et ce qu’il peut apporter à votre
entreprise pour l’aider à atteindre ses objectifs.
Mon objectif avec ce livre est de vous apporter la compréhension de ce
qu’est réellement le « lean » ou le « Six Sigma lean » – ou quel que soit le
nom que vous lui donniez : une philosophie et un système de processus et
d’individus interconnectés qui travaillent pour améliorer constamment leur
manière de travailler et d’apporter de la valeur aux clients. Nous
commencerons par rejeter la notion largement répandue et simpliste du lean
comme programme d’utilisation d’outils visant à éliminer les gaspillages
des processus. Si c’est ainsi que l’envisage votre entreprise, vous êtes
condamné à des résultats médiocres, et il est probable que vous vous
enticherez de la prochaine idée à la mode avec des résultats tout aussi
médiocres. Croyez-en ma longue expérience.
Pour essayer de briser ce cycle, j’établirai la véritable signification de ce
que Toyota a découvert en exposant les origines du modèle Toyota, les 14
principes que j’en ai tirés (on en trouvera un résumé en annexe) et des
exemples d’entreprises de fabrication et de services qui ont progressé sur le
chemin ambitieux de la conversion au lean.

Ce qu’est réellement le système de


production Toyota

Jusqu’à récemment, Toyota n’utilisait jamais le terme « lean » pour


désigner son système de production. Au départ, il ne portait même pas de
nom du tout. C’était simplement la manière dont le jeune constructeur
automobile avait appris à fabriquer des voitures et des camions dans les
années 1940 afin de résoudre les problèmes que l’entreprise avait eu à
affronter lors de sa création. Les problèmes étaient sans ambiguïté :
l’entreprise n’avait pas d’argent, elle disposait d’un espace limité pour la
fabrication et il était demandé aux fournisseurs de pièces détachées de
prendre un risque et d’investir dans les usines et les équipements aux côtés
de Toyota. Dans le Japon dévasté d’après-guerre, la demande de voitures
était faible. Confrontée à des difficultés de financement, l’entreprise n’avait
d’autre choix que d’éliminer les gaspillages. Pour faire face, elle fabriquait
de faibles volumes de plusieurs modèles de voitures sur la même chaîne de
production. Elle limitait ses stocks parce qu’elle manquait d’espace de
stockage et ne pouvait se permettre d’immobiliser du cash dans des pièces
détachées ou des véhicules terminés. Elle s’efforçait en outre de limiter les
temps de traitement au niveau des approvisionnements et de l’utilisation des
pièces, ainsi que de la production et de la vente des véhicules. Tout cela
abaissait les coûts de production et permit à Toyota d’obtenir rapidement de
la trésorerie et, en retour, de payer rapidement ses fournisseurs – eux aussi
dans une situation financière difficile. (Voir ci-dessous « Comment Toyota
est devenu le meilleur constructeur du monde » pour des développements
complémentaires sur l’histoire de Toyota.)
La notion de « défi » est une pierre angulaire du modèle Toyota et il n’en
manquait pas. Alors que la jeune entreprise se débattait pour survivre, avec
peu de ressources et une demande très limitée, Taiichi Ohno fut chargé de
trouver un moyen d’égaler la productivité de Ford Motor Company qui,
grâce à sa taille et aux économies d’échelle, était près de neuf fois
supérieure à celle de Toyota. Confronté à une tâche apparemment
insurmontable, Ohno fit ce qu’a fait tout dirigeant de Toyota avant et après
lui : se rendre sur le terrain, là où les choses sont faites (gemba),
expérimenter et apprendre. Et comme tous les grands dirigeants de Toyota,
il réussit. Il s’est appuyé sur les philosophies et les méthodes des fondateurs
Sakichi Toyoda et son fils Kiichiro pour développer le cadre désormais
connu sous le nom de système de production Toyota (TPS).
À l’origine, Ohno ne souhaitait pas formaliser visuellement le TPS car,
pour lui, le TPS était quelque chose de vivant dans les ateliers – pas une
image inerte et figée. « Le formaliser, c’est le tuer », insistait-il. Le TPS fut
néanmoins finalement représenté sous la forme d’une maison avec deux
piliers et un socle (voir figure P.1), une structure qui n’a de solidité que si
toutes les parties fonctionnent ensemble.
Le pilier de la qualité est attribué à Sakichi Toyoda, inventeur du premier
métier à tisser totalement automatisé pour fabriquer des vêtements. Une de
ses nombreuses inventions chemin faisant fut un dispositif qui arrêtait
automatiquement le métier lorsqu’un fil rompait, attirant ainsi l’attention
sur le problème afin que les êtres humains puissent le solutionner le plus
vite possible. Il lui donna le nom de « jidoka », une machine à l’intelligence
humaine. De nos jours, on parle souvent de « qualité postée » – ce qui
signifie : « Ne laissez pas un défaut s’échapper de votre station de travail. »
Le second pilier est le juste-à-temps, attribué à Kiichiro Toyoda, fondateur
de l’entreprise automobile. Il déclara que Toyota « supprimerait tout jeu
dans les processus de travail » et suivrait les principes du juste-à-temps –
une décision nécessaire à l’époque pour éviter la faillite. Il conçut des
processus détaillés pour y parvenir. Le socle de la maison, ou de l’entreprise
par extension, est la stabilité opérationnelle, c’est-à-dire un flux de travail
égal, lissé. Un flux de travail régulier et sans heurts est indispensable au
juste-à-temps (voir principes 2, 3 et 4) et pour corriger les problèmes
lorsqu’ils surviennent (voir principe 6). Et au centre de ces processus, on
trouve des individus flexibles, compétents, motivés incarnant la valeur de
l’amélioration continue (voir principes 9, 10 et 11).
FIGURE P.1 Le système de production Toyota.

Comment ne pas être admiratif de la logique du système ? C’est un système


vivant, organique. En l’absence de filets de sécurité – stocks importants (ou
tampons de temps ou d’information) –, les problèmes surgissent très
rapidement et doivent être rapidement corrigés. La qualité intrinsèque se
construit à mesure que les anomalies sont identifiées par chaque opérateur
et prises en charge avant d’avoir pu contaminer des processus ultérieurs ou
se transmettre au client. À mesure que les problèmes sont résolus, le socle
de stabilité se renforce, les stocks peuvent être réduits, le flux est meilleur et
le nombre de problèmes diminue, la plupart pouvant être contrôlés avec
succès au moment où ils se produisent.
L’identification et la résolution des problèmes sont portées par des
personnes motivées et formées (voir principe 12). Ce sont les cerveaux qui
apportent les solutions aux problèmes. Sans eux et sans la volonté des
collaborateurs d’améliorer les choses, le système est condamné à courir à sa
perte. L’amélioration continue est un effort de chaque jour, elle est la clé de
la pérennité de l’entreprise. Seules les personnes au niveau du gemba sont à
même de comprendre les problèmes suffisamment vite pour réagir
rapidement. L’amélioration continue repose sur un paradigme différent du
rôle de l’humain – tous les êtres humains sont des détecteurs et des
correcteurs de problèmes – réfléchissant de manière scientifique.
Dans leur désormais classique Le Système qui va changer le monde1,
James Womack, Dan Jones et Dan Roos ont donné le nom de « production
lean » à ce nouveau paradigme, après la production artisanale et la
production industrielle :
Le producteur lean […] combine les avantages de la production artisanale et de la
production de masse, tout en évitant le coût élevé de la première et la rigidité de la seconde
[…]. La production lean est « lean » parce qu’elle utilise moins de tout comparativement à la
production de masse – la moitié d’effort humain dans l’usine, la moitié d’espace de
fabrication, la moitié des investissements en outils, la moitié des heures d’ingénierie pour
développer un nouveau produit en deux fois moins de temps. En outre, elle exige de conserver
beaucoup moins que la moitié des stocks nécessaires sur site, induit beaucoup moins de
défauts et produit une variété plus importante et toujours croissante de produits.

Dans cette explication simple, l’idée de combiner les « avantages de la


production artisanale et de la production de masse » est brillante. La
production lean n’est pas totalement nouvelle, et elle ne rejette pas les
concepts de la production artisanale ou de la production de masse ; elle
exploite les points forts de l’une et de l’autre, avec quelques évolutions.
Même à notre ère du numérique, Toyota vénère l’artisan. J’insiste tout au
long du livre sur l’importance qu’accorde Toyota aux individus, qui sont au
centre de son système et dont l’entreprise attend qu’ils consacrent leur vie à
travailler pour perfectionner leur art. « Utilisez tous vos sens », dit-on
souvent chez Toyota, pour pleinement comprendre ce sur quoi vous
travaillez et comment l’améliorer.

Le système de production Toyota, à la fois


organique et mécaniste
À la différence des organisations mécanistes, « les organisations organiques
sont des systèmes vivants, qui évoluent, s’adaptent et innovent, dans un
monde complexe, en évolution rapide ». Business-Dictionary.com donne la
définition suivante de l’organisation organique :
Structure organisationnelle qui se caractérise par (1) Planéité : les communications et les
interactions sont horizontales, (2) Faible spécialisation : le savoir réside là où il est le plus
utile, et (3) Décentralisation : beaucoup de participation formelle et informelle dans la prise
de décision. Les organisations organiques sont comparativement plus complexes et plus
difficiles à bâtir, mais extrêmement adaptables, flexibles et plus adaptées à un environnement
changeant et imprévisible.

Ma fascination pour les systèmes de production remonte à l’époque où


j’étais étudiant en ingénierie industrielle à Northeastern University. C’est
alors que j’eus l’occasion de découvrir ce qu’est une structure
organisationnelle organique. En 1972, je démarrai un programme d’étude
en alternance auprès de General Foods Corporation (depuis, l’entreprise a
fusionné et a été rachetée plusieurs fois). À l’époque, je ne savais certes pas
que General Foods était un pionnier des systèmes sociotechniques, conçus
pour « optimiser conjointement le système technique et le système social ».
General Foods avait déployé l’approche dans ses usines d’aliments pour
chiens où des « équipes de travail autogérées » étaient au centre des
processus. Cela fonctionnait. Les performances étaient meilleures que dans
les entreprises où prévalait l’organisation hiérarchique traditionnelle.
En 1982, devenu maître de conférences en ingénierie industrielle et
opérationnelle à l’université du Michigan, je fus amené à m’intéresser de
plus près à l’industrie japonaise. J’ai été frappé par ce que j’ai découvert
chez Toyota : l’entreprise offrait un exemple, inédit à mon sens,
d’organisation systémique, distincte de celle que j’avais pu observer dans
les groupes de travail autonomes chez General Foods. Chez Toyota, le
système présentait à la fois des éléments mécanistes et des éléments
organiques.
La lecture des travaux de Paul Adler, alors maître de conférences à
Stanford, fut particulièrement éclairante sur ce point. Adler était impatient
d’étudier la nouvelle joint-venture entre Toyota et General Motors,
NUMMI, à Fremont, en Californie. Il avait lu des documents sur la qualité
et la productivité incroyables de l’usine et l’introduction par Toyota de
formes d’organisation organiques dans la plus rigide des bureaucraties –
l’usine d’assemblage. Comment diable le constructeur automobile rendait-il
organique un processus aussi organisé et régenté qu’une chaîne
d’assemblage mobile ? Lorsqu’il visita l’usine, ce qu’il découvrit le laissa
sans voix. À de nombreux égards, c’était une des organisations les plus
bureaucratiques qu’il lui ait été donné de voir. Les règles et les procédures
étaient partout visibles, suggérant une organisation extrêmement disciplinée
dans laquelle les travailleurs étaient étroitement contrôlés.
Pourtant, en étudiant les choses plus en détail, il découvrit que les
ouvriers étaient organisés en groupes de travail avec des chefs d’équipe et
des chefs de groupe et que tout le monde était extrêmement engagé dans
l’amélioration (voir principe 10), ce que les Japonais appelaient le « kaizen
». Le moral était excellent, l’absentéisme et le turnover bas, et il régnait un
climat général d’ouverture d’esprit et d’apprentissage. Toyota avait
réembauché plus de 80 % des ouvriers qui travaillaient sur le site lorsque
celui-ci appartenait à General Motors, à la réputation de durs à cuire,
représentés, qui plus était, par un syndicat. L’absentéisme, les grèves
sauvages, la drogue, l’alcool, la prostitution étaient endémiques dans l’usine
GM. Tout le monde se demandait comment Toyota avait réussi à reprendre
en main l’usine dès sa première année de production et à créer une
organisation combinant organisation mécaniste et organisation organique.
Adler éclaira le phénomène en proposant une distinction aussi inédite
qu’audacieuse. L’organisation bureaucratique, avança-t-il, n’était pas une
mais multiple, il en existait différents types. À l’époque, la plupart des
bureaucraties étaient « coercitives » et centrées sur le contrôle des
individus. On attendait des ouvriers qu’ils fassent profil bas, obéissent et
évitent de penser. À NUMMI, Adler observa ce qu’il appela une «
bureaucratie habilitante », conférant aux employés le pouvoir de générer
des idées créatives et de proposer des améliorations en permanence. Toyota,
pour reprendre l’image d’Adler, avait renversé l’ingénierie industrielle
classique. Il l’explique dans son article « Time and Motion Regained »2 :
Les standards de travail élaborés par les ingénieurs industriels et imposés aux ouvriers sont
aliénants. Mais les procédures conçues par les ouvriers eux-mêmes dans un effort continu et
positif pour améliorer la productivité, la qualité, les compétences et la compréhension
peuvent humaniser même les formes les plus disciplinées de bureaucraties. Qui plus est,
NUMMI montre que le rôle de la hiérarchie peut aller au-delà du commandement et apporter
accompagnement et expertise.

John Krafcik, qui fut le premier à utiliser l’expression « lean production »


lorsqu’il était étudiant au MIT, rapporte une anecdote formidable dans son
article fondateur sur la production lean3, tirée de sa propre expérience chez
NUMMI. Il raconte :
Un manager d’ingénierie industrielle GM, résolu à découvrir le secret des performances de
productivité et de qualité remarquables du site, demanda à un dirigeant de NUMMI (en fait,
un dirigeant de Toyota envoyé du Japon pour accompagner la joint-venture) combien
d’ingénieurs industriels travaillaient chez NUMMI. Le dirigeant réfléchit quelques minutes
avant de répondre : « Nous avons 2 100 équipiers travaillant dans les ateliers ; nous avons
donc 2 100 ingénieurs industriels. »

Management mécaniste, organique, mixte et


lean

Étant donné tout ce qui différencie les organisations mécanistes, les


organisations organiques et les combinaisons innovantes de la bureaucratie
habilitante, comment la plupart des organisations déploient-elles des
systèmes lean ? C’est une question que je pose aux « étudiants » – des
dirigeants pour la plupart – de ma master class de trois jours sur le
leadership lean. Je leur soumets une définition relativement générale de la
distinction entre déploiement mécaniste et déploiement organique du lean et
je leur demande de citer des caractéristiques de l’un et de l’autre. Ils se
prêtent généralement à l’exercice avec beaucoup d’enthousiasme. La figure
P.2 recense les termes cités lors des master class que j’ai données en
Angleterre en 2019. Les participants établissent une différence nette entre
l’approche mécaniste – basée sur des projets, pilotée par des experts, un
contrôle top-down, des outils – et l’approche organique – pilotée par un but,
un voyage, sollicitant l’engagement des individus, le coaching.

FIGURE P.2 Caractéristiques du déploiement du lean mécaniste et du lean organique :


réponses des participants à la master class.

Lorsque je demande aux étudiants quelle approche ils préfèrent et laquelle


ils croient la plus efficace, ils votent à une écrasante majorité pour
l’approche organique. Ils disent généralement que l’approche mécaniste est
plus rapide et plus efficace, mais que l’approche organique est plus robuste
et plus pérenne. Il se trouve toujours un participant pour souligner que ces
deux approches ne sont peut-être pas exclusives l’une de l’autre mais que
chacune pourrait avoir son rôle. Je décris alors la bureaucratie habilitante et
les visages s’éclairent. Tous hochent la tête et reconnaissent que c’est ce
qu’ils cherchent à réaliser.
La plupart indiquent qu’ils ont recours à une approche mécaniste et se
demandent s’ils doivent y renoncer au profit d’une approche organique. Je
leur réponds qu’il est sans doute pertinent de commencer par un
déploiement mécaniste large piloté par des spécialistes du lean, comme
nous l’avons vu au début du chapitre, puis de bâtir à partir de cette base des
approches plus organiques. L’approche mécaniste débouche souvent sur des
résultats mesurables et séduit en cela les dirigeants. Il y a un ROI. En outre,
elle peut contribuer à établir un flux dans le processus et à éduquer les
collaborateurs aux concepts du lean. Mais si la mise en œuvre du lean se
limite à un déploiement mécaniste, il est probable que les systèmes de
production de masse originaux reprendront leurs droits lorsque les
spécialistes du lean passeront à d’autres projets. Toyota, pour sa part,
préfère débuter organiquement avec le processus de la ligne modèle –
apprendre en profondeur en commençant par développer le système en un
point –, ce qui est plus long et ne produit pas les résultats rapides que de
nombreux dirigeants appellent de leur voeux. D’un autre côté, l’un des
atouts majeurs de l’approche par la ligne modèle est de permettre aux
managers et aux opérateurs d’acquérir une connaissance approfondie du
système et de se l’approprier pleinement, ce qui est essentiel pour enraciner
la durabilité et l’amélioration continue dans les nouveaux systèmes. Nous
traiterons des approches de déploiement au chapitre « Conclusion ».

Apprendre des principes du modèle Toyota


vs copier les pratiques de Toyota

Comme tout auteur, je ne suis pas toujours content de l’interprétation que


font les lecteurs et les critiques de mes livres. On m’accuse parfois d’être un
amoureux inconditionnel de Toyota, refusant l’idée même que le
constructeur puisse commettre des erreurs. À les en croire, je décrirais
Toyota comme le paradis des organisations et inciterais toutes les
entreprises à imiter ses pratiques. Alors oui, j’ai une immense admiration
pour Toyota et mes batteries se rechargent chaque fois que je visite un des
sites du constructeur. Mais Toyota est loin d’être parfait, et le copier est une
mauvaise idée.
J’ai passé suffisamment de temps chez Toyota pour avoir entendu de
nombreuses critiques émanant de managers et d’opérateurs et eu
connaissance de nombreux talons d’Achille. Par exemple, après avoir visité
une usine, j’ai reçu un courriel d’un salarié m’informant que les managers
avaient évité de me montrer toutes les voitures en cours de réparation ce
jour-là à cause de malfaçons. Un manager travaillant depuis de longues
années dans cette même usine m’a également dit regretter le temps où les
formateurs étaient japonais et où les indicateurs chiffrés étaient utilisés
comme des guides pour progresser alors que, désormais, « faire les chiffres
» était devenu le principal objectif. Toyota est composé de femmes et
d’hommes, avec toutes nos humaines imperfections. Même lorsque je
pilotais des visites guidées des usines Toyota, il est arrivé que des salariés
m’avouent avoir connu de courtes périodes où ils étaient allés à l’encontre
des principes clés – par exemple en ne mettant pas à jour régulièrement le
travail standardisé lorsque des progrès étaient réalisés, en ayant des
difficultés à former des managers possédant une compréhension
approfondie du modèle Toyota, en laissant des défauts échapper au
processus, et bien d’autres choses encore.
Takahiro Fujimoto, un étudiant du système de production Toyota,
explique qu’il faut l’envisager comme un système au développement
évolutionniste, non planifié :
Bien que le système de fabrication de Toyota donne l’impression d’avoir été délibérément
conçu comme une arme concurrentielle, il a été créé progressivement au fil d’un processus
historique complexe qui ne peut en aucun cas être réduit à la seule vision rationnelle de
managers4.

Même les usines Toyota ne copient pas aveuglément les « meilleures


pratiques » des autres usines du groupe. Certes, toutes les usines ont des
processus similaires pour poinçonner, modeler, souder, peindre et assembler
; dès lors, pourquoi ne pas simplement identifier les meilleures pratiques et
exiger qu’elles soient reproduites partout ? À cela, les Toyota sensei
opposeront que le TPS doit en fait être compris comme un « Thinking
Production System », un système de production pensant. Ils veulent que les
gens réfléchissent. Copier n’est ni réfléchir ni apprendre. Toyota pourrait
essayer d’imposer des meilleures pratiques depuis le siège, pour que tout le
monde fasse les choses de la même manière, mais cela sonnerait le glas de
l’amélioration continue. L’entreprise obtiendrait de la conformité, pas de la
réflexion.
Apprendre de Toyota depuis plus de 35 ans est une aventure qui a
transformé ma vie et, après toutes ces années, Toyota reste à mes yeux une
entreprise remarquable. L’approche du raisonnement scientifique et de
l’amélioration qu’incarne Toyota est un modèle dont il faut apprendre.
Comment ce modèle peut-il vous aider à développer une vision pour votre
entreprise ? Que pouvez-vous apprendre de ses principes ? En quoi les défis
spécifiques auxquels vous êtes confronté pourraient-ils bénéficier d’idées
tirées de l’approche Toyota ? Il n’y a pas de « solutions » à tirer de Toyota,
mais une grande sagesse qui peut vous aider à élaborer votre vision pour
l’avenir. Il est également désormais tout à fait clair pour moi que même
d’excellents processus de fabrication gages de qualité, de coûts bas et de
vitesse ne sont pas suffisants. Vous avez besoin de produits et de services
que les clients ont envie d’acheter et d’une proposition de valeur attrayante.
Vous avez besoin d’une stratégie, et celle-ci sera unique à votre entreprise
(voir principe 14).

Nouveautés de la deuxième édition

Dans la première édition du modèle Toyota, je présentais 14 principes de


lean management organisés autour de 4P – philosophie, processus,
personnes et résolution de problème. J’ai beaucoup appris depuis 2004,
année de publication du livre. J’ai écrit 11 autres ouvrages consacrés à
divers aspects de Toyota et accompagné de nombreuses entreprises sur la
voie du lean. J’ai tant appris de ces expériences que j’ai décidé de proposer
une nouvelle édition, revue et augmentée, du livre de 2004. En voici les
principales nouveautés :
1. Distinction entre approche mécaniste et approche organique. J’ai
commencé à utiliser cette distinction dans mes cours pour donner aux
étudiants une image plus claire de ce qui fait la spécificité de la
philosophie Toyota. Elle permet également de donner vie à la
perspective systémique.
2. Le déploiement du lean comme encouragement au raisonnement
scientifique. Mon ancien étudiant Mike Rother m’a offert son livre
Toyota Kata et j’y ai trouvé un écho à mes propres observations chez
Toyota mais aussi des apports originaux, palliant certains manques de
mes propres travaux. Mike avait remarqué que, malgré la réussite
initiale des interventions pour implanter le lean, les managers avaient
tendance à retomber dans leurs anciennes habitudes et que la conversion
au lean était rarement durable. Il avait la conviction que Toyota
cherchait à créer une nouvelle manière de penser, fondée sur les faits et
une forme scientifique d’expérimentation. Mike s’intéressa donc aux
mécanismes d’apprentissage de nouveaux comportements et de
nouvelles compétences, et fut particulièrement impressionné par les arts
martiaux, dont les pratiquants apprennent à développer des capacités
physiques extraordinaires. Au karaté, le terme « kata » désigne des
mouvements codifiés que l’on acquiert grâce à une pratique répétée
assortie de retours d’expérience de la ceinture noire. Mike s’en inspira
pour élaborer une méthode visant à développer chez les individus
l’habitude du raisonnement scientifique à travers une pratique répétée et
des retours d’expérience correctifs. L’approche de Mike a nourri ma
réflexion pour ce livre et j’y reviens en détail dans le chapitre consacré
au principe 12.
3. Révision du modèle des 4P. Les 4P demeurent inchangés mais je place
au centre le raisonnement scientifique, que Taiichi Ohno désigne
comme le cœur du TPS et que Mike Rother enseigne à travers les kata.
Il y a toujours 14 principes mais j’ai actualisé la terminologie, en ai
combiné certains et ajouté de nouveaux. J’ai en particulier presque
entièrement refondu les principes touchant à la « résolution de problème
» pour les centrer sur le raisonnement scientifique, le déploiement des
politiques pour aligner les objectifs et le lien entre stratégie et
exécution.
4. Nouveaux exemples. J’ai inclus des exemples d’application du lean
dans le secteur des services et les métiers de la connaissance, tirés de
mes travaux et de mes écrits pour The Toyota Way to Service
Excellence5 et Designing the Future6.
5. Une explication détaillée de la structure des groupes de travail de
Toyota. Je trouve extrêmement intéressante et instructive la façon dont
Toyota développe les leaders et organise les groupes de travail,
sensiblement différente des pratiques habituelles. Entre autres choses, la
structure organisationnelle de Toyota encourage le coaching et
l’apprentissage. J’en apporte des exemples dans le principe 10.
6. Condensé de certaines parties du livre. Dans la première édition, il
faut attendre 68 pages et six chapitres (dont ceux consacrés au
développement de la première Prius et de la première Lexus) pour
découvrir le premier principe. Dans cette nouvelle édition, j’ai déplacé
les exemples consacrés à la conception des voitures et à la stratégie
produits de Toyota dans le principe 14. J’ai également resserré les
passages consacrés à l’histoire de Toyota et aux concepts du lean.
7. Le lean à l’ère du numérique. J’aborde au principe 8 la question de la
technologie, notamment l’Internet des Objets (IdO). Le principe 14
explore ce que la pensée lean peut apporter au développement et à
l’utilisation des nouvelles technologies dans le cadre d’une stratégie
d’entreprise.
8. Glossaire. Le lexique du lean comporte beaucoup de termes
spécifiques, dont les principaux sont définis dans un court glossaire7.
Le modèle Toyota repose sur une philosophie : apprendre en faisant sous le
regard vigilant d’un coach. On l’apprend au gemba, pas assis dans un
fauteuil confortable en lisant un livre. J’espère néanmoins que ce livre vous
aidera à repenser ce qui est possible dans votre entreprise. Les personnes
que je connais qui se sont engagées dans un vrai voyage vers le lean
décrivent combien elles ont appris et combien elles en ont été transformées.
Ce voyage parle de développement personnel, de clarifier ses valeurs et
d’acquérir la confiance de pouvoir changer les choses. Alors, s’il vous plaît,
commencez par lire ce livre, mais passez ensuite à l’action !

Points clés
Le système qui va changer le monde était fondé sur des travaux de recherche
sur le système de production Toyota et a popularisé les concepts de la «
production lean » dans la plupart des secteurs de la société.
Le système de production Toyota est représenté par une maison. Les deux
piliers du juste-à-temps et du jidoka reposent sur un socle de processus stables,
lissés. Au centre, les individus améliorent en permanence le système.
À de nombreux égards, les méthodes du TPS ressemblent aux méthodes
industrielles classiques mais Toyota à renversé l’ingénierie industrielle
traditionnelle en donnant aux équipiers de première ligne le pouvoir d’utiliser les
outils pour améliorer leurs propres processus.
Lorsqu’on envisage l’entreprise comme une machine, le lean mécaniste devient
une boîte à outils que l’on utilise pour éliminer les gaspillages, comme le prescrit
l’ingénierie industrielle classique.
Lorsque l’entreprise est considérée comme un système vivant, le lean organique
se concentre sur les individus qui à tous les niveaux remettent en cause le
système et l’améliorent en permanence.
L’expression « bureaucratie habilitante » a été proposée par Paul Adler pour
désigner un ensemble d’éléments mécanistes et organiques, où la structure, les
politiques et le soutien du management donnent aux individus le pouvoir
d’améliorer leurs processus.
Les pratiques de Toyota ne sont pas efficaces si on en fait des références à
copier parce qu’elles ont été élaborées pour répondre aux problèmes de Toyota
en un temps donné. Il est bien plus pertinent d’apprendre des principes et de les
utiliser comme des idées ou des sources d’inspiration au service dec votre vision
de l’excellence.
Le numérique rend désormais possibles des systèmes lean d’un type nouveau
qui utilisent pertinemment ces technologies pour soutenir les personnes et les
processus.
1 James P. Womack, Daniel T. Jones et Daniel Roos, Le Système qui va changer le monde,Paris,
Dunod, 1993.
2 Paul S. Adler, « Time and Motion Regained, » Harvard Business Review, janv./ févr. 1993, p. 97-
108.
3 J. F. Krafcik, « Triumph of the Lean Production System, » Sloan Management Review, n° 30,
1988, p. 41-52.
4 Takahiro Fujimoto, The Evolution of a Manufacturing System at Toyota, New York, Oxford
University Press, 1999, p. 5-6.
5 Jeffrey Liker et Karyn Ross, The Toyota Way to Service Excellence, New York, McGraw-Hill,
2016.
6 James Morgan et Jeffrey Liker, Designing the Future: How Ford, Toyota, and Other World-Class
Organizations Use Lean Product Development to Drive Innovation and Transform Their
Business, New York, McGraw-Hill, 2018.
7 Chet Marchwinski et. al., Lean Lexicon: A Graphical Glossary for Lean Thinkers, Brighton, MA,
Lean Enterprise Institute, 2006.
Introduction
Le Modèle Toyota : l’excellence
opérationnelle comme arme
stratégique

Nous attachons la plus haute importance à la mise en œuvre concrète et à l’action. Il y a


beaucoup de choses que l’on ne comprend pas mais vous ne devez pas vous laisser arrêter :
pourquoi ne pas tenter quelque chose ? Vous prenez ainsi conscience de votre ignorance, vous
reconnaissez votre échec, vous pouvez y remédier et vous recommencez. Au deuxième essai,
vous faites une autre erreur ou quelque chose ne vous convient pas, et vous recommencez
encore. Ainsi, par l’amélioration continue ou, devrais-je dire, l’amélioration par l’action,
chacun peut atteindre un niveau supérieur de compétence et de pratique.

FUJIO CHO, PRÉSIDENT DE TOYOTA MOTOR CORPORATION, 2002

Toyota a attiré l’attention pour la première fois dans les années 1980,
lorsqu’il est devenu évident que la qualité et l’efficacité japonaises avaient
quelque chose de particulier. Les voitures japonaises avaient une durée de
vie supérieure aux voitures américaines et européennes et nécessitaient
beaucoup moins de réparations. Au début de la décennie suivante, il est
apparu que Toyota était lui-même un cas particulier parmi les autres
constructeurs japonais1. Les voitures étaient dépourvues de lignes ou de
performances spectaculaires, même si elles étaient agréables à conduire et
que leurs modèles étaient souvent très luxueux. C’était la manière dont
Toyota concevait et fabriquait les véhicules qui donnait une cohérence
exceptionnelle aux processus et au produit. Grâce à sa culture, ses méthodes
et ses processus, l’entreprise concevait et fabriquait des voitures moins
chères et de meilleure qualité, plus rapidement que ses concurrents. Tout
aussi impressionnant était le fait que chaque fois que Toyota montrait une
faiblesse apparente et semblait vulnérable, le problème était réglé comme
par miracle et Toyota revenait, plus fort que jamais – comme l’a illustré la
grave crise de rappels de véhicules en 2009-2010, dont on aurait pu croire à
l’époque qu’elle aurait raison du constructeur2. Toyota conserva sa
rentabilité tout au long de cette période difficile et, une fois réglés les
problèmes, ses notations dans les classements qualité repartirent à la hausse.
De nombreux indicateurs peuvent être utilisés pour évaluer un
constructeur automobile. Nous en retiendrons deux : les bénéfices et la
qualité vécue par le client. On ne peut pas apprécier la réussite de Toyota en
se basant sur une seule année, il faut s’intéresser à la constance remarquable
des performances élevées enregistrées par l’entreprise sur le long terme. En
ce qui concerne les bénéfices, j’ai retenu les revenus nets/pertes en dollars
américains sur une période de 15 ans, de 2004 (année de publication de la
première édition de ce livre) à 2018 (voir figure I.1). J’ai comparé ces
résultats à ceux de plusieurs grands constructeurs automobiles – Ford,
Volkswagen et General Motors. Il apparaît que le même schéma
s’appliquerait à tous.
Toyota l’emporte clairement pour la plupart des années retenues. En
2008, au moment de la crise financière, après 50 années consécutives de
bénéfices, Toyota enregistre une perte d’un peu plus de 5 milliards de
dollars, supérieure à celle de Ford et Volkswagen. Pour toutes les autres
années, Toyota est bénéficiaire, malgré la crise du rappel de voitures, le
tremblement de terre et le tsunami au Japon qui interrompirent
l’approvisionnement en pièces détachées, et l’inondation la plus dramatique
qu’ait jamais connue la Thaïlande qui immobilisa également
l’approvisionnement en pièces détachées et la production de véhicules.
Exception faite de ces mauvaises années dues à des crises et des
catastrophes naturelles, le schéma est très nettement haussier. En 2007, juste
avant la crise financière, Toyota a enregistré un revenu net de 14 milliards
de dollars, record historique du secteur. En 2013, le groupe établit un
nouveau record avec un bénéfice de près de 19 milliards de dollars, qu’il
dépassera en 2017, à 21 milliards de dollars. Seul Ford a enregistré un
résultat similaire, plus de 20 milliards de dollars en 2011, dû toutefois, pour
l’essentiel, à un changement comptable*.

FIGURE I.1 Comparaison des revenus nets/pertes des constructeurs automobiles, 2004-
2018.

Les données ont été compilées par James Franz. Les chiffres de Toyota ont été convertis à
partir du yen, sur la base des taux de change trimestriels, et les données concernant
l’année fiscale ont été converties en années calendaires. Il convient de noter que le
bénéfice de Ford pour 2011 a été gonflé de plus de 11 milliards de dollars du fait d’un
changement comptable pour « actifs d’impôts différés ».

Si nous nous intéressons à présent aux bénéfices cumulés, diminués des


pertes, réalisés par les constructeurs sur cette même période de 15 ans,
Toyota sort nettement du lot (voir figure I.2). Le net de Toyota s’établit à
179,7 milliards de dollars. Honda, qui a été ajouté dans cette comparaison,
arrive en deuxième position, à 75,4 milliards de dollars, soit moins de la
moitié de Toyota. Le numéro 3, Ford, totalise péniblement 46,9 milliards de
dollars – et encore, ce chiffre est un peu surévalué du fait du changement
comptable de 2011. Volkswagen, qui était le premier constructeur mondial
lorsque j’ai écrit la première édition de cet ouvrage, arrive à un total de 37,2
milliards de dollars, soit environ 20 % des bénéfices nets de Toyota. On
remarquera que les revenus cumulés de Ford, GM, Volkswagen et Honda
sur la période sont largement inférieurs à ceux de Toyota, à 125,1 milliards
de dollars. Même en excluant la contribution négative de General Motors
sur la période, les 159,5 milliards de dollars que totalisent les trois autres
constructeurs sont inférieurs au revenu de Toyota.

FIGURE I.2 Revenus nets totaux des constructeurs automobiles, 2004-2018.

Cette rentabilité vaut à Toyota de bénéficier d’excellentes notations (Aa3


par Moody au moment où j’écris) et de disposer d’une importante trésorerie
pour investir dans l’évolution tumultueuse du secteur vers des véhicules
connectés, autonomes, partagés et électrifiés. En 2019 par exemple, elle
s’élevait à 57,5 milliards de dollars, un record3.
Pour certains analystes financiers, disposer d’une telle trésorerie est
criminel. Pourquoi Toyota n’utilise-t-il pas cet argent pour récompenser les
actionnaires à travers des acquisitions, des rachats d’actions ou des
dividendes plus élevés ? Toyota viole les pratiques conventionnelles des
affaires et suit le conseil de vos grands-parents : mettre de l’argent de côté
pour les jours difficiles. Toyota a pour philosophie d’apporter de la valeur à
la société et à ses clients, de participer au bien-être des communautés dans
lesquelles l’entreprise est implantée et de contribuer au bien-être de ses
salariés et de ses partenaires. Pour y parvenir, il est essentiel d’amortir les
hauts et les bas naturels du marché avec un confortable matelas financier.
La sagesse de cette philosophie n’a jamais été aussi évidente qu’en 2020
lorsque la pandémie de Covid-19 a déferlé sur le monde, mettant en danger
la pérennité de nombreuses entreprises.
Toyota et Lexus figurent régulièrement aux premières places des
classements qualité utilisés par différentes organisations pour comparer les
constructeurs automobiles. Un des organismes les plus respectés aux États-
Unis est JD Power, souvent cité pour son classement sur la « qualité initiale
» qui couvre les trois premiers mois de propriété d’un véhicule. Je préfère
pour ma part les notations sur la fiabilité à trois ans, qui reflète l’usure
normale de la voiture et mesure les problèmes rencontrés au cours de la
dernière des trois années. Le plus grand honneur est d’être distingué par le
prix de la meilleure fiabilité sur un segment de véhicules donné (petites
voitures, berlines, SUV…). La Figure I.3 indique combien de prix Toyota et
ses marques ont reçu de 2004 à 2019. La courbe est chaotique mais on peut
voir que, parmi tous les constructeurs automobiles vendant des voitures aux
ÉtatsUnis, les modèles de Toyota ont remporté de 20 % à presque 60 % des
premiers prix selon les années. En 2019, la Lexus a été déclarée voiture la
plus fiable à trois ans et Toyota figurait à la troisième place4.
FIGURE I.3 Pourcentage relatif au segment des premières places du classement JD
Power sur la durabilité à trois ans, 2009-2014.

Les données ont été compilées par James Franz, en additionnant les vainqueurs par
année.

Les performances des véhicules Toyota sont encore meilleures sur les
longues périodes. Prenons par exemple les voitures que leurs propriétaires
gardent plus de 300 000 kilomètres aux États-Unis5. La Toyota Sequoia
arrive en première position (neuf fois plus de probabilité de la garder plus
de 300 000 kilomètres par rapport à la moyenne) ; au cinquième rang, on
trouve la Toyota 4-Runner ; au septième rang, la Toyota Highlander ; au
dixième rang, la Toyota Tacoma ; au onzième rang, la Toyota Tundra et, au
douzième rang, la Toyota Avalon. En d’autres termes, six des quatorze
voitures que les Américains gardent au-delà de 300 000 kilomètres sont
fabriquées par Toyota.
Les évaluations d’autres organismes parviennent aux mêmes
conclusions. Autobytel, qui se penche sur l’historique des véhicules et le
jugement des mécaniciens, a dévoilé ses prévisions concernant la durabilité
probable des modèles 2019. Sans surprise, la Camry, la Corolla, la Prius et
la Lexus ES figurent toutes dans les dix premières places6. Un autre institut,
Dashboard Light, étudie les voitures en fin de vie. Il s’intéresse au groupe
motopropulseur, les pannes des moteurs à essence traditionnels ou les
pannes de transmission étant les réparations les plus coûteuses, et prend
également en compte l’âge à laquelle survient la panne et le moment où le
véhicule est repris par un concessionnaire au prix usine. Dashboard classe
la Lexus à la première place, devant Toyota ; la marque Scion, qui n’existe
plus, arrive quant à elle en quatrième position pour la fiabilité à long terme
(voir figure I.4).

FIGURE I.4 Fiabilité à long terme, classement Dashboard Light.

Je ne dis pas que l’absence de défaut est tout ce qui compte en matière de
mobilité. Comme nous le verrons au principe 14, l’enthousiasme pour une
voiture peut être plus important, en particulier à l’heure où la mobilité entre
dans une nouvelle ère – et Toyota y travaille d’arrache-pied. Tesla prouve
aujourd’hui que jouer la carte du plaisir et des fonctionnalités innovantes
peut réussir à faire passer au second plan les problèmes de qualité
persistants. Mais, jusqu’à ce jour, les caractéristiques distinctives qui ont
nourri la croissance de Toyota sont la fiabilité extrême, le prix abordable et
la fonctionnalité.

Le Modèle Toyota

Quel est le secret de la réussite de Toyota ? Toyota est reconnu pour avoir
créé le système de production Toyota (TPS) et ouvert la voie à la «
révolution lean ». Toutefois, des outils et des techniques ne sont pas une
arme secrète pour transformer une entreprise. La réussite durable de Toyota
découle d’une philosophie plus profonde, fondée sur sa compréhension des
hommes et de leurs mécanismes de motivation. Son succès est, in fine,
fondé sur sa capacité à cultiver le leadership, les équipes et la culture, à
définir la stratégie, à bâtir une vraie relation avec les fournisseurs et à
perpétuer une entreprise apprenante.
Ce livre décrit les 14 principes qui constituent ma vision du « modèle
Toyota », nourrie de plus de 35 ans d’étude de l’entreprise. Pour éclairer
mon propos, j’ai divisé ces principes en quatre catégories : philosophie,
processus, ressources humaines/partenaires et résolution des problèmes
(voir figure I.5). J’ai revu le modèle pour cette nouvelle édition. En lieu et
place de la pyramide que j’utilisais dans la première édition, j’ai choisi
d’illustrer les principes sous la forme d’un puzzle représentant un système
d’éléments interconnectés. J’ai également ajouté au centre un nouveau
concept, celui de « raisonnement scientifique », qui donne vie aux 4P
comme nous le verrons un peu plus loin. Concrètement, le raisonnement
scientifique renvoie ici à l’adoption d’une démarche d’apprentissage
itérative, fondée sur les faits, pour progresser vers un objectif difficile. Il
suppose avant toute chose de reconnaître que le monde est beaucoup plus
complexe et imprévisible que nous ne le pensons souvent… et de très loin.
FIGURE I.5 Le modèle des 4P.

Les 14 principes associés au modèle des 4P sont résumés sur la figure I.6.
Vous en trouverez une version plus développée en annexe, accompagnée
d’un tableau qui vous permettra d’évaluer votre propre situation au regard
de ces principes. Les lecteurs ayant lu la première édition remarqueront que,
s’il y a toujours 14 principes, certains ont été reformulés et que l’ordre en
est un peu différent. La section consacrée à la résolution de problème est
celle qui a été le plus modifiée. Je mets désormais davantage l’accent sur le
« raisonnement scientifique » : observer et apprendre de manière itérative
(voir principe 12), aligner les plans et les objectifs à travers le déploiement
des politiques (voir principe 13), établir une connexion entre la stratégie et
l’exécution par grands bonds et petits pas à l’aide d’un nouveau principe
(voir principe 14). Chaque principe fait l’objet d’un chapitre, illustré
d’exemples tirés de l’industrie et des services.
FIGURE I.6 Le modèle des 4P et les 14 principes.

La « Toyota Way »* et le système de production Toyota (TPS) – philosophie


et méthodologie de Toyota – sont la double hélice de l’ADN de Toyota ; ils
définissent son style de management et ce qui est unique à cette entreprise.
Dans ce livre, je souhaite expliquer et montrer comment les principes de
Toyota peuvent aider n’importe quelle entreprise à améliorer n’importe quel
processus opérationnel – de la vente au développement des produits, au
développement informatique, au marketing, à la logistique et au
management. Pour vous aider dans cette découverte, je propose de
nombreux exemples de ce que fait Toyota pour maintenir ce niveau
exceptionnel de performance et des exemples d’entreprises industrielles et
de services qui ont appliqué avec succès les principes de Toyota.
Le raisonnement scientifique est l’épine
dorsale… et l’être humain n’y est pas très
bon

Le changement le plus significatif apporté au modèle Toyota dans cette


seconde édition est la place centrale dévolue au raisonnement scientifique.
Ce n’est pas une idée nouvelle pour Toyota. Le premier manuel du TPS,
publié par le service Éducation et Formation de Toyota en 1973, enseignait
la vision qu’avait Ohno de « l’état d’esprit scientifique » : « Dans les
ateliers, il est important de commencer par le phénomène réel et de chercher
la cause racine afin de résoudre le problème. En d’autres termes, nous
devons mettre l’accent sur “réunir les faits” […] »**
Cette philosophie fut réaffirmée des années plus tard par un étudiant
d’Ohno, M. Ohba, qui fut à l’origine du centre de soutien aux fournisseurs,
ou TSSC, aux États-Unis :
Le TPS repose sur le raisonnement scientifique […]. Comment puis-je répondre à ce
problème ? Pas avec une boîte à outils. [Vous devez] être prêt à commencer petit et apprendre
par tâtonnements.

La notion de raisonnement scientifique évoque l’image de savants de


laboratoire appliquant avec rigueur une méthode définie pour formuler et
tester leurs hypothèses, en vue de publier leurs résultats dans un article et
faire progresser la connaissance. L’objectif de la science pure est
d’identifier des principes généraux, soumis à des pairs qui évaluent la
rigueur de la démarche de recherche. En règle générale, les choses se
passent ainsi : on identifie une lacune dans nos connaissances et on justifie
son importance (définition du problème), on propose des éléments de
réponse (hypothèses), on explique la conception de l’étude (méthodes), on
présente ses conclusions (résultats), on discute les implications de l’étude et
on propose des pistes de recherche (discussion/réflexion). Ce processus doit
être conduit de manière objective et sans biais. Ohno, lui, ne cherchait
nullement à prouver des hypothèses génériques sur la nature du monde. Ce
qu’il voulait, comme l’explique Ohba, c’est apporter une réponse à « ce »
problème. De plain-pied dans le chaos du monde réel, il voulait que les
opérateurs abordent de manière scientifique les problèmes qu’ils
rencontraient, c’est-à-dire qu’ils réunissent les données et les faits, prennent
le temps de tester leurs idées, étudient les résultats et en tirent les
enseignements. On pourrait même dire que le cœur de la culture de Toyota
est une approche concrète du raisonnement scientifique.
Si, de fait, les améliorations fondées sur le raisonnement scientifique
sont ce qui donne vie au TPS, comment forme-t-on les individus à raisonner
ainsi ? La réponse de Toyota : grâce à la relation coach-apprenant et grâce à
une pratique quotidienne. Toyota a formé sur plusieurs décennies chacun de
ses dirigeants, managers et responsables à être des coaches, chose que peu
d’autres entreprises ont accomplie.
Le livre de Mike Rother Toyota Kata7 propose un processus simple,
étape par étape, et des kata de démarrage (routines), afin de développer les
compétences de raisonnement scientifique – susceptibles d’être utiles aux
entreprises qui souhaitent adapter l’approche de Toyota. J’y reviendrai au
principe 12.
La science ne se laisse pas facilement définir, comme en témoignent les
débats philosophiques toujours recommencés sur ce qu’est la science.
Rother ne cherche pas tant à définir la science en tant que telle qu’à
élaborer une approche pratique pour apprendre aux individus à raisonner de
manière scientifique dans la vie de tous les jours. Il la décrit comme8 :
« un état d’esprit, ou une façon de regarder le monde/de répondre à des
objectifs et des problèmes, caractérisé ainsi :
admettre que notre compréhension est toujours incomplète et
possiblement erronée ;
supposer que l’on trouvera des réponses dans des tests plutôt que dans
la seule discussion (on fait des prédictions que l’on teste avec des
expériences) ;
se rendre compte que les différences entre ce que nous prédisons et ce
qu’il se passera réellement peuvent être une source utile
d’apprentissage et d’ajustements correctifs ».
A contrario, lorsque nous répondons aux buts et aux problèmes en
supposant que nous comprenons déjà la réalité et la solution, en ne testant
pas nos suppositions, et en considérant les erreurs de prédiction comme des
échecs personnels sans valeur d’apprentissage, nous n’utilisons pas un état
d’esprit scientifique et nous n’apprenons pas à réfléchir de manière
scientifique.
Naturellement, nous rencontrons des problèmes lorsque nous avons un
certain degré d’expérience et de connaissance pour guider nos décisions, et
nous n’avons pas besoin de faire semblant de ne rien savoir. Rother parle de
« seuil de connaissances ». Qu’est-ce qui entre dans notre seuil de
connaissances et que sont les suppositions à tester ? Dans le domaine de la
physique, par exemple, le corpus de connaissances est immense, et il serait
inefficace de prétendre ne rien savoir de domaines aussi riches que la
physique, la chimie et la biologie quand on conçoit un processus de
fabrication. On sait aussi beaucoup de choses sur l’ingénierie logicielle.
Nous pouvons appliquer ce savoir, même si nous l’adaptons généralement à
la situation à laquelle nous sommes confrontés et produisons même des
idées nouvelles. Malheureusement, les êtres humains ont tendance à
largement surestimer leurs connaissances. Notre cerveau primitif a horreur
de l’incertitude et nous amène à croire que nous connaissons la bonne
réponse ou qu’il existe quelque part une bonne façon de faire connue qu’il
suffit de trouver.
J’ai rappelé dans la préface que le lean n’était pas un processus
mécanique consistant à appliquer des solutions toutes prêtes pour résoudre
les problèmes d’une entreprise. C’est pourtant ainsi qu’on l’envisage
souvent, ce qui est résolument non scientifique. Par exemple, lorsque je
donne des cours ou que je fais des présentations, je suis habituellement
bombardé de questions par des personnes qui me demandent de résoudre
leurs problèmes sur le champ : « Comment lisser notre programme de
production si nos clients ne sont pas lissés ? Comment appliquer le TPS
dans un environnement lourdement réglementé ? Devons-nous accrocher
des feuilles sur les murs ou est-il préférable de stocker toutes nos
informations dans un ordinateur ? Avons-nous besoin d’utiliser des
systèmes tirés pour tout ou pouvons-nous programmer nos milliers de
produits finaux ? Savezvous si le lean a déjà été appliqué à l’industrie
pétrolière en eaux profondes ? Comment convaincre mon P-DG de venir au
gemba ? » Toutes ces personnes me demandent la même chose : « Pouvez-
vous me donner la bonne solution à mon problème ? »
Je me suis longtemps efforcé d’apporter une réponse générale, mais
pertinente je l’espère, pour prouver ma crédibilité. Mais que pouvaient faire
ces personnes de mes réponses ? Je me rends compte aujourd’hui que lancer
des solutions dans un forum public va à l’encontre du raisonnement
scientifique et n’est d’aucune aide pour les personnes qui posent les
questions. Je ne connais pas leurs objectifs. Je n’ai pas étudié leur condition
actuelle. Et je connais moins encore leur gemba. En d’autres termes, les «
solutions » génériques ne sont que des suppositions non informées, même
lorsqu’elles émanent de prétendus experts comme moi. Nous sommes
habitués aux guides, aux cartes, aux manuels – et aux sociétés de services
informatiques et de conseil qui se vendent fièrement comme « prestataires
de solutions ». Branchez ces solutions et jouez. Ce serait formidable, si ce
n’est que cela fonctionne rarement.
Le raisonnement scientifique, disons-le dès à présent, n’est pas le mode
par défaut de l’être humain. Nous n’y sommes pas naturellement enclins.
Daniel Kahneman, lauréat du prix Nobel d’économie, fournit une
explication circonstanciée et scientifique des innombrables biais qui
interfèrent avec le raisonnement scientifique9. Premier responsable : le «
raisonnement rapide », qui est rapide, automatique et émotionnel – et très
gratifiant. Tirer des conclusions hâtives en nous fondant sur notre
expérience relève du « raisonnement rapide ». Le raisonnement scientifique,
quant à lui, repose sur le « raisonnement lent », qui est lent, réfléchi et
méthodique – et que nous jugeons généralement laborieux, ennuyeux et
même pénible. Kahneman parle de « loi du moindre effort mental », pour
désigner le mode préféré de notre cerveau, héritier de notre évolution. Il y
des milliers d’années, la survie exigeait de tirer rapidement des conclusions,
d’agir rapidement et de préserver notre énergie. Le contexte, naturellement,
n’est plus le même et nous avons désormais besoin de davantage d’êtres
humains capables de raisonner de manière scientifique, mais notre machine
date et ne fonctionne pas naturellement de cette manière.

Le raisonnement scientifique sous-tend


chacun des 4P

Philosophie

La philosophie de Toyota repose sur la pensée systémique à long terme et


un sens précis du but. Quelle est notre vision et qu’essayons-nous
d’accomplir ? Penser à long terme et penser en termes de systèmes exige un
raisonnement complexe. Il est facile de déployer X pour obtenir un résultat
Y immédiat. Mais que se passe-t-il si vous introduisez un X (former les
collaborateurs, par exemple) qui, de manière indirecte et après quelques
années, en combinaison avec les autres éléments du système (le flux pièce à
pièce par exemple), est susceptible d’améliorer les résultats de l’entreprise ?
Toyota travaille dur pour planifier et définir des objectifs ambitieux (voir
principe 13) mais espère aussi atteindre ces objectifs grâce à l’amélioration
continue. La direction est claire, mais – au mieux – le chemin pour y
parvenir est flou. Résoudre les problèmes de systèmes complexes suppose
que le leadership supervise l’intégralité du processus. Parallèlement, il se
doit de progresser vers la vision en divisant et en conquérant, en
décomposant le système futur souhaité en éléments, et en donnant aux
opérateurs à proximité de chaque processus la responsabilité d’apprendre en
expérimentant en permanence. Reprenons la question de M. Cho citée plus
haut : « Pourquoi ne pas tenter de faire quelque chose ? »

Processus
Les processus ne sont pas des choses statiques, mais des approches
dynamiques du travail pouvant être améliorées grâce à l’expérimentation et
à l’apprentissage. Dans la communauté lean, nombreux sont les prétendus
experts à déployer leurs méthodes lean préférées, celles avec lesquelles ils
ont obtenu des résultats dans le passé : créer des cellules, ranger, nettoyer et
mettre en place un tableau pour les petites réunions quotidiennes. Le
modèle Toyota ne considère pas que l’on peut déployer des solutions pour
réparer ou construire un système à hautes performances. Si Toyota a créé le
lean, ou ce que Krafcik appelle des systèmes « fragiles », c’est en grande
partie pour identifier les problèmes afin que les opérateurs puissent les
résoudre scientifiquement, un par un – et apprendre.

Salariés et partenaires

Comme nous l’avons vu, notre passé ne récompensait pas le raisonnement


lent et réfléchi, et l’être humain demeure le produit de cette évolution. Nous
avons beaucoup de vilaines habitudes : laisser des impressions erronées
issues d’expériences passées obscurcir notre jugement quant aux
possibilités futures, ou encore voir la situation présente à travers des
lentilles brumeuses et biaisées. Chez Toyota, tous les leaders sont des
coaches qui enseignent de nouvelles façons de penser au gemba, souvent
avec une formation relativement limitée. Au fil des répétitions, de nouveaux
chemins neuronaux se créent et ces nouveaux modes de raisonnement
scientifique deviennent plus faciles.

Résolution de problème

Dans de nombreuses entreprises, la résolution de problème se limite à


rapiécer les processus ; le plus souvent, le problème se reproduit et les
performances de l’organisation stagnent. Si Toyota pratique activement la
résolution de problème « réactive » en cas de déviation par rapport au
standard, l’idée est toujours d’essayer de trouver la cause racine. Plus
fondamentalement, les investissements importants que réalise Toyota dans
l’amélioration proactive en vue de relever des défis tendent à anticiper et
réduire les problèmes futurs.

Le système de production Toyota et la


production lean

Le TPS est la méthode de fabrication unique de Toyota. C’est le fondement


d’une grande part du mouvement lean qui domine le monde de la
production depuis une trentaine d’années. L’histoire du TPS sera traitée de
manière plus détaillée au chapitre suivant. En dépit de l’influence
considérable de ce mouvement, j’espère montrer dans ce livre que la plupart
des tentatives de mise en œuvre du lean ont été relativement superficielles.
La raison en est que nombre d’entreprises se sont focalisées sur des outils
comme les 5S (ranger et organiser l’espace de travail) et les cellules de
travail, sans comprendre que le lean est un système complet dont la culture
de l’entreprise doit s’imprégner. Dans la majorité des entreprises où le lean
est mis en œuvre, les dirigeants ne sont pas impliqués dans les activités et
l’amélioration continue, au jour le jour, qui sont pourtant l’épine dorsale du
lean.
Toyota a mis au point son système de production pour répondre à des
besoins urgents. Il ne s’agissait nullement de déployer des solutions
connues. Après la Seconde Guerre mondiale, Toyota luttait pour sa survie et
travaillait dans des conditions très différentes de celles de Ford et de GM.
Alors que ces deux constructeurs misaient sur la production de masse, les
économies d’échelle et des équipements lourds pour produire le maximum
de pièces possible au prix le plus bas possible, le marché de Toyota dans le
Japon d’après-guerre était petit. Toyota devait aussi construire des modèles
différents sur la même chaîne pour satisfaire ses clients. La flexibilité était
donc le maître mot de son activité. Ces conditions aidèrent Toyota à faire
une découverte essentielle : des temps de défilement courts et des chaînes
de production flexibles ont des effets positifs en termes de qualité, de
réactivité, de productivité et d’utilisation du matériel et de l’espace. Cette
découverte devint le fondement de la réussite planétaire de Toyota au XXIe
siècle.
À certains égards, les outils d’amélioration du TPS ressemblent
beaucoup aux méthodes d’ingénierie industrielle classiques qui cherchent à
éliminer les gaspillages. Néanmoins, la philosophie du TPS contient en fait
des principes qui en sont quasiment à l’opposé. Pour nous en convaincre,
intéressons-nous à ces vérités contre-intuitives sur le gaspillage sans valeur
ajoutée que l’on trouve dans la philosophie du TPS :
Le mieux est parfois d’arrêter une machine et la production de pièces,
afin d’éviter la surproduction, gaspillage fondamental dans le TPS.
Il est parfois préférable de constituer un stock de produits finis pour
lisser le programme de production, plutôt que de fabriquer au fil des
fluctuations de la demande réelle des clients.
Il est parfois préférable d’introduire sélectivement et de remplacer la
main-d’œuvre directe par des intervenants extérieurs. Lorsque le
gaspillage est éliminé des tâches à valeur ajoutée, il faut apporter aux
exécutants un soutien de haut niveau, tout comme on fait appel à un
chirurgien pour réaliser une opération délicate. Il existe chez Toyota un
échelon supplémentaire : les « chefs d’équipe » qui ne travaillent pas
directement sur les lignes mais qui sont prêts à intervenir à tout
moment lorsqu’un opérateur active l’andon pour demander de l’aide.
La priorité peut ne pas être de faire fabriquer des pièces par les
opérateurs le plus vite possible. Les pièces doivent être fabriquées au
rythme de la demande des clients. Travailler plus vite simplement pour
tirer le parti maximum des opérateurs est une autre forme de
surproduction qui peut conduire à employer globalement davantage de
personnel.
Il est préférable d’utiliser l’automatisation et l’informatique de
manière sélective ; il est souvent plus judicieux de recourir à des
processus manuels, même lorsque l’automatisation est possible et que
son coût est apparemment justifié en réduisant le nombre d’employés.
Les hommes sont la plus flexible de toutes les ressources.
L’automatisation est un investissement fixe. Et ce sont les personnes,
pas les ordinateurs, qui peuvent améliorer en permanence les
processus.
Il est souvent plus rapide de planifier lentement et avec soin, avant
d’expérimenter, puis de déployer efficacement, que de se précipiter
pour décider et déployer immédiatement. Toyota planifie dans le détail
et soumet toute nouveauté à un pilote avant de déployer la nouvelle
pratique à l’échelle de l’entreprise, ce qui accélère et facilite les
déploiements ultérieurs.

En d’autres termes, les solutions de Toyota à des problèmes particuliers


semblent souvent augmenter le gaspillage au lieu de le supprimer. La raison
de ce paradoxe apparent est qu’Ohno avait découvert, dans son observation
des sites de production, un sens très particulier du gaspillage qui n’apporte
pas de valeur ajoutée : il avait peu de rapport avec l’exploitation maximale
de la main-d’œuvre et du matériel mais davantage, en revanche, avec la
manière dont une matière première est transformée en un produit vendable.
Il apprit à cartographier le flux de la valeur ajoutée aux matières premières
tout au long du processus, jusqu’au produit fini que le client était prêt à
payer ; il apprit à repérer les « stagnations ». Cette approche était
radicalement différente de la production de masse, qui visait simplement à
identifier, recenser et éliminer le gaspillage de temps et d’effort dans les
processus de fabrication existants.
Lorsque vous referez par vous-même le voyage d’Ohno pour disséquer
les processus de votre entreprise, vous verrez les matières, les informations,
les appels au service après-vente et les prototypes des bureaux d’études
(complétez avec vos propres processus opérationnels) se transformer peu à
peu en quelque chose que le client attend. À y regarder de plus près,
toutefois, ces éléments sont souvent détournés en montagnes de matières ou
un fichier informatique. Ils attendent alors pendant de longues périodes,
jusqu’à ce qu’il soit possible de les faire passer au processus suivant. Les
hommes n’aiment pas voir leurs déplacements interrompus, ni patienter
dans de longues files d’attente. Aux yeux d’Ohno, les matières et
l’information sont tout aussi impatientes. Pourquoi ? Si d’importants lots de
matières sont bloqués en attendant leur transformation, si les appels au
service après-vente s’accumulent en attendant une réponse, si la R&D reçoit
des prototypes de pièces qu’elle n’a pas le temps de tester, l’immobilisation
et l’attente pour passer à la phase suivante deviennent du gaspillage. C’est
une forme de surproduction, souvent symptomatique de problèmes de
qualité cachés ou de l’inadéquation de l’offre avec ce que veulent les
clients. Et cela suscite l’impatience des clients internes et externes.
C’est pourquoi le client est le point de départ du TPS. Demandezvous
toujours : quelle valeur apportons-nous du point de vue du client ? Parce
que la seule chose qui accroît la valeur dans quelque processus que ce soit
– fabrication, services ou développement – est la transformation, physique
ou sous forme d’information, de ce produit, ce service ou cette activité en
quelque chose que le client attend.

Pourquoi les entreprises pensent souvent


être lean… alors qu’elles ne le sont pas

Lorsque j’ai commencé à m’initier au TPS, je suis littéralement tombé


amoureux de la puissance du flux pièce à pièce. J’appris que tous les outils
au service du lean, comme les changements d’outils rapides, les tâches
standardisées, les systèmes tirés et l’élimination des erreurs, sont essentiels
pour créer le flux. Mais tout au long de mes observations, les spécialistes de
Toyota me répétaient que ces outils et techniques n’étaient pas la clé du
TPS. Le moteur du TPS, c’est la volonté des dirigeants de l’entreprise
d’investir durablement dans les hommes et de promouvoir une culture
d’amélioration continue. Je hochais la tête comme si je comprenais ce qu’ils
me disaient et je continuais à chercher comment calculer les quantités
kanban et mettre en place des cellules en flux pièce à pièce.
Imaginons que vous ayez acheté un livre sur la création de cellules en
flux pièce à pièce ou suivi un cours ou même embauché un consultant lean.
Vous sélectionnez un processus et vous lancez un projet d’amélioration.
L’examen du processus révèle de nombreuses sources de « muda » ou «
gaspillage », le terme adopté par Toyota pour désigner tout ce qui prend du
temps mais n’apporte pas de valeur ajoutée au client. Votre processus est
mal organisé et la production est chaotique. Vous mettez donc de l’ordre et
vous en profitez pour réorganiser le flux dans le processus. Tout commence
à avancer plus vite. Vous contrôlez mieux le processus. La qualité s’élève.
Tout cela est gratifiant et vous recommencez avec un autre processus. Quoi
de plus logique ?
Le monde connaît le TPS depuis des dizaines d’années. Les concepts et
les outils fondamentaux ne sont pas nouveaux (le TPS est utilisé chez
Toyota, sous une forme ou une autre, depuis plus de 40 ans). Le problème, à
mon avis, vient de ce que les entreprises qui adoptent les outils lean ne
comprennent pas toujours ce qui les fait fonctionner ensemble dans un
système. En général, les dirigeants se contentent d’en choisir quelques-uns
et ont même des difficultés à dépasser le stade de l’application basique avec
la volonté d’obtenir des résultats immédiats. Cependant, ils ne sont pas
conscients de ce qui fait réellement la force du TPS : le développement
d’une culture d’amélioration continue qui donne vie aux principes du
modèle Toyota. Dans le modèle des 4P, la plupart des entreprises se
cantonnent à un niveau, celui des processus. Si elles n’adoptent pas les trois
autres, et passent à côté du raisonnement scientifique, elles ne feront que «
bricoler », car les améliorations apportées seront dépourvues des
fondements indispensables pour les installer durablement dans toute
l’entreprise. Leur performance restera inférieure à celle des entreprises qui
adoptent une vraie culture d’amélioration continue.
Permettez-moi de vous raconter une anecdote particulièrement
révélatrice. Le P-DG d’une grande société industrielle européenne, désireux
de savoir si ses sites lean sont « de classe mondiale », invite un maître
(sensei) Toyota du lean, alors à la retraite, à visiter ses usines. Le sensei,
généreusement rémunéré, passe la journée sur les sites de production,
observe longuement. À la fin de la journée, le P-DG lui demande :
– Alors, sommes-nous de classe mondiale ?
– Je ne sais pas, répond le sensei, je n’étais pas là hier.
Il rappelait ainsi qu’il ne pouvait pas se prononcer à partir d’un état des
choses à un instant t, qu’il lui fallait observer s’il y avait des améliorations
d’un jour à l’autre.
La citation de Fujio Cho, ancien président de Toyota, qui ouvre ce
chapitre, n’est pas une simple figure de rhétorique. Depuis les dirigeants
jusqu’aux opérateurs sur les chaînes qui exécutent les tâches à valeur
ajoutée, Toyota met les hommes au défi d’utiliser leur esprit d’initiative et
leur créativité pour expérimenter et apprendre. Toyota est une véritable
entreprise apprenante, qui évolue et progresse dans la connaissance depuis
près d’un siècle. Cet investissement dans ses employés doit être un
avertissement pour les entreprises adeptes de la production de masse, qui se
bornent à fabriquer des produits à la chaîne et à compter leurs bénéfices
trimestriels – et qui adoptent de nouvelles « cultures » à chaque changement
de P-DG.

Si le Modèle Toyota ne propose pas de


solutions, qu’apporte-t-il ?

Ses détracteurs qualifient souvent Toyota d’« entreprise de l’ancien monde


ennuyeuse ». Si ennuyeuse veut dire se maintenir au sommet pendant des
décennies, je signe tout de suite. Numéro 1 de la qualité année après année.
Des ventes en constante augmentation. Une rentabilité immuable.
D’énormes réserves financières pour financer l’innovation qui portera le
développement futur de l’entreprise. Des contributions à long terme à la
société et aux communautés locales.
Toyota reste un modèle pour la livraison rigoureuse de produits de
grande qualité, fiables et de grande valeur pour lesquels les clients sont
prêts à s’acquitter d’un surprix. Le modèle Toyota fournit un modèle pour
l’exécution rapide, efficace et profitable d’une stratégie de long terme en :
étudiant avec soin le marché et planifiant en détail les futurs produits
et services ;
plaçant au premier plan la sécurité des opérateurs et des clients ;
éliminant les gaspillages de temps et de ressources dans l’exécution de
ces plans ;
intégrant la qualité dans les systèmes, à chaque étape de la conception,
de la fabrication et de la prestation de service ;
utilisant efficacement les nouvelles technologies pour travailler en
harmonie avec les êtres humains – pas simplement pour les remplacer ;
bâtissant une culture d’individus qui apprennent et raisonnent de
manière scientifique pour atteindre des objectifs alignés et ambitieux.

Cette nouvelle édition du modèle Toyota présente divers exemples


d’entreprises qui ont obtenu d’excellents résultats en appliquant les
principes de Toyota pour accroître la qualité, le rendement et la rapidité
dans leur activité. Si nombreux sont ceux qui estiment qu’il est difficile
d’appliquer le mode de raisonnement de Toyota hors du Japon, c’est
pourtant précisément ce que fait Toyota, en construisant des entreprises
apprenantes dans de nombreux pays et même en enseignant le TPS à
d’autres entreprises.
Le propos de ce livre n’est pas de proposer un plan pour copier Toyota ;
quand bien même ce type de plan existerait-il, ce qui n’est pas le cas, le
copier aveuglément serait une mauvaise idée. Mon objectif n’est pas non
plus de décrire Toyota comme l’entreprise parfaite qui ferait tout mieux que
tout le monde ; les salariés de Toyota sont les premiers à dire qu’ils sont
loin d’être parfaits et qu’ils commettent chaque jour des erreurs. Et, au
fond, peu importe. Le modèle Toyota n’est pas une évaluation de «
l’entreprise Toyota », mais un ensemble de principes et d’idées tirés de
Toyota et d’autres sources. Ils peuvent vous aider à forger votre vision et
vous donner envie de progresser, en vue de mieux vous adapter et de réussir
dans un environnement complexe et imprévisible.
Points clés
La réussite de Toyota doit être appréciée sur de longues périodes. Par exemple,
entre 2004 et 2018, l’entreprise a réalisé des bénéfices cumulés supérieurs à la
somme des revenus de Ford, General Motors, Volkswagen et Honda.
Toyota figure régulièrement en tête ou aux premières places des classements
qualité, et se distingue particulièrement sur la fiabilité à long terme.
Ma version du modèle Toyota repose sur les 4P : philosophie, processus,
personnes et résolution de problèmes. Dans cette nouvelle édition, je représente
les 4P comme les pièces interconnectées d’un puzzle, avec le raisonnement
scientifique au centre.
Le raisonnement scientifique concret, dans le contexte qui nous occupe, signifie
l’adoption d’une approche d’apprentissage itérative, fondée sur les faits, pour
travailler en vue de résoudre un défi difficile. Tester les hypothèses !
Cette deuxième édition reprend les 14 principes de l’édition originale, avec
quelques modifications terminologiques et d’importantes révisions. Par exemple,
en ce qui concerne la philosophie, je place désormais l’accent sur l’importance
du raisonnement scientifique dans le modèle Toyota. Les modifications les plus
importantes concernent les principes portant sur la résolution de problème,
dorénavant centrés sur l’acquisition d’un état d’esprit de raisonnement
scientifique et l’application de ce dernier à la stratégie, la planification et
l’exécution.
Il n’y a pas de calque pour copier la manière de faire de Toyota, mais les
principes peuvent vous aider à façonner votre vision et vous servir de guide
dans votre propre voyage.

1 James P. Womack, Daniel T. Jones et Daniel Roos, Le Système qui va changer le monde, Paris,
Dunod, 1993.
2 Jeffrey Liker et Timothy Ogden, Toyota Under Fire: Lessons from Turning Crisis into
Opportunity, New York, McGraw-Hill, 2011.
* Sur les 20 milliards de dollars de bénéfices de Ford en 2011. Selon autoblog.com, 11,5 milliards
de dollars résultaient d’« une provision pour impôts différés, dont l’entreprise avait besoin, ses
bénéfices étant en baisse. Lorsqu’elle a retrouvé la rentabilité, la provision n’était plus nécessaire
».
3 https://www.macrotrends.net/stocks/charts/TM/toyota/cash-on-hand.
4 https://www.jdpower.com/business/press-relleases/2019-us-vehicules-dependability-studyvds.
5 « The 14 Cars Americans Drive Past 200 Thousand Miles », Business Insider,
https://www.businessinsider.com/cars-americans-drive-the-most-are-suvs-2019-11.
6 https://www.autobytel.com/car-buying-guides/features/10-of-the-logest-lasting-cars-on-the-road-
128961/#.
* L’expression « Toyota Way » désigne en anglais d’une part la démarche interne à Toyota, d’autre
part l’interprétation de ce modèle par Jeffrey Liker. Dans cet ouvrage, nous avons regroupé ces
deux acceptions dans l’expression « modèle Toyota ». [NdT.]
** Propos rapportés par Art Smalley, ancien manager de Toyota.
7 Mike Rother, Toyota Kata, New York, McGraw-Hill, 2009.
8 http://www.katatogrow.com (cliquer sur « scientific thinkers »).
9 Daniel Kahneman, Thinking Fast and Slow, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011.
Comment Toyota est devenu le
meilleur constructeur du
monde

Je veux réduire autant que possible la marge au sein des processus d’exécution et dans
l’expédition des pièces détachées et des matières. Le principe de base de ce plan sera la
démarche « juste-à-temps ». La règle à suivre est de ne pas expédier de marchandises trop tôt
ou trop tard.

KIICHIRO TOYODA, FONDATEUR DE TOYOTA MOTOR COMPANY, 1938

Le produit le plus visible de la quête d’excellence de Toyota est sa


philosophie de production, le système de production Toyota – ou TPS selon
le sigle anglais. Le TPS a révolutionné la fabrication. À l’époque, le
système de production de masse souvent associé à Henry Ford dominait
l’industrie. La préoccupation majeure était de produire dans des quantités
importantes des produits peu différenciés pour un marché en expansion.
Toyota a développé le TPS pour répondre aux caractéristiques spécifiques
du marché japonais : faiblesse de la demande et besoin élevé de diversité. Il
en est résulté ce que l’on appelle aujourd’hui la « production lean », qui a
transformé et amélioré d’innombrables entreprises à travers le monde, les
aidant à devenir plus efficientes et plus rentables et à mieux répondre aux
attentes de leurs clients et de leurs collaborateurs.
Pour comprendre le TPS et le modèle Toyota, et comment Toyota est
devenu le meilleur constructeur automobile du monde, il faut d’abord
connaître l’histoire et les personnalités des membres de la famille
fondatrice, qui ont laissé une marque indélébile dans la culture Toyota. Le
plus important, à ce sujet, n’est pas qu’une famille contrôle l’entreprise
(c’est aussi le cas de Ford), mais la remarquable cohérence du leadership et
de la philosophie tout au long de l’histoire de Toyota. Les racines de tous
les principes du modèle Toyota peuvent être retracées jusqu’aux premiers
pas de l’entreprise. De plus, l’ADN du modèle Toyota est inscrit dans les
gènes de tous les dirigeants du groupe, qu’ils soient ou non issus de la
famille Toyoda.

Sakichi Toyoda et ses métiers à tisser

L’histoire commence avec Sakichi Toyoda – bricoleur et inventeur –, qui


grandit à la fin du XIXe siècle dans un village de paysans isolé de la région
de Nagoya. À cette époque, le tissage était une industrie importante et le
gouvernement japonais, soucieux de promouvoir le développement de
petites entreprises, encouragea la création d’activités locales dans tout le
Japon. De petits magasins et de petites usines employant une poignée de
personnes étaient la norme. Les ménagères gagnaient un peu d’argent en
travaillant dans ces magasins ou chez elles. Adolescent, Toyoda s’initia à la
menuiserie avec son père et finit par créer et fabriquer des métiers à filer en
bois. En 1894, il se lança dans la fabrication de métiers à tisser manuels –
moins chers que ceux qui existaient mais qui fonctionnaient mieux.
Toyoda était satisfait de ses métiers, mais contrarié de voir que sa mère,
sa grand-mère et leurs amies devaient encore travailler dur à filer et tisser. Il
voulait trouver un moyen de les soulager de ces tâches ingrates. C’est
pourquoi il entreprit de développer des métiers à moteur.
C’était une époque où les inventeurs devaient tout faire euxmêmes. Il
n’existait pas de grands services de R&D à qui déléguer le travail. Lorsque
Toyoda commença à développer le métier à moteur, il ne disposait pas
d’énergie pour faire tourner le moteur ; il se concentra donc sur le problème
de la production d’énergie. Les moteurs à vapeur étaient alors la source
d’énergie la plus courante ; il en acheta un d’occasion et l’expérimenta pour
activer les métiers. Il y parvint par la méthode empirique, en mettant la
main à la pâte, une approche qui allait devenir l’un des fondements du
modèle Toyota, le genchi genbutsu. En 1926, il créa Toyoda Automatic
Looms, la maison mère du groupe Toyota, qui reste un acteur central dans
le conglomérat Toyota (ou keiretsu) d’aujourd’hui.
L’imagination et le génie du bricolage de Toyoda finirent par produire
des métiers automatiques sophistiqués qui devinrent « aussi célèbres que les
perles de Mikimoto et les violons Suzuki » (Toyoda, 1987). Sa démarche
était l’amélioration continue. Chaque expérimentation répondait à un
objectif – répondre à un besoin donné –, un processus que nous désignons
aujourd’hui par l’acronyme anglais « PDCA » (préparer, mettre en œuvre,
contrôler, agir).
Ces métiers à tisser étaient suffisamment automatisés pour fonctionner
seuls, l’être humain se bornant à monter les métiers, enlever les tissus et
surveiller le bon fonctionnement de la machine. Il arrivait fréquemment
qu’un fil casse, et, sauf si la personne arrêtait le métier, celui-ci continuait
son travail, produisant un tissu de mauvaise qualité. Toyoda observa que la
personne chargée de surveiller le métier gaspillait ses compétences. Il mit
donc au point un mécanisme spécial pour arrêter automatiquement le métier
lorsqu’un fil se cassait – permettant ainsi à la personne de surveiller
plusieurs métiers et d’utiliser des compétences de résolution de problème
beaucoup plus étendues. Cette invention évolua vers un système plus
général qui devint l’un des deux piliers du système de production Toyota,
appelé jidoka, ou automation avec une touche humaine. Aujourd’hui, on
assimile souvent le jidoka au fait de construire la qualité dans le produit au
fil de son travail (qualité intrinsèque). Le symbole le plus visible en est
l’andon, une lumière qui s’allume lorsque la machine perçoit une anomalie
ou qu’un être humain identifie une condition hors standard et appuie sur un
bouton ou tire une corde (voir principe 6).
Toute sa vie, Sakichi Toyoda se distingua par ses talents d’ingénieur et
fut baptisé plus tard le « roi des inventeurs ». Toutefois, sa contribution plus
profonde au développement de Toyota est sa philosophie et son approche du
travail, fondées sur une obsession de l’amélioration continue.
Curieusement, cette philosophie et, in fine, le modèle Toyota ont été
profondément influencés par la lecture d’un livre de Samuel Smiles publié
en Angleterre en 1859, intitulé SelfHelp1. Il célèbre les vertus du travail, de
l’épargne et de l’amélioration personnelle, illustrées par la vie de grands
inventeurs, comme James Watt, qui participa à la mise au point du moteur à
vapeur. Le livre fut une telle source d’inspiration pour Sakichi Toyoda
qu’un exemplaire est exposé dans une vitrine au musée créé sur son lieu de
naissance.
En lisant le livre de Samuel Smiles, je compris qu’il ait pu influencer
Toyoda. Tout d’abord, Smiles l’avait écrit par philanthropie. Il était né de
ses efforts pour aider des jeunes gens pauvres mais désireux d’améliorer
leur situation. Le but de Smiles n’était pas lucratif. Ensuite, le livre retrace
le parcours d’inventeurs dont le dynamisme naturel et la curiosité firent
naître des inventions qui ont changé le cours de l’humanité. Par exemple,
Smiles conclut que le succès et l’impact de James Watt ne résultaient pas de
dons naturels mais d’un travail acharné, de la persévérance et de la
discipline. Ce sont exactement les qualités dont Sakichi Toyoda fit preuve
pour créer ses métiers actionnés par un moteur à vapeur. On trouve de
nombreux exemples, dans le livre de Smiles, de « management par les faits
» et de l’importance d’amener les gens à prêter une attention active – la
marque distinctive de l’approche Toyota de la résolution de problèmes –
basée sur le genchi genbutsu, c’est-à-dire aller se rendre compte par soi-
même sur le terrain.
La philosophie personnelle et professionnelle de Sakichi Toyoda
accompagne toujours Toyota aujourd’hui à travers ce que l’entreprise a
défini comme ses « cinq grands principes » :
1. Toujours être loyal à vos obligations, contribuant ainsi au bien-être de
l’entreprise et au bien-être de la société.
2. Toujours être studieux et créatif, avec la volonté d’être en avance sur
son temps.
3. Toujours être pragmatique et se garder de la futilité.
4. Toujours s’efforcer de créer une atmosphère familiale sur le lieu de
travail, chaleureuse et amicale.
5. Toujours respecter les questions spirituelles et se souvenir d’être
constamment reconnaissant.

Kiichiro Toyoda et la fondation du TPS

Son métier qui ne tombait jamais en panne devint le modèle le plus populaire de Toyoda. En
1929, il envoya son fils Kiichiro en Angleterre pour négocier la vente du brevet à Platt
Brothers, premier fabricant de machines à filer et tisser. Son fils négocia un prix de 100 000
livres et, en 1930, utilisa ce capital pour jeter les bases de Toyota Motor Corporation2.

Il est peut-être paradoxal que le fondateur de Toyota Motor Company,


Kiichiro Toyoda, ait été un jeune homme fragile et maladif, dont beaucoup
pensaient qu’il n’avait pas les moyens physiques de devenir un leader. Mais
son père pensait autrement et Kiichiro Toyoda persévéra. Lorsque Sakichi
Toyoda confia à son fils la mission de créer son entreprise, son but n’était
pas d’accroître la fortune familiale. Il aurait pu tout aussi bien lui confier la
direction de l’activité métier à tisser. Il voulait donner à son fils la
possibilité d’apporter sa propre contribution. Il l’expliqua à Kiichiro :
Tout le monde devrait entreprendre un grand projet au moins une fois dans sa vie. J’ai
consacré la plus grande partie de la mienne à inventer de nouveaux modèles de métiers à
tisser. C’est aujourd’hui ton tour. Tu dois faire un effort pour réaliser quelque chose qui
apportera un bienfait à la société3.

Le père de Kiichiro l’envoya à la prestigieuse université impériale de Tokyo


étudier le génie mécanique ; il se spécialisa dans la technologie des
moteurs. Kiichiro travailla dans l’entreprise de son père et l’aida à mettre au
point le premier métier à tisser entièrement automatisé. Il fit également un
séjour d’un an aux États-Unis pour étudier la fabrication des métiers, avant
de partir travailler deux ans en Angleterre chez le fabricant de métiers à
tisser Platt Brothers. L’entreprise était mondialement connue pour son
excellence technologique. C’est là que germèrent les premières idées de
Kiichiro pour le TPS. Si Kiichiro Toyoda ne fut jamais un étudiant brillant,
il excellait dans la prise de notes et réalisait des croquis extrêmement
détaillés. Au cours de son séjour en Angleterre chez Platt Brothers, il
dessina les parcours effectués par les ouvriers – ce qui lui permit
d’identifier de nombreux gaspillages. Il chronométra les actions des
ouvriers et chaque étape du processus de fabrication des métiers à tisser. Il
ne fut nullement impressionné par ce qu’il observa : « Les ouvriers ne sont
pas très sérieux ; il leur faut énormément de temps pour faire quelque
chose. Ils ne travaillent que 3 heures environ sur les 8 heures que compte
leur journée*. » Il remarqua que le mauvais agencement de l’usine était
source de gaspillages supplémentaires. Par exemple, l’essentiel du travail
des ouvriers consistait à réajuster des pièces qui ne s’assemblaient pas
correctement sur la chaîne, située au centre de l’usine. Pour ajuster les
pièces, les ouvriers avaient besoin d’un étau et d’autres outils placés sur le
pourtour de la pièce. Toute la journée, les ouvriers allaient et venaient de la
ligne d’assemblage aux outils et des outils à la ligne d’assemblage, ajustant
et essayant les pièces jusqu’à ce qu’elles s’assemblent correctement. Il tira
de nombreux enseignements de ces gaspillages, qui le conduisirent
notamment à améliorer le processus de fabrication de Toyota Loom Works
et qui furent par la suite au cœur de l’élaboration du système de production
Toyota dans l’industrie automobile.
Sa foi en l’apprentissage fondé sur la pratique reflétait celle de son père.
Après la Seconde Guerre mondiale, Kiichiro Toyoda écrivit : « J’émettrais
les plus grandes réserves sur notre capacité à reconstruire l’industrie
japonaise si nos ingénieurs étaient du genre à pouvoir passer à table sans
devoir se laver les mains. »
Alors qu’il était en train de mettre en place son entreprise de construction
automobile, la Seconde Guerre mondiale éclata, le Japon fut vaincu et les
vainqueurs américains auraient pu faire cesser la fabrication. Kiichiro
Toyoda redoutait que les occupants ferment son entreprise. Au contraire, les
Américains comprirent que des camions étaient indispensables pour
reconstruire le Japon et ils achetèrent même des camions à Toyota, aidant
l’entreprise à développer sa production et à créer une nouvelle usine à
Koromo (qui deviendrait plus tard Toyota City).
Kiichiro utilisa trois principes qu’il avait développés dans la fabrique de
métiers à tisser pour en faire le cœur du TPS : le juste-àtemps, le jidoka
(hérité de son père) et la standardisation des processus et l’harmonie des
relations de travail.

Le juste-à-temps

C’est en 1938, dans la revue professionnelle Motor, que Kiichiro Toyoda


écrivit ces trois mots magiques : juste-à-temps (JIT). Wada et Yui4 avancent
que Kiichiro créa le juste-à-temps parce que manquer des trains en
Angleterre lui avait fait prendre conscience qu’arriver une seconde en
avance lui faisait perdre du temps et qu’arriver une seconde en retard lui
faisait rater le train. Le fait est qu’il manqua son train le jour de son arrivée
chez Platt Brothers.
À Koromo, Toyoda avait en tête de construire une usine sans entrepôt. Il
rédigea un imposant document décrivant en détail comment le système
devait fonctionner – document qui servirait plus tard de base au système
kanban développé et affiné par Ohno. À l’origine, on utilisait des bouts de
papier. Par exemple, les managers, suivant le plan de fabrication des
moteurs établi pour la journée, demandaient au stock le nombre exact de
moulages nécessaires. Au fur et à mesure du déplacement des moulages au
gré des différentes étapes d’usinage, des morceaux de papier autorisaient la
production et le passage à l’étape suivante. Le cousin de Kiichiro, Eiji
Toyoda, qui fut chargé de déployer le nouveau système, explique :
L’idée de Kiicihiro était de produire la quantité nécessaire de pièces requises chaque jour.
Pour ce faire, chaque étape du processus de fabrication sans exception devait être convertie à
son système de flux. C’est ce que Kiichiro désignait par le concept de juste-à-temps5.

La qualité intrinsèque

Reprenant le concept d’andon de son père, Kiichiro le développa et le


perfectionna. Pour que le juste-à-temps fonctionne, comprit-il, la qualité
devait être intégrée au produit à chaque étape. Un défaut immobiliserait la
production parce qu’il n’y avait pas de stocks tampons ou qu’il exigerait du
retravail en fin de ligne, comme dans l’usine Platt Brothers. Le fait est qu’à
ses débuts, Toyota procédait à un retravail considérable sur les véhicules
finis. Eiji Toyoda (qui prendrait plus tard la direction de l’entreprise) fut
chargé de mettre en pratique le système de production de Kiichiro sur une
ligne d’usinage. Dans sa biographie, il raconte :
Il y avait trois managers par atelier, dont l’un était chargé de l’inspection. Kiichiro voulait
repérer chaque produit fautif et corriger le ou les processus en cause. La tâche du manager
chargé de l’inspection n’était pas seulement de faire la distinction entre les bons et les
mauvais produits, mais de trouver un moyen de corriger ce qui devait l’être. Après la guerre,
nous avons étudié le contrôle qualité et incorporé ce concept dans nos opérations. L’idée qui
sous-tend le contrôle de la qualité, « créer la qualité du produit à l’intérieur du processus »,
est très comparable à ce que Kiichiro avait en tête.

Standardisation des processus et harmonie des


relations de travail

Chez Platt Brothers, Kiichiro remarqua que le savoir-faire individuel des


ouvriers qui contrôlaient les processus n’était souvent ni partagé ni codifié à
l’échelle de l’atelier, ce qui créait toutes sortes de problèmes. La
standardisation fut lente à se développer dans les filatures. En 1912,
l’entreprise Kanebo avait adopté une « méthode scientifique » pour
documenter et standardiser ses opérations. Lorsque Kiichiro en entendit
parler, il voulut faire la même chose avec les filatures Toyoda.
Les ouvriers cachaient jalousement leurs secrets au management pour
conserver un certain contrôle. C’était notamment le cas dans la filature
Toyoda de Boshoku lorsque Kiichiro rejoignit l’entreprise familiale, en
1921. « Les méthodes standardisées que les techniciens gardent pour eux,
nota-t-il, s’apparentent à des secrets professionnels6. »
Dans un premier temps, Kiichiro dut apprendre ces « secrets » par lui-
même et il passa toute une année à étudier les tâches et les postes. Il apprit
également beaucoup d’une autre entreprise du groupe, Kikui Boshoku, qui
s’inscrivait dans la philosophie de l’harmonie des relations de travail entre
le management et les ouvriers, et donnait des actions aux salariés.
Au fil du temps, Kiichiro oeuvra pour améliorer les relations entre la
direction et les ouvriers ; il y voyait un élément essentiel visant à créer la
bonne culture. Chez Toyota, la standardisation des tâches est jugée
essentielle pour l’amélioration continue, et il ne peut y avoir d’amélioration
continue que si tous les ouvriers partagent ce qu’ils apprennent – des succès
comme des échecs.

Continuité de la philosophie

Avec la renaissance économique sous l’occupation américaine, Toyota


n’avait aucune difficulté à obtenir des commandes de voitures, mais
l’inflation endémique dévalorisait la monnaie. Faire payer les clients était
alors très ardu. La situation de trésorerie devint tellement catastrophique
qu’à un certain moment, en 1948, l’endettement de Toyota était huit fois
supérieur à la valeur totale de son capital7. Pour éviter la faillite, et plutôt
que de licencier des salariés, Toyota adopta des mesures drastiques de
réduction des coûts, parmi lesquelles des baisses de salaire volontaires pour
les managers et une réduction de 10 % des salaires pour tous les employés.
Cependant, les réductions de salaire ne suffirent pas et Toyota fut donc
contraint de demander à 1 600 ouvriers de « partir » de leur propre gré. Il
s’ensuivit des arrêts de travail et des manifestations de rue par les ouvriers,
qui étaient à l’époque de plus en plus fréquentes partout au Japon.
Des entreprises ferment leurs portes tous les jours. Bien souvent, les P-
DG des entreprises en faillite s’exonèrent de toute responsabilité et se
battent pour obtenir des parachutes dorés faramineux. Kiichiro Toyoda
adopta une autre approche. Il assuma la responsabilité des difficultés de
l’entreprise et démissionna de la présidence. Son sacrifice personnel
contribua à calmer le mécontentement des ouvriers. Les départs volontaires
furent nombreux et la paix sociale fut rétablie. Mais cet énorme sacrifice
personnel eut un impact plus profond sur l’histoire de Toyota. Chaque
employé de Toyota était conscient de ce à quoi il avait renoncé et pour
quelle raison. La philosophie de Toyota, aujourd’hui encore, est que les
considérations personnelles passent après les intérêts à long terme de
l’entreprise, et que chacun doit assumer la responsabilité des problèmes.
Kiichiro Toyoda dirigeait en montrant l’exemple avec une rigueur
difficilement imaginable pour la plupart des dirigeants contemporains.
Aussi dramatique un événement soit-il, Toyota prendra le temps de
réfléchir et d’apprendre. En l’occurrence, la démission de Kiichiro est
largement imputable aux sociétés de prêt qui insistèrent pour qu’il procède
à des licenciements, alors même que Kiichiro avait précédemment promis
au syndicat qu’il ne procéderait pas à de nouveaux licenciements. Les
financiers firent donc pression sur Kiichiro pour qu’il quitte ses fonctions.
Toyota en retira un enseignement essentiel pour l’avenir de l’entreprise : ne
plus jamais permettre à un agent extérieur de décider de son sort. Le
principe devint l’indépendance. Hino décrit des documents internes
révélateurs de l’attitude de Toyota vis-à-vis des emprunts financiers8.

Règle financière n° 1

Ne jamais oublier que les prêts sont des ennemis


redoutables.
Il n’est de plus terrible ennemi ni d’ami plus digne de
confiance que l’argent. L’argent des autres – l’argent
emprunté – se transforme rapidement en ennemi. L’argent
n’est un allié digne de confiance que lorsque c’est votre
propre argent ; que lorsque c’est vous qui le gagnez.

Qu’un nouveau dirigeant prenne aujourd’hui les rênes d’une entreprise et il


n’aura de cesse d’y imprimer sa marque, balayant le passé et ouvrant les
vannes du « renouveau ». Toyota a développé une culture unique ; les
membres de la famille Toyoda se sont appuyés sur le passé et les
philosophies qui ont bénéficié à l’entreprise à ses premières heures et à
toutes les étapes de sa croissance, créant un ADN toujours présent
aujourd’hui sous le leadership d’Akio Toyoda. Tous apprirent à mettre la
main à la pâte, à cultiver l’innovation, comprenant ce que les valeurs de
l’entreprise apportaient à la société. De plus, tous avaient l’ambition de
créer une entreprise unique, avec un avenir à long terme.
Après Kiichiro Toyoda, un autre membre de la famille contribua à
façonner l’entreprise, Eiji Toyoda, neveu de Sakichi et cousin de Kiichiro.
Eiji fit, lui aussi, des études de génie mécanique à l’université impériale de
Tokyo, en 1933. Une fois son diplôme en poche, il se vit confier par son
cousin Kiichiro la mission de créer, tout seul, un laboratoire de recherche
dans un « hôtel à voitures » à Shibaura9 .
Un « hôtel automobile » était l’équivalent d’un grand garage. Toyota et
d’autres entreprises les avaient achetés en copropriété, afin d’encourager un
petit nombre de riches particuliers à acheter des voitures. Eiji Toyoda
commença par nettoyer une pièce dans un coin de l’immeuble pour y
installer quelques meubles et des planches à dessin. Il travailla seul au début
et, au bout d’un an, s’entoura d’une dizaine d’employés. Il étudia d’abord
les machines-outils, auxquelles il ne connaissait rien. Il était aussi chargé de
contrôler et d’assurer l’entretien des voitures défectueuses et de développer
le processus de contrôle de la qualité initiale. Pendant son temps libre, il
cherchait des entreprises capables de fabriquer des pièces pour Toyota qui, à
l’époque, achetait la plupart de ses pièces aux États-Unis et souhaitait
localiser sa chaîne d’approvisionnement.
Eiji Toyoda, comme son cousin et son oncle, grandit donc en étant
convaincu que la seule façon d’arriver à quelque chose était de s’en occuper
soi-même. Devant une situation nouvelle, la réponse était d’expérimenter
des solutions, d’apprendre par l’action.
Eiji Toyoda devint directeur général, puis président du conseil
d’administration de Toyota Motor Manufacturing. Il aida à diriger, puis
présida l’entreprise durant la période cruciale pour sa croissance de l’après-
guerre et tout au long de sa transformation en un géant mondial. Il a joué un
rôle clé dans la sélection et la carrière des responsables des ventes, de la
production et du développement des produits – à commencer par Taiichi
Ohno, qui pilota la création du système de production Toyota. Doté d’une
volonté de fer et d’une combativité inhabituelles au regard de la culture
Toyota, Ohno réussit pourtant à s’y faire une place de premier plan, sans
doute grâce à l’aile protectrice d’Eiiji Toyoda.

Le système de production Ohno

Dans les années 1930, les dirigeants de Toyota visitèrent des usines Ford et
GM pour étudier leurs chaînes d’assemblage et lurent attentivement le livre
d’Henry Ford, Today and Tomorrow (« aujourd’hui et demain »)10. Ils
expérimentèrent, dans leur production de métiers, le système du tapis
roulant, les machines-outils de précision et les économies d’échelle. Avant
même la Seconde Guerre mondiale, Toyota avait compris que le marché
japonais était trop petit et la demande trop fragmentée pour justifier les gros
volumes de production (une chaîne automobile américaine pouvait produire
9 000 unités par mois contre 900 seulement pour Toyota, et la productivité
de Ford était neuf fois supérieure). Les dirigeants de Toyota savaient que la
survie à long terme de l’entreprise passait par une adaptation du système de
production de masse au marché japonais. Mais comment ?
Taiichi Ohno, qui dirigeait à l’époque une usine d’usinage pour des
pièces de moteur, se vit confier un défi d’envergure : améliorer le processus
de production de Toyota afin qu’il égale la productivité de Ford. Selon le
paradigme de la production de masse de l’époque, même les économies
d’échelle étaient impossibles pour la minuscule Toyota. C’était David
défiant Goliath. Et comme David, Ohno réussit. Il s’appuya sur les concepts
de Kiichiro Toyoda pour développer les processus de fabrication lean, qui
devaient donner naissance au TPS.
Le système de Ford était conçu pour produire d’énormes quantités d’un
petit nombre de modèles. Raison pour laquelle toutes les Ford T étaient
noires. À l’inverse, Toyota devait produire de petits volumes de différents
modèles en utilisant la même chaîne, car la demande sur le marché
automobile japonais était trop faible pour dédier une chaîne à chaque
modèle. Ford disposait de liquidités considérables et d’un vaste marché aux
États-Unis et à l’étranger. Toyota avait peu de capitaux et son marché était
aussi petit que le pays. Avec peu de moyens et de capital, Toyota devait
dégager rapidement des liquidités (depuis la commande jusqu’au paiement)
pour pouvoir payer ses fournisseurs. L’entreprise ne pouvait pas se couvrir
avec les gros volumes et les économies d’échelle que permettait le système
de production de Ford. Il lui fallait impérativement adapter ce système pour
obtenir simultanément un produit de bonne qualité – à faible prix de revient
et construit rapidement – et la flexibilité. Si Ohno et son équipe apprirent
d’autres entreprises – Ford en particulier –, il leur fallut élaborer des
solutions uniques pour répondre aux défis auxquels ils étaient confrontés.
Tout au long des années 1950, Ohno développa et perfectionna une
approche qui, à l’origine, ne portait pas de nom. On parlait de « système de
production d’Ohno », jusqu’à ce qu’on l’appelle le système de production
Toyota*.
Henry Ford a consacré des pages très intéressantes au flux et à
l’élimination des gaspillages dans son livre Today and Tomorrow11 –
notamment au chapitre viii, intitulé « Apprendre du gaspillage » :
Économiser des matières parce que ce sont des matières et économiser des matières parce
qu’elles représentent du travail peuvent sembler revenir au même. Mais la façon d’envisager
les choses change tout. Nous utiliserons les matières plus prudemment si nous y voyons du
travail. Par exemple, nous ne gaspillerons pas aussi facilement des matières simplement
parce que nous pouvons les récupérer – car les récupérer demande du travail. L’idéal est de
ne rien avoir à récupérer.

Si Henry Ford semble avoir perçu la valeur du flux, à l’heure où son


système de fabrication évoluait avec des volumes plus importants
disséminés dans différents services, la ligne d’assemblage semble être le
seul endroit où le flux était visible. Le système de Ford consistait pour
l’essentiel à « pousser » de gros lots de matières, produisant des montagnes
de stocks, qui alimentaient à leur tour le processus suivant.
Comme Kiichiro avant lui, Ohno savait qu’il ne pouvait pas se permettre
d’immobiliser de l’argent dans les stocks et il voulait étendre le flux pièce à
pièce au-delà de la ligne d’assemblage final. Il expérimenta avec succès une
cellule en flux pièce à pièce pour l’usinage (voir principe 2). Toutefois, que
faire de toutes les matières qui arrivaient à la cellule, en particulier celles
inhérentes aux processus par lots comme le moulage ? Pour connecter à
l’assemblage les processus par lots, ou les processus distants émanant des
fournisseurs, il traduisit le concept de juste-à-temps de Kiichiro en un
mécanisme de communication directe, le kanban. Le mot « kanban »
signifie signal ou signe. À l’époque, le kanban prenait la forme d’une carte
utilisée par le processus aval – le client direct – pour obtenir des matières
auprès du processus amont lorsque les ouvriers étaient prêts à traiter de
nouvelles pièces (voir principe 3).
Certains avancent que ce système tiré était inspiré des supermarchés
américains, où les linéaires étaient réapprovisionnés dès que le niveau des
articles atteignait un certain seuil. Le réapprovisionnement était déclenché
par la consommation. Appliqué à la production, cela veut dire que l’étape 1
du processus ne doit pas produire (réapprovisionner) tant que l’étape
suivante (étape 2) n’a pas consommé le stock de pièces fourni par l’étape 1
(plus exactement, tant que l’étape 2 n’est pas arrivée au « stock de réserve
»). Dans le TPS, lorsque l’étape 2 arrive au stock de réserve, un signal se
déclenche et demande à l’étape 1 de réapprovisionner.
Lorsque Ohno et son équipe achevèrent la mise au point du nouveau
système de production, ce n’était pas simplement une boîte à outils pour
résoudre un problème réservée à une entreprise spécifique, dans une culture
et un marché particuliers. Ils avaient créé un nouveau paradigme dans la
fabrication et les services, une nouvelle manière de voir, de comprendre et
d’interpréter les mécanismes d’un processus de production, qui devait
finalement déboucher sur la disparition de la production de masse
traditionnelle à de nombreux égards et l’essor de la production lean.
Les sept gaspillages : obstacles au flux de
valeur ajoutée

J’ai indiqué que Kiichiro avait été extrêmement déçu par les gaspillages
qu’il avait observés dans l’usine Platt Brothers. La qualité finale des
produits était certes remarquable mais au prix de beaucoup de gaspillage, à
commencer par un gros retravail d’ajustage des pièces pour qu’elles
s’emboîtent correctement. Dans le TPS, le flux pièce à pièce est l’idéal que
l’on cherche à atteindre : de la pure valeur ajoutée depuis le début jusqu’à la
livraison au client – sans interruption et sans retravail. Tout ce qui fait
obstacle au flux est gaspillage. Toyota a identifié sept sortes de gaspillage
dans les processus opérationnels ou de fabrication. On peut les appliquer au
développement des produits, au développement de logiciels, aux hôpitaux et
à toutes les tâches administratives. Elles ne sont pas l’exclusivité des
chaînes de production.
1. Surproduction. Fabriquer des articles qui n’ont pas été commandés, ce
qui engendre des gaspillages, occupe un nombre excessif d’opérateurs
et entraîne des coûts de stockage et de transport dus aux excédents de
stocks.
2. Attente. Surveiller une machine ou attendre la fin de l’étape suivante du
processus, attendre un outil, des fournitures, une pièce, etc., ou être
inoccupé sans date butoir immédiate.
3. Transport ou manutention inutiles. Transporter des encours sur de longues
distances sans que le transport ait une réelle utilité, ou déplacer des
matières ou des informations entre des points de stockage ou des
processus.
4. Usinages inutiles ou mal faits. Actions inutilement nombreuses pour
parvenir au résultat souhaité, ou mal exécutées à cause d’outils et de
produits mal conçus, qui entraînent des gestes inutiles et des défauts.
Produire des articles de meilleure qualité qu’il n’est nécessaire est un
gaspillage.
5. Stocks excédentaires. Trop de matières premières, d’encours ou de
produits finis, qui se traduisent par des temps de défilement plus longs,
l’obsolescence des produits, des articles endommagés, des coûts de
transport et de stockage et des retards. Les stocks excédentaires
occultent également des problèmes comme des déséquilibres dans la
production, des retards de livraison de la part des fournisseurs, des
défauts, des machines immobilisées et des temps de mise en place
longs.
6. Gestes inutiles. Tous les gestes inutiles que les employés doivent faire
pendant leur travail, que ce soit pour chercher, attraper ou empiler des
pièces, des outils, etc. Marcher est aussi un gaspillage.
7. Défauts. Fabrication de pièces défectueuses ou rectification. Réparation
ou correction, mise au rebut, fabrication de produits de remplacement et
inspection sont synonymes de manutention, temps et effort inutiles.

(Dans The Toyota Way to Service Excellence, nous proposons une liste
élargie des gaspillages prenant en compte les spécificités du secteur
tertiaire12.)
Ohno considérait la surproduction comme le premier des gaspillages, car
à l’origine de la plupart des autres. Produire davantage que n’en souhaite le
client à un stade du processus de fabrication entraîne obligatoirement
l’accumulation de stocks en aval : les matières sont immobilisées, en
attendant de passer à l’étape suivante. « Où est le problème, tant que les
hommes et les machines produisent ? » répondront peut-être ceux qui
fabriquent en masse ou par lots importants. Le problème, c’est que de gros
stocks tampons (intermédiaires) induisent d’autres comportements
susceptibles de nuire à la recherche de l’amélioration continue. Pourquoi se
soucier de maintenance préventive si les pannes n’ont pas d’effet immédiat
sur la production finale ? Pourquoi s’inquiéter de quelques défauts de
qualité lorsqu’il suffit de jeter les pièces défectueuses ? Parce que
lorsqu’une pièce défectueuse arrive à l’opérateur chargé de la dernière
opération d’assemblage, qui sait combien d’autres pièces défectueuses ont
été fabriquées et attendent dans les stocks tampons ?
La figure S.1 illustre ces gaspillages par une simple ligne représentant le
déroulement d’un processus de moulage, d’usinage et d’assemblage. Dans
la plupart des processus gérés de manière traditionnelle, la majeure partie
du temps de transformation est un gaspillage ; pourtant, les efforts
d’amélioration se limitent généralement à supprimer du processus à valeur
ajoutée des portions très réduites de temps – par exemple, augmenter la
cadence de production des machines pour les rendre plus « efficientes ».

FIGURE S.1 Gaspillage dans la chaîne de valeur.

J’ai découvert un exemple étonnant de ce type de situation lors d’une


mission de conseil auprès d’un fabricant d’écrous en acier. Les ingénieurs et
les managers qui assistaient à mon séminaire m’affirmaient que le lean
n’apporterait rien à leur processus en raison de sa simplicité. Les écrous
étaient découpés dans du ruban d’acier puis filetés, traités thermiquement et
conditionnés dans des boîtes. La matière première défilait dans les
machines automatiques au rythme de centaines d’écrous par minute.
Lorsque nous suivîmes la chaîne de valeur (et de non-valeur), leur
affirmation tourna au comique. Nous partîmes du quai de réception. Et
chaque fois que je pensais le processus terminé, nous traversions à nouveau
l’usine pour rejoindre une autre étape ou une nouvelle pile de stocks. À un
certain point, les écrous quittaient l’usine pour quelques semaines afin de
subir un traitement thermique parce que la direction avait calculé que sous-
traiter cette opération était plus économique. In fine, le processus de
fabrication des écrous, qui ne nécessitait que quelques secondes pour la
plupart des opérations – à l’exception du traitement thermique qui pouvait
demander quelques heures –, durait en général des semaines et parfois des
mois.
Nous calculâmes le pourcentage de valeur ajoutée pour différentes lignes
de produits, avec des résultats variant de 0,008 % à 2 ou 3 %. Le choc !
Circonstance aggravante, l’immobilisation des machines était un problème
général, avec des machines qui ne tournaient pas et des monceaux de
matières qui s’accumulaient devant elles. Un responsable futé avait décrété
qu’il coûtait moins cher de sous-traiter la maintenance que d’embaucher des
employés à plein temps. Il n’y avait donc souvent personne pour réparer
une machine qui tombait en panne, sans parler de faire de la maintenance
préventive. Des efficiences locales étaient privilégiées au prix du
ralentissement de toute la chaîne de valeur en créant d’énormes quantités
d’encours et de stocks de produits finis, sans compter le temps nécessaire à
l’identification des problèmes (défauts) qui réduisait la qualité. Avec pour
résultats, des coûts élevés et une usine dépourvue de la flexibilité nécessaire
pour s’adapter aux évolutions de la demande.
Dans la première édition de ce livre, je décrivais un huitième gaspillage,
la créativité inemployée des salariés, dont je considère toujours qu’il
pourrait bien constituer le gaspillage fondamental. Mais il ne s’insère pas
bien dans cette liste. Les sept gaspillages sont des obstacles au flux, et ils
sont observables, alors que le gaspillage de la créativité des salariés renvoie
à ce qui aurait pu être. Tout au long du livre, j’insiste sur la place centrale
de l’amélioration continue à tous les niveaux de l’organisation pour réduire
le gaspillage dans les processus et les actions mises en œuvre par Toyota
pour former ses salariés à utiliser leur créativité.
Progresser vers un état futur : le rôle de la
cartographie du flux de valeur

L’approche classique de l’amélioration des processus est axée sur


l’identification des efficiences locales : examiner les machines et les
processus à valeur ajoutée, améliorer le temps de fonctionnement, réduire le
temps de cycle ou remplacer l’opérateur par une machine automatique. Le
résultat peut être très positif pour le processus concerné, mais a peu
d’impact sur l’ensemble de la chaîne de valeur. La pensée lean, elle,
s’attache à la réduction de tout ce qui n’apporte pas de valeur.
Chez Toyota, le groupe chargé de former les fournisseurs au TPS a
élaboré une méthode de visualisation du flux des matières et des
informations en vue d’identifier les gaspillages les plus importants. Le
public a pu découvrir cette technique grâce à l’ouvrage de Mike Rother et
de John Shook, ancien manager de Toyota, Learning to See13. On choisit un
point de départ dans le flux de valeur, souvent au début d’une grosse unité,
comme les quais de déchargement dans une usine de fabrication, et on
parcourt la chaîne de valeur de la transformation du produit. On représente
ensuite ce parcours sous forme de schéma. Dans un premier temps, on
documente essentiellement des processus individuels qui génèrent des
stocks, représentés par des triangles, ou qui sont mis en attente. Les
gaspillages sont souvent si nombreux que c’en est risible.
La figure S.2 propose un exemple générique de carte de l’état actuel.
Vous découvrez que les stocks – un des sept gaspillages – sont très
nombreux et vous essayez, par exemple, de les réduire. Une méthode
simple pour le faire consiste à calculer un niveau minimal et un niveau
maximal, et à créer un visuel avec des instructions pour réapprovisionner
lorsque vous atteignez le seuil minimal. C’est un type de système tiré
simple. Vous verrez probablement vos stocks diminuer. Vous venez
d’éliminer du gaspillage – bravo ! Mais dans quel but ? Cette seule action
ne résoudra vraisemblablement pas tous vos problèmes.
FIGURE S.2 Carte de la chaîne de valeur de l’état actuel.

Imaginons que, pour être compétitive, votre entreprise doive fabriquer une
grande variété de produits et raccourcir le délai entre la commande et la
livraison de sorte que vos clients puissent eux aussi réduire leurs stocks tout
en obtenant ce qu’ils veulent quand ils le veulent. Vous réunissez un groupe
pluridisciplinaire, dont un spécialiste des concepts lean, et vous créez une
vision pour l’état futur. À quoi devrait ressembler le flux de valeur pour que
vous atteigniez vos objectifs ?
Le résultat ressemblera par exemple à la carte de l’état futur représentée
sur la figure S.3. Dans ce cas, vous avez conçu un système de flux des
matières qui lisse la production des différents produits pour que vous n’ayez
pas besoin de produire des lots d’un produit le matin et des lots d’un autre
produit l’après-midi (voir principe 4). Vous avez supprimé la
programmation des opérations individuelles, génératrice de stocks, et
remplacé le flux d’informations par des systèmes tirés. Ainsi, chaque
processus ne produit que ce dont le processus suivant a besoin lorsqu’il en a
besoin (voir principe 3). Pour soutenir le flux, vous devrez aussi
probablement réduire le temps de changement d’outillage des machines
d’un produit à l’autre et le temps d’immobilisation des machines. Sur la
carte de la chaîne de valeur, ces activités complémentaires sont représentées
par des explosions de kaizen-points. On a généralement tendance à se
rendre dans les ateliers et à essayer de mettre en place ce qui figure sur la
carte, en répartissant le travail entre plusieurs équipes. Malheureusement,
l’état futur n’est pas une liste de solutions à mettre en œuvre. C’est une
image d’ensemble de ce à quoi vous aspirez. Il est peu probable que vous
atteigniez jamais cet état futur si vous vous contentez de chasser les
gaspillages à travers les kaizen-points. Et il est tout aussi probable que vous
ne réaliserez pas la vision globale la première fois où vous essaierez
d’implémenter les outils lean. Vous devrez sans doute en passer par
plusieurs expérimentations pour tester vos idées et découvrir comment
progresser vers l’état futur.

FIGURE S.3 Carte de la chaîne de valeur de l’état futur.

Prenons un exemple dans le secteur des services. L’entreprise ThedaCare


est considérée comme un des modèles de l’application du lean au secteur de
la santé. Dans leur livre On the Mend14, ses dirigeants donnent plusieurs
exemples de ce qu’ils ont amélioré. C’est notamment le cas des soins
hospitaliers. L’attente est très longue aux admissions ? L’équipe a
cartographié l’état actuel, en l’occurrence le parcours du patient. De
longues plages d’attente ont ainsi été identifiées : pour une chambre, pour
des examens et pour l’arrivée du médecin. Outre que ces attentes étaient
très désagréables pour les patients, elles étaient potentiellement dangereuses
car elles retardaient la prise en charge médicale. Plutôt que de s’atteler
séance tenante à éliminer les gaspillages de l’état actuel, l’équipe de
ThedaCare passa plusieurs mois à élaborer une vision de l’état futur :
Début 2007, une équipe d’infirmières, de pharmaciens, d’administrateurs, de travailleurs
sociaux et de médecins a été chargée de travailler pendant six mois à une nouvelle conception
du processus d’hospitalisation – agencement des locaux, tâches et compétences spécialisées
de toutes les personnes impliquées […]. La nouvelle unité, opérationnelle depuis 2007, est un
grand carré ; toutes les chambres des patients font face à un espace de réunion ouvert où les
équipes soignantes se retrouvent pour discuter des soins aux patients […]. Désormais, dans
ce que nous appelons l’unité de soins collaboratifs, une infirmière, un médecin et un
pharmacien se réunissent avec le patient et sa famille dans les 90 minutes qui suivent
l’admission afin d’établir un parcours de soins15.

La démarche s’est traduite par une baisse drastique des temps d’attente, de
meilleurs programmes de soins, une prise en charge des patients de
meilleure qualité et une baisse des coûts. Si beaucoup de gaspillages ont
ainsi été éliminés, ce n’était pas le point central de la démarche. L’objectif
était d’améliorer la prise en charge globale du patient. Il a fallu dans un
premier temps réinventer l’état futur, pour ensuite progresser – grâce à une
amélioration méthodique – vers cette vision. C’est la différence entre
nettoyer ce qui existe et tout faire pour atteindre une nouvelle vision
audacieuse.
Comme le soulignent Rother et Shook16, élaborez toujours un état futur
qui orientera vos actions. Ne vous contentez pas de cartographier l’état
actuel et de partir à la chasse aux gaspillages. Dans leur livre Toyota Kata
Culture, Rother et Aulinger nous mettent au défi d’envisager la carte du
flux de valeur de l’état futur comme un ensemble de défis imbriqués les uns
dans les autres, afin que chaque niveau de l’organisation comprenne ce qu’il
doit accomplir pour soutenir le niveau suivant – des processus individuels
au flux de valeur global17. Ces défis sont au-delà de ce que nous
connaissons aujourd’hui et ils pourront être atteints avec des cycles PDCA
répétés. Chaque cycle de PDCA est une nouvelle expérimentation –
formuler une hypothèse, tester, réfléchir et apprendre.

Conclusion

Pour comprendre le modèle Toyota, il faut comprendre la famille Toyoda.


Innovateurs, idéalistes pragmatiques, apprenant par la méthode empirique,
ils étaient convaincus du devoir de chacun de contribuer au bien-être de la
société. Rien ne les détournait de leurs objectifs. Par-dessus tout, ils étaient
des leaders qui dirigeaient par l’exemple.
Le TPS prit forme pour répondre aux enjeux particuliers qu’affronta
Toyota au fur et à mesure de son développement. Il évolua à mesure que
Taiichi Ohno et ses contemporains mettaient ces principes en application
dans les usines. Si l’on arrêtait le temps à cette époque, on pourrait décrire
les caractéristiques et les performances techniques du TPS. Mais la manière
dont Toyota a développé ce système, les problèmes rencontrés et la
démarche adoptée pour les résoudre sont réellement un reflet du modèle
Toyota. Le document interne qui présente ce modèle parle de « goût du défi
» et invite à accepter de le relever. Voici ce qu’il mentionne :
Nous accueillons les défis avec un esprit créatif et le courage de réaliser nos propres rêves
sans nous décourager. Nous abordons notre mission avec dynamisme, optimisme et une foi
sincère dans la valeur de notre contribution.

Et encore :
Nous voulons décider de notre destin. Nous agissons avec assurance, sommes confiants dans
nos capacités. Nous assumons la responsabilité de nos actes et nous nous engageons à
entretenir et perfectionner les compétences qui nous permettent d’apporter une valeur
ajoutée.

Ces mots forts décrivent bien ce que Ohno et son équipe accomplirent. Sur
les décombres de la Seconde Guerre mondiale, ils acceptèrent une mission
qui semblait impossible : égaler la productivité de Ford. Ohno releva le défi
et, « avec un esprit créatif et du courage », résolut les problèmes les uns
après les autres et créa un nouveau système de production. Le même
processus s’est répété inlassablement tout au long de l’histoire de Toyota.

Points clés
Le modèle Toyota et le système de production Toyota sont les fruits de
décennies de pratique et d’apprentissage visant à répondre aux défis
spécifiques auxquels l’entreprise était confrontée.
Le système de production Toyota est un système de personnes, de machines et
de méthodes de travail alignées pour atteindre les objectifs de l’entreprise :
qualité, coûts, fiabilité, sécurité et épanouissement.
L’élimination des gaspillages est souvent présentée comme le but du TPS, mais
traquer les gaspillages ne suffit pas à créer un système à hautes performances.
Une meilleure approche consiste à développer une vision d’un système qui
remplira les objectifs de l’organisation, puis à s’efforcer d’atteindre cette vision
par le kaizen. Toujours expliciter le dessein.
La carte de la chaîne de valeur est un outil qui nous aide à comprendre l’état
actuel et à élaborer une vision d’ensemble de la façon dont les matières et les
informations doivent circuler pour atteindre les objectifs de l’entreprise. Cette
vision nous apporte une direction vers laquelle progresser grâce au PDCA.

1 Samuel Smiles, Self Help, Canton, OH, Pinnacle Press, 2017.


2 Takahiro Fujimoto, The Evolution of a Manufacturing System at Toyota, New York, Oxford
University Press, 1999.
3 Edwin Reingold, Toyota: A Corporate History, Londres, Penguin Business, 1999.
* Pour des éléments biographiques complémentaires sur Kiichiro Toyoda, voir Jeffrey Liker, «
Toyota and Kiichiro Toyoda: Building a Company and Production Systems Based on Value »,
dans Fu-Lai Tony Yu et Ho-Don Yan (dir.), Handbook of East Asian Entrepreneurship, New
York, Routledge, 2015, chap. xvi. Pour une biographie plus détaillée, voir K. Wada et T. Yui,
Courage and Change: The Life of Kiichiro Toyoda, Tokyo, Toyota Motor Corporation, 2002.
4 Kazuo Wada et Tsunehiko Yui, op. cit.
5 Eiji Toyoda, Toyota: Fifty Years in Motion, New York, Kodansha International, 1985.
6 K. Wada et T. Yui, Courage and Change: The Life of Kiichiro Toyoda, Tokyo, Toyota Motor
Corporation, 2002, p. 116.
7 Edwin Reingold, op. cit.
8 Satoshi Hono, Inside the Mind of Toyota: Management Principles for Enduring Growth, New
York, Productivity Press, 2002.
9 Eiji Toyoda, op. cit.
10 Henry Ford [1926], Today and Tomorrow, Londres, UL, CRC Press, Taylor & Francis Group,
1988.
* On trouvera un résumé succinct et informatif de l’histoire du système de production Toyota dans
le livre de Takahiro Fujimoto, op. cit.
11 Henry Ford, op. cit.
12 Jeffrey Liker et Karyn Ross, The Toyota Way to Service Excellence, New York, McGraw-Hill,
2016.
13 Mike Rother et John Shook, Learning to See, Boston, MA, Lean Enterprise Institute, 1999.
14 John Toussaint, Roger Gerard et Emily Adams, On the Mend: Revolutionnizing Healthcare to
Save Lives and Transform the Industry, Cambridge, MA, Lean Enterprise Institute, 2010.
15 Ibid., p. 22-23.
16 Mike Rother et John Shook, Learning to See, Boston, MA, Lean Enterprise Institute, 1999.
17 Mike Rother et Gerd Aulinger, Toyota Kata Culture, New York, McGraw-Hill, 2017.
Partie I
Philosophie
Pensée systémique à long terme
Principe 1
Fonder vos décisions sur une
pensée systémique à long
terme, même au détriment des
objectifs financiers à court
terme

Les facteurs les plus importants pour la réussite sont la patience, une action axée sur le long
terme plutôt que sur les résultats immédiats, l’investissement dans les hommes, le produit et
les moyens de production, un attachement sans faille à la qualité.

ROBERT B. MCCURRY, ANCIEN VICE-PRÉSIDENT EXÉCUTIF DE TOYOTA MOTOR


SALES

Le siècle écoulé a vu le monde s’orienter vers le capitalisme comme


système socio-économique dominant. L’opinion qui prévaut est que si les
individus et les entreprises agissent pour leurs intérêts personnels, la main
invisible de l’offre et de la demande suscitera l’innovation, la croissance
économique et le bien-être général de l’humanité. L’argent, de toute
évidence, motive l’activité économique et l’innovation, mais aussi et surtout
les résultats à court terme. S’il est rassurant de croire qu’il suffit de
privilégier ce qui est le plus favorable à nos intérêts économiques à court
terme pour que tout aille bien dans le monde, la poursuite de son intérêt
propre comme moteur de la croissance économique a aussi des aspects
négatifs. On l’a vu avec Enron et les autres scandales qui ont laissé dans les
esprits une profonde méfiance à l’égard des grandes entreprises et de la
moralité de leurs dirigeants. On l’a vu avec la crise financière mondiale de
2008 qui a privé des millions de personnes de leur travail et de leur maison.
On le voit dans les gigantesques inégalités économiques sur la planète. Et
on le voit à l’heure où les nations s’efforcent d’orienter des ressources en
faveur de la lutte contre le changement climatique provoqué par l’homme,
dont bon nombre des parties concernées nient la réalité.
Dans un article fascinant paru dans le magazine The Atlantic, le
professeur Daniel Markovits, enseignant à Yale, attribue cette obsession du
profit, et le recul de la classe moyenne, aux grands cabinets de conseil1. Il
explique que le phénomène trouve ses racines dans la période de l’après-
guerre lorsque l’activité économique était en plein essor et que l’emploi à
vie était la norme :
La formation interne et l’organisation hiérarchique des grandes entreprises du milieu du
siècle alimentaient un pipeline assurant la promotion jusqu’aux postes de direction. Le dicton
« de la salle du courrier à un poste à responsabilité » reflétait la réalité, et même l’emploi le
plus subalterne, le plus ingrat, ouvrait le chemin de la promotion.

Cette voie vers le sommet a largement disparu lorsque les recrutements


externes de dirigeants professionnels se sont généralisés et que ceux-ci ont
fait appel à de grands cabinets de conseil pour réduire les coûts du travail et
« rationaliser » l’entreprise.
Lorsque les cabinets de conseil ont fait du management un métier en tant
que tel, sans lien avec les activités de l’entreprise, cela a également conduit
les managers à adopter la seule chose commune à toutes les entreprises :
gagner de l’argent pour les actionnaires. Les dirigeants élevés au biberon du
nouveau modèle visaient exclusivement et directement le profit : leur
formation, leur parcours professionnel, leur fonction concourent à les isoler
des autres travailleurs et à les former dans la seule perspective du résultat
financier.
Il faut croire que Toyota n’a pas reçu le message. La mission première de
l’entreprise est toujours d’apporter de la valeur à la société. Elle investit
dans ses salariés, dans les partenaires de sa chaîne de valeur et dans les
communautés locales. Pour commencer, cela permet à ses employés de
disposer d’un revenu stable. Les profits viendront, mais ils sont un input
dans le dessein plus large de Toyota – certainement pas le but ultime. Façon
de penser dépassée ? Histoire ancienne ? Besoin d’un cabinet de conseil
pour la justifier ? Lorsque nous comprenons combien le monde est
interconnecté et incertain, les arguments en faveur d’une approche
davantage centrée sur les êtres humains et le long terme s’imposent d’eux-
mêmes.
L’histoire de Toyota, pour diverses raisons, a été marquée par des
dirigeants à qui la pensée systémique était naturelle. À titre d’illustration,
tout dirigeant ayant assimilé les principes du groupe insistera sur le fait que
le système de production Toyota est un système. Tous les éléments en sont
interconnectés. Le juste-à-temps met au jour les problèmes, mais il n’est
utile que si les personnes sont formées et déterminées à résoudre les
problèmes. La résolution des problèmes au jour le jour permet la stabilité
des opérations, une nécessité pour que le juste-à-temps produise ses effets.
Supprimez un élément, et la maison s’affaiblira et finira par s’effondrer.
Pour garantir la réussite de l’entreprise, Toyota estime que chaque pièce du
système doit fonctionner à un haut niveau, ce qui exige que les meilleures
personnes et les meilleurs processus soient en place, et que tout le monde
travaille pour progresser dans une direction commune et vers un but
partagé. Comme l’affirme David Hanna dans son ouvrage fondateur
Designing Organizations for High Performance, un des principes clés de la
pensée systémique est la « conception orientée »2. Les entreprises doivent
se demander : « Pourquoi notre entreprise existe-t-elle ? Quelle est notre
vision pour le long terme ? »
Au cours d’une réunion des investisseurs de Toyota qui s’est tenue le 12
mai 2020, après avoir annoncé que l’entreprise anticipait une baisse de 80
% de ses bénéfices par rapport à 2019, à cause de la crise du Covid-19,
Akio Toyoda a expliqué ses priorités pour l’entreprise :
Quant à la crise actuelle, nos priorités restent inchangées : premièrement, la sécurité,
deuxièmement, la qualité, troisièmement, le volume et enfin la rentabilité. Si les choses
changent, ces priorités devront peut-être être revues. Mais, au cœur de cette crise, nos
priorités sont restées les mêmes. Et c’est dans cet esprit que nous continuerons à former les
employés de Toyota, ce qui est également très important3.

Ce fut ensuite au directeur de la gestion des risques de prendre la parole :


Nous devons continuer à investir dans l’avenir. Cela fait partie des choses dont on ne peut se
passer ; rogner sur nos investissements serait une erreur. Au moment de la crise financière
mondiale de 2008, nous disposions de 3 billions de yens en trésorerie. Bien que le chiffre soit
aujourd’hui de 8 billions de yens, c’est moins que ce que nous aimerions, très loin d’Apple,
par exemple, et de ses 20 billions de yens de trésorerie. Toutes les entreprises passent par des
hauts et des bas, naturellement, mais investir est nécessaire pour financer la croissance et
continuer à apporter notre pierre à la société […]. Mais je garde un œil vigilant sur les
dépenses. Si je découvre la moindre dépense inutile, je la supprimerai.

Toyota disposait alors de la trésorerie la plus élevée de son histoire,


supérieure à 50 milliards de dollars fin 2019. J’ai pu en parler comme d’«
économies en prévision des mauvais jours ». Il faut toutefois souligner qu’il
ne s’agit pas simplement de thésauriser, mais d’investir dans les ressources
humaines et l’avenir de l’entreprise… pour le long terme. N’est-ce pas ainsi
que chacun devrait mener sa barque ? Cette sage pratique est pourtant bien
loin de faire l’unanimité, comme est venu me le rappeler un éditorial du
conseiller financier Stephen Givens dans la Nikkei Asian Review : « Les
entreprises japonaises doivent cesser de se féliciter d’accumuler de la
trésorerie. Au lieu de constituer des réserves en prévision des mauvais
jours, elles devraient rendre de l’argent aux actionnaires4. »
Les entreprises modernes performantes, soutenait-il, prouvent leur valeur
à travers les investissements que les actionnaires sont prêts à faire en
achetant des actions :
Dans une économique saine et dynamique, un P-DG doit constamment se tourner vers les
marchés financiers pour obtenir de nouveaux capitaux. Et pour lever de nouveaux fonds, il
faut pouvoir montrer aux investisseurs que les levées précédentes ont généré des retours
intéressants […]. Au lieu de quoi, les P-DG des sociétés japonaises en appellent à des
indicateurs de performance flous – objectifs de développement durable, création de valeur
sociale, maintien de nos engagements à l’égard de nos parties prenantes (non actionnaires).

Tout est dit. La vocation d’une entreprise est d’enrichir ses actionnaires, pas
de « créer de la valeur sociale ». Le seul étalon qui vaille est le cours de
l’action. À cet égard, les performances de Toyota sont, au mieux,
médiocres. Les actions de l’entreprise ont rarement constitué un bon
investissement de court terme. Adoptant le point de vue inverse, le
journaliste Michael Steinberger s’est exprimé au sujet des rachats d’actions,
un moyen privilégié de transférer les gains de l’entreprise aux actionnaires :
Quelle qu’en soit la raison, certaines estimations indiquent qu’entre les rachats d’actions et
les dividendes, les plus grandes entreprises américaines ont rendu environ 90 % de leurs
gains aux actionnaires au cours de la dernière décennie. Un argent qui aurait pu être utilisé
pour augmenter les salaires des collaborateurs ou pour renforcer les dépenses de recherche
et développement, ou encore pour amortir une récession future ; mais non, il est allé aux
investisseurs5.

La politique de relations publiques de Toyota est de ne pas critiquer la


philosophie des autres entreprises, mais son objectif est clair et inébranlable
: apporter de la valeur aux clients et à la société pour le long terme ; en cela,
l’entreprise a remarquablement réussi. Elle démontre que ce n’est pas
simplement une philosophie généreuse, mais une stratégie économiquement
saine. Le bon principe pour bâtir une entreprise durable capable de résister
au temps : fonder vos décisions de management sur une pensée systémique
à long terme, même au détriment des objectifs financiers à court terme.
Au-delà du salaire, une mission

Une entreprise moderne peut-elle réussir dans le monde capitaliste et être


rentable tout en faisant ce qui est bien pour toutes ses parties prenantes et
pour la société – même si cela la conduit à ne pas toujours faire des
bénéfices de court terme son objectif premier ? La plus grande contribution
de Toyota au monde de l’entreprise est, à mon avis, de prouver par
l’exemple que c’est possible et, en définitive, que c’est bon pour les
affaires.
De toutes mes visites chez Toyota au Japon et aux États-Unis, dans les
fonctions ingénierie, vente, achats et production, se détache un fait
marquant. Toutes les personnes à qui j’ai parlé ont un but qui dépasse le
simple fait de gagner sa vie. Toutes ont le sentiment de remplir une mission
pour l’entreprise et savent distinguer ce qui est bien de ce qui est mal par
rapport à cette mission. Toutes ont appris le modèle Toyota de leurs aînés et
en ont assimilé les valeurs : « faire ce qui est bien pour l’entreprise, ses
employés, le client et la société en général ». Le sentiment de sa mission et
de son engagement à l’égard des clients, des employés et de la société est le
« fondement de tous les autres principes » du modèle Toyota et ce qui fait
défaut dans la plupart des entreprises qui tentent d’imiter Toyota.
Lorsque j’ai interviewé des dirigeants et des cadres de Toyota dans le
cadre de la rédaction de cet ouvrage, je leur ai demandé quelle était la
raison de vivre de Toyota en tant qu’entreprise. J’ai été frappé de la
remarquable similitude des réponses. Ainsi, Jim Press, ancien vice-
président exécutif et directeur des opérations de Toyota Motor Sales en
Amérique du Nord, et l’un des deux administrateurs délégués américains de
Toyota, m’expliqua :
Faire des bénéfices n’a pas pour but d’enrichir l’entreprise ou nous-mêmes, les dirigeants, en
valorisant notre portefeuille d’actions. Le but est de réinvestir dans l’avenir pour continuer à
faire ce que nous faisons. C’est pour cela que nous investissons. Et aussi pour aider la société
et la communauté – pour rendre un peu de ce que nous avons reçu de la communauté où nous
avons la chance de travailler. J’ai des millions d’exemples comme celui-ci.

Cela ne signifie pas que Toyota n’a pas le souci de réduire les coûts.
Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, peu après la Seconde Guerre
mondiale, l’entreprise frisa la faillite et dut licencier des ouvriers – une
situation qui entraîna la démission de son fondateur, Kiichiro Toyoda. Forts
de cette expérience, les dirigeants de Toyota se jurèrent de ne plus avoir de
dettes, ce qui exige une démarche de réduction des coûts agressive. Réduire
les coûts est une passion depuis que Taiichi Ohno a commencé à éliminer
les gestes inutiles dans la fabrication. Cela se traduisait souvent par la
suppression d’un processus sur une ligne ou dans une cellule. Pour autant,
cela ne se traduisait pas – et ne se traduit toujours pas – par le départ
d’employés. La personne était, et il en va toujours ainsi aujourd’hui,
transférée à un autre poste. Dans la logique de Toyota, c’est un opérateur de
moins à recruter et à former plus tard.
Toyota possède aujourd’hui un système global de contrôle des budgets
(Total Budget System Control), qui permet de surveiller les budgets de
toutes les divisions jusqu’à la moindre dépense. Dans mes entretiens avec
les managers, j’ai souvent demandé si réduire les coûts était une priorité.
Ma question les amusait beaucoup. Leur réponse était, en gros : « Vous
n’avez rien vu, tant que vous ne savez pas jusqu’où Toyota pousse le sens
de l’économie6. » Ancien manager de Toyota, Michael Hoseus raconte que,
lors d’un voyage au Japon, un manager a ouvert le tiroir de son bureau et lui
a montré un crayon. Il était composé de plusieurs vieux crayons raboutés
avec du scotch, lesquels avaient été utilisés jusqu’à ce qu’ils soient trop
courts pour qu’on puisse les tenir entre les doigts.
Pourtant, la réduction des coûts n’est pas le principe qui détermine la
politique de Toyota. Ainsi, l’entreprise ne licencierait pas d’employés à
cause d’une baisse temporaire des ventes, pas plus que nous ne jetterions
nos enfants à la rue parce que nous aurions perdu de l’argent dans nos
investissements.
Le professeur Hirotaka Takeuchi et ses étudiants ont étudié de nombreux
cas de ce type au Japon et ont conclu que se préoccuper du bien social est
un actif clé pour surmonter les périodes de crise. Par exemple, le violent
tremblement de terre de 2011 et le tsunami qu’il a provoqué ont dévasté de
nombreuses entreprises et usines. Pourtant, les entreprises ont été
nombreuses à conserver leurs salariés pour reconstruire et fournir
gratuitement des produits et des services à la communauté. Ce fut
notamment le cas de Yakult, un fabricant de boissons probiotiques dont les
produits sont livrés directement au domicile des clients par des « dames
Yakult » (oui, le biais de genre reste vivace au Japon). En dépit d’une baisse
de 30 % du chiffre d’affaires, le P-DG de l’entreprise, Hiromi Watanabe, a
assuré aux salariés que l’entreprise ferait tout pour conserver les emplois,
livrer de la nourriture et des boissons aux victimes et participer au
rétablissement de la communauté, même si cela impliquait d’« utiliser toute
la trésorerie et tous les bénéfices de l’entreprise ». Le professeur Takeuchi
raconte7 :
Il a remis 300 dollars en espèces à chaque Yakult Lady, directement prélevés dans le coffre-
fort de l’entreprise car les banques étaient fermées ; utilisé la plate-forme de livraison comme
centre d’accueil pour les salariés et leur famille ; et garanti leur emploi aux Yakult Ladies
contraintes d’évacuer leur maison. Lorsque les approvisionnements en boissons probiotiques
se sont taris parce que l’usine avait été contrainte de fermer et que les Yakult Ladies se sont
retrouvées sans produits à livrer, certaines ont décidé de leur propre chef de distribuer de
l’eau et des nouilles instantanées à leurs clients, gratuitement. Lorsque Watanabe l’a
découvert, il a encouragé les salariés à livrer davantage de produits aux victimes dans les
refuges.

Faire passer la communauté et les clients d’abord est également inscrit dans
l’ADN de Toyota. L’entreprise est semblable à un organisme qui se nourrit
de lui-même, protège ses enfants, favorise leur épanouissement, afin de
continuer à donner aux clients, aux communautés et à la société. Dans le
cynisme ambiant concernant la morale des dirigeants d’entreprise et la
place des grandes entreprises capitalistes dans la société, le modèle Toyota
offre une autre voie et montre ce qui peut être accompli lorsqu’on fédère
près de 400 000 personnes autour d’un but commun qui dépasse de très loin
la recherche du profit.
L’histoire de NUMMI : un laboratoire pour
comprendre comment exporter le TPS à
l’étranger

Au début des années 1980, les dirigeants de Toyota prirent conscience que
l’entreprise devait construire ses voitures là où elles seraient vendues si elle
voulait devenir une entreprise mondiale viable. Dès lors, une question se
posait : comment exporter le TPS ? Pouvait-il exister en dehors de la culture
japonaise ? En 1972, Toyota avait créé une petite usine de châssis de
camions en Californie, TABC, où le TPS avait été mis en place avec succès.
Mais il s’agissait cette fois d’une usine complète de fabrication et
d’assemblage de voitures, une tout autre aventure. Il est naturel pour Toyota
d’apprendre en faisant, et l’entreprise est toujours disposée à expérimenter.
L’entreprise estima que nouer un partenariat pourrait être intéressant et elle
créa donc en 1984 une joint-venture avec General Motors (GM), qui
deviendrait plus tard New United Motor Manufacturing, Inc. – ou NUMMI.
Toyota allait enseigner à GM les principes du système de production
Toyota. Toyota accepta de reprendre une usine de petits camions située à
Fremont (Californie), que GM avait fermée en 1982, et de la gérer selon les
principes du modèle Toyota. Toyota convint également d’accepter le
syndicat United Auto Worker. L’avocat de Toyota, Dennis Cuneo, qui
deviendra par la suite vice-président senior de Toyota Motor
Manufacturing, en Amérique du Nord, travaillait à l’époque pour
l’entreprise comme conseil juridique. Il explique les défis :
En ce temps-là, tout le monde pensait que le système de production Toyota était synonyme de
cadences infernales. Je me souviens de la première réunion que nous eûmes avec les
responsables syndicaux. Il y avait là un personnage du nom de Gus Billy. Il était assis en bout
de table et nous parlions du TPS, du kaizen, etc. « Pour moi, c’est produire toujours plus vite,
dit-il. En fait, toute cette histoire de suggestions, c’est une manière d’essayer de proposer une
idée pour supprimer votre poste. »
Une telle hostilité n’était pas isolée. Même lorsque l’usine était dirigée par
GM, le syndicat local avait une réputation de militantisme intransigeant,
allant jusqu’à déclencher des grèves sauvages. Au sabotage des véhicules
s’ajoutaient des problèmes de drogue, d’alcool et de prostitution. Un
ouvrier poussa même un superviseur8 devant un chariot élévateur en
mouvement, sous les rires des autres ouvriers. Pourtant, lorsque Toyota et
GM créèrent NUMMI, Toyota décida de rétablir le syndicat local.
L’entreprise s’engagea également à réembaucher jusqu’à 85 % des anciens
ouvriers de GM et, contre l’avis de GM, à réintégrer les anciens délégués du
syndicat en grande partie responsables de l’attitude militante des employés.
Cuneo explique :
Je pense que GM fut surpris. Certains, à la direction du personnel, nous mirent en garde
contre ce projet. Nous prîmes un risque calculé. Nous savions que les anciennes équipes de
GM avaient besoin de leadership et les leaders naturels de ces équipes siégeaient au comité
d’entreprise. C’était à nous de les faire changer d’attitude et d’opinion. Nous avons donc
envoyé ses membres au Japon pendant trois semaines. Ils ont vu eux-mêmes ce qu’était le
TPS. Ils sont revenus « convertis » et ils ont convaincu la base que ce système de production
Toyota n’était pas si terrible qu’on le disait.

La vieille usine rouvrit en 1984 et dépassa dès sa première année


d’exploitation toutes les usines de GM en Amérique du Nord en termes de
productivité, de coûts et de qualité9. Le monde automobile n’en croyait pas
ses yeux. L’usine est souvent citée en exemple pour la manière dont le TPS
peut être appliqué avec succès sur un site américain syndicalisé, dont les
ouvriers sont imprégnés de la culture traditionnelle de GM et habitués à une
relation conflictuelle entre syndicats et direction. Selon Cuneo, le secret a
été d’instaurer un climat de confiance avec les ouvriers :
Nous avons établi très tôt une relation de confiance avec nos collaborateurs. GM avait des
difficultés à vendre la Nova en 1987 et 1988 et réduisit donc fortement les commandes à notre
usine. Nous avions dû diminuer la production et tournions à environ 75 % de notre capacité,
mais nous n’avons licencié personne. Nous avons mis les opérateurs dans des équipes kaizen
et trouvé d’autres tâches utiles à leur confier. De tout ce que nous avons fait à NUMMI, c’est
cela qui a le plus fortement contribué à établir la confiance.
Selon Cuneo, la motivation initiale de GM pour former la joint-venture était
d’externaliser la fabrication d’une petite voiture. En comprenant mieux le
TPS, GM commença à envisager d’utiliser NUMMI comme un laboratoire
de formation. Des centaines de dirigeants, de cadres et d’ingénieurs de GM
ont fait un séjour à NUMMI et, impressionnés par l’enseignement du TPS,
en ont appliqué les leçons à leurs postes chez GM. De la fin des années
1990 à 2003 environ, j’ai visité plusieurs usines GM aux États-Unis et en
Chine. J’ai découvert que la bible de la fabrication qu’elles utilisaient était
une version du système de production Toyota rédigée à l’origine par Mike
Brewer, l’un des premiers « élèves » envoyés par GM à NUMMI pour
apprendre le TPS. Le « système global de fabrication » de GM copie
directement le système de production Toyota.
Malheureusement, il fallut une quinzaine d’années à GM pour prendre au
sérieux les leçons de NUMMI, et commencer à traduire les paroles en
actions. Lorsque l’entreprise s’engagea enfin dans une démarche concertée
pour adopter ce qu’elle avait appris de Toyota, il fallut attendre encore cinq
ans avant de voir la productivité et la qualité s’améliorer dans l’ensemble
du groupe (comme le montrent la revue Harbin Reports de l’industrie
automobile et les enquêtes auprès des clients menées par J.D. Poser et
Consumer Reports).
Vous vous demandez peut-être pourquoi Toyota avait accepté
d’enseigner son célèbre système de fabrication lean à GM, l’un de ses
principaux concurrents. À l’époque, Toyota voulait apprendre comment
faire vivre le TPS dans la culture américaine. Les dirigeants de Toyota ont
estimé qu’il serait intéressant d’avoir un partenaire américain, avec une
base de fournisseurs, des systèmes administratifs et juridiques et une bonne
connaissance de la culture et du marché local. En échange, Toyota a
proposé d’initier son partenaire au TPS. Aujourd’hui, Toyota enseigne le
TPS à de nombreuses entreprises, y compris des organisations à but non
lucratif et des associations caritatives, gratuitement.
Mais pourquoi à un concurrent ? Toyota estime que la concurrence est
positive et est prête à aider les autres constructeurs automobiles dans des
situations difficiles. Par exemple, Toyota a partagé sa technologie hybride
avec Ford et Nissan à un moment où les deux marques étaient en difficulté.
Plus récemment, l’entreprise a ouvert tous les brevets de sa technologie
hybride. Cette approche positive de la concurrence s’inscrit dans l’esprit de
« défi » décrit dans le document qui expose la philosophie de Toyota, « The
Toyota Way 2001 ». Toyota « apprendra de la concurrence et en deviendra
plus forte. » Dans les années 1980, alors que les constructeurs américains
traversaient une crise grave, Toyota s’est inquiété d’acquérir une position
trop dominante sur le marché. Yale Gieszl, vice-président exécutif,
s’exprimant à un moment où les constructeurs américains découvraient la
démarche qualité et renforçaient leurs ventes, a déclaré :
Chez Toyota, nous nous réjouissons du retour de l’industrie automobile américaine et de cette
concurrence farouche. Premièrement, parce que cela prouve que les fabricants automobiles
peuvent apprendre les uns des autres. Deuxièmement, parce que la concurrence encourage
l’amélioration continue qui est la meilleure garantie de survie des entreprises.
Troisièmement, parce que la concurrence est le seul moyen de garantir une économie forte et
dynamique. Et, enfin, parce que la concurrence est bénéfique pour tous nos clients en leur
apportant les produits améliorés qu’ils sont en droit d’attendre.
« The Toyota Way 2001 » : la philosophie qui
guide Toyota

Pendant très longtemps, le « modèle Toyota » n’a donné lieu à aucune


discussion. Il en était ainsi. Voilà tout. Toyota était une entreprise japonaise
qui concevait et produisait des véhicules au Japon et il était fréquent que les
employés fassent toute leur carrière dans l’entreprise. Dès leur premier jour,
ils étaient immergés dans la façon de faire de Toyota. Ils ne voyaient pas de
raison de documenter la théorie derrière la culture. Mais tout cela changea
avec la mondialisation de l’entreprise. Fujio Cho, premier président de
l’usine de Georgetown, dans le Kentucky, et plus tard président de Toyota
Motor Company, perçut la nécessité d’expliquer le modèle Toyota à
l’étranger, à des personnes qui n’avaient pas grandi dans l’entreprise.
Lorsqu’il devint président de Toyota en 1999, il lança une initiative pour
documenter et enseigner la culture interne du modèle Toyota. Il joua ainsi
un rôle majeur dans la création du premier document officiel sur le sujet en
2001.
« The Toyota Way 2001 », comme on l’appelle toujours aujourd’hui, est
défini comme une maison qui comporte deux piliers : le respect pour les
personnes et l’amélioration continue (voir figure 1.1). Le respect des
personnes s’étend des opérateurs dans les ateliers à chaque individu du
vaste réseau de partenaires de Toyota, en passant par ses clients et les
communautés où l’entreprise est implantée. Dans certaines versions du
modèle, le respect des personnes est le fondement de l’amélioration
continue parce que seules des personnes très bien formées, passionnées par
leur travail et par l’entreprise s’investiront suffisamment pour rendre
possible l’amélioration continue. L’objectif est littéralement d’améliorer en
permanence les produits, les processus et les individus à tous les niveaux de
l’entreprise. L’amélioration continue, il faut le souligner, ne désigne pas
seulement le changement incrémental. Les plus hauts dirigeants assument la
responsabilité des changements profonds, tels que transformer l’entreprise
pour relever les défis de la nouvelle ère des véhicules électrifiés,
autonomes. Toyota reconnaît que même les changements de fond sont le
fruit de la résolution de milliers de petits problèmes disséminés dans le
temps. Les piliers jumeaux du respect des personnes et de l’amélioration
continue reposent sur un socle de cinq principes résumés ci-dessous :

FIGURE 1.1 La maison « Toyota Way 2001 ».

Défi

Toyota a été fondé sur la volonté de relever des problèmes ardus et d’y
travailler jusqu’à ce qu’ils aient été résolus. On attend de tout employé de
Toyota non seulement qu’il excelle à son poste actuel, mais qu’il travaille
avec enthousiasme pour atteindre des niveaux plus élevés de performance.
Le hoshin kanri, sur lequel nous reviendrons au principe 13, est un moyen
de répercuter en cascade les objectifs de haut niveau à tous les échelons de
l’entreprise. On peut lire ainsi dans « The Toyota Way 2001 » : « Nous
accueillons les défis avec un esprit créatif et le courage de réaliser nos
propres rêves sans nous décourager. »
Kaizen

Le kaizen est la responsabilité d’améliorer en permanence la performance


pour le meilleur. Le kaizen est aujourd’hui un concept très célèbre, et
beaucoup de lecteurs sont familiers du terme. Cependant, la grande majorité
des personnes, avons-nous observé, en a une compréhension erronée. On y
voit trop souvent un moyen de réunir une équipe spéciale pour s’attaquer à
un projet d’amélioration donné ou d’organiser un événement « kaizen »
d’une semaine pour faire une rafale de changements. Chez Toyota, le kaizen
n’est pas un ensemble de projets spéciaux ou d’événements spéciaux. C’est
la manière dont les membres de l’entreprise travaillent scientifiquement en
poursuivant des objectifs, évoquant les cycles PDCA (Plan, Do, Check,
Act) perpétuels de Deming.

Genchi genbutsu : se rendre compte par soi-même

On serait tenté de se dire qu’aller voir quelque chose par soi-même est
simplement une question pratique – encore qu’on y recoure trop rarement
dans la plupart des entreprises – plutôt qu’une valeur. La valeur du genchi
genbutsu ne réside pas nécessairement dans l’acte d’aller voir soi-même sur
le terrain, mais bien plutôt dans la philosophie qui sous-tend cette démarche
: acquérir une compréhension approfondie de la situation actuelle avant de
prendre une décision ou d’essayer d’apporter un changement dont on pense
qu’il constituera une amélioration. Le genchi genbutsu a deux facettes.
Premièrement, les décisions sont prises sur la base des faits observés
concernant le problème – et non sur des intuitions, des suppositions ou des
perceptions. Deuxièmement, les décisions doivent être confiées aux
personnes les plus proches du problème et à celles qui sont allées le voir et
qui ont une connaissance approfondie de ses causes et des conséquences
probables des solutions envisagées.
Dans sa préface à The Toyota Way to Lean Leadership, le président Akio
Toyoda expliquait ainsi son engagement d’apprendre à l’« endroit réel », au
gemba :
Dans un discours que j’ai prononcé peu de temps après être devenu président, en 2009,
j’exprimai le souhait d’être plus proche du gemba. Chaque fois qu’il y a un objet réel, il y a
un gemba. Lorsque les clients conduisent nos voitures, le gemba, c’est la façon dont ils
utilisent nos produits, ce qui fonctionne pour eux et ce qui leur cause des difficultés. En tant
que dirigeant de l’entreprise, je me dois d’incarner le comportement que j’attends des autres.
Aller là où les choses se font, c’est aller voir moi-même comment nos produits sont conçus,
fabriqués, utilisés et quels problèmes nous rencontrons. Il y a toujours des problèmes parce
que nous ne sommes jamais parfaits. Le seul moyen de vraiment comprendre un problème est
de l’observer sur le terrain10.

Travail d’équipe et responsabilité

Si la plupart des entreprises déclarent que le travail en équipe est essentiel


pour réussir, il y a loin de la coupe aux lèvres et de la parole à l’action.
Chez Toyota, on considère qu’il ne peut y avoir de réussite individuelle
qu’au sein de l’équipe et que des équipes fortes exigent des individus forts.
Chez Toyota, la responsabilité est toujours individuelle et c’est un principe
clé de la réussite de l’entreprise. Chaque élément d’un plan d’action est
assorti du nom d’une personne. Mais pour remplir sa mission, l’individu
responsable doit travailler avec l’équipe, s’appuyer sur ses talents collectifs,
écouter attentivement l’opinion de tous les membres de l’équipe, œuvrer
pour créer le consensus et, à terme, attribuer le succès à l’équipe.

Respecter et faire grandir les individus

À maints égards, c’est la valeur la plus fondamentale. Le désir d’apporter


une contribution à la société en produisant les meilleurs produits et les
meilleurs services possibles est la première expression de ce respect des
individus. S’y ajoute le respect de la communauté, des clients, des
employés et de tous les partenaires de l’entreprise.
Pour Toyota, le respect n’est en rien synonyme de laxisme ou de laisser-
aller. L’entreprise crée pour ses équipes un flux ininterrompu de défis. Le
système de production Toyota, avec son système de juste-à-temps et
l’andon visant à faire apparaître les problèmes le plus rapidement possible,
crée des défis constants dans les ateliers. Il est attendu de chaque opérateur
qu’il cherche en permanence des manières d’améliorer les processus –
l’amélioration continue –, tout simplement pour ne pas se laisser distancer
par les exigences d’une industrie automobile hautement concurrentielle.
Toyota se doit ainsi d’investir dans ses salariés de sorte que chacun soit en
capacité de prendre en charge et de résoudre les problèmes. Ce sont ces
compétences de compréhension du gemba, de résolution des problèmes sur
le vif et d’amélioration continue par le PDCA qui font des équipes de
Toyota les actifs les plus précieux de l’entreprise. Ainsi, le défi, le kaizen et
le genchi genbutsu, toutes ces compétences de raisonnement scientifique,
sont intimement liés au respect et au travail d’équipe.
Le Modèle Toyota à l’épreuve de la crise
financière de 2008

L’exemple le plus frappant de la fidélité de Toyota à sa philosophie de


respect des collaborateurs et d’amélioration continue est sans doute à
rechercher dans la crise financière de 2008-2009. À l’époque, l’industrie
automobile était déjà fragilisée par l’augmentation rapide du prix de
l’essence. À l’été 2008, le prix du carburant aux États-Unis avait presque
doublé, dépassant les niveaux atteints aux pires heures de la crise pétrolière
des années 1970. Un peu partout dans le pays, le prix du gallon à la pompe
dépassait les 4 dollars, atteignant même un niveau record de 5 dollars en
Californie et à New York. Faire le plein des véhicules les plus gourmands
pouvait ainsi coûter jusqu’à plus de 100 dollars, amenant de nombreux
Américains à s’interroger sur la pertinence d’avoir d’aussi grosses voitures.
Sans surprise, les ventes de gros modèles connurent un arrêt brutal.
C’est alors que le marché s’effondra dans des proportions que Toyota
n’avait pas anticipées. À l’automne 2008, plus personne ne doutait qu’une
récession mondiale majeure avait débuté. Les marchés du crédit se figèrent,
fermant brutalement le robinet des prêts. Une véritable catastrophe pour le
secteur automobile quand on sait que la plupart des voitures sont achetées à
crédit. Même les consommateurs ayant toujours accès au crédit ou
disposant d’autres sources de financement pour faire l’acquisition d’un
véhicule différèrent leurs achats par crainte de perdre leur emploi ou parce
qu’ils estimèrent qu’il était pertinent de réduire leur endettement.
Chaque mois qui passait, les ventes de Toyota en Amérique du Nord
s’effondraient un peu plus. En mai 2009, le chiffre d’affaires enregistra une
baisse de 40 % par rapport à l’année précédente. Un malheur n’arrivant
jamais seul, le dollar américain perdit 15 % de sa valeur par rapport au yen
entre juillet et décembre 2008 – chaque baisse de 1 % du dollar se
traduisant pour Toyota par une baisse de quelque 36 millions de dollars de
son revenu brut d’exploitation en yens. Sous la conjonction de ce double
phénomène, Toyota enregistra une perte de plus de 4 milliards de dollars au
cours de l’année fiscale 2009 (d’avril 2008 à avril 2009), premier exercice
déficitaire de l’entreprise depuis 1950. En 2009, les ventes de véhicules
plongèrent de 1,3 million d’unités à 7,6 millions d’unités – un effondrement
auquel de nombreuses entreprises auraient répondu par des fermetures
d’usine et des licenciements*. À l’époque, deux des sites de Toyota aux
États-Unis fabriquaient de gros modèles : le site de Princeton, dans
l’Indiana, fabriquait le SUV Sequoia et le Tundra et, en 2006, une nouvelle
usine avait été construite près de San Antonio, au Texas, où était également
fabriqué le Tundra. En dépit de la situation catastrophique, Toyota garda
ouverts les deux sites et ne licencia pas d’employés permanents. (On
trouvera un exposé plus détaillé de ce qu’il s’est passé au chapitre ii de
Toyota Under Fire11.)
Lorsque ces chiffres furent rendus publics, je fus assailli par des
journalistes qui sollicitaient mon éclairage : « Que va faire Toyota
maintenant que l’entreprise est en crise ? Qui a décidé de lancer le Tundra
et de construire une nouvelle usine dédiée à ces monstres énergivores ? Qui
va être viré pour avoir décidé de construire la nouvelle usine ? Le président
va-t-il être renvoyé ? »
C’est typiquement le genre de questions auxquelles il faut s’attendre
lorsqu’une entreprise annonce des pertes de 4 millards de dollars. Nous ne
nous étonnons même plus de la façon dont les entreprises réagissent
lorsqu’elles perdent de l’argent : les dirigeants sont remerciés, les usines
sont fermées, les salariés licenciés, les projets abandonnés, les actifs
vendus. C’est une recette on ne peut plus prévisible. Le fait est que c’est la
recette qu’ont choisie la plupart des constructeurs automobiles. Nissan, par
exemple, a abandonné 12 nouveaux modèles et licencié plus de 20 000
personnes. Un article de CNN daté de juillet 2010 indiquait que l’industrie
automobile avait licencié 300 000 ouvriers à la suite de fermetures d’usine
aux États-Unis12. Les P-DG de Chrysler, GM et Kia perdirent leur emploi.
Au début de l’été 2008, à l’heure où les prix du carburant s’envolaient
aux États-Unis, Toyota avait déjà plusieurs mois de stocks de pick-up et de
SUV. L’entreprise décida de fermer les sites de l’Indiana et du Texas
pendant trois mois, d’août à octobre (à l’exception de la chaîne de
production du minivan Sienna en Indiana). Et c’est alors que frappa la crise
financière…
À l’hiver 2009, je décidai de me rendre sur place en Indiana et au Texas
pour voir par moi-même comment Toyota réagissait. Aucune des deux
usines n’avait licencié d’opérateurs permanents, même si toutes deux
s’étaient séparées de leur personnel intérimaire. Chez Toyota aux États-
Unis, ces ouvriers intérimaires peuvent rester deux ans maximum, après
quoi il faut soit s’en séparer soit les embaucher à plein temps. Ce volant de
main-d’œuvre intérimaire permet à Toyota de proposer ce qui consiste
généralement en un emploi à vie pour la force de travail permanente.
Toyota s’est séparé des intérimaires pendant la crise.
Les deux usines avaient planifié à l’avance la gestion de ces trois mois de
fermeture. Elles ont créé des formations dispensées par des chefs de groupe
dans les ateliers et planifié un kaizen intensif, afin d’atteindre des niveaux
de performance plus élevés lorsque l’activité reprendrait. À cause de la
crise, les deux sites ne furent que partiellement rouverts, et fonctionnèrent à
une rotation au lieu de deux. Tous les ouvriers furent affectés à des postes
de jour. Pendant que certains travaillaient sur les chaînes, les autres
suivaient des formations et travaillaient au kaizen. Sur le site de l’Indiana,
une équipe A travaillait à la production et une équipe B au kaizen pendant
la moitié de chaque rotation. À mi-rotation, les rôles étaient inversés.
J’appris que tous les managers avaient renoncé à leurs primes et accepté
des réductions de salaire des mois auparavant – des mesures que Toyota ne
communiqua même pas aux ouvriers. Lorsque ce n’était pas suffisant, il
était demandé aux ouvriers de prendre un vendredi sur deux sans être payé,
dans le cadre d’un programme « solidaires dans l’épreuve ».
Ce qui m’a frappé lors de ces visites, c’est l’effervescence qui régnait
partout. Tous les ouvriers avaient un programme détaillé de choses à faire
lorsqu’ils n’étaient pas sur les lignes de production. Toyota avait en effet
décidé de profiter de ce moment particulier pour transférer toute la
production du Tundra au Texas et celle du SUV Highlander du Japon en
Indiana. Il y avait beaucoup à faire sur les deux sites pour préparer les
transferts, en particulier au Texas parce que le site allait également fabriquer
un nouveau modèle de Tundra. Afin de réduire les coûts, le site de l’Indiana
prit en charge une part importante du travail de lancement du produit qui
aurait normalement été confié à des ingénieurs extérieurs. Partout où cela
était possible, les ouvriers convertissaient les machines, économisant à
Toyota une part importante du coût des opérateurs supplémentaires. Les
opérateurs apprirent à programmer les robots afin de pouvoir reconstruire et
réutiliser les anciens modèles plutôt que d’en acheter de nouveaux.
Un employé payé à l’heure, chef d’équipe, explique ainsi :
La différence entre Toyota et les autres entreprises, c’est que plutôt que de nous mettre au
chômage, ils investissent sur nous, nous permettant de nous perfectionner. Je ne pense pas
qu’il y ait une seule personne ici qui n’ait pas conscience de l’investissement incroyable que
fait Toyota.

Avec le lancement des nouveaux produits, les usines du Texas et de


l’Indiana redémarrèrent et l’entreprise dut finalement recruter des ouvriers.
Par ailleurs, on demanda aux salariés expérimentés et dévoués que Toyota
avait conservés pendant la crise de piloter et de former les nouvelles
recrues.
Tout ne fut pas rose, cependant. NUMMI ne survécut pas à la crise
financière et à la faillite de General Motors. En juin 2009, l’emblématique
usine ferma ses portes. Lorsque le constructeur émergea de la faillite, il
conserva certains actifs mais décida de se séparer du site et de mettre un
terme à la joint-venture avec Toyota. Il laissa alors son ancien partenaire
face à un choix difficile : reprendre 100 % de NUMMI ou abandonner le
site. Après des discussions déchirantes et plusieurs tentatives pour trouver
un nouveau partenaire, Toyota ferma l’usine, accompagnant du mieux
possible les ouvriers, par exemple en leur versant des indemnités de
licenciement supérieures à ce que prévoyaient les accords juridiques.
La pensée systémique semble être naturelle
à Toyota

Pourquoi les premiers dirigeants de Toyota furent-ils ce que l’on appellerait


aujourd’hui des « penseurs systémiques » ? De nombreuses raisons peuvent
être invoquées. Sakichi Toyoda était un bouddhiste pratiquant, une
philosophie qui tend à adopter une perspective holistique. L’entreprise vit le
jour dans une région de rizières ; la culture du riz est une culture complexe,
en interaction étroite avec l’environnement et exigeant la coopération entre
fermiers. Le Japon est une petite île, battue et malmenée par les tsunamis et
les tremblements de terre ; l’impact de l’environnement est toujours visible.
Quelles qu’en soient les raisons, les dirigeants de Toyota pensent long terme
et pensent systèmes.
Par « systèmes », je veux dire que les parties interagissent de manière
complexe rendant toute prédiction et tout contrôle difficiles, voire
impossibles. C’est la raison pour laquelle Toyota envisage le TPS comme
un système, au cœur duquel se trouvent des individus qui résolvent des
problèmes. Si le monde était simple, linéaire et prévisible, comme le
suggère la vision mécaniste du monde (voir préface), nous pourrions
prévoir, programmer, élaborer des règles et des procédures sophistiquées, et
raisonnablement espérer que les entreprises se comportent conformément à
nos plans. Toyota ne s’attend jamais à ce que cela arrive. Toyota reconnaît
que les systèmes vivants sont dynamiques et imprévisibles. La vie suit son
cours et les individus doivent en permanence procéder à des ajustements.
Les personnes formées à la résolution rigoureuse de problèmes procéderont
à des ajustements éclairés reposant sur les faits.
Cette propension à la pensée systémique permet aux dirigeants de Toyota
de faire des investissements sans nécessairement attendre une relation
simple de cause à effet entre l’action et ses résultats financiers. Par
exemple, le principe 4 porte sur le lissage de la production comme
fondement du système de production Toyota. L’entreprise y consacre des
efforts très importants, même lorsqu’il n’y a pas d’effet visible et direct sur
les profits. Pourtant, cela fait partie d’un système qui, sur le long terme,
génère de manière récurrente des profits considérables.
Le programme « Global Vision 2020 » était articulé autour de trois axes :
devenir un leader de la « mobilité », surpasser les attentes des clients et,
naturellement, mobiliser le talent et la passion des salariés de l’entreprise13.
Si les programmes précédents étaient centrés sur l’automobile, l’entreprise
élargit ici sa vision à de nombreuses formes de mobilité : robots pour aider
les handicapés et les personnes dans les hôpitaux, véhicules lunaires ou
encore véhicules monoplaces. On peut lire dans le document :
« Toyota propulsera la future société de la mobilité, enrichissant les
vies partout sur la planète avec les moyens les plus sûrs et les plus
responsables de déplacer les personnes.
À travers notre engagement pour la qualité, l’innovation continue et le
respect de la planète, nous nous efforçons de dépasser les attentes et
d’être récompensés par un sourire.
Nous atteindrons des objectifs ambitieux en mobilisant le talent et la
passion de personnes convaincues qu’il y a toujours une meilleure
manière de faire. »

La pensée systémique commence avec une image claire du dessein de


l’entreprise. Si la vision globale et les principes directeurs de Toyota (voir
tableau 1.1 et figure 1.2) indiquent que l’entreprise doit apporter à ses
clients des voitures toujours meilleures, elle existe dans un environnement
dont elle ne peut faire abstraction. Toyota doit aussi apporter sa contribution
à la société en lui offrant de nouvelles technologies et « enrichir la vie des
communautés » où elle est présente. C’est une raison supplémentaire des
efforts importants engagés par l’entreprise pour préserver la sécurité de
l’emploi et garder ouverts ses sites de fabrication. Les communautés et tous
les partenaires et fournisseurs qui soutiennent Toyota dépendent de ces
emplois bien rémunérés. Toyota met ses salariés au défi d’apporter leur
pierre à l’entreprise, de s’y impliquer réellement et de marquer son histoire.
Toyota veut sincèrement que ses collaborateurs progressent, apprennent et
créent chez les clients une satisfaction durable – tout en contribuant à
l’objectif partagé de créer des clients fidèles à vie.

TABLEAU 1.1 Les principes directeurs de Toyota Motor Corporation.

Ces principes ont été établis en 1992 et révisés en 1997.

Malheureusement, beaucoup d’entreprises dont les dirigeants ne sont pas


des penseurs systémiques souffrent encore de l’obsession du court terme. Je
fais des présentations sur Toyota partout dans le monde et l’on me pose
souvent des questions qui n’ont de sens que pour les entreprises dont le seul
objectif est le profit immédiat. En voici quelques exemples :
Toyota abandonnera-t-il le juste-à-temps si une catastrophe interrompt
la chaîne logistique ?
Toyota licencie-t-il des employés lorsque la situation d’un produit dans
une usine est mauvaise ?
Si Toyota ne licencie pas d’employés, qu’en fait l’entreprise et
comment justifie-t-elle ce coût ?

FIGURE 1.2 Toyota Global Vision.

La réponse à l’ensemble de ces questions est que toutes les décisions


opérationnelles de Toyota sont guidées par son dessein et sa pensée
systémique. L’entreprise ne décompose pas ses systèmes au moindre
prétexte. Pour que Toyota change ses philosophies de production,
d’investissement et de développement des individus – après une analyse
très approfondie –, il faudra que le monde connaisse un bouleversement
fondamental qui menace la survie à long terme de l’entreprise… John
Shook, tirant la leçon de ce qu’il avait appris chez Toyota comme manager,
l’explique bien :
Toyota a compris depuis de nombreuses années que l’entreprise doit se concentrer sur la
survie et l’intégration de toutes les fonctions de l’entreprise pour assurer cette survie. Dans
cet esprit, le TPS est le résultat d’efforts destinés à faire en sorte que toutes les activités
soutiennent la réalisation de cet objectif. Cela n’a rien à voir avec l’objectif réducteur de «
gagner de l’argent », même si dans la plupart des microexemples de performance réelle, cela
semble virtuellement la même chose […]. J’affirme que Toyota a développé la forme
d’organisation industrielle la plus efficace qui ait jamais été conçue. Au cœur de cette
organisation est la volonté d’assurer sa propre survie. C’est cette volonté qui permet à Toyota
de se comporter comme un organisme vivant et d’évoluer vers un système véritablement
émergent14.
La constance de la philosophie du
leadership est essentielle pour créer une
culture délibérée

Dans le cadre de ma master class sur le leadership lean, nous visitons une
usine Toyota et nous avons ensuite une discussion. Une des choses qui
frappe le plus les étudiants est la constance remarquable de la philosophie et
de la pensée des leaders de tous niveaux. Ainsi, les premières observations
d’un de ces groupes étaient : (1) « constance des principes et des valeurs à
tous les niveaux, en permanence » ; (2) « répétition à l’envi des anecdotes
historiques de Toyota » ; (3) « culture très forte omniprésente ».
Même à la faveur d’une simple visite d’une journée, il est évident que les
actes des leaders de Toyota reflètent leurs discours. Ces étudiants seraient
parvenus aux mêmes conclusions s’ils avaient visité n’importe quelle autre
usine Toyota dans le monde. La culture de Toyota est délibérée et constante,
et les paroles que véhicule l’entreprise correspondent à ses actions.
J’aborderai au principe 12, consacré au raisonnement scientifique, le rôle
de la pratique délibérée. Qu’il s’agisse de la pratique d’un sport, d’un
instrument de musique ou même de la cuisine, ce n’est pas en faisant les
choses encore et encore de la même manière que l’on progresse. La pratique
délibérée est orientée vers un but, visant à déterminer, par exemple : «
Quelle est ma prochaine étape pour parvenir à un niveau supérieur de
compétences ? Quel est l’écart entre la manière actuelle et la manière
souhaitée ? Quels exercices puis-je faire pour réduire cet écart ? » On peut
aussi envisager la culture de cette manière. Par culture délibérée*, il faut
entendre que nous avons une idée très précise des croyances, des valeurs et
des hypothèses fondamentales que nous voulons que nos équipes fassent
leurs et incarnent. Combler l’écart entre la façon naturelle dont les gens
pensent et agissent et l’attitude souhaitée demande du travail. L’ouvrage
Toyota Culture15 raconte en détail comment Toyota sélectionne et forme ses
collaborateurs afin qu’ils correspondent à la culture souhaitée, ce qui est
essentiel pour vivre sa philosophie.
La clé d’une culture forte est la stabilité. Si les P-DG et leurs
philosophies ne cessent de se succéder, les salariés sont perdus. L’occasion
ne leur est jamais donnée de développer des croyances profondément
enracinées, et il est certain qu’ils n’acquerront jamais les comportements
habituels requis d’une culture positive et vivante. Chaque nouveau P-DG
prêchera sa vision d’une culture souhaitée. Certaines personnes
s’efforceront de soutenir le P-DG en prononçant les mots adéquats – mais il
est plus que probable que ceux-ci ne correspondront pas aux actes. La
constance de Toyota quant à sa philosophie remonte à la fondation de
l’entreprise. La culture est enracinée dans l’organisation, terreau sur lequel
peut prospérer l’excellence.

Points clés
La mission de Toyota va bien au-delà de la rentabilité à court terme et Toyota est
déterminé à investir pour le long terme.
Toyota envisage son organisation comme un système sociotechnique vivant,
non comme des parties mécaniques mues par des relations de cause à effet
directes. Investir dans la formation des femmes et des hommes leur permet de
contrôler localement les dynamiques de systèmes complexes.
Toyota démontre que faire ce qui est bien est une stratégie bénéfique pour
l’entreprise.
Ce qui fait avancer Toyota, ce sont des femmes et des hommes animés par la
conviction qu’il y a toujours une meilleure manière de faire et qui font confiance
à l’entreprise pour bien se comporter à leur égard.
Le fondement de la confiance des salariés est la sécurité de l’emploi et Toyota
fait beaucoup plus que nombre d’entreprises pour protéger les emplois de ses
salariés.
Les cinq principes directeurs de « The Toyota Way 2001 » sont le moteur de
l’amélioration continue qui repose sur la poursuite d’objectifs ambitieux grâce au
kaizen et à l’attention quotidienne à la formation des individus et des équipes.
Toyota a une culture délibérée, constante dans le temps, sur ses différents sites,
à tous les niveaux de l’organisation. Toyota « walks the talk ».
1 Daniel Markovits, « How McKinsey Destroyed the Middle Class », Atlantic, 3 février 2020.
2 David P. Hanna, Designing Organizations for High Performance, Reading, MA, Addison-Wesley,
1988.
3 https://planet-lean.com/akio-toyoda-crisis-management/.
4 https://asia.nikkei.com/Opinion/Japanese-companies-must-stop-gloating-about-cash-hoarding.
5 https://www.nytimes.com/interactive/2020/05/26/magazine/stock-market-corona-virus-
pandemic.html?action=click&module=Top%20Stories&pgtype=Homepage.
6 Jeffrey Liker et Michael Hoseus, Toyota Culture: The Heart and Soul of the Toyota Way, New
York, McGraw-Hill, 2008.
7 Hirotaka Takeuchi, « Why Japanese Businesses Are So Good at Surviving Crises », Harvard
Business School Working Knowledge, 26 juin 2020.
8 Il s’agissait de Leroy Morrow, qui occupa des postes de management à NUMMI et par la suite sur
le site de Georgetown, dans le Kentucky. Il devait plus tard travailler pour moi comme consultant.
9 James P. Womack, Daniel T. Jones et Daniel Roos, Le Système qui va changer le monde, Paris,
Dunod, 1993.
10 Jeffrey Liker et Gary Convis, The Toyota Way to Lean Leadership, New York, McGraw-Hill,
2011.
* En 2008, General Motors enregistra une perte de 30,9 milliards de dollars, dont 9,6 milliards de
dollars au cours du seul quatrième trimestre. Pour survivre, l’entreprise dut passer sous tutelle de
l’État américain et supprimer des dizaines de milliers d’emplois. La même année, Ford perdit
près de 15 milliards de dollars après avoir déjà perdu 30 milliards de dollars depuis 2006.
11 Jeffrey Liker et Timothy Ogden, Toyota Under Fire: Lessons from Turning Crisis into
Opportunity, New York, McGraw-Hill, 2011.
12 Chris Isidore, « 7.9 Million Jobs Lost—Many Forever, » CNNMoney.com, 2 juillet 2010,
http://money.cnn.com/2010/07/02/news/economy/jobs_gone_forever/index.htm.
13 http://www.toyota.com.cn/company/vision_philosophy/guiding_principles.html.
14 Entretien personnel avec John Shook, 2002.
* C’est à Richard Sheridan de Menlo Innovations que je dois de m’avoir fait découvrir le concept
de culture délibérée.
15 Jeffrey Liker et Michael Hoseus, op. cit.
Partie II
Processus
Tout faire pour apporter de la
valeur à chaque client
Principe 2
Connecter les personnes et les
processus avec le flux pièce à
pièce pour mettre au jour les
problèmes

Avec le flux pièce à pièce, toute la chaîne de production s’arrête si un problème apparaît. De
ce point de vue, c’est un très mauvais système de fabrication. Mais lorsque la production est
interrompue, tout le monde est obligé de résoudre le problème immédiatement. Les
opérateurs doivent donc réfléchir et cette réflexion leur permet de progresser en tant
qu’employés et en tant qu’individus.

TERUYUKI MINOURA, ANCIEN PRÉSIDENT DE TOYOTA MOTOR


MANUFACTURING, AMÉRIQUE DU NORD

Aux premières heures de son voyage vers le TPS, Ohno découvrit un


principe fondamental qui deviendrait l’épine dorsale du système. Apporter
de la valeur à chaque client, dans l’idéal un par un, sans interruption ! Le
gaspillage fait obstacle au flux de la valeur. Le processus idéal, parfaitement
exécuté, est un travail qui apporte de la valeur sans rien gaspiller. Le
symbole iconique de ce processus est la cellule en flux pièce à pièce. Les
processus et leurs machines et outils sont alignés les uns à la suite des
autres et les opérateurs passent d’un processus à l’autre en accomplissant
des tâches à valeur ajoutée, avec un minimum de gaspillage.
Il est rassurant de penser que si nous pouvions seulement mettre en place
les bonnes cellules et les autres outils du lean pour éliminer les gaspillages
du processus, il suffirait de laisser faire et d’obtenir des résultats
formidables pour toujours… ou tout du moins pendant longtemps. Mais ce
n’est pas ainsi que fonctionnent les processus. Lorsque nous définissons et
mettons en place un processus lean, ce n’est que le point de départ. Comme
l’explique Minoura dans la citation en exergue de ce chapitre, toute la
chaîne de production s’arrête lorsqu’un problème apparaît dans le flux pièce
à pièce. Dès lors, passer physiquement d’une production par lots (nous y
reviendrons en détail plus loin dans ce chapitre) au flux pièce à pièce sans
stock est l’assurance que vous rencontrerez beaucoup d’autres problèmes.
Alors, pourquoi le faire ? Précisément pour permettre aux processus de
s’interrompre, afin de pouvoir en découvrir les points faibles et les
améliorer grâce au kaizen. John Krafcik, à qui l’on doit l’expression «
production lean »1, l’a également qualifiée de « production fragile »,
conçue pour s’interrompre et mettre au jour les problèmes.
Dans ce chapitre, nous nous pencherons sur le premier des sept principes
du modèle Toyota qui font partie de la deuxième grande catégorie : « Tout
faire pour apporter de la valeur à chaque client. » Ces sept principes
contiennent les méthodes du système de production Toyota (TPS) pour
l’amélioration des processus de fabrication et de certaines parties des
processus de services. Ces outils et ces processus sont importants et
efficaces. L’idée, pourtant, n’est pas de les déployer comme s’il s’agissait
d’éléments physiques, mais de les utiliser pour révéler des obstacles qui
pourront être résolus un par un. C’est une lutte toujours recommencée. Un «
processus lean » est en fait une vision que l’on cherche à atteindre et le
résultat de toute une série de résolutions de problèmes. Reposant sur les
fondements du principe 1, ces outils prennent vie lorsqu’ils s’inscrivent
dans une philosophie de management globale de développement des
hommes.
Le flux pièce à pièce n’est pas pour les
timorés

Chez Toyota, l’idéal du flux continu est devenu une croyance centrale. Le
flux est au cœur du message lean qui prône la réduction du temps qui
s’écoule entre les matières premières et les produits finis (ou les services),
de sorte à améliorer la qualité, réduire les coûts et le délai de livraison.
Cependant, les stocks tampons ont leur raison d’être. Les stocks tampons et
les intervalles de temps entre les étapes d’un processus protègent les
processus aval des processus amont. Un stock tampon de pièces d’un
fournisseur vous prémunit contre les périodes d’arrêt de la production ou
contre des retards de livraison émanant du fournisseur en question. Il vous
donne même la possibilité de régler les problèmes de qualité sur des
volumes de livraison importants afin d’éviter de perturber votre production.
Ce niveau de confort, cependant, n’est pas exempt de risque. Il conduit à
la complaisance. Des processus connectés obligent tous les opérateurs à
rechercher la perfection. Ohno a enseigné que, lorsqu’on abaisse le « niveau
d’eau » des stocks, des problèmes apparaissent (comme des rochers dans
l’eau). Il faut alors impérativement traiter les problèmes. La création d’un
flux, qu’il soit de matières ou d’informations, abaisse le niveau d’eau et met
au jour les anomalies qui appellent des solutions immédiates. Toutes les
parties concernées sont incitées à régler les problèmes, faute de quoi le
processus sera bloqué. Minoura, disciple d’Ohno, explique :
Lorsqu’ils produisent à la pièce, ils ne peuvent pas avoir la quantité qu’ils veulent. Tout le
monde est agacé et personne ne sait quoi faire. Mais, à cause de ça, ils doivent réfléchir pour
trouver le moyen d’obtenir ce qu’il leur faut. C’est l’essence même du TPS et, de ce point de
vue, nous créons la confusion pour aborder ce problème d’une manière différente.

Je me dois de mettre en garde le lecteur : le flux pièce à pièce n’est pas pour
les timorés… et il ne faut pas s’y lancer tête baissée. Un simple calcul
illustre la pression à laquelle vous serez confronté si vous passez
brutalement de la fabrication par lots au flux continu. Imaginons que vous
ayez quatre processus séquentiels comme ceux représentés sur la figure 2.1
et que chacun d’eux fonctionne correctement 90 % du temps en moyenne.
L’entreprise a toujours utilisé l’approche par lots et il existe un volume non
négligeable de stocks entre les processus et d’autres gaspillages. La plupart
du temps, cela fonctionne plutôt bien. Le travail de chacun étant alimenté
par les stocks, même lorsque des processus s’interrompent en amont ou en
aval, vous vous retrouvez avec un niveau de production de 90 % (voir
figure 2.1). En conservant des produits finis en stock et en utilisant les
heures supplémentaires en cas de besoin, vous tenez le calendrier des
expéditions.

FIGURE 2.1 Un système par lots avec des stocks tampons permet à chaque processus
de fonctionner de manière indépendante. Tant que les stocks sont insuffisants, même en
cas d’arrêt d’un processus amont, le processus aval peut continuer à travailler.

Tout se passe bien jusqu’à ce que vous entendiez parler de ce nouveau


machin : le lean. Vous décidez alors de supprimer tous les stocks
excédentaires et de mettre en place le flux pièce à pièce. Lorsqu’un
processus ralentira, tous les autres processus devront s’arrêter et attendre
qu’il rattrape son retard. Voilà ! Vous venez d’acheter un billet pour le
désastre et des clients mécontents (voir figure 2.2). Désormais, la
production moyenne en fin de chaîne est le produit de toutes les
inefficacités des quatre processus, soit :
90 % × 90 % × 90 % × 90 % = 65,6 % de production globale
Toyota exige beaucoup de ses usines. Sur un site classique, Toyota
demande à ses équipes que 97 % environ des véhicules programmés soient
fabriqués durant les heures de fonctionnement prévues (c’est l’OPR, ou
ratio opérationnel). Des centaines de processus se succèdent sans stocks
tampons, et on pourrait donc s’attendre à d’innombrables goulets
d’étranglement. En outre, l’entreprise demande même à ses opérateurs
d’actionner un signal susceptible d’immobiliser la chaîne lorsqu’ils repèrent
un problème. « Arrêt continu de la chaîne » serait peut-être une expression
plus pertinente que « flux continu ». Dans ces conditions, comment
l’entreprise peut-elle avoir l’arrogance de demander un taux de réussite de
97 % ?

FIGURE 2.2 « Flux pièce à pièce » désorganisé, regorgeant de gaspillage : l’arrêt d’un
processus entraîne l’arrêt de tous les autres. Dans un système séquentiel sans stock, vous
multipliez le temps de fonctionnement des processus pour obtenir la production moyenne à
la fin de la chaîne.
Chez Toyota, ce n’est pas de l’arrogance – bien au contraire. L’entreprise
n’a pas la présomption de croire qu’elle peut prédire l’avenir et elle s’attend
à de nombreux problèmes. Parce qu’elle ne peut prévoir toutes les
difficultés que rencontrera la production, elle relie ses opérations avec des
stocks réduits et, lorsque les inévitables problèmes se produisent, les
opérateurs les résolvent un à un. En l’absence de problèmes, il y a trop de
stocks et l’entreprise les réduit un peu plus.
La plupart des processus opérationnels
regorgent de gaspillages, même si nous ne
les remarquons pas

Les processus opérationnels classiques occultent les tâches et les attentes


inutiles sans que personne n’en ait conscience – on se dit que c’est normal,
qu’il faut plusieurs semaines ou plusieurs jours pour exécuter un processus.
Les personnes n’ont pas conscience qu’un processus lean pourrait
accomplir la même chose en quelques heures, voire en quelques minutes.
Pour illustrer le fait que la plupart des processus opérationnels sont des
réservoirs de gaspillage, imaginons que vous soyez promu et que vous
passiez une commande de mobilier pour votre nouveau bureau : bureau en
bois massif, fauteuil ergonomique, meubles de classement. Vous êtes bien
sûr impatient de vous débarrasser du vieux mobilier de votre prédécesseur.
Toutefois, ne le jetez pas tout de suite. Certes, on vous a promis une
livraison dans huit semaines, mais à en croire les commentaires des clients
sur Internet, il est probable que le délai sera en réalité plus long. Pourquoi
est-ce aussi long ? Les retards sont dus à la lourdeur d’un processus de
fabrication par lots. Votre bureau et votre fauteuil sont fabriqués en série.
Des lots de matériaux standard font la queue à chaque étape du processus et
attendent pendant de longues périodes (de temps perdu) de passer à l’étape
suivante.
Regardons d’un peu plus près le fauteuil sur mesure qui vous est livré
deux mois après la commande. Le travail qui apporte une valeur ajoutée (les
tâches concrètes) dans la chaîne d’assemblage consiste à tapisser les
coussins en mousse, puis à visser ceux-ci sur le siège. Cela demande moins
d’une heure. La fabrication du tissu, des coussins de mousse, du cadre, des
pieds et des accoudoirs du fauteuil, qui est réalisée parallèlement, nécessite
au maximum une journée. Tout le reste, pendant les deux mois d’attente, est
du gaspillage (muda). Pourquoi autant de gaspillage ? Les coussins, les
ressorts et la mousse sont tous fabriqués en lots importants, lesquels sont
ensuite envoyés chez le fabricant de meubles qui les stocke. Vous, le client,
attendez que quelqu’un les prélève dans les stocks et fabrique le fauteuil.
Encore du gaspillage. Ajoutez plusieurs semaines pour que le fauteuil sorte
des stocks de l’usine et entre dans le système de distribution qui lui permet
d’arriver jusqu’à vous. Vous aurez attendu des mois, assis dans votre vieux
fauteuil inconfortable. Dans un environnement TPS/lean, le but est de créer
un flux pièce à pièce en éliminant tout ce qui n’apporte pas de valeur
ajoutée à votre fauteuil. Le fabricant de meubles Herman Miller travaille
depuis plus de 20 ans avec Toyota (voir principe 10) et a ramené la
fabrication et l’expédition des fauteuils à quelques jours. Leur populaire
modèle Aeron peut être fabriqué et livré chez vous en dix jours ou moins.
Dans le chapitre « Comment Toyota est devenu le meilleur constructeur
du monde », nous avons résumé les sept sources de gaspillage que Toyota
s’efforce en permanence d’éliminer de ses processus. Si les choses sont
entendues pour ce qui est des processus de fabrication physiques, fabriquer
des chaises par exemple, comment distinguer ce qui apporte une valeur
ajoutée de ce qui est du gaspillage dans le cas d’activités intellectuelles ?
Prenons un bureau d’études dans lequel les ingénieurs développent des
produits, rivés devant leurs ordinateurs, définissant des spécifications
techniques et consultant collègues et fournisseurs. Leur travail apporte-t-il
une valeur ajoutée ? La vérité, c’est qu’on ne sait pas. On ne peut pas
mesurer la productivité et la valeur apportée par un ingénieur en le
regardant travailler. Il faut suivre l’évolution du produit sur lequel il
travaille jusqu’au stade du produit fini (ou du service). Parce que les
ingénieurs transforment des informations en quelque chose de concret, on
se pose plutôt les questions suivantes : (1) à quels stades prennent-ils des
décisions qui affectent directement les produits ? et (2) à quel moment
effectuent-ils des tests importants ou des analyses qui influent sur ces
décisions ? Ou, a contrario, (3) quelle est la quantité de retravail ? Plus
complexe encore, une partie du retravail n’est en fait rien d’autre qu’une
réflexion créative utile éliminant les idées qui ne valent pas d’être retenues.
Lorsqu’on commence à se poser ces questions, on s’aperçoit que les
ingénieurs (ou tout autre travailleur intellectuel) travaillent avec
acharnement à produire toutes sortes d’informations. Le problème est que
seule une part très faible de leur travail apporte véritablement une « valeur
ajoutée », c’est-à-dire qui a une incidence concrète sur le produit final.
Nous avons travaillé avec un fournisseur de systèmes d’échappement
automobiles qui devait réduire ses délais de développement produit pour
répondre à la demande des clients. À un certain stade de la chaîne de valeur,
l’entreprise conduisait des analyses par éléments finis (FEA) pour mesurer
l’impact de la tension sur le silencieux afin de déterminer la probabilité
qu’il casse. Les ingénieurs soumettaient les spécifications du silencieux aux
analystes FEA, qui lançaient l’analyse informatique et fournissaient les
données sur la tension et l’effort. Rien de très compliqué a priori.
Un consultant de mon équipe a travaillé avec le groupe d’analystes FEA
pendant un atelier de trois jours. La FEA est requise par les clients de
l’entreprise pour tous les projets de conception de silencieux, et l’entreprise
vient de recevoir un gros contrat de General Motors. Ses capacités actuelles
sont insuffisantes pour accomplir le travail. Le recrutement de nouveaux
analystes est problématique : c’est un métier très qualifié et les diplômés
sont très demandés. L’objectif de l’entreprise est d’augmenter ses capacités,
de sorte à pouvoir honorer la commande de GM sans embaucher de
nouveaux analystes tout en réduisant le temps de développement.
Après avoir défini des objectifs, le groupe FEA analysa la situation
actuelle en étudiant plusieurs projets achevés. L’analyse itérative d’un
changement partiel dans la conception et l’analyse complète d’un système
d’échappement entièrement nouveau présentant des différences
significatives, les membres du groupe les traitèrent séparément. Ils
découvrirent que le délai de développement moyen était de 18 jours dans le
premier cas et de 38 jours dans le second. Seulement 8 % et 12 %
respectivement de ce temps de développement apportaient de la valeur –
soit près de 90 % de gaspillage ! En d’autres termes, les ingénieurs qui
avaient besoin des résultats de l’analyse requis par le client attendaient des
semaines sans raison apparente.
L’analyse révéla en outre que le choix des projets n’était pas documenté :
pourquoi travaillait-on sur tel projet et pourquoi tel autre était-il traité plus
tard ? Qui plus est, le retravail était très important à cause, semblait-il, de
données incomplètes ou erronées ou de mauvaises hypothèses. Le groupe
proposa un jeu de contre-mesures :
améliorer la collecte des données pour mieux comprendre les
exigences des clients ;
filtrer les analyses FEA sans valeur ajoutée et en réduire le nombre ;
créer une limite supérieure sur le travail en cours (WIP) ;
concevoir une feuille de travail standardisé pour le processus ;
mettre en place un tableau de bord visuel des missions FEA et de
l’affectation des analystes.

La limite supérieure du WIP portait sur le nombre de projets FEA sur lequel
chaque analyste pouvait travailler à un instant t. Le groupe l’estima à six
projets par analyste, répartis entre changements partiels et analyse
complète. Chaque nouveau projet serait inscrit sur un tableau visuel et
assigné à un analyste – un maximum de six projets étant dévolu à chaque
analyste (voir figure 2.3). Lorsque les six cases d’un analyste étaient
remplies, il ou elle ne pourrait pas travailler sur un nouveau projet avant
d’avoir terminé un des six qui lui avaient été affectés – un projet sort du
tableau et un projet y entre, créant un flux.
FIGURE 2.3 Tableau de bord pour l’analyse d’ingénierie.

Les résultats furent impressionnants :


1. Le délai pour réaliser l’analyse et transmettre les résultats aux
ingénieurs est passé de 18 à 7 jours pour les changements de conception
partiels et de 38 à 16 jours pour les nouveaux designs.
2. 25 % de la capacité ont été libérés pour les nouveaux projets,
suffisamment pour prendre en charge la demande prévue, voire un peu
plus, sans collaborateurs supplémentaires.
3. La qualité s’est améliorée et le retravail a diminué de façon
spectaculaire, à la satisfaction des clients d’ingénierie.
4. Les ingénieurs peuvent demander le statut de leurs projets et, pour la
première fois, obtenir une réponse précise et exacte – ce qui est très
important pour leurs clients.
5. Les analystes ne sont plus stressés.

Soulignons le paradoxe. Pour augmenter la production, les analystes


doivent travailler sur un nombre plus réduit de projets en même temps.
Toyota utilise couramment ce type de méthodes dans son processus de
développement produit, comme en témoigne Designing the Future2.
Le raisonnement de la production de masse
vs le raisonnement lean

Pour programmer une activité compartimentée en plusieurs processus, la


meilleure méthode est d’envoyer des programmes spécifiques à chaque
service. Par exemple, si les programmes sont établis chaque semaine,
chaque chef de service peut alors programmer la production du lendemain
de manière à optimiser l’utilisation des machines et des opérateurs pendant
cette semaine. Un programme hebdomadaire laisse également une certaine
souplesse en cas d’absences. Il suffit de produire moins le jour où certains
opérateurs ne sont pas à leur poste et davantage un autre jour de la semaine.
Dès lors que la quantité programmée est atteinte à la fin de la semaine, tout
va bien.
Dans le raisonnement lean, cette manière d’organiser la production
équivaut à produire d’énormes stocks d’encours. La machine la plus rapide
produit le plus gros volume. Les stocks de matières en attente résultent du
plus fondamental des gaspillages : la surproduction. L’accumulation de
stocks inutilisés coûte de l’argent, occupe de l’espace et, surtout, dissimule
d’éventuels problèmes.
La figure 2.4 illustre de manière schématique l’organisation en trois
services d’un fabricant d’ordinateurs. Le premier fabrique les bases, le
deuxième fabrique et assemble les écrans et le troisième teste le matériel.
Dans ce modèle, le service de manutention des matières a fixé à 10 unités la
taille minimum de ses lots. Chaque service exécute la tâche qui lui incombe
en 1 minute par unité. Il faut donc : 10 minutes pour qu’un lot d’ordinateurs
progresse entre les services et, par conséquent, 30 minutes pour fabriquer et
tester le premier lot de 10 unités à livrer au client ; 21 minutes pour
produire le premier ordinateur prêt à livrer, alors que les tâches à valeur
ajoutée nécessaires pour fabriquer cet ordinateur ne représentent que 3
minutes.
FIGURE 2.4 Exemple de production par lots.

La figure 2.5 illustre le même processus de fabrication d’ordinateurs, mais


organisé en cellule de travail en flux pièce à pièce. Si Ohno était en charge
de ce processus, il prendrait dans chaque service les machines nécessaires à
la fabrication d’une base et d’un écran ainsi qu’aux tests, et les disposerait
les unes à côté des autres, par familles de produits. Il créerait ainsi une
cellule capable de fonctionner en flux pièce à pièce. Le contraste est
saisissant. Il faut 12 minutes aux opérateurs de la cellule pour fabriquer 10
ordinateurs, contre 30 minutes dans la production par lots. 3 minutes
(purement du temps à valeur ajoutée) seulement sont nécessaires au
processus lean, contre 21 minutes, pour que le premier ordinateur soit prêt
pour l’expédition.
FIGURE 2.5 Exemple de flux pièce à pièce.
Pourquoi le flux pièce à pièce peut-il être
plus rapide et meilleur ?

Accélérons les machines et l’on gagnera en vitesse. Logique. Logique ?


Nous voulons croire que changer A a un effet simple et direct sur B. Ici, A
désigne l’accélération d’une machine et B la vitesse du flux total de valeur.
Avec la pensée systémique, on comprend que les relations sont plus
complexes. Par exemple, remplacer des machines conçues pour fabriquer
des lots de grande taille par des machines plus petites, éventuellement plus
lentes mais adaptées à des cellules de flux, peut accélérer le flux de la
valeur. En réalité, aller vite mais créer des défauts ralentira le flux de la
valeur même si les machines sont rapides.
Sur la figure 2.4, qui illustre l’approche par lots, on voit un écran
défectueux identifié par une croix. Il n’est donc pas passé à l’étape suivante.
Dans cette approche par lots, lorsque le problème est découvert, il y a au
moins 21 unités dans le processus qui peuvent aussi présenter ce problème.
Et si le défaut intervenait au stade de la fabrication des bases, il pourrait
s’écouler jusqu’à 21 minutes avant qu’il n’apparaisse lors des tests.
Soulignons qu’accélérer le premier processus se traduirait par des encours
encore plus importants et possiblement encore plus de défauts.
Sur la figure 2.5, lorsqu’un défaut est découvert, seuls deux ordinateurs
en cours de fabrication peuvent présenter ce défaut et le temps maximum
pour le découvrir est de 2 minutes à partir du moment où il survient. Dans
la production par lots importants, il y a probablement des semaines
d’encours entre les tâches et il peut s’écouler des semaines, voire des mois,
entre le moment où le défaut survient et celui où il est découvert. Un tel
délai fait qu’il est quasiment impossible de remonter la piste et d’identifier
la cause du défaut.
La même logique s’applique à un processus opérationnel ou d’ingénierie.
Laisser chaque service produire des lots qui sont ensuite envoyés dans les
autres services se traduit immanquablement par des retards dans l’exécution
du travail. Il en résultera une accumulation de tâches administratives pour
gérer chaque service et des postes sans valeur ajoutée seront créés pour
surveiller le flux. La plus grande partie du temps sera consacrée à des
projets en attente de décision ou d’action, avec pour résultat désordre et
problèmes de qualité. Prenez les opérateurs qui apportent une valeur
ajoutée, alignez-les (physiquement ou virtuellement) et exécutez le projet
avec ce petit groupe, en intercalant des réunions pour favoriser
l’intégration. Vous obtiendrez à la fois la rapidité, la productivité et une
meilleure qualité. L’expérience prouve que cela fonctionne.
Takt time: le régulateur du flux pièce à pièce

Dans les courses d’aviron, le barreur joue un rôle décisif. Il coordonne les
rameurs afin qu’ils produisent tous leur effort en cadence. Si l’un d’eux
rame trop fort et trop vite, le rythme est rompu et le bateau ralentit. L’excès
de puissance et de vitesse a l’effet contraire à celui qui est recherché.
Lorsqu’on crée un flux pièce à pièce dans une cellule, comment
déterminer sa cadence de production ? Quelle doit être la capacité des
machines ? Combien faut-il d’opérateurs ? La réponse se trouve dans le takt
time.
Takt est un mot allemand qui signifie rythme ou compteur. Le takt est le
rythme de la demande, celui auquel le client achète un produit. Si on
travaille 7 heures et 20 minutes par jour (440 minutes), 20 jours par mois, et
que le client achète 17 600 unités par mois, il faut fabriquer 880 unités par
jour, soit une unité toutes les 30 secondes. Si l’on produit plus vite, il y a
surproduction ; si l’on produit plus lentement, on crée des goulets
d’étranglement dans les autres processus. Le takt peut être utilisé pour
cadencer la production et alerter les opérateurs qui prennent de l’avance ou
du retard.
Le flux pièce à pièce et le takt time sont plus faciles à mettre en œuvre
dans les activités de fabrication et de service répétitives. Cependant, avec de
l’imagination, le concept peut être appliqué à tout processus répétable, dans
lequel on peut définir les tâches et identifier puis éliminer le gaspillage pour
améliorer le flux.
Les avantages du flux pièce à pièce

Parallèlement au flux pièce à pièce, on met aussi en place de nombreuses


mesures en vue d’identifier et de réduire les gaspillages. Voyons de plus
près quelques-uns des avantages du flux pièce à pièce.
1. Il construit la qualité. Il est beaucoup plus facile de construire la
qualité dans les produits avec un flux pièce à pièce. Chaque opérateur
est son propre contrôleur qualité et s’efforce de résoudre tout problème
éventuel à son niveau avant de transmettre au processus suivant. Mais si
des défauts ne sont pas détectés et qu’ils se transmettent, ils seront
découverts très rapidement ; le problème peut être diagnostiqué et
corrigé.
2. Il crée une vraie flexibilité. Si des machines sont affectées à une ligne
de produit, il est moins facile de les programmer pour d’autres tâches.
Mais si le temps d’écoulement est très court, la flexibilité est plus
grande pour répondre aux attentes réelles du client. Au lieu de mettre
une nouvelle commande en production et d’attendre plusieurs semaines
que le produit fini sorte des chaînes, lorsque les temps d’écoulement
sont de quelques heures, une nouvelle commande peut être exécutée en
quelques heures. Par ailleurs, le changement d’outils pour s’adapter aux
changements de la demande peut être pratiquement immédiat.
3. Il améliore la productivité. La productivité est, en apparence, plus
élevée lorsque la production est organisée en lots parce que chaque
processus est mesuré en termes d’utilisation des machines et des
hommes. Produire plus de pièces par machine et par opérateur semble
indiquer une meilleure productivité. En réalité, il est difficile de
déterminer combien d’opérateurs sont nécessaires pour fabriquer un
certain nombre d’unités dans ce type de production, dans la mesure où
la productivité n’est pas mesurée en termes de tâches à valeur ajoutée.
Qui peut calculer la perte de productivité lorsque les opérateurs sont «
utilisés » pour fabriquer des quantités excessives de pièces qui doivent
ensuite être stockées ? Combien perd-on de temps à retrouver des pièces
et des composants défectueux et à corriger des produits finis ? Dans une
cellule en flux pièce à pièce, il y a très peu d’activité sans valeur
ajoutée, comme la manutention de matières. On voit rapidement qui est
débordé et qui est oisif. Il est facile de calculer le travail à valeur
ajoutée, puis le nombre de personnes nécessaires pour atteindre un
certain rythme de production. Chaque fois que le centre Toyota
d’assistance aux fournisseurs (TSSC) a converti au TPS un fournisseur
organisé pour produire en série, la productivité a considérablement
progressé et souvent a même plus que doublé.
4. Il libère de l’espace. Des machines organisées par services génèrent
beaucoup d’espace inutilisé entre chacune. Cependant, la plupart de
l’espace perdu est dû aux stocks qui s’empilent. Dans une cellule, tout
est rapproché et les stocks occupent très peu d’espace. Une meilleure
utilisation de l’espace disponible permet de libérer de l’espace pour de
nouveaux produits ou d’ajouter de nouveaux produits sans avoir à
agrandir l’usine. Les entreprises utilisent souvent des cordes pour
séparer l’espace libéré avec un panneau indiquant « réservé aux
nouvelles activités ».
5. Il améliore la sécurité. Wiremold Corporation, l’une des premières
entreprises à avoir adopté le TPS en Amérique, affiche des résultats
exemplaires en matière de sécurité et a été primée plusieurs fois.
Pourtant, l’entreprise a fait le choix de ne pas mettre en place de
système de sécurité spécial. Des lots plus petits impliquaient la
suppression des chariots élévateurs, une cause majeure d’accidents.
Autres conséquences positives : les cartons à soulever étaient moins
lourds, et la manutention réduite. La sécurité s’était améliorée sans
effort particulier, car tout était articulé autour du flux*.
6. Il améliore le moral. Wiremold, dans sa conversion au lean, constata
aussi que le moral des employés s’améliorait au fil du processus de
transformation. Avant sa mise en œuvre, 60 % seulement des employés
considéraient qu’il était agréable de travailler dans l’entreprise. Le
chiffre progressa chaque année jusqu’à atteindre plus de 70 % la
quatrième année de la transformation. Dans le flux pièce à pièce, les
opérateurs exécutent beaucoup plus de tâches à valeur ajoutée et voient
immédiatement le résultat de leur travail ; ils en tirent à la fois le
sentiment du devoir accompli et de la fierté.
7. Il réduit les coûts d’immobilisation des stocks. Tout l’argent qui n’est
pas immobilisé dans les stocks en attente peut être investi ailleurs. Par
ailleurs, les entreprises n’ont pas à payer les coûts d’immobilisation du
capital qu’elles libèrent de cette manière. De plus, le taux
d’obsolescence des stocks est abaissé. Cet aspect a été particulièrement
important chez Dana Corporation lors de la réorganisation de
l’entreprise placée sous la protection de la loi américaine sur les
faillites. Elle a libéré des centaines de millions de dollars immobilisés
dans les stocks pour rembourser des emprunts3.
8. Il libère la créativité. Un des grands bénéfices du flux pièce à pièce est
que les problèmes deviennent apparents, obligeant les individus à
réfléchir et à améliorer les choses.
Flux vs faux flux

De nombreuses entreprises pensent qu’il suffit de modifier la disposition de


leurs machines et que le flux pièce à pièce s’ensuivra naturellement. Mais
elles créent souvent un « faux flux ». Un faux flux, par exemple, consiste à
rapprocher des machines pour créer ce qui ressemble à une cellule en flux
pièce à pièce, puis à fabriquer des lots à chaque poste, en oubliant le takt
time. Le tout ressemble à une cellule, mais fabrique des lots.
La société Will-Burt Company, par exemple, fabrique de nombreux
produits à partir de pièces en acier. L’une des plus grosses fabrications est
une famille de mâts d’antennes télescopiques en acier utilisés dans des
camions pour les radars ou les équipes de cinéma. Chaque mât est différent,
selon l’application, et varie d’une unité à l’autre. Cette entreprise avait
donné le nom de cellule à son unité de fabrication et la croyait sincèrement
lean. En effet, avant que je ne participe à une analyse de leurs processus, un
responsable de production nous avertit que, compte tenu de la diversité des
pièces qu’ils fabriquaient, nous ne pourrions pas améliorer le flux.
L’analyse montra qu’il s’agissait d’un cas de faux flux classique*. Le temps
de travail (valeur ajoutée) pour fabriquer l’un de ces mâts était de 431
minutes. Mais les composants étaient dispersés, et des chariots déplaçaient
des palettes de mâts d’un poste de travail à l’autre. À chaque stade, des
encours s’accumulaient. En comptant les encours, le temps d’écoulement
total depuis les matières premières jusqu’aux produits finis était de 37,8
jours. La plupart correspondaient au stockage des tubes d’acier et à celui
des produits finis. Dans l’usine même, il s’écoulait près de quatre jours
entre le sciage des tubes et la dernière soudure pour effectuer 431 minutes
de travail. Chaque mât parcourait 537 mètres dans l’unité de production.
La solution était de rapprocher les machines, de faire passer les pièces
une par une dans le système, d’éliminer la ronde des chariots élévateurs
entre les postes (il fallut créer une plate-forme de manutention spéciale pour
placer cette grosse unité à la hauteur du poste de travail entre deux des
opérations qui ne pouvaient être placées côte à côte) et créer un ordre de
travail pour un seul mât au lieu d’un lot de mâts. La figure 2.6 décrit le flux
avant et après une semaine de kaizen. On voit que la situation « avant » était
un cas typique de faux flux. Les machines étaient proches les unes des
autres, mais il n’y avait pas de flux pièce à pièce. En outre, les opérateurs
ne comprenaient pas suffisamment bien ce qu’était le flux pour s’apercevoir
que leur organisation n’en était pas un. La situation « après » constitue une
nette amélioration qui surprit et enchanta tous les acteurs concernés. Que
cela ait pu être fait en une semaine les laissa sans voix.

FIGURE 2.6 Fabrication de mâts avant et après une semaine de lean.

Ces changements se traduisirent par des améliorations significatives en


termes de temps d’écoulement, de volume des stocks et d’espace occupé
(voir figure 2.7). Le temps de préparation d’un ordre de travail fut
également analysé dans le cadre de notre intervention. Le traitement en lots
de ces ordres engendrait beaucoup de gaspillage ; l’élimination de ce
système permit de réduire ce temps de 207 minutes à 13 minutes. Pour
autant, la transformation était loin d’être achevée. Pas question de nous dire
après l’atelier que nous pouvions remballer nos affaires et rentrer
tranquillement chez nous, confiants dans le rétablissement du patient ! Nous
avons informé l’entreprise que ce n’était que le point de départ – pour leur
démontrer la puissance du flux pièce à pièce. De plus, nous l’avons alertée
sur le fait que beaucoup d’autres problèmes deviendraient visibles et que la
clé de la pérennité était l’amélioration continue.

FIGURE 2.7 Faux flux vs flux pièce à pièce.


Le flux pièce à pièce est une vision que l’on
cherche à atteindre, non un outil à déployer

Dans tout processus, Toyota s’attache à créer un véritable flux pièce à pièce,
débarrassé de tout gaspillage. Créer un flux veut dire relier des tâches qui
sont normalement dissociées, de sorte à favoriser le travail d’équipe,
accélérer le feed-back sur les problèmes de qualité, mieux contrôler le
processus et inciter les opérateurs à résoudre les problèmes, réfléchir et
progresser. In fine, le principal bienfait du flux pièce à pièce dans le modèle
Toyota est qu’il pousse les hommes à réfléchir et à apprendre. Toyota est
prêt à prendre le risque d’arrêter la production pour faire apparaître les
problèmes et mettre les opérateurs au défi de les résoudre. Le modèle
Toyota consiste à s’arrêter et à prendre en charge chaque problème au
moment où il surgit. Nous y reviendrons en détail avec le principe 6.
Comme le suggère l’intitulé du groupe de principes consacrés aux «
processus », apporter un flux de valeur à chaque client sans interruption est
une vision – et aussi une lutte toujours recommencée. On croit souvent, à
tort, que le flux pièce à pièce, tel que dans une cellule, est une solution. On
me dit par exemple : « Nous ne pouvons pas mettre en place le flux pièce à
pièce parce que nous avons beaucoup d’immobilisations sur un robot
capricieux et que cela arrêterait toute la production. » Ou encore : « Nous
travaillons en petites séries, les commandes varient toutes les heures et
suivent des parcours différents ; il n’y a donc pas de séquence définie de
processus à mettre dans une cellule. » Dans ces deux exemples, la cellule
est envisagée comme une solution que mes interlocuteurs considèrent
comme inadaptée à leur situation – à juste titre, sans doute, précisément
parce qu’ils considèrent le flux pièce à pièce comme un outil.
Me revient en mémoire un des premiers exemples de collaboration du
centre de soutien aux fournisseurs de Toyota (le TSSC) avec un fournisseur
automobile, Grand Haven Stamped Products, dans le Michigan.
L’entreprise fabriquait des mécanismes de leviers de vitesse. M. Ohba, qui
dirigeait le centre, a commencé par parcourir le flux de la valeur. Celui-ci
était entre autres composé d’un robot pour souder les pièces de métal et de
plusieurs opérations d’assemblage. Ensuite, il a demandé à faire une cellule
en flux pièce à pièce en rapprochant ces processus. Le président et les
autres dirigeants de l’entreprise m’ont raconté avoir travaillé toute la nuit
pour créer la cellule, poussant même le robot tous ensemble pour le
déplacer. Lorsqu’ils ont lancé la cellule, ils ont tout juste pu terminer un
seul levier de vitesse. Il y avait toujours un problème de processus qui
arrêtait la production. M. Ohba est revenu et leur a demandé de résoudre les
problèmes. La cellule faisait apparaître au grand jour de nombreux
problèmes. Ils n’avaient alors d’autre choix que de les résoudre s’ils ne
voulaient pas que la production soit interrompue.
Comme le soulignait M. Minoura, le flux pièce à pièce provoque de fait
des arrêts de la production. Il n’est donc intéressant que si vous y voyez une
occasion d’améliorer le processus. Le flux du processus et la résolution de
problème vont main dans la main. Sur la figure 2.8, nous renversons la
perspective. Le flux pièce à pièce est souvent envisagé comme une variable
indépendante, à manipuler techniquement pour obtenir les résultats
(variables dépendantes) que l’on veut. Sur cette illustration, le flux pièce à
pièce est envisagé comme une variable dépendante (ou à tout le moins
intermédiaire du résultat souhaité)*. Grâce au raisonnement scientifique,
nous identifions les raisons pour lesquelles la chaîne est rompue et nous
améliorons le processus, nous approchant ainsi de plus en plus du flux pièce
à pièce. Ce faisant, la chaîne se resserre et met au jour de nouveaux
problèmes ; un par un, nous les résolvons et nous nous rapprochons encore
du flux pièce à pièce idéal. C’est un cercle vertueux récurrent
d’amélioration continue.
FIGURE 2.8 Le flux pièce à pièce et le raisonnement scientifique.

Points clés
Le concept central du système en juste-à-temps de Toyota est de tout faire pour
atteindre la vision du flux continu de valeur jusqu’au client, avec zéro gaspillage.
Nous envisageons souvent un processus comme quelque chose de physique,
mais c’est en fait un idéal vers lequel tendre – pas un outil à déployer.
Les penseurs de la production de masse ont souvent l’impression erronée que
s’ils minimisent le temps des processus individuels, ils rendront la production
plus efficace. Or, dans la plupart des cas, ils ne font rien d’autre que créer des
montagnes de gaspillages, ralentir la vitesse d’écoulement des matières et des
informations vers les clients et créer beaucoup de confusion.
Le flux pièce à pièce augmente la productivité, mais il permet également
d’obtenir une meilleure qualité, des délais plus courts, une meilleure réactivité
aux demandes des clients, un meilleur moral et une meilleure sécurité.
Si le passage à un mode de production en flux génère des bénéfices immédiats,
les bénéfices à long terme découlent de la mise au jour des problèmes afin qu’ils
puissent être traités rapidement, renforçant l’amélioration continue.
Le flux pièce à pièce doit aller de pair avec le développement, chez les
opérateurs, d’une démarche de raisonnement scientifique pour résoudre les
problèmes lorsqu’ils apparaissent.

1 J. F. Krafcik, « Triumph of the Lean Production System, » Sloan Management Review, n° 30,
1988, p. 41-52.
2 James Morgan et Jeffrey Liker, Designing the Future: How Ford, Toyota, and Other World-Class
Organizations Use Lean Product Development to Drive Innovation and Transform Their
Business, New York, McGraw-Hill, 2018.
* Pour une analyse détaillée de la conversion de Wiremold au lean, voir Bob Emiliani, David Stec,
Lawrence Grasso et James Stodder, Better Thinking, Better Results, Kensington, CT, Center for
Lean Business Management, 2002.
3 Jeffrey Liker et Gary Convis, The Toyota Way to Lean Leadership, New York, McGraw-Hill,
2011, chap. vi.
* L’atelier kaizen était dirigé par Jeffrey Rivera, ancien consultant dans mon entreprise, et Eduardo
Lander, à l’époque mon étudiant en doctorat à l’université du Michigan.
* Merci à Mike Rother qui a suggéré d’envisager de nombreuses techniques lean, dont le flux pièce
à pièce, comme des variables dépendantes. La figure 2.8 illustre les modifications qui en
résultent.
Principe 3
Utiliser des systèmes tirés pour
éviter la surproduction

Plus une entreprise a de stocks… moins elle a de chances d’avoir ce qu’il lui faut.
TAIICHI OHNO

Imaginez que vous trouviez sur Internet une société de services qui propose
de vous livrer des produits laitiers directement chez vous pour un prix plus
bas que le prix public. Le problème, c’est que vous devez créer un compte
et indiquer à l’avance quelle quantité de chaque produit vous souhaitez par
semaine, pour le mois à venir. La société doit programmer les expéditions
hebdomadaires à son entrepôt. Pour ce faire, elle veut des commandes
fermes pour être certaine de vendre ce qu’elle reçoit de son fournisseur. Si
vous êtes absent au moment de la livraison, les produits seront déposés
devant votre porte dans un conteneur réfrigéré. Puisque vous ne savez pas
exactement ce que vous allez consommer, vous estimez la quantité d’œufs,
de lait et de beurre dont vous avez besoin pour une semaine, avec une petite
marge de sécurité. Le problème est que si vous ne consommez pas tout ce
que vous avez commandé dans la semaine, les produits vont s’accumuler
dans votre réfrigérateur, certains dépassant leur date de péremption.
Semaine après semaine, vos stocks augmentent. Beaucoup trop pour que
cela tienne dans un seul réfrigérateur. Il vous faudra donc en acheter un
second, que vous installerez dans le garage – une dépense non négligeable.
Et si vous partez en vacances en oubliant de suspendre votre commande,
vous trouverez un stock de produits laitiers périmés devant votre porte à
votre retour.
C’est un exemple de système poussé. Dans la distribution de détail, les
produits et les services sont souvent poussés chez le commerçant, grâce à
un système de planification sophistiqué. Certains ont même recours à
l’intelligence artificielle et au big data. Si les estimations sont plus exactes
que par le passé, cela reste néanmoins des estimations et les produits sont
poussés chez le commerçant – qu’il soit ou non certain de les vendre
immédiatement. Commerçant qui, à son tour, essaie de les pousser vers le
consommateur, à grand renfort de remises ou d’autres stratégies de
merchandising. Si vous cédez à ces promotions, il est probable que vous
vous retrouviez avec une accumulation de produits dont vous n’avez pas
l’usage immédiat, sans que cela change grand-chose aux stocks du
détaillant, toujours aussi pléthoriques.
Imaginons maintenant que cette société Internet, suite à de nombreuses
réclamations, décide de s’inspirer du système tiré de Toyota et revoie
entièrement son système logistique. Elle vous envoie un boîtier sans fil
comportant un bouton pour chacun de vos produits laitiers. Lorsque vous
ouvrez une bouteille de lait ou une boîte d’œufs, vous appuyez sur le
bouton correspondant. Le lendemain, on vous livre une unité pour
remplacer ce que vous avez commencé à consommer. Vous aurez donc
l’unité partiellement utilisée, si vous ne l’avez pas finie, plus une unité
complète. Un petit stock. Si vous pensez que vous allez utiliser une grande
quantité d’un produit, du lait par exemple, vous pouvez commander par
Internet ou sur l’appli et on vous livrera immédiatement ce dont vous avez
besoin. De son côté, le prestataire de service a renégocié ses accords avec
ses fournisseurs de produits laitiers. Lorsque le client commande davantage
d’un produit, un signal avertira les producteurs d’envoyer la quantité
correspondante au distributeur. C’est un exemple de système tiré, ou
système en juste-à-temps. Vous recevez les articles uniquement lorsque
vous les demandez et le distributeur les reçoit en fonction de la demande
réelle des clients. Pour ne pas être obligé de prendre des produits d’avance,
vous accepterez peut-être même de payer un peu plus cher pour ce service «
à la demande ».
Nombreuses sont les entreprises et les fonctions de services des
entreprises qui travaillent selon leur propre programme interne, pour des
raisons de commodité. Elles produisent donc des pièces, des produits et des
services en suivant leur programme ou leur plan et « poussent » leur offre
vers leurs clients, qu’elles obligent ainsi à stocker (voir figure 3.1).

FIGURE 3.1 De la prévision au système poussé.

J’ai récemment été frappé par un article consacré à la chaîne de restaurants


Sweetgreen qui connaît une croissance remarquable1. Les fondateurs ne
sont pas cuisiniers et ne connaissaient pas grand-chose à l’alimentation
lorsqu’ils ont lancé leur concept. Informaticiens, ils avaient développé une
appli de services avancés de commande et de livraison – un système tiré.
De nombreuses entreprises semblent penser qu’il suffit de créer une appli
pour que la logistique suive. Les fondateurs auraient pu envisager leur
nouvelle activité comme une pure start-up technologique, mais ils avaient
une autre vision des choses. L’article décrit les défis auxquels un des
fondateurs fut confronté :
M. Neman a déclaré qu’il avait pleinement conscience que Sweetgreen n’était pas une
entreprise technologique. C’est un restaurant, redevable aux lois de la gravité qui définissent
l’expansion d’un service de restauration : ses salariés coupent les légumes en petits
morceaux, rôtissent chaque poulet comme il doit l’être, font de l’houmous et préparent
chaque jour de A à Z près de 60 autres ingrédients, dans chacun des restaurants de
l’enseigne. Le boulot de l’entreprise, c’est l’atome pas les bits […]. « Parfois, je me plains
que c’est trop difficile, pour toutes ces raisons opérationnelles, indique M. Neman. Puis je me
dis que c’est peut-être bien parce que c’est difficile pour tout le monde. »

Toyota a toujours revendiqué être avant tout une entreprise qui fabrique des
choses. Et, contrairement à une entreprise Internet, la logistique de la chaîne
d’approvisionnement est une « affaire d’atomes, pas de bits ». Amazon est
autant une société d’entrepôts et de livraison qu’une société Internet. Le
modèle Toyota, nous l’avons vu, ne cherche pas à gérer les stocks mais à
satisfaire les clients grâce à des flux de valeur lean. Très tôt, Ohno a
commencé à réfléchir à un système qui produirait sur la base de la demande
immédiate du client, de préférence à un système qui essaye d’anticiper cette
demande en se fondant sur des prévisions. Dans le modèle Toyota, « tiré »
désigne l’idéal du juste-à-temps : on donne au client (qui peut être la phase
suivante d’un processus interne) exactement ce qu’il veut, au moment où il
en a besoin et dans la quantité nécessaire. La forme la plus pure d’un
système tiré est le flux pièce à pièce décrit au principe 2. Si l’on parvient à
prendre une commande et à fabriquer les produits correspondants un par un
– en utilisant une cellule de fabrication en flux pièce à pièce –, on atteint le
summum du lean, avec une production entièrement régulée par la demande
et aucun stock. Mais il y a des ruptures naturelles dans le flux, entre la
transformation des matières premières en produits finis et la livraison aux
clients, de sorte qu’il faut constituer quelques stocks.
Dans l’exemple ci-dessus, le service Internet n’est pas un système sans
stocks, même dans sa version lean. Il y a des stocks, des « tampons ». Le
service (amélioré) vous demande simplement de l’avertir chaque fois que
vous utilisez un article, afin qu’il puisse remplacer ce que vous avez
consommé alors qu’il reste encore des produits dans votre réfrigérateur.
C’est ainsi que fonctionnent la plupart des supermarchés. En fait, ce sont
simplement des entrepôts mais ils travaillent d’une manière particulière.
Une quantité précise de produits est stockée sur les rayonnages, sur la base
des schémas d’achats passés et des prévisions de demande. Les clients
prennent ce dont ils ont besoin sur les rayonnages. Un employé vérifie
régulièrement les rayons et va chercher dans les stocks les articles
manquants pour les remplacer. Il ne pousse pas simplement des stocks sur
les rayonnages, pas plus qu’il ne commande directement de produits au
fabricant. Il prélève dans les stocks du supermarché, mais ces stocks sont
peu importants et gérés selon un système de réapprovisionnement.
Le principe : utiliser des systèmes tirés pour
éviter la surproduction

Taiichi Ohno et ses collègues furent fascinés par la place qu’occupaient les
supermarchés dans la vie quotidienne des Américains dans les années 1950.
Ohno avait très vite reconnu que, dans certains cas, les stocks étaient
nécessaires pour fluidifier le flux, mais il comprit aussi que les fonctions
qui produisaient selon un programme et un système poussé auraient
naturellement tendance à fabriquer des quantités excessives et à créer ainsi
des stocks considérables. Comme nous l’avons vu, la « surproduction »
constitue le gaspillage fondamental.
Ohno avait besoin d’un compromis entre le flux pièce à pièce idéal et le
système poussé. S’appuyant sur le travail de Kiichiro Toyoda sur les
systèmes en juste-à-temps, Ohno (et ses collègues) eurent l’idée de créer de
petites « réserves » de pièces entre les tâches de sorte à maîtriser les stocks.
L’idée était simple : lorsque le client commence à utiliser un conteneur de
pièces, il envoie un signal et on lui apporte le conteneur de pièces suivant,
ce qui déclenche la fabrication d’un nouveau conteneur de pièces. Lorsque
le client n’a pas besoin des pièces, le conteneur reste dans le tampon et rien
n’est produit. La surproduction est ainsi limitée et il y a au moins une
connexion directe entre ce que veut le client et ce que l’entreprise fabrique :
le client indique simplement au moyen d’un signal : « Je suis prêt pour
davantage de ce produit. »
Toutefois, les usines sont souvent étendues et les fournisseurs de pièces
sont éloignés les uns des autres. Il fallait donc à Ohno un moyen de signaler
que la chaîne de production avait utilisé des pièces et qu’il fallait les
remplacer. Il utilisa des signaux simples – cartes, casiers vides, chariots
vides – appelés kanban. Le mot kanban désigne un signal, quelle que soit sa
forme. Renvoyer un casier vide, ou une carte contenant des informations
détaillées sur la pièce et l’endroit où elle se trouve, indique qu’il faut le
remplir avec un nombre déterminé de pièces.
Aujourd’hui, dans le monde de la communication électronique haut
débit, Toyota utilise des kanban électroniques mais aussi des kanban en
papier ou des casiers avec une étiquette code-barres. Grâce à ce système
redondant, en cas d’erreur ou de défaillance du système électronique, les
opérateurs peuvent toujours voir les signaux – par exemple, remarquer
qu’un conteneur circule sans kanban. C’est un système remarquable,
simple, efficace et très visuel. Ce qui ne signifie pas que Toyota a renoncé à
toute planification de la production. Comme nous le verrons au chapitre
suivant, le contrôle de la production repose sur un algorithme complexe qui
crée un programme lissé à partir des commandes passées par les clients.
J’ai insisté sur le fait que le modèle Toyota repose sur le raisonnement
systémique. On pourrait penser que planifier un système complexe requiert
des systèmes de planification tout aussi complexes ayant une vue globale de
l’ensemble, et aussi que la planification optimise ce qui doit se passer à
chaque point du processus. Malheureusement, le monde est trop complexe
même pour les systèmes de planification les plus sophistiqués, en particulier
lorsqu’ils reposent sur des prévisions. La version de Toyota du
raisonnement systémique consiste donc à découper les processus et à
répartir le contrôle entre les clients locaux – créant ainsi de petites boucles
de retours d’expérience reposant sur les informations les plus récentes. Le
kanban donne le pouvoir de planification à chaque client dans la chaîne de
valeur et lui permet de passer ses commandes quand il le souhaite, en
fonction de ses besoins réels. Plus le temps de réaction est court, moins il y
a besoin de stocks. Toyota élimine donc en permanence les gaspillages du
système pour accélérer le flux.
Une des quatre règles de Spear et Bowen, dans leur article consacré à
l’ADN du TPS, concerne cette approche du contrôle distribué :

Règle n° 2
Chaque connexion client-fournisseur doit être directe et il doit exister
un moyen oui-ou-non d’envoyer des demandes et de recevoir des
réponses2.

Le kanban est un de ces dispositifs de communication oui-ou-non. En


envoyant le kanban, le client indique en fait : « Sur la base de ma situation
actuelle à cet instant, je suis prêt pour ce qui est sur cette carte. Oui. »
Le système tiré dans la vie de tous les jours

On peut démythifier le concept de kanban par des exemples simples de


systèmes de réapprovisionnement tiré dans la vie de tous les jours.
Comment décidez-vous de racheter des biscuits ou des pâtes ? Vous
constatez que vos réserves baissent et vous vous dites : « Il est temps que
j’aille acheter un ou deux paquets de tel produit. » Même chose pour mettre
de l’essence dans votre voiture ou remplir le réservoir de produit lave-glace.
Vous vous arrêtez probablement à une stationservice lorsque l’aiguille de la
jauge montre que le réservoir est presque vide.
Cela étant, tout ne peut pas être reconstitué par un système tiré ; certaines
choses doivent être programmées. Prenons l’exemple de produits de luxe,
comme une montre Rolex, une voiture de sport ou un de ces clubs de golf
high-tech vantés par Tiger Woods. Chaque fois que vous achetez un article
particulier, vous devez réfléchir à ce que vous souhaitez, comparer le coût
et les avantages, peut-être économiser de l’argent au préalable, avant de
décider quand l’acquérir. D’une certaine manière, vous créez un programme
d’achat, puisque vous n’en avez pas un besoin immédiat.
Les services à la personne sont un autre type d’achat programmé. La
plupart du temps, vous n’en avez pas un besoin immédiat et ils doivent
généralement être programmés à l’avance. Par exemple, nous prenons
rendez-vous pour aller chez le dentiste, faire des examens médicaux ou aller
chez le coiffeur. Si notre besoin médical est urgent et requiert un système
tiré, nous nous rendons aux urgences.
Le système kanban de Toyota : tirez s’il le
faut

Dans un véritable système en flux pièce à pièce, les stocks n’existeraient


plus et tous les éléments de la chaîne de valeur se présenteraient au moment
précis où on en a besoin. Pour Toyota, le flux pièce à pièce est une vision,
un nord géographique qui donne une direction, pas quelque chose que l’on
peut parfaitement réaliser. Parfois, le flux n’est pas possible du fait de
l’éloignement des processus, de la forte variation des temps d’écoulement
ou d’un délai de remontage des machines. Le système kanban est alors
souvent le meilleur compromis : utiliser de petits stocks tampons qu’il vous
faudra essayer de réduire au fil du temps.
Mike Rother et John Shook, dans leur ouvrage Training to See Kit,
expliquent comment enseigner la cartographie du flux de valeur et donnent
des conseils pour élaborer la carte de l’état futur3. Ils suggèrent de répondre
à la question « Quand privilégier le flux, quand faut-il tirer ? » par une
réponse en forme de slogan : « Créez un flux quand c’est possible, tirez s’il
le faut. » C’est un principe simple qui peut vous mener loin. S’il n’est pas
possible de créer un flux, le mieux est de mettre en place un système tiré
avec un stock tampon de matières ou d’informations.
Prenons l’exemple d’un système tiré dans une usine d’assemblage
Toyota. Les commandes des concessionnaires s’accumulent. Le service
production génère un programme lissé (voir principe 4). Ce programme est
envoyé à l’atelier carrosserie, où des tôles d’acier embouties (provenant
d’un « supermarché » de tôles préembouties) sont soudées ensemble sur une
carrosserie, envoyée à l’assemblage à travers de petits tampons, maintenant
la succession des opérations. L’emboutissage des tôles (quelques secondes
par tôle) est une opération beaucoup plus rapide que la vitesse de l’atelier
de carrosserie. Si vous deviez mettre une presse à emboutir dans une cellule
avec la soudure dont le takt time est de 60 secondes, la presse à emboutir
travaillerait quelques secondes, s’arrêterait et attendrait jusqu’à la fin des 60
secondes. On utilise donc plutôt un système tiré. À un certain seuil de
déclenchement, lorsque l’atelier de carrosserie a consommé un certain
nombre de tôles d’acier, un kanban remonte jusqu’à la presse à emboutir et
lui ordonne de produire un autre lot pour reconstituer le stock.
De même, lorsque les opérateurs des chaînes de fabrication commencent
à prélever des pièces dans des casiers (charnières, poignées de porte, balais
d’essuie-glace), ils prélèvent une carte kanban et la placent dans une boîte
aux lettres. Un manutentionnaire la relèvera lors de son circuit, avec le
conteneur vide, et retournera au magasin pour remplacer ce qui a été utilisé
sur la chaîne. Un autre manutentionnaire reconstituera le stock par un
prélèvement dans un supermarché de pièces fournisseurs. Cette opération
déclenchera une commande chez les fournisseurs des pièces concernées. Et
ainsi de suite.
La figure 3.2 illustre un système de ce type, dans lequel les pièces
utilisées dans l’usine d’assemblage sont réapprovisionnées par un
fournisseur. Le point de départ du processus est l’usine (sur la droite du
diagramme) ; des kanban de prélèvement et des casiers vides sont envoyés
par camion chez le fournisseur pour y être remplis (on peut également
utiliser des signaux électroniques). Le fournisseur garde une petite réserve
de pièces finies dans un « magasin de pièces », mais il ne souhaite pas
nécessairement fabriquer de nouvelles pièces dans l’ordre exact où arrive le
kanban. Il regarde le kanban et lisse son propre programme, comme nous le
verrons avec le principe 4. La figure 3.3 illustre le système du point de vue
du fournisseur.
FIGURE 3.2 Système tiré externe avec des fournisseurs.

FIGURE 3.3 Exemple de systèmes internes tirés.


Utiliser les systèmes tirés sur un site de
formation de General Motors

Vous pouvez parfaitement utiliser des systèmes de réapprovisionnement


tirés dans un bureau afin de réduire les coûts et d’éviter d’être à court de
fournitures. La plupart des bureaux utilisent déjà de tels systèmes sous une
forme ou une autre. Personne ne sait exactement combien un bureau
utilisera de stylos, de cartouches d’encre ou de rames de papier. Si les
commandes étaient programmées selon des prévisions, les
approvisionnements seraient parfois justes, parfois excessifs, parfois
insuffisants. Donc, dans un bureau bien géré, quelqu’un est chargé de
veiller à ce qu’il y ait toujours des fournitures disponibles en surveillant la
consommation et en remplaçant les articles utilisés.
General Motors avait à une époque un bureau de liaison technique en
Californie, lorsque l’usine NUMMI fonctionnait encore. Il utilisait le
bureau comme centre de formation au TPS couplé à des visites de l’usine.
Beaucoup d’employés de GM ont suivi leur premier cours sur le TPS dans
ce bureau. GM en avait donc fait un modèle. L’entreprise avait par exemple
créé un système kanban pour la gestion des fournitures, parfaitement au
point, et il était rare que le bureau manque de quoi que ce soit. Il y avait une
place pour chaque chose et chaque chose était à sa place dans la réserve, sur
les bureaux, à côté de l’ordinateur. Par exemple, dans les zones de stockage
des fournitures, de petites cartes kanban en plastique étaient placées à côté
de chaque article et indiquaient le seuil de déclenchement. Ainsi, lorsque le
tube d’aspirine était aux trois quarts vide, la carte kanban du produit était
placée dans une boîte à café. Autre exemple : le bureau disposait à l’origine
d’un réfrigérateur classique pour les boissons ; si certaines étaient toujours
disponibles, d’autres manquaient systématiquement. La direction a donc
installé un gros distributeur de boissons avec une porte en verre, et l’a
rempli de jus de fruits et de sodas. La porte en verre permettait de voir l’état
des stocks. Lorsqu’une boisson atteignait un certain niveau, sa carte kanban
était glissée dans une boîte et une commande était passée.
Vous penserez peut-être qu’un système tiré ne convient pas dans un petit
bureau, qu’il serait trop compliqué et pénible à entretenir par rapport aux
économies promises. Vous envisagerez alors de faire une analyse
coûts/avantages pour décider s’il est approprié. Cela, c’est la manière de
raisonner classique de la production de masse. L’idée – et cela est plus
proche du cœur du TPS – est que les avantages peuvent être supérieurs aux
économies. La force du TPS est qu’il stimule la créativité et l’amélioration
continue. En outre, il vise sans cesse la perfection. Il est donc probable que
la mise en place de ces systèmes kanban intrigue vos employés, les incite à
améliorer le processus de commande des fournitures et, in fine, les amène à
trouver des moyens de créer le flux dans les tâches majeures de leur travail.
Le gaspillage est généralement beaucoup plus important dans les bureaux
que dans les usines. Un petit effort d’imagination pour améliorer le
processus aura des effets multiplicateurs considérables.
Les systèmes tirés peuvent également être utilisés pour réguler des flux
d’information. Avec le principe 2, nous avons vu qu’un simple tableau
visuel régulait le nombre de projets sur lesquels travaillaient les analystes
FEA. C’est également un type de système tiré. Il existait un stock d’encours
d’un montant défini et, lorsqu’un projet était terminé, un nouveau projet
pouvait être tiré dans le processus.
Mettre en place des systèmes tirés n’est que
le commencement

Il est fascinant d’observer ce système en action, de voir tant de pièces et de


matières circuler dans l’usine avec une parfaite synchronisation. Dans une
grande usine comme celle de Georgetown (Kentucky), ce sont des milliers
de pièces qui circulent. Le long de la chaîne d’assemblage, de petites pièces
à usage fréquent, prélevées dans des réserves parfaitement organisées,
arrivent pendant que les casiers vides repartent vers les réserves. On a du
mal à imaginer qu’un système informatisé puisse réussir à orchestrer aussi
précisément un mouvement aussi complexe, étant donné l’incertitude
inhérente aux systèmes complexes.
Pourtant, les experts du TPS sont agacés lorsqu’ils entendent porter aux
nues les kanban comme s’ils incarnaient à eux seuls le système de
production Toyota. Le kanban est un outil fascinant et son fonctionnement
est passionnant à observer. J’ai organisé beaucoup de visites d’usines lean
et on peut passer des heures à discuter des finesses techniques des différents
types de systèmes kanban. À quel moment le kanban est-il actionné ? Faut-
il juste remplacer ce qui a été utilisé ou actionner la commande suivante
dans un ordre donné ? Comment calcule-t-on les quantités ? Que faire si on
perd un kanban ? Mais l’important n’est pas là. S’il faut avoir toutes les
réponses à ces questions avant de mettre en place son système, elles sont
relativement simples d’un point de vue technique. Le but véritable est
d’éliminer le kanban.
L’enjeu est de développer une organisation apprenante, qui trouvera des
moyens de réduire le nombre de kanban et, in fine, parviendra à éliminer le
stock tampon. N’oubliez pas : le kanban est un système organisé de stocks
tampons. Or, selon Ohno, les stocks sont un gaspillage, que ce soit dans un
système poussé ou dans un système tiré. Donc, le kanban est quelque chose
qu’il faut s’efforcer d’éliminer, et non dont il faut s’enorgueillir. En fait,
l’un des grands avantages du kanban est qu’il peut facilement être utilisé
pour contraindre le système de production à s’améliorer. Supposons que
vous ayez imprimé quatre cartes kanban. Chacune correspond à un casier
de pièces détachées. La règle est qu’aucun casier ne peut se déplacer sans
être accompagné d’un kanban. Prenez une carte et jetez-la. Que se passet-il
? Il n’y aura plus que trois casiers de pièces en circulation dans le système.
Donc, si une machine tombe en panne, la suivante sera à court de pièces
dans un laps de temps écourté de 25 %. Peut-être le système souffrira-t-il,
peut-être observera-t-on des interruptions dans la fabrication, mais les
équipes seront obligées de trouver des solutions pour améliorer le
processus.
Le kanban est système visuel simple qui envoie un signal depuis un
client vers un fournisseur. C’est une communication binaire : « Je vois que
j’ai atteint le seuil de déclenchement ; renvoyez-moi des pièces s’il vous
plaît. » Essayez-le : c’est amusant et ça marche !

Points clés
La plupart des entreprises considèrent qu’elles peuvent recourir à des prévisions
de la demande et à des algorithmes complexes pour donner des instructions à
chaque processus.
Le système classique de programmation de la production conduit souvent à la
mise en place de systèmes poussés ; même de petits changements de la
demande ou du contexte peuvent déstabiliser le processus, engendrant des
amoncellements de stocks, des pénuries de pièces et des retards d’expédition.
Toyota utilise des systèmes poussés, souvent pour créer des programmes
lissés, mais préfère limiter la programmation à un point unique de l’usine – celui
qui donne la cadence.
Idéalement, Toyota n’aurait que des opérations en flux pièce à pièce sans stocks
d’encours ; dans de nombreux cas, ce n’est cependant pas adapté.
Lorsque le flux pièce à pièce ne peut pas être mis en place, Toyota prélève les
pièces dans de petits stocks tampons puis les réapprovisionne – à l’image des
supermarchés modernes.
Le kanban (un signal physique ou électronique) est souvent utilisé pour que le
processus amont (le client) informe le processus fournisseur aval qu’il a besoin
d’être réapprovisionné.
Le plus grand bénéfice du système kanban est de permettre de visualiser le flux,
de l’étudier et de trouver des moyens de réduire les stocks afin de se rapprocher
du flux pièce à pièce.
Les systèmes tirés sont souvent utilisés dans les environnements de service,
comme les hôpitaux et les bureaux, pour réguler le flux interne de fournitures. Ils
sont également très efficaces pour réguler les flux d’informations.

1 Elizabeth G. Dun, « In a Burger World, Can Sweetgreen Scale Up? », New York Times, 4 janvier
2020.
2 Steven Spear et Kent Bowen, « Decoding the DNA of the Toyota Production System », Harvard
Business Review, septembre/octobre 1999, p. 98.
3 Mike Rother et John Shook, Training to See Kit, Cambridge, MA, Lean Enterprise Institute,
octobre 2002.
Principe 4
Lisser la production (heijunka)

En général, lorsqu’on essaie d’appliquer le TPS, il faut commencer par répartir, ou lisser, la
production. Cette responsabilité incombe en premier lieu aux personnes chargées du contrôle
ou de la gestion de la production. Le lissage du programme de production peut nécessiter
d’anticiper ou de reporter des expéditions, parfois de demander à certains clients d’attendre
quelques jours.

FUJIO CHO, PRéSIDENT DE TOYOTA MOTOR CORPORATION

Dans le sillage du succès de Dell Computer et d’autres, de nombreuses


entreprises en Amérique se sont précipitées sur le modèle de production à la
commande. Dans le monde « à la demande » qui est le nôtre, elles veulent
fabriquer exactement ce que veut le client, au moment où il le veut – la
solution lean idéale ? Malheureusement, les clients sont imprévisibles et les
commandes varient d’un jour à l’autre et d’une semaine à l’autre. Fabriquer
un produit sur commande peut amener à produire des quantités
considérables une semaine, à payer des heures supplémentaires et à faire
travailler les employés et les machines à la limite de leurs capacités. En
revanche, si les commandes sont moins importantes la semaine suivante, les
uns et les autres seront sous-utilisés. Impossible, aussi, de savoir combien
commander aux fournisseurs ; il faudra donc stocker le maximum de
chaque article que le client peut éventuellement commander ou faire
pression sur vos fournisseurs pour qu’eux le fassent, peut-être dans un
entrepôt à proximité de votre usine (comme l’a fait Dell). Ce n’est pas ainsi
que fonctionne la production lean. Un modèle strictement basé sur les
commandes crée des piles de stocks, des problèmes cachés et de la non-
qualité. En outre, il est probable que les temps d’écoulement soient allongés
car la production est désorganisée et chaotique.
Le « fabriqué à la commande » se ramène souvent à un « enlèvement à la
commande » dans un grand entrepôt de produits finis. Toyota a déterminé
qu’il était possible de créer une activité lean et d’assurer au client un
meilleur service et une meilleure qualité en lissant le programme de
production, plutôt que de fabriquer systématiquement dans l’ordre des
commandes.
Certaines entreprises avec lesquelles j’ai travaillé, et qui pratiquent la
fabrication à la commande, imposent en réalité à leurs clients une attente de
six à huit semaines pour leur produit « fabriqué à la demande ». Quelques
clients « spéciaux » peuvent bénéficier de passe-droits et recevoir leurs
commandes en priorité, mais au détriment des autres. Entre l’usine et le
client, il y a les centres de distribution, les entrepôts locaux et les stocks
dans les magasins. Et pourtant, on impose aux sites de fabrication de
produire exactement ce que le client a commandé au jour le jour. Cela
semble parfaitement absurde. Pourquoi diable torturer vos responsables de
production et créer des quantités considérables de gaspillages pour
fabriquer une commande reçue aujourd’hui, alors que le client devra
attendre le produit pendant des semaines ? Pourquoi ne pas plutôt
accumuler les commandes et lisser le programme ? Vous pourrez ainsi
raccourcir les temps d’écoulement, réduire les stocks de pièces et offrir des
délais de livraison beaucoup plus courts à tous vos clients. Le niveau de
satisfaction des clients sera au final bien meilleur qu’avec une méthode de
fabrication à la demande – « accélérer puis ralentir ». De nombreuses
entreprises jugent absurde le concept de ralentir pour aller vite – jusqu’à ce
quelqu’un les convainque de tester cette approche.
Les cadres et les employés de Toyota utilisent le terme muda lorsqu’ils
parlent du gaspillage. Éliminer le muda et les sept formes de muda est
souvent au cœur des projets lean parce que ce sont les plus évidents. Pour
autant, deux autres mots commençant aussi par M ont une importance égale
dans la réussite du lean. À eux trois, ils constituent un système. Se focaliser
exclusivement sur les sept sources de gaspillage peut nuire à la productivité
des hommes et du système de fabrication. Le document qui présente le
modèle Toyota, « The Toyota Way 2001 », indique qu’il faut « éliminer
muda, muri, mura » (voir figure 4.1). Les trois M sont :
Muda – gaspillages. C’est le plus connu des trois. Il comprend les sept
gaspillages mentionnés aux chapitres précédents. Ces activités
allongent les temps d’écoulement, augmentent la manutention des
pièces ou des outils, créent des stocks inutiles, provoquent des erreurs
– et donc, du retravail – ou entraînent des attentes.
Mura – variabilité. Dans des systèmes de production classiques, la
charge de travail est parfois supérieure à ce que les opérateurs ou les
machines peuvent assumer ; il peut aussi arriver qu’elle soit
insuffisante. La variabilité provient d’un programme de production
irrégulier ou de la fluctuation des volumes de production en raison de
problèmes internes, comme l’indisponibilité de certaines machines,
une rupture dans l’approvisionnement en pièces ou des défauts. Le
mura est créateur de muda. La variabilité dans les niveaux de
production oblige à disposer des machines, des matières et des
opérateurs nécessaires pour produire au niveau maximum, même si la
demande moyenne est inférieure à ce niveau. Et la variabilité conduit
à des charges de travail parfois insuffisantes, parfois excessives –
conduisant directement au muri.
Muri – charge de travail excessive pour les hommes ou les
machines. Sous certains aspects, c’est l’opposé du muda. Il consiste à
pousser une machine ou un homme au-delà de ses limites naturelles.
Donner aux opérateurs une charge de travail excessive entraîne des
problèmes de sécurité et de qualité ; pour les machines, des pannes et
des défauts. Autrement dit, le muri peut causer le muda. Plus grave
encore, il peut mettre en danger la santé des collaborateurs.

Supposons que votre programme de production soit extrêmement variable


et que le processus de fabrication ne soit pas bien équilibré ni fiable. Vous
avez décidé d’appliquer le raisonnement lean et de vous concentrer
uniquement sur l’élimination des gaspillages. Vous commencez par réduire
les stocks dans l’ensemble du système. Ensuite, vous examinez la
répartition de la charge de travail et vous réduisez le nombre d’opérateurs.
Puis vous réorganisez les postes de travail pour supprimer les mouvements
inutiles. Enfin, vous observez le fonctionnement du système. Ce que vous
constaterez, malheureusement, c’est un système en train de s’épuiser.
Lorsque le système commence à fabriquer des produits pièce par pièce, sans
stocks, la production avance par à-coups. Le flux pièce à pièce est erratique.
À certains moments, les opérateurs n’auront pas grand-chose à faire ; à
d’autres, en revanche, ils ne pourront pas faire face à la charge de travail.
Les machines tomberont en panne encore plus souvent qu’auparavant. Vous
n’aurez pas assez de pièces. Vous conclurez alors : « Le lean n’est pas
adapté à mon cas et augmente les stocks. »

FIGURE 4.1 Les trois M : muda (gaspillages), mura (variabilité) et muri (surcharge de
travail). Éliminez les trois pour atteindre le vrai flux.
Se concentrer uniquement sur le muda est la démarche la plus souvent
adoptée pour mettre en œuvre les outils lean, car il est facile de repérer les
sept gaspillages. Mais ce que la plupart des entreprises ne cherchent pas à
mettre en œuvre, c’est le processus plus difficile de stabilisation et
d’équilibrage du système visant à obtenir un flux lean, dans lequel le travail
est parfaitement réparti. Ce principe, que Toyota appelle heijunka ou lissage
du programme de travail, constitue le fondement du TPS. Il s’agit peut-être
– de tous les principes du modèle Toyota – du plus difficile à appréhender.
Parvenir à lisser la production est fondamental pour éliminer la variabilité
et, par conséquent, la surcharge de travail et le gaspillage. Voici ce
qu’explique Taiichi Ohno :
La tortue, plus lente mais régulière, cause moins de gaspillage et elle est de loin préférable
au lièvre qui court à perdre haleine puis s’arrête pour se reposer. Le TPS ne peut être réalisé
que lorsque tous ses acteurs deviennent des tortues1.

J’ai souvent entendu d’autres dirigeants de Toyota déclarer : « Nous


préférons avancer lentement et régulièrement comme la tortue, plutôt que
très vite et par saccades, comme le lièvre. » Les systèmes de production
américains obligent les opérateurs à être des lièvres. Ils travaillent jusqu’à
épuisement, puis au ralenti. Nombreuses sont les usines américaines dans
lesquelles les postes sont doublés sur la chaîne, un opérateur faisant deux
choses alors que l’autre est oisif. Les quotas journaliers sont certes atteints,
mais les opérateurs s’épuisent. Toyota considère que les problèmes de
gaspillage peuvent être résolus par les équipes sur les chaînes de
production, mais que la variabilité et la surcharge de travail relèvent de la
responsabilité du management.
Heijunka : lisser la production et les
programmes

Heijunka désigne le lissage de la production, à la fois en termes de volume


et d’assortiment de produits. Il ne s’agit pas de fabriquer les produits selon
le flux réel des commandes, qui peut varier fortement à la hausse et la
baisse, mais de prendre le volume total des commandes pendant une
période et de les organiser de manière à produire chaque jour la même
quantité et le même assortiment de produits. Dès l’origine, l’approche du
TPS a été de réduire le plus possible la taille des lots et de fabriquer ce que
le client (extérieur ou interne) veut. Dans un vrai flux pièce à pièce, les
produits A et B peuvent être fabriqués dans l’ordre réel d’arrivée des
commandes (par exemple, A, A, B, A, B, B, B, A, B, B…).
Le problème est que cela conduit à fabriquer des pièces de manière
irrégulière. Ainsi, si les commandes du lundi sont deux fois supérieures à
celles du mardi, vous payez des heures supplémentaires à vos opérateurs le
lundi et vous les renvoyez chez eux plus tôt le mardi. Pour harmoniser tout
cela, il faut prendre toutes les commandes des clients, déterminer le schéma
du volume et du mix, et établir un programme lissé pour chaque jour. Par
exemple, vous savez que vous fabriquez cinq A pour cinq B. Vous pouvez
donc créer une séquence de production équilibrée de ABABAB… C’est ce
que l’on appelle la production lissée mixte : vous variez la production tout
en la lissant en fonction d’une série prévisible qui déploie les différents
types de produits et répartit les volumes.
La figure 4.2 montre un exemple de programme non lissé dans une usine
qui fabrique de petits moteurs pour des engins de jardinage (inspiré d’un
cas réel).
FIGURE 4.2 Programme de production classique (non lissé).

Une chaîne fabrique trois tailles de moteurs – petit, moyen et gros. Les
moteurs de taille moyenne sont ceux qui se vendent le mieux ; ils sont donc
fabriqués en début de semaine, du lundi jusqu’à une partie du mercredi. Il
faut ensuite quelques heures pour changer les outils pour fabriquer les petits
moteurs, pendant le reste de la journée du mercredi et jusqu’au vendredi
matin. Les gros moteurs – les moins demandés – sont fabriqués le vendredi
après-midi. Ce programme non lissé présente au moins quatre
inconvénients :
1. En général, les achats des clients ne sont pas prévisibles. Le client
achète des moteurs moyens et des gros moteurs n’importe quel jour.
Donc, s’il décide brusquement d’acheter un nombre inhabituel de gros
moteurs en début de semaine, l’usine a un problème. Elle peut le
résoudre en ayant des stocks de tous les types de moteurs, mais le
capital immobilisé et tous les frais annexes sont élevés.
2. Il y a un risque d’invendus. Si l’usine ne vend pas tous les moteurs
moyens fabriqués du lundi au mercredi, elle doit les garder en stock.
S’ajoute le risque qu’ils deviennent obsolètes si la conception change.
3. L’utilisation des ressources n’est pas équilibrée. Les besoins de main-
d’œuvre sont probablement différents selon la taille des moteurs, les
plus gros demandant le plus grand nombre d’heures de travail. L’usine a
donc besoin d’un nombre moyen d’opérateurs au début de la semaine,
plus faible au milieu et beaucoup plus important à la fin. Les risques de
surcharge et de gaspillage sont donc potentiellement élevés.
4. Les processus amont sont soumis à une demande irrégulière. C’est
peut-être le problème le plus grave. Comme l’usine achète des pièces
différentes pour les trois types de moteurs, elle demandera à ses
fournisseurs de lui expédier certaines pièces du lundi au mercredi et
d’autres pour le reste de la semaine. On sait que la demande des clients
est variable et que l’usine de moteurs sera, de toute façon, incapable de
suivre le programme. Le plus probable est qu’il y aura des changements
importants dans le mix de modèles, par exemple une commande urgente
de gros moteurs et l’obligation de consacrer toute la semaine à la
fabrication de ces modèles. Le fournisseur devra être prêt au pire. Pour
ce faire, il lui faudra conserver au moins une semaine de stocks de
pièces pour les trois types de moteurs. En outre, l’effet « coup de fouet
» aura des répercussions dans tous les maillons amont de la chaîne
logistique2. Imaginez la force considérable et destructrice que peut
donner un simple mouvement de votre poignet à l’extrémité de la
lanière d’un fouet. De la même manière, un petit changement dans le
programme de l’usine de montage des moteurs entraînera une
augmentation constante des stocks à chaque stade de la chaîne
logistique, dans le sens aval/ amont en partant de l’utilisateur final.

Dans la production par lots, le but est de réaliser des économies d’échelle
pour chaque élément individuel. Changer la fabrication pour alterner entre
le produit A et le produit B semble un gaspillage parce que rien n’est
fabriqué pendant ce changement. Vous payez aussi l’opérateur pendant que
la machine est immobilisée. La solution logique est donc de fabriquer de
grandes quantités du produit A avant de changer les outils pour passer au
produit B. Mais cette approche engendre gaspillage et surcharge.
Accompagnée par un conseiller lean, l’usine de moteurs fit une analyse
approfondie et découvrit que la durée relative au changement d’outils était
due au fait qu’il fallait retirer les pièces et les outils correspondant au gros
moteur et apporter des pièces et des outils différents pour le petit moteur.
Les palettes étaient aussi de tailles différentes selon les modèles. Le
problème fut résolu en plaçant une petite quantité de toutes les pièces dans
des casiers mobiles situés à proximité de l’opérateur sur la chaîne et en
montant les outils nécessaires pour les trois moteurs à portée de main.
L’usine créa également une palette flexible, capable de porter n’importe
quel type de moteur. Les changements d’outils furent ainsi complètement
éliminés, ce qui permettait à l’usine de fabriquer les moteurs dans l’ordre de
son choix sur une chaîne mixte. Elle pouvait ensuite faire une série
répétitive de toutes les tailles de moteurs, de sorte qu’elles correspondent
aux différentes pièces commandées par le client (voir figure 4.3). Le lissage
du programme présentait quatre avantages :
1. La flexibilité nécessaire pour fabriquer ce que le client veut au
moment où il le veut. Les stocks de l’usine et les problèmes associés
furent réduits.
2. La réduction du risque d’invendus. L’usine fabriquant uniquement ce
que le client commande, elle n’a pas à se soucier du coût des stocks.
3. L’utilisation équilibrée des hommes et des machines. L’usine pouvait
alors standardiser des tâches et lisser la production en intégrant le fait
que certains moteurs nécessitent moins de travail et d’autres davantage.
C’est ce que Toyota appelle le travail standardisé moyen pondéré. Tant
qu’un gros moteur qui demande plus de travail n’est pas suivi par un
autre gros moteur, les opérateurs peuvent faire face. Une fois que
l’usine prend cela en compte et qu’elle continue de lisser le programme,
la charge de travail quotidienne est équilibrée et gérable. En outre, les
opérateurs sont plus productifs.
4. Le lissage de la demande pour les processus amont et les
fournisseurs de l’usine. Si l’usine utilise un système juste-à-temps
pour les processus amont et que les fournisseurs effectuent des
livraisons plusieurs fois par jour, ceux-ci auront un ensemble de
commandes stable et lissé. Ils seront ainsi en mesure de réduire les
stocks et de répercuter une partie des économies sur le client, de sorte
que tout le monde retire avantage du lissage.

FIGURE 4.3 Production heijunka (lissée).

Rien de tout cela n’aurait été possible si l’usine n’avait pas trouvé un
moyen d’éliminer le temps de changement des outils. S’il peut sembler
utopique de faire la même chose dans la plupart des usines, c’est pourtant
ce qu’a fait Toyota dans les années 1960. Shigeo Shingo, un ingénieur
industriel qui n’était pas un employé de Toyota, mais travaillait en étroite
collaboration avec l’entreprise, a aidé celle-ci à réduire le temps de
changement de fabrication de plus de 97 %. Ingénieur méticuleux, il étudia
chaque geste de l’opérateur. Dans le style de Toyota, il analysa en détail le
processus de changement d’outils des grosses presses à emboutir et constata
que la plupart des tâches entraient dans deux catégories : gaspillage ou
quelque chose qui pouvait être fait sans arrêter la presse. Il appela la
seconde « changement externe », par opposition aux « changements
internes », qui désignent les tâches devant être réalisées pendant que la
presse est à l’arrêt3.
Dans la production de masse classique, le premier geste des équipes
chargées des changements d’outils sur une chaîne de production est
d’arrêter la presse. Shingo se demanda quelle part du changement pouvait
être effectuée pendant que la presse fonctionnait. Il créa à cet effet un poste
de travail et apporta d’autres améliorations techniques, jusqu’à ce que
l’opérateur ne puisse plus faire aucun changement pendant que la presse
fonctionnait. Prendre l’étampe et les outils correspondant à la prochaine
fabrication, préchauffer l’étampe et la positionner à côté de la presse
entraient dans la catégorie des tâches extérieures pouvant être exécutées
sans arrêter la machine. Lorsqu’il arrêta finalement la presse, l’opérateur
n’avait plus qu’à déconnecter certains tuyaux, échanger les étampes,
reconnecter les tuyaux et redémarrer la presse. Chose extraordinaire, les
changements de fabrication sur ces presses de plusieurs centaines de tonnes,
qui demandaient autrefois plusieurs heures, pouvaient être accomplis en
quelques minutes – procédé que Shingo baptisa « l’échange minute des
étampes » (SMED). Un peu comme les mécaniciens d’une équipe de
Formule 1, qui changent les pneus, font le plein et remettent la voiture sur
la piste souvent en moins d’une minute. L’équipe de mécaniciens a
développé et constamment amélioré cette méthode, car elle constitue un
avantage concurrentiel.
Southwest Airlines a compris très tôt que le changement rapide
d’appareil constituait un avantage concurrentiel et y a énormément travaillé,
changeant même le moteur des appareils lorsque c’était nécessaire. Avec
des appareils immobilisés moins longtemps sur le tarmac, le temps de vol
augmente, les clients attendent moins longtemps et le nombre d’appareils
nécessaires pour un nombre donné de vols diminue.
Au fil des années, le changement d’outils est devenu une sorte de sport
au Japon, l’équivalent industriel du rodéo américain. Lors d’un voyage au
Japon dans les années 1980, j’ai visité un fournisseur de panneaux de
portières pour Mazda, dont les opérateurs venaient de remporter un
concours national pour avoir changé la configuration d’une énorme presse à
emboutir en 52 secondes.
Le lissage du programme est indispensable pour que le TPS fonctionne,
ce qui explique l’importance que lui accorde Toyota. Le diagramme
présenté sur la figure 4.4 résume la logique qui sous-tend le heijunka. Le
lissage permet le takt (taux de demande stable), nécessaire au travail
standardisé et à l’équilibrage du travail sur la chaîne, eux-mêmes
indispensables au tiré lissé des processus et des fournisseurs en amont. Le
tout rendant possibles la réduction des stocks, la réduction des coûts et
l’amélioration de la qualité.

FIGURE 4.4 Pourquoi Toyota lisse-t-il le programme de fabrication ?


Construire des maisons individuelles dans
une usine lissée

Toyota Housing Corporation, l’activité immobilière de Toyota, reste peu


connue hors du Japon. Surprise ! Toyota conçoit et vend des maisons
individuelles au Japon depuis 1975. L’activité se porte bien et a connu un
développement important puisque l’entreprise construit également
aujourd’hui des immeubles d’habitation. Au cours de l’année fiscale 2017,
Toyota Housing Corporation a vendu 10 321 unités et généré un chiffre
d’affaires net de 300,8 milliards de yens (environ 2,5 milliards d’euros). La
plupart des maisons individuelles sont construites dans des usines, sur des
chaînes d’assemblage. De fait, ces usines ressemblent à s’y méprendre à des
usines automobiles et n’ont pas grand-chose en commun avec l’idée que
nous nous faisons d’un chantier de construction. Je me suis rendu sur l’un
de ces sites en 2013. À l’époque, le délai le plus court pour construire une
maison pour un client était de 15 jours. On associe souvent une image bas
de gamme aux maisons modulaires construites en usine, mais les maisons
de Toyota sont chères et attractives. Le modèle sur mesure haut de gamme
de 2 600 pieds carrés est vendu plus d’un million de dollars. Les maisons
sont durables, résistantes aux tremblements de terre et écoresponsables.
Rentable, l’activité ne contribue cependant que pour une part modeste aux
résultats de Toyota. L’entreprise y voit aussi, et peut-être surtout, un
laboratoire d’expérimentation et d’apprentissage.
Une des questions que s’est posée l’entreprise est celle du lissage du
programme de fabrication lorsqu’on construit un produit aussi compliqué,
doté d’autant de variantes – le heijunka dans un environnement non
standardisé. Le pilotage du projet a été confié à Kenji Miura, l’un des
meilleurs experts du TPS à l’époque. Le processus débute avec quelque
chose que l’on trouve très souvent dans une usine automobile : des robots
soudant des structures en acier, à cette différence près que, ici, les robots
dessinent les contours des différentes pièces de la maison. Les structures en
acier passent ensuite à la chaîne d’assemblage, où les pièces, et non des
voitures, circulent d’étape en étape (voir figure 4.5). Chaque pièce est un
cube qui sera assemblé sur site, comme on construit une maison Lego. La
pièce quitte la chaîne avec la plomberie, le circuit électrique et la plupart
des éléments fixes installés – tels les placards. Il en va de même des plaques
de plâtre et des câbles qui seront, eux, installés sur site. Toyota est
expérimenté dans le heijunka pour les usines d’assemblage automobile de
modèles mixtes, mais une maison est un tout autre défi. Chaque pièce est
très différente et le niveau de personnalisation est comparativement très
élevé.

FIGURE 4.5 Pièces pour une maison Toyota construite sur une ligne d’assemblage avec
la charge de travail équilibrée au takt.

Pour lisser la production, il faut commencer par définir les tâches pour
chaque pièce, les chronométrer puis les répartir entre différents postes de
travail. Certaines pièces demandent beaucoup plus de temps que d’autres.
Toyota peut faciliter le processus en veillant à ce que les pièces les plus
gourmandes en temps ne soient pas fabriquées les unes à la suite des autres,
mais disséminées. Lorsqu’une tâche demande plus de temps que le reste des
tâches combinées, elle est sortie de la ligne d’assemblage. C’est par
exemple le cas des escaliers en bois fabriqués à la main (voir figure 4.6).
Un programme très détaillé est affiché pour la ligne de production et un
autre pour les tâches qui sont réalisées à part.

FIGURE 4.6 Modules d’assemblage hors ligne – les escaliers sur mesure demandent un
travail important qui varie en fonction des choix des clients.

J’ai visité trois fois, à quelques années d’intervalle, des usines de


fabrication de maisons Toyota. Chaque fois, j’observai des améliorations
importantes. Par exemple, lors de mes deux premières visites, les ouvriers
construisaient une maison à la fois – toutes les pièces étaient réalisées une
par une. Cela permettait aux équipes de lisser la charge de travail entre les
différentes pièces de la maison en question. À ma troisième visite, les
managers avaient appris que mélanger les pièces destinées à deux maisons
présentait un avantage majeur : lisser le programme pour un plus grand
nombre de pièces. Une cuisine très sophistiquée, dotée de caractéristiques
plus personnalisées qu’une cuisine standard, plus petite, précédait
immédiatement cette dernière sur la ligne de fabrication. Une équipe
pouvait travailler alternativement sur l’une et l’autre pièce, faisant des
allers-retours entre l’une et l’autre, et la moyenne des pièces était ainsi
achevée dans le takt. Intercaler les pièces de deux maisons permettait
également de réaliser sur la chaîne certaines tâches jusque-là réalisées à
part.
La construction lean est devenue un phénomène mondial majeur, mais je
n’ai observé nulle part ailleurs que chez Toyota ce niveau d’engagement au
heijunka et d’attention portée aux détails. Il est facile de lancer les mains en
l’air en disant : « Les variantes sont trop nombreuses, le heijunka est
impossible. » Pour Toyota, l’impossible signifie simplement que
l’entreprise doit pousser la réflexion plus loin et continuer à expérimenter.
Fabriquer des gouttières en aluminium selon
un programme lissé – il est parfois
préférable de créer des stocks
supplémentaires

De nos jours, les gouttières en aluminium sans soudure sont généralement


faites sur mesure, sur le chantier, aux États-Unis tout du moins. Des
rouleaux de métal sont apportés sur le site, où ils sont découpés à la
longueur voulue, les extrémités sont formées puis les gouttières sont
installées. Une usine du Midwest fabrique la plupart des rouleaux
d’aluminium peint utilisés par les installateurs. Ces rouleaux ne sont pas
complexes, mais la largeur, la longueur et la couleur des gouttières sont
variables. Ils sont aussi emballés dans des cartons différents, selon le client.
Au départ, cette entreprise avait adopté le modèle de fabrication à la
demande. Les livraisons étaient généralement ponctuelles, mais le
processus d’achat des matières premières, de programmation de la
production, de fabrication, de transport des produits finis jusqu’à l’entrepôt,
puis d’expédition des marchandises depuis la douzaine de quais de
chargement, était pour le moins chaotique. Il y avait des stocks partout.
Pourtant, l’usine manquait régulièrement de matériaux essentiels pour
fabriquer les gouttières commandées. Les coûts d’expédition aux gros
clients ne cessaient d’augmenter. L’entreprise embauchait, puis licenciait
régulièrement. La grande difficulté tenait au caractère saisonnier de
l’activité. Des hypermarchés de bricolage comme Home Depot achetaient
des quantités considérables de gouttières au printemps et au début de l’été,
puis pratiquement plus rien le reste de l’année. La société faisait donc appel
à de nombreux ouvriers intérimaires et inexpérimentés pendant la haute
saison, pour s’en séparer quelques mois plus tard.
Le fabricant décida d’engager un consultant qui avait travaillé pour le
centre d’assistance de Toyota à ses fournisseurs. Il fit une déclaration choc :
l’ensemble de l’activité serait davantage lean si l’usine fabriquait certains
produits en vue de les stocker pour rendre possible le heijunka. Créer plus
de stocks pour être plus lean ? Folie ! Malgré l’incongruité apparente de la
suggestion, l’entreprise suivit son conseil. La longue expérience du
consultant chez Toyota contribua peut-être à lever les doutes.
Sa proposition parut plus absurde encore lorsqu’il demanda à l’entreprise
de conserver les quatre catégories de stocks de produits finis dans quatre
endroits différents. La première, celle des produits véritablement fabriqués
sur commande qui seraient placés dans un dépôt provisoire en vue d’être
expédiés immédiatement. La deuxième, constituée de produits saisonniers
vendus en grandes quantités, qui seraient fabriqués régulièrement pendant
toute l’année puis stockés avant d’être écoulés pendant la saison printemps/
été. La troisième, celle des stocks de sécurité, destinés à parer à une
demande inattendue de produits absents du stock saisonnier et qui
connaissent des pics ponctuels de demande. La quatrième, celle des stocks
tampons, destinés à fournir les clients en dépit des pannes de machines dans
l’usine.
Sur la recommandation du consultant, chacune de ces quatre catégories
de stocks fut entreposée à des endroits différents dans l’usine, avec des
indicateurs visuels afin que tout le monde puisse voir à tout moment le
niveau disponible de chaque catégorie (voir principe 7).
Les stocks étaient reconstitués à l’aide du système kanban (cartes
demandant à la chaîne de fabriquer une certaine quantité d’un certain
produit fini), décrit au principe 5. Le stock le plus important est le stock
saisonnier. Il est fabriqué pendant la basse saison et atteint son maximum
juste avant le printemps, au moment où les ventes sont les plus fortes. Le
volume de ce stock est prédéterminé et, sur la base de ce montant
prévisionnel, la cellule de production utilise le kanban pour fabriquer
uniquement le solde nécessaire. Devant le stock, est tendue une corde dotée
de petits panneaux portant chacun le nom d’un mois de l’année. Par
exemple, la quantité à fabriquer avant le mois d’août, selon un niveau de
production constant sur l’année, est indiquée par le panneau marqué « août
». En août, si le stock excède ce qui devrait être fabriqué à ce moment-là,
les piles de produits déborderont au-delà du panneau « août » et tout le
monde verra qu’il existe un problème de stock excédentaire qu’il faut
résoudre.
Dans le kanban, le flux des informations commence avec la commande
du client et remonte toute la chaîne, dans un système tiré. Dans cette
entreprise, une cellule chargée de la découpe finale et de l’emballage (flux
pièce à pièce) reçoit les commandes des clients. Mais lorsque ces
commandes sont peu nombreuses, les opérateurs ne restent pas à rien faire.
Ils peuvent produire pour le stock saisonnier ou pour remplacer les stocks
de sécurité ou tampons qui ont été utilisés. Les articles à fabriquer sont
représentés par des cartes kanban. Celles-ci sont triées et placées dans une «
boîte heijunka » qui lisse la fabrication (voir figure 4.7). Pour chaque
produit, la boîte indique ce qui doit être fabriqué à 8 heures, 8 h 10, 8 h 20,
etc. Les cartes sont insérées dans les créneaux correspondants et remises à
la cellule de production. Elles indiquent les produits à fabriquer et la
cadence de production. À mesure que la cellule utilise des matières, comme
le produit en aluminium peint, une carte kanban est renvoyée au processus
précédent pour demander un réapprovisionnement. Le système tiré a été
établi jusqu’aux fournisseurs – par exemple, le fabricant de peinture.
Sur proposition du consultant TPS, d’autres améliorations ont été
apportées, comme la standardisation des procédures, la réduction du temps
de changement d’outils et la mise en place de dispositifs anti-erreur. Le flux
qui en est résulté dans toute l’usine était tellement fluide que toutes les
expéditions pouvaient être gérées sur deux quais. Les 10 autres ont été
fermés. De plus, la performance de l’usine a connu une amélioration
spectaculaire. Le temps d’écoulement total pour la fabrication des produits
fut réduit de 40 %, le temps de changement d’outils de 70 %, les encours de
produits peints de 40 %, l’obsolescence des stocks de 60 % et la ponctualité
des livraisons frisait les 100 %. Un nombre élevé d’ouvriers expérimentés
pouvait désormais conserver leur emploi durant les périodes où les ventes
étaient limitées. Parallèlement, moins d’ouvriers temporaires étaient requis
pendant les périodes d’intense activité parce que l’usine pouvait expédier
les articles les plus demandés conservés dans le stock tampon saisonnier.
Autre paradoxe du lean : avoir plus de stock de bons produits et moins de
stock total. Le summum du raisonnement systémique !

FIGURE 4.7 Programmation des cellules de découpe des feuilles pour les gouttières en
aluminium.
Lisser le travail dans un centre d’appels

Malgré le raz de marée digital qui balaye le paysage des entreprises, les
personnes qui répondent au téléphone pour parler aux clients ont toujours
leur raison d’être – et pour longtemps. De nombreuses entreprises semblent
s’ingénier à empêcher les clients d’entrer en contact avec d’autres humains,
à grand renfort de menus sans fin et d’horribles musiques d’attente. Ce n’est
pas le cas chez Zingerman’s Mail Order (ZMO), une entreprise basée à Ann
Arbor, dans le Michigan, qui expédie des produits alimentaires artisanaux
haut de gamme dans tous les États-Unis. Composez leur numéro et il y a
toutes les chances qu’un être humain décroche sur-le-champ et vous traite
comme si vous étiez « le meilleur moment de sa journée ».
ZMO s’est engagé en 2004 dans un important programme de
transformation de son entrepôt au lean, intégrant tous les outils du lean et
formant des collaborateurs dévoués4. Au cours du processus, l’entreprise a
décidé d’améliorer son centre d’appels. L’examen des données concernant
le volume des appels a fait apparaître des schémas clairs, sur la journée, la
semaine et l’année, de sorte que l’équipe a pu produire des estimations
relativement fiables des besoins en personnel pour les pics de volume
anticipés pour une journée. Le volume des appels variant néanmoins au
cours de la journée, les opérateurs étaient inoccupés durant les périodes
creuses, dans la mesure où il est impossible de lisser le moment des appels
ou la durée des conversations. L’activité d’un centre d’appels est, par
nature, irrégulière.
L’entreprise a décidé d’utiliser un concept de heijunka différent : lisser
non pas les commandes des clients, mais plutôt la manière de travailler des
équipes. Comment occuper les plages creuses des téléconseillers de manière
flexible et créer un flux régulier de travail ? Le premier changement a
consisté à placer les stations informatiques dédiées aux appels entrants dans
des cellules de travail. Les sièges étaient numérotés, le numéro 1 étant le «
siège chaud », celui qui reçoit le premier appel. Ensuite, lorsque de
nouveaux appels arrivent, les opérateurs prennent place dans les sièges
suivants, au fur et mesure de l’arrivée des appels. Pendant la période
chargée de Noël, lorsque les volumes explosent, il y a une cellule chaude.
Ensuite, les collaborateurs sont affectés à des cellules supplémentaires, à
mesure que le volume augmente. Les collaborateurs qui ne sont pas au
téléphone vont jusqu’au panneau visuel (voir figure 4.8) prendre la carte
suivante, qui affiche une tâche qui ne fait pas partie du cycle : par exemple,
traiter les commandes payées par carte bancaire, organiser les produits sur
les étagères, répondre à des messages vocaux et traiter les cartes-cadeaux.
Les cartes sur le tableau sont organisées au début de la journée par blocs de
2 heures et affichées face rouge vers l’extérieur. Lorsqu’une tâche est
achevée, la carte correspondante est retournée sur sa face verte, indiquant
que la tâche a été accomplie dans le créneau de 2 heures. Simple, mais
extrêmement efficace. Sans supervision, les collaborateurs savent ce qu’ils
doivent faire ensuite, qu’il s’agisse de consacrer toute leur attention à un
client ou de travailler sur l’une des tâches secondaires.
FIGURE 4.8 Tableau de travail du centre d’appels de ZMO.

Le tableau est organisé en tranches horaires de 2 heures. Chaque carte indique une tâche
(par exemple, « appels commandes en attente », « vérifier boîte vocale », « rédiger cartes-
cadeaux »). Le matin, toutes les cartes sont mises en place face rouge vers l’avant ; elles
sont retournées sur leur face verte à mesure que les tâches sont achevées.
Associer lissage et flux – un exercice difficile

Toute entreprise aimerait disposer d’un volume de commandes régulier, de


sorte que sa charge de travail soit uniforme et prévisible. Mais que se passe-
t-il si vous ne pouvez pas contrôler les ventes ? La réponse est que la
créativité peut venir à bout de bien des difficultés.
Par exemple, l’expert en TPS peut suggérer à un fabricant de maintenir
des stocks de produits finis et de produire en lissant le programme de
fabrication afin de remplacer ce que le client consomme dans un système
tiré – comme dans l’exemple des gouttières en aluminium.
– Mais nous avons 15 000 références de pièces ! répond le fabricant.
– Cherchez un petit nombre de références correspondant aux pièces les
plus demandées, rétorque l’expert, éventuellement selon les saisons,
fabriquez-les pendant les périodes plus calmes et stockez-les.
Cela semble raisonnable au fabricant. Mais ce n’est que le début.
L’expert lui demande alors de trouver un moyen de passer plus
fréquemment de la fabrication d’un produit à un autre en vue de lisser
l’assortiment des produits créés chaque jour. La plupart des fabricants
rechignent à le faire. Après tout, il est tellement commode de fabriquer un
lot de produits A pendant quelque temps, puis de changer d’outils pour
fabriquer un lot de produits B, et ainsi de suite. Changer rapidement d’outils
semble impossible jusqu’à ce qu’un expert montre au fabricant comment
effectuer en 10 minutes ce qui demandait 3 heures. Même ainsi, il est
difficile pour de nombreux fabricants de respecter le principe du
changement d’outils rapide dans la durée. En réalité, la vraie cause
profonde du problème se trouve peut-être dans des stratégies de vente qui
contribuent à l’irrégularité de la demande, et Dieu nous garde de ne pas
faire les quatre volontés des responsables des ventes ! À mesure qu’elles
progressent dans leur transformation lean, les entreprises commencent à
l’étendre au niveau de l’organisation dans son ensemble. En outre, elles
changent leurs politiques de vente afin de favoriser la régularité de la
demande. Il faut pour ce faire un engagement fort de la direction, mais ces
entreprises constatent rapidement que les avantages considérables du
heijunka valent la peine de faire cet effort.
On ne le dira jamais assez : pour profiter des avantages du flux continu,
il faut impérativement lisser la charge de travail (voir principe 4). Éliminer
le gaspillage (muda) n’est qu’une des trois étapes de la mise en flux.
L’élimination des charges de travail excessives (muri) et de la variabilité
(mura) est tout aussi importante. Les tâches standardisées sont beaucoup
plus faciles, moins chères et plus rapides à traiter. Elles rendent de plus en
plus facile la détection des gaspillages créés par les pièces manquantes ou
les anomalies. Sans lissage, les gaspillages ne peuvent que s’aggraver, car
hommes et machines alternent cadences infernales et périodes de quasi-
oisiveté – à l’image du lièvre. Lisser le volume de travail est une règle dans
toutes les fonctions de Toyota, y compris les ventes. Tous les acteurs de
l’entreprise coopèrent pour y parvenir.

Points clés
Pour parvenir au flux lean, il faut chercher à éliminer les M : muda (gaspillage),
mura (variabilité) et muri (surcharge de travail).
Les trois M sont interdépendants. Se contenter d’agir sur les gaspillages lorsque
la variabilité et la surcharge de travail sont élevées peut en fait réduire la
productivité et le flux de valeur ajoutée.
Dans une usine Toyota de fabrication de plusieurs modèles, réduire le mura et le
muri exige un cycle lissé de voitures – par exemple, Camry, Camry, Avalon,
Camry, Camry, Avalon…
La création d’un programme lissé doit s’accompagner de la réduction du temps
de réglage des machines, afin de passer rapidement d’un produit à un autre et
de fabriquer par petits lots.
Il est parfois préférable de détenir des stocks supplémentaires de produits finis à
gros volumes, de sorte à amortir les fluctuations de la demande des clients et à
pouvoir fabriquer à la commande les types de produits à faibles volumes, tout en
regarnissant le stock des produits les plus demandés.
Lisser les programmes de travail dans des activités de services ne prendra pas
nécessairement la même forme que dans des entreprises industrielles.
Toutefois, cela est possible et profitable, comme en témoigne l’exemple du
centre d’appels de Zingerman.
Le défi du heijunka est qu’il réclame un raisonnement systémique, non de
réfléchir à l’optimisation locale d’opérations individuelles.

1 Taiichi Ohno, Toyota Production System: Beyond Large-Scale Production, New York,
Productivity Press, 1988.
2 Hau L. Lee, V. Padmanabhan et Seungjin Whang, « The Bullwip Effect in Supply Chains »,
Sloan Management Review, 15 avril 1997.
3 Shigeo Shingo, A Revolution in Manufacturing: The SMED System, New York, Productivity
Press, 1985.
4 Eduardo Lander, Jeffrey Liker et Tom Root, Lean in a High-Variety Business: A Graphic Novel
About Lean and People at Zingerman’s Mail Order, New York, Productivity Press, 2020.
Principe 5
La standardisation des
processus est le fondement de
l’amélioration continue

Les feuilles de travail standard et les informations qu’elles contiennent sont des éléments
importants du système de production Toyota. Pour rédiger une feuille de travail
compréhensible pour les autres opérateurs, l’auteur doit être convaincu de son importance.
Le maintien d’un haut niveau d’efficacité dans la production passe par la prévention des
défauts récurrents, des erreurs opérationnelles et des accidents, mais aussi par la prise en
compte des idées des opérateurs. Et tout cela est possible grâce à la feuille de travail
standard.
TAIICHI OHNO

Que vos employés créent de nouveaux appareils sophistiqués, imaginent de


nouveaux produits, gèrent des comptes fournisseurs, développent des
logiciels ou travaillent dans le domaine de la santé, tous réagiront
probablement de la même manière à l’idée de standardiser leurs tâches : «
Nous sommes des individus créatifs, des êtres pensants, pas des robots. »
Les lecteurs peu familiers du monde industriel seront peut-être surpris
d’apprendre que même les opérateurs sur les chaînes d’assemblage pensent
que leur façon de faire est hautement efficace et que des procédures
standard ne feraient que les gêner. Un certain niveau de standardisation est
néanmoins possible et, comme nous le verrons, reste la pierre angulaire des
processus du modèle Toyota.
La standardisation des tâches est devenue une « science » lorsque la
production de masse a remplacé la fabrication artisanale. Pour une grande
part, les méthodes de production modernes et la standardisation reposent sur
les préceptes de Frederick Taylor, le « père du management scientifique1 ».
On lui doit notamment l’idée d’une stricte hiérarchie du travail : aux
ingénieurs industriels de concevoir les tâches de manière scientifique, aux
superviseurs de veiller au respect des normes et aux ouvriers d’obéir. Il
identifiait l’ouvrier le plus rapide et s’en servait comme modèle pour le
travail standardisé imposé aux autres.
Dans les usines automobiles, des milliers d’ingénieurs industriels
mettaient en œuvre les études de temps et de mouvements de Taylor. Ils
étaient partout, chronométrant la moindre tâche pour approcher la
productivité maximale. Les naïfs qui leur montraient leurs tours de main se
retrouvaient très vite assujettis à des règles plus strictes et à des charges de
travail plus lourdes pour le même salaire. Les ouvriers prirent l’habitude de
dissimuler leurs techniques personnelles et les dispositifs qu’ils avaient
inventés pour se faciliter la tâche. Ils pouvaient ainsi travailler plus
lentement lorsque les ingénieurs faisaient une étude, afin d’éviter qu’on leur
en demande toujours davantage. Les ingénieurs s’en aperçurent et
essayèrent de les observer sans être vus. Les études de mouvements et de
temps qui modifiaient la description et les responsabilités d’un poste
devinrent une source majeure de conflits entre la direction et les ouvriers.
Chez les constructeurs automobiles américains, les syndicats négociaient
avec la direction l’interdiction pour les ingénieurs d’impliquer les ouvriers
dans l’évolution des normes de travail ; les ingénieurs n’étaient autorisés à
redéfinir les standards qu’à quelques périodes bien déterminées de l’année.
Aujourd’hui, les entreprises utilisent des ordinateurs et des caméras pour
surveiller le travail et calculer instantanément la productivité des
opérateurs. Se sachant surveillés, ceux-ci se soucient d’abord de remplir
leurs quotas, souvent au détriment de la qualité. Ils deviennent esclaves des
chiffres au lieu d’être guidés par la mission ou la philosophie de
l’entreprise. Ce n’est pas inéluctable, comme nous le verrons avec
l’approche de la standardisation des tâches développée par Toyota.
Ford Motor Company a été l’un des premiers géants de la production de
masse associé à la standardisation rigide de la chaîne d’assemblage mobile.
L’approche de Toyota*, quant à elle, a été partiellement influencée par celle
d’Henry Ford. Si Ford finit par devenir une bureaucratie rigide appliquant
aveuglément les pratiques destructrices du management scientifique selon
Taylor, ce n’était pas l’idée que son fondateur, Henry Ford, se faisait des
standards. Sa conception, exprimée en 1926, rejoint celle de Toyota :
La standardisation d’aujourd’hui […] est la fondation indispensable de l’amélioration de
demain. Si vous concevez la « standardisation » comme le summum des connaissances du
jour mais qui doit être amélioré demain, vous avancez. Mais si les standards sont perçus
comme un carcan, on ne progresse plus2.

La méthode et la philosophie du programme militaire américain TWI


(Training Within Industry)3 ont encore plus influencé Toyota. Il avait été
établi en 1940 pendant la Seconde Guerre mondiale. L’objectif était
d’accroître la production d’armes et de matériels destinés aux forces alliées
et de former les civils recrutés dans les usines pour remplacer les hommes
partis au front. Son principe de base était que l’apprentissage devait se faire
sur le terrain et que la standardisation des tâches devait être menée en
coopération par l’agent de maîtrise et l’opérateur (Huntzinger, 2002).
Durant l’occupation américaine au Japon, après la guerre, un ancien
formateur du TWI et son groupe, « les quatre cavaliers », enseignèrent cette
approche aux entreprises japonaises. Celle-ci recouvrait les méthodes de
travail (concevoir des lieux de travail efficaces et sûrs), la formation
(comment former aux méthodes standard), les relations au travail (comment
les superviseurs devaient manager sur la base de la coopération) et le
développement de programmes (comment repérer, analyser et résoudre les
problèmes).
La formation de Toyota au travail standardisé a été fortement influencée
par le programme TWI et est devenue l’ossature de la philosophie de
Toyota en matière de standardisation. La formation à la prise en main du
poste a très peu changé depuis les années 1950 et reprend presque point par
point les documents du TWI.
La standardisation chez Toyota va bien au-delà d’une simple liste
d’étapes à suivre. L’ancien président Cho la décrit en ces termes :
Le travail standardisé comprend trois éléments – le takt time (le temps nécessaire pour
exécuter une tâche au rythme de la demande du client), l’ordre dans lequel sont exécutées les
tâches ou séquences de processus, et le stock que chaque opérateur doit avoir sous la main
pour exécuter ce travail standardisé.

Par « travail standardisé », nous désignons la combinaison la plus efficace


et la plus rentable d’hommes, de matières et de machines en vue
d’accomplir le travail qui est actuellement possible. « Actuellement
possible » signifie que c’est la manière la plus connue aujourd’hui,
susceptible d’améliorations.
Il existe beaucoup d’autres types de normes : spécifications techniques
des produits, réglages des machines, règles de sécurité, niveaux de qualité,
niveaux de qualité de l’air, etc. On s’étonne souvent que Toyota fasse
confiance aux opérateurs pour apporter tous les changements qu’ils veulent
à ces normes. Il en va en fait différemment. Les membres des équipes ne
sont pas libres de modifier des normes définies professionnellement sans
l’approbation des groupes techniques spécialisés, très respectés, qui
maîtrisent les domaines concernés. Ces normes définies de manière externe
deviennent des inputs du travail standardisé. Comment exécuter les tâches
pour respecter ces normes de manière homogène avec le minimum de
gaspillage ? À quels ajustements faut-il procéder sur les machines pour
répondre à ces normes ?
Nous verrons dans ce chapitre que, comme tant de pratiques
organisationnelles, le modèle Toyota a révolutionné le travail standardisé.
Ce qui peut être perçu comme négatif ou inefficace devient positif et
flexible dans le modèle Toyota et favorise la collaboration au sein des
équipes, au lieu d’engendrer des conflits entre employés et direction. Toyota
n’a jamais envisagé le travail standardisé comme un outil de gestion imposé
de force aux employés. Au contraire, loin d’imposer des règles rigides qui
peuvent rendre le travail routinier et réducteur, la standardisation est un
moyen de responsabiliser les opérateurs, de partager des idées
d’amélioration et de stimuler l’innovation.
Le principe : travailler pour faire des
processus standardisés le fondement de
l’amélioration continue

Les standards de travail de Toyota jouent un rôle beaucoup plus large que
de favoriser la répétitivité et la performance. La standardisation préconisée
par le modèle Toyota s’applique dans toutes les fonctions. Par exemple,
Toyota applique des standards aux méthodes de formation des ingénieurs,
aux phases et délais du développement des produits et applique également
des standards à la conception des produits et des équipements de
production.
Les managers ont une idée fausse de la standardisation. Il ne s’agit pas de
déterminer scientifiquement LA meilleure manière d’exécuter une tâche et
de la figer. Comme l’explique si bien Imai dans son célèbre livre sur
l’amélioration continue, Kaizen4, aucun processus ne peut être amélioré
avant d’avoir été standardisé. Dans un processus instable, toute
amélioration ne sera qu’une variation de plus, modifiée à son tour par la
variation suivante. Pour que l’amélioration continue soit possible, il faut
standardiser – et donc stabiliser – le processus. Ainsi, si vous voulez
apprendre à jouer au golf, l’instructeur commencera par vous enseigner le
coup élémentaire qu’est le swing. À vous, ensuite, de vous entraîner pour
stabiliser ce geste. Tant que vous ne le maîtrisez pas, il y a peu de chances
que vous appreniez les subtilités de la direction, des effets, de la distance et
du comportement de la balle au sol.
Les standards de travail sont aussi un élément essentiel pour construire la
qualité. Demandez à n’importe quel chef d’équipe de Toyota comment il
pense que le zéro défaut est possible. La réponse est toujours la même : «
Par les standards de travail. » Chaque fois qu’un défaut est découvert, la
première question est de savoir si les standards ont été respectés. Lors du
processus de résolution des problèmes, le chef d’équipe observera
l’opérateur exécuter la feuille de travail pas à pas afin d’identifier des
écarts. Si l’opérateur applique rigoureusement les standards et que les
défauts réapparaissent, il faut peut-être modifier les standards.
Chez Toyota, les standards sont affichés hors de la vue des opérateurs. Ils
sont formés à les utiliser, mais ils doivent faire le travail sans regarder la
feuille. Celle-ci est visible des chefs d’équipe et de groupe, afin qu’ils
puissent vérifier qu’elle est suivie par l’opérateur.
Tout responsable qualité digne de ce nom sait qu’il est impossible de
garantir la qualité sans procédures standard qui rendent le processus
constant. De nombreux services qualité produisent des volumes entiers de
procédures. Malheureusement, leur rôle est souvent d’attribuer les
problèmes de qualité au non-respect des procédures. Le modèle Toyota vise
à habiliter les exécutants à concevoir et construire la qualité (qualité
intrinsèque) en rédigeant eux-mêmes les procédures standardisées. Les
procédures qualité doivent être suffisamment simples et pratiques pour être
utilisées au quotidien par ceux qui exécutent le travail.
La figure 5.1 reproduit une feuille de travail standardisé pour la soudure
d’un longeron latéral sur la carrosserie en acier d’une voiture. La soudure
est réalisée par un robot, mais c’est l’opérateur qui charge et décharge le
longeron sur le support. Le takt time est de 76 secondes et la durée du cycle
des étapes accomplies manuellement par l’opérateur de 56 secondes. La
feuille n’indique pas en combien de temps le robot réalise la soudure ; cette
information apparaît sur une autre fiche, la « feuille combinée de travail
standardisée » qui montre les mouvements de l’opérateur par rapport au
travail du robot.
La feuille standardisée permet d’analyser les tâches. Un coup d’œil suffit
pour repérer les gaspillages dans le processus. Ici, le diagramme
représentant les déplacements fait apparaître de nombreux gaspillages de
mouvements. Au total, environ 40 % du poste consiste en allers et retours
au point de fixation. De toute évidence, c’est une cible prioritaire pour
réduire les gaspillages.
La définition du travail standardisé permet de disposer d’une image de la
situation idéale. Transformer le comportement souhaité en comportement
réel requiert de former l’opérateur en répétant les gestes jusqu’à ce que la
nouvelle façon de faire devienne une habitude. Pour utiliser la formation à
la prise en main du poste en vue de développer les compétences et les
routines du travail standardisé, il faut s’intéresser à un niveau de détail
supplémentaire : la feuille de ventilation des tâches. La figure 5.2 illustre
les tâches d’un autre poste : retirer un pare-chocs en plastique d’un moule.
L’opération de démontage fait appel à différentes compétences. Sur la
feuille, chaque étape qui serait portée sur la feuille de travail standardisé
avec les durées d’exécution correspondantes est à son tour décomposée en
gestes, avec des points clés concernant la sécurité, la qualité, la technique
ou le coût et la raison d’être de ces derniers. Dans de nombreux cas, même
pour une tâche qui ne dure que 60 secondes, chaque étape de la feuille de
travail standardisé est décomposée en trois ou quatre sous-étapes, avec leurs
points clés. Il y a souvent des photos qui indiquent comment les tâches
doivent être accomplies. Par exemple, à chaque élément de la tâche, comme
sur la figure 5.1, serait associée une page supplémentaire indiquant
comment le décomposer.
Si vous visitez une usine Toyota, vous ne verrez nulle part ces
volumineux documents. Ils se trouvent dans des carnets suspendus à
proximité de la chaîne ou stockés dans une armoire là où est assis le chef de
groupe. On les consulte à des fins de formation, puis on les remet à leur
place*. Pour pouvoir former un nouvel opérateur, il faut que le travail ait été
standardisé et qu’un certain degré de stabilité ait été obtenu. La formation à
la prise en main du poste développée par TWI repose sur une méthode très
particulière. On commence par un élément du poste ; on montre à
l’opérateur comment faire ; on laisse l’opérateur le faire seul ; on lui
explique les points clés tout en montrant une deuxième fois comment on
fait ; on demande à l’opérateur de montrer et d’expliquer ; on lui explique
les points clés et leur justification tout en montrant une troisième fois ; on
demande à l’opérateur de reproduire les gestes. Ce processus est répété
autant de fois que nécessaire jusqu’à ce que l’opérateur maîtrise la tâche en
question. Le processus recommence avec la tâche suivante. Dans une usine
Toyota avec des cycles de tâches d’une minute, cette formation peut durer
jusqu’à deux semaines avant que l’opérateur ne soit laissé seul, une
formation plus importante que celle que reçoivent beaucoup de personnes
dans certains emplois intellectuels.

FIGURE 5.1 Feuille de travail standardisé pour la soudure d’un panneau latéral sur une
carrosserie.

Source : Jeffrey Liker et David Meier, The Toyota Way Fieldbook, New York, McGraw-Hill,
2006.
FIGURE 5.2 Feuille de décomposition des tâches pour le démoulage d’un pare-chocs
arrière.

Source : Jeffrey Liker et David Meier, Toyota Talent, New York, McGraw-Hill, 2007.

Lorsque vous avez établi un standard de travail et qu’il est correctement


suivi, la magie commence : à ce stade, le travail standardisé devient le
fondement de l’amélioration continue. Un outil particulièrement efficace
pour y contribuer est le diagramme de l’équilibre des tâches (voir figure
5.3). Lorsque le travail est décomposé en éléments et qu’une certaine
stabilité dans le temps d’exécution de chaque tâche a été obtenue, il devient
possible d’aligner différentes tâches et de les comparer au takt. Sur la figure
5.3, nous montrons le « temps de cycle planifié » (PCT) – qui est un peu
plus rapide que le takt – et l’objectif actuel. S’il existe des variations dans le
processus, à cause par exemple d’un arrêt des machines ou de problèmes de
qualité, l’opérateur doit travailler plus vite que le takt pour ne jamais être en
dessous. L’objectif pour chaque tâche est de respecter, mais non de
dépasser, le temps de cycle planifié.
Dans l’exemple, le processus C est surchargé et ne peut pas respecter le
PCT, alors que les autres processus sont confortables. Après le kaizen, le
travail a été équilibré. Sur les sites de fabrication de Toyota, on peut voir de
grandes versions de ces graphiques avec des aimants pour chaque étape du
travail. Ceux-ci permettent au groupe de visualiser l’état actuel, puis
d’essayer de déplacer certains éléments, de réduire le temps pour d’autres
de sorte à équilibrer le travail. Éliminer le gaspillage des tâches
individuelles qui contribuent au PCT peut amener le groupe à rééquilibrer et
supprimer un processus – de quoi se réjouir si vous êtes assuré qu’aucun
membre de l’équipe ne perdra son travail. Le mot clé ici est « confiance ».
La confiance doit être établie et entretenue à travers des comportements
positifs.
FIGURE 5.3 Le diagramme d’équilibre des tâches pour visualiser le travail et équilibrer
les processus par rapport au temps de cycle planifié.
Standardiser le travail pour le lancement
d’un nouveau produit

Lorsqu’un nouveau modèle de voiture voit le jour, le travail standardisé doit


être revu pour tous les processus. La solution du modèle Toyota, pour gérer
le chaos qu’engendre la participation de centaines de personnes à la création
et au lancement d’un nouveau véhicule, est de standardiser le travail de
manière à ne donner à aucun groupe d’acteurs le contrôle total du projet.
Réserver la définition des standards aux seuls ingénieurs serait une forme
de taylorisme. Chercher le consensus de tous les acteurs à chaque étape du
processus serait excessivement organique et entraînerait le chaos.
L’originalité de l’approche de Toyota est de créer une « équipe pilote ».
Lorsqu’un nouveau produit se trouve aux premiers stades de la
planification, des représentants de toutes les grandes fonctions de l’usine
sont réunis à temps plein dans un local où, en équipe, ils aident à planifier le
lancement. Ils commencent par critiquer la conception en vue de simplifier
la fabrication et l’assemblage du véhicule – des opérateurs viennent parfois
au Japon pour participer à la discussion. Ensuite, lorsqu’on entre dans la
phase de préparation du site de fabrication, ils travaillent main dans la main
avec le bureau d’études et développent les premiers standards de travail qui
seront utilisés lors du lancement initial. Ces standards sont ensuite transmis
aux équipes de production afin qu’elles les améliorent. Gary Convis, ancien
président du site de fabrication de Toyota dans le Kentucky, explique :
Des équipes pilotes sont constituées, en particulier lorsque nous voulons lancer un nouveau
modèle. L’opinion des acteurs concernés s’exprime par ce biais. C’est généralement une
mission de trois ans. Notre cycle de renouvellement des modèles est de quatre ans. C’est donc
suffisant pour que les membres de l’équipe participent au moins à un ou deux changements de
modèles importants avant qu’ils n’arrivent au terme de leur mandat.

Les membres d’une équipe pilote apprennent énormément de choses sur la


conception et la production du nouveau véhicule. À la fin de leur mission,
ils sont souvent nommés responsables d’équipe pour appliquer et améliorer
les standards de travail. C’est important, car le lancement d’un nouveau
véhicule passe par la coordination de milliers de pièces, avec des milliers de
personnes qui prennent des décisions techniques précises qui doivent
s’accorder au bon moment.
Lorsque j’ai étudié, avec mes associés, le système de développement de
produit de Toyota, nous avons constaté que la standardisation favorise
l’efficacité du travail d’équipe en enseignant aux employés une
terminologie, des compétences et des règles du jeu communes. Dès leur
entrée dans l’entreprise, les ingénieurs apprennent les standards du
développement de produit. Tous suivent un mode de formation similaire,
d’« apprentissage sur le tas »5/6. Les ingénieurs Toyota utilisent aussi
largement des standards de conception qui ont été développés et affinés au
fil des années. Dans chaque section – pare-chocs en plastique, panneaux de
carrosserie, sièges, tableau de bord – des check-lists techniques ont été
établies à mesure qu’étaient identifiées les bonnes et les mauvaises
pratiques de conception. L’ingénieur se sert de ces recueils de check-lists
dès ses premiers jours chez Toyota et les complète à chaque nouveau
véhicule. Ces recueils sont aujourd’hui informatisés dans des bases de
données de savoirfaire et il faut en permanence essayer de trouver le juste
niveau de détail, sans que les contrôles deviennent trop coûteux et les
standards trop contraignants.
Les entreprises américaines ont tenté d’imiter la démarche de Toyota en
créant d’énormes bases de données de standards techniques, mais souvent
avec des résultats mitigés. En effet, elles n’ont pas inculqué à leurs
ingénieurs la discipline qui consiste à utiliser les standards et à les
améliorer. Informatiser des connaissances n’est pas difficile. Ce qui l’est,
c’est d’amener les hommes à les utiliser et à les améliorer. Toyota travaille
des années durant avec ses employés pour leur faire comprendre
l’importance de l’utilisation et de l’amélioration des standards.
Bureaucraties coercitives vs bureaucraties
habilitantes

Le travail standardisé est comme une drogue pour les managers des
bureaucraties coercitives : contrôler les ouvriers ! Les ingénieurs industriels
tenants du management scientifique de Taylor7 considéraient les ouvriers
comme des machines qu’il importait de rendre aussi productives que
possible. Le processus se déroulait de la manière suivante :
déterminer scientifiquement la meilleure méthode d’exécution ;
développer scientifiquement la meilleure méthode de formation de
l’exécutant ;
sélectionner scientifiquement les individus les mieux adaptés à la
tâche concernée ;
former des contremaîtres pour enseigner à leurs « subordonnés » et
veiller à ce qu’ils appliquent la meilleure méthode d’exécution ;
créer des incitations financières à l’application de la meilleure méthode
et au dépassement du standard de performance établi scientifiquement
par l’ingénieur industriel.

Taylor obtint d’énormes gains de productivité par l’application des


principes du management scientifique à des tâches manuelles très simples,
comme pelleter du charbon. Parallèlement, il créa des bureaucraties
extrêmement rigides, dans lesquelles les ingénieurs industriels « pensaient
», les managers faisaient appliquer les standards et les ouvriers exécutaient
aveuglément les procédures standardisées. Tout changement apporté par les
managers ou les ouvriers à ce que les « experts » avaient conçu était
considéré comme un pas en arrière. Les résultats étaient prévisibles :
paperasserie ;
contrôle top-down ;
structures organisationnelles lourdes ;
multiples manuels et procédures écrits ;
résistance au changement ;
règles et procédures statiques et inefficaces.

La plupart des bureaucraties sont statiques, obsédées par l’efficacité et le


contrôle des employés, peu réceptives aux changements dans
l’environnement – et, de manière générale, peu appréciées de ceux qui y
travaillent8. Mais les bureaucraties peuvent être très performantes si
l’environnement est très stable et si la technologie évolue très peu.
Toutefois, comme nous l’avons vu dans la préface, la plupart des entreprises
modernes doivent être flexibles, se concentrer sur l’efficacité, pouvoir
s’adapter au changement et le faire en responsabilisant les employés. Les
entreprises organiques sont plus performantes lorsque l’environnement et la
technologie évoluent rapidement. Il semblerait donc, puisque le monde qui
nous entoure change à la vitesse de l’éclair, qu’il soit temps d’abandonner
les standards et les politiques bureaucratiques et de permettre aux équipes
d’être créatives et flexibles. Le modèle Toyota présente un mélange
intéressant des deux approches.
Nous avons vu dans la préface que Paul Adler, spécialiste des théories de
l’organisation, a observé à l’usine NUMMI de Toyota, en Californie, que
les opérateurs suivent des procédures très détaillées et standardisées pour
accomplir des tâches très répétitives ; dans cette usine, il y a une place pour
chaque chose et chaque chose est à sa place. Le gaspillage est éliminé afin
d’améliorer sans cesse la productivité. N’était-ce pas précisément ce que
visait le management scientifique de Taylor ?
Mais NUMMI offre aussi nombre des caractéristiques associées aux
entreprises flexibles, dites « organiques » : forte implication des employés,
beaucoup de communication, innovation, flexibilité, bon moral et un souci
constant du client. Cette constatation a amené Adler à repenser certaines
des théories classiques concernant les entreprises bureaucratiques.
Il établit qu’il existe non pas deux types d’organisations –
bureaucratique/mécaniste ou organique –, mais au moins quatre (voir figure
5.4). On peut distinguer les organisations dotées de règles et de structures
bureaucratiques fortes (mécanistes) de celles qui ne s’encombrent pas de
bureaucratie (organiques). Les règles et les procédures font partie de la
structure technique de l’organisation. Par ailleurs, il existe aussi une
structure sociale, qui peut être soit « coercitive », soit « habilitante ».
Lorsqu’on assemble les deux structures techniques et les deux structures
sociales, on obtient les quatre types d’organisations et deux types de
bureaucraties. Le TPS, chez NUMMI, prouvait que la standardisation
technique, lorsqu’on l’associe à des structures sociales habilitantes, peut
produire quelque chose de différent : une « bureaucratie habilitante ».

FIGURE 5.4 Bureaucraties coercitives vs bureaucraties habilitantes.

Source : adapté de P.S. Adler, « Building Better Bureaucracies », Academy of Management


Executive, vol. 13, 4 novembre 1999, p. 36-47.

La différence fondamentale entre le taylorisme et le modèle Toyota est que


ce dernier considère les employés comme la plus précieuse des ressources –
pas seulement comme une machine à obéir aux ordres, mais comme des
analystes capables de résoudre les problèmes. Vu ainsi, le système
bureaucratique, top-down, de Toyota devient le support de la flexibilité et
de l’innovation. Adler y voit un « taylorisme démocratique », conduisant à
la « bureaucratie apprenante ».
La standardisation pour mieux servir les
clients : l’exemple de Starbucks

À l’heure où j’écris, l’enseigne Starbucks compte plus de 30 000 magasins


dans le monde et sert 87 000 combinaisons différentes de boissons à base
d’espresso. La demande varie d’un instant à l’autre. Autobus entiers de
clients ou amateurs solitaires, bien malin qui pourrait dire combien de
clients vont pousser la porte d’une boutique – de toutes les boutiques, à
toute heure, partout dans le monde. Le travail standardisé a-t-il réellement
sa place dans pareil contexte ? Les baristas sont des artistes, décorant
chaque latte avec talent. La standardisation et la bureaucratie dictées par le
siège sont beaucoup plus pertinentes pour des gargotes comme McDonald’s
que pour des boutiques proposant des boissons caféinées personnalisées très
chères. Seriezvous surpris d’apprendre que Starbucks a amélioré la qualité,
réduit les coûts, apporté un meilleur service aux clients et même géré une
crise plus efficacement grâce à la standardisation flexible ?
Starbucks a appris auprès d’anciens managers de Toyota et intégré les
principes du lean, depuis le juste-à-temps jusqu’au travail standardisé, en
passant par le flux, les 5S et la résolution de problème. Dans son livre
Steady Work9, l’ancienne directrice régionale de Starbucks Karen Gaudet
raconte comment cette gigantesque entreprise s’est adaptée et a utilisé le
travail standardisé avec des résultats révolutionnaires.
Des consultants extérieurs ont participé à la formation de coaches au
niveau du siège. Toutefois, tout le travail d’expérimentation,
d’apprentissage et de pilotage a été confié à des directeurs régionaux
comme Karen Gaudet, qui chapeautait les managers locaux et 110
magasins. Lorsque le programme de transformationau lean a été lancé en
2008, les directeurs régionaux ont été réunis pour apprendre à observer et
mesurer les processus de travail et le gaspillage. Se sont brutalement
retrouvées sous le feu des projecteurs les routines quotidiennes des
managers, des superviseurs et des partenaires qui travaillaient dans les cafés
Starbucks et qui détenaient des actions. Le spectacle n’avait rien de
réjouissant :
Les caissiers mettaient un grain de café dans une tasse chaque fois
qu’ils étaient obligés de dire « non » à un client ou « je suis désolé, ce
café est en rupture de stock ». Tout le monde fut stupéfait d’apprendre
que 25 à 30 % des clients récoltaient un grain de café. (Scott Heydon,
à l’époque vice-président, raconte qu’il n’oubliera jamais avoir été
obligé de parler du problème à son P-DG : « Il était impatient de
connaître ma solution. »)
La qualité des boissons à base de café était moindre lorsque le lait
(selon les standards imposés par l’entreprise) était passé à la vapeur
dans de grands pichets, puis « conservé » pendant un certain temps
pour être utilisé dans de futures boissons. En très peu de temps, ce lait
cuit à la vapeur se dégradait, et il arrivait même qu’il « tourne ». Il
fallait alors le jeter – gaspillage s’il en est.
Le standard de l’entreprise autorisait que les grains de café soient
moulus par lots au cours du processus quotidien précédant l’ouverture
des lieux de vente. En effet, dans la plupart des boutiques, le moulin à
café était très éloigné de la machine à café. Ce fut une surprise pour
tous les dirigeants de découvrir qu’une tasse de café fraîchement
moulu n’avait pas le même goût qu’une tasse de café moulu six ou huit
heures avant d’être préparé. Par la suite, dans le cadre des standards «
Brewed Coffee Better Way », les boutiques positionnèrent les moulins
à côté des machines à café (suivant en cela l’expérience menée sur un
des sites lean pilotes).
Le café en urnes, qui devait normalement être préparé toutes les 30
minutes avec du café frais, était remplacé trop tard, ce qui affectait la
qualité et obligeait là encore à jeter du café.

Lorsque la direction décréta qu’elle voulait réaliser des économies de 25


millions de dollars par an en éliminant les gaspillages, l’objectif sembla
d’abord démesuré. Le gemba révéla cependant que les opportunités
d’amélioration ne manquaient pas.
Avec l’aide de consultants, la direction définit des standards « Better
Way » pour les activités courantes les plus fréquentes (moudre le café,
préparer d’autres boissons, concocter des Frapppucino®, approvisionner la
vitrine de pâtisseries, etc.). En élaborant le système, la direction fit plusieurs
découvertes. Par exemple, le temps de production pour des boissons à base
d’espresso était plus court lorsque deux boissons étaient préparées en
parallèle, la machine en fabriquant une pendant que le barista préparait
l’autre. Aussi incroyable que cela puisse paraître, l’équipe découvrit
également qu’il n’existait pas de système standard pour préparer les urnes
de café infusé.
Il était également très fréquent que les grandes urnes de café infusé
soient vides, ce qui obligeait les clients à attendre. Le processus existant
prévoyait que les quatre urnes soient dédiées à différents types de cafés :
deux au café de torréfaction moyenne, une au café corsé et une autre au
décaféiné. Un bipeur désagréable retentissait toutes les 30 minutes pour
signaler qu’il était temps de préparer le lot suivant. La préparation du lot
demandait 7 minutes. Un laps de temps d’au moins 7 minutes s’écoulait
donc avant que le type de café en question soit à nouveau disponible (1
minute de préparation de la machine et 6 minutes d’infusion). Donc, 25 %
du temps environ – conformément à la procédure opératoire normalisée –,
le décaféiné et le café corsé n’étaient pas disponibles pour les clients – et
ce, dans le meilleur des cas, lorsque tout se déroulait comme prévu. En
outre, la tâche de préparation du café n’étant de la responsabilité de
personne en particulier, il fallait attendre que quelqu’un se libère, ce qui
allongeait encore le délai. Avec le « Better Way », le café en urnes était
désormais fabriqué à une cadence de 8 minutes. Au moment où un certain
type de café (corsé, par exemple) était presque épuisé, le même type de café
terminait le processus d’infusion et devenait disponible (voir figure 5.5). Un
employé volant, qui assistait jusque-là principalement le barista et le
caissier, était désormais chargé de préparer le café toutes les 8 minutes et
d’intercaler les autres tâches entre deux. Cela améliora également la qualité
du café et réduisit les gaspillages de main-d’œuvre.
Le déploiement de ces idées sur le terrain, dans les boutiques, n’alla pas
toujours sans difficultés imprévues. Il arrivait, par exemple, que les effectifs
ne soient pas toujours suffisants pour disposer d’un employé volant. Et que
se passait-il si celui-ci était occupé à une autre tâche qu’il ne pouvait pas
interrompre ? Heureusement, l’équipe dirigeante avait appris la valeur de la
flexibilité et de l’adaptabilité. Scott Heydon, le vice-président qui pilota
l’initiative, explique ainsi :

FIGURE 5.5 « Better Way » pour le café infusé – comparaison de la condition initiale et
du nouveau travail standardisé.

Source : Starbucks.

Il était absolument impossible de pouvoir imaginer depuis le siège la meilleure manière de


faire pour tous les cafés – ni même pour un seul café. On demanda donc à chaque leader de
choisir un « magasin d’amorçage » et d’y tester eux-mêmes la « Better Way ». Puis, avec
l’aide de leur équipe sur le terrain, d’utiliser les compétences de résolution de problème
auxquelles ils avaient été formés pour concevoir une routine sur mesure correspondant à la
situation spécifique de ce point de vente (disposition des équipements et flux des clients,
demande et mix de boissons, etc.).

Cette approche, qui correspond à la bureaucratie habilitante d’Adler, a


conduit à des adaptations locales. Karen Gaudet explique :
De « Better Way » en « Better Way », nous avons identifié de nouveaux problèmes et imaginé
des milliers de solutions à travers tout le pays. Au cours des deux années suivantes, nous
avons apporté de petits changements, adopté certaines pratiques et en avons écarté d’autres.
Mais les « Better Way » n’étaient pas toujours respectées. Nous avions énormément appris
dans le domaine du diagnostic et de l’amélioration du travail, mais nous ne savions toujours
pas ce que nous ne savions pas : comment créer un environnement qui soutienne une routine
standardisée.

Le programme « Better Way » permit des améliorations spectaculaires en


termes de qualité et de disponibilité des produits, de coûts (l’objectif de 25
millions de dollars fut même dépassé), de qualité de service, mais aussi de
conditions de travail des employés – moins de déplacements et de
mouvements pénibles – et d’élimination des gaspillages de produits.
Quelque chose, cependant, manquait encore. Le succès de l’enseigne était
tel que, malgré la mobilisation des managers, la seule initiative « Better
Way » ne pouvait suffire à créer un flux régulier de travail. Deux ans après
« Better Way », un nouveau système de fonctionnement et de management
articulant toutes ces réflexions, « Playbook », fut mis en place. Le « tout le
monde sur le pont » ne suffisait pas, Starbucks avait besoin que les
managers se comportent comme des entraîneurs sportifs, qu’ils définissent
les « combinaisons de jeu » et les déploient sur le terrain en fonction des
circonstances. De combien de baristas, de caissiers et d’employés de
soutien l’équipe d’une boutique a-t-elle besoin à différents moments de la
journée et quelles sont leurs tâches ? Cette compétence fut enseignée aux
managers, qui contrôlaient les postes standardisés et avaient le même rôle
que les chefs de groupe chez Toyota (voir principe 10). La créativité et le
respect des standards progressèrent.
Grâce à la standardisation et la responsabilisation des équipes locales, les
baristas, les superviseurs et le directeur du Starbucks Café de Newtown
(Connecticut) purent surmonter en 2012 la semaine d’horreur qui suivit une
tuerie de masse dans l'école de la ville. Parents endeuillés, enseignants et
journalistes se succédaient en vagues ininterrompues dans la boutique ;
pendant une semaine, la demande passa de 500 à 1 500 boissons caféinées
par jour. Comme le raconte Karen Gaudet, la manager du magasin distribua
les rôles et assigna les tâches, fit appel aux autres cafés Starbucks de la
région, et l’équipe réussit à adopter une cadence de travail régulière, afin de
servir à chaque client exactement ce qu’il souhaitait :
En utilisant les techniques du « Playbook », nous avons pu accélérer les opérations et servir
toutes les personnes qui franchissaient le seuil de la boutique – les familles endeuillées, les
habitants de la ville, la presse internationale – et apporter des urnes de café aux services de
secours et aux sites où avaient lieu les veillées. La standardisation nous a permis d’apporter
à ces personnes tout le réconfort dont nous étions capables.
Le travail standardisé est un but à atteindre,
pas un outil à mettre en œuvre

Le plus délicat, dans la mise en œuvre de la standardisation, est de trouver


un juste équilibre entre le respect des procédures que l’on attend des
employés et leur liberté d’innover et de faire preuve de créativité pour
atteindre des objectifs ambitieux en termes de coût, de qualité et de délais.
Le secret de cet équilibre réside dans la manière dont sont rédigés les
standards, mais aussi dans les personnes qui y contribuent.
En premier lieu, les standards doivent être suffisamment spécifiques pour
être utiles et suffisamment généraux pour autoriser une certaine flexibilité.
Le travail manuel répétitif peut faire l’objet d’une standardisation très
poussée. En revanche, en ingénierie, en l’absence d’éléments quantitatifs,
cela n’aurait pas de sens. Il y a des plans généraux avec des jalons et des
informations techniques sur le produit portées sur les listes de contrôle des
ingénieurs. Par exemple, il est plus utile de connaître l’effet qu’aura la
courbure du capot sur le coefficient de pénétration dans l’air de cette partie
du véhicule, que d’édicter des paramètres pour la courbure de tous les
capots. Dans le développement de produit, on le représente souvent par des
courbes de compromis.
Ensuite, les personnes qui font le travail sont les mieux à même
d’améliorer les standards. Il n’y a tout simplement pas assez d’heures dans
une semaine de travail pour que les ingénieurs industriels soient partout, à
écrire et récrire les standards. Et personne n’aime suivre des règles et des
procédures imposées. Les règles dont l’application est strictement contrôlée
sont perçues comme coercitives et deviennent une source de friction et de
résistance entre le management et les salariés. Toutefois, lorsqu’on
s’emploie avec joie à faire du bon travail, on apprécie de recevoir des
tuyaux et des meilleures pratiques, en particulier lorsqu’on a une certaine
latitude pour ajouter ses propres idées. En outre, il est très valorisant de
découvrir que votre équipe va utiliser comme nouveau standard
l’amélioration que vous avez proposée. Chez Toyota, la standardisation est
le fondement de l’amélioration continue, de l’innovation et du
développement des salariés.
Ce que Karen Gaudet a appris de la standardisation du travail chez
Starbucks donne une image très différente de la vision tayloriste d’individus
apparentés à des robots au fonctionnement imprévisible :
Il semblerait que les êtres humains ne soient tout simplement pas programmés pour la
répétition. Et la qualité du contact est au cœur des métiers de service. On est tenté de se dire
que contact humain et standardisation ne font pas bon ménage. Mais voici la découverte la
plus importante issue de nos observations : lorsque la standardisation des tâches est adoptée
et que des cadences de travail régulières ont été obtenues, les individus sont plus libres de se
consacrer à la dimension la plus gratifiante de leur travail, les relations avec la clientèle.
Lorsque les tâches sont à la fois répétables et mémorisées, les managers, les dirigeants et les
baristas ont tous plus de place dans leur vie pour discuter, poser des questions et écouter les
autres.

À mon sens, la standardisation se heurte toujours dans de nombreuses


entreprises à notre vieille némésis, l’approche mécaniste. Lorsqu’on
considère l’organisation comme une machine, le travail standardisé devient
un outil destiné à en faire une meilleure machine. La figure 5.6 présente un
diagramme souvent utilisé dans la formation au lean, sur lequel les
standards sont représentés comme des butées arrière. On détermine la
meilleure manière connue d’accomplir une tâche, on rédige la feuille de
travail, on l’enseigne aux collaborateurs et on met en place à la va-comme-
je-te-pousse les standards de travail pour empêcher que le processus ne
reparte en arrière. Or, c’est la personne qui peut repartir en arrière, pas le
processus. Lorsqu’on est habitué à une manière de travailler qui nous
convient, acquérir une nouvelle habitude demande de la répétition – de la
pratique.
FIGURE 5.6 Approche mécaniste des standards comme outils d’amélioration.

La figure 5.7 présente une vision plus dynamique, plus fluide du travail
standardisé, qui intègre le temps et l’effort nécessaires aux êtres humains
pour apprendre une nouvelle façon de faire. J’ai utilisé ici le modèle
d’amélioration développé par Mike Rother, qui fait partie des kata Toyota et
que j’aborde en détail au principe 12. Issus des arts martiaux, les kata sont
des mouvements codifiés que l’on doit pratiquer régulièrement et répéter
avec un entraîneur pour acquérir une compétence donnée et réduire les
variations. Le kata constitue également le socle de la formation à la prise en
main du poste, qui consiste à répéter de petits éléments de la tâche sous la
direction d’un coach. Dans l’idéal, le travail standardisé est pratiqué avec
constance par les employés, associé à l’amélioration étape par étape à
travers des cycles PDCA rapides. Le niveau suivant de performance peut
être assimilé à une « condition cible » que les employés doivent s’efforcer
d’atteindre. On expérimente différentes méthodes pour accomplir la tâche.
Lorsque le seuil de performance est atteint, le processus est documenté et
enseigné comme meilleure manière de faire connue à ce moment-là – via la
formation à la prise en main du poste, qui développe les nouvelles habitudes
à travers la répétition. Le nouveau comportement devient la norme. Et ainsi
de suite, avec la condition cible suivante. Le travail standardisé et
l’amélioration continue deviennent ainsi les deux faces d’une même pièce.
Le travail standardisé peut être une chose horrible entre les mains de
bureaucrates avides de contrôle et une chose merveilleuse lorsqu’il permet
la créativité et l’amélioration continue. La bureaucratie habilitante exige
plus de temps, mais le jeu en vaut largement la chandelle.

FIGURE 5.7 Vision fluide des standards – atteindre de nouveaux niveaux de


performance demande d’apprendre de nouvelles habitudes et d’améliorer en permanence.

Points clés
L’ingénierie industrielle classique se concentrait sur l’efficacité en concevant la «
meilleure façon » d’accomplir une tâche.
Dans l’approche du management scientifique de Taylor, les ingénieurs
industriels pensent, les managers font respecter les conceptions et les ouvriers
obéissent.
Henry Ford avait une autre conception du travail standardisé, qu’il considérait
seulement comme la meilleure méthode en attendant d’en trouver une autre.
Toyota a révolutionné le management scientifique, donnant le chronomètre aux
groupes de travail responsables de concevoir et d’améliorer en permanence leur
travail.
La formation à la prise de poste a été enseignée à Toyota dans le cadre du
programme « Training Within Industry » ; elle est fondamentale pour faire des
standards de travail une manière habituelle de travailler, en se concentrant sur
les points clés de chaque petite étape.
Même dans une activité de service au contact direct de la clientèle comme celle
de Starbucks, avec une myriade de combinaisons de boissons et une demande
qui change d’un instant à l’autre, il est possible de créer une cadence de travail
régulière qui réduit le stress et améliore l’expérience du client.
Lorsque les standards deviennent un outil que se sont approprié les personnes
qui accomplissent la tâche, la bureaucratie n’est plus coercitive mais habilitante.
Le travail standardisé est un but que l’on cherche à atteindre à travers
l’amélioration continue et une formation rigoureuse reposant sur la pratique
jusqu’à ce que la nouvelle façon de faire devienne une habitude.

1 Frederick Taylor, The Principles of Scientific Management, New York, Dover Publications, juillet
1997.
* La différence entre « travail standardisé » et « travail standard » est floue dans la littérature
consacrée au lean. J’ai retenu « travail standardisé » parce que c’est l’expression qu’utilise
Toyota. Une des explications de Toyota est que « travail standard » implique une norme et que les
normes ne sont pas mises à jour lorsque des améliorations sont apportées au travail. On pourrait
renverser le propos, mais il fallait que je choisisse.
2 Henry Ford, Today and Tomorrow: Special Edition of Ford’s 1929 Classics, Boca Raton, FL,
CRC Press, Taylor & Francis Group, 2003.
3 War Manpower Commission, Bureau of Training, Training Within Industry Service, The Training
Within Industry Report: 1940–1945, Washington, DC, U.S. Government Printing Office,
septembre 1945.
4 Masaaki Imai, Kaizen: The Key to Japan’s Competitive Success, New York, McGraw-Hill, 1986.
* On trouvera une description détaillée des techniques de formation dans Jeffrey Liker et David
Meier, Toyota Talent, New York, McGraw-Hill, 2007.
5 Durward Sobek, Jeffrey Liker et Alan Ward, « Another Look at How Toyota Integrates Product
Development », Harvard Business Review, vol. 76, n° 4, juillet-août 1998, p. 36-50.
6 James Morgan et Jeffrey Liker, The Toyota Product Development System: Integrating People,
Process, and Technology, New York, Productivity Press, 2006.
7 Frederick Taylor, op. cit.
8 Tom Burns et G.M. Stalker, The Management of Innovation, New York, Oxford University Press,
1994.
9 Karen Gaudet et Emily Adams, Steady Work, Boston, Lean Enterprise Institute, 2019.
Principe 6
Arrêter le processus pour
identifier les anomalies et
construire la qualité

M. Ohno avait l’habitude de dire qu’un problème découvert en arrêtant la chaîne devait être
résolu le lendemain matin au plus tard. Parce que, lorsqu’on produit une voiture par minute,
on sait que le même problème ressurgira le lendemain.
FUJIO CHO, PRÉSIDENT DE TOYOTA MOTOR CORPORATION

Russ Scaffede était le vice-président en charge de la division Transmission


pour Toyota au moment de l’ouverture de la première usine de la marque
aux États-Unis, à Georgetown, dans le Kentucky. Travaillant depuis des
décennies chez General Motors, il avait une excellente réputation
d’ingénieur production, efficace et chaleureux. Il était heureux d’avoir
l’opportunité de travailler pour Toyota et de participer à la création d’un
nouveau site entièrement organisé autour des principes du TPS. Il travailla
jour et nuit pour mettre l’usine aux normes rigoureuses de Toyota et
satisfaire ses mentors japonais, parmi lesquels Fujio Cho, patron de Toyota
Motor Corporation, dans le Kentucky.
Avant de rejoindre Toyota, Scaffede avait appris la règle d’or de la
construction automobile : l’usine d’assemblage ne doit jamais s’arrêter !
Chez General Motors, les responsables étaient jugés sur leur capacité à
livrer les moteurs à cette usine, quelles que soient les circonstances, pour
qu’elle continue de tourner. Trop de moteurs ? Pas de problème. Pas assez ?
Vous alliez pointer au chômage.
Donc, lorsque Cho fit observer à Scaffede qu’il n’avait pas arrêté l’usine
d’assemblage une seule fois en un mois, Scaffede fut ravi : « C’est exact,
monsieur. Nous avons fait un bon mois. Et je pense que vous en verrez
beaucoup d’autres comme cela. » La réplique de Cho le laissa sans voix :
Russ-san, vous ne comprenez pas. Si vous n’arrêtez pas l’usine d’assemblage, cela veut dire
que vous n’avez pas de problème. Or, il y en a dans toutes les usines. Donc, vous cachez les
vôtres. Retirez une partie des stocks pour que les problèmes apparaissent. Vous devrez arrêter
l’assemblage, mais vous continuerez aussi à résoudre vos problèmes et à fabriquer plus
efficacement des moteurs dont la qualité sera encore meilleure.

Lorsque je m’entretins avec Cho pour l’écriture de ce livre, je lui posai des
questions sur les différences culturelles entre la gestion de l’usine du
Kentucky et celle des usines Toyota au Japon. Il répondit immédiatement
que son principal problème était d’obtenir l’arrêt de la chaîne d’assemblage.
Les équipes et leurs responsables avaient peur d’être blâmés si la chaîne
cessait de produire. Cho m’expliqua qu’il avait fallu plusieurs mois pour les
« rééduquer » et les convaincre de la nécessité d’arrêter la chaîne pour
améliorer constamment le processus. Chaque jour, il se rendit à l’usine, en
fit le tour avec ses collaborateurs et, chaque fois qu’il remarquait une raison
d’arrêter la chaîne, encourageait les chefs d’équipe à le faire.
Le principe : arrêter le processus pour
construire la qualité ( jidoka)

Jidoka, le deuxième pilier du TPS, remonte à Sakichi Toyoda et à sa longue


série d’inventions qui révolutionnèrent le tissage automatique. Nous avons
vu dans le chapitre consacré à l’histoire du groupe que l’une de ses
inventions était un dispositif qui détectait la cassure d’un fil et arrêtait
immédiatement le métier – une invention révolutionnaire qui améliora la
qualité des tissus et permit aux opérateurs de faire fonctionner plusieurs
métiers et d’apporter leur créativité à la résolution des problèmes. L’un des
meilleurs connaisseurs du système de production Toyota, Alex Warren,
ancien vice-président exécutif de Toyota Motor Corporation, dans le
Kentucky, a défini le jidoka et son rôle dans la responsabilisation des
employés1 :
Les machines, on les équipe de dispositifs qui détectent les anomalies et arrêtent
automatiquement leurs moteurs. Les hommes, nous leur donnons la possibilité d’appuyer sur
des boutons ou de tirer sur des fils d’alarme – les « fils andon » – qui peuvent stopper
immédiatement notre chaîne d’assemblage. Chaque opérateur a l’obligation d’arrêter la
chaîne chaque fois qu’il observe une anomalie. Nous leur confions ainsi la responsabilité de
la qualité. Ils se sentent impliqués, ils ont le pouvoir d’agir. Ils savent qu’ils sont importants.

Le jidoka est aussi appelé autonomation – les machines étant dotées d’une
intelligence artificielle pour s’arrêter elles-mêmes en cas de problème.
Éviter de répercuter les problèmes sur les stations suivantes de la chaîne est
une méthode beaucoup plus efficace et moins coûteuse que l’inspection et
la correction des défauts a posteriori.
La production lean souligne de manière spectaculaire l’importance de
bien faire du premier coup. Avec des stocks réduits au minimum, il n’y a
plus de filet de sécurité en cas de problème de qualité. Des anomalies au
poste de travail A entraîneront rapidement l’arrêt du poste B. Lorsque les
machines s’arrêtent, des drapeaux ou des voyants lumineux, généralement
accompagnés d’une alarme sonore, indiquent qu’il faut aider un opérateur à
résoudre un problème de qualité. Ce système d’alarme est appelé andon.
On demande également aux opérateurs de tirer la corde lorsqu’ils
identifient des conditions hors standard, ce qui contribue à l’amélioration
continue. Comme nous le verrons plus loin, cela n’interrompt pas
immédiatement la chaîne mais indique au chef d’équipe qu’il va peut-être
falloir le faire. L’un des motifs d’alerte le plus courant est le retard de
l’opérateur dans le cycle de travail. Des marques sur le tapis roulant
indiquent aux opérateurs quel pourcentage de travail standardisé doit avoir
été accompli afin qu’ils sachent s’ils sont en retard. Les opérateurs sont très
qualifiés et peuvent généralement rattraper d’eux-mêmes si nécessaire –
mais, dans ce cas-là, la condition hors standard ne serait pas identifiée et le
problème ne serait pas résolu.
S’il semble logique de vouloir détecter et traiter immédiatement les
problèmes de qualité, l’interdit absolu, dans la production de masse
traditionnelle, est d’arrêter la production. Les pièces défectueuses,
lorsqu’elles sont découvertes, sont simplement étiquetées et mises de côté
pour être rectifiées plus tard et par un autre service. Le mot d’ordre est : «
Produisez le plus possible à n’importe quel prix et réglez les problèmes plus
tard. » Voici ce que m’expliqua Gary Convis, ancien patron de l’usine
Toyota de Georgetown :
Lorsque j’étais chez Ford, si on ne produisait pas à 100 %, il fallait s’expliquer auprès de la
division. On n’arrêtait jamais la chaîne. Ici, on ne produit pas à 100 % du temps. La force de
Toyota, selon moi, est que la direction connaît les avantages du système andon […]. Ils l’ont
expérimenté et ils veulent qu’il soit appliqué. Depuis que je suis chez Toyota, on ne m’a
jamais fait de reproche pour avoir arrêté la production et privilégié la sécurité et la qualité
au détriment des objectifs de fabrication. Tout ce qui les intéresse, c’est de savoir ce que vous
faites pour résoudre les problèmes et identifier leurs causes et quelle aide ils peuvent vous
apporter. Je dis à nos collaborateurs qu’il y a deux façons de se faire mal voir ici :
l’absentéisme, et ne pas donner l’alarme si vous avez un problème. Donner à chaque individu
le sentiment de sa responsabilité dans la qualité est vraiment essentiel.

La qualité intrinsèque que permet de créer le jidoka n’a jamais été plus
importante pour Toyota qu’avec la Lexus à cause de la nécessité de
répondre aux attentes extrêmement élevées des propriétaires. Lors du
lancement de la marque, les modèles Lexus étaient fabriqués exclusivement
au Japon, où la culture et les systèmes qualité sont incontestablement les
meilleurs du monde. Mais serait-il possible de construire une Lexus en
Amérique du Nord avec les niveaux de qualité exceptionnels que les
acheteurs en attendent ? La réponse fut oui. Toyota commença à fabriquer
la Lexus dans son usine de Cambridge, dans l’Ontario, et plus tard dans son
usine du Kentucky.
Ray Tanguay, ancien président de Toyota Motor Corporation Canada,
savait que la barre était désormais encore plus haute, lorsqu’il fut transféré
de la fabrication des modèles Corolla et Matrix à celle de la Lexus RX 330.
De nombreuses innovations furent introduites dans les processus et les
technologies de la ligne Lexus afin de garantir aux acheteurs la qualité
Lexus. Ainsi, les outils et les robots de la chaîne ont été munis de capteurs
intégrés pour détecter tout écart par rapport aux standards. Par ailleurs, ils
envoient par radio-émetteur un signal électronique dans les écouteurs que
portent les chefs d’équipe. Parce que tous les problèmes ne peuvent pas être
détectés pendant la fabrication, chaque RX 330 finie est soumise à un
contrôle qualité en 170 points extrêmement détaillés. Tanguay porte en
permanence à la ceinture un organiseur numérique. Dès qu’une anomalie
est découverte dans un véhicule fini, l’organiseur reçoit immédiatement un
rapport accompagné d’une photo. Tanguay peut la transférer sur un panneau
électronique dans l’usine, afin que les opérateurs voient l’anomalie et soient
attentifs à ce qu’elle ne se reproduise pas. Si la technologie était nouvelle,
l’exécution dépendait toujours d’opérateurs vigilants et le principe restait le
même : mettre au jour les problèmes, les rendre visibles et prendre
immédiatement des contre-mesures.
« Vous voulez dire que la chaîne ne s’arrête
pas vraiment ? »

Nous sommes face à ce qui pourrait apparaître comme un paradoxe. La


direction de Toyota n’insiste pas pour que les chaînes produisent à 100 %
du temps, même lorsqu’elles sont en mesure de le faire. Pourtant, Toyota est
régulièrement classé parmi les champions de la productivité dans l’industrie
automobile. Pourquoi ? Parce que Toyota a compris depuis longtemps que
résoudre à la source les problèmes de qualité fait gagner du temps et de
l’argent en aval. En faisant continuellement apparaître les problèmes et en
les corrigeant au fur et à mesure, on élimine le gaspillage et la productivité
monte en flèche. C’est pourquoi les concurrents qui font tourner leurs
chaînes au maximum de leur capacité et laissent s’accumuler les problèmes
sont distancés.
Lorsque les concurrents de Toyota se décidèrent enfin à utiliser le
système andon, ils commirent l’erreur de supposer que tous les postes de
travail étaient connectés au dispositif d’arrêt automatique – un opérateur
appuie sur le bouton et toute la chaîne s’immobilise. J’ai réalisé une mission
de conseil auprès d’un des plus grands constructeurs automobiles
américains pour aider le groupe d’ingénieurs de son usine d’assemblage à
comprendre le TPS. Les ingénieurs sont devenus furieux lorsque je leur ai
expliqué que, la plupart du temps, en fait, la chaîne ne s’arrête pas. « Ils
trichent ! » s’exclama l’un d’eux. Je leur expliquai que la ligne s’arrête,
mais pas chaque fois qu’on actionne la corde. La plupart des arrêts ont pour
but d’attirer l’attention sur les problèmes afin qu’ils puissent être contenus
puis résolus, non de tout arrêter pour que le problème puisse être résolu sur
le champ pendant que la chaîne est immobilisée. Naturellement, dans les
situations potentiellement dangereuses qui menacent la sécurité et la
qualité, la chaîne s’immobilisera.
Chez Toyota, le système andon fonctionne poste par poste (on parle de «
système d’arrêt de ligne posté »). Comme le montre la figure 6.1, lorsque
l’opérateur du poste 5 tire la corde d’alarme, un signal jaune identifiant ce
poste s’allume sur le panneau lumineux mais la chaîne continue d’avancer,
permettant à tous les opérateurs de terminer leur tâche sur le véhicule. La
décision d’arrêter la chaîne est de la responsabilité du chef d’équipe, un
opérateur de production qui travaille sur la chaîne et qui est également
chargé de répondre à l’andon. C’est un poste unique chez Toyota, essentiel
au bon fonctionnement du système andon (nous y reviendrons en détail au
principe 10). Le chef d’équipe a le temps d’intervenir avant que le véhicule
atteigne le poste de travail suivant, après quoi le signal devient rouge et la
chaîne s’arrête automatiquement. Le délai est d’environ 10 à 20 secondes,
sur une chaîne d’assemblage produisant une voiture par minute. Pendant ce
laps de temps, le chef d’équipe peut rectifier immédiatement le problème ou
voir s’il peut l’être pendant que le véhicule passe dans d’autres postes de
travail, puis il tire à nouveau la corde pour remettre la chaîne en marche. Il
peut aussi estimer que la chaîne doit rester à l’arrêt. Les chefs d’équipe ont
été formés et maîtrisent parfaitement les procédures standardisées sur la
manière de traiter les signaux andon. Lorsqu’ils ne travaillent pas sur la
chaîne, les chefs d’équipe examinent les alertes andon et sélectionnent les
plus courantes ou les plus graves qui seront étudiées pour apporter des
solutions au problème.
FIGURE 6.1 Andon et arrêt d’une chaîne postée.

Même si le chef d’équipe autorise l’immobilisation, toute la chaîne


d’assemblage ne s’éteint pas. La chaîne d’assemblage est divisée en
segments avec de petits stocks de voitures (de sept à dix, généralement)
entre chacun. Grâce à ces tampons, lorsqu’un segment de la chaîne stoppe,
le suivant peut continuer à travailler pendant 7 à 10 minutes avant d’être
arrêté, et ainsi de suite. Il est rare que toute l’usine soit arrêtée. Toyota tire
parti du système, sans courir le risque d’un manque à produire. Il a fallu des
années aux constructeurs américains pour comprendre comment appliquer
cet outil du TPS. Cela explique peut-être pourquoi les opérateurs et les
contremaîtres hésitaient tellement à l’utiliser, puisque l’arrêt d’une machine
entraînait celui de toute la chaîne ! Une fois assimilé le système de l’andon,
le groupe d’ingénieurs avec qui je travaillais cet après-midi-là créa une
simulation informatique de la chaîne d’assemblage pour identifier le
nombre de stocks tampons à mettre en place et leur taille.
Contre-mesures et dispositifs anti-erreur
pour corriger les problèmes

Cela a déjà été dit, mais il n’est pas inutile de le rappeler : plus vous vous
rapprochez du flux pièce à pièce parfait, plus les problèmes de qualité qui
doivent être corrigés apparaîtront rapidement. J’ai personnellement eu
l’occasion de le vérifier au cours de l’été 1999. General Motors avait
développé un programme, au travers de sa joint-venture avec Toyota,
l’usine NUMMI de Fremont en Californie, dans le cadre duquel des
employés de GM suivaient une semaine de formation au TPS. Le
programme comprenait notamment deux jours dans l’usine d’assemblage de
Toyota – sur les chaînes. On me proposa de participer au stage.
On m’affecta à une chaîne annexe, qui assemblait des essieux pour la
Corolla et le modèle équivalent de GM. Les voitures monocorps ne
comportent pas de châssis ni de vrai essieu arrière, mais quatre modules
indépendants qui comprennent les roues, les freins et les amortisseurs. Ils
sont fabriqués dans le même ordre que les modèles qui défilent sur la
chaîne, placés sur des palettes et livrés dans l’ordre de défilement. Il
s’écoule environ 2 heures entre le moment où un module est assemblé et
celui où il est monté sur la voiture ; s’il y a un problème, on dispose donc
de 2 heures au maximum pour le rectifier avant l’arrêt du segment concerné
de la chaîne d’assemblage principale.
L’une des tâches faciles que l’on me confia consistait à assujettir un joint
à rotule à l’aide d’une goupille fendue. On insère la goupille, on écarte les
deux branches et le joint est verrouillé. Le joint ayant un effet sur le
freinage, c’est un élément de sécurité d’une grande importance. Dans
l’après-midi, j’observais de nombreuses allées et venues et des réunions
impromptues. Mon voisin m’expliqua qu’un sous-ensemble était arrivé sur
la chaîne sans goupille, d’où l’agitation. L’opérateur chargé de le monter sur
le véhicule avait repéré l’anomalie. L’équipe savait que l’erreur ne s’était
pas produite plus de 2 heures auparavant. Je supposai que j’en étais
responsable et culpabilisai immédiatement. L’opérateur m’informa que
c’était arrivé pendant ma pause. Qui sait ? Mais sa réaction lorsque je lui dis
me sentir coupable fut encore plus étonnante. Voici ce qu’il me dit :
Ce qui est grave, c’est que l’anomalie soit passée devant huit personnes sans qu’aucune ne
l’ait vue. Nous sommes censés contrôler le travail lorsqu’il nous arrive. Et celui qui est en
bout de ligne est supposé tout vérifier. La pièce n’aurait jamais dû arriver jusqu’à la chaîne
d’assemblage. C’est toute l’équipe qui se sent mal parce que nous n’avons pas fait notre
travail.

Bien que l’absence de goupille n’ait pas été détectée par le système
d’inspection, un grand nombre de contre-mesures avaient déjà été mises en
place sur la chaîne d’essieux pour prévenir des problèmes de ce type.
Chaque poste de travail était doté de plusieurs dispositifs poka-yoke, des
dispositifs ingénieux qui rendent les erreurs impossibles… ou presque.
Manifestement, il n’en existait pas pour vérifier si la goupille était en place.
Le niveau de sophistication de la chaîne était néanmoins impressionnant :
27 dispositifs anti-erreur sur la seule chaîne fabriquant les essieux avant.
Chaque dispositif avait également sa propre fiche standard, qui résume le
problème traité, le signal d’alarme qui sera utilisé, la mesure à prendre en
cas d’urgence, la méthode et la fréquence de vérification du bon
fonctionnement du dispositif, et la procédure à suivre pour contrôler la
qualité si le dispositif anti-erreur est défaillant. Voilà jusqu’où Toyota
pousse le détail pour construire la qualité.
Par exemple, s’il n’y avait pas de poka-yoke pour vérifier la présence de
la goupille, il y avait un rideau en tissu léger au-dessus du plateau de
goupilles. Si le rideau n’était pas remué par le passage de la main de
l’opérateur pour prendre une goupille, la chaîne s’arrêtait, un voyant andon
s’allumait et une sonnerie d’alarme se déclenchait. Un autre dispositif anti-
erreur m’obligeait à remettre un outil sur son support après chaque
utilisation, sinon la chaîne stoppait et une alarme sonnait. Cela peut sembler
bizarre, un peu comme de recevoir une décharge électrique à chaque faux
pas. Mais c’est efficace. Bien entendu, il y a des moyens de déjouer le
système et les opérateurs de la chaîne les trouvent tous. Mais, chez Toyota,
il existe une discipline concernant l’application des règles et les opérateurs
la respectent.
La standardisation des tâches (voir principe 6) est une contre-mesure aux
problèmes de qualité. Par exemple, l’une des tâches qui m’avaient été
confiées était conçue de manière à pouvoir être exécutée en 44,7 secondes
tout compris. Le takt time (la vitesse de la chaîne, dans ce cas) était de 57
secondes ; la marge étant importante, ce travail convenait à un débutant.
Pourtant, même pour cette tâche simple, le diagramme de flux comportait
28 étapes, jusqu’au nombre de pas à faire entre la chaîne et mon poste de
travail. Ce diagramme était affiché, accompagné de dessins expliquant les
problèmes de qualité potentiels. Il existait aussi un carnet dans lequel
chacune des 28 étapes avait sa propre page, avec une description détaillée et
une photo de chaque étape exécutée correctement. Rien ou presque n’était
laissé au hasard. Chaque fois qu’un problème de qualité apparaît, le
diagramme de flux est examiné pour voir s’il manque une indication qui
aurait entraîné l’anomalie. Dans ce cas, il est complété.
Ne compliquez pas le contrôle qualité et
impliquez les employés

Si les Américains et les Européens ont retenu quelque chose de l’arrivée de


produits japonais compétitifs sur le marché américain dans les années 1980,
c’est l’obsession de la qualité. Le niveau d’attention porté à la qualité dans
les entreprises japonaises est extraordinaire. Ils créaient des œuvres d’art
pendant que nous nous contentions d’assembler des pièces. Mais nous
avons ouvert les yeux et travaillé dur pour remédier à cette situation. Les
derniers sondages de JD Power sur la qualité initiale (dans les trois premiers
mois suivant l’achat) montrent que l’écart entre les constructeurs japonais et
leurs concurrents américains et européens s’est réduit au point d’être
négligeable. Mais, comme nous l’avons vu en introduction, les données à
long terme montrent que le différentiel de qualité n’a pas été effacé. Il a
simplement été occulté. Il est relativement facile d’inspecter un véhicule
fini et de corriger toutes les anomalies avant que le client puisse les voir.
Mais la qualité a posteriori est souvent précaire ; les problèmes surgissent
dans le long terme, avec l’usure du véhicule.
Malheureusement, pour beaucoup d’entreprises, l’essence de la
démarche s’est perdue dans les détails bureaucratiques et techniques. Des
initiatives comme ISO 9000, une norme de qualité industrielle qui préconise
toutes sortes de procédures standardisées minutieusement détaillées – dont
les avantages restent encore à prouver –, ont fait croire aux entreprises qu’il
suffit d’édicter des règles détaillées pour qu’elles soient appliquées. Les
responsables qualité sont armés de tonnes de données disséquées en
appliquant les méthodes d’analyse statistique les plus sophistiquées. La
méthode Six Sigma a fait surgir une armée de guerriers qui s’attaque
sauvagement aux grands problèmes de qualité, munie d’un arsenal de
techniques sophistiquées.
Chez Toyota, on ne complique pas les choses, on utilise des graphiques
et des diagrammes visuels simples pour afficher les problèmes de qualité et
leurs causes, diagramme de Pareto et diagrammes cause-effet par exemple.
Toute l’attention est portée sur la prise en charge des problèmes, au fur et à
mesure qu’ils surgissent.
Don Jackson, ancien vice-président en charge de la production dans
l’usine de Georgetown, était responsable qualité chez un constructeur
automobile américain avant de rejoindre Toyota. Il avait toujours été un
maniaque du détail et un fervent partisan des manuels qualité compliqués
qu’il avait aidé à créer. Chez Toyota, il découvrit les bienfaits de la
simplicité. « Avant d’entrer chez Toyota, reconnaissait-il, j’avais établi de
nombreuses politiques et procédures trop difficiles à suivre. Elles étaient
vouées à l’échec. » Il participait toujours à des audits qualité de
fournisseurs, mais son approche et sa philosophie étaient complètement
différentes de l’approche plus bureaucratique qui était auparavant la sienne.
Vous pouvez rédiger une procédure complexe, qui couvre l’opérateur, l’entretien de la
machine et un audit qualité. En théorie, le processus peut fonctionner ad vitam æternam.
Mais je préfère aider les opérateurs qui sont directement impliqués dans le processus. Je veux
qu’ils en connaissent tous les rouages, parce que ce sont eux qui fabriquent le produit. Ils
doivent donc savoir que la maintenance préventive a eu lieu en temps voulu et que leur
machine est en parfait état, comme l’indique le système de contrôle visuel. Ils doivent être
informés que le contrôle qualité horaire a été fait et que tout va bien, sinon ils arrêtent la
chaîne. Enfin, ils doivent connaître les exigences de leur poste et savoir qu’ils construisent la
qualité. Il faut que chacun d’eux sache que tout le nécessaire est en place pour fabriquer le
produit correctement : les hommes, les matières, la méthode, la machine.

Cet audit est de toute évidence très différent de l’audit qualité classique
effectué selon les procédures détaillées décrites dans un manuel,
éventuellement en analysant des données statistiques, voire en vérifiant que
les procédures sont appliquées. Jackson voit aujourd’hui les choses avec un
autre regard – celui de l’opérateur qui contrôle le processus. Il aborde la
qualité du point de vue de l’homme de terrain – dans les conditions réelles
(genchi genbutsu).
Outre le système andon, un des outils les plus puissants de la production
est le mur qualité. La chaîne de production est disposée en sections et, à la
fin de chaque section, se trouve un point de contrôle de la qualité. Les
défauts sont examinés afin de déterminer l’origine de l’erreur et cette
information est transmise au chef de groupe concerné, qui prend des
mesures pour résoudre le problème. Cette opération est réalisée tous les
jours. Si le problème échappe à ces contrôles et est identifié sur la chaîne
finale, il est porté à la connaissance du management. S’il parvient jusqu’au
client, c’est une crise majeure.
Tirer les enseignements d’une crise de
qualité majeure

Le 28 août 2009, un policier de la California Highway Patrol, en promenade


avec sa famille, roulait tranquillement au volant de sa berline Lexus ES 350
lorsque le véhicule accéléra brutalement, provoquant un violent accident.
Un passager appela le 911, réclamant désespérément de l’aide. L’appel se
retrouva sur Internet et devint viral. Le Los Angeles Times avança que des
interférences électroniques avaient probablement perturbé l’ordinateur de
bord, provoquant la course folle du véhicule. Le quotidien, convaincu de
tenir là le prochain Pulitzer, affecta deux journalistes à l’affaire pour trouver
quelque chose de compromettant. Un an plus tard, la NASA procéda à des
tests afin d’identifier une cause électronique à l’accident ; elle bombarda
des voitures d’ondes électromagnétiques et analysa des centaines de milliers
de lignes de code informatique. Elle conclut à l’absence de preuve de
défaillance électronique.
À la suite de l’accident, un rapport de police – qui ne reçut guère de
publicité – montra que l’accélération brutale de la voiture était imputable à
un tapis de sol inadapté. C’était un tapis en caoutchouc tous temps destiné à
des SUV, qui avait été placé dans la voiture par le concessionnaire Lexus
qui avait loué la voiture au policier le temps que son véhicule soit réparé.
Des millions de voitures furent rappelées. Des milliards de dollars furent
versés pour régler des litiges. Toyota raccourcit la pédale d’accélérateur
pour éviter qu’elle puisse être entravée par les tapis de sol empilés les uns
sur les autres. On découvrit à cette occasion des problèmes sur les pédales
de frein et d’accélérateur, sans lien avec l’accident. Au final, peu
d’incidents furent déclarés, et aucun accident grave ne fut signalé. Cela
n’empêcha pas les médias de continuer à clamer que les voitures de la
marque connaissaient de gros problèmes d’accélération brutale et qu’elles
étaient dangereuses. Jamais la réputation de l’entreprise n’avait ainsi été
mise à mal.
Comment gère-t-on pareille crise lorsque les problèmes techniques sont
largement exagérés par les médias ? À la surprise générale, Akio Toyoda fut
cité à témoigner devant le Congrès. Il fut entendu, et interrogé sans
ménagement, le 24 février 2010. Il présenta ses excuses pour les
inquiétudes que son entreprise causait aux clients, en assuma la
responsabilité. Il affirma cependant que les voitures fabriquées par Toyota
étaient sûres, une affirmation étayée par des preuves objectives.
« La qualité, c’est faire bien lorsque personne ne vous observe », disait
Henry Ford. En 2020, personne n’observe et toutes les études
indépendantes sur la qualité placent Toyota et Lexus au sommet ou aux
premières places. La crise du rappel de véhicules est de l’histoire ancienne,
mais pas chez Toyota. Tous les 24 février, date de l’audition musclée
d’Akio Toyoda par le Congrès américain, tous les services de l’entreprise à
travers le monde font quelque chose pour marquer l’occasion et réaffirmer
l’importance de la qualité. Tous les sièges sociaux et toutes les usines
Toyota accueillent désormais un centre d’apprentissage de la qualité pour
sensibiliser l’ensemble des collaborateurs. Chaque site développe sa propre
formule en fonction de sa situation.
Dans l’usine d’assemblage de Toyota au Royaume-Uni, par exemple,
tous les collaborateurs sont passés par le centre qualité en 2019. Dans le
centre, un écran diffuse une vidéo d’Akio Toyoda expliquant qu’il a
demandé à chaque site de « rassembler et d’afficher les choses les plus
désagréables possibles – articles de journaux accusateurs, voix de clients en
colère, innombrables problèmes du marché ayant causé des désagréments à
nos clients ». Il exhorte chacun à parcourir le centre pour « écouter ce que
disent nos clients et agir rapidement à partir de ce que nous avons appris ».
Le parcours débute avec une vidéo de l’appel au 911 et des images de
l’accident. Il se poursuit avec une vitrine de « choses désagréables ». J’eus
la mauvaise surprise de découvrir une députée américaine brandissant mon
« Toyota Way » lors de l’audition, disant à Akiyo Toyoda qu’il devrait avoir
honte que des étudiants de MBA lisent ce document et pensent que Toyota
est une entreprise modèle. En poursuivant votre parcours, vous découvrez
une voiture Toyota avec le tapis tous temps posé sur le tapis de sol, qui
montre comment la pédale d’accélérateur peut rester coincée. On passe
ensuite aux problèmes de qualité qu’a connus le site et à des expositions
interactives qui expliquent comment les défauts de qualité peuvent être
évités, par exemple grâce à la standardisation des tâches. La visite se
termine sur une note positive – des clients chantant les louanges de la
qualité de leur Toyota. Plus personne ou presque ne se souvient de la crise,
mais Toyota continue de l’utiliser pour inciter chacun à toujours faire passer
le client en premier.
Construire la qualité intrinsèque dans le
développement logiciel

L’approche de la conception par la qualité ou de la qualité intrinsèque n’est


pas réservée aux activités de fabrication. Elle s’applique à toutes les
activités, y compris l’écriture de code informatique. Un logiciel défectueux
peut être à l’origine de pertes de données essentielles et les interfaces
utilisateurs complexes, faire fuir les clients. Cela vous est déjà arrivé ? Non
? Qui plus est, les défauts obligent à remettre l’ouvrage sur le métier.
Certains projets de développement de logiciels comptabilisent autant
d’heures pour corriger le code qu’il n’en avait fallu pour écrire le code
original.
Chez Menlo Innovations, petite société de développement de logiciels
sur mesure située à Ann Arbor, dans le Michigan, cela ne se produit
quasiment jamais. Les clients utilisent leur logiciel clés en main, sans guide
d’utilisateur, et ne tarissent pas d’éloges. L’entreprise attribue sa réussite à
l’implication de ses clients dans toutes les phases du processus. Le feed-
back qualité est transmis aux développeurs et la qualité est ainsi intégrée au
fur et à mesure de l’écriture du code (voir figure 6.2)*.
FIGURE 6.2 Le système d’intégration de la qualité dans l’écriture de code informatique
de Menlo Innovations.

Une fois un accord trouvé autour de la vision pour le logiciel, les


anthropologues techniques™ entrent en action. Ils se rendent sur le terrain
(gemba) pour comprendre les clients. Quelle est la nature du travail des
utilisateurs ? Sont-ils familiers de l’informatique et des logiciels ? Quelles
difficultés rencontrent-ils avec le logiciel actuel ? Les techno-
anthropologues doivent développer des compétences d’observation et
d’empathie, afin de se mettre à la place des utilisateurs.
Les techno-anthropologues élaborent une vision de ce que sera le
logiciel. Ils commencent par créer des « personnages clés », des histoires
fictives d’utilisateurs autour de différents rôles, puis travaillent avec les
clients pour sélectionner le personnage principal qui utilisera le logiciel.
Ensuite, ils dessinent les écrans et les montrent aux clients et aux
utilisateurs jusqu’à obtenir leur accord. Les caractéristiques du logiciel ainsi
définies sont converties en cartes d’histoires individuelles que le
responsable du programme et le client mettent en ligne sur un tableau
d’autorisation de travail – base de travail pour les binômes de
programmeurs. En d’autres termes, les techno-anthropologues créent le
standard à partir duquel sera jugé le travail des programmeurs.
Le binôme de programmeurs prend une carte-histoire et écrit le code.
Être deux accroît la vigilance, l’un remarquant souvent des problèmes que
l’autre a laissés échapper. Ils écrivent des tests unitaires pour chaque petit
segment de code, afin de vérifier que celui-ci fait bien ce qu’il est supposé
faire. Ces tests automatisés sont répétés régulièrement à mesure que de
nouvelles parties de code sont écrites et compilées avec le nouveau code,
fournissant un feed-back instantané. Lorsque les programmeurs estiment
avoir terminé une cartehistoire, un « porte-parole de la qualité » la teste,
pour vérifier qu’elle correspond à ce que veut le client. Cette opération se
déroule généralement le même jour, peu de temps après l’écriture du code.
Un jour fixe, chaque semaine, est réservé à une réunion des programmeurs
avec les clients qui essayent d’utiliser le code, sans instructions. Le code est
alors validé tel quel ou retravaillé. En fonction des résultats de la réunion,
les cartes-histoires sont validées pour une nouvelle semaine de travail, et le
processus se répète jusqu’à la livraison du logiciel – exempt d’erreurs et
correspondant point par point à la demande du client. Chez Menlo, on ne
connaît pas les nuits blanches pour corriger des problèmes juste avant la
livraison du logiciel.
Menlo Innovations a fait de cette démarche itérative un axe central de
son travail. La qualité intégrée à la conception et la satisfaction des clients
sont au cœur de sa culture, depuis la sélection des nouveaux collaborateurs
jusqu’aux activités quotidiennes. Les « Menloniens » sont choisis pour leur
capacité à être créatifs, à apprendre vite et à travailler en binôme. J’ai eu
l’occasion de discuter avec des programmeurs de l’entreprise : il ne saurait
être question pour eux de retourner dans une société de logiciels classique
où ils travailleraient dans leur coin avec une vague idée de ce que veut
réellement le client.
L’amélioration continue des sites Internet est une pratique de plus en plus
courante, favorisée par la possibilité de conduire rapidement et à moindre
coût un nombre très élevé d’expérimentations2. Elle fait désormais partie de
la culture de certaines entreprises dont les collaborateurs sont encouragés à
proposer des idées, même les plus excentriques, dont ils pensent qu’elles
amélioreraient la page Web. Il est très facile de réaliser des tests en ligne en
analysant les réactions d’échantillons aléatoires d’utilisateurs confrontés à
une nouvelle caractéristique ou une nouvelle fonctionnalité du site Web par
rapport à un groupe de contrôle qui ne voit pas les changements. Les idées
qui fonctionnent, selon des critères prédéfinis comme le nombre de visites
sur le site, sont intégrées au site. Stefan Thomke, qui étudie ce phénomène,
indique que cette pratique donne d’excellents résultats lorsqu’on conduit
fréquemment des tests et que l’expérimentation et l’innovation sont
inscrites dans la culture et le travail quotidien, même lorsque les budgets
sont serrés. Les collaborateurs à tous les niveaux doivent apprendre à
valoriser les « surprises », même si elles sont sources de bouleversements
dans le court terme. Lorsque les choses se déroulent sans heurts, c’est
probablement qu’il y a des problèmes cachés.
Construire la qualité intrinsèque est un
principe et un système, pas une technologie

Le directeur d’un site de Reiter Automotive, qui fournit à Toyota des


matériaux d’insonorisation, m’a rapporté un exemple particulièrement
instructif sur les exigences d’une démarche de qualité intrinsèque.
Responsable de l’usine de Chicago, il travaillait avec un mentor Toyota, qui
lui enseignait le TPS. Celui-ci avait suggéré d’installer un système andon
en vue de détecter immédiatement les problèmes de qualité. Le directeur de
l’usine demanda donc à ses ingénieurs de créer un système analogue à celui
qu’utilise Toyota, avec des panneaux lumineux suspendus, directement
connectés à des boutons sur lesquels les opérateurs appuieraient. L’usine,
comparée à celle de Toyota, était relativement petite, mais il voulait ce qui
se faisait de mieux. Lorsqu’il présenta fièrement à son mentor le système
sophistiqué qu’il avait mis sur pied, ce dernier l’arrêta immédiatement. Il le
conduisit au magasin de bricolage local où il acheta un fanion rouge, un
fanion jaune et un fanion vert. « Andon », dit-il en les lui donnant.
Il voulait ainsi faire comprendre au directeur de l’usine que mettre en
œuvre un système andon n’est pas synonyme de technologie sophistiquée.
L’andon n’est efficace que lorsque les employés ont compris qu’il est
essentiel de mettre au jour les problèmes afin qu’ils puissent être résolus
rapidement. Dépenser de l’argent dans une technologie complexe n’est
d’aucune utilité si vous ne disposez pas de personnes capables d’identifier
rapidement le problème et d’un processus de résolution des problèmes
appliqué par tous. Les Américains ont tendance à croire que s’équiper de
matériel sophistiqué est un bon moyen de résoudre les problèmes. Toyota
préfère se tourner d’abord vers les hommes et les processus, la technologie
venant en complément.
General Motors, dans les premiers temps, copia le système de chefs
d’équipe mis en place par Toyota à l’usine NUMMI. Toutefois, ces hommes
passaient la majorité de leur temps dans leur bureau, à jouer aux cartes. À
quoi sert d’appuyer sur le bouton andon s’il n’y a personne pour y répondre
? Puis GM a appris et mieux appréhendé la philosophie de l’andon.
L’entreprise installa dans son usine Cadillac de Hamtramck, dans le
Michigan, des dispositifs d’arrêt postés : lorsque l’opérateur appuie sur le
bouton andon, la chaîne continue d’avancer jusqu’à ce que la voiture arrive
au poste de travail suivant où elle s’arrête automatiquement. Heureusement,
Michael Brewer, un des premiers managers de GM à avoir travaillé sur le
site de NUMMI pour apprendre le TPS, demanda à l’usine de désactiver
l’arrêt automatique. Il avait compris que la culture n’était pas prête. Chaque
équipe devrait passer avec succès un audit lean global pour avoir le droit
d’activer la fonction d’arrêt automatique. Les opérateurs suivaient-ils les
standards de travail ? Le système kanban était-il utilisé correctement ? Tous
les casiers de pièces étaient-ils au bon endroit et dans les quantités requises
? Les points clés qualité étaient-ils intégrés aux tâches standardisées et
correctement enseignés ? Les chefs d’équipe étaient-ils disponibles à
proximité de chaque processus pour intervenir à l’apparition d’un problème
? Chaque équipe mit un point d’honneur à réussir l’audit afin d’avoir le
privilège de disposer du système andon complet. Chaque succès était fêté.
Dans le modèle Toyota, l’amélioration de la qualité ne va pas sans
l’habilitation des hommes et des processus. On peut dépenser des sommes
colossales dans le système andon dernier cri sans qu’il y ait un quelconque
effet sur la qualité. En revanche, il est essentiel de constamment renforcer le
principe selon lequel la qualité est la responsabilité de chacun dans
l’entreprise. La qualité pour le client détermine votre proposition de valeur.
Elle ne peut souffrir aucun compromis, car la valeur ajoutée que l’on
apporte au client est ce qui maintient l’entreprise en activité.
La qualité intrinsèque est désormais une pratique courante dans de
nombreux secteurs d’activité. Pour autant, le nombre d’entreprises qui,
comme Menlo Innovations, ont fait de la qualité un composant à part
entière de leur culture, au point de devenir une routine de travail, est très
réduit. Comme le lecteur l’aura compris à ce stade, tous les aspects du
modèle Toyota – philosophie, processus, individus et résolution de
problèmes – soutiennent l’intégration de la qualité pour satisfaire les clients.

Points clés
Le client est l’arbitre final de la qualité du travail qu’accomplit l’entreprise.
La voix du client doit être portée à travers tout le processus – de la conception à
la fabrication.
Le célèbre système andon de Toyota – s’arrêter pour corriger les problèmes –
est un des moyens de mettre au jour les problèmes immédiatement afin qu’ils
puissent être rapidement corrigés.
Un des exemples les plus spectaculaires de la gestion des problèmes de qualité
chez Toyota est la façon dont l’entreprise a réagi face à la crise et aux rappels
de produits provoqués par l’accident de la Lexus en 2009. Plus de 10 ans après,
Toyota y fait toujours référence pour sensibiliser les équipes à l’importance de la
qualité.
La qualité intrinsèque s’applique également aux entreprises technologiques. Les
meilleures entreprises ont élaboré des processus en vue d’obtenir un retour
d’expérience rapide au fur et à mesure de l’écriture du code et de conduire des
expériences avec les clients afin de recueillir un feed-back permanent en vue
d’améliorer le logiciel.
La qualité ne se limite pas à des outils ; il faut créer une culture qui valorise
même les retours d’expérience négatifs et les utilise pour l’amélioration continue
– de la conception à l’utilisation par le client.

1 « The Toyota Way 2001 », Toyota Motor Corporation, document interne, 2001.
* Pour une présentation détaillée de l’entreprise, voir Richard Sheridan, Joy, Inc., New York,
Portfolio, 2013.
2 Stefan Thomke, « Building a culture of Experimentation », Harvard Business Review, mars/avril
2020.
Principe 7
Utiliser le contrôle visuel afin
d’aider les individus dans la
prise de décision et la
résolution de problèmes

M. Ohno était un inconditionnel du TPS. Il disait que tout doit être propre et en ordre pour
pouvoir voir les problèmes. Il était mécontent si quelque chose l’empêchait de voir et de
détecter un problème.
FUJIO CHO, PRÉSIDENT DE TOYOTA MOTOR CORPORATION

Nous assimilons les informations par nos cinq sens : la vue, l’ouïe, le
toucher, l’odorat et le goût. De nombreuses études montrent que, chez la
plupart d’entre nous, c’est d’abord par la vue que nous apprenons,
rappelons et utilisons l’information. Dans son livre Brain Rules, John
Medina expose ce qu’il appelle les « 12 lois du cerveau »1. La 10e loi
stipule : « La vision l’emporte sur tous les autres sens. » L’auteur résume :

Nous nous souvenons très bien des images. Lorsqu’on entend une
information, on se souvient trois jours plus tard de 10 % de cette
information. Ajoutez-y une image, et vous vous souviendrez de 65 % de
cette même information.
Les images l’emportent également sur le texte, en partie parce que le
processus de lecture est inefficace. Notre cerveau voit les mots comme
une multitude de petites images et nous devons identifier certaines
caractéristiques des lettres pour les déchiffrer. Cela prend du temps.
Pourquoi la vision est-elle tellement importante pour nous ? Peut-être
parce que c’est ainsi que nous avons toujours appréhendé les menaces
les plus graves, la nourriture et les opportunités de reproduction.
Débarrassez-vous de vos présentations PowerPoint. Elles sont
essentiellement composées de mots (près de 40 mots par diapositive),
avec six niveaux hiérarchiques de chapitres et d’intertitres – des mots,
encore des mots. Chacun doit se convaincre de l’incroyable
inefficacité de l’information écrite et du pouvoir incroyable des
images. Brûlez vos présentations PowerPoint et créez-en de
nouvelles2.

Donc, au lieu de combattre les dispositions naturelles de l’être humain,


Toyota a choisi de les exploiter. Comme tout le reste, ce n’est pas en lisant
des livres que Toyota l’a compris mais à travers l’expérience et la réflexion.
Toyota a fait du management visuel un art. Où que vous vous trouviez dans
l’entreprise, le management visuel est flagrant, partout – zones de
déplacement sécurisées indiquées en vert ; grands triangles renversés
marqués d’un Q pour les processus qualité critiques ; feuilles de travail
standardisées affichées sur les murs ; lumières andon clignotant en vert,
jaune ou rouge ; panneaux dotés d’indicateurs marqués en vert, jaune ou
rouge ; panneaux fictifs pour indiquer si les outils sont à leur place – et
kanban pour signaler quand réapprovisionner les fournitures.
Le principe des 5S : mettre de l’ordre, utiliser
le visuel

Dans les années 1980, la plupart des usines de production hors du Japon
étaient de véritables capharnaüms. Et encore, le plus important était ce que
l’on ne voyait pas, à commencer par les montagnes de stocks empilés
jusqu’aux plafonds. Impossible de voir si les outils étaient à leur place ou
non. Impossible de voir également s’il y avait des problèmes dans les
méthodes de travail. La règle tacite de l’époque était de ne pas voir ni
entendre les problèmes tant qu’ils ne vous sautaient pas à la figure. À ce
moment-là, ce n’était plus un problème mais une crise. Les responsables
passaient alors une grande partie de leur temps à jouer les pompiers, passant
d’un incendie à l’autre. En bref, le mot d’ordre général était de gérer les
crises.
L’usine de Donnelly Mirrors (aujourd’hui Magna Donnelly) à Gran
Haven, dans le Michigan, qui fabrique des miroirs pour rétroviseurs
extérieurs, était dans un tel chaos au début des années 1990 qu’elle
ressemblait davantage à un entrepôt qu’à un site de fabrication. Un jour, une
Ford Taurus disparut mystérieusement. Elle se trouvait dans l’usine en
attendant d’être équipée de prototypes de rétroviseurs. L’usine déclara sa
disparition à la police. Et elle réapparut quelques mois plus tard. Où était-
elle ? Derrière l’usine, dissimulée par des piles de stocks. Les dirigeants de
Donnelly citent toujours cet exemple pour illustrer les progrès accomplis
depuis la mise en œuvre du lean3.
Pour outrancier qu’il puisse paraître, ce cas illustre ce que beaucoup
d’entre nous vivent quotidiennement dans leur vie professionnelle. Prêtez-
vous au petit exercice suivant : demandez à un collègue de consulter un
document, sur son ordinateur ou sur l’intranet de la société. Est-il capable
d’aller immédiatement au bon endroit et de trouver le document du premier
coup ? Selon le temps qu’il lui faudra et, peut-être, l’agacement de votre
interlocuteur, vous saurez tout de suite si son organisation visuelle est
satisfaisante ou non. Vous pouvez aussi observer une salle de conférences
utilisée pour des réunions de projets importantes. Est-il facile d’identifier
d’un coup d’œil le déroulement des discussions ? Que voyez-vous lorsque
vous regardez les murs ? Y a-t-il des diagrammes et des graphes pour
indiquer si les participants sont en avance ou en retard sur l’ordre du jour ?
Les anomalies ou les retards dans le projet sont-ils facilement visibles ? Les
documents sont-ils à jour ? En d’autres termes, y a-t-il des moyens de
contrôle visuel pour repérer immédiatement les anomalies ? Chez Toyota,
on appelle les salles de réunion de gestion des projets les obeya, ou grandes
salles ; il suffit de regarder les murs pour comprendre le statut du projet
(nous y reviendrons un peu plus loin).
Lorsque les Américains se rendaient en pèlerinage dans les usines
japonaises au cours des années 1970 et 1980, leur première réaction était
invariable : « C’est si propre qu’on pourrait manger par terre. » Pour les
Japonais, c’était une question d’amour-propre. Qui voudrait vivre dans une
porcherie ? Mais leurs efforts vont au-delà de la propreté et de l’ordre. Au
Japon, les « programmes 5S » comprennent une série d’activités destinées à
éliminer les gaspillages qui contribuent aux erreurs, aux défauts et aux
accidents du travail. Les cinq S, seiri, seiton, seiso, seiketsu et shitsuke
signifient* :
1. Trier. Conserver seulement ce qui est nécessaire et éliminer ce qui ne
l’est pas.
2. Mettre de l’ordre. « Une place pour chaque chose et chaque chose à sa
place. »
3. Nettoyer. Le processus de nettoyage agit souvent comme une forme
d’inspection qui met au jour les anomalies ou des lacunes susceptibles
de nuire à la qualité ou d’entraîner une panne mécanique.
4. Standardiser. Développer des systèmes et des procédures pour
pérenniser les trois premiers S.
5. Institutionnaliser. Maintenir la stabilité de l’environnement de travail
en tant que processus permanent d’amélioration continue – le contexte
évoluant.
Dans la production de masse, sans les 5S, les gaspillages s’accumulent
pendant des années, occultent les problèmes et deviennent un
dysfonctionnement accepté comme inhérent à la manière de travailler. Les
5S créent un processus d’amélioration continue de l’environnement de
travail (voir figure 7.1).
Voici comment intégrer les 5S. On commence par trier tout le contenu de
l’atelier ou du bureau, en vue de séparer ce qui est nécessaire pour exécuter
des tâches à valeur ajoutée de ce qui est rarement – voire jamais – utilisé.
Tout ce qui tombe dans cette catégorie doit être identifié par une étiquette
rouge et retiré du lieu de travail. Ensuite, on crée un endroit permanent pour
ranger chaque pièce ou outil, en tenant compte de la fréquence d’utilisation.
Stockez les éléments rarement utilisés en dehors de l’espace de travail et
débarrassez-vous du reste. Vient ensuite le nettoyage, afin que tout soit
propre. Standardisez visuellement les quantités et les emplacements, afin
que chacun sache où les choses doivent être rangées et repère d’un coup
d’œil l’absence d’un élément (par exemple, un carré rouge à l’emplacement
du casier).

FIGURE 7.1 Les 5S.


Le cinquième S, institutionnaliser, est indispensable pour recueillir les
bénéfices des 5S. Pour ce faire, il convient de prendre l’habitude
d’appliquer systématiquement les procédures correctes en en créant de
nouvelles lorsque le contexte évolue. Technique d’amélioration continue
collective, ce dernier S est de la responsabilité des managers, des chefs de
groupe, des chefs d’équipe et des opérateurs – autrement dit, vous dérangez,
vous rangez. Il doit être inscrit dans les compétences de chaque poste.
Auditez régulièrement les 5S, attribuez des notes aux différents groupes
et fixez-leur des objectifs de progrès. Chez Toyota, les chefs de groupe et
les chefs d’équipe auditent régulièrement leurs processus, parfois avec une
notation quotidienne. Les résultats de ces évaluations et la dynamique de
changement qu’elles encouragent font partie de l’amélioration continue.
Une déviation est un écart à combler grâce à la résolution de problème. Les
usines moins avancées dans leur démarche confient la conduite des audits à
des managers ou des spécialistes, et accordent des récompenses lorsque les
lieux sont propres et rangés. Une usine décernait ainsi par exemple aux
équipes les plus performantes un « balai d’or » qui était ensuite transmis à
l’équipe arrivée première de l’audit suivant. Dans les sites lean de pointe,
les équipes auditent elles-mêmes leur propre environnement chaque
semaine, parfois quotidiennement, et les responsables font des inspections
régulières pour leur donner du feed-back.
Les lieux standardisés ont besoin de
processus stables

Malheureusement, certaines entreprises ont confondu 5S et production lean.


Plusieurs de celles que j’ai visitées relatent, sous une forme ou une autre,
l’histoire suivante :
Il y a quelques années, la direction a décidé d’essayer le lean. Elle a payé des fortunes à une
entreprise de formation qui nous a enseigné les 5S et a animé plusieurs séminaires sur le
sujet. Les ateliers/bureaux sont devenus plus propres et mieux rangés qu’ils ne l’avaient
jamais été. Mais nous n’avons pas fait d’économies ni amélioré la qualité, de sorte que tous
les bons résultats des 5S ont commencé à se dégrader. La direction a fini par abandonner le
programme. Et tout est redevenu exactement comme avant.

Dans le cadre du TPS, l’objectif des 5S n’est pas de tout organiser et


étiqueter, y compris les gaspillages, pour que l’environnement de travail ait
l’air propre et bien rangé. La démarche n’a rien de cosmétique. De
nombreuses entreprises dotées de systèmes de production de masse mal
organisés, de peu de flux, de systèmes poussés et de programmes de
production chaotiques ont cru pouvoir résoudre tous leurs problèmes grâce
aux 5S. Cependant, les variations des processus et des quantités de stocks
étaient telles que c’était comme essayer d’atteindre une cible mouvante.
Tout est en ordre, étiqueté et puis – patatras ! –, une vague de stocks arrive,
et vous n’avez nulle part où les ranger.
Le contrôle visuel d’un système lean bien conçu ne saurait être confondu
avec le nettoyage et le rangement d’un site de production de masse. Les
systèmes lean s’appuient sur les 5S pour faciliter le passage au takt time.
Les 5S sont aussi un moyen de rendre visibles les problèmes. C’est
pourquoi, s’ils sont utilisés de manière sophistiquée, ils peuvent faire partie
du processus d’amélioration continue4. Par exemple, dans un stock tampon
bien organisé, il existe des niveaux minimum et maximum clairement
indiqués ; si le processus est stable, le stock restera généralement entre ces
limites. Si le stock sort de ces limites, cela devient visible et doit conduire à
la résolution du problème : pourquoi cela s’est-il produit ?
Prenons l’exemple d’un processus d’assemblage manuel. Les pièces à
assembler sont acheminées jusqu’à l’opérateur. Celui-ci peut être comparé à
un chirurgien. Ce dernier doit concentrer toute son attention sur le patient.
Pas question de le détourner de sa tâche en l’obligeant à aller chercher un
instrument ou du matériel. Dans un bloc opératoire bien géré, tout est fait
pour prédire ce dont l’équipe aura besoin et le rendre disponible au moment
requis. Les infirmières mettent dans la main du chirurgien exactement ce
dont il va avoir besoin ; le chirurgien ne se retourne même pas. Il en va
idéalement de même pour un opérateur dans une usine – tout ce dont il a
besoin doit se trouver à proximité immédiate sans qu’il ait besoin de se
détourner de sa tâche.
Les usines Toyota utilisaient traditionnellement des rayonnages
dynamiques avec des boîtes contenant les pièces, comme l’illustre la figure
7.2 (de nos jours, elles utilisent plutôt des chariots avec exactement ce qui
est nécessaire pour chaque voiture de sorte que les opérateurs ne soient pas
obligés de chercher dans différentes boîtes de pièces). Les casiers contenant
les pièces standard sont acheminés jusqu’à l’opérateur sur des tapis roulants
gravitaires. Les rayonnages peuvent accueillir un nombre déterminé de
casiers. Des emplacements standard sont prévus pour les casiers, avec des
étiquettes faciles à repérer. Les casiers sont ensuite réapprovisionnés selon
un système tiré. Dans un système tiré, un manutentionnaire apporte juste ce
qu’il faut pour remplacer ce qui a été utilisé. Cela fonctionne très bien et les
5S sont très utiles. Dans un système poussé, en revanche, il peut arriver que
des casiers supplémentaires des mêmes pièces arrivent en même temps. Que
faire des casiers en trop ? Il est très probable qu’ils seront posés par terre.
L’opérateur est maintenant obligé de se pencher pour prendre les pièces, et
la belle « organisation standardisée » est totalement perturbée. Morale de
l’histoire : le TPS constitue un système ; ne modifier qu’un élément du
système donne rarement des résultats satisfaisants. Ce qui est utile, c’est le
contrôle visuel d’un processus stable ; lorsque des déviations se produisent,
elles sont immédiatement visibles.
FIGURE 7.2 Comme le chirurgien, l’opérateur prend ce dont il a besoin, quand il en a
besoin, dans la quantité requise, grâce à des signaux visuels.
Le contrôle visuel sur le lieu de travail

Le contrôle visuel est un dispositif de communication qui indique d’un coup


d’œil comment le travail doit être exécuté et s’il s’écarte du standard. Il aide
les employés à suivre ce qu’ils font et, dans certains cas, à anticiper le geste
suivant. Il leur montre où doit se trouver telle pièce, combien il doit y en
avoir à tel endroit, quelle est la procédure d’exécution standard, la situation
des encours. En outre, il leur donne beaucoup d’autres indications
essentielles au bon déroulement des activités. Dans son acception la plus
large, le contrôle visuel renvoie à l’organisation des informations de toute
nature de manière à assurer l’exécution rapide et correcte de l’ensemble des
opérations et des processus. On en trouve beaucoup d’excellents exemples
dans la vie courante, parmi lesquels les feux de circulation. Parce qu’ils
sont une question de vie ou de mort, ces feux sont des contrôles visuels bien
conçus. Levez les yeux – si le feu est rouge, arrêtez-vous ; s’il est vert,
avancez ; s’il est orange, il ne va pas tarder à passer au rouge. Il n’est pas
nécessaire de les étudier : leur signification est immédiatement claire ; si tel
n’était pas le cas, nous risquerions l’accident.
Le contrôle visuel ne se borne pas à identifier des écarts par rapport à un
objectif sur des diagrammes et des graphes, et à les afficher. Chez Toyota,
les contrôles visuels sont intégrés au processus de travail générateur de
valeur ajoutée. Il suffit de regarder le processus – une pièce, une pile de
stocks, des informations ou un opérateur en train d’exécuter une tâche –
pour voir immédiatement quel est le standard utilisé et s’il y a un écart.
Posez-vous cette question : votre manager est-il capable de savoir, en
traversant un atelier, un bureau ou un quelconque lieu de travail, si les
standards ou les procédures sont ou non appliqués ? S’il existe une règle
indiquant que tel outil doit être placé à tel endroit et que ce standard
implique un indicateur visuel (au moyen d’un panneau fictif par exemple),
le manager peut voir si cet outil n’est pas à sa place. Cette pratique peut
également être utile dans une cuisine pour préparer les repas ou pour
organiser les activités manuelles de votre bambin de cinq ans.
Zingerman’s Mail Order (ZMO) utilise un standard visuel pour
l’assemblage d’un emballage cadeau normalisé. ZMO expédie des produits
alimentaires artisanaux et ses commandes les plus fréquentes sont des
cadeaux. Le client peut choisir un emballage standard ou personnaliser son
emballage cadeau. La plupart des boîtes standard – le modèle Weekender
par exemple – sont des boîtes de grande contenance, qui peuvent accueillir
divers assortiments d’articles. L’entreprise a créé un gabarit en carton sur
lequel sont dessinés les contours extérieurs de la forme (voir figure 7.3).
L’assembleur positionne chaque article sur la forme correspondante et place
les articles dans la boîte. Le tour est joué – difficile d’oublier des articles ou
de se tromper de produits !

FIGURE 7.3 Le gabarit anti-erreur de ZMO pour les articles envoyés dans un emballage
cadeau standard.

Choisir les emballages d’expédition (cartons extérieurs) pour les boîtes


cadeaux est plus délicat. Un carton trop grand augmente les frais de port ;
un trop petit oblige l’opérateur à recommencer l’opération. La moitié
environ des commandes qu’expédie ZMO incluent une boîte ou un panier
cadeau assemblés dans un contenant standard. Sur le mur sont affichés des
échantillons de chaque contenant standard, avec un code couleur renvoyant
à l’emballage extérieur correspondant (voir figure 7.4). Les boîtes affichées
couvrent environ la moitié des cas de figure possibles. Il n’y a pas tout,
mais cela facilite énormément le travail des opérateurs.
Le principe 7 du modèle Toyota préconise d’utiliser le contrôle visuel
pour aider les opérateurs. De fait, nombre des outils associés à la production
lean sont des contrôles visuels ou en intègrent : cartes kanban, cellules en
flux pièce à pièce, dispositifs andon, standards de travail… S’il n’y a pas de
carte kanban indiquant qu’il faut réapprovisionner un casier, c’est qu’il
n’est pas à sa place. Un casier plein sans carte kanban est une indication
visuelle de surproduction. Une cellule bien conçue révélera immédiatement
les encours excédentaires par une localisation précise des encours normaux.
L’indicateur andon s’allume et signale un écart par rapport aux conditions
de travail standard. Les procédures standard sont affichées afin que chacun
sache quelle est la meilleure méthode pour alimenter le flux à chaque poste
de travail. Les écarts observés signalent un problème. Pour l’essentiel,
Toyota utilise un ensemble intégré de contrôles visuels ou un système de
contrôle visuel conçu pour créer un environnement transparent et sans
gaspillage.
FIGURE 7.4 Guide visuel des tailles de boîtes de ZMO.
Étude de cas : le contrôle visuel dans un
entrepôt de pièces détachées

Intéressons-nous à l’un des endroits les plus inattendus où le contrôle visuel


renforce le flux : un entrepôt « lean » géant.
Les constructeurs automobiles américains, comme leurs homologues
japonais, sont légalement tenus de conserver pendant au moins 10 ans un
stock de pièces détachées pour les véhicules retirés du marché. Ce qui
représente des millions de pièces différentes. Le but de Toyota est de
pouvoir en disposer en juste-à-temps, conformément à sa philosophie de
fabrication.
C’est à Hebron, dans le Kentucky, que Toyota a installé l’un de ses
entrepôts de pièces détachées les plus modernes et les plus grands du
monde. Les pièces sont expédiées dans toute l’Amérique du Nord vers des
centres de distribution régionaux qui approvisionnent les concessionnaires.
Contrairement aux principes du juste-à-temps, c’est un véritable entrepôt,
qui occupe plus de 80 000 m2 et 318 personnes. En 2002, lors de ma
première visite, Hebron faisait partir quotidiennement une moyenne de 51
camions de pièces détachées, soit 154 000 unités par jour. Les pièces sont
livrées à l’entrepôt par plus de 400 fournisseurs aux États-Unis et au
Mexique, et la plupart sont stockées jusqu’à ce qu’un concessionnaire
Toyota en ait besoin. Ultramoderne, l’installation est équipée de systèmes
informatiques sophistiqués. Les principes de base de Toyota sont toutefois
présents, et certains outils très rudimentaires sont utilisés pour le contrôle
visuel. Vous vous demandez peut-être : « Étant donné le nombre très élevé
de pièces et la variabilité de la demande, comment est-il possible d’utiliser
les outils du TPS – takt, flux pièce à pièce et standards de travail ? »
Tout d’abord, l’entrepôt est organisé en cellules, baptisées « positions
initiales ». Ces positions stockent des pièces de taille similaire, entreposées
de la même manière. Des groupes d’opérateurs sont affectés à chaque
position initiale. Ensuite, un puissant système informatique sur mesure a été
mis en place. La quantité et l’emplacement de chaque pièce sont saisis dans
le système. Un lot de différentes petites pièces est conditionné dans une
boîte standard en vue d’être expédié à un centre régional de distribution. Un
algorithme calcule le nombre de pièces qui remplira exactement la boîte
destinée à un centre précis – en fonction des volumes et de l’emplacement
dans la position initiale – et développe simultanément un circuit de
prélèvement qui peut être achevé en 15 minutes. Les préleveurs sont
équipés d’un appareil doté d’un petit écran qui leur indique la pièce à
prélever, qu’ils scannent immédiatement. Enfin, même avec ce programme
digital, le contrôle visuel est largement utilisé. Dans tout l’entrepôt, on voit
des panneaux blancs de différentes sortes, appelés « tableaux de contrôle de
processus ». Ce sont les centres nerveux de l’activité. La figure 7.5 illustre
un tableau de contrôle avec des chiffres réels de l’entrepôt d’Hebron. Les
données sont inscrites manuellement à l’aide de marqueurs. Il s’agit, dans
ce cas, de prélever des pièces dans une position initiale pour les
conditionner dans une boîte en vue de leur expédition. Le tableau saisit une
quantité considérable d’informations, y compris l’évolution de l’opération
toutes les 15 minutes. Il est intéressant de décrire son fonctionnement pour
illustrer l’efficacité du contrôle visuel dans la gestion d’une opération
soumise à une importante variabilité de la demande et pour suivre sa
progression en se référant au takt time.
Chaque matin, avant l’arrivée des préleveurs, les commandes de pièces
pour la journée parviennent dans l’ordinateur. Celui-ci les trie par position
initiale. Ensuite, l’algorithme assigne des pièces par lots de 15 minutes, en
l’occurrence les circuits de prélèvement. Le chef d’équipe saisit les données
dans les tableaux de contrôle de processus.
Il commence par les données de droite. Dans ce cas, il saisit le nombre de
pièces à prélever pendant la journée – 2 838 – que l’ordinateur répartit en
82 lots de 15 minutes. La « fenêtre de temps » totale pour prélever ces
pièces est de 420 minutes pour l’équipe postée, déduction faite des pauses.
420 minutes divisées par 82 lots donnent un takt time de 5,1 minutes par lot
– le rythme auquel les boîtes doivent être remplies pour satisfaire les
clients. Un temps de cycle de 15 minutes par lot, divisé par le takt time de
5,1 minutes, signifie qu’il faut 2,9 personnes pour prélever les commandes
de la journée.
Sur la gauche, le chef d’équipe note que trois de ses quatre équipiers
seront nécessaires pour prélever les pièces du jour. Il affecte donc le
quatrième (John) à une autre tâche pour cette journée. Il inscrit ensuite le
nombre prévu et le nombre total de lots à prélever, également répartis sur
toute la journée. Il y a quelques périodes plus calmes, où 11 boîtes au lieu
de 12 seront remplies afin d’inclure les pauses. Au début de chaque circuit
de prélèvement de 15 minutes, les employés placent un petit aimant rond
sur le lot qu’ils prélèvent, de couleur verte s’ils sont dans les temps ou
rouge s’ils sont en retard. Dans cet exemple, on voit que Jane est
exactement là où elle doit être, puisqu’il est 10 h 18, tandis que Bill est en
avance et Linda en retard. Mais, pendant cette période, la charge de travail
est moins importante – 11 boîtes. Alors, ils font des pauses et il y a une
certaine flexibilité. Tout est normal. D’un coup d’œil, le chef d’équipe voit
l’état de l’opération. Le tableau contribue aussi à améliorer la continuité du
flux pendant toute la journée. Les employés savent immédiatement s’ils
sont en retard et doivent accélérer ou demander de l’aide pour le rattraper.
S’ils essaient d’aller plus vite que le programme lissé, le chef d’équipe le
verra. Le heijunka est renforcé chaque jour.
FIGURE 7.5 Tableau de contrôle de processus au centre de distribution de pièces du
Kentucky.

Le système est extrêmement efficace, et c’est un bon exemple de


l’ingéniosité des experts TPS de Toyota. Ils ont réussi à créer un flux
continu dans une activité atypique de prélèvement à la commande,
caractérisée par une forte variabilité de la demande, pour laquelle beaucoup
auraient renoncé à appliquer les outils du TPS. En dépit des systèmes
informatiques complexes, les principaux instruments de pilotage des
opérations quotidiennes sont les outils de gestion visuelle. Les équipes
d’Hebron tirent une grande fierté du travail accompli pour créer une culture
d’implication collective en vue d’améliorer ce système de pointe (voir
principe 10).
Toutefois, avant même la construction de cet énorme entrepôt, les sites
de distribution de Toyota utilisant ces mêmes méthodes TPS étaient à la
pointe dans leur domaine en termes de productivité, de taux de remplissage
concessionnaire (facing fill rates) et de taux de remplissage système (system
fill rates) – les indicateurs de suivi et de mesure de ces installations. Le
premier de ces taux exprime le temps nécessaire pour qu’une pièce
commandée soit immédiatement disponible au centre de distribution affecté
au concessionnaire concerné. Le second, le temps nécessaire pour qu’une
pièce commandée soit immédiatement disponible quelque part dans un
centre de distribution de pièces Toyota. Par exemple, de 1992 à 1998, le
centre de distribution de Cincinnati a affiché le niveau de productivité le
plus élevé de ce secteur d’activité, avec un facing fill rate de 95 % et un
system fill rate supérieur à 98 %. Les taux de réponse de Toyota sont
généralement parmi les trois meilleurs de l’industrie.
Le contrôle visuel pour la planification et la
gestion de projet – l’obeya

J’ai passé beaucoup de temps au centre technique Toyota du Michigan, où


sont conçus des modèles comme la Camry et l’Avalon. Pendant la majeure
partie de cette période, Kunihiko (« Mike ») Masaki en était le patron.
Masaki avait travaillé dans plusieurs sociétés d’ingénierie et de production
durant sa carrière chez Toyota, qui utilisaient toutes d’excellents contrôles
visuels, de sorte qu’il était naturel pour lui que les fonctions
administratives, au centre technique, appliquent les 5S. Deux fois par an,
Masaki allait voir chaque employé à son bureau et lui demandait d’ouvrir
un meuble de classement (dans le cadre du programme d’archivage des
documents de Toyota). Il l’examinait pour voir s’il était correctement
organisé et vérifier qu’il ne contenait aucun document inutile. Il existe chez
Toyota un standard pour classer les dossiers et Masaki cherchait les écarts à
la règle. Un rapport est établi et une note est donnée. En cas d’anomalie, les
employés du service doivent préparer des contre-mesures et un examen de
contrôle est effectué pour s’assurer que l’anomalie a été corrigée.
Cela peut sembler excessif, et même intrusif, pour une tâche aussi simple
que l’archivage. Néanmoins, la procédure est, pour l’employé, un signal
clair de l’importance du contrôle visuel, en particulier parce qu’il émane du
président. Celui-ci montre ainsi par l’exemple le principe recommandé par
le modèle Toyota : aller sur le terrain se rendre compte par soi-même
(genchi genbutsu). Quelques années plus tard, cette responsabilité a été
déléguée à un vice-président et a été étendue à l’audit du mode
d’organisation des communications électroniques de chaque employé, afin
de vérifier que les messages sont classés dans des dossiers et que les
messages qui n’ont plus d’utilité sont effacés.
L’une des plus importantes innovations de Toyota en matière de contrôle
visuel est l’obeya (littéralement, la grande pièce), utilisée dans le
développement du premier modèle de Prius, sur lequel nous reviendrons
dans l’avant-dernier chapitre (voir principe 14). Pour la première Prius,
l’ingénieur en chef responsable s’était installé dans la grande pièce, avec les
responsables des principaux groupes d’ingénierie travaillant sur le projet.
C’est une immense salle de conférences, de type cabinet de guerre, équipée
d’outils de gestion visuelle qui sont affichés et mis à jour par les
représentants des différentes spécialités fonctionnelles. Ces outils
comprennent la position de chaque département (et de chaque grand
fournisseur) par rapport au programme, les graphiques de conception, les
résultats détaillés des concurrents, les données qualité, le tableau de bord
financier et d’autres indicateurs clés de performance. Tout écart par rapport
au programme ou aux objectifs de performance est immédiatement visible
dans l’obeya. Toyota a continué à faire évoluer son système pour les projets
de développement de nouveaux produits et l’obeya est un élément courant
de la transformation lean dans d’autres entreprises5.
La salle est une zone de haute sécurité à laquelle les membres des
équipes Toyota et un nombre limité de fournisseurs ont accès sur
autorisation. Toyota a constaté que ce système permet de prendre
rapidement des décisions motivées, améliore la communication, maintient
l’alignement, accélère la collecte d’informations et crée un sentiment
d’appartenance au sein des équipes.
J’ai eu l’occasion de m’entretenir avec Ichiro Suzuki, l’ingénieur en chef
de la première Lexus. Suzuki était une légende, le « Michael Jordan des
ingénieurs ». Juste avant de prendre sa retraite, il est revenu au centre
technique Toyota pour y donner un dernier cours. Il choisit pour thème « Le
secret de l’ingénierie d’excellence ». Sans surprise, il centra son discours
sur le management visuel. Il insista sur l’importance d’utiliser en toute
circonstance des diagrammes et des graphes (montrant le programme, le
coût, etc. sur une feuille de papier). Il souligna aussi qu’« un système de
suivi électronique ne sert à rien si les informations ne sont utilisées que par
une personne. Les diagrammes de contrôle visuel doivent favoriser la
communication et le partage ».
Visualiser par la technologie et par des
systèmes humains

Dans notre monde d’ordinateurs, de technologie de l’information et


d’automatisation, le but ultime serait de supprimer tout papier dans les
bureaux et les usines. On peut utiliser des ordinateurs, Internet et l’intranet
pour consulter presque instantanément des bases de données, écrites et
visuelles, et les partager via différents logiciels et la messagerie
électronique. Nous verrons au prochain chapitre que Toyota a résisté à cette
tendance. Comme l’a souligné Suzuki, consulter un écran d’ordinateur est
généralement un acte individuel. Travailler dans un monde virtuel isole du
terrain (à moins de travailler exclusivement sur ordinateur) et, surtout,
éloigne généralement des lieux où se fait le « vrai » travail. Il existe
naturellement des moyens de faire un usage positif des systèmes
informatiques visuels, par exemple lorsque les collaborateurs travaillent
dans des lieux différents. Cela demande cependant du travail et un affichage
visuel bien conçu – et encore faut-il que les personnes utilisent efficacement
les informations.
Le modèle Toyota reconnaît que le management visuel complète les êtres
humains, lesquels sont influencés par ce qu’ils voient, touchent ou
entendent. Les meilleurs indicateurs visuels se trouvent sur les lieux de
travail, où ils vous signalent – par le son, la vue et le toucher – non
seulement le standard, mais tout ce qui s’en écarte. Un système de contrôle
visuel bien conçu accroît la productivité, réduit les défauts et les erreurs,
aide à tenir les délais, facilite la communication, améliore la sécurité,
abaisse les coûts et, d’une manière générale, accroît le contrôle des
opérateurs sur leur environnement.
Plus la technologie numérique remplace le travail humain et plus les
entreprises délocalisent des fonctions entières vers des pays comme l’Inde,
dont la force de travail maîtrise parfaitement les technologies de
l’information, plus Toyota est mis au défi de tirer parti de ces outils
numériques. La question n’est pas de les accepter ou non. La question est :
comment conserver les systèmes humain et visuel tout en bénéficiant de la
puissance et des avantages de l’informatique ? La réponse se trouve dans le
7e principe du modèle Toyota : « Utilisez le contrôle visuel pour aider les
êtres humains dans la prise de décision et la résolution de problème. » Il ne
s’agit pas de refuser l’informatique, mais de faire preuve de créativité en
utilisant les moyens les plus efficaces pour créer un véritable contrôle
visuel. Toyota a déjà remplacé certains prototypes physiques par des
modèles numériques affichés sur de grands écrans, une démarche qui a
impliqué les ingénieurs et même l’équipe de production dans l’examen
critique de la conception. Une chose est certaine : Toyota ne renoncera pas
aisément à ses principes et à ses objectifs pour un instrument qui est
simplement plus rapide et plus économique. Tout mettre sur l’intranet et
utiliser l’informatique pour réduire les coûts peut avoir des conséquences
inattendues, susceptibles de modifier profondément la culture d’une
entreprise ou lui être nuisible.
Le modèle Toyota recherche un équilibre et adopte une approche
prudente de l’utilisation de l’informatique, de sorte à préserver ses valeurs.
Un compromis peut être nécessaire – par exemple, associer un signal visuel
physique et un ordinateur, comme dans l’entrepôt de pièces détachées
d’Hebron, ou utiliser un écran géant pour présenter une image en trois
dimensions d’un véhicule complet. Au final, le principe fondamental
perdurera : aidez vos employés par le contrôle visuel pour leur permettre de
bien travailler et de travailler efficacement.

Points clés
Les êtres humains sont des créatures visuelles. Ils se rappelleront et utiliseront
plus facilement une information si elle est dans un format visuel, de préférence
une image.
Les 5S – trier, mettre de l’ordre, nettoyer, standardiser, institutionnaliser – sont
un outil qui peut être utilisé pour créer un lieu de travail visuel. Cependant, ils
sont le plus efficaces lorsqu’ils font partie d’un système lean, avec des
opérations stables, des standards de travail et l’amélioration continue.
Le contrôle visuel sur le lieu de travail doit permettre de savoir d’un simple coup
d’œil quel est le standard et si quoi que ce soit s’en écarte.
Pour la gestion de projets, Toyota utilise une grande salle de réunion visuelle,
l’obeya, afin que chaque fonction impliquée puisse présenter des informations
actualisées sur le statut du projet et tout problème sur lequel elle a besoin
d’aide.
De nombreuses entreprises jugent inefficaces et obsolètes les dispositifs visuels
physiques, et portent au pinacle les outils numériques. Sources de distraction,
les ordinateurs ne facilitent pas toujours le travail d’un groupe. Toutefois,
lorsqu’ils sont correctement conçus et utilisés, les systèmes informatiques
peuvent contribuer au contrôle visuel.

1 John Medina, Brain Rules: 12 Principles for Surviving and Thriving at Work, Home and School,
Seattle, WA, Pear Press, 2014.
2 http://www.brainrules.net/pdf/mediakit.pdf.
3 Jeffrey Liker (dir.), Becoming Lean: Inside Stories of U.S. Manufacturers, Boca Raton, FL, CRC
Press, 1997, chap. viii.
* En fait, Toyota n’utilise que quatre S. L’entreprise dit en plaisantant qu’elle est un peu rétrograde
et qu’elle n’en est pas encore aux 5S. La vérité est que Toyota ne s’occupe pas du cinquième S,
institutionnaliser, parce que cela va de soi. Si ce n’est pas pour institutionnaliser, à quoi bon ?
4 Hiroyuki Hirano, 5 Pillars of the Visual Workplace, New York, Productivity Press, 1995.
5 James Morgan et Jeffrey Liker, Designing the Future: How Ford, Toyota, and Other World-Class
Organizations Use Lean Product Development to Drive Innovation and Transform Their
Business, New York, McGraw-Hill, 2018.
Principe 8
Adopter et adapter des
technologies qui soutiennent
vos collaborateurs et vos
processus

Il suffit aujourd’hui d’appuyer sur un bouton pour être immédiatement inondé d’informations
techniques et managériales. Tout cela est très commode, bien sûr, mais si l’on n’y prend
garde, le risque est de perdre la capacité de penser. Nous ne devons jamais oublier que, in
fine, c’est l’homme qui doit résoudre les problèmes.
EIJI TOYODA, CREATIVITY, CHALLENGE AND COURAGE, TOYOTA MOTOR
CORPORATION, 1983

En 1991, à la fin de la bulle économique japonaise, Toyota lança sur le


marché la Lexus LS 400. Le nouveau modèle était fabriqué sur le site de
Tahara, au Japon, bénéficiant de l’automatisation la plus poussée du groupe.
Comme d’ordinaire, les opérations de peinture et de soudure étaient
quasiment toutes automatisées, réalisées par des robots, mais
l’automatisation fut également partiellement introduite sur la chaîne
d’assemblage pour le poste d’installation moteur-transmission-suspension et
l’installation des systèmes de climatisation, des batteries, des tableaux de
bord et des pare-brise. L’automatisation fut un succès et le site affichait des
niveaux de qualité parmi les meilleurs au monde. Toutefois, lorsque la bulle
éclata, les ventes de voitures diminuèrent et « l’usine fut pointée du doigt
pour ses investissements élevés en capital, une charge de coûts fixes élevée
pour Toyota »1.
Toyota s’enorgueillit de fabriquer en fonction de la demande réelle.
Lorsque la demande chute, le constructeur veut avoir la flexibilité de
réduire ses coûts afin de préserver sa rentabilité. Généralement, dans les
périodes de baisse d’activité, l’entreprise réduit les coûts de main-d’œuvre
en supprimant les heures supplémentaires, en diminuant son volant de
personnel intérimaire et en redéployant ses équipes pour travailler sur le
kaizen. Mais il est impossible de supprimer temporairement le capital fixe.
Après l’expérience de Tahara, Toyota conditionna l’introduction de
nouveaux systèmes automatisés à des exigences plus rigoureuses.
Dorénavant, tout équipement de production devait répondre aux principes
de « simplicité, frugalité et flexibilité ».
Cette leçon fut une nouvelle fois apprise dans la douleur lors de la crise
financière de 2008. Le marché des pick-up et des SUV s’effondra et, pour la
première fois en 50 ans, Toyota perdit de l’argent. Les coûts fixes, estima
Toyota, étaient trop élevés, imposant des seuils de rentabilité trop élevés. La
contre-mesure : revoir tous les aspects de la conception et de la fabrication
et abaisser les seuils de rentabilité de toutes les usines de 80 à 70 % de la
capacité planifiée. Si un site produit à pleine capacité et que les ventes
chutent brutalement de 30 %, le site doit au minimum être à l’équilibre.
Cette décision aurait pu conduire l’entreprise à ralentir l’adoption de
nouvelles technologies. À notre époque de changement technologique
accéléré, en particulier dans l’univers du numérique, je pense que cela
aurait été une erreur. Le vrai message est le suivant : adopter et adapter les
technologies qui soutiennent vos collaborateurs et vos processus. Il faut
commencer par se demander : « Où sont les besoins réels auxquels la
technologie peut répondre pour vous aider à atteindre vos objectifs ? »
L’idée est de « tirer » la technologie en fonction des besoins, non de la «
pousser » parce qu’elle est à la mode. Et de rationaliser les processus qui
peuvent être améliorés sans gros investissements, avant de mettre en place
une technologie coûteuse. Bill Gates le fait judicieusement remarquer :
Quand on veut utiliser une technologie, il y a deux règles : la première est que
l’automatisation appliquée à une opération efficace démultipliera l’efficacité. La seconde est
que l’automatisation appliquée à une opération inefficace démultipliera l’inefficacité.

Au fil des ans, Toyota a pu prendre du retard par rapport à ses concurrents
dans l’acquisition des technologies les plus récentes. J’ai bien dit «
acquisition » et non « utilisation ». Toyota utilise un nombre incroyable de
robots dans les opérations de peinture et de soudure des carrosseries. Les
usines de moteurs et de transmissions regorgent de machines d’usinage et
de forgeage automatisées. L’entreprise dispose de superordinateurs et de
technologies assistées par ordinateur de pointe pour accompagner le
développement de produits. Des milliards de dollars sont investis dans
l’intelligence artificielle pour les véhicules autonomes. Par ailleurs,
l’entreprise fabrique et vend des robots « de mobilité » pour aider les
patients dans les hôpitaux, les malades et les plus âgés à domicile. La
philosophie d’automatisation de Toyota est demeurée cohérente au fil du
temps : « Indépendamment de l’expansion des domaines de recherche, nous
resterons fidèles à “l’automatisation avec une touche humaine” qui a
toujours été chérie par nos prédécesseurs comme l’élément le plus
important dans les technologies, ce qui signifie que les systèmes comme la
robotique ou l’intelligence artificielle ne doivent pas remplacer l’être
humain, mais l’accompagner2. »
Malheureusement, une grande part des technologies et des équipements
acquis par les entreprises dites de pointe n’est jamais pleinement utilisée.
La notion de plug and play peut fonctionner pour connecter une imprimante
à votre ordinateur portable. Cependant, la plupart des systèmes
informatiques sont beaucoup plus complexes, et toutes sortes de choses
peuvent aller – et vont – de travers. Un exemple particulièrement parlant
nous en est offert par le grand bond de Tesla dans l’automatisation avancée
pour l’assemblage automobile dans l’ancienne usine NUMMI en Californie.
Au cours d’une conférence avec les investisseurs fin 2017, Elon Musk
l’avait présentée rien de moins que comme la plus grande avancée depuis le
complexe intégré de River Rouge d’Henry Ford. L’objectif était d’éliminer
tout contact de l’homme avec le produit et de fabriquer des véhicules à une
vitesse ultrarapide3. Il est intéressant de noter que, même avec cette
automatisation « avancée », la productivité du travail était beaucoup plus
mauvaise que lorsque l’usine était gérée par Toyota. Quelques mois plus
tard, Musk reconnut que l’usine était dans « l’enfer de la production » et
incapable de tenir les objectifs de production du modèle 3. Tesla construisit
alors une deuxième chaîne d’assemblage, plus simple, sous une tente. Musk
tira de cette expérience un enseignement précieux : « Nous avions ce réseau
dingue, hypercompliqué, de courroies. Et ça ne marchait pas. Nous avons
donc décidé de nous en débarrasser4. » Musk tweeta ensuite : « les êtres
humains sont sous-évalués » – signe qu’il avait peut-être passé le cap,
reconnaissant la valeur de l’être humain5.
Cela ne signifie pas que la technologie à l’ère du numérique ne soit pas
en adéquation avec la pensée lean ou qu’Elon Musk ne réalisera jamais ses
rêves de fabrication ultra-automatisée. Adopter cette perspective reviendrait
à se mettre des œillères et à ignorer certains des plus grands progrès
technologiques de notre temps. Il me semble que l’enjeu est de ne pas céder
à la tentation d’acquérir et de déployer les outils numériques dernier cri,
mais plutôt d’intégrer de manière réfléchie la technologie avec des
individus et des processus hautement développés. Plus loin dans ce
chapitre, nous nous intéresserons à Denso, l’un des plus importants
fournisseurs de Toyota, qui a accompli des progrès remarquables en
adaptant la collecte de données en temps réel, l’Internet des objets et
l’analyse de données pour soutenir les systèmes lean et amplifier le kaizen.
Les hommes sont au centre de l’approche de Denso, avec leur aptitude à
ressentir la réalité et à déployer une pensée créative. Denso démontre que
c’est avec des personnes qualifiées qui progressent en permanence que la
technologie a le plus de potentiel.
Les ordinateurs traitent l’information, les
êtres humains pensent

J’ai donné d’innombrables cours sur les bases du système Toyota, parmi
lesquelles le kanban, qui est pour l’essentiel une méthode manuelle
visuelle. S’il y a parmi les participants des spécialistes de l’informatique, ils
ne manquent jamais de suggérer de supprimer le kanban papier et de
digitaliser le processus. Toyota a utilisé avec succès le kanban papier
pendant de nombreuses années. Il présente l’avantage d’être tangible et de
se déplacer avec les casiers de pièces, ce qui permet de savoir d’un simple
regard s’il est présent ou absent. En l’absence de kanban, le casier ne doit
pas être déplacé. Cela étant, Toyota est passé il y a quelques années au
kanban électronique, même s’il existe en parallèle un système de kanban
papier à scanner et éliminer. L’intérêt d’utiliser différents types de supports
est de permettre aux opérateurs de visualiser facilement au cours de leur
travail si le processus respecte ou non les standards.
L’inanité de la technologie à tout prix m’est apparue lorsque j’ai conduit
une mission de conseil auprès d’un fournisseur américain de sièges auto qui
avait travaillé pendant des années avec Toyota et appris le TPS. Le P-DG de
l’entreprise s’était mis dans la tête de faire de l’augmentation des rotations
de stocks l’un des objectifs « lean » majeurs de l’entreprise. Il fixa à toutes
les unités opérationnelles des objectifs ambitieux en matière de rotation de
stocks, qui semblaient aller dans le sens de l’élimination du gaspillage
préconisée par le TPS. L’exercice devint une véritable obsession.
Un groupe d’ingénieurs logisticiens de l’entreprise fut chargé de réduire
les stocks. Le leader du groupe était un informaticien. Il voulait introduire
une nouvelle technologie Internet pour apporter « de la visibilité dans la
chaîne logistique ». Les « solutions » logicielles qui promettent de réduire
radicalement les stocks et de maîtriser le processus logistique sont pléthore.
Comment ? En montrant en temps réel à ceux qui se connectent au site
Internet le volume des stocks à chaque étape de la chaîne logistique et en
alertant les utilisateurs lorsqu’ils s’écartent de niveaux de stocks prédéfinis.
Ses collaborateurs étaient très fiers de leur patron, intelligence brillante
et esprit rapide, et ils répétaient souvent un exemple qu’il citait. Il
comparait le logiciel en question à un bulldozer. On peut très bien, disait-il,
creuser un fossé à la main. Mais un bulldozer fera la même chose en très
peu de temps. L’informatique faisait la même chose : accélérer
spectaculairement le travail qui était auparavant réalisé à la main.
Je ne comprenais pas que l’on puisse croire cela. Comment le fait de
suivre les stocks sur l’ordinateur peut-il permettre de les faire tourner plus
rapidement ? Ma formation au TPS m’avait appris que les stocks sont
généralement symptomatiques de processus mal maîtrisés. In fine, pour
produire, il faut fabriquer. J’expliquai mon point de vue au responsable : un
logiciel peut certes contrôler les stocks très rapidement, mais les hommes et
les machines produisent le produit en se fondant sur une certaine logique et,
ce faisant, créent des stocks. En fait, une « vraie visibilité de la chaîne
logistique » consisterait plutôt à installer une caméra vidéo sur le chantier, à
la connecter à un écran dans un endroit éloigné et à regarder travailler les
terrassiers. Rien n’y fit, il s’obstina à pousser la technologie.
Mon point de vue fut validé lorsqu’on nous demanda de réaliser, à des
fins de comparaison, un projet en parallèle dans l’une de leurs usines, sans
utiliser la technologie. Sans recourir à l’informatique, nous réussîmes à
réduire les stocks de 80 % sur la chaîne d’assemblage, alors que l’usine
pilote utilisant le logiciel de chaîne d’approvisionnement n’avait eu qu’un
impact marginal. Nous y parvînmes en passant d’un système poussé à un
système tiré manuel, à l’aide du kanban. Le temps d’écoulement fut réduit
d’un tiers – sans ordinateurs. Pour éliminer la majeure partie des stocks,
nous fûmes amenés à travailler avec un fournisseur mexicain – appartenant
à la même entreprise – qui poussait le maximum de stocks dans l’usine de
son client afin que son taux de rotation paraisse bon. C’est en améliorant le
processus que l’on peut contrôler les stocks de manière durable.
Déployer les technologies de l’information
les plus récentes n’est pas un objectif pour
Toyota

Toyota avait eu plusieurs expériences négatives avec l’automatisation


excessive des processus, à l’image du site de Tahara. Ce fut par exemple le
cas dans les années 1990, avec l’installation, dans son centre de distribution
de pièces détachées de Chicago, d’un système ultra-automatisé de casiers
rotatifs. À l’époque de la construction de l’entrepôt, les concessionnaires
passaient leurs commandes de pièces chaque semaine. Mais peu après
l’achèvement du centre, l’entreprise mit en place un système de commandes
et de livraisons quotidiennes afin de réduire à la fois les temps
d’écoulement et les stocks chez les concessionnaires. Avec le passage à des
livraisons quotidiennes, elle espérait remplir les boîtes désormais plus
petites (un cinquième de la taille précédente) plus rapidement et accélérer
l’ensemble du processus. Cependant, ce n’est pas ce qui se produisit. Le
problème et ses causes furent rapidement identifiés. Le centre était toujours
équipé d’un long tapis roulant et l’opérateur en fin de tapis devait attendre
que les pièces arrivent. La technologie avait créé de l’attente, autrement dit,
un gaspillage. Le mieux apporté par la technologie fut de courte durée et le
site de Chicago devint l’un des entrepôts les moins productifs de Toyota. En
2002, l’entreprise y investit à nouveau des sommes considérables, cette fois
pour supprimer l’automatisation et son système informatique de gestion.
Par comparaison, l’entrepôt régional de pièces détachées qui affiche la
meilleure productivité est celui de Cincinnati, qui est très faiblement
automatisé.
Jane Beseda, ancienne directrice générale et vice-présidente Pièces
détachées pour l’Amérique du Nord, explique :
Dans le monde de la logistique, rien ne se fait sans information. Mais nous sommes prudents
dans l’application de l’automatisation. Il est très facile d’apprendre le kaizen aux hommes,
beaucoup plus difficile aux machines. Nos processus étaient devenus beaucoup plus
productifs et rentables, mais pas les machines. Il fallait donc les sortir de l’équation.
Commencer par définir le processus manuel et ensuite seulement l’automatiser. Essayer de
doter le système du maximum de flexibilité pour pouvoir continuer à appliquer le kaizen à
votre processus au fil de l’évolution de votre entreprise. Et toujours compléter les
informations du système par le « genchi genbutsu » : « aller voir par soi-même ».

Beseda donne un exemple de la puissance d’un simple visuel pour les


systèmes tirés. Lorsqu’on met en place un kanban, on indique un niveau
maximal et un niveau minimal de stock, que l’on ne souhaite pas dépasser.
La quantité de stock dépend de plusieurs facteurs, dont le takt et le degré de
variabilité dans les commandes des clients et dans le processus. Lorsque la
variabilité est élevée, on a besoin de plus de stocks pour protéger le client
suivant contre des pénuries. Il existe des équations mathématiques pour
calculer ces montants, et elles peuvent être informatisées. Mais Beseda
n’était pas intéressée par les calculs compliqués. Elle demanda à ses
équipes dans l’un des entrepôts de proposer des chiffres en se fondant sur
les éléments dont ils disposaient, puis de lancer le système et d’observer ce
qu’il se passait. Ils devaient indiquer visuellement de combien de jours le
stock excédait le maximum ou était inférieur au minimum, puis prendre des
mesures lorsqu’ils observaient un schéma récurrent, ajoutant ou soustrayant
au kanban, pour enfin identifier les causes et apporter une solution au
manque de stock. Ils trouvèrent ce processus d’ajustement et de résolution
de problème basé sur l’observation de la réalité beaucoup plus efficace que
de s’en remettre à un modèle mathématique.
J’ai vécu une autre expérience intéressante lorsque je me suis rendu sur
un site de Toyota au Japon qui usine des pièces de moteur. J’ai été ébahi par
une ligne chaku chaku simple, pilotée par un robot. L’idée du chaku chaku
est d’avoir une chaîne semi-automatisée, consistant généralement en deux
rangées de machines parallèles. Un opérateur se déplace le long de la
chaîne, alimentant les machines en pièces et retirant les pièces des
machines. Les machines sont conçues pour éjecter les pièces
automatiquement lorsqu’elles sont terminées de façon à ce que l’opérateur
les attrape au fur et à mesure. L’opérateur est formé à suivre un standard de
travail utilisant les deux mains, pour une productivité accrue. Mais ce qui
m’a fasciné, c’est de voir un simple robot pick-and-place accomplir le
travail d’un être humain. Pour des raisons de coûts, il avait été conçu et
fabriqué par Toyota et saisissait simplement une pièce achevée avec une «
main », puis la plaçait de l’autre « main » dans la machine suivante. Mon
guide m’expliqua que cela permettait d’économiser des coûts et de l’espace,
les machines pouvant être très proches les unes des autres, avec entre elles
juste l’espace nécessaire pour le robot. Pour des raisons de sécurité, les
machines doivent être plus espacées lorsque le travail est accompli par un
opérateur.
Nous nous déplaçâmes ensuite jusqu’à une autre ligne, où de nombreux
opérateurs manipulaient des pièces pour un produit similaire. Je demandai
pourquoi celle-ci n’était pas robotisée. Mon guide m’expliqua que la variété
de produits était plus importante et que les pièces étaient plus complexes.
Ces tâches nécessitaient davantage de dextérité et d’ajustements manuels.
L’utilisation de robots dans le futur était envisagée, mais cela exigerait de
simplifier énormément le processus, et peut-être aussi le produit, avec le
kaizen, ce à quoi travaillaient les ouvriers de la production. Je me souviens
m’être dit : « S’adapter, tout est là. »
L’automatisation et les machines peuvent
aussi être améliorées par des individus
créatifs

Pour être honnête, mon expérience du kaizen se limite essentiellement aux


connaissances et au travail manuel qu’accomplissent les êtres humains ; je
n’avais pas vraiment réfléchi à l’amélioration continue de machines
fortement automatisées. Les choses changèrent lorsque je fis la
connaissance de Misturu Kawai, premier opérateur à devenir vice-président
exécutif et membre du comité de direction de Toyota. Entré chez Toyota en
1966, fraîchement diplômé de la Toyota Technical Skills Academy, il fit
l’essentiel de sa carrière dans l’usine de Honsha (siège social) où étaient
usinées et forgées les pièces métalliques des transmissions. Lorsque Kawai
était opérateur, Taiichi Ohno s’intéressa à lui et le forma personnellement.
L’enseignement dispensé par Ohno débutait invariablement par un défi,
accomplir quelque chose qui semblait impossible. Kawai m’expliqua que
son défi était d’augmenter chaque mois la productivité de 2 %, et ce,
pendant 50 ans. Chaque mois, il repartait de zéro. Si, un mois donné, il
réalisait une hausse de 4 %, l’objectif pour le mois suivant était inchangé,
toujours à 2 %. Lorsqu’il débuta, les processus étaient essentiellement
manuels ; un demi-siècle plus tard, les processus étaient presque
entièrement automatisés.
Kawai était convaincu que les principes du TPS s’appliquent aussi bien
au travail manuel qu’au travail automatisé. Écoutons-le :
Les matières circulent et sont transformées à la vitesse à laquelle nous pouvons vendre le
produit. Tout le reste est gaspillage. Les opérateurs doivent apprendre comment utiliser la
machine, les matières et leurs cinq sens, pour créer une pièce de qualité à un prix
raisonnable. Alors seulement, on peut développer l’automatisation intelligente pour réduire
le plus possible tout transport ou mouvement qui ne change pas la forme ou le moule.
Kawai attendait des opérateurs qu’ils aient une connaissance intime du
fonctionnement de la machine et en repensent la conception pour éliminer
le gaspillage. Or, la plupart avaient été embauchés après l’automatisation. Il
était extrêmement préoccupé par la mentalité qu’il observait : « Appuyez
sur un bouton rouge et la pièce sort. » Les managers, les ingénieurs et les
opérateurs devaient développer les quatre compétences suivantes :
visualiser la production ;
acquérir une connaissance explicite du processus ;
standardiser les connaissances ;
développer une automatisation intelligente à travers le kaizen.

Il fit plusieurs choses pour former et encourager le développement des


salariés. Premièrement, chacun devait « mettre les mains dans le cambouis
». Il exigea de tous les opérateurs, les ingénieurs et les managers qu’ils
accomplissent manuellement les tâches de forgeage et d’usinage.
Deuxièmement, Kawai assigna à chaque opérateur un équipement, baptisé «
ma machine ». Chaque opérateur devait dessiner à la main en détail tout ce
qui arrivait à la pièce, seconde par seconde, au cours des différentes étapes
du processus de transformation. Il expliqua aux managers qu’ils devaient
former les ouvriers et répondre à toutes leurs questions, tout en étant
parfaitement conscient que les managers ne possédaient pas les
connaissances suffisantes pour le faire. Les managers durent reprendre le
chemin des ateliers (gemba) et étudier les processus. La courbe
d’apprentissage était raide. Néanmoins, avec le temps, les défauts
diminuèrent de manière exponentielle jusqu’à quasiment disparaître à
mesure que l’empreinte de la machine s’amenuisait. Troisièmement, il créa
une ligne d’assemblage manuelle pour que chaque employé puisse faire
l’expérience d’une application traditionnelle du TPS et progresser. Dans les
années 1940, Toyota avait une usine de transmission rudimentaire au Brésil
que l’entreprise voulait fermer parce que les volumes étaient trop faibles
pour qu’elle soit rentable. Ohno avait luimême visité l’usine et prouvé
qu’elle pouvait devenir rentable grâce au TPS. Mais après 75 ans de bons et
loyaux services, le moment vint de la mettre à l’arrêt, et Kawai demanda
que la ligne d’assemblage des transmissions soit démontée, emballée, et
expédiée dans son usine au Japon afin d’être utilisée dans les formations au
TPS.
La tâche assignée aux opérateurs était de travailler sur la ligne et
d’assembler à la main une grande diversité de modèles en petites séries, de
manière économe et sans électricité. Ohno l’appela la « ligne
d’apprentissage des bases du TPS ». Les étudiants recevaient des
instructions spécifiques pour le kaizen et apprenaient sur la chaîne
manuelle. Ensuite, ils étaient envoyés sur les lignes de forgeage et
d’usinage pour améliorer les processus automatisés. Avec le temps, ils
réduisirent de moitié l’encombrement au sol de ce qui était déjà une cellule
efficace d’assemblage des transmissions, tout en démultipliant la
productivité.
Beaucoup d’innovations naquirent ainsi d’objectifs ambitieux assortis de
la contrainte d’utiliser des dispositifs simples, mécaniques, ne coûtant
quasiment rien. Par exemple, un des défis était de trouver un moyen de
choisir manuellement sans se tromper les bonnes pièces pour une
transmission parmi un grand choix de pièces. Avec les technologies
actuelles, on le ferait électroniquement en utilisant des rideaux lumineux,
des codes-barres et des ordinateurs. Le casier de la pièce à prendre
s’allumerait. Qu’un opérateur s’avise de prendre la mauvaise pièce, et ce
sont des alarmes qui se déclencheraient et des lumières qui clignoteraient.
Comment y parvenir sans ordinateur ni électricité ?
Les étudiants eurent l’idée d’un dispositif ingénieux remplissant deux
fonctions : il servait à la fois de kanban, leur permettant de
réapprovisionner les pièces en petits volumes, et de dispositif anti-erreur. Ils
l’appelèrent le « kanban clé ». Une petite quantité de chaque pièce était
conservée sur la ligne d’assemblage. Lorsque les opérateurs de production
avaient utilisé suffisamment de pièces pour déclencher le
réapprovisionnement, un kanban rectangulaire en métal (unique pour cette
pièce) était utilisé comme clé pour ouvrir le casier correspondant. Le
kanban portait un code-couleur et des informations d’identification qui
correspondaient au casier où ces pièces étaient stockées. Un couvercle en
plastique transparent portait, quant à lui, une image de la pièce et les
données d’identification. Il suffisait d’insérer le kanban clé dans une fente
et d’appuyer pour que cela soulève un – et un seul – couvercle de casier :
celui de la pièce correspondante (voir figure 8.1).

FIGURE 8.1 Le kanban clé manuel ouvre seulement le couvercle de la pièce à prendre.

Conclusion : mettre à la poubelle tous les nouveaux outils numériques et


retourner au temps de l’artisanat, du travail manuel et des machines simples
? Nullement. Kawai formait les opérateurs afin qu’ils puissent être encore
plus efficaces en pilotant et améliorant les processus automatisés.
Lorsque le modèle Toyota rencontre
l’industrie 4.0

Je ne suis en aucun cas un spécialiste du sujet mais, de ce que j’en


comprends, l’industrie 4.0 utilise des logiciels pour gérer les actifs au
moyen de l’Internet des objets : dispositifs de collecte des données
(capteurs sans fil et caméras à haute définition par exemple), mining de big
data pour identifier des schémas, algorithmes prédictifs et intelligence
artificielle capable d’apprendre. Les applications sont nombreuses :
contrôler les machines, prédire les pannes ou encore, dans certains cas,
prendre des mesures correctives en ajustant les machines automatiquement.
Autre exemple : les robots intelligents qui peuvent s’adapter à différents
contextes et apprendre, simulant la prise de décision et les gestes humains.
Sans m’en rendre compte, j’ai expérimenté la puissance de cette nouvelle
technologie en jouant au golf, en février 2020. Un ami m’a contacté pour
que j’aille avec lui essayer un practice révolutionnaire : le « practice
connecté », premier de la région doté d’une nouvelle technologie analysant
votre swing et vous envoyant les données sur votre smartphone. Le practice
était équipé de tours radar disséminées sur le terrain pour collecter les
données en trois dimensions. Après avoir téléchargé l’appli TrackMan, je
me suis installé au practice, j’ai indiqué mon numéro de tapis et quel club
j’utilisais, frappé la balle et regardé sur mon téléphone la trajectoire de la
balle, la distance parcourue en l’air, la distance parcourue par la balle au sol
et sa hauteur. L’appli pouvait ajuster les résultats en fonction des conditions
météo du moment. Il y avait même une mesure de la variabilité de mes
coups par club. Génial, non ?
Et de quoi réfléchir et faire le point une fois rentré à la maison : « À
quelle distance est-ce que je tape chaque club en moyenne ? Quels clubs
sont les plus fiables ? Dois-je utiliser dans certains cas un club plus ouvert
pour améliorer la fiabilité ? » La clé résidait dans la collecte des données
(les radars), la connexion à Internet pour traiter les données, l’analyse des
données, la connexion à mon téléphone par Internet et le logiciel de
l’application.
Par la suite, je repensais plus longuement à cette technologie. J’avais été
très content de l’utiliser. En outre, elle a donné une dimension
supplémentaire à mon expérience au practice, comme de jouer à un jeu
vidéo, mais avais-je davantage appris ? Quand on va au practice, c’est pour
s’entraîner et progresser. L’application a-t-elle amélioré mon entraînement
et mon niveau de compétence ? Oui, en théorie ; non, dans la réalité,
semblait-il. Elle pourrait effectivement m’apporter quelque chose si je
l’utilisais dans le cadre d’un bon programme d’entraînement, mûrement
réfléchi et structuré – c’est-à-dire ne pas me contenter de taper des balles et
de regarder sur mon téléphone ce qu’il se passait. Avoir des objectifs
d’apprentissage précis, un standard pour mon swing et noter, pour chaque
swing, les écarts par rapport à ce standard, pour enfin définir et mettre en
pratique une contre-mesure à ces écarts. Faute de quoi, c’était juste amusant
(ce qui n’est pas une mauvaise chose). La technologie, couplée à la
discipline humaine d’un programme d’entraînement, pouvait avoir un sens.
Ce que j’ai vu chez Denso ressemblait beaucoup à ce practice connecté,
bien qu’à plus grande échelle et à un degré supérieur de sophistication. La
culture de Denso encourageait les individus à réfléchir et à résoudre les
problèmes sur la base des écarts entre les standards et les conditions réelles,
ce qui, combiné à l’Internet des objets, était très puissant.
Papier peint électronique* ?

Lorsque je suis arrivé à l’université du Michigan, en 1982, on ne parlait que


de « l’usine du futur ». Je travaillais sur les « impacts sociaux » de la
fabrication intégrée par ordinateur (CIM), dont on prédisait qu’elle allait
bouleverser l’industrie, mettant potentiellement des millions d’ouvriers au
chômage. Concevez quelque chose sur ordinateur, créez une base de
données numérique, téléchargez-la sur des outils de machines automatiques,
et hop !, le produit sort. Les médias ne parlaient que de cette technologie
disruptive. Je fus donc surpris d’apprendre qu’à l’époque tout cela relevait
surtout du mythe, et que les échecs étaient nettement plus nombreux que les
réussites. Un groupe d’entre nous étudia une petite entreprise, un fabricant
de paliers pour systèmes de manutention, qui se présentait dans ses
publicités comme l’un des premiers utilisateurs de la CIM. L’entreprise
avait installé de nouvelles machines informatisées et remplacé les
opérateurs des anciens équipements. Cependant, lorsque le nouveau
système tomba en panne, il fallut remettre en service les anciennes
machines et réembaucher les opérateurs pour que la production ne s’arrête
pas6. L’entreprise fit finalement faillite. Nous écrivîmes un article, «
Changing Everything All at Once », détaillant toutes les raisons pour
lesquelles tout finit aussi mal. Pour résumer, ils étaient des adopteurs
précoces ambitieux mais ont intégré de manière inconsidérée dans les
opérations des technologies encore balbutiantes. Fort de cette expérience, je
suis resté sceptique lorsque j’ai commencé à entendre tout le buzz autour de
l’industrie 4.0. Ma rencontre avec Raja Shembekar chez Denso a à la fois
renforcé mon scepticisme et commencé de me convaincre que cette
technologie de pointe était l’élément qui avait manqué aux premières
tentatives de fabrication informatisée.
Raja Shembekar, vice-président du North American Production
Innovation Center de Denso, est devenu le principal architecte de
l’utilisation de l’IoT chez Denso. Il a travaillé chez Ford pendant 12 ans, où
il a appris les bases du design et de la fabrication automobiles, avant de
rejoindre Denso en 2004. Il a passé deux ans Japon au département
d’ingénierie de la production, se familiarisant avec la culture et le système
de l’entreprise. De retour aux États-Unis en 2012, il mesura à quel point le
pays était en avance sur le Japon dans le domaine du logiciel moderne, en
particulier les technologies de l’Internet des objets et de l’intelligence
artificielle. Il résolut de doter Denso de ces technologies. À l’époque, il
estimait que Denso était très en retard et avait besoin de combler
rapidement ce retard. Il se mit donc en quête d’un fournisseur d’IoT. Raja
explique :
En 2017, nous avons visité de nombreux sites. Ils nous ont montré de magnifiques
présentations PowerPoint™ en clamant : « Nous pouvons le faire, nous pouvons le faire. » À
ce moment-là, nous pensions vraiment être très en retard par rapport au reste de l’industrie
américaine. Nous avons donc eu des contacts avec cinq entreprises, conduit des tests avec
elles et installé leurs logiciels chez nous.

À l’image de ce que mon groupe de recherche avait connu dans les années
1980 avec « l’usine du futur », lorsque Raja et son équipe étudièrent de plus
près les prétendues entreprises de référence de l’industrie 4.0, ils furent
consternés. Il y avait beaucoup d’esbroufe et de merveilleux affichages de
données, mais quasiment aucune action pour résoudre les vrais problèmes.
Nous avons beaucoup appris, c’est vrai, mais soyons honnêtes, tout cela n’allait pas très loin.
Lorsque vous visitez des sites, on vous montre quantité d’écrans et de tableaux de bord –
j’appelle ça du papier peint électronique. Et après ? Sauf à me montrer quelles actions vous
avez prises en vous fondant sur ces données en temps réel, et que les données sont des
données authentiques, ce n’est rien de plus que du papier peint électronique. J’ai visité plus
d’une douzaine d’usines de grandes entreprises de premier plan et beaucoup d’entre elles
avaient de bonnes activités, mais elles n’étaient pas totalement intégrées. Et on découvre vite
que plus elles font de tableaux de bord, moins elles agissent.

Raja visita l’usine d’un autre grand fournisseur automobile qui faisait figure
de référence dans l’utilisation de l’IoT, et dont on parlait beaucoup. Le
fournisseur avait de très beaux affichages de données avec d’innombrables
histogrammes. Raja consulta un écran qui mesurait l’efficacité globale des
machines, afin de jauger leur temps de bon fonctionnement. Pour une ligne
de production, les chiffres à l’écran indiquaient que les machines tournaient
à 135 %. Surpris par ce chiffre, Raja demanda s’il était exact. On lui
répondit : « Non, ce n’est pas tout à fait vrai sur cette ligne parce que le
logiciel n’a pas été reparamétré en tenant compte des problèmes que nous
avons eus aujourd’hui. » Raja se dit : « Que penseraient les opérateurs s’ils
voyaient le chiffre de 135 %, alors qu’ils savent qu’ils sont au-dessous des
objectifs de production du jour ? »
Il découvrit également que le logiciel était conçu par des spécialistes de
la technologie qui ne connaissaient rien à la fabrication et qu’il était souvent
impossible de l’adapter au contexte réel. Voici un exemple rencontré par
Raja dans sa quête de prestataire :
Des démonstrations de faisabilité ont été conduites avec deux entreprises, l’une allemande et
l’autre américaine. Admettons que le travail débute à 8 heures et que cette donnée soit entrée
dans le logiciel. À 8 heures, il commence à suivre la productivité de votre ligne. Mais
admettons que nous recevions un message du chef d’équipe sur un problème de sécurité, ou
autre, et que la ligne ne démarre qu’à 8 h 07. Nos opérateurs ne doivent pas être tenus pour
responsables de ces 7 minutes de production perdues parce que le management a décidé de
retarder le démarrage. Croyez-moi si vous le voulez, ajuster le programme pour qu’un chef
d’équipe puisse entrer les données indiquant que nous avions commencé à 8 h 07 a été
extrêmement compliqué.
Les applications IoT à Denso, Battle Creek

Lors de ma visrier 2020, de nombreuses applications IoT fonctionnaient sur


le site de tests de Denso, à Battle Creek, dans le Michigan. Dans le hall
d’entrée, était installé un grand écran avec une carte indiquant différentes
zones. Toutes les zones étaient en vert lors de notre visite hivernale, ce qui
indiquait que les indices de température au thermomètre-globe mouillé
étaient satisfaisants. Lorsque la température est supérieure à 35 °C, les
opérateurs doivent faire une pause de 15 minutes toutes les 4 heures. Par le
passé, les employés parcouraient l’usine et vérifiaient les températures afin
de calculer une température moyenne. Si celle-ci était supérieure à la cible,
toute l’usine s’arrêtait pendant 15 minutes. Désormais, la collecte continue
des données par zones permet de savoir en temps réel quelles sont les zones
qui dépassent la limite, et seules ces zones sont immédiatement arrêtées,
évitant le gaspillage de main-d’œuvre.
Dans une autre partie du site, nous avons vu des tableaux de bord
alimentés par des données en temps réel qui mettent à jour en permanence
les mesures de sécurité, de qualité, de coûts et de temps d’écoulement. En
cas de réclamations concernant la qualité, l’écran montre où le problème
s’est produit, ce qu’il s’est produit et quelles contre-mesures ont été prises.
Si rien n’est fait dans les 20 minutes suivant la réclamation, le problème
devient automatiquement prioritaire.
Sur l’un des postes de travail, l’opérateur regardait un écran qui créait en
temps réel un diagramme de contrôle du processus qualité avec les limites
inférieures et supérieures de contrôle. D’un simple coup d’œil, on pouvait
se rendre compte que le processus était récemment devenu incontrôlable,
que l’opérateur l’avait vu, qu’il avait agi et l’avait ramené dans les valeurs
normales.
L’une des plus grandes réussites était l’utilisation de la maintenance
préventive pour les fours à braser qui font partie du processus de fabrication
des échangeurs thermiques en aluminium. Les fours sont grands et longs.
Chacun est équipé de 12 ventilateurs coûteux de la taille d’une table de salle
à manger, qui permettent de maintenir une température constante dans les
fours. Si un ventilateur s’arrête, il faut éteindre le four. À plus de 700 °C, il
faut 12 heures pour le refroidir, 12 heures pour remplacer le ventilateur et
encore 12 heures pour le ramener à température. Chaque fois qu’un
ventilateur s’arrête, l’usine perd 36 heures de production et 30 000 pièces
par jour, et 60 opérateurs sont inoccupés à cause de l’arrêt de la production.
L’usine connaissait chaque année de quatre à six arrêts imprévus, pour un
coût de 70 000 à 80 000 dollars chaque fois.
Denso fit appel à un prestataire qui équipa le moteur de chaque
ventilateur d’un capteur sans fil sophistiqué, qui contrôle l’harmonie en
deux dimensions (le ventilateur fonctionne sur un axe double) : température
et vitesse du ventilateur. Les données sont analysées par un logiciel
d’analyse prédictive. Le logiciel est suffisamment intelligent non seulement
pour prédire qu’un ventilateur va tomber en panne, mais aussi, dans certains
cas, pour identifier la cause de la défaillance – par exemple, le palier est
chaud. Une fois, les scientifiques de données de Denso ont indiqué à la
maintenance qu’un ventilateur tomberait en panne 58 heures plus tard et
qu’il fallait le remplacer. Raja explique :
La maintenance n’y croyait pas. Nous leur avons demandé de le changer quand même. Ils ont
sorti le ventilateur. La moitié des pales étaient désintégrées. Ils furent bouleversés de ne pas
avoir eu la moindre idée de ce qui était en train de se passer et que nous ayons pu faire cette
prédiction. Ils furent dès lors beaucoup mieux disposés à l’égard de la nouvelle technologie.
Les clés de la réussite de Denso

À l’issue du benchmark des prétendus leaders de l’industrie 4.0, il ne faisait


pas de doute pour Raja que Denso devait contrôler la technologie en interne
et travailler de manière sélective avec des prestataires extérieurs maîtrisant
certaines compétences. L’entreprise devait faire ce qu’on avait inculqué à
Raja depuis qu’il avait rejoint Denso : résoudre les vrais problèmes et agir.
Il fallait aussi créer le consensus autour de la technologie à tous les
échelons, et particulièrement parmi les équipes des ateliers chargées de la
production et de la maintenance.

Acquérir l’expertise interne pour développer et


personnaliser le logiciel

Raja rassembla une équipe transversale d’une dizaine de programmeurs sur


le site de Battle Creek pour piloter le projet en Amérique du Nord. La
moitié d’entre eux étaient des spécialistes de l’IoT, recrutés en externe ; les
autres étaient des collaborateurs de Denso, choisis pour leur grande
expérience de la fabrication. Parmi eux, trois avaient été auditeurs qualité.
Ils étaient donc au fait des problèmes rencontrés par Denso en production.
Le responsable IoT pour l’Amérique du Nord, Chad Orbeck, avait plus de
26 ans d’expérience et avait notamment dirigé une chaîne de production.
Raja explique :
Ce sont d’excellents informaticiens, et cela fait plus de 20 ans qu’ils baignent dans le TPS. Je
pense que c’est pour cela que Denso a beaucoup mieux réussi qu’aucune des entreprises que
j’ai benchmarkées aux États-Unis. Ils étaient capables de développer un logiciel dont ils
savaient qu’il marcherait parce qu’ils connaissaient les enjeux.

Son équipe développa même le logiciel utilisé pour déplacer les données
d’un système à l’autre. Une des clés pour transformer une entreprise où
cohabitent de nombreux systèmes est de permettre à ces systèmes de
partager les données de manière fluide. Raja poursuit :
Si l’interface utilisateur n’est pas difficile à créer, récupérer les données auprès des différents
systèmes en place requiert une API [Application Programming Interface] performante. Les
prestataires que nous avons consultés n’ont pas été capables de créer une bonne opérabilité
avec nos systèmes historiques. Seules nos équipes pouvaient le faire parce que c’étaient elles
qui les avaient construits. Et elles ont appris les nouveaux systèmes, ce qui leur a permis de
créer une API qui marche.

Pour les big data, Raja recruta deux analystes de données expérimentés
dans l’analyse de grands ensembles de données. Ils travaillèrent avec les
équipes des ateliers et des prestataires de logiciels sur de vrais projets au
gemba. Ils commencèrent à obtenir de très bons résultats. Un de leurs
clients, un grand constructeur automobile américain, eut vent de ce qu’ils
étaient en train de faire et amena un groupe de personnes pour étudier
l’utilisation qu’ils faisaient des analyses de données. Le client avait consenti
un investissement important en recrutant 50 analystes de données. Raja
demanda à un des membres du groupe sur quoi il travaillait. Comme il
l’explique, il fut extrêmement déçu par la réponse du visiteur :
Il répondit en riant : « Pas grand-chose. Nous collectons seulement des tonnes de données. »
Six mois plus tard, nous étions toujours en contact et je lui montrai certains des exemples que
nous élaborions avec les scientifiques de données – les gens les utilisent vraiment. Abasourdi,
il répliqua : « Vous n’avez que deux personnes et vous avez déjà des exemples qui
fonctionnent ? »

Collaborer avec une start-up pour la motion technology

Le réseautage et la collaboration furent deux autres éléments clés dans la


réussite de Denso. Il en fut ainsi de la découverte d’une entreprise qui
développait une technologie de numérisation des mouvements humains et
qui fournissait des données en temps réel sur le travail standardisé. C’est
grâce à un contact au Stanford Research Institute que Denso a découvert ce
nouveau partenaire, Drishti Technologies.
L’entreprise a été fondée par le Dr. Pasad Akella autour de la conviction
que la technologie doit augmenter le potentiel des êtres humains – pas les
remplacer. Il s’associa à AT Kearney qui réalisa une étude auprès de 100
grands groupes industriels et découvrit que 72 % des tâches de l’usine
étaient accomplies par des êtres humains. Il se posa alors cette question : «
Que se passe-t-il si on combine la créativité et l’adaptabilité des êtres
humains et la puissance cognitive de l’AI ? » Les atouts de l’être humain
sont son adaptabilité et son ingéniosité. Son inconvénient, sa variabilité.
Les standards de travail sont un moyen de réduire la variabilité. Et si
l’intelligence artificielle pouvait analyser les données vidéo, reconnaître les
cycles de travail, identifier les éléments de la tâche et alerter les opérateurs
instantanément lorsqu’ils s’écartent du standard ? Une sorte d’andon
automatique donnant en temps réel à l’opérateur un feed-back sur son
travail. Saute-t-il une étape ? Attrape-t-il la mauvaise pièce ? Dépasse-t-il le
temps imparti au cycle de travail ? Le feedback rapide conduit à
l’apprentissage rapide.
La technologie de Drishti utilise plusieurs caméras qui enregistrent en
permanence le travail depuis différents angles et stockent les données sur le
cloud. Un système d’AI propriétaire reposant sur les analyses de réseaux
neuronaux analyse ensuite les données vidéo et identifie les temps par
rapport à la durée planifiée du cycle, repère les goulets d’étranglement et
génère même des graphiques d’équilibrage du travail. La traçabilité prend
une nouvelle dimension. Votre client vous appelle par exemple au sujet d’un
produit défectueux. Vous retrouvez le produit grâce à son numéro de série,
vous pouvez visionner la pièce en train d’être fabriquée et consulter les
données générées par l’AI. L’analyse des causes racines devient ainsi une
possibilité réelle.
Lorsque Raja visita l’entreprise, il comprit que le Dr. Akella avait
l’expérience de la fabrication mais qu’il était en revanche moins familier du
TPS. Raja et son équipe formèrent le Dr. Akella et ses collaborateurs aux
systèmes lean et, après une année d’intense collaboration, ils créèrent
quelque chose qui pourrait bien révolutionner le travail standardisé7. Raja
explique comment fonctionne cette technologie révolutionnaire :
Une caméra est orientée sur chaque opérateur de la ligne d’assemblage manuelle. Des vidéos
enregistrent l’action en temps réel, envoient les données au cloud de Google où elles sont
analysées à l’aide de l’intelligence artificielle ; les résultats sont transmis en 2 secondes et
indiquent à l’opérateur s’il a accompli les tâches dans le bon ordre. Avant de disposer de
cette technologie d’analyse en temps réel, il fallait monter les vidéos, qui devaient ensuite
être visionnées, ce qui prenait plusieurs heures. La nouvelle technologie numérise les
mouvements humains et fournit l’analyse des données des goulets d’étranglement. C’est une
première mondiale. Elle couvre de nombreux outils techniques du TPS : respecter les
standards de travail, ne pas transmettre les défauts au processus suivant, disposer d’un
meneur de train et achever le temps de cycle à chaque poste ; les données sont transmises
instantanément. Nous avons éliminé les graphiques horaires établis manuellement. Ce
système reconnaît chaque geste et voit combien de gestes sont accomplis. Il m’indique en
outre où j’en suis par rapport au takt. Il produit des graphiques yamazumi [équilibre du
travail] qui décomposent les éléments de la tâche pour chaque fonction. L’analyste peut
extraire les données pour n’importe quelle période et retourner en arrière visionner ce qui
l’intéresse, par opérateur, équipe de travail et au goulet d’étranglement. C’est vraiment une
révolution pour le TPS.

Il n’est peut-être pas surprenant que Drishti ait découvert que c’est à des
clients comme Denso et Toyota, déjà dotés de systèmes lean solides, que le
système d’intelligence artificielle est le plus utile. Le directeur général du
département Toyota, Akiharu Engo, parle de « TPS + AI », suggérant que
les deux vont main dans la main. L’intelligence artificielle apporte une
réelle valeur ajoutée lorsque l’usine a atteint un certain niveau de travail
standardisé, stable et performant. Afin que le flux de travail soit régulier,
tous les éléments techniques du TPS doivent fonctionner ensemble. La
visualisation demeure importante. Une tablette informatique est suspendue
devant l’opérateur qui permet de visualiser en temps réel l’exécution des
différentes tâches ; en cas d’écart, elles apparaissent en rouge. Le rôle de la
technologie est d’alerter les personnes sur des problèmes, afin qu’elles
puissent répondre rapidement et trouver une solution. Comme nous le
verrons au principe 10, les entreprises lean sont organisées en groupes de
travail dont les membres sont formés à la résolution de problème. La
culture, fondée sur la confiance mutuelle, soutient le système des hommes
et de la technologie. Il n’est pire situation que celle où le management et les
ouvriers se disputent sur les standards de performance et où les opérateurs
pensent que le système d’intelligence artificielle est une tentative du
management pour les contrôler et accélérer la production.
La technologie déqualifie-t-elle, remplace-t-
elle ou renforce-t-elle le travail humain ?

Réponse : cela dépend de la philosophie de management. Dans la préface,


nous avons confronté l’approche mécaniste et l’approche organique. Dans
la perspective mécaniste, la valeur de la technologie est sans ambiguïté :
remplacer une partie des ouvriers, surveiller ceux qui restent et les contrôler
au moyen de directives. Il s’agit de déployer la technologie rapidement et
largement pour supprimer l’élément humain imprévisible.
Dans la perspective des systèmes organiques, la valeur de la technologie
est très différente. Associée à l’ingéniosité de personnes très qualifiées,
animées par la volonté de servir les clients et d’aider l’entreprise, elle peut
démultiplier le kaizen.
La position de Raja sur la question est sans ambiguïté. L’idée de Denso
n’est pas d’utiliser la technologie pour éliminer les hommes, même si le
nombre d’opérateurs présents sur le site est appelé à diminuer avec le
temps. Quand bien même un système technique pourrait-il, dans certains
cas, diagnostiquer et corriger automatiquement les problèmes,
d’innombrables situations continueront de requérir l’ingéniosité et
l’intervention humaines. Raja est même convaincu de la nécessité de
renforcer le niveau de compétences des collaborateurs :
Nous aurons toujours besoin d’êtres humains, mais leur niveau de qualification devra être
complètement revu. La technologie fournit des données qui permettent aux opérateurs et aux
chefs de groupe dans les ateliers d’élever leur niveau de prise de décision. Par le passé, ils
remplissaient simplement les papiers, mais lorsqu’ils en avaient fini, ils n’avaient plus ni le
temps ni l’énergie d’étudier les données. S’ils voulaient connaître la tendance de la semaine
précédente, ou par opérateur par exemple, ces synthèses n’étaient pas disponibles. Ce que
cette technologie nous a apporté, c’est ce que nous appelons désormais le PDCA rapide.
Nous ne pouvons plus nous permettre qu’un PDCA dure trois semaines. Nous voulons que le
PDCA soit fait avant la fin de la journée.
Raja donne un exemple tiré de la technologie de maintenance prédictive des
ventilateurs :
J’étais en mesure de dire que le ventilateur avait un problème plus vite et mieux que le gars
avec 26 ans d’expérience. Avant, il branchait un appareil à ultrasons, écoutait et repérait une
vibration inquiétante. Aujourd’hui, il consulte les données horodatées, une série de Fourier.
Imaginez le basculement de compétences : de la simple écoute à l’analyse d’une courbe de
fréquence d’amplitude. Son niveau de compétences se situe à un point bien plus élevé de la
courbe – celui, disons, d’un ingénieur de base. Les êtres humains seront toujours là, mais à
ce niveau.

Chez Denso, au Japon, les dirigeants et les ingénieurs ont également


expliqué que l’Internet des objets n’a pas vocation à éliminer l’être humain
de la boucle, mais à fournir aux collaborateurs de meilleures informations
sur les processus (voir figure 8.2). Le pouvoir du big data et de
l’intelligence artificielle est de fournir en juste-à-temps à l’opérateur des
informations qu’il ne pouvait jusque-là que conjecturer. Mais Denso attend
de l’opérateur qu’il utilise cette information de manière créative pour
trouver la cause racine du problème et le résoudre par le kaizen. Denso
appelle cela « création et développement collaboratifs des êtres humains,
des objets et des machines ». Il y a peut-être là quelque chose d’ironique.
Traditionnellement, l’un des rôles les plus importants des ingénieurs
industriels était de réduire le nombre d’ouvriers requis. Désormais, il se
pourrait que la technologie habilite les ouvriers au point qu’ils puissent se
passer des ingénieurs industriels.
FIGURE 8.2 Représentation par Denso de l’Internet des objets au service des hommes.
Évaluer l’adoption précoce d’une nouvelle
technologie à l’aune de son efficacité

Toyota est une entreprise technologiquement avancée, et ce, depuis des


décennies – éteignez ses systèmes informatiques et l’entreprise s’arrête.
Aujourd’hui, Toyota embarque des superordinateurs dans ses voitures. Mais
l’adoption de technologies nouvelles n’est pas une fin en soi. De la même
manière que Toyota refuse que la production d’un département pousse celle
d’un autre, l’entreprise refuse que les spécialistes de l’informatique ou des
techniques de production avancées imposent leur technologie à ceux qui
font le travail à valeur ajoutée de développement et de fabrication des
voitures. Les ordinateurs ou les robots, avant leur adoption, doivent prouver
qu’ils servent les hommes et les processus – et qu’ils contribuent à la valeur
ajoutée. Et alors, la propriété de l’introduction de la nouvelle technologie
incombe au management en place. Les managers sont responsables de son
fonctionnement et de l’atteinte des objectifs ; ils doivent donc piloter son
introduction.
Toyota est prêt à consacrer plusieurs années à expérimenter un projet
pilote dans une usine (comme à Battle Creek), puis à le déployer au niveau
mondial usine après usine, quand bien même l’entreprise pourrait en retirer
les fruits rapidement si la technologie était introduite partout dès la
première année sous la houlette d’experts. Chaque déploiement est une
expérience d’apprentissage dont bénéficiera l’usine suivante, et une
occasion de former les managers et les ingénieurs locaux à entretenir et
améliorer la technologie.
Le problème, selon moi, tient à ce que les personnes qui vivent dans le
monde du logiciel semblent croire que ce qui est possible sur le papier – en
l’occurrence sur l’écran – se traduira harmonieusement dans la résolution
de vrais problèmes sur le terrain, comme si, du numérique au monde
physique, il n’y avait qu’un pas. Ce type d’attitude est largement
responsable des difficultés qu’ont rencontrées certaines entreprises dans les
années 1980. Et c’est à cette même attitude que s’est trouvé confronté Raja
en notre XXIe siècle lorsqu’il a exploré les logiciels de l’industrie 4.0. Avant
de m’entretenir avec lui, le concept d’usine totalement automatisée, où tout
est piloté par les connexions Internet, le big data et l’intelligence
artificielle, me laissait dubitatif. Si Raja m’a conforté dans l’idée que ce
pouvait être une coquille vide, il m’a également éveillé au pouvoir de la
technologie. Je doute toujours de la faisabilité d’usines totalement
informatisées sans êtres humains, mais il faut reconnaître que la capacité de
la technologie riche de l’intelligence artificielle et d’Internet est
incommensurable par rapport à ce qu’elle était dans les années 1980. Le
potentiel, sans doute, était là ; l’erreur a été d’y croire trop tôt.
Face à ce que Raja avait accompli sur le site de Denso à Battle Creek, je
compris également que l’industrie 4.0 n’est pas une force disruptive qui
relègue le TPS au rang de système obsolète, mais bien plutôt un facilitateur
qui capitalise sur la culture et la philosophie du TPS. Dans « Internet des
objets », il y a « objets » – ne l’oublions pas. Et si les choses sont mal
conçues, mal disposées et mal entretenues, le logiciel ne résoudra pas le
problème.
La différence entre Denso et les entreprises qui créent du papier peint
électronique est affaire, semble-t-il, d’état d’esprit. Denso part du problème
pour construire les systèmes sociaux et techniques qui aideront à résoudre le
problème. L’entreprise s’appuie sur la culture existante d’exécution
disciplinée et de résolution de problème. Lorsque nous traiterons du
raisonnement scientifique au principe 12, il faudra nous souvenir de
l’approche systématique adoptée par Denso. Sans elle, les entreprises en
sont réduites à lancer la technologie sur le mur en espérant qu’elle adhérera.
Les principes du TPS ne disparaîtront pas d’une entreprise comme Denso,
mais la façon dont l’usine fonctionnera avec le binôme TPS + IoT sera très
différente.
J’ai été fasciné par les technologies IoT que j’ai observées chez Denso.
Cependant, au fond de moi, je ne pouvais m’empêcher de me demander ce
qu’en aurait pensé M. Kawai. Il craignait que, dans son usine très
automatisée, les individus n’exercent plus leur jugement, contents
d’appuyer sur un bouton et d’attendre que la pièce jaillisse. Il les a donc
obligés à se plonger dans le processus automatisé à un niveau très
granulaire pour le comprendre et l’améliorer. Lorsque les ordinateurs
commenceront à penser, les êtres humains abdiqueront-ils toute
responsabilité ? De grandes quantités de données – et même, quelques
conclusions, avec les techniques d’analyse et l’intelligence artificielle –
sortent de ces systèmes. Pour autant, ces systèmes restent primitifs par
rapport au cerveau humain et ne sont pas créatifs. Comment marier les
puissantes informations produites par les ordinateurs et la créativité des
individus pour développer et tester des idées d’amélioration ?
Akio Toyoda semble partager ces préoccupations. Dans un récent
discours, il a ainsi déclaré :
Deux concepts – l’automatisation avec les hommes et le juste-à-temps – sont les piliers du
TPS. Ce qu’ils ont en commun, c’est la place centrale qu’y occupe l’être humain. Je crois que
plus l’automatisation progressera, plus les aptitudes de celles et ceux qui l’utilisent seront
mises à l’épreuve. Les machines ne peuvent pas progresser si les hommes ne progressent pas
eux aussi. Former les individus et les doter de compétences qui peuvent égaler celles des
machines et de sens qui surpassent les capteurs est une dimension fondamentale de
l’approche de Toyota8.

Points clés
La multiplication des machines automatisées sur les sites de production
augmente le capital fixe, ce qui peut être préjudiciable à l’entreprise, comme
Toyota l’a découvert à l’occasion d’une baisse d’activité.
Après plusieurs expériences négatives de ce type, en particulier lors de la crise
financière de 2008, le mot d’ordre est devenu : « simple, frugal et flexible », avec
le juste équilibre entre êtres humains et automatisation.
L’automatisation ne sonne pas le glas du kaizen. L’amélioration continue
d’équipements automatisés peut aider les entreprises à se rapprocher de la
vision du flux pièce à pièce ininterrompu.
L’Internet des objets a le potentiel de capitaliser sur les principes du TPS et de
conduire les opérations à un niveau de performance inconnu jusqu’ici, les
salariés étant alimentés en informations en temps réel pour accélérer et
amplifier le kaizen.
Les collaborateurs de Toyota continuent d’être considérés comme des artisans
d’exception qui utilisent tous leurs sens pour comprendre l’état du processus et
sont capables d’exécuter manuellement même des processus automatisés.

1 Takahiro Fujimoto, The Evolution of a Manufacturing System at Toyota, New York, Oxford
University Press, 1999.
2 https://www.toyota-global.com/innovation/partner_robot/index.html.
3 Joann Muller, « Musk Thinks Tesla Will School Toyota on Lean Manufacturing: Fixing Model 3
Launch Would Be a Start », Forbes, 16 février 2018.
4 http://www.businessinsider.com/elon-musk-says-model-3-production-using-too-many-robots-
2018-4.
5 https://techcrunch.com/2018/04/13/elon-musk-says-humans-are-underrated-calls-teslas-
excessive-automation-a-mistake/.
* L’expression « papier peint électronique » a été utilisée pour la première fois pas Dave Grimmer,
qui était vice-président du North American Production Innovation Center de Denso lorsqu’il
découvrit l’écart entre l’affichage des données et leur utilisation.
6 Jeffrey Liker, David Roitman et Ethel Roskies, « Changing Everything All at Once: Work Life
and Technological Change », Sloan Management Review, vol. 28, n° 4, 1987, p. 29-48.
7 https://www.prnewswire.com/news-releases/denso-and-drishti-bring-innovation-to-the-
production-floor-with-ai-based-action-recognition-technology-301003329.html.
8 Discours prononcé par Akio Toyoda, décembre 2019,
https://global.toyota/en/company/messages-from-executives/details/.
Partie III
Employés et partenaires
Respecter, mettre au défi et
former vos employés et vos
partenaires pour atteindre
l’excellence
Principe 9
Former des responsables qui
connaissent parfaitement le
travail, vivent la philosophie et
l’enseignent aux autres

Il n’y a pas de méthode magique. Mais un système de management total, propre au plein
développement du potentiel humain, est requis pour être toujours plus créatif et fécond, bien
utiliser les sites et les machines et éliminer tout gaspillage.
NAMPACHI HAYASHI, DISCIPLE D’OHNO, TOYOTA MOTOR MANUFACTURING
Former en interne des leaders modestes

Chaque année, le dernier numéro annuel d’Automotive News recense les


personnalités de l’industrie automobile. Il y a quelques années, en 20021, on
y retrouvait Bill Ford (P-DG de Ford), Robert Lutz (vice-président exécutif
de GM), Dieter Zetsche (président du groupe Chrysler), Carlos Ghosn
(président de Nissan) et Fujio Cho (président de Toyota). Le contraste entre
le parcours de Cho et celui de plusieurs autres leaders reconnus était
révélateur des différences de culture entre les entreprises, comme le
montrent ces quelques extraits des commentaires de ce numéro :
Bill Ford (P-DG de Ford) : « vante la renaissance de l’entreprise, ramène
Allan Gilmour, promeut David Thursfield et paraît dans des publicités
télévisées. Mais l’action Ford plafonne à 10 dollars ».
Robert Lutz (vice-président exécutif de GM) : « 70 ans, ancien pilote de
l’aéronavale, inspire les troupes de GM, révolutionne (et simplifie) le
processus de développement de produit, fait une plus large place aux
techniciens et aux concepteurs ».
Dieter Zetsche (président du groupe Chrysler) : « restaure la rentabilité
du groupe avec un an d’avance et trois trimestres bénéficiaires ».
Carlos Ghosn (président de Nissan) : « fidèle à sa réputation, une
nouvelle fois en vedette avec une réussite spectaculaire chez Nissan. La part
de Nissan sur le marché américain progresse encore ».
Fujio Cho (président de Toyota) : « le président de Toyota atteint des
résultats d’exploitation records. Prend le leadership dans le domaine des
véhicules hybrides. S’empare de 10 % du marché américain. S’associe avec
Peugeot pour installer des usines en Europe de l’Est ».
Intéressons-nous tout d’abord aux dirigeants de Ford, GM, Chrysler et
Nissan. Tous ont eu un impact remarquable sur leur entreprise. Pendant un
temps. Tous ont en commun d’avoir été « importés » de l’extérieur pour
redresser des entreprises malades. Chacun d’eux a amené avec lui sa propre
équipe. Ils ont aussi réorganisé et introduit leur philosophie et leur approche
pour transformer l’entreprise. Bill Ford, employé de Ford et membre de la
famille fondatrice, est l’exception. Mais il a été nommé de manière
temporaire, rappelé pour sauver l’entreprise ; sa plus belle réussite est
d’avoir recruté le P-DG magicien Alan Mulally, ancien de Boeing, pour lui
succéder. Aucun de ces dirigeants n’a suivi une progression naturelle, par
des promotions successives, pour devenir président ou P-DG. Ils sont venus
de l’extérieur pour changer la culture et remettre sur les rails une entreprise
malade.
Les entreprises américaines semblent passer régulièrement d’un extrême
à l’autre, de la réussite éclatante au bord du gouffre. Ce tour de grand huit
est excitant et, pendant un temps, c’est formidable. Et puis, lorsque la
machine se grippe brutalement, l’entreprise se tourne vers un nouveau P-
DG, partisan d’une orientation très différente. C’est du leadership
d’entreprise à la mode du lièvre de la fable, courant comme un fou, avant de
s’effondrer – une trajectoire erratique qui se traduit par des résultats
irréguliers.
Cho, en revanche, a fait toute sa carrière chez Toyota après avoir étudié
auprès de Taiichi Ohno. Il a contribué à jeter les bases théoriques du
système de production Toyota (TPS) et présidé au déploiement de « The
Toyota Way 2001 » pour renforcer la culture dans les sites de Toyota à
l’étranger. Cho a été le premier patron des sites du Kentucky, premières
usines de moteurs et d’assemblage détenues à 100 % par Toyota aux États-
Unis. Membre du conseil d’administration, il a pris ses fonctions alors que
l’entreprise était déjà performante. Il est entré dans son rôle tout
naturellement et a consolidé les réalisations des décennies antérieures. Chez
Toyota, le nouveau P-DG ou président n’a pas besoin de donner à
l’entreprise une orientation radicalement nouvelle ou d’y imprimer sa
marque. Le rôle de leadership de Cho s’est focalisé davantage sur la
continuité que sur le changement. Les dirigeants de Toyota, à l’image des
voitures de la marque peut-être, ne sont pas toujours fascinants mais ils sont
extrêmement efficaces.
Même lorsque Toyota a fait appel à un dirigeant pour endosser une
fonction inattendue en vue de piloter un changement de direction
stratégique, cela n’a jamais engendré de changement de culture brutal. Une
déclinaison, qui sait, du principe de l’élimination du muri (irrégularité) au
niveau exécutif… Tout au long de l’histoire de Toyota, il semble que les
dirigeants clés aient été recrutés dans l’entreprise même, au moment
opportun, pour négocier la prochaine étape de son évolution. Ils sont venus
de tous les horizons : ventes, développement de produit, production et
design.
Hiroshi Okuda fut le premier dirigeant extérieur à la famille Toyoda à
prendre les rênes de l’entreprise, à un moment où Toyota devait résolument
s’internationaliser. Il n’y alla pas par quatre chemins, faisant grincer
quelques dents au passage. On lui doit notamment le lancement de la Prius,
qui propulsa l’entreprise dans le XXIe siècle. Après cette période
volontariste, Fujio Cho a poursuivi la mondialisation du groupe, plus
discrètement et plus calmement, en s’appuyant sur ses expériences
américaines et en donnant un nouvel essor à la culture interne du modèle
Toyota. En dépit de profondes différences dans leur personnalité, aucun de
ces deux dirigeants ne s’est écarté des philosophies fondatrices du modèle
Toyota.
Par la suite, ce fut au tour d’Akio Toyoda, petit-fils de Kiichiro, d’être
nommé à la présidence du groupe. Un poste qui lui était tout sauf acquis,
comme il me l’a expliqué. Il a commencé tout en bas de l’échelle, à la
division Operations Management Consulting, dans un environnement aussi
spartiate qu’exigeant. On le mit au défi d’atteindre un objectif apparemment
impossible dans l’usine d’un fournisseur. Comme Ohno, son sensei était
exigeant et n’hésitait pas à le sanctionner. Akio Toyoda se démena et, non
sans mal, releva le défi. Le plus grand défi auquel il ait eu à faire face en
tant que président fut de positionner l’entreprise pour ce qui s’annonçait
comme une disruption radicale du secteur automobile – « comme on en voit
une par siècle », pour reprendre ses mots –, provoquée par la technologie
numérique et l’électrification. Son mandat fut émaillé de crises. Interrogé
sur ce qu’il avait appris, Akio Toyoda met en avant le calme et la stabilité2 :
La première chose que j’aie apprise, et celle à laquelle j’accorde le plus d’importance, c’est
de ne pas céder à la panique. Je gère l’entreprise avec efficacité et stabilité. Aucune des dix
dernières années n’a été paisible. Chaque année, année après année, nous avons observé et
vécu un changement radical, de ceux que l’on observe une fois par siècle. Je pense donc que
plus je suis calme, plus les choses sont calmes dans l’entreprise.

Toyota ne recherche pas de présidents ou de P-DG « vedettes », car ses


dirigeants doivent comprendre et appliquer quotidiennement la culture de
l’entreprise. L’un des éléments essentiels de cette culture étant le genchi
genbutsu – observer minutieusement la situation du terrain –, les dirigeants
doivent posséder cette aptitude et comprendre le travail sur les chaînes.
Selon le modèle Toyota, une vision superficielle de la situation existante
dans n’importe quelle division de l’entreprise se traduira par des décisions
et un leadership inefficaces. Toyota attend aussi de ses leaders qu’ils
enseignent le modèle Toyota à leurs subordonnés. Ils doivent donc
connaître et appliquer eux-mêmes la philosophie. Dans son premier
discours de président, Akio Toyoda fit le serment d’être le président le plus
actif au gemba de l’histoire de Toyota :
Le genchi gembutsu, c’est imaginer que vous êtes en train d’observer votre propre travail, et
non le problème de quelqu’un d’autre, et vous efforcer de l’améliorer. Les intitulés de poste
sont sans importance. Au bout du compte, les personnes qui connaissent le gemba sont les
plus respectées.

Cette vision du leader Toyota est bien résumée dans « The Totyota Way
2001 » : piloter l’amélioration continue dans le respect des personnes. Cela
revient à dire qu’il convient de traiter les individus équitablement et en
membres à part entière de l’équipe et, par-delà, les mettre au défi de se
former et de progresser.
Former des « leaders de niveau 5 » plutôt
qu’acheter des leaders de niveau 4

Je compare souvent Toyota et les entreprises occidentales. Si on me


demandait de dresser le portrait type du P-DG idéal aux États-Unis, je
répondrais que nous prisons l’individualiste solide et charismatique, qui
exprime haut et fort une vision audacieuse pour l’entreprise, puis choisit la
bonne équipe de dirigeants ; charge à eux de faire advenir cette vision s’ils
ne veulent pas être poussés vers la sortie. Ça passe ou ça casse. Nos P-DG
passant facilement d’une entreprise à l’autre, ils prennent une recette qui a
fonctionné pour eux par le passé et l’imposent indifféremment à toute
nouvelle entreprise dont ils reprennent les rênes. Les P-DG recrutés en
externe pour redresser une entreprise sont appelés à la rescousse parce que
les résultats de l’entreprise ne correspondent pas aux attentes. Il y a donc
fort à parier qu’ils parleront de « culture en panne » et de leur volonté
d’installer leur nouvelle culture plus performante. Cela passe souvent par le
recours à des consultants avec qui ils ont déjà travaillé pour constituer
l’équipe dirigeante et aider à mettre en mouvement la nouvelle culture.
La première fois que j’ai lu le livre de Jim Collins De la performance à
l’excellence3, j’ai été très surpris par sa hiérarchie des cinq niveaux de
leadership. Ma vision du dirigeant occidental (décrite plus haut)
correspondait à ses « leaders de niveau 4 », qui dirigent correctement les
entreprises au fil du temps. Mais chacune des 11 « entreprises d’excellence
», occidentales, mentionnées dans le livre avait ce qu’il appelle des «
leaders de niveau 5 », très proches de ce que j’avais observé chez Toyota.
D’une certaine manière, cela signifiait que ce que j’avais observé chez
Toyota n’était pas réservé à une unique entreprise japonaise. Les 11
entreprises d’excellence connaissaient une croissance exceptionnelle et de
meilleures performances sur les marchés financiers, comparativement à 11
concurrents moyens et 6 entreprises au succès « non durable » qui, après
s’être envolées, avaient décliné. Quelles sont donc les caractéristiques des «
leaders de niveau 5 »4 ?
manifestent une intense volonté professionnelle, mais font preuve de
modestie personnelle ;
sont discrets et pourtant intrépides ;
font partie des leaders qui transforment l’entreprise ;
dévouent leur vie à bâtir une entreprise pérenne et d’excellence ;
choisissent les meilleures personnes pour un poste, quand bien même
cela conduit à écarter les membres de la famille des fondateurs ;
ont créé l’entreprise ou développé l’organisation de l’intérieur ;
se sont regardés dans un miroir et ont reconnu leur responsabilité, ont
regardé par la fenêtre pour reconnaître les mérites ;
ont la volonté d’acquérir une connaissance approfondie de leur activité
;
n’ont pas peur de regarder la réalité en face, même dans les situations
difficiles.

Un des dirigeants de niveau 5 cités dans le livre est Darwin E. Smith, un P-


DG relativement peu connu. Il a piloté la réinvention de Kimblery-Clark,
transformant une entreprise papetière déclinante dont le cours de l’action
avait chuté de 36 % en leader mondial de produits papetiers de grande
consommation. Pendant le mandat de Smith, les rendements cumulés du
titre sur les 20 années suivantes furent 4,1 fois supérieurs à ceux du marché.
Avant sa nomination, Smith occupait un poste de juriste dans l’entreprise,
profil dont on fait rarement les P-DG. Collins décrit les qualités de leader
de niveau 5 de Smith en ces termes :
On pense souvent que transformer une entreprise de la performance à l’excellence exige des
leaders hors du commun – des Iacocca, Dunlap, Welch et Gault, qui font les gros titres des
médias et deviennent des célébrités. Comparé à ces P-DG, Darwin Smith semblait venir de
Mars. Timide, modeste, voire gauche. Smith détestait attirer l’attention5.

Quelle fut la réussite de ces P-DG audacieux qui eurent les honneurs de la
presse ? Ils étaient généralement un niveau au-dessous – des leaders de
niveau 4 –, efficaces jusqu’à un certain point et capables de « susciter
l’adhésion et l’engagement au service d’une vision motivante et de
mobiliser le groupe autour de standards élevés6 ». Cependant, ils dirigeaient
des entreprises médiocres, et leurs principaux objectifs étaient des résultats
à court terme tape-à-l’œil, la plupart envisageant leur poste comme un
tremplin vers leur prochain « boulot ». Plus des deux tiers des entreprises en
demi-teinte étaient dirigées par des leaders de niveau 4 « dont l’ego
démesuré contribua au déclin ou à la stagnation de l’entreprise ». Collins
conclut :
Dès l’instant où un dirigeant s’autorise à devenir la première réalité dont les personnes
s’inquiètent, en lieu et place de la réalité première, vous êtes condamné à la médiocrité, ou
pire. C’est une des raisons essentielles pour lesquelles les dirigeants effacés produisent
souvent de meilleurs résultats de long terme que leurs homologues plus charismatiques7.
Leadership et culture

Les nouveaux P-DG de « niveau 4 » d’entreprises en difficulté qu’il m’a été


donné de rencontrer m’ont tous – sans exception – tenu de longs discours
sur le changement culturel. Par exemple :
« La culture de cette entreprise manque de discipline, et je vais bâtir
une culture de l’exécution disciplinée. »
« Cette entreprise est devenue une sorte de refuge de luxe pour
managers médiocres. Ces personnes ne sont plus là et, dans ma culture,
chaque manager devra mériter son salaire. »
« Voici le nouvel organigramme. Chaque division produit a son propre
compte de résultat. On ne fait pas de procession pour tailler les vignes.
»
« Cette entreprise avait une culture du “je”. Moi, je vais en faire une
culture du “nous”. » (Le mot « je » revient fréquemment dans leurs
proclamations, même lorsqu’ils parlent de travail d’équipe.)

Face à ce type de déclarations, je ne peux m’empêcher de me demander si


ces P-DG comprennent réellement ce qu’est la culture ou ce qu’implique un
véritable changement de culture. Ils réussissent fort bien à semer le chaos et
à terroriser les dirigeants en place en ne le leur laissant d’autre choix que de
partir ou de se couler dans le nouveau moule. Pour autant, le management
par la peur crée-t-il une nouvelle culture ? Edgar Schein, un des spécialistes
de la culture les plus respectés, définit la « culture » comme « un ensemble
d’hypothèses fondamentales communes qu’un groupe a constitué en
apprenant à résoudre ses problèmes d’adaptation externe et d’intégration
interne… Le produit d’un apprentissage commun8 ».
Créer « des hypothèses fondamentales communes apprises par un groupe
» largement et profondément enracinées exige du temps. Une dizaine
d’années ou plus, pas un mois ni une année. Changer de culture chaque fois
qu’un nouveau dirigeant arrive se réduit le plus souvent à imposer un
mouvement brutal et superficiel à l’entreprise, sans se préoccuper d’aller au
fond des choses ni de recueillir l’adhésion des collaborateurs. La partie «
commune » est absente, alors que c’est la définition même de la culture. Le
changement de culture qui suit l’arrivée de chaque nouveau leader entraîne
automatiquement un bouleversement superficiel, au détriment de tout
attachement ou de toute loyauté de la part des employés. Le problème
inhérent à l’importation d’un dirigeant exogène, qui introduit des
changements radicaux dans la culture, est que l’entreprise perd la capacité
de tirer les enseignements des succès, des erreurs ou de principes
fondamentaux. Il est donc difficile aux dirigeants d’opérer des changements
productifs. En revanche, selon les termes de Deming, Toyota utilise la «
constance du but » dans toute l’entreprise, qui constitue la base d’un
leadership cohérent et positif et d’un environnement favorable au
développement d’une entreprise apprenante.
Plus largement, la culture de longue date de Toyota évoque un amalgame
de multiples influences (voir figure 9.1). On dit de la société japonaise
qu’elle repose sur la coopération de tous et sur un comportement, en public
tout du moins, d’extrême politesse entre individus. La dépendance
mutuelle, l’obligation d’aider autrui et la détermination à atteindre un but
tous ensemble sont des traits de la vie japonaise. Une étude avance que cet
aspect de la culture japonaise trouve ses origines dans la riziculture, qui
exige un haut degré de coopération, d’interconnexion et de pensée
holistique, comparativement à la culture du blé en Occident, moins
collective9. Le thème du dévouement fervent à une cause est emblématique
du samouraï qui consacrait sa vie à maîtriser des compétences de combat
pour protéger son seigneur, jusqu’à la mort s’il le fallait. La conscience plus
réflective et l’étude approfondie que l’on retrouve dans le gemba évoquent
l’état de zen.
FIGURE 9.1 Quelques-unes des racines culturelles de Toyota.

Source : d’après mes discussions personnelles avec Dan Prock, PhD.

Le dévouement à la hiérarchie, le respect de la sagesse des anciens,


l’importance d’obéir aux normes et l’obligation pour les anciens d’instruire
les jeunes sont des principes prônés par Confucius. Les enseignements
d’Edwards Deming ont marqué Toyota d’une empreinte durable, sur un
point tout particulièrement : la conviction que la plupart des problèmes sont
des problèmes de système, qui relèvent de la responsabilité du management.
On enseigne aux dirigeants de Toyota que les opérateurs sont rarement à
blâmer en cas d’erreur, qu’il faut plutôt en chercher l’origine dans le
système lui-même. On retrouve dans le livre d’Henry Ford, Today and
Tomorrow10, nombre des principes qui seront au cœur du TPS. Il y a,
naturellement, les racines culturelles héritées des fondateurs de l’entreprise.
J’en suis venu à envisager le leadership et la culture comme tellement
imbriqués que l’un ne peut pas exister sans l’autre. Ce sont les leaders qui
modèlent les normes et les valeurs culturelles, et encouragent par leur
comportement l’adoption des croyances qui les sous-tendent. Tout comme
la cohérence au sein du couple est essentielle pour élever des enfants qui
deviendront des adultes sains, la cohérence entre leaders et dans la durée est
essentielle pour bâtir une culture organisationnelle saine.
Toyota avait parfaitement conscience de ces enjeux culturels lorsque
l’entreprise s’engagea dans la création d’une usine en joint-venture avec
General Motors, en 1984. Avec NUMMI, l’objectif de Toyota était
d’expérimenter et d’apprendre comment exporter la culture du TPS à
l’étranger. Pendant plusieurs années, de nombreux collaborateurs de Toyota
vinrent s’installer aux États-Unis pour apprendre aux Américains et étudier
comment les choses se déroulaient. Tous les soirs, ils téléphonaient au
Japon pour parler de ce qu’ils avaient observé et appris. Un peu comme un
institut de recherche en anthropologie créé pour étudier une tribu
récemment découverte, même si, dans ce cas, les leaders japonais étaient
directement impliqués dans la création du phénomène. L’objectif à long
terme était de former des leaders américains pour qu’ils puissent diriger les
opérations nord-américaines comme des entités régionales autonomes,
s’adaptant au contexte local mais continuant d’appliquer les principes
fondamentaux de Toyota.
À la loupe : former le premier président
américain de Toyota Motor Manufacturing
dans le Kentucky

Lorsque Toyota créa NUMMI, puis son site de production du Kentucky,


l’entreprise avait besoin d’un président capable d’incarner et d’enseigner le
modèle Toyota – donc, dans un premier temps, un dirigeant japonais. Il y
avait des armées de « coordinateurs » et de « formateurs » venus du Japon
pour accompagner les dirigeants américains. La nomination en 1999 de
Gary Convis, alors directeur de NUMMI, comme premier président
américain de Toyota Motor Manufacturing fut donc un événement. Son
choix pour ce poste critique – diriger la plus grande usine de Toyota hors du
Japon – était le signe que Toyota avait atteint aux États-Unis le degré de
maturité nécessaire. Il avait fallu 15 ans à la direction de Toyota pour faire
de Convis un porte-drapeau fiable pour le modèle Toyota, mais le résultat
était un pur leader Toyota. Pourtant, malgré toutes ces années
d’apprentissage, Convis ne fut pas immédiatement engagé comme président
; il fut d’abord nommé vice-président exécutif, charge à lui de faire ses
preuves pour franchir la dernière marche. Pendant les six premiers mois, le
président japonais resta en poste, l’entreprise préparant dans le même temps
Convis à ses nouvelles fonctions. Il se rendit sur tous les sites de Toyota en
Amérique du Nord, travailla dans tous les services de l’usine et pilota des
activités kaizen.
Même lorsqu’il prit la présidence de l’usine du Kentucky, Convis était
aussi enthousiaste, motivé et humble qu’un nouvel embauché arrivant à sa
première réunion d’orientation :
J’apprends sans cesse, mais je pense que je ne finirai jamais de progresser en tant qu’être
humain. L’une de mes principales fonctions, maintenant, est d’amener d’autres Américains à
suivre ce même chemin. Ils appellent cela l’ADN de Toyota, le modèle Toyota et le TPS, mais
tout est intégré.
Comme d’autres dirigeants de Toyota, Convis insiste sur l’expérience du
terrain plus que sur les brillantes théories, selon le credo des dirigeants de
l’entreprise : « Nous fabriquons des voitures, pas des intellectuels. » En
réalité, ils sont aussi capables de parler philosophie que carburateur et boîte
de vitesses. Mais la philosophie qui sous-tend les principes du modèle
Toyota s’enracine toujours dans le concret. Même après avoir passé 18 ans
chez Toyota, Gary s’exprime avec l’autodérision mais aussi la fierté
caractéristiques de ses confrères japonais :
Je suis arrivé là où j’en suis aujourd’hui par la méthode empirique, en me trompant, en
persévérant, avec l’aide de mes mentors japonais. Je suis fier d’avoir progressé avec Toyota.
Certains me diront que vingt ans dans l’industrie automobile puis dix-huit ans avec Toyota ne
représentent pas une carrière météorique. Mais dans ce secteur, je ne pense pas qu’il puisse y
avoir de carrières météoriques. L’expérience a beaucoup d’avantages, et si vous aimez ce que
vous faites, les journées sont courtes, passionnantes et vous attendez le lendemain avec
impatience.

La philosophie de formation et de développement des hommes déployée par


Toyota trouve ses racines dans le modèle de la relation maître/disciple
caractéristique de la société japonaise. Lorsque Convis dirigeait l’usine
NUMMI, il fut témoin des efforts déployés par les opérateurs pour arriver à
faire fonctionner les robots qui soudaient les carrosseries avec la même
régularité qu’au Japon. Avec très peu de stocks, toute immobilisation de
machine risquait de conduire à la fermeture de l’usine. Fumitaka Ito, le
directeur financier qui avait été nommé président de NUMMI, remarqua
que, lorsqu’il arrivait à l’usine chaque matin, les ingénieurs étaient assis à
leur bureau. Il suggéra à Convis de demander aux ingénieurs de production
de se rendre dans les ateliers tous les jours et de remplir un rapport de panne
(sur une feuille de papier A3) pour chaque immobilisation de plus de 30
minutes. Ito instaura une réunion hebdomadaire avec les ingénieurs, tous les
vendredis, pour passer en revue les rapports.
Les ingénieurs préparèrent les rapports et, avec Gary, rencontrèrent Ito.
Au cours des semaines suivantes, le temps de panne diminua un peu mais
Ito n’était pas satisfait. Il fit remarquer à Gary que toutes les semaines les
ingénieurs lui présentaient leurs rapports et que, toutes les semaines, il
devait les annoter au stylo rouge, indiquant ce qui n’allait pas. « Gary-san,
qu’enseignez-vous donc à ces ingénieurs ? » demanda-t-il à Gary. Eurêka !
Convis comprit que c’était à lui d’apprendre aux ingénieurs à résoudre les
problèmes. Il les coacha donc directement, passant du temps avec eux ;
l’atelier de carrosserie progressa, s’approchant des niveaux japonais. Pour
Convis, ce fut une grande leçon sur ce que signifie être un leader Toyota. Il
découvrit également le pouvoir d’un simple rapport A3 comme support de
coaching. Sans être un expert de la fabrication, Ito avait pu comprendre,
grâce à ces rapports, comment réfléchissaient les ingénieurs et leur
enseigner une approche plus scientifique de la résolution de problème.
Aller sur le terrain se rendre compte par soi-
même pour comprendre la situation

Kiichiro Toyoda apprit de son père l’importance de mettre les mains dans le
cambouis et d’apprendre en faisant – et il en demandait autant à tous ses
ingénieurs. Une anecdote célèbre concernant Kiichiro fait partie de
l’héritage culturel de Toyota11 :
Un jour, Kiichiro parcourait l’immense usine lorsqu’il tomba sur un opérateur qui se grattait
la tête en maugréant, car sa meule refusait de marcher. Kiichiro lui lança un coup d’œil,
releva ses manches et plongea les mains dans le carter d’huile. Il en ressortit deux pleines
poignées de boue. La jetant sur le sol, il demanda : « Comment pouvez-vous imaginer faire
votre travail sans vous salir les mains ? » [La présence de copeaux métalliques dans la boue
fournissait un indice sur le problème.]

Lorsque je demande aux managers américains qui ont travaillé pour une
autre entreprise avant de rejoindre Toyota ce qui distingue le leadership
Toyota, ils mentionnent très rapidement le genchi genbutsu. Il serait
relativement facile, pour des dirigeants intéressés par le modèle Toyota, de
demander à tous les ingénieurs et managers de passer chaque jour une
demi-heure à observer les opérations et possiblement de suivre « un
standard de travail de leader ». Mais sans la capacité à analyser et
comprendre la situation, cela n’aurait guère d’utilité. Il existe une version
superficielle du genchi genbutsu et une version beaucoup plus profonde,
dont la maîtrise ne s’acquiert qu’après de nombreuses années. Le modèle
Toyota requiert des employés et des responsables qu’ils comprennent « en
profondeur » le déroulement du flux, les tâches standardisées, etc., mais
aussi qu’ils soient capables d’évaluer et d’analyser avec un œil critique ce
qu’ils observent. L’analyse des données est elle aussi précieuse, mais elle
doit être adossée à une appréhension plus granulaire de la condition
actuelle.
Au cours des années, Taiichi Ohno a pris en charge plusieurs groupes d’«
étudiants » et sa première leçon était toujours la même : se tenir dans un
cercle et observer. C’est le fameux « cercle d’Ohno ». J’ai eu la chance de
m’entretenir avec Teryuki Minoura qui avait appris le TPS directement
auprès du maître et participé à l’exercice du cercle :
T. MINOURA. – M. Ohno nous demandait de tracer un cercle sur le sol
d’un atelier, puis nous disait : « Tenez-vous dans ce cercle, regardez le
processus et réfléchissez par vous-même. » Il ne nous donnait aucune
indication sur ce que nous devions regarder. C’est l’essence même du TPS.
J. LIKER. – Combien de temps restiez-vous dans le cercle ?
T. MINOURA. – 8 heures !
J. LIKER. – 8 heures !
T. MINOURA. – Un matin, M. Ohno m’indiqua que je devais rester dans le
cercle jusqu’au soir. Plus tard, il est venu vérifier et m’a demandé ce que je
voyais. Bien entendu, j’ai répondu [il réfléchit], j’ai répondu : « Il y avait
tellement de problèmes avec le processus… » Mais M. Ohno n’a pas
entendu. Il regardait.
J. LIKER. – Que s’est-il passé à la fin de la journée ?
T. MINOURA. – Il était presque l’heure de dîner. Il est venu me voir. Il n’a
donné aucun feed-back. Il a seulement dit gentiment : « Rentrez chez vous.
»
Naturellement, il est difficile d’imaginer ce genre d’exercice dans une
usine américaine. La plupart des jeunes ingénieurs seraient furieux si on
leur demandait de tracer un cercle et de s’y tenir pendant une demi-heure, a
fortiori toute la journée – sans la moindre explication ! Mais Minoura
comprit que c’était une leçon importante, en même temps qu’un honneur,
qu’il recevait du maître du TPS. Que voulait enseigner Ohno ? Le premier
pas du genchi genbutsu, à savoir le pouvoir de l’observation approfondie. Il
apprenait à Minoura à réfléchir par lui-même à ce qu’il voyait, entendait,
sentait, c’est-à-dire à se poser des questions, à analyser et à évaluer ce que
lui disaient ses sens.
Tadashi (« George ») Yamashina, ancien président du centre technique
Toyota, m’a énormément appris sur le genchi genbutsu :
Il ne suffit pas d’aller voir. « Que s’est-il passé ? Qu’avez-vous vu ? De quoi s’agit-il ? Quels
sont les problèmes ? » Chez Toyota Amérique du Nord, nous nous contentons encore
simplement d’aller voir. « Je suis allé voir et je pense que… » Mais avez-vous réellement
analysé ? Comprenez-vous vraiment de quoi il s’agit ? À la base de tout cela, notre but est de
prendre des décisions fondées sur des informations factuelles, pas sur la théorie. Les
statistiques et les chiffres complètent les faits, mais il faut aller plus loin. On nous accuse
parfois de passer trop de temps à analyser. D’aucuns diront : « Cela relève du simple bon
sens. Je sais quel est le problème. » Mais les informations et l’analyse vous diront si votre
bon sens a raison.

Lorsque Yamashina devint président du centre technique, il énonça 10


principes de management (voir figure 9.2), dont le troisième et le quatrième
concernent le genchi genbutsu :
Principe n° 3. Réfléchissez et communiquez sur la base
d’informations et de données vérifiées et prouvées :
– Vous devez aller voir et confirmer les faits par vous-même.
– Vous êtes responsable des informations que vous communiquez à
autrui.
Principe n° 4. Utilisez pleinement les connaissances et l’expérience
d’autrui pour communiquer, réunir ou analyser les informations.

Les années de formation du modèle Toyota aux États-Unis sont riches de


nombreuses anecdotes sur le genchi genbutsu. Au moment du lancement de
la Camry en 1997, Toyota eut un problème de harnais, une pièce fournie par
un équipementier japonais, Yazaki Corporation. La manière dont le
problème fut traité n’est pas typique de la plupart des entreprises. Un
ingénieur qualité de Yazaki appela Toyota pour expliquer les contre-
mesures mises en œuvre. Yazaki envoya un ingénieur à l’usine Camry. Rien
d’extraordinaire jusque-là. Ce qui l’est, en revanche, c’est que le président
de Yazaki se rendit personnellement à l’usine de Georgetown pour observer
comment les opérateurs montaient le harnais sur le véhicule.
Et voici à présent une anecdote qui m’a été racontée par Jim Griffith, un
des vice-présidents du centre technique à l’époque. Un problème
comparable à celui du harnais survint avec un équipementier américain. Le
vice-président de la division fournissant la pièce à Toyota se rendit au
centre afin d’expliquer comment le problème serait résolu. Il se montra très
rassurant, expliquant qu’il était désolé, mais qu’il ne fallait pas s’inquiéter ;
il s’occupait personnellement de l’affaire. Lorsque Griffith lui demanda
quel était le problème et ce qu’il comptait faire, il répondit : « Oh, je ne le
sais pas encore et je ne m’occupe pas de ce genre de détail. Mais ne vous
inquiétez pas. Nous ne négligerons rien et nous résoudrons le problème. Je
vous le promets. » Griffith était encore furieux en relatant l’anecdote :
FIGURE 9.2 Principes de management de « George » Yamashina, président du centre
technique de Toyota jusqu’en 2001.

Et il croyait que ça suffirait à me rassurer ? Chez Toyota, il serait inadmissible d’arriver à


une réunion avec aussi peu d’informations. Comment pouvait-il promettre quoi que ce soit
alors qu’il n’était même pas allé voir lui-même quel était le problème ? […] Nous lui avons
donc demandé de rentrer chez lui, de voir sur place et de ne revenir que lorsqu’il aurait
vraiment compris le problème et la mesure corrective.

Aller voir par soi-même s’applique également à ces fonctions que nous
considérons généralement comme administratives. Lorsque Glenn Uminger,
un comptable, se vit confier la mission de créer le premier système de
comptabilité de gestion pour l’usine Toyota de Georgetown, dans le
Kentucky, il estima qu’il lui fallait d’abord comprendre ce qui se passait
réellement dans les ateliers, et donc en savoir plus sur le système de
production Toyota. Il passa six mois dans des usines au Japon et aux États-
Unis pour apprendre en faisant – en travaillant à la production. Il comprit
très vite que le système complexe qu’il avait mis en place dans une autre
entreprise n’était pas nécessaire. Il explique :
Si le système que j’avais installé chez le fournisseur de pièces pour qui je travaillais
précédemment était de niveau 10 en termes de complexité, celui que je mis en place chez
Toyota était de niveau 3. Plus simple et beaucoup plus efficace.

Il était plus simple parce que Uminger avait pris le temps de comprendre le
système de fabrication, le client dont il était le fournisseur de services. Il lui
fallait créer un système de comptabilité qui réponde aux besoins réels du
système de fabrication de Toyota. Par le genchi genbutsu et le kaizen, il
acquit une connaissance approfondie du TPS en action. Il apprit que c’était
un système tiré, avec si peu de stocks que les systèmes complexes de suivi
utilisés par son ancienne entreprise étaient inutiles. Et l’inventaire, tâche
ardue et coûteuse, pouvait être grandement rationalisé. Toyota fait un
inventaire physique deux fois par an, auquel participent les équipes de
travail. Des étiquettes sont préparées, le chef d’équipe fait un comptage des
stocks en 10 minutes à la fin du poste et inscrit le résultat sur l’étiquette. Un
employé de la comptabilité récupère les étiquettes et saisit les chiffres dans
l’ordinateur. L’inventaire est terminé le soir même. Il suffit de quelques
heures, deux fois par an !
Hourensou – rendre compte, informer,
consulter quotidiennement

Arrêtons-nous sur un autre principe de Yamashina (voir figure 9.2) : rendre


compte, informer, consulter (hou/ren/sou) au moment opportun. Les
managers Toyota connaissent l’importance du contact avec le terrain et
considèrent comme l’un de leurs rôles clés la formation et le développement
de leurs subordonnés, par le dialogue et un conseil soigneusement ciblé. Ils
s’efforcent donc de trouver des moyens efficaces pour recevoir les
informations et prodiguer feedback et conseil. Il n’y a pas de recette
magique pour y parvenir, mais l’une des méthodes est de demander aux
subordonnés de présenter chaque jour des rapports sur les principaux
événements de la journée. Lorsqu’ils le peuvent, les dirigeants se rendent
sur les lieux où le travail est exécuté concrètement.
Yamashina, par exemple, président du centre technique Toyota (TTC),
chapeaute cinq zones : le centre technique d’Ann Arbor, dans le Michigan ;
le centre de prototypes à Plymouth, également dans le Michigan ; le circuit
d’essais, en Arizona ; le centre technique de Californie ; et les ingénieurs
concepteurs dans les usines de fabrication de Toyota. Yamashina
programme des réunions avec toutes les fonctions du TTC une fois par
mois, ce qui inclut tous les niveaux. En outre, il se déplace d’un site à
l’autre pour tenir ces réunions dans des endroits éloignés. Bien que
Yamashina connaisse bien la situation et donne régulièrement un feed-back
et des conseils, ce n’est pas suffisant. Il insiste par ailleurs pour que chaque
vice-président et chaque directeur général lui fasse un rapport sur la journée
– une brève mise à jour – plutôt que d’attendre la fin de la semaine. Il a
ainsi la possibilité de partager des informations qu’il a recueillies le jour
même avec d’autres composantes de l’entreprise. « Vous devriez peut-être
en parler à Fred au circuit d’essai ? » conseillera-t-il par exemple. Bien que
Toyota ne soit pas l’entreprise la plus informatisée du monde, le courrier
électronique est devenu un outil efficace pour la pratique du hourensou.
Yamashina explique :
Un jeune ingénieur décrit par e-mail les tests qu’il conduit, indique leurs buts et demande si
d’autres ont une expérience similaire. Brusquement, un ingénieur très expérimenté lui répond
: « J’ai fait ce test dans des conditions analogues et il n’a rien donné. » Il conseille à son
jeune collègue de trouver une autre méthode ou d’arrêter le test. Sans système d’échange des
informations, le jeune ingénieur gaspillera probablement beaucoup de temps et d’énergie.
J’insiste pour que mes collaborateurs me fassent un rapport quotidien. Je reçois donc de 60 à
70 messages par jour de directeurs adjoints ou de directeurs généraux. Je leur demande de
faire des listes à puces ; elles doivent être présentées de manière à ce que l’on ait envie de les
lire. Cela stimule la réflexion et l’échange d’informations. C’est l’un des modes
d’apprentissage de Toyota.

La réaction instinctive des dirigeants d’entreprises américaines au


hourensou a été d’y voir une forme de micromanagement, au moins jusqu’à
ce qu’ils commencent à le pratiquer et à en comprendre les avantages chez
Toyota. Selon plusieurs de ceux avec lesquels je me suis entretenu,
hourensou est devenu, avec le temps, un élément essentiel de leurs outils de
management, dont ils ne pourraient plus se passer.
Première leçon d’un dirigeant : le client
d’abord

Shotaro Kamiya était à la fonction ventes de Toyota ce qu’Ohno a été au


TPS. Son leadership a défini la philosophie de vente de Toyota. Comme la
plupart des dirigeants Toyota, Kamiya était un self-made man. Il entra chez
Toyota en 1935 comme responsable des ventes, alors que Toyota Motor
Company venait de naître, après avoir travaillé chez Mitsui Trading
Company (un partenaire proche de Toyota). Kamiya créa le réseau de
concessionnaires Toyota au Japon avant de l’étendre aux États-Unis. Il finit
sa carrière comme président honoraire de Toyota. Une phrase célèbre reflète
la philosophie du « client d’abord », qu’il a défendue et instillée chez les
autres tout au long de sa carrière :
La priorité, lorsqu’on vend une voiture, doit être de satisfaire d’abord le client, puis le
concessionnaire et, enfin, le constructeur. Cette attitude est la meilleure façon de gagner la
confiance des clients et des concessionnaires et, in fine, de favoriser le développement du
constructeur.

Au lieu d’exposer les modèles comme cela se fait aux États-Unis pour
promouvoir les ventes, la tradition japonaise est de vendre au porte-à-porte.
Les constructeurs automobiles disposent d’informations détaillées sur les
clients et savent à quel moment frapper à la porte. Par exemple, lorsque
Mika aura presque atteint l’âge d’avoir sa propre voiture, un vendeur
prendra contact avec elle pour lui présenter le modèle Toyota correspondant
exactement à ses besoins. L’attention personnelle crée un lien entre les
clients et la marque. Lorsque leur voiture a besoin de réparations, les clients
auront tendance à demander l’aide du vendeur plutôt que de s’adresser
directement à un service entretien anonyme. Cette démarche va dans le sens
de l’objectif de Toyota, qui est de fidéliser ses clients (et leurs descendants)
à vie.
Toyota a utilisé cette méthode et, plus tard, son réseau de
concessionnaires pour apprendre aux nouveaux employés à voir et
comprendre les choses du point de vue du client. J’ai demandé à Toshiaki
Taguchi, ancien P-DG de Toyota Motor Amérique du Nord, s’il se
souvenait d’une expérience particulière où il avait véritablement compris ce
qu’était le modèle Toyota. Il se remémora ses premiers pas de vendeur :
J’ai commencé comme stagiaire de vente […]. Je devais passer dans plusieurs services de
Toyota Motor Sales Company et, avec deux autres stagiaires, on nous envoya chez les
concessionnaires afin de déterminer s’il serait intéressant pour les gens de la production de
travailler quelques mois dans une concession. Je suis donc resté cinq mois chez le
concessionnaire de Nagoya, où j’ai fait du porte-à-porte avec des brochures. J’ai ainsi vendu
neuf voitures neuves et d’occasion. Mais cela m’a permis de connaître nos clients. Toyota
donne aux nouveaux l’occasion de se tester. Aujourd’hui encore, ils doivent passer un mois ou
deux dans une concession.

Cela vaut également pour les ingénieurs, qui, dans le cadre de leur
formation, doivent eux aussi faire l’expérience de la vente. Aller à la source
pour observer et comprendre (genchi genbutsu) permet de connaître les
attentes des clients. Se plonger dans les chiffres de vente ou écouter des
présentations marketing ne suffit pas. Vendre au porte-à-porte est un bon
moyen d’acquérir un sens viscéral de ce que l’achat d’une Toyota implique
pour les clients. Le système d’ingénieur en chef de Toyota en est un autre.
L’ingénieur en chef est comme le P-DG d’une entreprise innovante. Il est
responsable du programme de développement des voitures. À ce titre, sa
première responsabilité est de comprendre le client et d’élaborer une vision
pour le modèle.
Le lancement de la Sienna 2004 fut très important, car il fit de Toyota
l’un des leaders du marché des monospaces. L’ingénieur en chef
responsable du développement de ce Sienna était Yuji Yokoya. Les
principaux marchés de ce nouveau véhicule étaient les États-Unis et le
Canada et, dans une moindre mesure, le Mexique. Yokoya avait travaillé sur
des projets japonais et européens, mais jamais sur un modèle destiné au
marché nord-américain. Il pensait donc ne pas réellement connaître ce
marché. D’autres dirigeants auraient simplement consulté quelques
ouvrages. Cela n’est qu’une partie de la manière de procéder chez Toyota.
Yokoya alla voir son directeur et demanda la permission de faire un voyage
: « Je veux faire en voiture les 50 États et les 13 provinces et territoires du
Canada et toutes les régions du Mexique. »
Andy Lund, un Américain responsable de programme au centre
technique Toyota, fut nommé adjoint de Yokoya. Il eut l’occasion de
l’accompagner pendant une partie de son périple au Canada. Il cite un
exemple de la détermination du Japonais, qui voulait absolument se rendre
dans la petite ville canadienne de Rankin Inlet, dans le Nunavut :
Il est arrivé dans un aéroport minuscule et a essayé de louer une voiture. Mais il n’y avait
aucun bureau de location, ni à l’aéroport ni en ville. Il a donc appelé un taxi et a vu arriver
un monospace. Il a essayé de demander quelque chose au chauffeur, mais celui-ci ne parlait
pas suffisamment bien l’anglais pour que M. Yokoya le comprenne. Le fils du chauffeur vint
traduire et expliqua à son père que M. Yokoya voulait louer sa voiture et la conduire lui-
même. En fait, la ville était tellement petite qu’il ne lui fallut que quelques minutes pour
parcourir les seules routes existantes. Il avait obtenu ce qu’il voulait.

Yokoya arriva à ses fins, qui était de rouler en voiture dans tous les États
américains, y compris en Alaska et à Hawaï, et dans toutes les régions du
Canada et du Mexique. Dans la plupart des cas, il put louer un Sienna, à la
recherche des améliorations qui pourraient y être apportées. À son retour, il
effectua plusieurs changements qui n’auraient eu aucun sens pour un
ingénieur japonais vivant au Japon. Par exemple :
Les routes canadiennes ont une couronne plus haute qu’en Amérique
(plus bombées au centre), peut-être en raison de la quantité de neige
qui y tombe. Contrôler la « dérive » du monospace est donc très
important.
Sur un pont au-dessus du Mississippi, une rafale de vent secoua le
véhicule et Yokoya comprit que la stabilité latérale était capitale.
Dans les rues étroites de Santa Fe, Yokoya eut des difficultés à tourner
avec l’ancien Sienna. Le rayon de braquage du nouveau modèle a été
accru d’un mètre. C’est énorme, car il est nettement plus gros.
En vivant pratiquement dans le véhicule tout au long de son voyage,
Yokoya comprit la valeur des supports pour gobelets ou bouteilles. Au
Japon, les distances sont généralement plus courtes. Si le conducteur
achète un jus de fruit, il le boit à l’extérieur de la voiture. En
Amérique, pendant un long voyage, Yokoya apprit qu’il était fréquent
d’avoir un gobelet de café ou une bouteille d’eau à moitié entamée et
une pleine, pour ne pas avoir à s’arrêter lorsque la première est finie. Il
faut donc deux supports par personne, voire trois si une personne veut
un gobelet de café plus deux bouteilles d’eau. Le Sienna en compte 14.
Ainsi que de nombreux compartiments et vide-poches pour les longs
voyages.
Yokoya remarqua aussi l’habitude américaine de manger dans la
voiture plutôt que de s’arrêter. Au Japon, c’est très rare, car les routes
sont plus étroites, les camions nombreux ; il faut faire extrêmement
attention et s’arrêter régulièrement pour se détendre. Il comprit donc
l’intérêt pour les conducteurs américains de disposer d’un plateau
escamotable facilement accessible et à portée de main pour poser leur
hamburger.
Des concepts aux comportements
quotidiens

On apprend beaucoup sur la philosophie de leadership d’une entreprise en


étudiant son système d’évaluation des collaborateurs. Généralement, pour
les managers et les dirigeants, la rémunération est liée aux résultats. Sur
quels objectifs se sont-ils engagés et les ontils atteints ? On accorde moins
d’importance à la façon dont ils y sont parvenus. Chez Toyota, plus de la
moitié de l’évaluation repose sur un ensemble défini de compétences «
universelles », gage, au fil des mutations et des promotions, de la constance
et de la cohérence des comportements des leaders – et, partant, de la
culture. Par « universelles », Toyota entend que ces compétences
s’appliquent à tous les postes de leadership sans exception. L’autre partie de
l’évaluation des performances repose sur des objectifs chiffrés mais, même
ici, la manière dont les objectifs ont été atteints entre en compte :
l’approche du leader est-elle cohérente avec les valeurs de l’entreprise ?
L’évaluation des compétences est liée à un système annuel au mérite, alors
que les résultats entrent dans un système de primes.
Glenn Uminger, aujourd’hui retraité, a travaillé pendant plus de 27 ans
chez Toyota, gravissant les échelons et occupant différents postes de
leadership, notamment des postes de direction dans le TPS, le contrôle de la
production et la logistique pour l’Amérique du Nord. À l’époque, Toyota
retenait 10 compétences centrales pour le système d’évaluation des
performances de tous les niveaux de management faisant partie du Global
Appraisal System (le « GAP ») pour les dirigeants (voir figure 9.3). Glenn
m’expliqua :
Chaque personne doit avoir un plan de formation enregistré dans le système de
développement des RH. Chacun choisit, en accord avec son manager, 3 compétences parmi
les 10, qu’il souhaite particulièrement développer. À partir de là, on élabore un plan de
formation qui intègre différentes activités ciblant l’acquisition de ces compétences. L’éventail
des activités est extrêmement large, mais toutes s’inscrivent dans le flux naturel des
responsabilités associées au poste de la personne. Aucune des compétences centrales n’est
laissée de côté, mais les trois choisies par le collaborateur font l’objet d’une attention
particulière et mobilisent davantage l’engagement et le coaching du superviseur.

FIGURE 9.3 Compétences centrales pour le management (utilisées pour les entretiens
d’évaluation, la formation et la promotion).

Source : TMMK, Georgetown, Kentucky, 1995.

Comment mesure-t-on ces 10 compétences centrales ? Chacune fait


l’objet d’une matrice qui décrit ce que « répondre aux exigences » et «
dépasser les exigences » signifient, par niveau de management.
Naturellement, plus le niveau de management est élevé, plus les exigences
sont étendues et complexes. Concrètement, le collaborateur doit rédiger un
exemple de situation réelle où chaque attente a été appliquée, et cet exemple
doit être représentatif de la pratique quotidienne. Afin de favoriser
l’impartialité, un retour d’expérience est collecté auprès des superviseurs
directs. Il est néanmoins extrêmement important pour les leaders conduisant
l’évaluation de mieux connaître la personne qu’ils évaluent. Pour ce faire,
ils se rendent eux-mêmes au gemba, observent et coachent sur le vif leurs
subordonnés, et évaluent les forces et faiblesses du collaborateur. Les
méthodes comme le hourensou sont régulièrement utilisées par les
managers pour mieux connaître leurs subordonnés et les coacher au
quotidien.
Les leaders Toyota partagent bon nombre des caractéristiques de tout bon
leader. Par exemple, la liste des 10 compétences centrales intègre des
éléments communs aux leaders de tous horizons : « piloter les activités
d’amélioration vers les objectifs de moyen et de long terme » ; « prendre
des décisions motivées » ; « allouer et ajuster les ressources en fonction des
priorités » ; « établir des missions et revues d’évaluation cohérentes et
équitables ». Il s’agit là de responsabilités managériales élémentaires, que
toute organisation est en droit d’attendre de ses leaders. Mais Toyota va
plus loin que la plupart des entreprises dans l’importance accordée à la
transmission de connaissances, le coaching et le développement constant de
soi-même et des autres – étendards de la philosophie et des valeurs de
Toyota. Toyota est une organisation apprenante, et ce sont ses leaders qui
assurent cette transmission. Le point de départ de l’apprentissage réside
dans la compétence 1 – « Appréhender correctement la situation : creuser,
aller voir par soi-même, écouter, utiliser les faits et les données. » Ce n’est
rien d’autre que le fondement du raisonnement scientifique et de la
progression méthodique vers un objectif, et du développement continu des
collaborateurs.
Se fondant sur sa propre expérience, Glenn identifie également plusieurs
comportements quotidiens de leadership, dont quatre sont essentiels pour
accompagner et former les collaborateurs :
poser des questions difficiles et intelligentes ;
mettre constamment au défi pour l’amélioration continue ;
aider et accompagner vos équipes… leur laisser la possibilité
d’échouer ;
fixer des objectifs ambitieux ; laisser à la personne la liberté de choisir
la méthode pour les atteindre.

Ces quatre comportements semblent tout droit sortis du manuel de


formation d’Ohno. C’est exactement ce que lui-même faisait. Il posait des
questions, généralement sans donner le moindre indice de réponse. Il
mettait constamment ses étudiants au défi de réfléchir, réfléchir, et réfléchir
encore et d’améliorer, améliorer, et améliorer encore. « Essayez quelque
chose et faites-le maintenant. » L’échec était admis, aussi longtemps que ses
étudiants ne craignaient pas d’expérimenter et qu’ils apprenaient de leurs
échecs. Ses défis étaient titanesques, mais ses étudiants devaient se creuser
la tête et conduire le raisonnement pour les résoudre. Fujio Cho, qui étudia
auprès d’Ohno, me décrivit, non sans émotion, ce paradoxe :
M. Ohno pouvait se montrer extrêmement critique lorsque quelque chose n’allait pas.
Certaines personnes avaient du mal à l’accepter. Et bien souvent, nous travaillions jusqu’au
soir pour résoudre le problème. Mais à la fin de la journée, même s’il était 19 heures, il nous
rassemblait tous et nous expliquait le pourquoi de ses critiques. Tout le monde, même les
jeunes opérateurs qui venaient de rejoindre l’entreprise, appréciait tout ce qu’il faisait pour
nous former. Il voulait que chacun réalise son plein potentiel.
Le principe : former des leaders qui
comprennent parfaitement le travail,
incarnent la philosophie et l’enseignent aux
autres

Les racines de la philosophie du leadership de Toyota remontent à la famille


Toyoda, qui a créé et perfectionné le modèle Toyota. Tous les grands
dirigeants qui ont marqué l’histoire de l’entreprise présentent plusieurs
traits communs :
la volonté de conduire l’entreprise à apporter une valeur ajoutée
durable à la société ;
ne jamais s’écarter des préceptes du modèle Toyota, les appliquer et en
donner l’exemple ;
se rendre au gemba – là où se fait le travail qui apporte de la valeur
ajoutée. Mettre les mains dans le cambouis et gravir les échelons
jusqu’au sommet ;
considérer les problèmes comme des occasions de former et de guider
leurs collaborateurs.

« Avant de construire des voitures, nous construisons des individus » est


une phrase que l’on entend souvent chez Toyota. Le rôle du responsable
Toyota est de former les employés, en vue d’en faire des participants actifs,
capables de réfléchir par eux-mêmes et de suivre le modèle Toyota à tous
les niveaux de l’entreprise. Une entreprise qui forme ses propres
responsables et définit le rôle ultime du leadership comme la « construction
d’une entreprise apprenante » jette les bases d’une réussite solide et
durable. Au chapitre suivant, nous verrons dans le détail comment le
comportement quotidien du leader est formé au niveau du groupe de travail
et de son chef de groupe.
Points clés
L’histoire de Toyota est jalonnée de grands dirigeants, issus des rangs de
l’entreprise, qui croient dans les valeurs du modèle Toyota et les incarnent.
Les valeurs centrales de l’entreprise ont été façonnées par ses fondateurs,
Sakichi Toyoda et Kiichiro Toyoda, et ont été formalisées dans « The Toyota Way
2001 » sous la direction du président Fujio Cho.
L’étude de Jim Collins identifiait 11 « entreprises d’excellence » et toutes étaient
dirigées par des « leaders de niveau 5 » qui avaient en commun d’allier humilité
personnelle et détermination professionnelle. Ils présentaient beaucoup de traits
communs avec les dirigeants de Toyota.
Le leadership et la culture sont entremêlés – à travers leur comportement et leur
coaching, les leaders à tous les échelons propagent la culture.
La culture de Toyota est le fruit de multiples influences, dont certaines
typiquement japonaises, mais l’entreprise a su la déployer dans les pays où elle
s’est implantée.
La diffusion de la culture repose sur le modèle maître/disciple : tout leader – du
président de l’entreprise aux chefs d’équipe dans les ateliers – est au gemba
avec les opérateurs, ne laissant jamais passer une occasion de proposer des
défis et d’apporter des retours d’expérience.
Le genchi genbutsu – aller voir par soi-même pour comprendre et apprendre –
est une des valeurs les plus importantes pour former et diffuser la culture.
« Le client d’abord » est une règle d’or qui s’applique partout dans l’entreprise, y
compris parmi les nouveaux ingénieurs qui, au cours de leur première année
d’embauche, sont envoyés dans les concessions vendre des voitures.
Pour obtenir une cohérence de comportements au niveau mondial, Toyota utilise
un système d’évaluation des performances qui met l’accent sur des
compétences universelles qui se traduisent dans les comportements. Obtenir
des résultats n’est pas suffisant pour une évaluation positive ; il faut aussi
apprendre et mettre en pratique ces compétences.

1 « Newsmakers of 2002 », 20 décembre 2002.


2 https://plant-lean.com/akio-toyoda-crisis-management.
3 Jim Collins, De la performance à l’excellence : comment devenir une entreprise leader, Paris,
Pearson, 2011.
4 Id., « Level 5 Leadership: The Triumph of Humility and Fierce Resolve », Harvard Business
Review, janv. 2001.
5 Ibid.
6 Ibid.
7 Id., De la performance à l’excellence : comment devenir une entreprise leader, op. cit.
8 Edgar Schein, Organizational Culture and Leadership, 4e éd., San Francisco, Jossey-Bass, 2010.
9 T. Talhelm, X. Zhang, S. Oishi et al., « Large-Scale Physiological Differences Within China
Explained by Rice versus Wheat Agriculture », Science, vol. 344, n° 6184, 2014, p. 603-608.
10 Henry Ford, Today and Tomorrow: Special Edition of Ford’s 1929 Classical, Boca Raton, FL,
CRC Press, Taylor & Francis Group, 2003.
11 « Toyota Way 2001 », Toyota Motor Corporation.
Principe 10
Former des individus et des
équipes exceptionnels qui
appliquent la philosophie de
l’entreprise

Le respect des hommes et la recherche constante de l’amélioration sont-ils contradictoires ?


Le respect des hommes implique le respect de leur intelligence et de leur compétence. Les
Américains pensent que le travail d’équipe passe par des affinités personnelles. Le respect et
la confiance mutuels, cela veut dire que l’on a la certitude que chacun fera son travail dans
l’intérêt de l’entreprise. Ce n’est pas une question d’amitié.

SAM HELTMAN*’ ANCIEN VICE-PRÉSIDENT SENIOR DE L’ADMINISTRATION,


TOYOTA MOTOR MANUFACTURING, AMÉRIQUE DU NORD
Le servant leadership aide les personnes qui
accomplissent le travail à valeur ajoutée

Aussi progressiste l’entreprise soit-elle, la plupart des organigrammes


ressemblent plus ou moins à une pyramide. Au sommet, le nombre de
postes de dirigeants est relativement limité. Vient ensuite, au milieu, une
masse plus nombreuse de managers, et la majorité des salariés se situe à la
base de la pyramide. La rémunération suit le même chemin : elle diminue,
parfois dans des proportions très importantes, à mesure qu’on descend dans
l’organigramme.
Toyota renverse souvent la pyramide : c’est ce que l’on appelle une
pyramide inversée. Les personnes ayant des positions de leadership
occupent la base et le milieu, et leur rémunération reste plus élevée, mais ce
sont les personnes qui accomplissent le travail à valeur ajoutée qui sont au
sommet. C’est ce que l’on a pu appeler le « servant leadership » – une
philosophie souvent attribuée à Robert Greenleaf qui encourageait les
leaders à aider leurs subordonnés à s’épanouir et à progresser, afin qu’ils
soient « en meilleure santé, plus intelligents, plus libres, plus autonomes,
plus susceptibles de devenir eux-mêmes des servants1 ».
Toyota a fait sien le servant leadership dès les premières années de son
histoire : les seules personnes qui accomplissent un travail à valeur ajoutée
sont les ouvriers. Il convient donc qu’ils soient au « sommet ». Toyota les
appelle des « équipiers » et les managers parlent avec une quasi-vénération
de leur rôle dans la fabrication du produit et de leur dévouement à
l’amélioration continue. Un ancien dirigeant de NUMMI, comme nous
l’avons vu dans la préface, assimile même chaque opérateur à un ingénieur
industriel.
Pourquoi considérer des ouvriers qui accomplissent des tâches manuelles
répétitives comme les moteurs de l’amélioration continue ? Après tout, ils
ont généralement fait moins d’études que les managers, ne s’expriment pas
toujours aussi bien, sont souvent moins cultivés, sont moins payés et
contrôlent une partie très limitée de l’usine. À cela, Toyota répond que le
plus important est d’apporter des améliorations au niveau du gemba. Or, les
opérateurs sont ceux qui travaillent dans les ateliers, au plus près des
processus et des machines qu’ils utilisent chaque jour. Toyota a besoin que
les opérateurs observent, réfléchissent et expérimentent.
Parce que Toyota attend énormément de ses équipiers, le processus de
sélection est extrêmement exigeant mais, comme dans tant d’autres
domaines, l’entreprise s’affranchit des pratiques habituelles. Elle n’hésite
pas à recruter des personnes dépourvues de l’expérience ou des
compétences techniques pour le poste auquel elles sont embauchées. Toyota
embauche rarement des électriciens, des mécaniciens, des soudeurs ou des
peintres chevronnés. Les personnes sont recrutées parce qu’elles ont le
potentiel d’apprendre ces compétences. Si l’expérience professionnelle
n’est pas à dédaigner, la capacité à travailler en équipe et, surtout, la
capacité à apprendre à exercer un raisonnement critique et à résoudre les
problèmes, sont beaucoup plus importantes. Toyota pense pouvoir former
ces individus à être exceptionnels.
Carol Dweck parle d’état d’esprit de développement2 : partir du principe
selon lequel les individus, même parvenus à l’âge adulte, peuvent apprendre
et progresser tout au long de la vie. Les personnes animées par cet état
d’esprit ont le goût d’expérimenter et d’essayer de nouvelles choses, même
si elles commencent par échouer. Les retours d’expérience constructifs sont
considérés comme des occasions d’apprendre. Cela reflète admirablement
la philosophie des ressources humaines de Toyota. Recruter des diamants
bruts, les former en leur fixant des défis, en les accompagnant et en les
guidant étape par étape.
J’ai lu un article intéressant sur le système éducatif scandinave et
l’attention portée au développement de la personne plutôt qu’à l’acquisition
de connaissances. L’auteur y voit une des raisons de la réussite des
Scandinaves, tant du point de vie économique que social3 :
Ils envisagent l’éducation différemment de nous. Le mot allemand qu’ils utilisent pour
désigner leur démarche, Bildung, n’a pas d’exact équivalent en français. Il désigne le travail
sur soi, la culture de tous les talents de l’individu et sa transformation morale, émotionnelle,
intellectuelle et civique. L’approche était fondée sur l’idée que, pour pouvoir affronter et
contribuer à une société industrielle émergente, les individus auraient besoin d’une vie
intérieure plus complexe… L’éducation est conçue pour les aider à comprendre les systèmes
complexes et à voir les relations entre les choses – entre soi-même et la société, entre une
communauté de relations dans une famille et dans une ville.

Cela m’a immédiatement évoqué la philosophie de Toyota : construire une


culture du respect des individus et de l’amélioration continue – rendre
exceptionnels des individus ordinaires. Étudiez l’environnement au sens
large, définissez un défi et mobilisez la puissance de l’organisation à travers
des objectifs alignés, et ils pourront accomplir n’importe quoi. Dans le cas
de Toyota, l’éducation est ce qui se déroule jour après jour, sous le regard
attentif de servant leaders euxmêmes placés sous le regard attentif de leurs
servant leaders. C’est au gemba, et ce n’est pas toujours facile. C’est
équitable et respectueux, ce qui cultive tous les aspects de la personne.
Le pouvoir des équipiers et des groupes de
travail

Mentionnez le TPS à quiconque chez Toyota et vous aurez droit à un cours


sur l’importance du travail d’équipe. Tous les systèmes ont pour but d’aider
les équipes qui sont chargées d’apporter de la valeur. Pour autant, ce sont
les individus – et non le groupe – qui apportent la valeur ajoutée. Les
équipes coordonnent le travail, motivent et apprennent les unes des autres.
Elles proposent des idées novatrices, elles exercent même un contrôle par la
rivalité. Néanmoins, la plupart du temps, il est plus productif de confier aux
individus les tâches nécessaires à l’élaboration d’un produit ou à
l’avancement d’un projet.
Les équipes exceptionnelles sont composées d’individus exceptionnels.
C’est pourquoi Toyota fournit autant d’efforts pour trouver et évaluer ses
futurs employés. Il faut un potentiel considérable pour s’épanouir et
prospérer dans la culture Toyota. Bien loin de laisser ses nouvelles recrues
livrées à elles-mêmes pour progresser, Toyota les forme et les accompagne
de façon intensive.
Selon Toyota, lorsqu’on fait du travail d’équipe le fondement de
l’entreprise, les individus performants s’impliqueront totalement dans
l’équipe et mettront tout leur cœur à assurer le succès de l’entreprise. Au fil
de votre lecture, vous découvrirez que le modèle Toyota ne consiste pas à
prodiguer des récompenses – méritées ou non –, mais à lancer des défis aux
équipiers et à les respecter.

La pyramide inversée

Dans les usines automobiles classiques, la résolution de problèmes,


l’assurance qualité, la maintenance des machines et la productivité sont
gérées dans les bureaux ou par des techniciens spécialisés. Chez Toyota, la
résolution quotidienne des problèmes est confiée à des groupes de travail
sur les chaînes (voir figure 10.1).

FIGURE 10.1 Exemple d’organisation chez Toyota – une chaîne d’assemblage.

Source : Bill Costantino, ancien chef de groupe, Toyota, Georgetown.

Comme nous l’avons dit, les opérateurs (les « équipiers ») sont au sommet
de la hiérarchie, le reste de la hiérarchie est là pour les aider. La deuxième
ligne de défense est le chef d’équipe, un employé qui a travaillé sur la
chaîne, a manifesté sa volonté d’apprendre à résoudre les problèmes et est
passé par un processus intensif de formation et de développement. Dans la
plupart des pays, le chef d’équipe a un statut d’employé mais son salaire
horaire est un peu plus élevé. Le chef d’équipe ne peut pas conduire de
revues de performance ni prendre de mesures disciplinaires ; son rôle est de
soutenir les membres de l’équipe. Le responsable en première ligne est le
chef de groupe, qui dirige et coordonne plusieurs équipes.
La part la plus importante des activités de kaizen est conduite au niveau
du groupe de travail de production, même si, prises une à une, ces
améliorations ne produisent pas nécessairement des résultats spectaculaires.
Les ingénieurs et les managers pilotent souvent des projets ayant un impact
important : déployer une nouvelle technologie ou modifier l’architecture du
flux de matières, par exemple. Une fois ces changements de grande
envergure mis en place, le système est généralement perturbé par toutes
sortes de petits problèmes. C’est alors aux groupes de travail qu’il
appartient de régler et d’ajuster les choses dans le détail. Ils sont la clé de
l’excellence.
Les rôles et les responsabilités des équipiers, des chefs d’équipe et des
chefs de groupe sont résumés sur la figure 10.2 (la figure 10.1 et la figure
10.2 sont reproduites avec l’autorisation de Bill Costantino, l’un des
premiers chefs de groupe à l’usine Toyota de Georgetown, dans le
Kentucky). L’extension progressive des responsabilités – depuis l’opérateur
jusqu’au chef de groupe – est intéressante. Les équipiers accomplissent des
tâches manuelles selon des standards de travail et sont responsables de la
résolution de problèmes et de l’amélioration continue. Les chefs d’équipe
assument un certain nombre des responsabilités qui incombent
traditionnellement aux responsables « administratifs », bien qu’ils ne soient
pas officiellement des managers et qu’ils n’aient pas de pouvoir
disciplinaire sur les équipiers. Leur rôle essentiel est, d’une part, de veiller à
ce que la chaîne tourne rond et produise des pièces de qualité (réponse
immédiate à l’andon) et, d’autre part, de résoudre les problèmes en cas
d’écarts par rapport aux standards. Les chefs de groupe endossent beaucoup
de responsabilités qui seraient normalement assumées par des spécialistes
dans les fonctions ressources humaines, ingénierie et qualité. Dans le
domaine des ressources humaines, ils sont notamment en charge des
évaluations de performance, des plannings, de la formation, de la sécurité et
de la discipline. Ils participent aux améliorations majeures du processus, et
introduisent même des produits et processus nouveaux. Ils assurent
régulièrement des formations. Si nécessaire, ils sont aussi capables de
remplacer un opérateur sur la chaîne. Il n’y a pas de responsable en gants
blancs chez Toyota.
FIGURE 10.2 Rôles et responsabilités des groupes de travail chez Toyota.

Source : Bill Costantino, ancien chef de groupe, Toyota, Georgetown.

Quatre pour un : les groupes de travail et le rôle


mystérieux du chef d’équipe

On trouvera peut-être cette organisation très hiérarchisée pour une


entreprise qui s’enorgueillit d’être lean. Beaucoup d’entreprises
occidentales ont « aplati » leur organigramme en supprimant des échelons
de management ; inévitablement, chaque superviseur de première ligne a vu
son périmètre de contrôle s’étendre, chapeautant parfois de 30 à 50
subordonnés. La chose est souvent présentée comme une « habilitation »
des employés à prendre des décisions en se fondant sur leur propre
jugement. Dès lors, les managers n’ont plus à prendre en charge que les
exceptions et les problèmes individuels de discipline.
Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, Toyota a une vision très
différente du rôle du leader. Il n’est pas de faire régner l’ordre ni de
répondre aux problèmes ; il s’agit de planifier, de diriger par l’exemple et
d’accompagner. L’amélioration continue, quant à elle, est primordiale. Pour
y contribuer, les opérateurs ont besoin d’être coachés et une personne ne
peut pas en accompagner des dizaines efficacement. Le standard idéal de
Toyota est quatre pour un : quatre équipiers pour chaque chef d’équipe et
quatre chefs d’équipe pour un chef de groupe. Dans la réalité,
naturellement, la taille des groupes varie.
Le chef d’équipe de Toyota a des attributions plus étendues que celles
des équipiers (voir figure 10.2). La première priorité, avant de lancer la
chaîne, est de s’assurer de disposer de suffisamment d’opérateurs pour que
tous les postes soient pourvus ; en cas d’absence d’un ou de plusieurs
opérateurs, les chefs d’équipe peuvent être amenés à les remplacer. Lorsque
le travail a débuté, la priorité du chef d’équipe est de répondre à l’andon.
Comme nous l’avons vu au principe 6, le chef d’équipe dispose de quelques
secondes pour réagir avant que le segment concerné ne s’arrête. Le chef
d’équipe consigne les alertes andon en vue de la résolution des problèmes.
J’ai qualifié le rôle du chef d’équipe de « mystérieux ». En effet, lorsque
j’enseigne le modèle Toyota, la plupart de mes interlocuteurs perçoivent son
importance mais y voient aussi une main-d’œuvre indirecte supplémentaire
coûteuse. On me pose de façon récurrente la question suivante : « Les chefs
d’équipe travaillent-ils à plein temps sur la ligne ? » En d’autres termes,
avoir des chefs d’équipe entraînet-il une augmentation des frais généraux ?
La réponse est non et oui.
Non, parce que les chefs d’équipe seraient dans l’incapacité de remplir
tous leurs rôles s’ils travaillaient sur la ligne. Par exemple, ils ne pourraient
pas cesser leur tâche séance tenante pour aller répondre à un andon sur un
autre processus dans la mesure où cela provoquerait l’arrêt de la ligne. Par
ailleurs, ils ne pourraient pas non plus accomplir toutes les autres tâches qui
leur incombent en dehors de la ligne et encore moins travailler à la
résolution des problèmes.
Oui. Le standard de Toyota est de disposer du nombre exact d’opérateurs
pour pourvoir tous les postes sur la ligne. La moitié des chefs d’équipe
travaillent sur la ligne et l’autre moitié se consacrent à d’autres tâches ; ils
permutent (cela dit, il est fréquent que les chefs d’équipe passent plus de
temps sur la ligne qu’il ne le faudrait). Toyota a donc, pour ainsi dire, deux
chefs d’équipe pour le prix d’un : par exemple, deux qui travaillent sur la
ligne et deux hors ligne.
Ce système n’en semble pas moins peu réaliste à de nombreux leaders en
charge de l’amélioration continue dans les entreprises gouvernées par des
ratios cibles main-d’œuvre directe/main-d’œuvre indirecte. Dès l’instant où
un opérateur est sorti des effectifs de la main-d’œuvre directe et devient un
chef d’équipe, il vient grossir les frais généraux indirects et on cherchera à
l’éliminer. Toyota aussi a un budget strict, mais c’est un budget global qui
ne fait pas la différence entre opérateur et chef d’équipe. Le ratio est
secondaire : le poste de chef d’équipe est un coût salarial comme les autres,
inscrit au budget. Il ne viendrait pas à l’esprit d’un manager d’usine de
remettre en question ce poste et encore moins d’envisager de le supprimer.
Certains y voient même le poste le plus important de l’usine pour
l’amélioration continue des processus de production et de la qualité. Nous
verrons plus loin comment l’entreprise américaine de fournitures de bureau
Herman Miller a résolu la question.

Chef de groupe : le rôle le plus difficile

L’éventail de responsabilités du chef de groupe est plus large encore. C’est


le premier échelon de management, l’équivalent d’un chef d’atelier, mais il
est beaucoup plus que cela. Dans l’usine de Toyota au Royaume-Uni, on dit
des chefs de groupe qu’ils sont les directeurs de leur activité.
Le chef de groupe a de nombreuses responsabilités, comme on peut le
voir sur la figure 10.2 – depuis la planification des tâches quotidiennes pour
les équipes jusqu’à la coordination du lancement de nouveaux modèles, en
passant par l’élaboration et le suivi d’un plan annuel d’amélioration à
travers le processus du hoshin kanri (voir principe 13). Dans de nombreuses
entreprises, les ingénieurs considèrent l’usine comme leur royaume. Ils
établissent des plans qu’ils exécutent selon leur bon vouloir. Il convient
certes de mettre au courant les chefs d’atelier et de les impliquer jusqu’à un
certain point, en les informant par exemple de ce qu’auront à faire les
opérateurs. Toutefois, en définitive, on leur demande de ne surtout rien faire
et de laisser les ingénieurs travailler. Pas chez Toyota. L’usine est le
royaume des chefs de groupe et toute personne souhaitant intervenir sur la
chaîne de production doit traiter le chef de groupe comme un client. Cela
semble d’autant plus justifié que ce sera aux chefs de groupe de faire
marcher le nouveau système et de l’améliorer.
Chaque groupe dispose de sa propre zone de réunion dans les ateliers, à
côté de ses processus de travail où est situé le pupitre du chef de groupe.
C’est un « espace ouvert », qui accueille des casiers, des fours micro-ondes
et de grandes tables. C’est également là que se trouvent les panneaux du
chef d’équipe et certains de ceux du chef de groupe. L’équipe y tient ses
briefings quotidiens et s’y réunit également pour les pauses, les repas et
différents moments d’interaction.

Dans les écoles primaires japonaises, les enfants sont


socialisés pour travailler en groupe, pas seulement dans
un groupe

S’organiser autour de petites équipes de travail a été d’autant plus facile et


naturel à Toyota que c’est ainsi que l’on enseigne aux enfants jusqu’à
l’école primaire. Une de mes anciennes étudiantes, Jennifer Orf, partait
étudier tous les étés au Japon. Elle a raconté son expérience4. Elle décrit
comment les élèves s’identifient à leur classe et à leur petit groupe (un «
han ») de quatre à six élèves :
Au Japon, on apprend aux élèves que travailler ensemble en tant que groupe n’est pas la
même chose que travailler dans un groupe […]. Les enfants apprennent qu’ils peuvent
accomplir davantage collectivement ; ils ont un sentiment d’identité collective avec le groupe
et reconnaissent les responsabilités particulières que confère l’appartenance à un groupe,
écouter les autres membres du groupe et déléguer des responsabilités par exemple.

Les élèves apprennent en menant, en han, divers projets. Les outils comme
le travail standardisé et le management visuel sont courants dans la vie
quotidienne de ces enfants. À l’heure du déjeuner, la salle de classe est
convertie en salle à manger :
D’après ce que j’ai pu observer, les groupes attendent avec impatience que vienne leur tour
de préparer le repas ; les visages de l’autre côté du « comptoir » rayonnaient sous leur coiffe
de chef […]. La prise en charge de cette tâche par les élèves – même les tout petits
l’accomplissent tous les jours – est rendue possible par la nature standardisée du processus.
Des graphiques répertorient les responsabilités pour les différentes tâches et les élèves
cochent les étapes au fur et à mesure.
Le développement des équipes dans un
entrepôt Toyota : pas de solution minute

Lorsque Toyota créa en Californie son premier centre de distribution de


pièces détachées pour l’Amérique du Nord, l’entreprise recruta de
nombreux candidats sans expérience, affectant certains aux rôles de chef
d’équipe et de chef de groupe. Les choses ne se passèrent pas aussi bien
qu’on l’avait espéré et, plusieurs années plus tard, les efforts pour former
ces leaders et développer le travail en équipe se poursuivaient. Donc,
lorsque Toyota décida de créer un deuxième site de pièces détachées à
Hebron, dans le Kentucky, l’entreprise mit d’emblée l’accent sur
l’acculturation des équipes. Ken Elliott, qui était à la tête du centre,
m’expliqua en 2002 :
Nous ne bâtissons pas un entrepôt, mais une culture. C’est la raison de notre réussite. Il faut
bien faire comprendre la culture dès le départ.

Ce qu’il voulait dire, c’est qu’il ne souhaitait pas se retrouver des années
plus tard à essayer de rectifier le tir en matière de culture, comme en
Californie. Bien faire du premier coup.
Lorsque je me rendis sur le site d’Hebron, je fus surpris d’entendre les
responsables se référer fréquemment au « leadership situationnel », qu’ils
avaient appris de Ken Blanchard, célèbre auteur du Manager Minute.
Blanchard décrit quatre phases de développement des équipes (entre
parenthèses, les descripteurs d’un autre modèle bien connu) et le rôle des
leaders à chaque phase :
Première phase : orientation (formation). Le groupe a besoin d’une
direction forte de la part de son leader ; il doit comprendre la mission,
les règles de travail et les outils qui seront utilisés.
Deuxième phase : insatisfaction (tension). Le groupe se met au
travail et ses membres découvrent qu’il est plus difficile qu’ils ne le
pensaient de travailler en équipe. À ce stade, ils continuent d’avoir
besoin d’une direction forte de la part du leader, mais il leur faut aussi
beaucoup de soutien pour maîtriser une dynamique sociale
contraignante qu’ils ne comprennent pas.
Troisième phase : intégration (normalisation). Le groupe commence
à acquérir une image plus claire du rôle de chacun des membres et à
contrôler les processus du travail en équipe. Le leader n’a pas à donner
beaucoup d’instructions, mais l’équipe a encore besoin d’un soutien
social important.
Quatrième phase : production (exécution). Le groupe s’est soudé et
fonctionne comme une équipe performante, avec peu de soutien
technique ou social de la part du leader.

Blanchard décrivait un comité ou une task force dont le développement


demande quelques semaines. Combiner les concepts du leadership
situationnel avec les standards de travail extrêmement étudiés du TPS
aboutissait à un nouveau modèle, impossible à apprendre en 1 minute.
Toyota décida de commencer sans chefs d’équipe. Les chefs de groupe
furent formés au TPS et donnaient directement des directives de travail aux
opérateurs en phase 1. Le groupe progressant à travers la phase 2 puis la
phase 3, des opérateurs présentant un potentiel de leadership furent
identifiés, chacun se familiarisant et assimilant progressivement les
principes du TPS. Après plusieurs années (oui, années), les chefs de groupe
estimèrent que les employés avaient acquis suffisamment de maturité pour
en promouvoir certains à la fonction de chef d’équipe et accorder une plus
grande autonomie aux équipes. Mais, ici encore, les décisions furent prises
en fonction du contexte de chaque groupe, tous ne progressant pas au même
rythme. Le niveau d’investissement de Toyota à Hebron pour former les
collaborateurs et les équipes dépassait tout ce que j’avais jamais pu
observer. Comme nous le verrons avec General Motors, on se contente trop
souvent de nommer le chef d’équipe de but en blanc, comme si la fonction
faisait le leader.
Redynamiser le système de formation du
management des ateliers à TMUK

Créée en 1992, l’usine Toyota de Burnaston, au Royaume-Uni (TMUK),


première usine de Toyota en Europe, commençait à accuser le poids des ans
et se débattait avec le leadership des groupes de travail, en dépit
d’investissements massifs consentis dès les premières années. À l’heure où
j’écris ces lignes, le site fabrique le modèle 2020 de la Corolla, hybride et
essence. À la création de TMUK, de nombreux dirigeants, managers et
ingénieurs japonais étaient venus sur place pour former les nouveaux
employés aux techniques de production automobile et au TPS. Après
quelques années, ils ont été envoyés ailleurs et les salariés britanniques, du
fait de la grande visibilité de l’usine Toyota, sont devenus la cible favorite
de tentatives de débauchage par les autres constructeurs. Pour TMUK,
commença alors une période difficile. L’usine perdit de nombreux chefs de
groupe et managers, qu’il lui fallut remplacer. Des années plus tard, avec la
crise financière de 2008 et la baisse des ventes qui s’ensuivit, une des deux
lignes fut fermée et l’entreprise fut contrainte de se séparer de nombreux
opérateurs, sur la base de départs volontaires négociés.
Les performances de l’usine se dégradèrent, ne répondant plus aux
standards de Toyota. Divers symptômes caractérisaient cette fragilité :
baisse des résolutions de problèmes mis au jour par l’andon, relâchement
des standards de travail et de la formation à la prise de poste, médiocrité des
5S, hausse de l’absentéisme ou encore problèmes de qualité découverts lors
des inspections. Tout semblait désigner la fonction de chef d’équipe et, en
particulier, le peu de temps consacré au coaching des opérateurs.
TMUK avait mis en place le système de développement du management
des ateliers (FMDS) de Toyota. Celui-ci comprenait notamment des
réunions quotidiennes debout, un système de management visuel, la
définition précise des fonctions et des responsabilités des chefs d’équipe et
des chefs de groupe, ainsi que leur formation. TMUK étudia le problème et
conclut qu’il fallait aller plus loin et renforcer le FMDS. Un projet pilote du
nouveau système fut lancé dans les ateliers de peinture, qui dura plusieurs
années, avant que les pratiques en soient étendues à toute l’usine.
Il existe naturellement des panneaux d’indicateurs clés pour les chefs de
groupe, organisés autour de la sécurité et de l’environnement, la qualité, la
production, les coûts et le développement des ressources humaines. Ces
indicateurs font l’objet d’un suivi quotidien au cours de réunions pilotées
par les chefs de groupe ; les indicateurs inférieurs aux objectifs font l’objet
d’une attention particulière. Mais ce n’est pas tout. Le groupe de TMUK a
défini de manière très détaillée les responsabilités de chaque échelon de
leadership, les compétences requises et les actions de formation, et de
nouveaux panneaux de management visuel ont été créés pour encourager le
kaizen.

Définition des principales missions

Les missions et les attentes associées ont été documentées sur des feuilles
de papier A3 pour les opérateurs, les chefs d’équipe, les chefs de groupe et
les managers de section. Pour les opérateurs, par exemple, 21 missions sont
identifiées, parmi lesquelles : comprendre le TPS, effectuer des démarrages-
TPM-immobilisations sur les machines, identifier les anomalies, servir de
référent pour le processus, parfaire l’exécution des standards de travail,
connaître les compétences fondamentales et utiliser l’andon. La figure 10.3
représente une feuille A3 pour utiliser l’andon pour la fonction d’opérateur
: suivre exactement le standard de travail, alerter le groupe à la moindre
anomalie et participer activement au kaizen. L’usine utilise la rotation de
poste entre deux processus, et chaque opérateur est le responsable principal
du processus – pour un processus de la rotation en cours et pour la
communication entre les rotations.
FIGURE 10.3 Consignes pour les opérateurs concernant l’utilisation de l’andon.

Source : Toyota Motor Manufacturing, Royaume-Uni.

Pour les chefs d’équipe, 40 missions centrales ont été définies : réponse à
l’andon, analyse de l’andon, formation à la sécurité, confirmation de
posture, gestion de la qualité, réunion d’équipe avant de lancer le travail,
maîtrise du TPS en interne, gestion des points de changement, leadership
4S, kaizen, rapport rapide de résolution de problème et confirmation du
travail standardisé. On trouvera sur la figure 10.4 un exemple de feuille A3
pour la fonction de chef d’équipe visant à confirmer la posture des
opérateurs. Globalement, les chefs d’équipe ont pour mission de positionner
les opérateurs de sorte à ce qu’ils réussissent, d’animer la réunion avant le
lancement du travail, de répondre à l’andon et de piloter le kaizen.
FIGURE 10.4 Consignes pour les chefs d’équipe concernant la confirmation de posture.

Source : Toyota Motor Manufacturing, Royaume-Uni.

Quant aux chefs de groupe, 44 missions principales ont été définies. Selon
un manager de TMUK, « c’est leur travail qui est le plus difficile », comme
en témoignent la diversité et l’étendue de leurs attributions : organiser le
panneau des KPI, gérer le panneau de contrôle de la production (graphique
horaire des unités produites par rapport au réel avec les motifs), savoir
animer des réunions, gérer les équipements de protection personnelle,
confirmer les postures des opérateurs, confirmer le travail standardisé,
veiller au respect des Toyota Business Practices, gérer les rebuts et les
matières rejetées, atteindre les objectifs hoshin, coacher et donner le feed-
back sur les performances. Les chefs de groupe ont un rôle comparable à
celui d’un directeur en matière de planification, de management, de gestion
du personnel et d’activités kaizen en vue d’atteindre les objectifs hoshin
annuels.
Enfin, les managers de section (qu’on appelle parfois sous-directeurs)
chapeautent de 100 à 120 personnes, ainsi que quatre chefs de groupe
environ qui leur sont rattachés. Ils passent deux heures d’intense activité
dans les ateliers au début de chaque rotation, veillant à ce que les choses se
déroulent sans incident ; ils sont ensuite un peu plus libres de leur temps. «
Si vous manquez les deux premières heures, vous manquez la rotation », a-
t-on coutume de dire à TMUK. Les missions centrales des managers de
section sont au nombre de 11 seulement. Généralistes, elles consistent
essentiellement à appliquer et incarner le modèle Toyota : trouver les faits et
analyser les problèmes, déployer un raisonnement créatif et innovant, créer
des plans et construire le consensus, agir et persévérer, suivre l’avancement
des projets et accompagner les collaborateurs.

Standardisation au niveau mondial de la fonction des


chefs de groupe

Au Japon, Toyota a défini de manière plus détaillée les principales tâches


qui s’apparentent à une standardisation du travail du chef de groupe.
Répertoriées sur une liste, elles doivent normalement être réalisées chaque
jour (voir figure 10.5). Naturellement, à ce poste de management, les
journées se passent rarement comme prévu. Il s’agit cependant d’un point
de départ : ces tâches doivent normalement être menées à bien, et chacune
est associée à une durée estimée. Certaines sont des réunions programmées
régulièrement selon des créneaux horaires. Les activités sont réparties en
quatre grandes catégories : gemba (où se déroule l’essentiel du coaching),
tâches administratives, réunions et pauses. Le chef de groupe est supposé
consacrer la moitié de son temps environ au gemba. Dans la réalité, il passe
beaucoup plus de temps dans les ateliers et en réunion (généralement, dans
les ateliers).
La figure 10.5 présente différents exemples d’activités quotidiennes
standard : coacher l’audit qualité Delta S réalisé par les chefs d’équipe sur
les points de sécurité critiques ; contribuer à l’audit qualité des expéditions
(SQA), qui consiste à démonter un petit nombre de voitures chaque jour ;
participer aux réunions des chefs d’équipe pour les coacher ; organiser le
mur qualité, qui intervient après que le chef de groupe a analysé et donné
son feed-back sur les écarts de qualité constatés dans sa zone ; coacher les
chefs d’équipe sur le kaizen des processus ; assister à la réunion des
managers avec les autres chefs de groupe. Le chef de groupe assure le suivi
de ces activités, cochant les tâches au fur et à mesure, et le manager de
section vérifie cette feuille tous les jours.

FIGURE 10.5 Les tâches principales du chef de groupe et le graphique Yamazumi.

Source : Toyota Motor Manufacturing, Royaume-Uni.

Fonctions transitoires et apprentissage structuré


Les missions ont également été formalisées pour les transitions entre les
postes de leadership. De nouveaux intitulés de postes ont été définis –
équipiers avancés, chefs d’équipe avancés et chefs de groupe avancés –,
avec leur niveau de rémunération et leurs attributions. Des programmes de
formation spécifiques ont été créés pour accompagner ces transitions.
La formation de l’équipier avancé consiste en 17 semaines
d’apprentissage structuré et porte essentiellement sur le travail standardisé :
rédiger les processus, auditer et répondre aux écarts. La formation du chef
d’équipe avancé consiste également en 17 semaines d’apprentissage
structuré, l’accent étant mis sur la conduite de projets d’amélioration et le
coaching des équipiers. Dans les deux cas, il s’agit principalement de
missions de leadership en situation : exercer son rôle de leader ou améliorer
quelque chose. Le programme et le suivi des missions sont quotidiens et des
revues approfondies sont réalisées à différents stades. Il peut également
s’agir de séances de formation qui se déroulent en dehors des horaires de
travail. De nombreuses missions – telles que travailler sur des projets kaizen
sous la conduite d’un coach – doivent en effet être accomplies par l’équipier
et le chef d’équipe en dehors de leur temps de travail. Les équipiers doivent
être extrêmement motivés pour consacrer toutes ces heures non rémunérées
à la formation.

Panneaux visuels et réunions quotidiennes

Les innovations les plus fructueuses mises en place à TMUK furent


probablement les nouveaux panneaux des chefs d’équipe et des chefs de
groupe, ainsi que les réunions de résolution de problème quotidiennes. Un
prototype de « panneau de contrôle de chef d’équipe », avec des données
fictives, est présenté sur la figure 10.6. C’est le panneau utilisé pour les
réunions de 5 minutes qui ont lieu tous les jours avant le lancement du
travail. On y retrouve des éléments habituels, tels qu’un emplacement dans
le coin supérieur gauche pour la qualité, la sécurité et les autres points à
rappeler à l’équipe. La gestion des points de changement est très
importante, car elle indique tout changement intervenu dans un processus
susceptible d’avoir une influence sur la rotation et les actions à conduire.
C’est par exemple le cas lorsqu’un opérateur temporaire remplace
quelqu’un sur la ligne, qu’un nouvel opérateur est formé ou encore que
survient un changement d’ingénierie dans une pièce ou le test d’un nouvel
outil. Il y a également un emplacement pour la feuille A3 réservée aux plus
gros projets de résolution de problèmes du chef d’équipe par rotation.
Tout le reste du panneau est inédit : la résolution de problème 1 × 1.
L’andon est activé lorsqu’une anomalie est détectée ; le chef d’équipe et le
chef de groupe sont responsables de la gestion des anomalies. Des
graphiques permettent d’indiquer le nombre d’alertes andon, une tendance
globale et le nombre d’alertes andon de la veille, par processus. Ces
données sont produites en temps réel par l’ordinateur lorsqu’un opérateur
tire sur la corde. Les chefs d’équipe doivent noter à la main la cause de
chaque alerte et établir un diagramme de Pareto des causes. Le problème le
plus important est alors sélectionné pour la résolution de problème. Pour ce
faire, on l’inscrit sur une étiquette placée en jour 1. Chaque jour, jusqu’à la
résolution du problème, l’étiquette est ainsi déplacée d’un jour à l’autre,
jusqu’au jour 5 où elle atteint alors la zone rouge (en gris ici). Elle est alors
remontée sur le « panneau d’action » du chef de groupe.
FIGURE 10.6 Exemple de panneau de contrôle du chef d’équipe à TMUK.

Source : Toyota Motor Manufacturing, Royaume-Uni.

La création du nouveau « panneau d’action » du chef de groupe répondait à


un problème constaté lors des anciennes réunions (voir figure 10.7). Les
chefs de groupe se sentaient abandonnés. Ils avaient des difficultés à
répondre au soutien requis par l’ingénierie ou la maintenance, et devaient
courir après ces personnes pour obtenir de l’aide. Au cours des réunions
d’action quotidiennes, ces personnes sont déjà présentes : ingénierie,
maintenance, spécialistes de la production, manager de section, qualité, et
toute autre personne requise. Le chef de groupe dispose d’un micro et seule
la personne qui a le micro prend la parole. Tous les collaborateurs présents
sont « au service » du chef de groupe.
FIGURE 10.7 Exemple de panneau d’action du chef de groupe à TMUK.

Source : Toyota Motor Manufacturing, Royaume-Uni.

Chaque carte apportée par le chef d’équipe ou les nouvelles cartes


générées par le chef de groupe pour la résolution de problème 1 × 1 sont
assignées au groupe adéquat. Les projets chroniques ou complexes sont
gérés avec des diagrammes de Gant sur le panneau. Le pouvoir que les
visuels et la réunion donnent au chef de groupe est considérable, et la
vitesse de réponse extrêmement rapide.
Forme vs fonction des équipes chez GM

General Motors a eu une opportunité unique, au travers de sa joint-venture


avec Toyota à l’usine de NUMMI, d’apprendre directement le système de
production Toyota. Pendant de nombreuses années, l’entreprise n’avait pas
vraiment cherché à apprendre. Pourtant, après une douzaine d’années, les
progrès commençaient à se faire sentir. Après avoir essayé de copier le
TPS, l’entreprise s’attachait désormais à faire émerger une véritable culture
du TPS. Cependant, en 2009, ce fut la faillite et GM dut tout recommencer.
Aux débuts de la joint-venture, General Motors envoya 16 « commandos
» travailler chez NUMMI pendant quelques années. Ils réintégraient ensuite
l’entreprise et enseignaient ce qu’ils avaient appris. Les commandos étaient
immergés dans la culture TPS et avaient beaucoup de choses à enseigner.
Toutefois, ils étaient disséminés sur différents sites et n’avaient pas le
pouvoir de changer l’organisation. Larry Spiegel, un des membres des
commandos, se souvient5 :
Le manque de réceptivité au changement [dans une usine GM de Long Beach] était enraciné,
chronique. Beaucoup trop de personnes étaient convaincues qu’elles n’avaient pas besoin de
changer. Cela n’avait rien de raisonné. Elles ne croyaient pas [qu’il était nécessaire de
changer], c’est tout.

Après une dizaine d’années, GM formalisa sa propre version du TPS dans


son programme de « fabrication synchrone ». Lorsque l’entreprise ne
disposait pas de leaders expérimentés dans le TPS, elle se contentait de
copier. Il semblerait que certains leaders de GM aient pris des dizaines de
photos sur le site de NUMMI, en vue de reproduire ensuite ce qu’ils avaient
vu dans les usines GM. GM tenta notamment de dupliquer la structure des
groupes de travail, y compris la fonction de chef d’équipe. L’entreprise
élabora une description de poste, travailla avec le syndicat pour trouver un
accord sur la fonction et la déploya largement et rapidement. Il manquait
cependant l’essentiel : la culture sous-jacente.
À la demande d’un dirigeant, les ingénieurs industriels de GM réalisèrent
une étude de temps. L’objectif était de mesurer comment les chefs d’équipe
utilisaient leur temps. Ils menèrent en parallèle une étude comparative sur
les chefs d’équipe chez NUMMI. La différence majeure entre les hommes
de GM et ceux de NUMMI est que les premiers ne comprenaient pas et ne
remplissaient pas vraiment leur rôle. En fait, les chefs d’équipe de GM ne
consacraient que 52 % de leur temps de travail à des tâches concrètes, alors
que leurs homologues de NUMMI aidaient activement les opérateurs des
chaînes et passaient 90 % de leur temps auprès d’eux. Ils consacraient, par
exemple :
21 % de leur temps à remplacer des opérateurs absents ou en vacances,
contre 1,5 % pour les chefs d’équipe GM ;
10 % de leur temps à veiller à ce que les pièces arrivent régulièrement
sur la chaîne, contre 3 % chez GM ;
7 % de leur temps à faire passer des informations concernant le travail,
contre 0 % chez GM ;
5 % de leur temps à regarder travailler l’équipe afin d’anticiper les
problèmes, contre 0 % chez GM.

Au final, les chefs d’équipe GM intervenaient dans des cas précis (si un
opérateur voulait s’absenter quelques minutes, par exemple), afin de
contrôler la qualité et lorsque des réparations étaient nécessaires. En
l’absence de problème immédiat et d’urgence à régler, ils ne savaient pas
très bien quoi faire, se retirant parfois dans une salle pour faire une pause.
Ce qui manquait à GM était évident : le système de production Toyota ou la
culture sous-jacente. GM s’était contenté de répliquer et de surimposer la
structure du groupe de travail dans des usines faites pour la production en
grande série. La leçon était claire : inutile de mettre sur pied des groupes de
travail sans avoir préalablement mis en place le système et la culture
adéquats pour qu’ils soient efficaces, comme nous l’avons vu avec
l’entrepôt de Toyota du Kentucky.
L’exemple d’Herman Miller : investir à long
terme dans la formation du chef d’équipe et
du chef de groupe

Le fabricant et designer de fournitures de bureau Herman Miller a pour sa


part choisi d’investir à long terme dans les fonctions de chef d’équipe et de
chef de groupe. Herman Miller a commencé à travailler avec le centre
d’assistance de Toyota et M. Ohba en 1996. Dans un premier temps,
l’entreprise mit en place une ligne modèle dans une usine de fabrication de
meubles de classement, puis en passa par les difficultés et les
questionnements qui sont le lot habituel de tout disciple d’un sensei Toyota.
Qu’attend-il ? Pourquoi ne donne-t-il aucune réponse ? Mais l’entreprise
lutta, apprit et obtint des résultats remarquables. La production augmenta,
alors même qu’une rotation avait été supprimée et que le nombre
d’opérateurs de production était passé de 126 à 90, avec peu
d’investissements en capital.
Le sensei avait obtenu du P-DG l’assurance que personne ne perdrait son
emploi à cause du TPS. Lorsque des postes étaient supprimés, les salariés
étaient affectés à d’autres fonctions – parfois temporairement à une équipe
kaizen. Par la suite, les augmentations de productivité dans l’ensemble du
groupe permirent à Herman Miller de maintenir la production aux États-
Unis, ce qui sauva de nombreux emplois à l’heure où ses concurrents
délocalisaient au Mexique (nous y reviendrons au dernier chapitre) pour
réduire leurs coûts de main-d’œuvre.
À partir de la ligne modèle, le système de performance Herman Miller
(HMPS) fut progressivement déployé sur tous les sites de fabrication, avec
des résultats stupéfiants. Le voyage, on s’en doute, fut chaotique et semé
d’embûches. L’entreprise apprit que la clé de la pérennisation réside dans le
système de management et la formation des collaborateurs. En 2004, pour
répondre au besoin de collaborateurs qualifiés, le groupe en charge du
HMPS pilota la formation de deux postes directement inspirés des fonctions
de chef d’équipe et de chef de groupe, avec plusieurs mois de coaching
individuel intensif. L’entreprise leur donna respectivement le nom de «
animateur » et de « chef d’équipe de travail », mais les fonctions étaient
analogues à celles de Toyota. Les bénéfices furent tels que toutes les usines
s’engagèrent dans leur propre version de la formation, avec, toutefois, des
résultats contrastés.
Une des premières difficultés qu’eut à résoudre l’entreprise fut de
déterminer la bonne séquence de formation. Lorsque les animateurs étaient
formés avant les chefs d’équipe de travail auxquels ils étaient rattachés, ils
étaient sous-utilisés et mécontents. Percevant la nécessité d’une formation
centralisée et structurée, l’entreprise créa en 2009 le programme
d’apprentissage « Bridge », d’une durée de 12 semaines, pour les
animateurs et le programme baptisé « Propel » pour les chefs d’équipe issus
du groupe HMPS. Il faut souligner que 13 années séparent les premiers pas
d’Herman Miller avec Toyota et la mise en place de ce programme de
formation structuré pour ce nouveau poste d’animateur. L’entreprise avait
alors acquis une maîtrise certaine des outils et des systèmes. Elle disposait
également de « responsables de l’amélioration continue » dans chaque
usine.
Chez Toyota, ces deux fonctions sont enracinées dans la culture de
l’entreprise. Chez Herman Miller, en revanche, il fallut s’employer à les
faire accepter, les divisions opérationnelles devant en assumer le coût. Dans
un premier temps, les dirigeants accueillirent avec scepticisme le poste
d’animateur, y voyant des frais généraux supplémentaires inutiles. La
conviction des créateurs du programme était bien différente. Matt Long,
alors vice-président en charge de l’amélioration continue, explique :
Au début de l’aventure, lorsque nous élaborions le programme « Bridge », on ne cessait de
nous parler du financement de ces postes, car tout le monde y voyait des frais généraux
supplémentaires et que le rapport main-d’œuvre indirecte/directe ne semblait pas évoluer
dans le bon sens. Mais lorsque nous évaluâmes le retour sur investissement des participants à
la première session du programme, les chiffres indiquèrent que deux membres de la session «
Bridge » couvraient le coût pour l’ensemble des participants [10 personnes] dans les six mois
suivant la fin de la formation.

Ce n’est pas un mauvais retour sur investissement pour un programme de


formation. Le coût se résumait aux salaires des 10 personnes qui
participèrent à la première session. C’était une mission de trois mois, à
plein temps, et les « étudiants » étaient systématiquement affectés à une
autre usine que celle où ils travaillaient, de sorte que leur familiarité avec
les personnes et les processus n’interfère pas avec leur apprentissage – une
des meilleures décisions d’Herman Miller. Le programme et la fonction
ayant fait la preuve de leur intérêt, les dirigeants commencèrent à y croire.
Ils se firent alors moins insistants sur les coûts. Tout ce qu’ils voulaient,
c’est que de nouveaux animateurs soient formés.
Le groupe HMPS avait suffisamment appris auprès de Toyota pour
comprendre la différence entre formation théorique aux concepts et
développement des compétences en situation. Il était essentiel que les
collaborateurs soient capables d’appliquer de manière pertinente les
compétences acquises. L’emploi du temps du programme « Bridge » de 12
semaines pour les animateurs est présenté sur la figure 10.8. Tous les
enseignements visaient un objectif précis et les compétences étaient
immédiatement appliquées et évaluées.
La semaine 1 est consacrée à l’orientation générale et à l’acquisition des
compétences comportementales. Chaque étudiant est ensuite assigné à une
zone de travail pendant une semaine où on lui confie des tâches de
production. Il se familiarise ainsi avec l’environnement et les personnes,
vivant ce que vivent les opérateurs au quotidien. C’est également à ce stade
que les étudiants sont sensibilisés à la « stabilité » des opérations en vue
d’identifier les difficultés qui peuvent affecter le déroulement fluide du
processus dont l’opérateur a besoin dans des conditions de travail
standardisé. Lorsque les participants du programme « Bridge » découvrent
le concept de travail standardisé, ils le pratiquent : ils chronomètrent les
différentes tâches, élaborent des feuilles de travail standardisées et vérifient
l’équilibre entre les temps de cycle des tâches dans leur zone et le takt. Où
sont les tâches légères ? Où sont les tâches complexes ? Jill Miller,
responsable du programme, explique :
Ils apprennent à appliquer les outils : identifier les gaspillages, le temps de cycle vs le takt
time, réaliser un graphique d’équilibre du travail, hiérarchiser les problèmes à résoudre et
les standards de travail. Avec ces outils, ils créent pas à pas leurs nouvelles conditions de
travail et envisagent ainsi celui-ci d’une manière radicalement différente.

Les étudiants passent les semaines 2 à 12 dans la zone d’apprentissage,


mettant en pratique toutes les compétences étudiées en classe, sous le thème
global de la résolution de problème grâce au PDCA. Le chef d’équipe de la
zone leur assigne un problème. Les stagiaires doivent d’abord définir celui-
ci, puis travailler sur sa résolution rapide. Les problèmes sont généralement
circonscrits et spécifiques : par exemple, les éléments du graphique horaire
à l’origine d’une sous-production. Les étudiants ne sont jamais livrés à eux-
mêmes. Outre l’accompagnement prodigué par les équipiers et le leadership
de la zone d’apprentissage, un responsable de l’amélioration continue leur
est affecté, lequel fait partie du personnel de l’usine et passe deux à trois
heures par jour avec eux.
À l’issue des trois mois de formation, les étudiants entament un nouveau
cycle de trois mois comme stagiaires, mettant en pratique ce qu’ils ont
appris et assumant progressivement des responsabilités d’animateur plus
étendues. S’ils sont reçus – c’est le cas de la grande majorité d’entre eux –,
ils deviennent éligibles à un poste d’animateur, lorsqu’un tel poste sera à
pourvoir, dans l’usine où ils ont suivi leur formation ou dans leur usine
d’origine.
Le programme est assorti de multiples bénéfices : les processus sont
améliorés, les coûts sont remboursés et, plus important, les stagiaires en
sont profondément transformés. C’est une expérience qui change leur vie et
ils en ressortent galvanisés. Jill est intarissable :
Je n’arrête pas de dire que j’ai le boulot le plus formidable qui soit : voir jour après jour ces
personnes apprendre et progresser. Les étudiants parlent également de l’impact de cette
expérience sur leur vie familiale, car leur entourage se rend compte à quel point ils ont
changé et grandi. C’est incroyable. Leur vie en est totalement changée.
Autre bénéfice du programme « Bridge », inattendu celui-là : il a créé un
pipeline de leadership qui n’existait pas auparavant. Herman Miller forme
désormais ses chefs d’équipe en interne. Les exemples ne manquent pas
d’opérateurs ayant franchi les échelons d’animateur, de chef d’équipe, de
responsable de l’amélioration continue, et même de manager. Cela a
également contribué à introduire de la diversité dans le leadership,
différents profils de candidats étant retenus.

FIGURE 10.8 Emploi du temps du programme de formation « Bridge » des animateurs


chez Herman Miller.

Le programme de formation des chefs d’équipe, « Propel », débute par une


semaine d’évaluation des compétences enseignées dans la formation
d’animateur, en vue d’identifier d’éventuelles lacunes. Il est important que
les chefs d’équipe possèdent les compétences fondamentales des personnes
qu’ils supervisent. Ils apprennent des concepts et des compétences
supplémentaires : rédiger un plan A3 mensuel, déterminer une cadence pour
le management, et réaliser des graphiques des flux d’informations et de
matières. Ces compétences sont utilisées pour comprendre l’état actuel
d’une zone et la gérer efficacement. La formation à la résolution de
problème se fait directement sur le terrain, avec un coaching intensif du
responsable de la formation continue.
Dans ce cas, la résolution de problème est appliquée à un projet plus
complexe et suit les huit étapes du processus Toyota Business Practices
(voir principe 12). Il est demandé aux stagiaires de définir un problème
complexe. Pour ce faire, ils doivent identifier l’écart entre l’état idéal et
l’état actuel, et scinder le problème en sous-problèmes pour progresser vers
l’état idéal. Au cours du processus, ils apprennent à enseigner les cours
suivis par les animateurs et à réaliser des présentations. En outre, ils
approfondissent leur maîtrise en étant obligés de réfléchir aux outils et aux
concepts, ainsi qu’à la façon de les expliquer aux autres. Un stage de trois
mois est également prévu, mais les étudiants du programme sont tellement
demandés qu’on leur propose fréquemment un poste avant même la fin du
stage.
Nous avons demandé à des diplômés des deux programmes de nous
parler des temps forts de leur formation, de ce dont ils sont le plus fiers et
de ce que la formation leur a apporté. Au total, 27 personnes nous ont
renvoyé des textes nourris de leur expérience. Bien loin de se limiter aux
outils spécifiques du lean, ils embrassent les liens qu’ils ont créés, comment
ils ont appris à devenir des leaders et à envisager une nouvelle manière de
résoudre les problèmes. Voici des exemples de témoignages d’animateurs :
Apporter des améliorations à notre zone de travail et la voir progresser
est un sentiment formidablement gratifiant. De même que réussir à
résoudre un problème récurrent grâce aux idées de tous. Je suis aussi
très fier d’avoir pu faire évoluer le point de vue des gens sur les
animateurs, d’avoir démontré que ce sont des personnes auxquelles on
peut faire confiance, qui vous aident lorsqu’elles font les choses dans
votre intérêt.
Mon coach a été formidable. Il a perçu mon ambition, mais l’a
tempérée en insistant sur l’importance de résoudre d’abord les petits
problèmes. Je pense que, quand on vous en donne la possibilité, tout le
monde a envie de résoudre les problèmes du monde… Votre coach est
toujours là, à vos côtés, pour vous aider quand vous en avez besoin –
un défi pour stimuler votre motivation et quelqu’un qui vous rappelle
que vous avez le droit de vous tromper.
Ce dont je suis le plus fier, c’est de la confiance en moi que cela m’a
permis d’acquérir. Je ne connaissais personne… Je me suis mis au défi
de nouer des relations et des amitiés, que j’ai conservées jusqu’à ce
jour. Toute cette expérience m’a fait sortir de ma zone de confort, mais
je ne m’en aime que mieux. Le programme m’a appris à être moi…
J’ai appris à diriger avec ce que j’ai en moi. À faire preuve de
compassion, à avoir la volonté d’apporter son aide et à faire montre
d’une humilité que tout le monde aime trouver chez un leader. J’ai
appris à m’affranchir des idées reçues et à travailler avec authenticité,
comme si personne ne m’observait.
Avant le programme, « leader » est sans doute l’un des derniers mots
que j’aurais utilisé pour me décrire. Aujourd’hui, c’est dans l’intitulé
de ma fonction. J’ai progressé non seulement en apprenant les outils
du HMPS, mais aussi en étant propulsé hors de ma zone de confort –
en pratiquant les compétences de présentation et de communication et
en apprenant à me créer un réseau dans différentes usines. Tout cela a
contribué à me positionner sur ma trajectoire professionnelle actuelle.

Voici maintenant des témoignages de chefs d’équipe :


Le programme m’a appris à ne pas être orgueilleux et arrogant, mais à
être un leader au service des autres et de l’entreprise. Il continue de
m’enseigner à demander de l’aide. À assumer tout ce que je fais, que
ce soit bon ou mauvais. Il continue de m’enseigner également… que
les êtres humains sont votre ressource la plus précieuse. Ils ne sont pas
à blâmer. C’est parce qu’ils sont précieux que nous devons rendre leur
travail plus facile.
Personnellement, je ne me voyais vraiment pas pratiquer le lean dans
la fabrication. Je souhaitais en acquérir une meilleure compréhension,
peut-être appréhender plus en profondeur les principes du lean, mais
certainement pas le PRATIQUER ! Cela a été un vrai défi de rédiger,
d’aller voir, de mesurer et de résoudre les problèmes et de pérenniser
les améliorations collectivement, avec les opérateurs.
Nous avons tellement appris, évolué, progressé, en tant que leaders et
en tant qu’êtres humains. Un grand leader chez Herman Miller est un
grand leader partout. Et même si ce n’est pas sa finalité première, le
programme fait aussi de nous des leaders sociétaux pour guider la
société vers des lendemains meilleurs. Jusque dans le moindre aspect
de mon être, dans les moindres recoins de mon caractère, j’ai appris et
je suis devenu un leader et un soutien solides… Le programme ne vous
donne pas seulement les compétences, les outils et la maîtrise de ces
outils pour piloter une activité, il vous développe sur le plan moral et
intellectuel.

Herman Miller accueille régulièrement des visiteurs curieux d’en savoir


plus sur ces programmes, et Matt et Jill ont pris conscience que rares sont
ceux à avoir vécu un programme d’apprentissage aussi intense. La plupart
des programmes de formation au leadership durent cinq jours, ou moins –
consistant pour l’essentiel en cours magistraux assortis de quelques
exercices pratiques. Cela fait aujourd’hui plus de 23 ans qu’Herman Miller
travaille sur ces formations. Pourtant, les deux programmes continuent
d’être améliorés et affinés et, même après tout ce temps, toutes les lignes
n’ont pas leur animateur. C’est une démarche qui s’inscrit dans la durée,
bien plus longue que la durée de vie de la plupart des programmes de
formation interne. S’il est efficace, c’est parce que les outils et les systèmes
de management de base sont en place et qu’ils permettent aux leaders de
s’en nourrir et de progresser. Pareil niveau d’engagement n’est peut-être pas
envisageable dans toutes les entreprises. Néanmoins, Herman Miller offre
un modèle de ce qui doit être fait si l’on veut investir durablement dans le
développement des leaders.
Motiver les groupes de travail : motivation
intrinsèque, motivation extrinsèque ou les
deux ?

Comment inciter les opérateurs à s’impliquer suffisamment dans leur travail


pour qu’ils aient envie de l’améliorer de manière continue ? J’entends
souvent dire que « tout ce qui intéresse les ouvriers, c’est de venir à bout de
leur journée et de toucher leur salaire ». On me demande comment leur
donner envie de faire plus que le strict minimum et de proposer des pistes
d’amélioration. La réponse la plus immédiate à cette question semble être la
carotte et le bâton : récompenser les bons résultats en accordant quelque
chose et sanctionner les mauvais en privant de quelque chose. À titre
d’illustration, les constructeurs automobiles américains ont longtemps
récompensé les suggestions retenues en offrant à leurs auteurs une prime
proportionnelle aux économies de coûts générées. Certains ouvriers
recevaient même des voitures. Cette pratique était cependant source de
conflits – à qui revenait la paternité de l’idée ? – et de plaintes des syndicats
quant au montant de la prime. Néanmoins, cela produisait des résultats – en
l’occurrence, de bonnes idées.
En 1945, le psychologue Karl Duncker publia une étude explorant
l’impact de la motivation intrinsèque et de la motivation extrinsèque sur
l’exécution d’une tâche centrée sur la rapidité. Le défi consistait à fixer une
bougie au mur le plus vite possible. Il divisa les sujets en deux groupes : un
groupe expérimental auquel était proposée une récompense intrinsèque –
agir pour le bénéfice de la science – et un groupe de contrôle auquel était
proposée une récompense extrinsèque – obtenir une somme d’argent si le
sujet réussissait. Au cours de l’expérience numéro 1, les sujets disposent
d’une bougie, d’une boîte d’allumettes et d’une boîte contenant des
punaises (voir figure 10.9). Après divers essais infructueux – faire fondre
l’extrémité de la bougie pour essayer de la faire tenir sur le mur –, les sujets
finissent par trouver la solution, toute simple : enlever les punaises de la
boîte, fixer celle-ci sur le mur au moyen d’une punaise et y poser la bougie.
Quels sujets ont obtenu les meilleurs résultats ? Contre toute attente, le
groupe expérimental, motivé par « l’amour de la science ». L’argent entrave
la performance, et les sujets motivés par la récompense financière ont en
moyenne mis plus longtemps à trouver la solution.

FIGURE 10.9 Les expériences de la bougie – motivation intrinsèque et motivation


extrinsèque.

Source : dessins de Karyn Roos, d’après Karl Duncker, « On Problem Solving »,


Psychological Monographs, n° 58, American Psychological Association.

Dans une deuxième expérience, la boîte était vide et les punaises étaient
posées à côté. Dans ce cas, l’usage potentiel de la boîte était plus évident et
les sujets ont souvent trouvé la bonne solution du premier coup. Les
participants ayant reçu une incitation financière ont beaucoup mieux réussi
que les autres.
Duncker en a conclu que la motivation extrinsèque est particulièrement
efficace lorsque la tâche à accomplir est simple et ne nécessite pas de
raisonnement créatif. En revanche, lorsqu’il faut faire preuve d’imagination,
l’incitation financière conduit les sujets à se précipiter pour essayer de
réussir et ils réfléchissent moins.
De nombreuses autres études sont parvenues à des conclusions similaires
: pour les tâches créatives, la motivation extrinsèque est moins efficace et
peut même réduire la productivité. En outre, les sujets prennent moins de
plaisir à ce qu’ils font6. Les individus étant récompensés par unité
d’activité, ils ont tendance à faire juste ce qui est nécessaire pour obtenir la
récompense.
On pourrait penser que les tâches manuelles répétitives se prêtent
particulièrement bien à une rémunération à la pièce. De même, si l’on veut
obtenir des idées créatives d’amélioration, pourquoi ne pas rémunérer les
collaborateurs à l’idée ? Pour sa part, Toyota évite autant que faire se peut
les récompenses extrinsèques. Tout le monde perçoit une rémunération
alignée sur les salaires du marché, mais il n’y a pas de primes fondées sur
les performances pour les ouvriers de production. Même pour les managers,
la part de salaire variable est modeste. Par ailleurs, elle dépend
principalement des résultats de l’entreprise et des résultats de l’organisation,
c’est-à-dire de l’usine. Une petite partie est composée d’une prime
individuelle.
Produire de grandes quantités de pièces ou générer rapidement des idées
n’intéresse pas Toyota. Ce que l’entreprise attend, c’est un travail de
production réalisé avec une qualité élevée au takt, pas de la surproduction.
Des opérateurs qui réfléchissent à la manière d’améliorer leur travail. Elle
veut que la résolution de problème soit le fruit d’un travail approfondi,
généralement conduit en équipe. De surcroît, elle veut que chacun exerce sa
créativité.
Seule exception à la priorité donnée à la motivation intrinsèque : des
récompenses viennent reconnaître les accomplissements collectifs ou
individuels. L’usine de TMUK, par exemple, décerne un « Prix de l’œil de
lynx », lorsqu’on repère un problème de qualité particulièrement difficile à
remarquer, ou encore de petits prix aux meilleurs cercles qualité, cités en
exemple. Les activités kaizen particulièrement remarquables sont elles aussi
distinguées. Qui plus est, tous les leaders sont formés à identifier les
comportements positifs et à valoriser les accomplissements individuels et
collectifs.
La confiance est le fondement du respect
des personnes – la sécurité de l’emploi et la
sécurité au travail sont les fondements de la
confiance

Pour les dirigeants de Toyota, le respect des personnes et la sécurité de


l’emploi sont des priorités non négociables, comme l’illustre le modèle de
gestion des ressources humaines enseigné sur le site de TMUK (voir figure
10.10). La sécurité de l’emploi est le fondement, obligatoire, de tous les
autres éléments. C’est un des concepts du modèle Toyota les plus difficiles
à transférer. On me dit souvent : « Nous comprenons que Toyota veuille
offrir la sécurité de l’emploi à ses salariés, mais la demande est trop instable
pour que nous puissions prendre ce type d’engagement auprès de nos
collaborateurs. »

FIGURE 10.10 Briques de base du management respectueux des ressources humaines.

Source : Toyota Motor Manufacturing, Royaume-Uni.


Le problème tient à ce que l’on considère souvent que la condition actuelle
est figée et ne peut être modifiée. La plupart des gens ont raison de penser
que s’ils prennent leur système tel qu’il est et se contentent d’essayer de
garantir la sécurité de l’emploi, ils n’y arriveront pas. Leurs systèmes ne
sont pas conçus pour ; c’est aussi simple que cela. Porté par sa philosophie
de l’amélioration continue, Toyota a progressivement façonné et affiné ses
systèmes pour rendre possible la sécurité de l’emploi – pas seulement parce
que les leaders sont gentils, mais parce que la sécurité de l’emploi est
intégrée d’emblée à la conception. S’il est inscrit dans la culture de
l’entreprise que l’emploi à long terme et la compétitivité des coûts sont
nécessaires pour survivre, alors l’entreprise n’a d’autre choix que
d’imaginer des manières créatives de faire les deux. Le principe 4, centré
sur le heijunka, joue un rôle majeur pour garantir la sécurité de l’emploi et
la pérennité des usines. Une des raisons pour lesquelles Toyota veut
fabriquer plusieurs modèles de voitures sur la même ligne de production et
lisser le programme de production est de stabiliser les volumes et, partant,
l’emploi. La voiture de tourisme se vend mal, mais la version 4 × 4 fait un
malheur – ou vice versa. Lorsque les deux modèles sont produits sur la
même ligne, le travail est stable au cours du temps.
Un outil important pour s’ajuster aux fluctuations de la demande est la
force de travail « variable », par opposition à la force de travail permanente
qui bénéficie d’une sécurité de l’emploi très élevée. Toutes les usines
Toyota ont recours à du personnel temporaire pour amortir les fluctuations,
que l’entreprise embauche ou licencie en fonction des besoins. Ce volant de
main-d’œuvre variable est de l’ordre de 20 % pour les opérateurs. La
rémunération de ce personnel varie selon les pays et peut être égale ou
inférieure à celle des opérateurs en CDD. Toyota fait de son mieux pour
traiter avec respect ce personnel temporaire ; ils ont ainsi la possibilité de
participer aux cercles de qualité et l’entreprise investit dans leur formation.
Les meilleurs éléments seront les premiers embauchés en cas de tendance
haussière de long terme de la demande.
Sur le court terme, Toyota a recours à divers outils d’aménagement du
temps de travail (voir figure 10.11). De nombreux visiteurs s’étonnent que
Toyota ne fasse pas tourner ses usines 24 heures sur 24 et préfère
fonctionner sur la base de deux rotations (équipes) à plusieurs heures
d’intervalle. Outre que cela permet d’utiliser la troisième équipe pour la
maintenance préventive, ce système donne une plus grande flexibilité pour
augmenter et diminuer les heures de travail. Chez TMUK, par exemple, en
cas de hausse temporaire de la demande – au moment du lancement d’un
nouveau modèle par exemple –, Toyota peut ajouter jusqu’à 1,5 heure
d’heures supplémentaires par rotation. Lorsque le volume diminue,
l’entreprise peut annuler l’heure et demie supplémentaire qu’elle paye par
rotation en temps normal pour couvrir les immobilisations de la ligne.
TMUK a négocié différents accords avec les syndicats. Il peut s’agir, par
exemple, d’affecter d’autres salariés au travail de production ou de créditer
jusqu’à cinq rotations par mois. La récupération d’heures fonctionne de la
manière suivante : si le volume baisse et que Toyota veuille réduire les
heures travaillées dans la semaine, la production peut être interrompue
pendant deux rotations par semaine. Les opérateurs qui restent chez eux
sont payés. En contrepartie, on pourra leur demander de venir travailler un
dimanche ; dans ce cas, l’entreprise payera seulement les heures
supplémentaires.
La combinaison de main-d’œuvre variable et d’outils d’ajustement
temporaire du temps de travail donne à l’entreprise la possibilité
d’augmenter ou de diminuer le temps de travail d’environ 30 %, afin de
s’adapter à des variations brutales de la demande. Ces solutions,
naturellement, ne sont pas une panacée pour toutes les entreprises.
J’entends souvent : « Notre syndicat manque de flexibilité et les
intérimaires sont interdits dans notre pays. » Ce qui est important, ici, c’est
que l’engagement de l’entreprise pour la sécurité de l’emploi et sa
conviction qu’elle est essentielle pour réussir ont conduit Toyota à élaborer
des solutions locales d’aménagement du temps de travail. Celles-ci
prennent en effet en compte les conditions très différentes de chaque pays
où le constructeur dispose de sites de production. Le principe demeure le
même : établir la confiance mutuelle entre le management et les opérateurs,
et construire un partenariat gagnant-gagnant. Si les opérateurs pensent que
le management les manipule, rien n’est possible.
La sécurité de l’emploi est au fondement d’autres principes clés en
matière de ressources humaines (voir figure 10.10). Le plus important – la
sécurité au travail – est une donnée chez Toyota et a évolué au cours du
temps. Sur le site de TMUK, toutes les réunions – sans exception – débutent
par une déclaration réaffirmant l’importance de la sécurité individuelle. Les
panneaux de mise en garde contre les pratiques dangereuses sont
omniprésents. Les équipements de protection individuelle sont obligatoires.
Les standards de travail intègrent des points clés de consignes, de sorte à
exécuter les tâches en toute sécurité. Des formations à sujet unique sur la
sécurité ont lieu régulièrement. Les opérateurs s’immobilisent et indiquent
du doigt la direction dans laquelle ils vont marcher chaque fois qu’ils
tournent dans l’usine. Le nombre de jours sans incidents ayant entraîné des
arrêts de travail est affiché à la vue de tous et se compte généralement en
centaines. Tout incident de sécurité est instantanément signalé aux
dirigeants par SMS. Une culture de la sécurité dit à tous : « Vous êtes
précieux, votre santé est précieuse, et la sécurité l’emporte sur tout le reste.
»
FIGURE 10.11 TMUK : flexibilité du temps de travail = protection de la sécurité de
l’emploi.
Les hommes sont le moteur de l’amélioration
continue

Toyota investit dans les hommes. En retour, l’entreprise a des employés


motivés, présents chaque jour et à l’heure à leur poste et qui améliorent en
permanence leur travail. Lors d’une de mes visites à l’usine de Georgetown,
on m’a cité le chiffre de 80 000 idées d’amélioration présentées par les
employés. 99 % d’entre elles ont été mises en œuvre.
Comment inciter les employés à travailler dans le souci de la qualité et
de l’amélioration ? Bâtissez un système qui applique le principe 10 du
modèle Toyota : formez des individus et des équipes exceptionnels, qui
appliquent la philosophie de votre entreprise, en commençant par étudier la
dynamique des systèmes dans votre organisation. Il ne suffit pas d’adopter
des solutions simples ni d’appliquer sans réflexion préalable l’une ou
l’autre des théories de la motivation. Former des individus et des équipes
exceptionnels doit être la colonne vertébrale de votre approche du
management, une approche qui intègre vos systèmes sociaux et vos
systèmes techniques. Tout au long de ce livre, vous avez vu comment le
flux pièce à pièce détermine les comportements de résolution de problèmes
et pousse les individus à s’améliorer. Toutefois, ce comportement doit être
étayé par un système social et une culture d’amélioration continue.
Bien entendu, on ne sort pas une culture toute prête de son chapeau. Bâtir
une culture passe par l’application, année après année, d’une démarche
cohérente fondée sur des principes cohérents. Les tâches doivent être
valorisantes et motivantes. Les hommes ont besoin d’une certaine
autonomie et d’un certain contrôle sur leur travail. De plus, quand on se
sent soutenu, rien n’est plus motivant que des objectifs ambitieux, avec un
suivi et un feed-back constants sur les progrès, et la reconnaissance de
l’effort. Les récompenses peuvent être symboliques et peu coûteuses. In
fine, former des individus et des équipes exceptionnels résulte d’une culture
du respect des personnes.

Points clés
La culture Toyota repose sur la conviction qu’avec le bon leadership, tout
individu peut se développer et progresser pour relever de nouveaux défis
assortis d’engagement et de passion.
Toyota a fait sien le servant leadership bien avant que cette philosophie de
management soit à la mode, renversant l’organigramme pour placer au sommet
les travailleurs qui produisent la valeur ajoutée.
Le standard Toyota est de développer des groupes de travail responsables de
leurs processus et servis par les organisations support.
La structure standard se compose d’un chef de groupe, considéré comme un
directeur de division, et des chefs d’équipe qui pilotent de petites équipes de
travail.
Le rôle du « mystérieux » chef d’équipe est central ; présent au quotidien aux
côtés des opérateurs, il veille au respect des standards de travail, prend en
charge les anomalies et pilote le kaizen, avec une équipe suffisamment réduite
(idéalement, quatre personnes) pour permettre un coaching quotidien.
Même pour Toyota, développer et pérenniser un leadership de qualité constitue
un défi. C’est pourquoi l’entreprise expérimente régulièrement de nouvelles
approches afin de dynamiser le groupe de travail.
Certaines entreprises supposent à tort qu’il leur suffit de créer sur le papier une
version des fonctions de chef d’équipe et de chef de groupe pour que leurs
groupes de travail fonctionnent comme ceux de Toyota. La plupart du temps,
elles échouent.
Herman Miller s’est engagé dans une démarche volontariste de développement
d’équipes à hautes performances ; ses animateurs et ses chefs d’équipe suivent
une formation pratique rigoureuse de trois mois, prolongée par un stage lui aussi
de trois mois.
Les groupes de travail de Toyota sont adossés à un système de gestion des
ressources humaines, dont la sécurité de l’emploi est la pierre angulaire et qui
œuvre pour apporter un environnement équitable et sûr.

* Un des cinq premiers Américains embauchés par Toyota Motor Manufacturing, dans le Kentucky.
1 Robert Greenleaf, The Servant as Leader, Greenleaf Center for Servant Leadership, 2015.
2 Carol Dweck, Mindset: The New Psychology of Success, New York, Ballantine Books, 2007.
3 David Brooks, « This is How Scandinavian Go Great: The Power of Educating the Whole Person
», New York Times, 13 février 2020.
4 Jennifer Yukiko Orf, « Japanese Education and its Role in Kaizen », dans Jeffrey Liker (dir.),
Becoming Lean: Inside Stories of US Manufacturers, Portland, OR, Productiviy Press, 1998.
5 https://www.linkedin.com/pulse/30-years-later-original-nummi-commando-shares-lesson-mark-
graban/.
6 Daniel Pink, Drive: The Surpising Truth About What Motivates Us, New York, Riverhead Books,
2012.
Principe 11
Respecter votre réseau de
partenaires et de fournisseurs
en les encourageant et en les
aidant à progresser

Toyota a une approche plus pratique qui cherche à améliorer ses propres systèmes, puis à
vous montrer comment améliorer les vôtres… Par exemple, Toyota lissera ses systèmes de
production pour vous faciliter la tâche. Ils viennent chercher nos produits douze fois par jour.
Ils nous ont aidés à déplacer des machines pour les rapprocher de l’arrivée d’eau, ils ont
formé nos employés. Commercialement, ils sont aussi très concrets : ils observent, ils
mesurent et identifient des sources d’économies. Il est plus facile d’accroître la rentabilité
avec Toyota. Nous avons commencé à travailler avec eux lorsque nous avons ouvert une usine
au Canada pour fabriquer un composant, et à mesure que notre performance s’est améliorée,
nous avons obtenu d’autres contrats. Nous fabriquons maintenant la quasi-totalité de
l’habitacle. Par rapport à d’autres constructeurs avec lesquels nous travaillons, Toyota est le
meilleur.
UN ÉQUIPEMENTIER AUTOMOBILE

Après les processus lean et la formation des collaborateurs, intéressons-


nous à présent à la chaîne de valeur qui relie les inputs des fournisseurs à
l’entreprise et aux distributeurs en contact direct avec les clients. Dans
l’industrie automobile, il est courant que 70 % ou plus des éléments d’un
véhicule proviennent de fournisseurs extérieurs – les « équipementiers ». La
qualité de ces pièces est donc déterminante. À l’heure où les nouvelles
technologies jouent un rôle de plus en plus important dans la mutation du
secteur vers de nouvelles formes de mobilité, les partenariats acquièrent eux
aussi une importance accrue. Dans de nombreux secteurs, la distribution des
produits repose sur des agents ou des concessionnaires. Aux États-Unis, les
concessionnaires sont des entrepreneurs indépendants qui ont été choisis par
les constructeurs pour représenter leur marque (à l’exception notable de
Tesla). Toyota considère les entreprises avec lesquelles elle travaille comme
des « partenaires », qu’il s’agisse de fournisseurs, concessionnaires,
prestataires informatiques, conseils juridiques… L’entreprise traite ses
partenaires de long terme avec le même respect que ses employés : leur être
loyal et leur faire confiance, les faire sortir de leur zone de confort, les
former et les aider à progresser. Intéressons-nous pour commencer aux
équipementiers automobiles, nous reviendrons plus loin sur les
concessionnaires.
Partenariats avec les fournisseurs

Les équipementiers automobiles sont tous d’accord : Toyota est leur


meilleur client – et le plus exigeant. On assimile souvent ce mot à des
relations difficiles ou des attentes déraisonnables. Dans le cas de Toyota, il
recouvre des standards d’excellence très élevés et la volonté de voir ses
fournisseurs atteindre le même niveau. Dans cette optique, Toyota aide tous
ses partenaires à y parvenir.
Commençons par un exemple d’approche inefficace (mais
malheureusement très courante) de la relation avec les fournisseurs. En
1999, l’un des trois principaux constructeurs américains, que j’appellerai «
American Auto », décida de devenir la référence en termes de rapports avec
les fournisseurs. American Auto en avait assez d’entendre vanter la façon
dont Toyota et Honda formaient leurs partenaires et accompagnaient leur
conversion au lean. American Auto décida donc de créer un centre de
développement des fournisseurs avec l’ambition d’en faire une référence
mondiale, dont même Toyota imiterait les pratiques.
Le projet devint une priorité et reçut le soutien de la direction générale au
niveau des vice-présidents. Ils savaient exactement ce qu’ils voulaient, et
l’un d’eux disposait même déjà de plans préliminaires pour la construction
d’un site qui serait équipé de la technologie dernier cri en matière d’outils
de formation. Leur centre serait le plus grand et le plus moderne, et les
fournisseurs viendraient y apprendre les meilleures pratiques, au premier
rang desquelles les méthodes de production lean.
Associé au projet au titre de consultant pour participer à la conception
des programmes de formation, je bénéficiai d’un point de vue privilégié –
les plans mis à part, ce projet ne révélait pas grand-chose de bon. La
première étape était de faire le point sur la situation existante en
interrogeant environ 25 fournisseurs d’American Auto en vue de
comprendre leurs besoins de formation. La plupart disposaient déjà de
systèmes de fabrication lean et beaucoup étaient bien plus avancés
qu’American Auto dans ce domaine. Le message qui ressortit des entretiens
avec les fournisseurs était unanime et sans ambiguïté :
Dites à American Auto qu’il est inutile de gaspiller de l’argent à construire un centre de
formation à notre intention. Il vaudrait mieux qu’ils mettent de l’ordre chez eux pour devenir
un partenaire compétent et fiable avec lequel nous puissions instaurer une vraie
collaboration. Commencez par réorganiser leur processus de développement de produit qui
est calamiteux et demandez-leur d’appliquer eux-mêmes la production lean. Nous pouvons
même les aider à se former.

Cet extrait issu de la réponse d’un fournisseur est du même acabit :


Le problème d’American Auto, c’est qu’ils ont des ingénieurs inexpérimentés qui s’imaginent
connaître leur métier. Je préférerais traiter avec des gens conscients de leurs lacunes et les
former. C’est peut-être le système de récompense qui les rend agressifs et peu coopératifs. Je
travaille avec American Auto depuis dix-huit ans et j’ai connu l’époque où ils collaboraient
avec les fournisseurs. Aujourd’hui, les relations se sont considérablement dégradées.

De toute évidence, American Auto avait beaucoup de pain sur la planche


avant de tirer quelque bénéfice que ce soit de la création de son centre de
développement dernier cri. Le problème fondamental résidait dans les
faiblesses des propres systèmes internes du constructeur, le manque de
formation de ses collaborateurs et le recours systématique à la carotte et au
bâton pour gérer les fournisseurs, sans comprendre les processus de ces
derniers. American Auto devait donc balayer devant sa porte avant de se
poser en exemple pour ses fournisseurs. In fine, un programme de réduction
des coûts mit fin au projet de création du centre de développement des
fournisseurs.
Toyota, pour sa part, a consacré des décennies à construire une entreprise
lean solide au Japon, avant de mettre en place un réseau mondial
performant de partenaires. Les fournisseurs réagissent favorablement à
l’approche exigeante – et néanmoins valorisante – de Toyota à l’égard de
ses partenaires. Par exemple, John Henke, de l’université d’Oakland, a mis
au point un « indice des relations de travail » qui mesure les relations entre
les constructeurs automobiles et leurs fournisseurs de premier rang1. Toyota
figure presque toujours dans les premières places. De 2012 à 2019, Toyota
est arrivé à la première place, talonné par Honda. Les constructeurs
automobiles nord-américains sont loin derrière. Toyota l’emporte
régulièrement sur plusieurs critères – en particulier, celui de la confiance
des fournisseurs. Analysant le rapport entre les résultats de l’étude et les
performances des constructeurs, le sondage conclut :

Le Working Relations Index® est étroitement corrélé aux avantages que l’OEM reçoit de ses
fournisseurs, investissements plus élevés dans l’innovation et les technologies, prix inférieurs
et meilleur soutien du fournisseur, notamment – le tout contribuant au bénéfice d’exploitation
de l’OEM et à sa compétitivité.

Toyota a été récompensé à de multiples reprises pour avoir investi dans la


création d’un réseau de fournisseurs extrêmement compétents. La qualité
exceptionnelle, souvent primée, qui distingue Toyota et Lexus résulte, pour
une large part, de l’excellence des fournisseurs de Toyota en matière
d’innovation, d’ingénierie, de fabrication et de fiabilité globale.
Fournisseurs qui, il faut le souligner, accordent souvent à Toyota la primeur
de nouvelles technologies, avant de les vendre à ses concurrents. De plus,
ils font partie intégrante de la philosophie juste-à-temps, aussi bien
lorsqu’elle fonctionne parfaitement que lorsque le système connaît des
défaillances.
Alors que beaucoup d’entreprises abandonnent le juste-à-temps à la
première difficulté, Toyota affronte les (rares) crises en étroite collaboration
avec ses fournisseurs. Ainsi, le 1er février 1997, un incendie détruisit une
usine Aisin2. Aisin est l’un des plus importants et des plus proches
fournisseurs de Toyota. En règle générale, Toyota a deux sources
d’approvisionnement pour chaque pièce, mais Aisin était le seul fournisseur
d’une certaine vanne – pièce essentielle du système de freinage, utilisée
dans tous les véhicules Toyota du monde. La production journalière d’Aisin
était à l’époque de 32 500 unités. Avec le système juste-à-temps, Toyota ne
disposait donc que de deux jours de stocks dans la chaîne logistique. Deux
jours avant la catastrophe. Était-ce la condamnation du juste-à-temps ? Au
lieu de baisser les bras, 200 fournisseurs s’organisèrent entre eux pour
relancer la production de la vanne dans les deux jours. 63 entreprises
différentes se chargèrent de fabriquer les pièces en s’aidant de la
documentation technique, en utilisant leurs propres machines, en montant
des chaînes provisoires et en assurant ainsi la production pour Toyota
pratiquement sans interruption. Il ne fut pas question pour Toyota de
renoncer au juste-à-temps, mais de ne plus commettre l’erreur de n’avoir
qu’une source d’approvisionnement pour un composant essentiel.
Le principe : respecter vos partenaires de
chaîne de valeur en les mettant au défi et en
les aidant à progresser

Lorsqu’on assiste à une conférence sur le sujet, on entend beaucoup parler


de « rationalisation » de la chaîne logistique par l’informatisation des
systèmes. Puisqu’on peut obtenir des informations en nanosecondes, on doit
aussi pouvoir livrer en nanosecondes, n’est-ce pas ? Peut-être entendrez-
vous aussi parler des avantages qu’il y a à délocaliser les
approvisionnements dans des pays à bas coûts. Ces propos sont révélateurs
d’une approche mécaniste de la chaîne logistique, envisagée comme un
processus prévisible, technique que l’on peut reconfigurer du jour au
lendemain au gré de ses besoins. On entend rarement parler, en revanche, de
l’extraordinaire complexité de la coordination minutieuse d’activités
quotidiennes mise en place pour apporter une valeur ajoutée au client. Pas
plus que des relations entre les entreprises – de la manière d’avancer
ensemble vers des buts communs.
Lorsque Toyota s’est lancé dans la construction automobile, l’entreprise
n’avait ni le capital ni les machines pour fabriquer les milliers de pièces qui
constituent une voiture. L’une des premières missions du jeune ingénieur
Eiji Toyoda fut d’identifier des fournisseurs susceptibles de devenir des
partenaires fiables. À l’époque, Toyota ne produisait pas suffisamment pour
garantir un flux régulier de commandes aux fournisseurs. Certains jours,
pas un seul véhicule ne sortait des chaînes, faute de pièces de bonne qualité.
Toyoda comprit qu’il était indispensable de trouver des partenaires locaux
solides pour ses systèmes de composants complexes (c’est moins nécessaire
pour des pièces courantes comme les écrous et les vis). Toyota n’avait à
offrir que la possibilité pour tous les partenaires de développer ensemble
leur activité et de partager des bénéfices mutuels et durables. Ainsi, tout
comme les employés de Toyota, les fournisseurs sont devenus membres de
la famille étendue qui a bâti sa compétence et sa réussite sur le TPS.
Même après son internationalisation, Toyota a conservé le principe initial
des partenariats à forte valeur ajoutée. En règle générale, Toyota préfère
avoir deux à trois fournisseurs d’un type de pièce dans chaque région du
monde. La concurrence est encouragée, même si ses partenaires de long
terme reçoivent un volume régulier de commandes au fil du temps. Une fois
qu’un fournisseur est retenu comme partenaire dans une région, il devient «
fournisseur de long terme », ce qui signifie qu’il est difficile pour de
nouveaux fournisseurs de se faire une place. Les nouveaux fournisseurs
sont longuement évalués et testés sur de petites commandes. Il leur
appartient de prouver leur sincérité et leur engagement envers les standards
de qualité, de coût et de livraison très exigeants de Toyota. Après plusieurs
années, ils sont récompensés par des volumes de commandes plus
importants.
La société Avanzar fait partie de ces heureux élus. L’entreprise fabrique
des sièges et d’autres éléments de l’habitacle en juste-àtemps, à quelques
mètres de l’usine de camions Toyota à San Antonio, au Texas. Avanzar fait
partie d’un projet pilote ambitieux : créer un parc de fournisseurs sur le site
de l’usine de camions de Toyota réunissant des fournisseurs issus des
minorités. Le parc accueille 23 fournisseurs et Avanzar est l’un des plus
grands. L’entreprise est née en 2005 d’une joint-venture entre le fournisseur
Johnson Controls (aujourd’hui Adient) et un groupe réunissant des Latino-
Américains, dirigé par Berto Guerro, actionnaire majoritaire.
Avanzar (« progresser » en espagnol) s’est converti au TPS et a connu un
développement important, créant même un site au Mexique. L’usine de San
Antonio accueille en permanence des managers et des ingénieurs Toyota qui
viennent en voisins enseigner aux équipes d’Avanzar – lesquelles sont
particulièrement avides d’apprendre. Au fil des années, Avanzar a
progressivement mis en place un système complet de personnes, de
processus et de résolution de problème fondé sur une philosophie de
formation et de développement de ses opérateurs. Lors de la crise financière
de 2008, l’entreprise a choisi de suivre l’exemple de Toyota et de préserver
les emplois de ses salariés. Confronté à de graves difficultés financières qui
compromettaient le paiement des salaires, Avanzar a demandé de l’aide à
son partenaire Toyota. Le constructeur a payé d’avance les coûts d’outillage
et accepté une hausse de prix rétroactive, permettant à Avanzar d’honorer
les salaires de ses équipes – et décuplant la détermination de Berto de
devenir le meilleur partenaire que Toyota ait jamais eu. Avanzar figure
régulièrement à la première place des enquêtes JD Power pour la qualité des
sièges : en 2010-2012 et en 2017 (avec Adient), l’entreprise a été distinguée
fournisseur des sièges de la plus haute qualité.
La crainte existe toujours que les fournisseurs profitent des clients qui les
traitent bien. Si Berto, et tous les autres fournisseurs de Toyota que je
connais, respectent énormément le constructeur automobile, il ne s’en
trouvera aucun pour dire que Toyota est un client facile à satisfaire. Toyota
considère que ses fournisseurs, comme ses employés, doivent être poussés à
s’améliorer. Le système de coût cible en est un exemple. Les grands
fournisseurs de systèmes participent au processus de développement du
véhicule, concevant les éléments dont ils sont en charge en collaboration
avec les ingénieurs Toyota. Il y a bien un processus d’appel d’offres, mais il
est souvent très clair dès le départ qu’un fournisseur a été désigné par
Toyota. Comme l’entreprise le fait avec ses ingénieurs qui développent les
systèmes et les composants, elle fixe un coût cible au fournisseur. Toyota
détermine un prix global pour le véhicule en se fondant sur le marché, dont
est ensuite soustrait son bénéfice. Le solde correspond au coût de
fabrication du véhicule. On remet aux fournisseurs un « carnet de chèques »
correpondant au montant global des pièces préconisées par Toyota. «
Concevez s’il vous plaît ce composant avec ces caractéristiques et à ce coût.
» Il faudra un travail d’ingénierie intense pour déterminer comment
atteindre le coût cible et gagner de l’argent. Une fois le véhicule entré en
production, Toyota demande des remises de prix annuelles, estimant
qu’avec le kaizen, le coût doit baisser de manière continue.
Toyota, toutefois, ne noue pas des partenariats étroits avec chacun de ses
centaines de fournisseurs. La chaîne d’approvisionnements est à l’image
d’une hiérarchie sur un organigramme. La participation au développement
des produits et la collaboration concernent essentiellement les fournisseurs
de premier rang, qui fabriquent et expédient des systèmes majeurs – comme
le tableau de bord, les sièges, les systèmes d’échappement, les systèmes de
freinage et les pneus – directement aux usines Toyota. Ces fournisseurs ont
à leur tour des prestataires de « deuxième rang » avec qui ils travaillent
directement – voire des prestataires de troisième rang.
Toyota dispose d’un riche vivier de collaborateurs qui peuvent ajouter
une vraie valeur en enseignant aux fournisseurs comment atteindre leurs
objectifs – que ce soit pour les achats, le service qualité ou les sites de
fabrication. Toyota ne se préoccupe pas que les avantages puissent être
étendus à des pièces ou des composants vendus à des concurrents. Les
fournisseurs aspirent à travailler pour Toyota parce qu’ils savent qu’ils y
gagneront le respect de leurs pairs et d’autres clients. Pour Toyota, le
respect, c’est se montrer très exigeant envers ses fournisseurs, les traiter de
manière équitable et les instruire. Quant à changer de fournisseur sous
prétexte qu’un autre est un peu moins cher (une pratique courante dans
l’industrie automobile), c’est impensable. Comme le disait Taiichi Ohno : «
Faire du chantage aux fournisseurs pour atteindre les objectifs de résultats
est totalement étranger à l’esprit du système de production Toyota. »
Travailler en partenariat avec les
fournisseurs tout en conservant une
capacité interne

« Métier de base » (ou « coeur de métier ») est un terme à la mode dans les
entreprises. Toyota sait parfaitement quel est son cœur de métier –
construire des voitures –, mais semble l’interpréter de manière assez souple.
Cela remonte à la création de l’entreprise, lorsqu’elle décida de concevoir
les modèles et de fabriquer les pièces elle-même plutôt que de les acheter à
des constructeurs américains et européens établis.
L’un des piliers de la philosophie de Toyota est le concept
d’autosuffisance. Il est énoncé dans le modèle Toyota : « Nous prenons
notre destin en main. Nous agissons en nous fiant à nos propres capacités. »
Confier des responsabilités clés à des intervenants extérieurs contredit
apparemment cette philosophie. Toyota vend, crée et fabrique des véhicules
de transport. Si Toyota se reposait sur la technologie de ses fournisseurs et
sous-traitait 70 % du véhicule à ces mêmes fournisseurs qui travaillent avec
ses concurrents, comment l’entreprise pourrait-elle exceller et se
différencier ? Si une nouvelle technologie est l’élément vital du véhicule,
Toyota veut en être un expert et la maîtriser mieux que quiconque.
L’entreprise veut apprendre avec les fournisseurs, mais ne transfère jamais à
ces derniers toute la connaissance fondamentale ni la responsabilité dans un
domaine clé.
Dans le principe 14, je reviens sur le développement de la Prius. L’un des
composants clés du moteur hybride est le transistor bipolaire à porte isolée,
un organe de commutation à semi-conducteur qui amplifie la tension de la
batterie et convertit le courant continu amplifié en courant alternatif pour
entraîner le moteur électrique.
Les ingénieurs de Toyota n’étaient pas des spécialistes des semi-
conducteurs. Cependant, plutôt que de sous-traiter ce composant essentiel,
Toyota l’a développé puis a construit une usine pour le fabriquer – et ce, en
respectant le calendrier très serré du projet Prius. Toyota considère les
véhicules hybrides comme la prochaine étape de l’évolution de
l’automobile. Il voulait l’« autosuffisance » pour la franchir. Une fois cette
compétence interne acquise, elle pouvait être sous-traitée de manière
sélective. Les dirigeants ont insisté pour que le transistor soit fabriqué en
interne, car ils y voient une compétence clé pour la conception et la
production des futures générations d’hybrides – et, par-delà, de tout
véhicule électrifié. Toyota veut savoir ce que contient la « boîte noire ». Par
ailleurs, l’entreprise ne voulait pas avoir à dépendre d’autres constructeurs
pour consentir l’effort dont elle se savait capable en termes de réduction des
coûts.
Toyota a en outre décidé de collaborer avec Matsushita (Panasonic) pour
le développement et la production de la batterie, une technologie qui est au
cœur des hybrides et des futurs véhicules à haut rendement énergétique.
Toyota voulait absolument développer cette compétence en interne, mais
l’entreprise estima qu’elle n’en avait pas le temps. Plutôt que de confier
purement et simplement cette responsabilité à Matsushita, Toyota créa une
joint-venture : Panasonic EV Energy. Ce n’était pas la première
collaboration avec Matsushita. La division Véhicules électriques avait déjà
développé avec cette entreprise une batterie hybride nickel-métal pour une
version électrique du RAV4. Il existait donc des relations et une première
collaboration réussie entre les deux partenaires.
En dépit de cette expérience, la joint-venture mit à l’épreuve les
différences culturelles entre les partenaires. Yuichi Fujii, à l’époque
directeur général de la division Véhicules électriques et responsable
Batterie Prius, exaspéré, déclara3 :
J’ai le sentiment qu’il y a une différence entre un constructeur automobile et un
équipementier électrique, dans la manière dont ils abordent la notion de temps. Un ingénieur
Toyota est instinctivement conscient que la préparation de l’industrialisation intervient à un
moment précis. En revanche, je trouve les ingénieurs de Matsushita un peu trop « relax ».
La rigueur de Matsushita dans le contrôle qualité était également un sujet
d’inquiétude. Toyota se demandait en effet si le niveau de qualité exigé
pour cette nouvelle batterie très complexe n’était pas trop élevé par rapport
à ce que Matsushita avait l’habitude de faire. Fujii fut rassuré lorsqu’il
tomba un jour sur un jeune ingénieur de Matsushita, l’air épuisé : il avait
travaillé jusqu’à 4 heures du matin pour terminer certains tests sur la
batterie, mais il était revenu le lendemain à la première heure « juste pour
vérifier une chose »4. Ce jour-là, Fujii comprit qu’il existait un « style
Matsushita » qui pouvait s’accorder avec celui de Toyota.
Travailler avec les fournisseurs pour
apprendre ensemble le TPS

Toyota s’est perfectionné dans l’application du TPS notamment en


conduisant des projets communs avec des fournisseurs. Ceux-ci doivent être
aussi capables que les usines Toyota de fabriquer et de livrer en juste-à-
temps des composants d’une qualité irréprochable. De plus, Toyota ne peut
pas réduire ses coûts sans que ses fournisseurs réduisent les leurs, sauf à
répercuter les baisses sur lesdits fournisseurs – ce qui n’est pas dans l’esprit
du modèle Toyota. Toyota utilise de nombreuses méthodes pour apprendre
avec ses fournisseurs. Fidèle à l’esprit du modèle Toyota, toutes se fondent
sur la pratique, la formation théorique étant limitée au strict minimum.
L’apprentissage important se fait au travers de projets réels, sur les chaînes.
Tous les fournisseurs clés sont membres de l’association des fournisseurs
de Toyota. Ils se réunissent en son sein chaque année en vue de partager des
pratiques, des informations et des préoccupations. Des comités travaillent
sur des questions spécifiques, notamment des projets communs. Aux États-
Unis, l’association BAMA (Bluegrass Automotive Manufacturers
Association) vit le jour dans le Kentucky, dont les premiers fournisseurs de
Toyota étaient originaires. Elle couvre aujourd’hui l’ensemble de
l’Amérique du Nord et rassemble les fournisseurs majeurs de Toyota,
représentant plus de 65 % des achats annuels de Toyota Amérique du Nord
et comptant pour 60 % du coût total des véhicules. Ses membres peuvent
participer à de nombreuses activités, dont des groupes d’étude qui se
réunissent pour des sessions de perfectionnement au TPS, les jishuken.
Les jishuken, ou groupes d’étude volontaires, ont été créés en 1977 au
Japon par la division Conseil en gestion des opérations (OMCD). Cette
division est un corps d’élite composé d’experts TPS. Elle fut fondée par
Ohno en 1968 pour améliorer les opérations chez Toyota et ses fournisseurs.
Elle abrite quelque six gourous du TPS et une cinquantaine de consultants,
dont de jeunes ingénieurs production en poste pour trois ans. On les y
prépare à occuper des postes à haute responsabilité dans la production.
Seuls les meilleurs experts TPS ont dirigé cette division. Environ 55 à 60
fournisseurs clés de Toyota (représentant 80 % des pièces détachées en
termes de valeur) ont été constitués en groupes de quatre à sept, selon des
critères géographiques et le type de pièces. Ils tournent un par un dans les
entreprises, participant à des projets de trois ou quatre mois dans chaque
entreprise. Ils choisissent un thème et se mettent au travail. Des
représentants des autres fournisseurs viennent régulièrement et font des
recommandations. L’expert TPS de la division OMCD se rend dans l’usine
chaque semaine et prodigue des conseils. Les projets portent sur une
transformation radicale, qui consiste souvent à modifier de fond en comble
l’organisation existante pour créer un flux pièce à pièce, lisser le
programme, etc., afin de produire des améliorations considérables dans les
coûts, la qualité et la livraison. Des objectifs précis sont fixés et atteints.
Kiyoshi Imaizumi, un dirigeant du fabricant de sièges Araco
Corporation, qui est l’un des fournisseurs les plus en pointe de Toyota au
Japon, explique que les jishuken peuvent être très « sévères », fidèles en
cela à l’esprit des méthodes assez rudes utilisées à l’origine par Taiichi
Ohno :
Le jishuken pour les fournisseurs de Toyota au Japon est complètement différent de celui
pratiqué aux États-Unis. On ne peut pas refuser. Toyota choisit les fournisseurs participants
et trois à cinq personnes chez chacun d’eux. Toyota envoie ses propres experts TPS à l’usine
sélectionnée, examine son activité et donne un thème ; par exemple, telle chaîne doit réduire
ses effectifs de dix personnes. Le fournisseur dispose d’un mois pour trouver une solution.
L’expert TPS revient pour contrôler que l’objectif a été atteint. Il est arrivé que certains
participants fassent une dépression nerveuse et démissionnent. Toyota a une version
édulcorée du TPS aux États-Unis. Lorsque vous avez passé l’épreuve du jishunken au Japon,
vous avez beaucoup plus confiance en vous. L’un des anciens présidents de Trim Masters l’a
fait et il était tellement sûr de lui qu’il n’a jamais accepté de compromis sur quoi que ce soit
et avec qui que ce soit.

Toyota a progressivement fait évoluer son style pour le rendre moins punitif
et mettre davantage l’accent sur l’accompagnement des participants, en
particulier aux États-Unis. Le centre de soutien aux fournisseurs ou TSSC
(Toyota Supplier Support Center), aujourd’hui devenu le centre de soutien
au système de production Toyota, toujours sous l’acronyme TSSC, est ce
qui s’en rapproche le plus aux États-Unis. Le TSSC a été créé en 1992 et
dirigé par Hajime Ohba, ancien membre de la division OMCD et disciple
d’Ohno, pour s’adapter à la culture américaine ; les projets restent toutefois
le fil conducteur. Les fournisseurs, et même des entreprises autres
qu’automobiles, comme New Balance, Viking Range et Herman Miller,
devaient faire une demande pour être acceptés comme clients. Gratuit à
l’origine, le service est ensuite devenu payant.
Le TSSC identifie un besoin dans une entreprise, puis choisit une ligne
de produits pour conduire un projet, qui consiste à développer une « ligne
modèle ». Une ligne modèle typique comprend la chaîne d’assemblage et la
chaîne de fabrication de pièces qui l’alimente. Le TPS est mis en œuvre par
le management de l’entreprise avec tous les éléments : juste-à-temps,
jidoka, tâches standardisées, management visuel, gestion quotidienne,
maintenance productive totale, etc. Les mentors Toyota enseignent le TPS
comme système. Au fil du temps, le TSSC a été externalisé, devenant une
entreprise à but non lucratif. C’est alors qu’il a pris le nom de Toyota
Production System Support Center. Il réserve 30 % de ses activités à des
sociétés privées, 30 % à des organisations à but non lucratif et 30 % à des
associations caritatives. Seules les entreprises privées payent les prestations.
Le TSSC a obtenu des résultats spectaculaires dès le début. Entre 1992 et
1997, le centre a conduit ses 31 premiers projets, tous extrêmement positifs,
avec une réduction moyenne des stocks de 75 % et des gains de productivité
de 124 % en moyenne. L’espace a été réduit, la qualité améliorée et les
expéditions d’urgence éliminées5. En 25 ans d’existence, le TSSC a
accompagné plus de 320 organisations, banques alimentaires, hôpitaux,
écoles, associations d’aide au logement, éditeurs de logiciels…
C’est par exemple le cas de Community Kitchen & Food Pantry de West
Harlem, à New York. L’association sert chaque mois plus de 50 000 repas
gratuits à la population. Par le passé, de longues files d’attente s’étiraient
devant les locaux de l’association, même en plein hiver, alors que l’espace
du réfectoire n’était utilisé qu’à 77 %. Community Kitchen a fait appel au
TSSC pour l’aider à résoudre le problème. Le TSSC a abordé le
fonctionnement du site comme un processus d’assemblage, concentrant ses
efforts sur l’amélioration du flux et l’élimination des gaspillages6.
L’équipe a rapidement établi qu’il était plus efficace de servir les clients un par un, plutôt que
par groupes de 10, comme c’était le cas. Elle a également suggéré de créer une zone
d’attente et affecté une personne à la gestion des flux, pour orienter les visiteurs vers les
sièges disponibles. Grâce à ces changements, l’association a pu servir ses clients plus
rapidement et plus efficacement.

Après avoir formé et accompagné les responsables de l’association pendant


huit semaines, le temps d’attente avait été ramené à 18 minutes, contre 90
minutes auparavant. En outre, le nombre de personnes servies était
beaucoup plus élevé. La transformation s’est poursuivie dans le vaste réseau
de 900 agences de Food Bank For New York City.
Lors de mes visites sur les sites de fournisseurs de Toyota, j’avais
observé qu’ils fabriquaient souvent des pièces pour différents constructeurs
automobiles dans la même usine – et que, même en recourant partout à des
pratiques identiques, la ligne de production dédiée à Toyota semblait
toujours la plus performante. Voulant en avoir le cœur net, nous avons
collecté les données de 91 sites qui travaillaient pour Toyota et pour au
moins un constructeur automobile américain. Les résultats ne laissèrent
aucune place au doute : rotation des stocks, stocks d’encours, réductions de
coûts, ponctualité des livraisons… Quels que soient les indicateurs, les
performances de la ligne Toyota étaient meilleures7. À notre sens, cela
s’explique par les politiques logistiques de Toyota comme le heijunka, les
multiples livraisons quotidiennes et aussi la formation régulière des
fournisseurs au TPS. Une autre étude conduite par Jeffrey Dyer et Nile
Hatch a produit des résultats similaires, que les auteurs attribuent au partage
des connaissances et à un apprentissage plus rapide8.
Travailler avec les concessionnaires pour en
faire des partenaires

Tous les fabricants vous le diront : leur réussite tient pour une large part à la
qualité de leurs relations avec leur réseau de distributeurs. Dans l’industrie
automobile, ce sont les concessionnaires, visage de la marque auprès des
clients. Les concessionnaires Toyota sont des entreprises indépendantes que
Toyota considère comme des partenaires. Jouer les gros bras n’est pas plus
efficace avec les concessionnaires qu’avec les fournisseurs. Toyota a
élaboré une version du modèle Toyota pour les ventes et les services*, qui
indique : « Créer des réseaux de concessionnaires pour le plaisir, la praticité
et la valeur ajoutée et apporter ses services 3S intégrés (ventes, pièces
détachées, après-vente), établissant une communication directe avec les
clients pour développer une relation durable**. »
Toyota s’est doté il y a plusieurs années d’une version du système de
production Toyota pour les concessionnaires, mais l’entreprise ne l’impose
pas. Elle le propose et l’enseigne. Un exemple aux États-Unis en est le
service Toyota Express Maintenance. Les quais de réparation sont dédiés à
l’huile, au graissage et aux visites d’entretien. Le système de maintenance
s’apparente à ce qui existe dans les enseignes spécialisées dans les
vidanges. Toyota a certifié un réseau de consultants pour l’enseigner en
aidant le concessionnaire à le mettre en place. Le concessionnaire rémunère
le consultant, mais cette somme lui sera remboursée par Toyota une fois
qu’il aura atteint un certain jalon.
C’est chez Volvo que j’ai trouvé l’un des meilleurs exemples de système
lean complet pour les concessionnaires, Volvo Sales and Service. Einar
Gudmundson, vice-président en charge des ventes et du marketing de
Volvo, avait lu The Toyota Way to Leadership. Totalement séduit et
convaincu par la démarche, il décida de foncer – commençant par s’y
former sous la houlette d’un consultant de premier ordre. Depuis lors, il n’a
jamais cessé. Il créa une obeya pour la planification annuelle, mensuelle et
quotidienne, rencontrant ses équipes tous les jours pour mesurer la
progression. Ce management visuel quotidien fut étendu à toutes les
fonctions, et les ventes de voitures, d’accessoires et de pièces détachées
augmentèrent.
L’entreprise porta une attention toute particulière aux concessions dont le
design et l’aménagement furent totalement repensés autour de l’expérience
des clients. Si l’achat d’un véhicule est un acte ponctuel, les clients
reviennent ensuite régulièrement chez le concessionnaire pour les
changements de pneus, l’entretien et les réparations. Volvo prend en charge
toutes les réparations sous garantie. Au-delà de cette période, rien
n’empêche les clients de se rendre chez d’autres garagistes, mais ils perdent
alors le lien avec la marque.
L’équipe de Volvo a utilisé sa propre version de la cartographie de la
chaîne de valeur pour retracer le parcours d’un client qui se rend à la
concession pour l’entretien de sa voiture (voir figure 11.1), mettant en
lumière d’innombrables problèmes. Le client téléphone, décrit le problème
et prend rendez-vous auprès du secrétariat. Après quoi, il se prépare pour
une longue journée, se déplace jusqu’à la concession et remet sa voiture à
l’accueil de l’atelier (où il aura probablement besoin de répéter ce qu’il a
déjà expliqué par téléphone). Ensuite, s’il n’a personne pour venir le
chercher, il s’assied dans la salle d’attente, où il passera une bonne partie de
la journée. À un moment, quelqu’un vient l’informer que la concession n’a
pas les pièces pour la voiture mais qu’elles seront là le lendemain à la
première heure. Il reprend donc sa voiture – ou la laisse à l’atelier –, rentre
chez lui et retourne à la concession le lendemain. La voiture est enfin
réparée, il récupère les clés et on lui indique qu’il doit effectuer son
règlement dans une autre zone de la concession.
FIGURE 11.1 La chaîne de valeur du client dans un atelier classique de réparation
automobile Volvo.

Source : Volvo.

Volvo a tout repensé en se mettant à la place du client. Qu’aimerait le client


? Que sa voiture soit réparée et prête à repartir en une heure et, de surcroît,
qu’il ait affaire à la même personne de sa première explication du problème
jusqu’au paiement (voir figure 11.2).
FIGURE 11.2 La chaîne de valeur lean du client dans un atelier de réparation automobile
« une heure tout compris ».

Source : Volvo.

Après avoir beaucoup expérimenté et appris, Volvo reconfigura totalement


l’expérience client. Lorsqu’un client appelle pour prendre rendez-vous, il
est directement mis en contact avec un technicien – affecté au client au
moment de l’achat du véhicule – qui comprend les problèmes, pose des
questions permettant d’établir un diagnostic et programme le rendez-vous.
Si le technicien juge que des pièces détachées sont nécessaires, il appelle
l’entrepôt et les commande ; l’entrepôt les place dans des plateaux
organisés par type d’entretien ou de réparation. Les plateaux sont reçus par
la concession en temps voulu, où ils sont placés dans des chariots à
roulettes, avec les outils correspondants. À son arrivée, le client est reçu par
le technicien. S’il le souhaite, il peut attendre dans un espace dédié,
confortablement meublé, où il trouvera de quoi se restaurer, ainsi qu’une
aire de jeux pour enfants. Dans l’heure qui suit, le technicien revient voir le
client et lui explique les travaux réalisés sur le véhicule ; le client règle sa
facture auprès du technicien et s’en va.
Gudmundsson a constitué une équipe de leaders lean qui parcourent le
monde pour aider les concessionnaires à mettre en place le système. Ce
dernier a produit des résultats impressionnants, multipliant par plus de deux
le flux de production de chaque quai de réparation, ce qui est
particulièrement significatif dans les concessions urbaines contraintes par la
taille de leurs locaux. Pour autant, Gudmundsson n’était toujours pas
satisfait. Les concessionnaires « faisaient leur marché », choisissant ce
qu’ils voulaient mettre en place, et ne retiraient donc qu’une partie des
bénéfices potentiels du système. Lorsque l’occasion se présenta de devenir
P-DG d’une société détenant deux concessions Volvo à Halmstad, en Suède,
Gudmundsson décida de quitter Volvo pour déployer le système dans son
intégralité, comme il l’entendait, et d’utiliser la concession comme
laboratoire d’enseignement pour Volvo et d’autres concessionnaires.
En coulisses (derrière de grandes baies vitrées offertes au regard des
clients), l’organisation de la zone de réparation évoque celle des cellules
pilotées par les groupes de travail Toyota. Au moment de l’arrivée de
Gudmundsson, un technicien était affecté à chaque station de réparation. Il
passait plus de temps à se déplacer autour du véhicule qu’à le réparer. Des
expériences montrèrent que deux techniciens – un de chaque côté du
véhicule – étaient plus de deux fois plus productifs… s’ils suivaient les
standards de travail et communiquaient efficacement. Les techniciens sont
soutenus par un chef d’équipe qui programme, suit et répond aux appels
andon.
Le chef d’équipe est assisté par un « panneau de charge » pour planifier
visuellement la journée et répondre aux écarts (voir figure 11.3). Dans la
partie haute du panneau figurent les noms des binômes de techniciens et,
au-dessous, leurs rendez-vous et la durée estimée de chaque intervention.
Des aimants de différentes couleurs indiquent le statut du travail : si le
client attend ou laisse la voiture, si la voiture est neuve ou âgée ou si un
problème nécessite une investigation particulière. Des plages horaires sont
également réservées à la formation, aux 5S et à la planification. Les durées
peuvent être estimées et respectées parce que des standards de travail ont
été définis pour les types les plus courants d’entretien et de réparation.

FIGURE 11.3 Panneau de charge pour planifier visuellement une journée de travail dans
une concession Volvo.

Source : concessionnaire Volvo.

Le lean management est utilisé partout dans la concession, avec notamment


la planification visuelle et les réunions stand-up quotidiennes pour les
vendeurs. Lorsque Gudmundsson en reprit les commandes, la concession
était totalement désorganisée, perdait de l’argent et affichait l’une des plus
mauvaises notes de satisfaction des clients des concessionnaires Volvo de
Suède. En quelques années, la concession devint l’une des plus rentables du
pays avec le taux de satisfaction des clients le plus élevé de tous les
concessionnaires de Suède. Comme l’avait espéré Gudmundsson, des
concessionnaires du monde entier viennent apprendre dans son atelier. Il y
organise des formations et continue à affiner et développer les rouages du
lean pour les concessions.
Au-delà des concessionnaires, Toyota
recherche l’harmonie et l’apprentissage
mutuel avec les prestataires de services et la
communauté

Si vous avez acheté une maison, vous avez probablement signé des dizaines
de documents pour conclure l’affaire, en espérant que tous étaient des
documents types et qu’aucun ne reviendrait vous hanter. Votre notaire a
sans doute examiné ces documents et vous a confirmé que tout était en
règle. Vous les avez donc signés en toute bonne foi. Cela semble la manière
normale de faire des affaires pour la plupart des entreprises, mais pas si l’on
suit le modèle Toyota.
Richard Mallery fut engagé par Toyota comme avocat pour l’achat de
485 hectares au nord-ouest de Phoenix, dans l’Arizona. C’est aujourd’hui le
circuit sur lequel Toyota teste ses véhicules. Ces 485 hectares comprenaient
une parcelle représentant un quart d’un domaine d’élevage, le Douglas
Ranch. Mallery avait traité des transactions beaucoup plus importantes ;
celle-ci était pour lui pure routine. Cependant, il n’avait jamais travaillé
pour un client comme Toyota. Il raconte :
À la fin de cette affaire, j’avais considérablement approfondi mes connaissances sur l’histoire
du droit de l’Arizona et le développement de sa réglementation, parce que j’avais dû
répondre à toutes les questions des gens de Toyota. Impossible de leur faire signer l’acte
d’achat en leur certifiant que toutes les garanties étaient prises. Ils voulaient connaître toute
la jurisprudence de ce type d’opérations pour décider sur les meilleures bases possibles.
Pour répondre à toutes leurs questions, je suis redevenu étudiant et j’ai beaucoup appris sur
le système fédéral qui fit de l’Arizona d’abord un territoire, puis un État.

Toyota voulait savoir comment le vendeur avait acquis le bien et quels


avaient été les propriétaires successifs jusqu’au premier d’entre eux, le
gouvernement fédéral. Après 14 années de collaboration avec Toyota,
Mallery conclut : « Toyota est un analyste hors pair en matière de stratégie
et de tactique. Rien n’est supposé. Tout est vérifié. Le but est de ne pas faire
d’erreur. »
Richard Mallery vécut en 2002 une autre expérience riche
d’enseignements et d’apprentissage. Toyota apprit qu’un gigantesque projet
immobilier, à proximité de son circuit d’essais, menaçait
l’approvisionnement en eau de toute la zone alentour. Toyota engagea une
action en justice afin que le projet soit interrompu. En outre, il fit campagne
auprès des citoyens de sorte qu’un comité soit constitué en vue de protester
contre le projet. Mais, plutôt que d’attiser les haines, Toyota essaya
d’obtenir un consensus de toutes les parties prenantes – le promoteur
immobilier, les villes voisines et leurs élus. Et tous essayèrent de trouver
une solution satisfaisante pour tout le monde. Le promoteur finit par
accepter de réserver 80 hectares et de dépenser des millions de dollars en
infrastructure pour créer un site de reconstitution de la nappe aquifère. Pour
chaque gallon d’eau (3,8 litres) utilisé, le promoteur rachèterait un gallon
pour le remplacer dans la nappe aquifère. Mallery, qui pilota le processus de
dialogue, explique :
Le maire, les développeurs et le comité d’habitants – toutes les parties en cause – convinrent
que Toyota avait bien défendu leurs intérêts respectifs et avait donné satisfaction à chacun.
La ville y gagna une solution plus écologique et plus durable pour la gestion de la nappe
phréatique, le problème fut résolu pour les développeurs, qui auraient de toute façon finit par
devoir y répondre – dans une trentaine d’années. C’est le quoi et le comment qui font la
différence : protéger la terre pour les 50 à 100 prochaines années, pas seulement pour le
court terme.

Comment cette recherche du consensus se traduit-elle dans les activités


quotidiennes d’une entreprise ? Dans la plupart des entreprises, on attend de
chacun qu’il se sente membre d’une seule et même grande équipe. Rien ne
semble justifier les comportements antagonistes. Pourtant, j’entends très
souvent parler dans les grandes entreprises de ce qu’il est convenu
d’appeler le « phénomène des silos ». De nombreux groupes différents sont
chacun dans leur silo et semblent se préoccuper bien davantage de leurs
propres objectifs que de la réussite de l’entreprise. Ces groupes peuvent être
des services fonctionnels – achats, comptabilité, ingénierie, fabrication – ou
des équipes de projet déployant un nouveau logiciel ou même la fabrication
lean. Ils se comportent souvent comme s’ils voulaient que leur service ou
leur projet obtienne toutes les ressources ; ils s’efforcent d’imposer leurs
vues, de gagner à tout prix – même au détriment d’autres groupes.
Rien de cela chez Toyota. Un processus identique à celui utilisé pour
parvenir à un consensus en Arizona est à l’oeuvre chaque jour pour obtenir
l’opinion, la participation et l’adhésion d’un échantillon largement
représentatif de l’organisation. Cela ne signifie pas que toutes les parties
obtiennent ce qu’elles veulent, mais chacune sera écoutée.
Développer une entreprise apprenante
étendue par l’habilitation des partenaires

En réfléchissant à l’échec d’American Auto avec ses fournisseurs et en me


demandant pourquoi l’entreprise avait voulu prendre un ascenseur jusqu’au
sommet sans s’arrêter aux étages intermédiaires, je commençais à
conceptualiser le problème sous la forme d’une pyramide, d’une hiérarchie.
Je pensais à la hiérarchie des besoins définie par Maslow, selon laquelle les
êtres humains ne peuvent satisfaire leurs besoins supérieurs
(l’accomplissement de soi, par exemple) que si les besoins primaires le
sont. J’ai ainsi développé une hiérarchie des besoins applicable à
l’ensemble de la chaîne de valeur (voir figure 11.4)9.
Le message des fournisseurs était qu’ils ne souhaitaient pas l’aide
d’American Auto pour se développer tant que certains problèmes
fondamentaux n’étaient pas réglés. Tout d’abord, ils voulaient des rapports
commerciaux équitables. Beaucoup de pratiques d’American Auto étaient
tout à fait injustes. Par exemple, adoptant en cela une pratique de Toyota,
l’entreprise fixait des prix cibles pour les fournisseurs au lieu de procéder
par appel d’offres, mais sans appliquer correctement la méthode. Un
fournisseur m’expliqua :
Nous sommes passés par un processus de fixation des coûts différent avec chaque groupe
avec lequel nous avons traité (chez American Auto). Si vous êtes au-dessus du prix cible, ils
ne peuvent pas délivrer de bon de commande. Nous avons eu des discussions sans fin et nous
sommes arrivés jusqu’au lancement de la fabrication sans avoir de bon de commande.
FIGURE 11.4 Hiérarchie des besoins de la chaîne de valeur.

American Auto avait aussi élaboré un processus long et complexe de


certification qualité des fournisseurs. En dépit de sa lourdeur, les
fournisseurs l’avaient accepté, mais American Auto ne cessait de le
modifier. Il changeait même plusieurs fois pendant le programme de
développement d’un nouveau véhicule et, chaque fois, le processus de
certification des fournisseurs s’allongeait. Or, tant qu’ils n’étaient pas
certifiés, les fournisseurs n’étaient pas payés pour équiper les machines,
même lorsqu’ils étaient déjà en phase de production et qu’ils fabriquaient
des pièces qui passaient avec succès les tests de qualité d’American Auto.
Cette attitude ramène au concept de bureaucratie « coercitive » par
opposition à la bureaucratie « habilitante », que l’on a traité dans la préface.
American Auto et Toyota étaient tous les deux très bureaucratiques dans
leurs rapports avec les fournisseurs. J’entends par là de nombreux
standards, des procédures de contrôle, des règles, etc. Alors que les
fournisseurs considèrent American Auto comme très coercitif, Toyota, qui
applique des méthodes et des procédures qualité similaires, est considéré
comme habilitant. Voici, par exemple, comment un fournisseur américain
de pièces pour l’habitacle m’a décrit leur relation de travail avec Toyota :
Lorsqu’il s’agit de régler des problèmes, Toyota ne fait pas comme American Auto qui réalise
une douzaine d’études de capabilité des processus. Ils disent simplement : « Prenez du
matériel ici ou là et ça ira très bien. » En onze ans, je n’ai jamais construit un outil prototype
pour Toyota. Les renforts de genoux, les panneaux de sol, les tableaux de bord, etc.
ressemblent tellement à ceux de la génération de véhicules précédente qu’il n’est pas
nécessaire de construire un prototype. Lorsqu’il y a un problème, ils l’étudient et proposent
une solution. Ils cherchent à arranger les choses, pas à blâmer quelqu’un.

Les fournisseurs ont également besoin que les processus des clients
fonctionnent correctement. Cela commence par des processus stables et
fiables – y compris le heijunka, présent dans tous les esprits mais dont
personne n’ose parler (voir principe 4). Si les programmes du client ne sont
pas lissés, le fournisseur est en permanence mené en bateau et il lui est
impossible d’avoir des systèmes lean solides. Il n’a d’autre choix que de
bâtir une montagne de stocks pour expédier le produit réclamé par le client,
tout en le réapprovisionnant à travers des systèmes tirés internes. Un
fournisseur me montra ainsi les produits accumulés pour un client dont les
programmes n’étaient pas lissés – le « mur de la honte » du client, me dit-il.
La hiérarchie des besoins de la chaîne de valeur représentée sur la figure
11.4 suggère que, tant que la relation n’est pas stabilisée et équitable, tant
que les processus ne sont pas stables et tant que les attentes ne sont pas
claires, il est impossible d’atteindre les niveaux supérieurs des systèmes
d’habilitation ni de développer une entreprise véritablement apprenante. Le
même principe s’applique au versant commercial des réseaux de
concessionnaires. Je ne sais combien de fois j’ai entendu les
concessionnaires de marques américaines se plaindre qu’en dépit de la
faiblesse de la demande pour certains modèles, ils étaient obligés d’en
acheter pour gonfler artificiellement les chiffres des ventes des
constructeurs. Soumis en permanence à ce type de pression, ils avaient le
sentiment de ne recevoir aucune aide de la part des marques qu’ils
représentaient – et doutaient même que les constructeurs fussent capables
de les aider. Les programmes de récompenses mis en place par les
constructeurs américains leur laissaient le même goût amer. Toyota, en
revanche, envoie régulièrement des équipes apporter leur aide aux
concessionnaires. Ces collaborateurs leur fournissent des données
marketing locales de grande qualité et leur proposent des programmes pour
les aider à apprendre les méthodes lean. Dans les situations les plus
difficiles, ils apportent même un soutien financier à leurs concessionnaires.
« Respectez votre réseau de partenaires et de fournisseurs en les
encourageant et en les aidant à progresser », stipule le principe 11 du
modèle Toyota. Ce qui fait de Toyota un modèle pour la gestion du flux de
valeur, c’est la volonté d’apprendre et de progresser en même temps que ses
partenaires. L’entreprise est, à mon sens, parvenue à développer quelque
chose d’unique : une entreprise apprenante étendue. C’est, pour moi, la
forme la plus aboutie de l’entreprise lean.

Points clés
Toyota respecte les personnes et pratique l’amélioration continue de la chaîne
de valeur, en encourageant et développant ses partenaires extérieurs clés.
Du point de vue du client, c’est une voiture Toyota. Toutes les pièces fournies
doivent donc avoir la même qualité de conception et de fonction que les pièces
détachées Toyota. De même, aux yeux des clients, les concessionnaires
indépendants « sont » Toyota – ils doivent par conséquent incarner la marque.
Toyota attend de ses fournisseurs une livraison irréprochable des pièces et leur
fixe des objectifs de coûts ambitieux.
Les fournisseurs de premier rang des principaux systèmes de composants sont
impliqués dès le départ dans le cycle de conception, collaborant avec les
ingénieurs Toyota et ayant les mêmes objectifs agressifs de coûts, de qualité, de
poids et de fonctionnalités.
Pour former et développer ses fournisseurs, Toyota dispose de plusieurs
méthodes : associations régionales de concessionnaires ; aide directe de
professionnels des achats, de la qualité et de la fabrication ; projets de « lignes
modèles » coachés par des formateurs spécialistes du TPS.
En dépit des attentes et des standards très exigeants que Toyota impose à ses
fournisseurs, ceux-ci désignent régulièrement l’entreprise comme le client en qui
ils ont le plus confiance et qu’ils respectent le plus.
Toyota sélectionne rigoureusement ses nouveaux fournisseurs, leur confiant
d’abord un petit volume de commandes, jusqu’à développer sur une période de
plusieurs années un plein partenariat. L’entreprise « licencie » rarement un
fournisseur.
Toyota applique ses principes de respect et de défi à toute la chaîne de valeur,
notamment aux concessionnaires, points de contact des clients avec la marque
et ses produits.
L’établissement d’une relation durable avec les fournisseurs commence avec les
pratiques équitables et respectables et les processus fiables et stables de leurs
clients.
Le but ultime est de bâtir une entreprise apprenante stable, qui s’étend à toute la
chaîne de valeur.

1 https://www.plantemoran.com/get-to-know/news/2019/06/working-relations-study-shows-uphill-
road-for-oems.
2 T. Nishiguchi et A. Beaudet, « The Toyota Group and the Aisin Fire », Sloan Management
Review, automne 1998, p. 49-59.
3 Hideshi Itazaki, The Prius That Shook the World: How Toyota Developed the World’s First Mass-
Production Hybride Vehicule, Tokyo, Japon, The Nikkan Kogyo Shinbun, LTD, 1999.
4 Ibid.
5 Jeffrey Dyer et Nile Hatch, « Using Supplier Network to Learn Faster », Sloan Management
Review, vol. 45, n° 3, printemps 2004.
6 https://www.tssc.com/projects/nfp-fbny.php.
7 Jeffrey Liker et Yen-Chun Wu, « Japanese Automakers, US Suppliers, and Supply-Chain
Superiority », Sloan Management Review, vol. 41, n° 2, 2000.
8 Jeffrey Dyer et Nile Hatch, « Relations-Specific Capabilities and Barriers to Knowledge
Transfers: Creating Advantage through Network Relationships », Strategic Management Journal,
vol. 27, 8 août 2006, p. 701-719.
* On en trouvera une description détaillée dans Yoshio Ishizaka, The Toyota Way in Sales and
Marketing, Tokyo, Asa Publishing, 2009.
** Voir Jeffrey Liker et Karyn Ross, The Toyota Way to Service Excellence, New York, McGraw-
Hill, 2016.
9 Jeffrey Liker et Thomas Choi, « Building Deep Supplier Relationships », Harvard Business
Review, déc. 2004, p. 104-113.
Principe 12
Observer et apprendre de
manière itérative (PDCA) pour
relever les défis

Nous avons testé les 200 métiers à tisser pour vérifier s’ils fonctionneraient en conditions
réelles. J’avais fait plusieurs suggestions et [père] les essaya toutes sans exception. Les êtres
humains ont le don de trouver des idées inutiles ; lorsqu’on les met à l’épreuve, il y a toujours
des surprises : celles que l’on pensait intéressantes se révèlent parfois inutiles et inversement.
D’où le principe : essayer, essayer, essayer. Nous avions un jour une discussion avec mon
père, nous n’étions pas d’accord et il a fini par se rendre à mes arguments, convenant avec
moi que telle chose ne fonctionnerait sans doute pas. Mais c’était plus fort que lui et père a
dit : « Essayons tout de même. » J’ai donc fait le test et, contre toute attente, la chose
fonctionnait très bien. Depuis ce jour-là, je ne fais plus passer les discussions en premier1.
KIICHIRO TOYODA, FONDATEUR DE TOYOTA MOTOR COMPANY

Le début du XXIe siècle connaît les mêmes turbulences, la même incertitude


et la même concurrence intense que la fin du XXe siècle. L’époque est
révolue où une entreprise fabriquait pendant des années un même produit en
conservant son avantage concurrentiel initial. L’adaptation, l’innovation et
la flexibilité ont fait tomber ce vieux modèle de son piédestal et sont
devenues à la fois les ingrédients essentiels de la survie et les signes
distinctifs des entreprises performantes. Même les ONG et les associations
caritatives doivent aujourd’hui se battre pour obtenir des financements si
elles ne veulent pas sombrer. Pour alimenter ce comportement
organisationnel, un attribut est essentiel : la capacité d’apprendre. Le plus
grand compliment que l’on puisse faire aujourd’hui à une entreprise est
qu’elle est une véritable « organisation apprenante ».
Peter Senge a popularisé ce concept dans son livre, La Cinquième
Discipline, en 1990, et définit une entreprise apprenante comme un lieu2 :
[…] où les individus peuvent développer en permanence leur capacité à créer les résultats
qu’ils visent réellement, où des schémas de pensées nouveaux et élargis sont encouragés, où
l’aspiration collective est libérée et où les individus apprennent continuellement comment
apprendre ensemble.

Senge étudie les « nouveaux schémas de pensée », au premier rang desquels


la « pensée systémique », et comment apprendre à apprendre. En d’autres
termes, une organisation apprenante ne se contente pas d’adopter et de
développer de nouvelles compétences opérationnelles ou techniques ; elle
met en place un second niveau d’apprentissage – sur la manière d’acquérir
des connaissances et des capacités nouvelles. Afin que l’organisation soit
véritablement apprenante, sa capacité d’apprentissage doit se développer et
se consolider à mesure qu’elle aide ses membres à s’adapter à un
environnement concurrentiel en constante évolution.
De toutes les institutions que j’ai étudiées ou avec lesquelles j’ai
travaillé, parmi lesquelles des entreprises prestigieuses et de grandes
universités, Toyota est celle qui se rapproche le plus de l’organisation
apprenante de Senge. Toyota n’a pas découvert la pensée systémique dans
le livre de Senge. L’entreprise n’a pas non plus mis en place de formation
sur les secrets de l’organisation apprenante. Non. Toyota, comme toujours,
a appris en faisant : des années et des années de pratique, en vue de
développer l’état d’esprit de la pensée systémique et de l’apprentissage, une
personne après l’autre. Toyota reconnaît que les organisations apprenantes
sont bâties sur des individus apprenants. C’est pourquoi, pour acquérir le
bon état d’esprit, les individus doivent s’entraîner et pratiquer, avec un
coach. Taiicho Ohno était un coach accompli, apprenant à ses étudiants à
observer, essayer, réfléchir et apprendre. À ses yeux, il n’y avait pas de plus
grand péché que de tenir les choses pour acquises et de penser que l’on sait.
« Direction le gemba ! » aurait-il crié.
Apprendre à travailler en vue d’atteindre des
objectifs ambitieux*

Dans le cadre de ses recherches doctorales, Steven Spear a eu une occasion


unique de découvrir au plus près la philosophie de formation et de
développement d’Ohno. Familier du centre de support au TPS (TPSSC), il a
rencontré et interviewé de nombreuses personnes, parmi lesquelles Dallis
(pseudonyme), recruté à un poste de manager de l’usine de Georgetown,
dans le Kentucky. Ce jeune et brillant manager, titulaire de deux masters en
ingénierie, était convaincu de bien connaître le TPS. Son parcours au sein
de l’entreprise débuta néanmoins par le traditionnel gemba afin d’apprendre
le kaizen.
Son mentor japonais, que nous appellerons Takahashi, lui demanda
d’aider un groupe de 19 opérateurs travaillant sur une ligne d’assemblage
de l’usine de Georgetown à améliorer la productivité du travail, la
disponibilité opérationnelle et la sécurité ergonomique. Pendant six
semaines, il réalisa de petits cycles d’observation et de modification des
processus de travail, répétant l’exercice à d’innombrables reprises. Il
travaillait avec le chef de groupe, les chefs d’équipe et les opérateurs,
identifiait de petits problèmes, apportait des modifications, évaluait les
modifications, « rinçait et recommençait ». Le lundi, Dallis rencontrait
régulièrement son mentor qui lui demandait d’expliquer ce qu’il avait
observé, quels étaient les problèmes, quels changements lui et les autres
avaient apportés et quel était l’impact attendu de ses suggestions. Le
vendredi, le mentor évaluait ce que Dallis avait fait au cours de la semaine,
comparant les attentes aux résultats. (Nous retrouverons un schéma
identique un peu plus bas, dans la section consacrée aux kata.)
En six semaines, 25 modifications furent apportées aux processus,
assorties de 75 recommandations pour redistribuer le travail exigeant une
reconfiguration plus importante des machines, ce qui fut fait au cours d’un
week-end. La sixième semaine, Dallis et son mentor passèrent en revue les
modifications et leur impact. Les résultats étaient impressionnants, à
commencer par la réduction du nombre de personnes requises pour
accomplir le travail – de 19 à 15 opérateurs.
Son mentor demanda ensuite à Dallis de faire la même chose, pendant
encore six semaines, cette fois sur le travail des machines, lui fixant un
objectif de disponibilité opérationnelle de 95 %. Dallis obtint un résultat
remarquable de 90 %, inférieur néanmoins à l’objectif.
Dallis avait étudié plus intensément qu’il ne l’aurait jamais imaginé,
mais la formation n’était pas pour autant terminée. On l’envoya au Japon
accomplir le même travail dans la célèbre usine de moteurs de Kamiga.
Spear explique :
À l’issue des 12 semaines dans l’usine américaine, Takahashi estima que Dallis avait
progressé dans l’observation des personnes et des machines et l’élaboration de contre-
mesures sous la forme d’expériences à tester. Néanmoins, il trouvait que Dallis s’obstinait à
réaliser seul les modifications et que le taux auquel il parvenait à tester et affiner les
améliorations était trop lent. Il décida qu’il était temps pour Dallis de voir comment Toyota
pratiquait l’amélioration sur ses terres natales.

Dallis fut affecté à une zone pendant trois jours, avec l’objectif de réaliser
50 changements (soit un changement toutes les 22 minutes). Au cours de la
première rotation, Dallis, avec l’aide d’un membre de la cellule de
production, produisit sept idées, dont quatre furent mises en œuvre. Il apprit
alors que deux chefs d’équipe suivaient eux aussi la formation et avaient
produit respectivement 28 et 21 idées de changement au cours de la même
rotation. Dallis accéléra la cadence et continua à travailler et apprendre,
avec d’excellents résultats.
Cependant, l’aventure était loin d’être terminée. Dallis fut renvoyé sur le
site de Georgetown pour essayer de réduire l’écart en termes de
disponibilité opérationnelle. Pourquoi avait-il obtenu 90 % seulement – et
pas 95 % ? À côté de quoi était-il passé ? Il poursuivit, obstiné, le kaizen
auquel il avait été formé et obtint un taux de 99 %. Plus important, l’image
que se faisait Dallis de son rôle de leader et de sa contribution à la
résolution de problème, et son respect pour le groupe de travail, avaient
changé du tout au tout. Analysant l’expérience fondatrice vécue par Dallis,
Spear résume ainsi ce que le jeune homme avait appris :
Enseignement 1. Rien ne remplace l’observation directe.
Enseignement 2. Les changements proposés doivent toujours être
structurés sous la forme d’expériences.
Enseignement 3. Les ouvriers et les managers se livreront à des
expérimentations le plus fréquemment possible.
Enseignement 4. Le management est là pour coacher, par pour réparer.

Les trois premiers enseignements reconnaissent que nous ne comprenons


pas pleinement les problèmes ou les solutions, et que nous devons nous
rendre compte par nous-mêmes. Un manager qui se contente d’assister à
des réunions ou de rester assis devant son ordinateur ne pourra mettre en
pratique aucun de ces quatre principes. Tous exigent de passer du temps au
gemba, « là ou se fait le travail », à observer, tester des idées et collaborer
avec les personnes qui accomplissent le travail.
Comprendre la condition actuelle : la
méthode des « 5 pourquoi »

La célèbre méthode des « 5 pourquoi » est quasiment devenue synonyme de


méthode Toyota de résolution de problèmes, mais elle est mal comprise.
Taiichi Ohno répétait que la véritable résolution de problèmes exige
d’identifier « […] la cause profonde et non la source, car la cause profonde
se cache en amont de la source ». Pour mieux comprendre, reprenons un
exemple d’analyse par les 5 pourquoi souvent utilisé à des fins
pédagogiques par Toyota. Le problème : des taches d’huile sur le sol. On
pourrait simplement nettoyer les taches. Cependant, faute d’identifier la
cause racine du problème, il est probable que celui-ci se reproduira. En
creusant la question à l’aide de « pourquoi » successifs, on s’approche un
peu plus chaque fois de la cause racine, jusqu’à découvrir que si l’on ne
modifie pas le système d’évaluation des responsables des achats, les mêmes
problèmes se reproduiront (voir figure 12.1). Les 5 pourquoi n’apportent
pas de « bonne » réponse déterministe. Même dans l’exemple apparemment
tout simple des taches d’huile, après avoir entériné le fait que le joint était
usé, on pourrait se demander pourquoi le joint était usé, ce qui pourrait
conduire à revoir la conception de la pièce et peut-être même à la supprimer
totalement. Ce qui à mon sens est le plus important, c’est que les réponses
aux « pourquoi » viendront non pas du raisonnement, mais de l’observation
et même de l’expérimentation. Nampachi Hayashi, disciple d’Ohno,
souligne que, pour trouver la cause racine, il faut aller au gemba : « Utiliser
ses jambes pour explorer le processus, pas un ordinateur ; utiliser ses mains
pour dessiner le flux3. »
FIGURE 12.1 La méthode des 5 pourquoi.

Source : Peter Scholtes, « The Leader’s Handbook », Toyota Motor Company.

Un exemple particulièrement parlant illustre l’importance d’aller sur le


terrain pour comprendre la cause réelle des problèmes. Il concerne un
hôpital pédiatrique américain du Midwest. En 2013, l’hôpital a connu trois
cas de « syndrome du bébé bleu » – les bébés arrêtent de respirer et leur
peau devient bleue. Les bébés étaient surveillés au moyen de capteurs posés
sur leur corps, reliés à un système sophistiqué d’alarme piloté par
ordinateur. Lorsqu’un signal indique un problème, le temps de réaction
attendu est de 30 secondes. Toutefois, dans les faits, il était en moyenne de
150 secondes, soit cinq fois plus long. C’était une crise : des têtes allaient
tomber et des changements drastiques devaient être mis en place. La
situation était suffisamment grave pour remonter jusqu’au président de
l’hôpital qui convoqua un groupe de 30 experts pour résoudre le problème.
L’équipe bloqua quatre heures pour discuter de ce problème grave.
Malheureusement, les membres de l’équipe entamèrent leurs travaux avec
une conclusion toute prête : « Il nous faut un nouveau système
informatique. » Leur raisonnement était le suivant : « Nos médecins sont
très bien formés et très compétents. Aucun d’eux ne ferait délibérément de
mal à un bébé. » Dès lors, à qui la faute sinon au système informatique ? Le
coût du nouveau système était estimé à rien de moins que 5 millions de
dollars. Qu’importe, convaincus de tenir leur cause racine, les membres de
l’équipe l’étaient tout autant de tenir leur solution et ne mâchaient pas leurs
critiques envers le prestataire informatique qui avait installé le système
existant. À ce stade, si l’on avait demandé au groupe de se prêter aux 5
pourquoi, l’exercice aurait rapidement dégénéré en 5 « qui », leur colère
augmentant à mesure qu’ils auraient identifié de nouvelles personnes à
blâmer.
On avait demandé au responsable de l’amélioration continue pour les
systèmes d’information, Edward Blackman, de participer à la réunion. Il
était certain de n’avoir été convié que pour valider les conclusions de
l’équipe, mais il refusait de rester les bras croisés et de laisser l’hôpital
dépenser des millions de dollars dans une technologie informatique qui ne
résoudrait peut-être même pas le problème. Il fallait qu’il trouve un moyen
d’amener le groupe, doté d’un pouvoir d’influence certain, à reprendre
l’investigation des causes du problème. Il avait toujours appris des choses
importantes en se rendant au gemba. Il ne voulait surtout pas engager la
démarche seul, pour avoir ensuite à informer les membres du groupe qu’ils
étaient dans l’erreur – ce qui n’aurait pas manqué de provoquer des
réactions défensives. Il choisit donc de leur demander s’ils seraient disposés
à se rendre sur place pour en savoir un peu plus sur le problème. Le service
de pédiatrie n’étant pas très éloigné de la salle de réunion, ils acceptèrent,
sous réserve que cela ne dure pas trop longtemps. Ils avaient plus de trois
heures devant eux – moins d’une heure sur les quatre heures de réunion
prévues leur ayant été nécessaire pour identifier la cause racine et la
solution.
Avant de commencer le gemba, Blackman réunit les parties prenantes
clés – directeur de l’aile, responsables du personnel infirmier, infirmiers et
infirmières, analystes IT, coordinateurs qualité, techniciens et assistants
administratifs – et passa dix minutes dans une salle pour faire le point avec
eux sur le problème. La question était : « Que se passe-t-il réellement ? » –
pas seulement : « Que prévoit la procédure ? » De toute évidence, personne
ne savait vraiment. Ils se rendirent donc dans le service. Pendant deux
heures, ils interrogèrent les personnes en charge du processus,
enregistrèrent et chronométrèrent les réactions, jouèrent le rôle des patients
et du personnel soignant pour, finalement, cartographier le flux de valeur du
processus de la condition actuelle.
Une image commença à se dessiner et il devint évident pour tout le
monde que le problème n’avait pas grand-chose à voir avec un système
informatique défaillant. Le problème résidait dans le paramétrage du
logiciel existant et la formation des personnes, y compris les familles des
patients. Le plan du service représenté sur la figure 12.2 permet de mieux
comprendre la situation. Les chambres des bébés se trouvent sur un côté de
l’ovale. Le comptoir d’accueil, où sont reçus les messages d’alerte, est situé
au centre de l’ovale, et on ne peut ni voir ni entendre ce qu’il s’y passe
depuis les chambres des patients.

FIGURE 12.2 Plan du service de pédiatrie.

Lorsque le groupe se rendit au comptoir d’accueil pour interroger


l’assistante administrative, Edward demanda à conduire lui-même
l’entretien. Il ne voulait surtout pas qu’elle perde ses moyens face à cet
aréopage de pontes, qui auraient tôt fait de la désigner comme coupable. Il
l’interrogea sur ce qu’il se passait lorsqu’elle recevait une alarme. Réponse
: « Je l’éteins. » Murmures dans l’assistance. « Pourquoi ? » lui demanda-t-
il calmement. Réponse : « Parce qu’il y a toujours de fausses alertes. »
Nouveaux murmures. Edward lui demanda alors comment elle savait que
c’étaient de fausses alertes. Réponse : « Lorsqu’il y a une alerte, je dois
normalement recevoir un suivi vocal. S’il n’y a pas de suivi vocal, je
suppose que c’est une fausse alerte. Il arrive en effet que les parents sonnent
pour demander de l’aide ou que je reçoive un signal automatique des
capteurs posés sur les bébés en cas de détection d’un problème de
respiration. Les bébés gigotent tout le temps et actionnent les capteurs,
provoquant beaucoup de fausses alertes » (voir le flux du processus sur la
figure 12.3). Le groupe commençait à douter d’avoir bien compris la
situation et était désormais plus ouvert à l’investigation.

FIGURE 12.3 Processus d’alerte actuel.

Le groupe fit d’autres découvertes. Par exemple, le service achats avait


commandé par erreur des capteurs pour adultes, moins collants que la
version pour bébés. Lorsqu’un capteur se détachait, il déclenchait
automatiquement l’alarme. En outre, les capteurs devaient être changés
toutes les 12 heures mais il n’y avait aucun moyen de savoir si les 12 heures
étaient écoulées. Il y avait des lumières de différentes couleurs à l’extérieur
de toutes les chambres de patients pour indiquer à la personne qui répondait
à l’alarme ce qu’il se passait dans la chambre, mais personne ne semblait
savoir à quoi correspondaient ces couleurs.
Ce même jour, deux changements furent mis en place, avec un impact
très important : (1) l’assistante administrative ne peut plus éteindre les
alarmes à distance – seul un soignant peut le faire depuis la chambre du
patient ; (2) tous les parents/tuteurs des enfants ont été formés à utiliser
l’alarme manuelle située à côté du lit et un mode d’emploi a également été
affiché à côté du lit.
Par la suite, d’autres changements peu coûteux furent introduits dans le
cadre de l’élaboration d’un nouveau processus : par exemple, simplifier le
système lumineux et s’équiper en capteurs pour bébés – aucun n’impliquant
pour autant l’acquisition d’un nouveau système informatique. Résultats : le
temps de réaction postintervention passa de 150 à 20 secondes (mieux que
l’objectif) et plus aucun cas de « syndrome du bébé bleu » ne fut enregistré.
En outre, certains des changements furent par la suite déployés dans
d’autres zones de l’hôpital confrontées à des problèmes similaires.
Quels enseignements tirer de cet exemple ? Des personnes intelligentes
et pleines de bonnes intentions se sont réunies dans une salle de conférences
et ont imaginé un scénario que rien ne venait étayer. À ce stade, demander
cinq fois « pourquoi » n’aurait pas fait progresser leur seuil de
connaissances et ne les aurait pas non plus rapprochées d’une
compréhension réelle. Il leur fallait chercher les réponses aux « pourquoi »
dans les faits et les données, autrement dit, sur le terrain.
Ohno incitait inlassablement ses élèves à « observer le flux de production
sans idées préconçues et en toute ouverture d’esprit. Appliquer
systématiquement les 5 pourquoi ». La vraie leçon n’est pas de demander
pourquoi un certain nombre de fois, mais de réunir les faits et de se
débarrasser de toute idée préconçue tant sur la situation que sur la solution.
Le genchi genbutsu et les 5 pourquoi à l’ère
numérique

Intéressons-nous à la manière dont les nouvelles technologies transforment


notre approche de l’apprentissage et de la résolution de problème. Au
principe 8, nous avons vu comment une entreprise aussi complexe que
Denso utilise l’Internet des objets (IoT) pour accompagner et renforcer la
réflexion humaine, non pour la remplacer. Par exemple, pour ce qui est du
travail standardisé, une part importante du travail d’observation et
d’enregistrement des données peut être confiée aux systèmes informatiques
intelligents de Drishta. Les données sont collectées en temps réel, puis
cataloguées et analysées par l’intelligence artificielle. Le système permet
également d’extraire des vidéos pour étudier ce qu’il s’est produit à un
instant t. Cela permet aux collaborateurs de se consacrer à l’amélioration,
mais ne les exonère pas pour autant du gemba. Armés des données fournies
par les systèmes informatiques, ils cibleront vraisemblablement davantage
leurs explorations sur le terrain.
Lors de la présentation des résultats financiers annuels de Toyota, le 12
mai 2020, Akio Toyoda fut interrogé sur l’avenir des méthodes de Toyota à
l’heure de la révolution des nouvelles formes de mobilité. Voici sa réponse :
Nous avons un gemba, le lieu où le travail est accompli. Ce gemba est réel, et aucune
numérisation, aucun système de télétravail, aussi sophistiqués deviennent-ils, ne pourront
jamais remplacer ce que nous y avons cultivé au cours des années. C’est dans le monde réel
que les individus ont un travail à accomplir, accomplissant le travail que seuls des individus
peuvent accomplir ; dans le monde réel, encore, que les collaborateurs de Toyota capables de
pousser plus loin le kaizen ou les améliorations sont formés. Avec cette capacité à améliorer,
je voudrais faire de Toyota une entreprise en laquelle tout le monde puisse placer des attentes
élevées en regardant vers l’avenir.

Il nuança cependant son propos et, se fondant en partie sur sa propre


expérience des outils numériques lors de la crise du Covid-19, il expliqua
qu’à l’ère du numérique, il fallait repenser certains aspects du genchi
genbutsu. Il indiqua par exemple qu’il avait trouvé certains avantages aux
réunions à distance :
[En restant à Toyota City,] j’ai réduit de 80 % mon temps de déplacement, de 85 % le nombre
de personnes que je rencontre, de 30 % le temps passé en réunions et de 50 % les documents
qui étaient préparés pour les réunions.

Avant de préciser :
Quant à notre philosophie du genchi genbutsu, aller sur le terrain, regarder les produits en
vrai, nous devons, je pense, en préciser la définition. Jusqu’à présent, le plus important à nos
yeux était le gemba, aller voir là où le travail est accompli, aller au genchi, et nous le faisions
naturellement, cela allait de soi. C’est la même chose pour les produits, nous aurons toujours
besoin de regarder les vrais produits, de les mettre devant nos yeux. Jusqu’à présent,
personne n’a remis cette philosophie en question. Mais au cours du mois écoulé, c’est
davantage par des images affichées sur des écrans que nous avons regardé les produits. Je
pense qu’à certains stades, c’est bien, cela ne pose pas de problème, mais il y aura toujours
des moments où nous aurons besoin d’être en contact direct avec le produit. Certaines choses
ne peuvent être perçues qu’au gemba, Dans tous ces cas-là, oui, il faut continuer à aller sur
le terrain. L’idée n’est pas de dire que nous appliquons le genchi genbutsu partout ; nous
devons préciser les conditions dans lesquelles il est nécessaire d’aller voir par soi-même.

Je ne pense pas qu’Akio Toyoda ait renoncé au principe de l’analyse


minutieuse de la condition actuelle. J’en ai parlé avec John Shook, ancien
manager chez Toyota, qui a souligné la différence entre les principes et les
méthodes pour collecter et analyser les informations :
Je crois qu’Akio Toyoda parlait de revenir au but, à l’objectif, pas seulement en sélectionnant
les moments où aller au gemba mais aussi en clarifiant l’objectif. Genchi genbutsu (souvent
abrégé en gemba) signifie appréhender la situation réelle. La manière dont vous réunissez les
faits et saisissez la situation est en fait accessoire. L’idée n’est pas d’aller systématiquement
sur le terrain vous rendre compte par vous-même, mais de vérifier et confirmer ce qu’il se
passe réellement. Même chose avec les 5 pourquoi. L’important est de chercher à comprendre
la cause, pas de demander cinq fois : « Pourquoi ? » Pour ce qui est de comprendre la
réalité, utilisez les moyens les plus simples possibles, en commençant par la méthode des 5
pourquoi. Le gentchi genbutsu et les 5 pourquoi, en tant qu’ils permettent de déterminer ce
qu’il se passe réellement avec un problème et d’en comprendre les causes, ne peuvent que
rester essentiels.

Ainsi, une distinction s’établit une nouvelle fois entre les outils et le mode
de raisonnement. Les outils, en l’occurrence les outils numériques, ne sont
que des instruments émoussés si l’être humain qui utilise l’information ne
raisonne pas de manière scientifique et ne résout pas les vrais problèmes.
En revanche, ils peuvent se révéler de formidables partenaires lorsqu’on les
associe au raisonnement critique et à l’expérimentation. Nous avons vu
avec l’exemple du service pédiatrique que les systèmes informatiques ont
été d’emblée considérés comme le problème et la solution – une attitude qui
aurait pu empêcher de mettre au jour les causes réelles et de résoudre le
problème.
Lorsque c’est possible, revenir aux principes
premiers de la science

Lors de son passage à la R&D de Honda, Charlie Baker aussi se forma à la


résolution de problèmes4. Il amena ce modèle avec lui dans les autres
entreprises où il travailla – mais avec une différence essentielle. Les étapes
de la résolution du problème étaient similaires ; en revanche, « Trouver la
cause racine » était remplacé par « Comprendre les propriétés physiques ».
Pour nombre des problèmes de machines auxquels les ingénieurs sont
confrontés dans l’industrie automobile, le questionnement technique à
l’aide des « pourquoi » peut être poussé très loin. La cause racine réside
souvent dans un phénomène physique connu. Les médecins, les ingénieurs
et les physiciens s’appuient sur des siècles de recherches pour identifier la
cause racine d’un problème.
Lorsque Baker quitta Honda pour devenir vice-président en charge de
l’ingénierie des sièges automobiles de Johnson Controls (JCI), ce mode de
raisonnement l’accompagna. Il ne débouche pas nécessairement sur un
modèle mathématique complexe, mais plutôt sur une courbe de compromis
; par exemple, si vous utilisez plus d’une chose, le coût augmente en suivant
la courbe. Aussi, lorsque Baker fut confronté au défi de réduire les coûts de
fabrication des sièges, il en appela d’abord aux principes premiers. Quels
composants entrent dans la fabrication des sièges et combien chaque
composant coûte-t-il à fabriquer à notre concurrent ? Après avoir étudié ces
données, il se pencha sur l’écart entre le coût concurrent le plus bas et le
coût de JCI pour chaque composant. Ensuite, il créa un modèle «
Frankenstein » de siège. Théoriquement, en utilisant tous les composants
les moins coûteux, JCI pouvait fabriquer un siège pour la moitié environ du
coût actuel. Dans la réalité, toutefois, rien ne garantissait que les
composants soient compatibles entre eux. Baker fixa donc un objectif de
réduction des coûts de 30 % à une équipe de concepteurs. Poussant la
démarche un peu plus loin, il travailla avec le service financier pour créer
des modèles de coûts. Qu’est-ce qui, dans le processus de fabrication, a une
incidence sur le coût d’un composant ? Inversement, en quoi devrait
consister le processus de fabrication pour atteindre les objectifs de coûts des
meilleures pratiques ? L’équipe de concepteurs atteignit l’objectif de 30 %
de réduction des coûts grâce à une ingénierie créative de produit et de
processus.
J’ai trouvé intéressant qu’Elon Musk utilise le même type de logique
pour l’ingénierie révolutionnaire des composants de ses voitures
électriques. « Quels sont les principes physiques à l’oeuvre ? Combien de
temps cela prendra-t-il ? Combien cela coûtera-t-il ?5 » Par exemple, la
batterie est un des éléments qui coûtent le plus cher dans une voiture
électrique et une des contraintes majeures est de disposer de suffisamment
de puissance pour l’autonomie souhaitée. Agacé par les discours généraux
des fournisseurs sur le coût des batteries, Elon Musk insista auprès de ses
ingénieurs pour qu’ils retournent aux principes premiers. Après avoir
décomposé la batterie en ses matières premières, ils estimèrent être capables
d’en fabriquer une pour un coût inférieur d’environ 50 % et de contrôler
l’approvisionnement des volumes très importants de batteries dont ils
allaient avoir besoin – ce qui déboucha sur le pari fou de la construction de
la célèbre usine de batteries de Tesla, Gigafactory 1.
Quels sont les obstacles au raisonnement
scientifique et comment les surmonter ?

Il ne m’a pas été très difficile de convaincre les dirigeants et les managers
de l’intérêt du raisonnement scientifique. Le « management par les faits »,
comme le prêchait Deming, est largement accepté et pratiqué. Mais lorsque
l’entreprise est très centralisée et hiérarchisée, cela devient souvent : «
Obtenir les données sur les indicateurs de performances clés et
responsabiliser les individus sur les résultats6. » Par quoi il faut entendre
que la motivation extrinsèque – lier les résultats à des récompenses et des
sanctions – monte ou descend
Ce que fait Toyota est un peu différent : développer chez les individus
une manière de penser pour comprendre la direction ; aller se rendre compte
par soi-même et demander pourquoi en vue d’appréhender correctement, et
dans toute sa complexité, l’état actuel ; expérimenter et apprendre tout au
long de la progression vers le but. Quelque chose comme un « raisonnement
scientifique pratique », en accord avec le modèle du kata d’amélioration
dont il sera question plus bas. En un sens, on peut voir la pratique
d’accompagnement des personnes dans l’acquisition d’un mode de
raisonnement scientifique comme une contre-mesure à notre tendance
naturelle à tirer des conclusions hâtives, à croire que nous savons et à nous
engager dans des solutions avant d’avoir la preuve qu’elles fonctionneront.
Notre appareil neurologique est le produit de plusieurs millions d’années
d’une évolution placée sous le signe de la survie du plus fort. Pour certains
chercheurs, l’évolution aurait débuté avec le cerveau reptilien doté de
fonctions élémentaires de préservation de la vie – comme respirer, manger,
se reproduire – et les réponses de survie – se battre, fuir ou s’immobiliser.
Puis se seraient développés le cerveau des mammifères et le système
limbique, siège des souvenirs et des émotions : plaisir, douleur, peur,
attitude défensive et quête de la sécurité. Enfin, le néocortex est la partie
spécifiquement humaine du cerveau, siège du langage, de la conscience de
soi, de la pensée abstraite, de la perception du temps, du raisonnement et de
l’imagination.
Pendant des millions d’années, le comportement humain a répondu aux
exigences de la survie : trouver de la nourriture, lutter contre d’autres êtres
humains et des animaux prédateurs, et procréer pour assurer la survie de
l’espèce. La réflexion approfondie et le « raisonnement scientifique » y sont
moins efficaces que les réactions rapides et les aptitudes physiques. Dès
lors, il n’est guère surprenant que le psychologue cognitiviste Daniel
Kahneman, lauréat du prix Nobel, ait trouvé chez les êtres humains une
inclination naturelle à la « pensée rapide ». La pensée plus lente, plus
réfléchie, a-t-il observé, nous vient moins naturellement et peut même être
pénible7. Les êtres humains ayant réussi à transmettre leurs gènes avaient
des cerveaux qui décourageaient la pensée lente, les punissant par la
douleur lorsqu’ils réfléchissaient trop longuement. Kahneman propose une
simplification utile des mécanismes de pensée du cerveau en distinguant
deux systèmes qui fonctionnent en parallèle :
« Système 1 » (RAPIDE). Ce mode est celui de la pensée intuitive –
rapide, automatique et émotionnelle. Il repose sur des règles mentales
simples (des « heuristiques ») et des biais cognitifs, qui génèrent des
impressions, des sentiments et des inclinations. La pensée rapide
n’aime pas l’incertitude et veut la « bonne réponse » tout de suite.
« Système 2 » (LENT). Ce mode est celui de la pensée rationnelle –
lente, réfléchie et logique. Il repose sur une évaluation réfléchie qui
débouche sur des conclusions logiques. La pensée lente exige de la
concentration et une évaluation approfondie du problème et des
solutions possibles.

Kahneman introduit également dans son ouvrage la « loi du moindre effort


mental », indispensable à la survie en des temps plus primitifs. La pensée
lente consomme énormément de mémoire de travail et est très gourmande
en énergie. La sélection naturelle n’était pas favorable aux penseurs lents,
qui dépensaient beaucoup d’énergie à réfléchir au lieu d’agir pour survivre.
Notre passé génétique a ainsi produit en nous le goût de la certitude, savoir
ce qu’il va se passer, ce qu’il s’est passé et pourquoi. Mike Rother exprime
ainsi dans son livre Toyota Kata8 :
[…] les êtres humains aspirent à la certitude, et vont même jusqu’à la
créer artificiellement, en se fondant sur des croyances, lorsqu’elle est
absente. Ce qui est souvent source de problèmes. Si nous sommes
convaincus que le chemin à suivre est défini et évident, nous sommes
enclins à mettre à exécution un plan préconçu plutôt qu’à être à l’écoute de
ce qui surgit en cours de route, à apprendre de ces événements et à les gérer
correctement.
Cela nous expose à une longue liste de biais cognitifs, aux mécanismes
désormais bien connus. Avec le biais de confirmation, nous sélectionnons
uniquement les informations qui confirment des croyances ou des idées
préexistantes. L’illusion rétrospective nous amène a croire a posteriori que
nous savions dès le départ ce qui allait arriver. L’un des biais les plus
préjudiciables pour la société est l’effet de Dunning-Kruger : les moins
qualifiés dans un domaine surestiment leur compétence, se jugeant dans la
moyenne ou au dessus9. C’est dangereux parce que, si nous nous croyons
compétents, rien ne nous pousse à apprendre et à essayer de progresser.
Souvenons-nous de Dallis, dont il a été question un peu plus haut, qui se
considérait comme un expert du TPS avant d’être exposé par son coach aux
dures réalités de la résolution de problèmes réels.
Pour partie, ces biais reflètent une limitation physiologique de notre
cerveau. Nous pouvons certes traiter 11 millions d’informations à la
seconde, mais notre esprit conscient ne peut en gérer que 40 à 5010. Nous
sommes presque obligés de simplifier pour comprendre le monde et agir.
Nous développons donc naturellement des « modèles », des « gabarits » qui
comblent les blancs. Nous voyons une personne avec certains attributs
physiques dans un certain contexte et nous surimposons sur ce volume
relativement limité d’informations, que nous pouvons traiter rapidement, de
nombreuses suppositions sur les autres traits de la personne. Ce mécanisme
est à la base des stéréotypes fondés sur la race, la religion et le genre. Vous
croisez dans une ruelle un homme grand et fort en haillons et vous vous
dites que c’est une personne violente, à la recherche d’un mauvais coup, qui
va vous voler ou vous agresser. Vous croisez une jeune femme avec un
bébé, et vous vous pensez en sécurité. C’est ce mécanisme qui était à
l’oeuvre chez le personnel médical qui pensait connaître les causes des cas
de « syndrome du bébé bleu ».
Que faire, dès lors, à une époque où la pensée lente, scientifique, est
souvent plus efficace pour affronter la complexité du monde que nos
conclusions initiales spontanées ? La réponse : pratiquer, pratiquer, et
pratiquer encore ce qui ne nous vient pas naturellement, pour le rendre plus
naturel. La croissance et l’internationalisation de Toyota se sont
accompagnées d’une forte progression des effectifs de l’entreprise.
Comment, avec beaucoup trop de collaborateurs pour que les maîtres du
TPS puissent les coacher, continuer à développer cette discipline ?
Les « Toyota Business Practices » pour
développer le raisonnement scientifique

Au début des années 2000, le président Fujio Cho décida de formaliser la


philosophie et les principes de Toyota dans « The Toyota Way 2001 ».
Cependant, il comprit vite que ce n’était pas suffisant : pour acquérir un état
d’esprit d’amélioration continue et apprendre à respecter et aider les autres
à progresser, les équipes avaient besoin de quelque chose pour pratiquer, de
s’entraîner avec un coach. Les « Toyota Business Practices » (TBP) virent
le jour quelques années plus tard, sous la forme d’un processus de
résolution de problème en huit étapes. Il n’entrait pas dans les intentions de
Cho de créer une méthode rigide que chacun devrait appliquer à la lettre. Il
voulait fournir un cadre visant à développer la pensée Toyota, par la
pratique fondée sur des problèmes grandeur nature11.
Les « Toyota Business Practices » : une approche standardisée des processus internes et un
langage commun pour tous les collaborateurs de Toyota. Cette approche n’a pas vocation à
limiter les initiatives individuelles, mais à apporter un cadre élémentaire à partir duquel les
individus peuvent exprimer leur talent unique.

Les étapes des TBP, de même que la motivation et l’engagement associés


que le coach essaye d’instiller à l’apprenant, sont présentées sur la figure
12.4. Un bon projet TBP n’a pas pour objectif de corriger un problème
donné, mais bien de progresser vers un défi motivant – généralement, à un
horizon cible de quatre à huit mois. Dans la première édition de ce livre, je
parlais de méthode de « résolution pratique des problèmes » en sept étapes.
La nouvelle version du TPS en compte huit ; les principales différences
résident dans la comparaison de l’état actuel et de l’état idéal à l’étape 1, et
de la décomposition de cet écart en sous-problèmes plus petits à l’étape 2* :
FIGURE 12.4 « Toyota Business Practices » : le kata de Toyota pour développer les
individus.

Source : « The Toyota Business Practices », Toyota Motor Corporation, 2005.

1. Clarifier le problème. On commence par fixer un défi pertinent pour la


personne qui pilote l’activité et apprend les TBP. L’apprenant doit
ensuite appréhender la condition actuelle. Enfin, il définit la condition
idéale, qui est comparée à la condition actuelle afin de visualiser l’écart.
À cette étape, il n’y a pas d’analyse de la cause racine parce que l’écart
est trop important et trop complexe.
2. Décomposer le problème (en plusieurs sous-problèmes). L’écart entre
le défi et la condition actuelle est trop important et trop vague pour se
lancer. L’apprenant se rend donc au gemba pour apprendre et
décomposer le problème en sous-problèmes, plus faciles à manipuler. Il
hiérarchise ces sous-problèmes et en sélectionne un pour débuter.
Apprendre à établir des priorités est important à cette étape.
3. Fixer un objectif (pour le sous-problème retenu). « Fixer des
objectifs ambitieux, avec enthousiasme et engagement », voilà ce qu’on
peut lire dans le livret Toyota.
4. Analyser la cause racine (pour le sous-problème retenu). Cela ne se
fait pas en demandant cinq fois « pourquoi » assis dans une salle de
réunion. Il est nécessaire d’aller au gemba et d’investiguer en
profondeur le processus concerné, en se fondant sur les faits.
5. Développer des contre-mesures. « Prendre en considération toutes les
parties prenantes et tous les risques impliqués » : l’apprenant doit faire
preuve de créativité, dépasser les idées préconçues ou son propre point
de vue. Il est également essentiel à cette étape d’impliquer les parties
prenantes clés et de travailler pour établir le consensus. C’est à ce
moment-là que vos plans sont avalisés.
6. Mener jusqu’à leur terme les contre-mesures (par un déploiement
coordonné et rapide). C’est un processus conduit en collaboration avec
les personnes directement concernées par le changement et qui implique
également d’informer, de rendre compte et de consulter les parties
prenantes clés extérieures au groupe.
7. Évaluer les résultats et les processus. Il convient d’apprendre des
succès et des échecs des contre-mesures et de l’efficacité du processus
que vous avez utilisé. Il faut en outre faire preuve d’objectivité et
prendre en considération le point de vue du client et de l’entreprise, et
tenir compte du développement personnel.
8. Standardiser les nouveaux processus. L’apprenant doit aller jusqu’au
bout : les processus retenus doivent devenir la nouvelle manière de faire
et être partagés avec toutes les personnes de l’entreprise auxquelles ils
peuvent être utiles.

Le mot « contre-mesure » est très important chez Toyota. On vous dira par
exemple qu’il n’y a pas de solutions, seulement des contre-mesures. Il s’agit
de mesures dont les participants supposent qu’elles peuvent contribuer à
contrer (réduire) l’écart entre l’état souhaité et l’état actuel. Elles sont
testées. Si elles contribuent effectivement à réduire l’écart, elles restent en
place jusqu’à ce que de meilleures mesures soient élaborées. Les contre-
mesures efficaces débouchent sur des standards – la meilleure manière
connue aujourd’hui, jusqu’à ce que nous fixions un meilleur standard, peut-
être plus ambitieux.
Si le processus de résolution de problème tel qu’il est décrit dans les
documents peut paraître très linéaire, dans la pratique, il s’inscrit dans une
démarche d’apprentissage itérative. L’apprenant décompose le défi en sous-
problèmes, qu’il classe par ordre de priorité, et se consacre au premier.
Résoudre le premier sous-problème suffit rarement à atteindre l’objectif.
L’apprenant analyse donc le nouvel état actuel et sélectionne le sous-
problème prioritaire suivant, et ainsi de suite. Nous verrons plus loin que les
Toyota kata présentent certains points communs avec les TBP. Par exemple,
le sous-problème et ses objectifs s’apparentent à la « condition cible ».
Lorsque Toyota commença à utiliser les TBP à des fins de formation, ce
fut d’abord à destination des dirigeants, sous la houlette des sensei les plus
expérimentés. On ne peut enseigner ce que l’on n’a pas vécu soi-même. Les
dirigeants, après avoir appris tout au long de leur carrière à résoudre les
problèmes, suivirent humblement le processus, généralement sur une
période de huit mois, travaillant sur des problématiques à la mesure de leurs
responsabilités. Chacun présenta ensuite ses conclusions à un jury, dont
faisait partie Fujio Cho. Dans 80 % des cas environ, on leur demanda de
compléter leurs travaux. À l’issue du processus, ils formèrent à leur tour
leurs subordonnés, tenant le rôle de coaches et siégeant au jury
d’examinateurs – et ainsi de suite, à tous les niveaux de l’entreprise. La
démarche n’est pas sans évoquer celle qu’a pu observer Steven Spear,
mentionnée plus haut.
Le but des TBP est de faire de la hiérarchie managériale une chaîne de
coaching, de sorte que le développement des collaborateurs devienne une
responsabilité centrale des managers et que ceux-ci n’attendent pas qu’un
membre du personnel s’en charge. Je me trouvais dans une usine Toyota
lorsque les TBP, huit ans après le lancement du programme au niveau des
dirigeants, furent déployées au niveau des chefs de groupe. On l’aura
compris, c’est un programme de très long terme pour Toyota.
Sur la figure 12.4, sous l’intitulé « Motivation et engagement », on
trouve les éléments suivants : « Le client d’abord », « Propriété et
responsabilité », « Visualisation », « Jugement fondé sur les faits », «
Communication rigoureuse » et « Implication de toutes les parties prenantes
». Il ne suffit pas que l’apprenant exécute correctement les huit étapes. Il
doit acquérir les compétences et être capable de les enseigner aux autres, y
compris par l’exemple. En surface, la tâche de l’apprenant est de suivre les
huit étapes et d’atteindre l’objectif, mais elle se double d’un processus
parallèle plus profond d’acquisition de cet ensemble de compétences de
leadership. Le coach (manager) profite d’être avec l’apprenant pour trouver
des occasions de lui donner du feed-back sur toutes ces compétences.
Le feed-back est d’autant plus efficace qu’il est apporté immédiatement
après le comportement – il doit être centré sur le comportement, et non sur
la personne – et qu’il est exercé en ayant à cœur de faire progresser la
personne que l’on accompagne. Le coach ne peut pas créer artificiellement
des comportements chez l’apprenant, il doit donc les identifier lorsqu’ils se
produisent et prodiguer ses conseils dans la foulée. C’est la raison pour
laquelle il est extrêmement important que le coach soit le manager de la
personne et qu’il la côtoie régulièrement pour observer les comportements
en temps réel.
Les leaders de Toyota doivent suivre le modèle des TBP dès lors qu’ils
sont confrontés à un projet complexe. Le mode de raisonnement doit être
parfaitement assimilé, jusqu’à devenir la manière naturelle d’aborder un
problème – grand ou petit. Dans l’usine de Toyota au Royaume-Uni, par
exemple, les projets TBP font partie intégrante du parcours des salariés :
chaque fois que la personne franchit un échelon hiérarchique – tous les trois
ou quatre ans généralement –, elle participe à un projet TBP officiel, sous la
conduite d’un coach. Celui-ci doit au minimum avoir atteint le même
niveau que celui auquel la personne aspire – « prêt à être mentor » par
exemple. Le rapport de fin de programme est présenté sur une feuille A3, au
cours d’une présentation qui ne doit pas durer plus de 15 minutes, à un
groupe de trois personnes. Celles-ci interrogent le candidat sur le document
avant de l’admettre ou de le recaler (« prêt à être mentor » ou « besoin de
progresser » par exemple)*.
Par la suite, Toyota a élaboré une troisième phase de formation centrée
sur le « développement sur le poste » (OJD), plus particulièrement destinée
à former le coach. La formation débute par quelques jours de formation
théorique, en classe, et consiste ensuite à accompagner un projet TBP. Le
coach en formation choisit un subordonné à coacher tout au long du projet
et est coaché à coacher. Il y a donc l’apprenant, le coach en formation et le
« deuxième coach », pour reprendre la terminologie des Toyota kata.
Lancée en 2001, la formation au modèle Toyota, aux TBP et à l’OJD
existe toujours en 2020 et fait partie intégrante de la culture Toyota.
Les cercles de qualité pour développer le
raisonnement scientifique chez les
opérateurs

On me demande souvent comment Toyota accorde du temps aux opérateurs


pour les activités de kaizen. Réponse courte : ce temps n’est pas pris sur la
journée de travail – pour l’essentiel tout du moins. Dans un processus
séquentiel comme celui d’une usine d’assemblage, chaque opérateur est
attaché à la ligne et, si un membre de l’équipe quitte le processus, la ligne
s’arrête. Nous l’avons vu au principe 10, certains opérateurs sont investis
des responsabilités de chef d’équipe. Comme il y a toujours des chefs
d’équipe qui ne travaillent pas sur la ligne, ils peuvent ainsi disposer de la
souplesse nécessaire pour conduire des expériences, collecter des données
et impliquer les opérateurs. De surcroît, ils peuvent remplacer un opérateur
sur la ligne afin que celui-ci dispose d’un peu de temps pour travailler au
kaizen. Mais pour que tous les opérateurs expérimentent par eux-mêmes le
cycle de vie complet de la résolution de problème, Toyota a recours aux «
cercles de qualité ».
Toyota a mis en place les cercles de qualité dans les années 1960, dans le
cadre du contrôle qualité, mais le dispositif a progressivement évolué pour
prendre en charge n’importe quel problème – qualité, productivité, sécurité.
Ce sont des activités hors production et les réunions ont généralement lieu
en dehors des heures de travail. Toutes les usines Toyota ont un programme
de cercles de qualité – qu’on trouve également pour certains postes de
services, comme dans les centres d’appels. Les usines disposent d’une
grande liberté pour structurer les cercles de qualité en fonction de leurs
besoins et de leur contexte. Au Japon, les cercles de qualité sont «
volontaires ». L’entreprise attend néanmoins de tous les opérateurs de
production qu’ils y participent – ce qui est le cas de la plupart d’entre eux.
Dans les usines américaines, ils fonctionnent sur la base du volontariat et
les taux de participation y sont généralement plus faibles qu’au Japon – de
l’ordre de 50 %.
L’usine du Royaume-Uni attend des opérateurs qu’ils participent aux
cercles de qualité ; tous font quasiment partie d’un cercle. Dans ce cas
précis, un cercle correspond à une équipe entière. Chaque cercle est piloté
par le chef d’équipe et est composé des opérateurs de l’équipe du chef
d’équipe en question. Le chef de groupe doit valider les problèmes
sélectionnés et coacher le chef d’équipe. Les membres du cercle travaillent
sur un problème pendant six mois environ, soit deux par an. Les managers
de section et les managers se tiennent régulièrement informés. Les cercles
de qualité ne suivent pas le processus TBP en huit étapes, mais une version
simplifiée en six étapes. Au final, ils consacrent moins de temps à la
définition ou à la décomposition du problème dans la mesure où les
problèmes sur lesquels ils travaillent sont relativement simples. Il s’agit, par
exemple, de réduire les éraflures sur les véhicules peints.
C’est une expérience formatrice importante. Andy Heaphy, directeur
général de la fabrication des carrosseries à TMUK, explique ainsi :
S’ils dépassent l’aspect théorique et qu’ils commencent à suivre les étapes dans leur travail
quotidien, ils peuvent résoudre beaucoup plus de problèmes. C’est ce que nous recherchons.

Les meilleurs projets sont distingués, ce qui crée une émulation et valorise
le travail accompli. Chaque usine sélectionne deux des meilleurs projets :
une équipe représentera l’usine au cours d’une présentation régionale au P-
DG Europe et l’autre se rendra au Japon pour présenter son projet dans un
forum mondial, présidé par un vice-président. Les gagnants reçoivent un
prix et tous leurs frais de déplacement sont pris en charge.
En plus de participer aux cercles de qualité, certains opérateurs
travaillent sur des activités kaizen spéciales pendant deux ou trois ans avec
des managers. Dans certains cas, ils rejoignent une équipe pilote pour lancer
de nouveaux produits. Cela peut ouvrir la voie à une promotion de chef
d’équipe, puis de chef de groupe.
Acquérir l’habitude du raisonnement
scientifique : les kata

Toyota investit dans la formation pratique des collaborateurs depuis sa


création. C’est pourquoi l’entreprise compte de nombreuses personnes très
qualifiées dans la résolution de problèmes et le coaching. Ce n’est pas le cas
de toutes les entreprises. Quelles possibilités s’offrent à celles qui
souhaitent s’engager sur cette voie et favoriser l’acquisition d’un état
d’esprit scientifique chez leurs collaborateurs ? C’est le défi auquel s’est
attelé Mike Rother. Il est l’auteur de deux cahiers d’activités sur les
méthodes lean : Learning to See (en collaboration avec John Shook), où il
expose notamment pour la première fois la cartographie du flux de valeur,
et Creating Continuous Flow (avec Rick Harris)12. Mike a accompagné de
nombreuses entreprises qui souhaitaient mettre ces idées en pratique, mais il
n’était pas satisfait des résultats. Par-delà les outils ou la transformation
réussie d’un processus, il voulait apporter aux entreprises un mode de
pensée – le mode de pensée que commençaient à lui laisser entrevoir ses
travaux de recherche sur Toyota – et une manière de le pratiquer dans
n’importe quel environnement de travail. Il remit donc l’ouvrage sur le
métier et entama un projet de recherche de six ans, dont toutes les
conclusions et les idées seraient testées au gemba de cinq entreprises ayant
accepté de participer et d’apprendre ensemble. Il y avait deux questions de
recherche :
1. Quelles sont les routines et les modes de pensée managériaux invisibles
à l’origine de la réussite que connaît Toyota avec l’amélioration
continue et l’adaptation ?
2. Comment d’autres entreprises peuvent-elles développer des routines et
des modes de pensée similaires dans leur organisation ?
La première question a conduit à l’identification d’un schéma de pensée
sous-jacent, présent en particulier chez les sensei et dans leur mode
d’enseignement du TPS par les projets de lignes modèles. Nous en avons
rencontré plusieurs exemples dans ce livre, notamment dans ce chapitre,
lorsque Dallis a été initié au leadership Toyota en travaillant sous la
conduite d’un coach pour atteindre des objectifs ambitieux. Rother a traduit
ce schéma de pensée sous la forme du modèle de raisonnement scientifique
du kata d’amélioration (IK). La seconde question a débouché sur la
conclusion que les individus modifient leur manière habituelle de penser en
en pratiquant délibérément de nouvelles, au départ avec des routines
d’entraînement simples : les kata.
Mike Rother m’a raconté comment il a eu l’idée d’utiliser le mot « kata
». Alors que la fin de son projet de recherche approchait, il a découvert par
hasard un petit livre sur les arts martiaux, qui mettait en avant le concept de
kata. Le mot « kata » a deux sens : un sens général, celui de forme, de façon
de faire les choses*, et un sens plus spécialisé, celui de série de mouvements
à pratiquer pour développer des compétences fondamentales dans les arts
martiaux. Les ceintures noires enseignent un kata à la fois, que l’étudiant
répète jusqu’à ce qu’il puisse reproduire naturellement ce qu’on lui montre.
En découvrant le concept de kata dans ce petit livre, Rother a été saisi, tant
le concept correspondait à ce qu’il avait fini par apprendre en étudiant
Toyota et qu’il essayait de définir à l’intention des non-initiés. Le kata
d’amélioration (IK) est un modèle (la forme) représentant un mode de
raisonnement quotidien, pratique et scientifique. Rother a ensuite élaboré
des routines d’entraînement, ce qu’il appelle les « kata de démarrage »,
pour l’apprenant et son coach. Le kata d’amélioration est plus fondamental
et moins compliqué que les méthodes spécifiques de résolution de problème
comme les TBP. Il représente le mode de raisonnement sous-jacent. Il n’est
pas destiné à remplacer les méthodes de résolution de problème, mais à
inculquer un mode de raisonnement grâce auquel toute méthode sera
utilisée plus efficacement.
Le modèle du raisonnement scientifique est représenté sur la figure 12.5,
résumé visuel intuitif du schéma souhaité** :
FIGURE 12.5 Le kata d’amélioration.

Source : Mike Rother, Toyota Kata Practice Guide, New York, McGraw-Hill, 2017.

1. Définir la direction ou le défi. Le défi, généralement fixé par le


management, semblera souvent hors de portée, voire impossible, ce qui
oblige l’apprenant à décomposer le problème et à apprendre à travers
des conditions cibles de court terme. Cela dure généralement de six
mois à un an.
2. Comprendre la condition actuelle. Où nous situons-nous aujourd’hui
par rapport au défi ? Il est utile, mais non suffisant, de recourir à des
données chiffrées pour décrire la condition actuelle. Rother
recommande une routine, un kata de démarrage, pour analyser le
processus. À cet effet, il est essentiel de comprendre les étapes du
processus actuel et d’établir des diagrammes d’exécution : observer
régulièrement le schéma du processus actuel et documenter la variation
en conduisant plusieurs essais et en identifiant les raisons de la
variation.
3. Fixer la condition cible suivante. Fondée sur la compréhension de la
condition actuelle par l’apprenant, la condition cible est l’objectif de
court terme suivant – étape significative sur la voie du défi. Elle
comporte une cible (mesurable) et une condition (caractéristiques du
processus souhaité et indicateur). Cette étape se déroule généralement
sur une à quatre semaines. Il est préférable que cette durée ne soit pas
trop longue lorsque l’apprenant est novice, car il est ainsi plus facile de
se représenter la condition. Les objectifs modestes, de court terme, se
sont en effet révélés plus motivants que les grands défis de long terme.
L’apprenant débutant est en outre amené à passer par un plus grand
nombre de répétitions du cycle complet du kata d’amélioration.
Attention : n’essayez pas de définir toutes les conditions cibles à
l’avance, car cela va bien au-delà de votre seuil de connaissances.
Commencez par fixer une condition cible. Une fois celle-ci atteinte,
analysez votre expérience et définissez la suivante à la lumière de ce
que vous avez appris, et ainsi de suite.
4. Expérimenter. Lâchez-vous ! Amusez-vous ! Soyez créatif ! C’est en
général l’étape que préfèrent les participants. Jusqu’à ce stade, la
planification interdit à l’apprenant de tester ses propres idées. Dans la
mesure du possible, testez un seul facteur à la fois : estimez ce qu’il va
se produire, réalisez l’expérience et tirez les enseignements. Répétez
des cycles PDCA rapides jusqu’à ce que vous atteigniez la condition
cible, définissez la condition cible suivante et continuez de la sorte
votre progression vers le défi.

Il est conseillé de travailler en binôme : un apprenant et un coach.


L’apprenant dirige le projet et se comporte souvent en chef d’équipe. Le
coach rencontre l’apprenant régulièrement, idéalement tous les jours.
Rother a également élaboré un kata de coaching (CK) qui aide le coach à
s’engager dans le processus avec le kata de démarrage des « 5 questions »
(voir figure 12.6). L’apprenant détaille son processus IK sur un story-board,
qui fait partie des routines du kata de démarrage. Le coach pose les cinq
questions qui reflètent le schéma de l’IK. Celles-ci apparaissent au verso de
la carte. Au recto, se trouvent les questions visant à réfléchir à la dernière
expérimentation conduite par l’apprenant. Chaque expérimentation donne
lieu à un nouveau kata de démarrage, selon la séquence description,
prévision, résultats et réflexion (PDCA). La comparaison de la prédiction
au résultat obtenu fournit une opportunité d’apprentissage.
Les 5 questions de la carte sont un point de départ, une forme de gabarit
mental, qui reprend les différentes phases du cycle de coaching. Au fil du
temps, le coach maîtrisera de mieux en mieux le processus et posera des
questions de clarification plus poussées, jusqu’à développer son propre
style de coaching. Tilo Schwarz a engagé un travail de recherche sur
l’utilisation du kata d’amélioration pour développer des moyens spécifiques
de répondre à l’apprenant, avec la possibilité de pratiquer des cycles rapides
offline, dans un dojo (environnement simulé pour l’entraînement)13.

FIGURE 12.6 Un kata de démarrage pour le coach.

Source : Mike Rother, Toyota Kata Practice Guide, New York, McGraw-Hill, 2017.
Étude de cas : Zingerman’s Mail Order

Pratiquer les Toyota kata : la collaboration d’UM et de


ZMO

Pendant plusieurs années, j’ai été chargé, à l’université du Michigan


(UM), d’un cours sur le kata d’amélioration (IK) et le kata de coaching
(CK) pour les étudiants de troisième cycle en ingénierie industrielle et
opérationnelle qui travaillaient sur des projets avec des entreprises locales.
Zingerman’s Mail Order (ZMO), l’entreprise de vente en ligne de produits
alimentaires artisanaux dont il a été question plus haut, était la plus active.
Les projets ont lieu dans l’entrepôt de stockage et de distribution de ZMO.
L’entreprise a entamé son voyage lean en 2004. Au moment où j’écris ces
lignes, elle le pratique toujours assidument. Le cours, quant à lui, continue
d’être enseigné à l’UM.
Les étudiants travaillaient en équipe avec le personnel de production de
Zingerman’s. Le management de ZMO sélectionne des problèmes
persistants et les affecte aux groupes. Un groupe avait été chargé du
problème le plus important : être confronté à une rupture d’articles qui
devaient être ramassés. Les produits alimentaires étaient organisés sous la
forme d’un marché où les ramasseurs devaient prendre les produits
commandés et les placer dans des paniers. Le défi du groupe était de réduire
le nombre de ruptures de stock d’un article sur la ligne de ramassage.
L’entreprise utilisait un système kanban pour réapprovisionner les articles
prélevés. La plupart du temps, le système était très efficace mais il
connaissait aussi des dysfonctionnements graves qui perturbaient le bon
déroulement de la commande. L’objectif était le suivant : zéro OOM (zéro
horsmarché), c’est-à-dire que les ramasseurs ne devaient jamais se retrouver
devant des étals vides. Ce défi fut soumis à trois de mes classes d’étudiants
pendant trois ans. Les tableaux de bord des expériences 1, 2 et 4 conduites
par la première classe sont présentés sur les figures 12.7, 12.8 et 12.9.
Comme on peut le voir, certaines expériences étaient fondées sur des
hypothèses, d’autres non. Ces étudiants, ingénieurs de haut vol, étaient
toujours extrêmement étonnés de découvrir qu’ils se trompaient – erreurs
très utiles pour développer leurs compétences de raisonnement scientifique.
On trouvera ci-dessous un résumé du projet et des principaux résultats :

FIGURE 12.7 Expérience hors-marché 1.

FIGURE 12.8 Expérience hors-marché 2.


FIGURE 12.9 Expérience hors-marché 4

1. Défi 2016 : zéro hors-marché. La condition cible « zéro hors-marché »


est la vision souhaitée pour le long terme. Le management, toutefois,
définit un objectif plus réaliste et de plus court terme : « limiter les
occurrences de ruptures d’approvisionnement à 0,75 % du nombre total
de bons de commande sur tous les groupes de produits sur une période
de huit mois ». Le projet se poursuivit pendant plusieurs années.
2. Condition actuelle (début du semestre) : 3 % d’OOM avec des
bouchons persistants au contrôle. La cartographie du flux de valeur fit
apparaître que le réapprovisionnement kanban constituait le goulet
d’étranglement. L’équipe choisit de se concentrer sur l’un des
principaux responsables : les produits carnés. Les étudiants passèrent de
longues heures à observer les étapes du processus, à suivre les
manutentionnaires et à effectuer eux-mêmes le circuit de manutention
des matières. Ils remarquèrent notamment qu’il y avait peu de lien entre
les fluctuations de la demande clients (takt) et les changements de
fréquence ou de circuit de la manutention des produits. En outre, il
arrivait que les produits se trouvent au mauvais endroit et que des
kanban soient égarés.
3. Première condition cible (définie le 29 février 2016). Une cible de 1
% d’OOM (indicateur de résultat) à la fin du semestre, le 15 avril, fut
fixée avec les conditions d’exploitation suivantes (caractéristiques du
processus souhaité) :
fréquence de réapprovisionnement alignée sur le takt ;
nombre de manutentionnaires et circuit des marchandises adaptés
en fonction du takt.
4. Expérimentation. L’équipe conduisit cinq expériences au cours du
semestre. Certaines invalidèrent les hypothèses, mais toutes furent
riches d’enseignements pour l’équipe. Les trois expériences résumées
sur les figures illustrent le processus d’apprentissage.
Au cours de l’expérience 1, l’équipe travailla à surmonter l’obstacle
des kanban égarés dont elle supposait qu’ils étaient une cause
importante d’OOM. Les étudiants élaborèrent un système pour
auditer le kanban et prendre des mesures correctives dès qu’un
kanban égaré était détecté. L’OOM ne diminua pas et l’équipe
découvrit que les kanban égarés n’étaient pas significativement en
cause. (Une excellente illustration de l’utilité de l’apprentissage par
l’expérimentation !)
Dans l’expérience 2, les étudiants trouvèrent un moyen d’adapter la
fréquence du circuit de la viande au takt. Ils espéraient ainsi une
amélioration importante. Cependant, les résultats furent décevants
et les OOM augmentèrent les deux jours où la demande connut un
pic. Ils remarquèrent que, sur ces deux jours, la hausse était
provoquée par un accroissement de la demande des « food clubs ».
Les food clubs, ou box alimentaires sur abonnement, permettent aux
clients de recevoir chaque mois une sélection de produits. Une
opération commerciale organisée par le marketing peut entraîner
une hausse brutale des commandes de viande.
L’expérience 3 consista à tester l’idée selon laquelle la demande des
clubs était une source majeure de variabilité. L’hypothèse fut
confirmée.
C’est avec l’expérience 4 que les étudiants réalisèrent une véritable
avancée. Le marketing et l’équipe en charge du circuit des produits
communiquèrent directement à propos des commandes des clubs et
ajustèrent la taille du marché en fonction de la demande. Résultat :
zéro hors-marché trois jours sur cinq.
Enfin, il était prévu que l’expérience 5 prenne en charge un autre
obstacle : les écarts entre le circuit planifié de manutention des
matières et le circuit effectif. Toutefois, faute de temps, l’équipe ne
put collecter toutes les données requises.

À la fin du semestre, l’équipe observa une baisse de 80 % des OOM sur les
produits carnés. La condition cible fut atteinte. Le projet se poursuivit les
années suivantes, intégrant de nouveaux groupes de produits. Au final, si
les OOM continuaient d’enregistrer des niveaux très élevés lorsque les
intérimaires étaient embauchés chaque année en décembre, les progrès
étaient réels :
décembre 2016 : 2,6 % ;
décembre 2017 : 2 % ;
décembre 2018 : 1,6 %.

Plus important encore en ce qui concerne les futurs rôles de managers et de


leaders des étudiants, leur mode de raisonnement évoluait. Au fur et à
mesure que les étudiants réalisaient des expériences et participaient à des
séances de coaching, je pus observer qu’ils abandonnaient progressivement
leur état d’esprit déterministe, les conduisant à supposer avec certitude
qu’ils avaient la bonne réponse, pour adopter une perspective plus
scientifique, plus exploratoire et moins définitive. Ils étaient moins dans la
« mise en œuvre », considérant par exemple le kanban comme une solution
à déployer, et davantage dans l’apprentissage, voyant le kanban comme un
moyen de rendre les problèmes visibles. J’ai également observé une
progression notable du raisonnement scientifique parmi les membres du
management de ZMO.

Le raisonnement scientifique pour s’adapter au contexte


de la pandémie de Covid-19
En mars 2020, ZMO, comme la plupart des entreprises, était dans une
profonde incertitude quant aux conséquences de la pandémie de Covid-19
sur ses activités. Distributeur alimentaire, ZMO relève de la catégorie des
activités dites essentielles et ne fut donc pas obligé de cesser ses opérations.
Néanmoins, dans un premier temps, l’entreprise réduisit ses effectifs et sa
capacité quotidienne. Impossible de savoir si de nouvelles mesures ne
l’obligeraient pas à fermer du jour au lendemain. Et puis, quelque chose
d’aussi inattendu que bienvenu se produisit. ZMO croulait désormais sous
des montagnes de commandes émanant de clients qui se seraient
habituellement rendus dans les boutiques et les restaurants. Jamais
l’entreprise n’en avait reçu autant. ZMO connaissait chaque année des pics
à la période de Noël et s’y préparait tout au long de l’année, mais une telle
hausse au printemps la prit par surprise. Certains jours, la demande était
multipliée par deux par rapport à l’année précédente. Compte tenu de la
distanciation sanitaire et de l’impossibilité de trouver rapidement du
personnel, l’exécution des commandes prenait du retard. Les commandes
étaient normalement traitées le jour où elles étaient reçues mais, au bout de
trois mois, l’entreprise était parvenue à saturation et les clients devaient
attendre 8 à 14 jours pour obtenir un devis – horrifiant ! Pour autant, les
commandes continuaient à affluer.
Les ventes et les finances n’étaient pas un problème, mais ZMO avait dû
surmonter de nombreux obstacles pour créer un environnement de travail
sûr et productif. C’était l’occasion où jamais de savoir si les longues années
d’apprentissage du lean et de pratique du raisonnement scientifique avaient
produit une organisation apprenante réactive.
Confrontée à la nécessité de réagir immédiatement, ZMO ne placarda pas
sur les murs de story-board de kata et n’organisa pas non plus de séances de
coaching quotidiennes. Mais les mécanismes étaient acquis et le
raisonnement scientifique, très largement appliqué. Illustration s’il en est du
rôle des kata de démarrage. Ce ne sont pas tant les kata en eux-mêmes qui
comptent, mais les schémas de pensée et d’action – les fondamentaux sur
lesquels s’appuyer – que leur pratique laisse derrière elle. Commune en
sport et en musique, cette approche du développement des compétences et
des attitudes par la pratique délibérée fait désormais son chemin dans le
monde de l’entreprise.
Au début de la pandémie, les trois managers de ZMO n’étaient pas
d’accord sur la capacité attendue (nombre de boîtes pouvant être expédiées
chaque jour) et sur le volume d’heures de travail qu’ils étaient
raisonnablement en droit d’attendre des salariés. L’un des managers pensait
que le personnel ne voulait pas travailler à temps plein. La discussion
s’échauffa et un manager déclara alors : « Les kata nous ont appris à
regarder les faits. Nous supposons que les collaborateurs ne veulent pas
travailler davantage. Posons-leur la question. » Ils organisèrent un sondage :
tous les salariés, sauf deux, étaient prêts à travailler à plein temps. Le
pouvoir des faits.
S’appuyant sur le modèle du kata d’amélioration, les managers définirent
des objectifs de long terme et des conditions cibles de court terme. Le plus
gros défi était d’être prêt à répondre à la demande en toute sécurité au
moment du rush de Noël, en prenant comme cible la demande de l’année
précédente. Les conditions cibles de court terme portaient sur l’approche
des vacances – avec comme objectifs de répondre en toute sécurité aux pics
de demande des soldes de printemps, puis de la fête des Mères, puis de la
fête des Pères et enfin des soldes d’été. La condition actuelle et
l’assortiment de produits de chacun de ces événements étaient différents.
Les managers de l’entrepôt formés au lean et au raisonnement
scientifique ouvrirent la voie. Une manager pilota ainsi la réflexion sur la
définition des procédures de désinfection des stations de travail toutes les
deux heures. Elle décida d’élaborer une check-list de sécurité, mais prit
conscience de deux choses. Premièrement, essayer d’élaborer une
procédure unique applicable à toutes les zones de l’entrepôt n’était de toute
évidence pas la bonne voie à suivre. Des pratiques différentes étaient
nécessaires pour la préparation du pain, le ramassage des articles, le
remplissage des boîtes et la livraison. Deuxièmement, toutes les zones
étaient débordées et il ne pouvait être question de demander à chacune de
développer ses propres pratiques standardisées. Elle fit donc ce que font les
bons managers lean : elle se rendit au gemba, accomplissant même
certaines tâches dans chaque zone pour identifier précisément où se
situaient les difficultés. Elle élabora un premier jeu de listes de contrôle, les
soumit aux employés qui, pendant trois jours, les testèrent, les affinèrent et
les améliorèrent, pour finalement produire des listes sur mesure pour
chaque type de processus.
Un problème après l’autre, les équipes déclinèrent la démarche – sans
prendre le temps de souffler. Une manager, Betty Gratopp, explique :
Qu’avons-nous essayé ? Modifier la disposition des stations de travail : en ajouter dans
certaines zones, en supprimer dans d’autres ; revoir la programmation du travail de
préparation pour les commandes du lendemain ; délocaliser le traitement de certaines
commandes sur un autre site. Nous avons créé et documenté des processus d’analyse et de
nettoyage, qui ont été remis au personnel travaillant sur les stations. Entre les quarantaines
et les salariés qui avaient préféré démissionner, nos effectifs étaient extrêmement variables. Il
nous a fallu comprendre comment et quand nous pouvions embaucher. En ce moment, il n’y a
ni séances d’orientation ni formation, pas de réunions d’équipe non plus. À la place, nous
avons créé un tableau de messages et un mur de partage d’informations.

Les résultats furent impressionnants. Les délais de préparation des


commandes diminuèrent, diminuèrent encore, jusqu’à revenir, la plupart des
jours, au standard d’avant l’épidémie. Plus impressionnant encore, aucune
contamination ne fut enregistrée sur le lieu de travail. Betty décrit le calme
avec lequel elle affronta cette crise :
L’approche scientifique nous a permis de ne pas paniquer, de faire les choses calmement.
Qu’améliorons-nous aujourd’hui ? Nous abordions les problèmes les uns après les autres, un
petit problème à la fois.

Le management souhaita récompenser les salariés qui prenaient chaque jour


des risques en venant travailler. L’entreprise accorda à tous les employés, y
compris le personnel intérimaire, une augmentation de 3 dollars de l’heure
et augmenta l’intéressement à 10 % des bénéfices – multipliant par plus de
10 les versements par rapport à l’année précédente.
Entre le 21 avril et le 5 mai 2020, le Barrett Values Center réalisa un
sondage auprès d’un panel mondial d’entreprises. Il recueillit plus de 2 500
réponses, faisant apparaître que, à l’image de ZMO, des équipes s’étaient
mobilisées partout, accomplissant des prouesses face à l’épidémie14.
Beaucoup de ces entreprises indiquèrent avoir mis en place des
changements en une fraction du temps habituel, accomplissant pour
certaines en six semaines des changements qui auraient en temps normal
nécessité cinq à sept ans de travail. L’enquête demandait également aux
entreprises de classer des valeurs et des comportements selon l’importance
qui leur était accordée avant la crise, au début de la crise et après les
premières semaines. Les choses, naturellement, avaient changé. Du point de
vue du modèle Toyota, il y eut à la fois de bonnes et de mauvaises
nouvelles.
Du côté positif, l’enquête montre que le personnel de niveau
intermédiaire est passé des valeurs de performance, de contrôle et de
hiérarchie (caractéristiques de l’approche mécaniste) à des valeurs centrées
sur l’individu, l’adaptabilité et le travail en commun (caractéristiques de
l’approche organique). L’engagement, la confiance et la communication ont
progressé en importance chez ces personnels. La mauvaise nouvelle, c’est
que ce basculement est à peine perceptible chez les dirigeants, qui ont au
contraire accentué leur focus sur la stratégie extérieure et les questions de
performances. Ils souhaitent davantage d’adaptabilité et d’innovation, mais
n’ont pas renforcé leur croyance en l’importance de l’engagement, de la
confiance ou de la communication ou, plus largement, de la culture de
l’entreprise. Comme s’ils étaient aveugles à la transformation qui avait lieu
au gemba et ne s’intéressaient qu’aux résultats – une recette pour une
formidable adaptation à court terme, mais bien peu de changement culturel
de long terme.
Le PDCA pour apprendre et non pour mettre
en œuvre ce que nous pensons savoir

Le raisonnement scientifique repose en partie sur le double postulat que


nous ne pouvons pas connaître le futur et que l’incertitude fait partie de la
vie, quand une partie de notre cerveau aspire à la certitude et suppose que
nous savons. La pratique répétée des Toyota kata nous aide à utiliser
davantage la zone du raisonnement scientifique, où nous remettons en
question nos hypothèses. Comme toute nouvelle compétence, ce mode de
raisonnement, tant qu’on ne l’a pas acquis, doit être provoqué ; il est lent et
poussif, ce qui consomme beaucoup de matière grise et est inconfortable.
Mais à mesure que les schémas de raisonnement scientifique deviennent
plus automatiques, la capacité cérébrale de la pensée lente est libérée, nous
permettant de nous concentrer davantage sur les détails d’une situation
donnée pour répondre à un problème. Par la pratique, notre cerveau est
formé à réagir automatiquement d’une manière plus scientifique, souvent
sans que nous en ayons conscience.
La résolution de problème est centrale dans le modèle Toyota mais, dans
la réalité, j’observe trop souvent que l’on aborde les étapes de la méthode
dans une logique d’implémentation. On définit le problème, collecte des
données sur la condition actuelle, identifie une cause racine et sélectionne
les « solutions lean » à mettre en œuvre. Dans certains cercles lean, on
parle de « contre-mesurer le problème ». En un rien de temps, nous voici
tout entiers dévoués à ce que nous pensons être la cause racine et à nos
solutions préférées, généralement des solutions que nous avons utilisées
avec succès par le passé. Dans cette version du PDCA (voir figure 12.10),
nous prenons des engagements pour mettre en œuvre des mesures dont nous
supposons qu’elles marcheront, avant même d’avoir testé quoi que ce soit –
on ne pourrait être dans une plus grande incertitude.
FIGURE 12.10 Le PDCA pour mettre en œuvre des solutions connues.

Une manière plus scientifique d’envisager le PDCA est présentée sur la


figure 12.11. Un plan débouche sur une direction et une série d’hypothèses,
qui sont testées par l’expérimentation. De la sorte, nous apprenons et
étendons notre seuil de connaissances, étape par étape. Rother conseille
d’envisager le voyage comme une navigation au compas pointant une
direction, plutôt que comme un parcours à l’itinéraire préalablement défini.
John Shook se souvient quant à lui que, chez NUMMI, on disait qu’il n’y
avait pas de GPS pour atteindre le TPS. De nombreuses sociétés de conseil
proposent leur itinéraire vers le lean, mais c’est ignorer la complexité et
l’imprévisibilité du voyage. Entraîner notre cerveau à accepter l’incertitude
et à tester des idées pour surmonter les obstacles imprévus à mesure que
nous les découvrons est une compétence fondamentale dans le monde
complexe et mouvant qui est le nôtre. Nous apprenons à apprendre.
FIGURE 12.11 Le PDCA pour apprendre scientifiquement le chemin vers l’objectif.

Source : Mike Rother, Toyota Kata Practice Guide, New York, McGraw-Hill, 2017.

Comme l’avait affirmé le président Cho avec insistance, les TBP n’ont pas
été conçues pour créer une manière rigide de penser mais tout au contraire
pour poser des bases pour la résolution créative des problèmes. C’est
également ainsi que Mike Rother envisage le kata d’amélioration. Voici
quelques points clés pour pratiquer le modèle de l’IK avec le kata de
démarrage :
1. C’est une approche pratique du raisonnement scientifique. Par «
pratique », il faut entendre qu’elle poursuit des objectifs précis,
concrets, à la différence de la science qui cherche à comprendre la
nature des choses.
2. Le point de départ est un défi ambitieux – généralement, de six à 12
mois. Quelle amélioration significative nous rapprocherait de notre
vision ?
3. Il reconnaît l’incertitude. Si le défi est bien conçu, les solutions ne se
laisseront pas deviner dès le début et toute solution « présumée »
passera rapidement au-delà de notre seuil de connaissances.
4. Les cycles rapides d’apprentissage itératif sont explicites. Chaque
condition cible est assortie d’une durée relativement limitée, une à
quatre semaines. Chaque expérience teste une idée rapidement et à
moindre coût.
5. Le principe est celui du binôme : un coach et un apprenant. Responsable
de l’expérience, l’apprenant pilote souvent une équipe pour suivre le
processus et les résultats. Le coach est chargé de développer les
compétences et l’état d’esprit de l’apprenant.
6. Le temps dévolu à la pratique est strictement limité (par exemple, 20
minutes par jour), ce qui favorise l’apprentissage : faire quelque chose
tous les jours et de manière régulière pour étendre le seuil de
connaissances de l’apprenant.

Nous traitons trop souvent les problèmes par lots : un lot de problèmes
spécifiques conduit à un lot de causes racines qui débouchent à leur tour sur
un lot de solutions, « mises en œuvre » et contrôlées ensemble, pour enfin
déployer largement le lot de solutions. De même, on y associe souvent des
créneaux de temps réservés, une semaine à plein temps par exemple dans un
événement kaizen. J’en suis venu à envisager le modèle des Toyota kata
comme une résolution de problème en flux pièce à pièce. Décomposer le
problème en sous-problèmes, définir une condition cible, conduire une
expérience, apprendre de chaque expérience pour concevoir la suivante.
Consacrer chaque jour un peu de temps à apprendre quelque chose de
nouveau. Inutile de revenir sur les avantages du flux pièce à pièce.
Changer la manière de penser en changeant
le comportement

Comme le lecteur l’aura peut-être constaté, l’expression « raisonnement


scientifique » n’est pas sans ambiguïté. Tout d’abord – nous l’avons déjà
évoqué –, elle peut être comprise comme la volonté de tous nous
transformer en savants. Nous essayons effectivement de former les
personnes qui travaillent pour atteindre des buts ambitieux d’une manière
scientifique. En second lieu, lorsqu’on se demande comment faire évoluer
le mode de pensée de quelqu’un, on se tourne souvent vers la
communication. Que puis-je lui expliquer pour le convaincre de penser
différemment ?
Des décennies de recherches ont montré qu’il est difficile de faire
changer de comportements en recourant à la seule persuasion. Même si
vous obtenez de votre interlocuteur qu’il répète ce que vous avez dit, en
l’ayant intellectuellement compris, il est peu probable que cela aura la
moindre influence sur son comportement quotidien, gouverné par des
habitudes. Pour créer des habitudes, il faut changer les comportements par
la pratique délibérée et répétée. Ce qui compte, c’est ce que nous faisons,
pas ce que nous pensons que nous devrions faire.
Lorsqu’on étudie ce que fait Toyota pour former et développer ses
collaborateurs, on comprend que l’entreprise crée en fait des conditions qui
favorisent certains comportements : par exemple, réduire les stocks de sorte
que les problèmes soient mis au jour rapidement, ce qui met la pression sur
la résolution de problème. Mettre les individus au défi n’est toutefois pas
suffisant. L’entreprise apprend également à ses managers à coacher –
trouver au cours du travail quotidien des occasions de donner un feed-back
procédural correctif aux membres de leurs équipes alors qu’ils s’appliquent
à atteindre un objectif.
La méthode Toyota kata propose une approche structurée pour démarrer
la pratique et le feed-back. Pour ce faire, elle utilise des routines
d’entraînement, de petits « kata de démarrage ». L’apprenant est ainsi placé
dans une situation où il s’entraîne de manière délibérée à travailler en vue
d’atteindre un objectif, en étant confronté à des obstacles grandeur nature.
Plus on pratique les comportements du raisonnement scientifique, plus le
cerveau développe les voies neuronales qui en feront une habitude que vous
serez susceptible de répéter dans le futur (voir figure 12.12). Les retours
d’expérience correctifs, apportés de préférence par un coach, sont essentiels
à la pratique délibérée. L’objectif est de ne pas développer les mauvaises
voies neuronales qui conduiraient à tirer des conclusions hâtives et à ignorer
les différentes étapes que sont la définition des objectifs, l’analyse de la
condition actuelle et l’expérimentation. Le coach explique certains
concepts, mais intervient essentiellement en posant des questions pour
susciter la réflexion ; si nécessaire, il peut être amené à introduire un point
d’apprentissage ciblé, au moment opportun. Le recours aux kata pour
s’entraîner à une tâche intellectuelle comme la résolution de problème peut
sembler inhabituel, mais n’est finalement pas si différent de leur utilisation
pour apprendre la musique, la cuisine, la danse, les arts martiaux et les
disciplines sportives.
FIGURE 12.12 Développer le raisonnement scientifique en développant les
comportements scientifiques.

Source : Mike Rother, Toyota Kata Practice Guide, New York, McGraw-Hill, 2017.
Le rôle de hansei (réflexion) dans le kaizen

En dernière analyse, la colonne vertébrale du kaizen et de l’apprentissage


réside dans une attitude et un mode de pensée communs à tous les
dirigeants et tous les collaborateurs : une attitude de réflexion sur soi-même
et même d’autocritique, le désir ardent d’améliorer. Faire l’objet de
critiques et reconnaître ses erreurs est perçu par les Occidentaux comme
quelque chose de négatif et un signe de faiblesse. Les individus ayant un
état d’esprit « fixe », pour reprendre la terminologie de Carol Dweck, y
verront une attaque de leur être intime, de leur compétence. Nous accusons
les autres, nous nous défendons ou cachons le problème. Au Japon, les
individus apprennent dès leur plus jeune âge l’art de la réflexion, ou «
hansei ».
Pendant de nombreuses années, Toyota a jugé très difficile d’enseigner le
hansei aux managers américains, mais il fait partie intégrante de
l’apprentissage organisationnel. George Yamashina, ancien directeur du
centre technique Toyota, explique que cela ressemble à ce que les
Américains appellent un « temps mort » pour les enfants :
Au Japon, les parents demandent parfois à un enfant de « faire le hansei », lorsqu’il a fait une
bêtise. Cela veut dire qu’il doit la regretter et mieux se conduire – tout est associé, l’état
d’esprit et l’attitude. Ainsi, lorsqu’on lui dit de « faire le hansei », il comprend parfaitement
ce que son père et sa mère attendent de lui.

Toyota décida finalement de faire connaître le hansei, traduit par « réflexion


», aux managers américains du TTC en 1994, en même temps que le hoshin
kanri et la méthode A3. Selon Yamashina, c’était indispensable :
Sans hansei, pas de kaizen. Dans le hansei japonais, lorsque vous faites une erreur, vous
devez d’abord être très, très triste. Ensuite, vous devez créer un plan pour résoudre ce
problème et être sincèrement convaincu que vous ne referez jamais la même erreur. Hansei est
un état d’esprit, une attitude. Hansei et kaizen vont de pair.
Chez Toyota, même si vous avez bien travaillé, il y a une hansei-kai
(réunion de réflexion). Bruce Brownlee, ancien directeur général du TTC,
m’a aidé à comprendre pourquoi, en s’appuyant sur son expérience
d’Américain élevé au Japon :
Hansei va beaucoup plus loin que la réflexion. Il s’agit d’être lucide sur ses
propres faiblesses. Si vous ne parlez que de vos points forts, vous vous
vantez. Si vous reconnaissez sincèrement vos faiblesses, c’est un signe de
force. Mais cela ne s’arrête pas là. Que faire pour pallier ces faiblesses ?
C’est l’essence même de la notion de kaizen. Si vous ne comprenez pas le
hansei, alors le kaizen est simplement l’amélioration continue. Nous
voulons corriger les points faibles.
L’apprentissage individuel et l’apprentissage
organisationnel vont de pair

Le concept d’organisation apprenante peut vite devenir une abstraction


théorique. Apprendre : qu’est-ce que cela signifie pour une organisation ?
L’organisation est un concept, pas une créature. Dès lors, il pourrait être
plus utile de parler de culture apprenante. La culture rassemble les individus
autour de croyances, de valeurs et de présupposés communs. Les
organisations mécanistes rendent l’apprentissage difficile. Certaines parties
de l’entreprise s’érigent en gardiennes de l’apprentissage pour leur
spécialité et dictent des standards auxquels le reste de l’entreprise doit se
conformer et qu’il convient de ne pas remettre en question. Une culture
apprenante évoque une forme d’organisation plus organique, où
l’apprentissage est un parcours, un modèle. Pour les individus, on parle d’«
habitudes » ; pour une organisation, on peut évoquer des « routines » qui
aident les individus à apprendre à travailler de manière synchronisée15.
Il y a différentes manières d’apprendre :
comprendre un concept ;
emmagasiner des informations ;
restituer et utiliser des informations ;
développer de nouvelles habitudes ou routines.

Au niveau individuel, cela soulève peu de questions. Nous avons vu ce qu’il


en est pour le raisonnement scientifique. On peut comprendre un modèle,
comme le kata d’amélioration. On peut essayer de simplement stocker le «
modèle » dans sa mémoire. On peut même essayer de récupérer
l’information et de l’utiliser de temps à autre. Mais le but du kata de
démarrage est de s’engager dans une pratique délibérée et assidue jusqu’à
ce que les éléments d’où s’élabore le raisonnement scientifique deviennent
des « schémas d’habitudes » dans votre mémoire, de sorte ensuite à
continuer à se modifier16.
Rapportons à présent ces différentes formes d’apprentissage à une
organisation. Si on considère qu’il s’agit simplement de stocker et de
restituer des informations, nous pouvons utiliser toutes sortes de
programmes informatiques en ligne pour collecter et diffuser les «
meilleures pratiques ». Malheureusement, ce n’est pas parce que je
considère ce que vous avez fait comme les meilleures pratiques que je peux
les reproduire, ou que je les comprends réellement, ou qu’elles s’appliquent
à ma situation. Chez Toyota, on utilise le terme « yokoten » qui signifie «
obtenir une large adhésion ». Cependant, dans les faits, cela va bien au-delà.
J’aime la description qu’en fait Alistair Norval :
Yokoten est horizontal et peer-to-peer. On attend des collaborateurs qu’ils aillent se rendre
compte par eux-mêmes et qu’ils apprennent comment un autre service, une autre équipe, a
pratiqué le kaizen et qu’ils capitalisent sur ces idées pour résoudre leur problème. Ce n’est
pas une injonction top-down de « copier exactement ». Il ne s’agit pas non plus d’une
approche de « meilleures pratiques » ou de « benchmarking ». C’est un processus par lequel
les individus sont encouragés à aller voir par eux-mêmes et à retourner dans leur zone pour
ajouter leur bon sens et leurs propres idées aux connaissances qu’ils ont acquises17.
Les organisations apprenantes se
développent : on ne les déploie pas

Il a fallu à Toyota plusieurs décennies pour mettre en place en Amérique du


Nord une organisation qui ait une quelconque ressemblance avec
l’entreprise apprenante qu’est devenu Toyota au Japon en près d’un siècle.
Changer la mentalité d’individus habitués à penser en termes de crise et de
solutions immédiates, et leur enseigner la philosophie de l’amélioration à
long terme, est un processus qui ne connaît pas de trêve chez Toyota.
Le système de production Toyota lui-même incarne le cycle PDCA. La
maison de la figure 12.13 décrit ce cycle. Dans la phase « Préparer », on
développe une vision du flux pièce à pièce, un objectif que l’on cherche à
atteindre. Puis, dans la phase « Agir », on expérimente et on apprend dans
la direction des cibles (toit de la maison). Le jidoka correspond à la phase «
Contrôler », qui consiste à comparer la condition actuelle à la condition
cible pour mettre au jour les problèmes – y compris les problèmes
inattendus issus des changements que vous avez apportés. Chaque fois que
l’andon est actionné, c’est un nouveau problème qui doit être pris en
charge. La fondation de la maison renvoie à la standardisation des nouvelles
pratiques dans le but de développer de nouvelles routines. Et le cycle se
répète.
Lorsqu’il devint président de Toyota, Fujio Cho perçut que l’entreprise,
sous l’effet de son internationalisation, se fragmentait en cultures locales,
sans liens solides, ni langage, ni culture communs. La contre-mesure
consista à élaborer un standard mondial de principes et de manières de
penser, ainsi que des routines de pratique coachées – Toyota créa des kata.
Ce furent le « Toyota Way 2001 », les « Toyota Business Practices » et
l’apprentissage en faisant (OJD). Ils furent décisifs.
FIGURE 12.13 Le système de production Toyota incarne les cycles PDCA.

Mike Rother a élaboré à l’intention du plus grand nombre des kata plus
universels, en vue d’acquérir un mode de raisonnement scientifique, qui
s’appliquent même à la vie quotidienne. Il passe aujourd’hui beaucoup de
temps dans des écoles, des collèges, des lycées et des établissements
d’enseignement professionnel à montrer aux enseignants comment aider
leurs élèves à acquérir un mode de pensée scientifique au quotidien. Avec, à
la clé, un vocabulaire et un mode de pensée communs, fondements d’une
culture partagée18. Avec le prochain principe, nous allons voir comment le
déploiement en cascade de la politique peut clarifier l’orientation de
l’entreprise et connecter horizontalement et verticalement les objectifs
d’amélioration, ainsi que les efforts d’individus et d’équipes au mode de
raisonnement scientifique.
Points clés
Dans l’environnement de changement accéléré qui est celui du XXIe siècle,
l’apprentissage et l’adaptation organisationnels sont essentiels pour réussir.
Le concept d’organisation apprenante reste une abstraction s’il n’est pas traduit
en un état d’esprit et un comportement de raisonnement scientifique. L’être
humain préfère la certitude et veut croire qu’il a raison, sans prendre le temps de
réfléchir ni d’étudier la condition actuelle.
L’entreprise grandissant et s’internationalisant, Fujio Cho prit conscience que
Toyota avait besoin de former les individus à travers la pratique et le coaching. Il
pilota la création de « The Toyota Way 2001 », des Toyota Best Practices et de
l’OJD (apprentissage par la pratique). Les salariés ont été formés à ces
méthodes à travers des projets, un par un.
Mike Rother a élaboré une approche universelle pour développer le
raisonnement scientifique, fondée sur ses recherches sur le système de
management Toyota. Elle comporte un modèle pratique et des « kata de
démarrage » qui sont des routines d’entraînement. Avec cette approche, à
travers la répétition et un feed-back correctif dispensé par un coach, l’apprenant
construit les chemins neuronaux pour réfléchir et agir scientifiquement.
Certaines études montrent que le choc du Covid-19 a poussé de nombreuses
entreprises à se recentrer sur les individus, s’adaptant et apprenant rapidement,
et faisant même évoluer leurs valeurs vers davantage de confiance,
d’engagement et de communication. Malheureusement, ces changements ne
sont pas toujours remontés jusqu’aux dirigeants, ce qui autorise à douter de leur
pérennité.
Il faut envisager l’apprentissage itératif comme la résolution séquentielle de
problèmes pris l’un après l’autre, par laquelle on décompose le problème en
sous-problèmes et où chaque expérience nourrit la suivante. L’idée n’est pas
seulement de progresser par petits changements, mais par un grand nombre de
petits changements orientés sur un défi ambitieux.

1 Kazuo Wada et Tsunchiko Yui, Courage and Change: The Life of Kiichiro Toyoda, Toyota Motor
Corporation, 2002, p. 130.
2 Peter Senge [1991], La Cinquième Discipline, Paris, Eyrolles, 2015.
* Cette section est un résumé de l’article de Steven L. Spear, « Learning to Lead at Toyota »,
Harvard Business Review, mai 2004, p. 1-9.
3 https://vimeo.com/300443389.
4 Charlie Baker, « Transforming How Products Are Engineered at North American Auto Supplier
», dans J. Liker et J. Franz (dir.), The Toyota Way to Continuous Improvement, New York,
McGraw-Hill, 2011, chap. XI.
5 Ashley Vance, Elon Musk, New York, Ecco Press, 2017.
6 W. Edwards Deming, Out of the Crisis, 2e éd., MIT Center for Advanced Engineering Study,
Cambridge, MA, 1988.
7 Daniel Kahneman, Thinking, Fast and Slow, New York, Farrar, Straus and Giroux, 2011.
8 Michael Rother, Toyota Kata, New York, McGraw-Hill, 2009, p. 9.
9 Justin Kruger et David Dunning, « Unskilled and Unaware of It: How Difficulties in Recognizing
One’s Incompetence Lead to Inflated Self-Assessments », Journal of Personnality and Social
Psychology, vol. 77, n° 6, 1999, p. 1121-1134.
10 https://www.britannica.com/science/information-theory/Physiology.
11 Fujio Cho, « The Toyota Business Practices », Toyota Motor Corporation, 2005.
* D’après le livret « The Toyota Business Practices », op. cit.
* Ces informations m’ont été fournies par Rob Gorton, du département Corporate Planning &
External Affairs, qui m’a expliqué comment les choses se passent à Toyota Motor Manufacturing,
au Royaume-Uni.
12 Mike Rother et John Shook, Learning to See: Value Stream Mapping to Create Value and
Eliminate Muda, Cambridge, MA, Lean Enterprise Institute, 1998 ; Mike Rother et Rick Harris,
Creating Continuous Flow: An Action Guide for Managers, Engineers and Production
Associates, Cambridge, MA, Lean Enterprise Institute, 2001.
* Une traduction possible de « Toyota kata » est « modèle Toyota ». Mon ancien étudiant Mike et
moi-même nous en amusons souvent et sourions de ce qui est finalement une convergence
intéressante de nos recherches respectives sur Toyota.
** Voir Mike Rother, Toyota Kata Practice Guide, New York, McGraw-Hill, 2017.
13 http://www.kata-dojo.com.
14 https://www.valluescentre.com/covid/.
15 Robert E. Cole, « Reflections on Learning in U.S. And Japanese Industry », dans Jeffrey Liker,
W. Mark Fruin et Paul S. Adler (dir.), Remade in America: Transplanting and Transforming
Japanese Production Systems, New York, Oxford University Press, 1999.
16 Charles Duhigg et Mike Chamberlain, The Power of Habit: Why We Do What We Do in Life and
Business, New York, Random House, 2012.
17 http://www.leanblog.org/2011/05/guest-post-what-is-yokoten.
18 Mike Rother et Gerd Aulinger, Toyota Kata Culture: Building Organizational Capability and
Mindset Through Kata Coaching, New York, McGraw-Hill, 2017.
Principe 13
Mobiliser l’énergie de progrès
de vos équipes avec des
objectifs alignés à tous les
échelons de l’organisation

La vie est ce qui se passe pendant que vous êtes occupé à faire d’autres plans.

JOHN LENNON, « BEAUTIFUL BOY (DARLING BOY) »*

J’ai découvert le hoshin kanri, ou « déploiement de la politique », dans les


années 1980, à l’occasion d’une mission de conseil auprès de Ford, qui se
convertissait à l’époque aux pratiques de management de Toyota. Le
principe en était relativement simple. Au sommet de l’organisation, élaborer
la politique qui permettra à l’entreprise d’enregistrer de bons résultats (dans
le cas de Ford, des bénéfices), la déployer à tous les niveaux de
l’organisation en s’appuyant sur des discussions « donnant-donnant »,
appelées « catchball ». Ensuite, lorsque les objectifs de tous les
collaborateurs sont alignés sur ceux de l’entreprise, laisser faire. Ceux qui
atteignaient leurs objectifs étaient récompensés, et les autres… ma foi. Quel
P-DG sain d’esprit ne voudrait pas d’une telle méthode ? Dans une
organisation bureaucratique et très hiérarchisée comme l’était Ford à
l’époque, c’était du pain béni. Et ce qui ne gâchait rien, le tout était emballé
dans le joli paquet du management collaboratif et participatif. Tout le
monde pouvait enfin jouer au catchball.
Après avoir étudié de manière plus approfondie la philosophie qui sous-
tend le hoshin kanri (HK) et son fonctionnement chez Toyota, il m’est
clairement apparu que cela n’avait rien à voir avec ce que j’avais pu
observer chez Ford. Toyota a adopté le HK au début des années 1960, dans
le cadre du contrôle qualité. À cette époque-là, le TPS était déjà largement
répandu dans les usines du groupe et la qualité au niveau des sites de
production était bonne. Les dirigeants visaient cependant l’excellence. Ils
comprirent alors que, pour y parvenir, il était nécessaire de créer des plans
d’amélioration de la qualité alignés verticalement et horizontalement dans
l’ensemble de l’entreprise. Ils se lancèrent un défi : remporter le prestigieux
prix Deming de la qualité totale. Ce fut chose faite en 1965. Toyota ne
revint jamais en arrière et le HK devint un élément central de la culture de
Toyota.
Quant à moi, c’est près de 25 ans plus tard que l’occasion me fut donnée
d’explorer toutes les subtilités de la méthode, alors que je travaillais avec le
vice-président de Volvo en charge du marketing et des ventes, Einar
Gudmundsson. Convaincu par les travaux que Gary Convis et moi-même
avions conduits sur le leadership lean1, Gudmundsson avait fait évoluer son
approche du leadership afin de favoriser l’amélioration par le coaching.
C’est ainsi que son organisation adopta le hoshin kanri. Il avait été au cœur
de l’approche traditionnelle de Volvo et de cette nouvelle manière de diriger
ses équipes. Il modifia le diagramme du HK que nous avions reproduit dans
notre ouvrage et le compara à la méthode de planification de Volvo (voir
figure 13.1).
FIGURE 13.1 Les approches mécaniste et organique du hoshin kanri.

Sources : Volvo Car Corporation (à gauche) ; adapté de Toyota Motor Company (à droite).

Le P-DG de Volvo élaborait la stratégie et pilotait un processus de


planification annuel, à la manière du catchball – selon les vice-présidents et
lui-même. Il en découlait un business plan pour chaque business unit. Les
vice-présidents déployaient à leur tour les objectifs aux différents échelons
de l’organisation. Les objectifs fixés, les dirigeants se réunissaient dans une
élégante salle du conseil pour passer les résultats en revue et donner des
ordres. Gudmundsson prit conscience que cette approche n’était pas
satisfaisante. Elle lui évoquait la métaphore de l’iceberg. Les dirigeants ne
pouvaient voir plus loin que les objectifs qu’ils avaient eux-mêmes fixés et
les résultats qui dépassaient le niveau de l’eau. Ce qu’il se passait dans la
plus grande partie de l’iceberg, sous le niveau de l’eau, était largement
invisible, et les dirigeants estimaient que les détails ne les concernaient pas.
Gudmundsson commença à envisager le hoshin kanri autrement. C’était
comme l’alpinisme. Choisir le sommet, définir le calendrier, réunir les
ressources et planifier l’ascension, tout cela émanait de la direction de
l’entreprise. Charge à lui, ensuite, en tant que dirigeant au stade de
l’exécution, de descendre la montagne et de faire le sherpa – guider,
soutenir et développer les leaders. Une ascension en montagne ne se
déroule jamais comme prévu, et le plan initial n’est donc qu’un point de
départ. De la capacité à s’adapter et à gérer les obstacles dépend la réussite
ou l’échec, voire la vie ou la mort2.
Dans une approche organique, les leaders sont reliés par des objectifs et
des plans imbriqués, et la capacité à obtenir des résultats n’est jamais que
celle du maillon le plus faible. Le développement du leadership doit donc
être une priorité. De fait, les discussions intenses qui entourent les objectifs
et les plans ambitieux, et la démarche engagée pour atteindre ces objectifs,
constituent de formidables opportunités de développement du leadership.
Le hoshin kanri est autant un processus pour faire progresser les individus
et la culture qu’un outil pour déployer la stratégie et obtenir des résultats.
Gudmundsson informa le P-DG qu’on le verrait moins souvent aux
réunions de direction que sur le terrain, au gemba. Ses efforts portèrent
leurs fruits : sa division marketing et services enregistra des bénéfices
records à un moment où les ventes automobiles perdaient de l’argent.
Le hoshin kanri est un processus annuel de
travail en commun vers une vision et une
stratégie

Le flux du processus annuel est résumé sur la figure 13.2. La planification


débute au sommet de l’organisation avec une analyse de l’environnement et
un plan stratégique. Quels sont les risques ? De quoi dépend la réussite de
l’entreprise ? Comment pouvons-nous positionner l’organisation pour une
réussite durable ? Quelle est la compétence distinctive de l’entreprise ?
Nous reviendrons plus longuement sur le rôle de la stratégie au principe 14.
Contentons-nous d’indiquer ici que bon nombre d’entreprises avec
lesquelles nous avons travaillé n’ont d’autre « stratégie » que de vendre
plus, réduire les coûts et engranger toujours plus de bénéfices. Une stratégie
digne de ce nom doit montrer pourquoi les clients préféreront vos produits
et vos services à ceux de la concurrence. Quelle est leur différenciation ?
Qu’allez-vous vous attacher à faire ? Que ne ferez-vous pas ?
FIGURE 13.2 Vue d’ensemble du processus hoshin kanri.

Tous les 10 ans environ, Toyota crée une vision globale à 10 ans, qui est
convertie en buts plus concrets dans un business plan à cinq ans, puis
traduite en objectifs à horizon de un à trois ans. À l’heure où j’écris ces
lignes, la vision globale de l’entreprise indique : « Toyota sera aux avant-
postes de la mobilité du futur, enrichissant la vie des habitants de la planète
avec les solutions de mobilité les plus sûres et les plus respectueuses de
l’environnement. » L’entreprise le fera en « mobilisant le talent et la passion
de toutes celles et tous ceux qui ont la conviction qu’on peut toujours mieux
faire ».
Un jalon clé du déploiement de la politique est l’allocution que prononce
le président au début du quatrième trimestre de l’année. Il y présente les
éléments de la politique et lance les trois mois de planification hoshin.
Chaque unité a toutefois déjà une idée assez précise de ce que l’on attend
d’elle, car la réflexion et la préparation ont été engagées dès le troisième
trimestre. Au niveau de l’entreprise, le processus comporte quatre phases :
planification, communication horizontale et verticale, construction du
consensus et engagement sur les objectifs (voir plus bas l’exemple de
TMUK). Cette planification annuelle donne lieu à de nombreux rapports
A3, déclinés d’échelon en échelon, et de plus en plus précis et spécifiques à
mesure qu’on descend dans l’organisation.
La fin de la période de planification annuelle ne marque pas pour autant
le coup d’envoi du déploiement. Comme Gudmundsson l’a découvert chez
Volvo, il est plus efficace d’envisager la réalisation d’objectifs ambitieux
comme l’ascension d’une montagne. Vous avez un plan, vous avez préparé
tout ce qui peut l’être et vous devez maintenant affronter tous les obstacles
imprévus que vous réserve l’ascension de la vraie montagne. Il y faut de
nombreux cycles PDCA ; le processus exige une bonne dose
d’apprentissage et de raisonnement scientifique. C’est également l’occasion
pour les leaders de prendre le temps de développer leurs collaborateurs, de
les coacher et de les mettre au défi d’accomplir de grandes choses. Chez
Toyota, on enseigne que les clés de l’efficacité du hoshin kanri résident
dans les compétences de résolution de problème et de coaching (OJD) des
leaders.
Dans une organisation mécaniste, le processus d’évaluation est
strictement planifié et généralement complexe. Ce n’est pas le cas chez
Toyota. À l’échelle du groupe, il y a deux grandes évaluations : l’une en
milieu d’année, l’autre en fin d’année. En revanche, le processus de revues
et de dialogue court tout au long de l’année, y compris au sein du conseil
d’administration, dirigé par le président et composé pour l’essentiel de
collaborateurs de l’entreprise. La plupart des revues sont locales, en divers
points de l’organisation – depuis les groupes de travail des ateliers,
jusqu’aux groupes d’ingénierie produit en passant par les équipes
commerciales dédiées à tel ou tel segment de véhicules. Il y a des points de
contrôle et des revues quotidiennes aux différents niveaux de management.
Dans la division fabrication, chaque échelon hiérarchique – des
responsables de groupe au directeur du site – se retrouve quotidiennement
dans des réunions debout devant des panneaux visuels. L’objectif est de
faire le point sur hier, aujourd’hui et demain, et de mesurer la progression
globale. Les revues aux jalons servent donc rarement à gérer des crises ; ce
sont plutôt des moments de discussion et de réflexion. À mi-chemin du
processus, en milieu d’année, il peut arriver que l’évolution du contexte
exige d’ajuster le hoshin, comme ce fut notamment le cas pour le hoshin
2020 à cause de la pandémie de coronavirus.
Planifier et décider en se fondant sur une
réflexion approfondie (nemawashi)

Tout au long du processus hoshin, d’innombrables décisions doivent être


prises. Beaucoup de ceux qui rejoignent Toyota après avoir travaillé dans
une autre entreprise doivent relever le défi d’apprendre la démarche Toyota
en matière de résolution de problèmes et de prise de décision. Le processus
de décision par consensus pratiqué chez Toyota est tellement différent de la
manière dont procèdent la plupart des entreprises, que cela relève davantage
de la rééducation que de l’apprentissage. Les nouveaux employés se
demandent comment une entreprise aussi performante que Toyota peut
utiliser un processus décisionnel aussi laborieux, lent et long. Mais toutes
les personnes que j’ai rencontrées qui ont travaillé pour ou avec Toyota
pendant quelques années sont des adeptes convaincus de la démarche et en
ont généralement tiré des enseignements précieux, jusque dans leur vie
personnelle parfois.
Pour Toyota, la manière dont on parvient à la décision est aussi
importante que son résultat. Prendre le temps et faire l’effort de bien suivre
la procédure est obligatoire. Les dirigeants pardonneront une décision qui
n’a pas les effets attendus, si le processus utilisé pour y parvenir était le
bon. Une décision qui, par chance, produit des résultats positifs mais qui a
été adoptée en abrégeant le processus provoquera très probablement une
réprimande du responsable. Le secret de Toyota pour mettre en œuvre en
douceur – et souvent sans rencontrer aucun problème – de nouveaux projets
réside dans une préparation minutieuse. L’attention à chaque détail sous-
tend l’ensemble du processus de planification, de résolution de problèmes et
de prise de décision. Cette attitude se retrouve dans nombre des meilleures
entreprises japonaises, et Toyota est un maître en la matière. Rien n’est
laissé au hasard. Tout est examiné au microscope.
Ce processus de consultation préalable suit une approche scientifique
comparable à celle de la résolution de problème. Il s’articule autour de cinq
éléments :
1. Comprendre le problème ou l’enjeu et expliquer son importance et sa
priorité.
2. Comprendre la condition actuelle, notamment les causes potentielles du
problème, en demandant cinq fois : « Pourquoi ? »
3. Envisager plusieurs approches et élaborer une argumentation précise
justifiant l’approche proposée.
4. Établir un consensus au sein de l’équipe – collaborateurs de Toyota
aussi bien que partenaires extérieurs.
5. Utiliser des moyens de communication très efficaces pour exécuter les
étapes 1 à 4, de préférence le recto d’une feuille A3.

Il existe une variété de méthodes décisionnelles qui correspondent à


différentes situations. Elles vont de la décision unilatérale d’un responsable
ou d’un expert, au consensus obtenu par un groupe. Comme le montre la
figure 13.3, Toyota privilégie le consensus du groupe, mais avec
l’approbation du management. Celui-ci se réserve toutefois le droit de
demander l’avis de son propre groupe, puis de prendre une décision et de
l’annoncer. Ce cas de figure se présente seulement lorsque le groupe peine à
réunir un consensus ou qu’une décision doit être prise d’urgence. La
philosophie est de rechercher le niveau optimal d’implication en fonction de
chaque situation et de l’urgence et de la complexité de la décision.
FIGURE 13.3 La planification et la prise de décision chez Toyota.

Source : Glenn Uminger, ancien directeur général, Toyota Motor Manufacturing Amérique
du Nord.

La consultation et la recherche du consensus reposent sur le « nemawashi ».


Emprunté au vocabulaire du jardinage, le mot signifie « libérer les racines
», creuser autour des racines pour préparer l’arbre à être transplanté. Chez
Toyota, il signifie consulter toutes les personnes concernées par la décision,
y compris à titre d’expert, en vue d’obtenir leur soutien et leur adhésion.
Généralement, lorsque la décision finale est prise, toutes les personnes l’ont
déjà acceptée, avant même toute réunion officielle. Le consensus n’est pas
synonyme d’unanimité : tout le monde n’est pas d’accord à 100 %, mais
toutes les parties auront été écoutées. Une fois la décision prise, il est
attendu de chacun qu’il la soutienne sans réserve.
La large circulation des idées dans les premiers stades du développement
de produit est un exemple de nemawashi. Avant même que le design d’un
véhicule soit arrêté, Toyota met en œuvre des moyens considérables pour
évaluer les premières ébauches et réfléchir à tous les problèmes techniques
et de production éventuels. Chaque proposition est méticuleusement
analysée et des contre-mesures sont développées au travers de « dessins
d’étude ». Ce sont des croquis qui intègrent les problèmes possibles et des
propositions de solutions. Lorsque cette phase est achevée, les dessins
réalisés dans tous les services techniques sont rassemblés dans un classeur
appelé K4 (pour kozokeikaku – mot japonais qui désigne un plan structurel
–, les dessins d’étude qui concernent la structure et l’intégration du
véhicule). Je rencontrai un jour Jim Griffith, à l’époque vice-président en
charge de la direction technique, l’air sombre. Il m’expliqua qu’il venait de
recevoir un K4 sur un nouveau véhicule et qu’il allait devoir l’étudier.
Griffith n’est pas ingénieur. Je lui demandai donc pourquoi un
administrateur recevait ce document. Il sembla surpris de ma question. Il
me répondit que Toyota cherche toujours à recueillir les avis les plus divers
et qu’il avait lui aussi une opinion sur le véhicule.
Il était nerveux, car la tâche était clairement difficile pour un non-
ingénieur et il voulait apporter des commentaires utiles. En l’occurrence, le
classeur devait recueillir plus de 100 signatures. Jim était un vice-président
solidement établi dans l’entreprise ; il aurait donc pu expédier l’affaire.
Mais il savait que si l’ingénieur en chef demandait l’opinion de quelqu’un
qui n’était pas un technicien, il y avait une raison. Le processus est
important et chaque individu doit le prendre au sérieux. Peut-être verrait-il
des choses qui auraient échappé à d’autres. En tout état de cause, Jim savait
que son avis compterait.
Avant de devenir professeur d’ingénierie mécanique, Alan Ward avait
travaillé comme ingénieur développement produit. Cette expérience de
praticien l’avait convaincu des avantages de l’approche « set-based design »
du développement produit. À la différence de l’approche itérative
traditionnelle, qui consiste à sélectionner d’emblée une option puis à
procéder par itérations et modifications, plusieurs solutions sont envisagées
puis évaluées à l’aune de différents facteurs et perspectives, jusqu’à aboutir,
par éliminations successives, à la solution retenue. Alan et moi nous
sommes rendus au Japon pour savoir si les ingénieurs japonais raisonnaient
plutôt par ensembles d’options. Et – mais est-ce vraiment une surprise ? –,
Toyota nous offrit un formidable terrain d’exploration : le set-based design
était partout3. La même approche s’applique à toute décision complexe.
Toyota préfère débuter par un processus de recherche large et créatif, afin
de ne pas risquer de s’enfermer dans un plan non optimal qu’il faudra
ensuite corriger par de coûteuses itérations. Très large au départ, l’éventail
est progressivement réduit jusqu’à la décision.
Le rapport A3 pour apprendre collectivement
et rendre le raisonnement visible

Le discret rapport A3 est documenté sur une feuille de papier A3. On


l’utilise depuis de longues années chez Toyota pour raconter une histoire
avec des faits – une seule face, pour raconter une histoire, de préférence en
peu de mots et avec des données chiffrées et des graphiques. C’est un outil
clé du nemawashi, un exposé précis et circonstancié du raisonnement
actuel, utilisé pour susciter des critiques et générer des idées.
Un type de A3 a conquis d’innombrables utilisateurs à l’extérieur de la
sphère Toyota : les récits de résolution de problème. Si vous tapez « modèle
résolution de problème A3 » dans votre moteur de recherche, vous
trouverez des quantités de modèles en téléchargement gratuit. Si les formats
sont innombrables, l’utilisation efficace de la démarche est plus rare. Ce
que beaucoup d’entreprises n’ont pas compris, c’est que l’A3 n’est pas
seulement un rapport de résolution de problème qui résume ce qu’il s’est
passé. C’est aussi – et surtout – le point de départ d’un processus de
résolution de problème qui se dévoile au fil du temps et des discussions, et
qui constitue en outre un compromis entre le coach et les autres parties
prenantes. Plutôt que comme une méthode, il faut l’envisager à la lumière
des kata et voir dans ce processus des routines d’entraînement pour
développer une approche scientifique des problèmes. À cet égard, le rôle le
plus important du A3 est de rendre le raisonnement de l’apprenant visible,
ce qui permet de l’accompagner. John Shook en donne une excellente
explication dans son livre Managing to Learn4. Il l’a découvert en 1983
lorsqu’il est devenu le premier manager américain recruté par Toyota au
Japon. Son directeur de l’époque lui répétait qu’il devait apprendre à «
utiliser l’organisation » pour faire advenir des choses importantes. Il lui
apprit alors à faire de l’A3 un outil pour utiliser l’organisation.
Le rapport A3 était devenu un outil incontournable pour tous les
praticiens du lean. La référence, c’est Toyota, et Toyota utilise l’A3 ; donc,
les entreprises lean doivent faire de même. Lorsque Shook vit comment il
était utilisé, il frissonna. Il était passé par tant d’années de formation et de
pratique pour apprendre à définir un problème, observer le processus en
profondeur, poser des questions et faire le nemawashi – répondant dans le
même temps constamment aux questions et aux défis de ses différents
coaches. C’était généralement intense et épuisant.
Shook écrivit Managing to Learn pour faire découvrir le processus de
management de Toyota. Le format du rapport A3 en tant que tel ne
l’intéressait pas ; il disait que le A3 devait être envisagé comme un crochet
ou un artefact pour aider le manager à coacher ses collaborateurs. Il écrit
ainsi dans son livre :
J’ai découvert le processus A3 durant le cours naturel de mon travail à Toyota City […]. Mes
collègues et moi rédigions des rapports A3 presque tous les jours. Nous plaisantions, et
râlions aussi un peu, en disant que nous avions l’impression de les recommencer dix fois, ou
plus. Rédiger, corriger, déchirer en mille morceaux, recommencer, en discuter, les maudire –
tout cela, pour clarifier notre propre pensée, apprendre des autres, informer et instruire les
autres, assimiler les enseignements, fixer les décisions et réfléchir à ce qu’il se passait.

Il existe différentes versions de l’A3 : pour la résolution de problème, les


propositions, les rapports d’état et le partage d’informations. Sobek et
Smalley en font une description détaillée, illustrée de nombreux exemples
tirés de Toyota, dans leur ouvrage Understanding A3 Thinking5. Qu’il
s’agisse de résolution de problème, de planification ou d’autre chose, le
principe est le même : réfléchir et enchâsser le PDCA dans le processus.
Tout bon rapport A3 intègre le PDCA, à l’exception peut-être du « partage
d’information » et des rapports d’état, puisqu’il s’agit généralement
d’étapes intermédiaires faisant partie d’un PDCA plus large.
Comme nous le verrons un peu plus loin dans ce chapitre, les rapports
A3 sont des outils essentiels tout au long de la planification et de
l’exécution du hoshin kanri – y compris lors de la phase initiale de réflexion
sur le plan de l’année précédente et ses résultats. Le récit de la proposition
est central dans la phase de planification. Un exemple de rapport A3 de
proposition est présenté sur la figure 13.4. Il ne découle pas du hoshin, mais
d’un problème soulevé par des ingénieurs du centre technique de Toyota et
soutenu par le responsable des achats.
Le problème était le suivant : la plupart des achats du centre portaient sur
des montants inférieurs à 500 dollars, mais ces petits achats étaient soumis
aux mêmes procédures d’autorisation que les machines coûtant des
centaines de milliers de dollars. L’idée était de simplifier la procédure, ce
qui semblait une demande sensée. Toutefois, chez Toyota, les dirigeants
veulent des faits, des données et une argumentation. En outre, ils veulent
être assurés que le tout a été méticuleusement réfléchi avec les parties
prenantes clés. Le rapport A3 préconisait que Toyota utilise des cartes de
crédit, que l’entreprise émettrait elle-même. Y étaient également détaillés
les divers contrôles à mettre en œuvre pour éviter les utilisations abusives,
par exemple bloquer les achats personnels dans les magasins d’alimentation
et les bijouteries. Un pilote avait déjà été mis en place pour tester l’idée. Au
moment de la présentation officielle de la proposition, la plupart des
dirigeants concernés avaient déjà été impliqués dans le processus et en
connaissaient donc bien le contenu. Elle fut validée en quelques minutes.
Ce qui était important, c’était le processus. On ne voit pas ici toutes les
idées qui ont été envisagées, écartées et affinées ; les rapports A3 déchirés ;
le nemawashi ; le travail de recherche. Mais il est évident qu’aucun détail
n’a été laissé au hasard. L’auteur du rapport A3 jugeait même que celui-ci
contenait trop de mots et pas assez de chiffres.
Le hoshin kanri et le management quotidien
vont de pair

Revenons au déploiement de la politique, le hoshin kanri. Techniquement


parlant, il est centré sur des buts ambitieux pilotés par les dirigeants. Les
groupes de travail se consacrent quant à eux à des améliorations plus
modestes en vue d’atteindre les objectifs fixés sur les indicateurs de
performance clés (KPI). Chez Toyota, cependant, les deux sont mélangés
(voir figure 13.5)*. Chez TMUK, par exemple, le plan est assimilé à une «
route » vers l’état futur souhaité, jalonnée de rochers et de cailloux, les
obstacles à franchir. Les rochers rendent le voyage incertain et les cartes
détaillées sont de peu d’utilité, sachant que, dans la plupart des cas, même
le parcours n’est pas clairement défini d’avance. On enseigne aux
collaborateurs que « le hoshin organisationnel est requis pour enlever les
gros rochers, alors que les petits cailloux peuvent être améliorés avec le
kaizen quotidien ». C’est aux managers, qui disposent de l’autorité et de
l’accès aux ressources pour apporter des changements systémiques, qu’il
revient de soulever les gros rochers, qui empiètent généralement sur
plusieurs groupes de travail, voire plusieurs services. Les managers sont
formés à la conduite de PDCA pour supprimer les obstacles sur la voie des
objectifs hoshin.
FIGURE 13.4 Exemple de rapport A3.

FIGURE 13.5 Le hoshin kanri et le management quotidien vont de pair.


Pour ce qui est des plus petites pierres, on entend souvent dans une usine
Toyota : « Nous sommes une société de management des anomalies. » Par
anomalie, il faut entendre une déviation par rapport au standard. C’est
même la définition d’un « problème ».
Lorsqu’on se rend dans une usine et que l’on observe la ligne de
production, où les cycles de travail sont brefs et strictement organisés, on
découvre qu’il y a des standards pour tout. Sur la ligne de production, la
résolution de problème consiste pour l’essentiel à supprimer les petites
pierres en identifiant et en éliminant les déviations par rapport aux
standards existants. Par exemple : les filtres ne sont pas changés quand il le
faudrait ou il y a sur la carrosserie des éraflures contraires aux normes de
qualité ; le processus 5 est régulièrement en retard par rapport au cycle
planifié ; l’opérateur du processus 3 ne respecte pas les standards de posture
ergonomiques ; ou encore, il manquait une vis sur une voiture pour le
processus 6. Toyota utilise l’acronyme SDCA (Standard, Do, Check, Act)
pour désigner les cas qui relèvent d’une déviation individuelle par rapport
au standard, et non d’un problème majeur qui demande à être défini et
décomposé en sous-problèmes. En résolvant les problèmes un par un à la
cause racine, il en résulte une diminution du nombre d’anomalies. Vous
pouvez consacrer moins de temps à corriger des déviations spécifiques au
profit du kaizen quotidien, de sorte à atteindre les objectifs KPI. Les
objectifs KPI sont une forme de standard*.
La distinction entre PDCA et SDCA me semble particulièrement utile à
un haut niveau d’abstraction. Les projets plus ambitieux répondant à des
défis d’envergure exigent que l’on consacre beaucoup de temps, au cours de
la phase de planification, à la définition du problème, comme nous l’avons
vu avec les « Toyota Business Practices ». Les problèmes plus circonscrits
affectant un processus spécifique se ramènent souvent à une déviation par
rapport à un standard donné. Dans la réalité, tout est PDCA : comprendre
l’objectif par rapport à la condition actuelle, réunir les faits, identifier les
causes et expérimenter pour atteindre la cible. Le processus pourra être plus
rapide pour le SDCA, mais on ne peut en faire l’économie.
Toyota a élaboré un modèle conceptuel pour illustrer le fonctionnement
imbriqué du SDCA et du PDCA – et ce qu’il se produit en l’absence de l’un
ou de l’autre (voir figure 13.6). Le modèle montre un processus disruptif de
changements radicaux pilotés par le hoshin, suivi d’une période de SDCA,
pour progresser graduellement vers les KPI cibles. Dans la vie,
naturellement, les choses se passent rarement de manière aussi fluide, mais
le modèle illustre un point important. Lorsqu’un changement majeur
survient, cela entraîne beaucoup de disruption, et donc, une variation
significative. Réduire la variation et se rapprocher du standard exige de
nombreux cycles SDCA au niveau des opérateurs.
Avant d’aborder en détail l’approche du hoshin kanri et du management
quotidien mise en place à TMUK, qui fera l’objet de la prochaine section, il
est important de savoir que l’usine avait lancé peu de temps auparavant un
nouveau modèle de Corolla, à motorisation essence et hybride. Celui-ci
reposait sur une nouvelle architecture globale, très différente des modèles
antérieurs : de nouvelles machines, des changements dans tous les
processus et un nouveau produit. Sans surprise, cela entraîna une
augmentation attendue des déviations par rapport aux standards de qualité,
de sécurité et de productivité – les équipes ne savaient plus où donner de la
tête. C’est pourquoi une part importante des activités kaizen était consacrée
à ces problèmes. Chacun devait faire de son mieux pour coller au plan de
lancement et gérer toutes les déviations inattendues en résolvant les
problèmes au quotidien, sur la ligne.
FIGURE 13.6 Relation entre le hoshin kanri et le management quotidien : rencontre du
top-down et du bottom-up.

Source : Toyota Motor Corporation.

La partie inférieure du graphique illustre ce qu’il peut se produire


lorsqu’une entreprise met en place le hoshin kanri (HK) sans un
management quotidien (DM) efficace. La courbe est en dents de scie : une
grosse bosse sur un choix de mesures pour répondre au défi jusqu’à ce que
les dirigeants réorientent les énergies sur le changement suivant, et l’effort
initial se dégrade. À l’opposé, un management quotidien rigoureux, avec
des équipes de première ligne passionnément engagées dans le SDCA, se
traduira par des améliorations régulières mais ne permettra pas le
changement architectural radical requis pour s’adapter à l’évolution des
produits, des technologies et de l’environnement.
La communauté lean a largement intégré l’idée que le HK et le DM vont
de pair. Pour autant, on observe pléthore de consultants qui arrivent dans les
entreprises et « mettent en œuvre » simultanément le HK et le DM, à grande
échelle et rapidement. Ils promettent généralement de formidables
économies de coûts, plusieurs fois supérieures à leurs confortables
émoluments. Dans la majorité des cas, leur intervention ne produit pas
d’effets pérennes. C’est précisément la situation à laquelle se trouve
aujourd’hui confronté un de mes clients, contraint par sa direction à
délaisser une approche progressive du développement des collaborateurs au
profit d’une approche agressive visant à obtenir des résultats immédiats.
Qu’on ne se méprenne pas : l’entreprise obtiendra des résultats, les
consultants seront payés et passeront à la mission suivante, les uns et les
autres comptant joyeusement leur argent. Beaucoup de grandes idées seront
produites rapidement par les managers, on créera de longues listes de tâches
assorties de noms et de dates, et le P-DG surveillera le tout, réclamant des
résultats. De grands changements interviendront, certaines personnes seront
promues, on demandera à d’autres de s’en aller. Des ouvriers seront
licenciés. Et les processus seront sens dessus dessous – il y aura beaucoup
de variations.
Le problème, lorsqu’on déploie aussi rapidement autant de choses en
même temps, est que les personnes n’ont pas été formées pour continuer à
améliorer les systèmes et que la culture n’a pas changé. La plupart des idées
que les managers soumis à une pression intense généreront seront de grands
changements aux effets sonnants et trébuchants : automatiser des processus,
faire pression sur les fournisseurs, éliminer tout ce qui – collaborateurs
compris – n’est pas nécessaire pour faire tourner la production, se
concentrer sur les grosses pertes comme les déchets, changer l’agencement
des locaux et des ateliers, et exiger toujours plus des collaborateurs. Le
système de management quotidien débordera de panneaux KPI et de
réunions quotidiennes pilotées par des leaders qui ne savent pas comment
piloter une réunion ni améliorer les processus. J’en ai été témoin
d’innombrables fois. C’est une application grossière des aspects techniques
du lean. Les dirigeants ne se rendent pas compte que même les outils du
lean ont une dimension technique et une dimension sociale. L’efficacité
exige les deux.
Tout, pourtant, n’est pas noir. J’ai vu des entreprises mettre en place des
changements d’architecture majeurs – créer des lignes en flux pièce à pièce,
former des managers au flux de valeur, installer des systèmes kanban,
rédiger des standards de travail et éliminer les gaspillages les plus faciles –,
pour s’apercevoir que les anciennes habitudes commençaient à reprendre le
dessus. Elles ont donc décidé de ralentir le mouvement, de prendre le temps
de faire les choses en profondeur et ont mis en place un projet pilote pour
développer des systèmes de management quotidien efficaces et former leurs
managers à la résolution de problème : une approche qui les a aidées à
évoluer dans la bonne direction. Nous reviendrons dans le dernier chapitre
sur les différentes approches de la gestion du changement.
Le hoshin kanri à TMUK

Voyons à présent ce qu’il en est très concrètement en accompagnant Toyota


Motor United Kingdom (TMUK) au long d’une année de hoshin kanri. Tout
commence au niveau des dirigeants, avec le hoshin de l’usine. La première
étape consiste à étudier l’environnement. Plusieurs facteurs devaient être
pris en compte par TMUK :
1. Contribution aux bénéfices. Le nouveau P-DG de Toyota Europe
s’était engagé sur une contribution significative aux bénéfices, ce qui
impliquait que TMUK allait devoir maîtriser ses coûts pour rivaliser
avec les pays à bas coûts. Pendant trois ans, le hoshin cibla une
réduction du coût total contrôlable de 10 % par an, objectif que TMUK
put atteindre grâce à un kaizen continuel dans tous les compartiments de
l’activité – et sans licencier d’opérateurs.
2. Impact de la crise financière. Au cours de cette période tumultueuse,
TMUK ferma une de ses deux lignes d’assemblage et proposa des
dispositifs de départs volontaires, que de nombreux opérateurs et
managers parmi les plus anciens acceptèrent, perdant ainsi beaucoup
d’effectifs de réserve et se retrouvant avec une ligne disponible pour
une nouvelle activité.
3. Lancement d’un nouveau modèle. Comme nous l’avons évoqué,
TMUK lançait à l’époque un nouveau modèle de Corolla basé sur une
amélioration de la plate-forme et exigeant beaucoup de nouvelles
machines. Un lancement majeur comme celui-ci est toujours disruptif.
4. Le Brexit. Il s’agissait d’une source d’incertitude, la plupart des
véhicules de l’usine étant vendus en Europe et les taxes douanières
faisant peser une menace sur la rentabilité.
5. CASE. Toyota réorientant sa stratégie sur les véhicules connectés,
autonomes, électriques et à mobilité partagée (voir principe 14), TMUK
voulait être prêt pour la nouvelle technologie de mobilité et compétitif
pour gagner le droit de produire ces nouveaux véhicules.

Hoshin de niveau supérieur

TMUK élabora donc le hoshin de niveau supérieur (niveau 1) pour 2019,


résumé sur la figure 13.7. Du point de vue de tous les salariés de TMUK, la
vision était de devenir une « usine admirée dans le monde entier –
opérationnelle et ouverte à tout ». Tous voulaient que l’usine survive et
perdure. Toyota décide quelle usine fabriquera quel véhicule. Donc, d’une
certaine manière, les concurrents de TMUK sont les autres usines Toyota –
principalement au Japon, mais aussi en Europe. TMUK veut être aux avant-
postes pour les nouveaux véhicules, lorsque leur temps viendra. Réussir le
lancement de la nouvelle Corolla et atteindre les objectifs de coûts, de
délais et de qualité montreraient ce dont l’équipe de TMUK était capable.
Le plan pour atteindre les deux objectifs comportait trois thèmes, avec
des systèmes habilitants :
Le thème 1 était de devenir le premier producteur de la Corolla en
s’appuyant sur la vision des trois meilleurs : meilleur management,
meilleur opérateur, meilleur processus. Tous ces éléments furent
définis et mis en pratique à travers le système de développement du
management des ateliers décrit au principe 10.
Le thème 2, « De la matière grise, pas de l’argent », renvoie au kaizen
quotidien avec des dépenses d’investissement minimales. Toyota est
convaincu que « si les opérateurs adhèrent à l’amélioration continue,
aucun défi n’est trop grand ». Les avancées plus importantes – qui
impliquent des innovations plus fondamentales – sont essentiellement
pilotées par les managers et les ingénieurs.
Les objectifs chiffrés sont issus du programme européen ACE 1000
lancé en 2015 (réduction des coûts, amélioration de la productivité et
augmentation du chiffre d’affaires).
FIGURE 13.7 Hoshin de l’usine de Toyota Motor, au Royaume-Uni, pour 2019.

Le thème 3 est centré sur la capacité disponible et l’amélioration de la


marge bénéficiaire par-delà la fabrication de la Corolla. Ce thème fut
confié à un dirigeant de TMUK qui déploya des trésors d’imagination
et investigua toutes les étapes de la chaîne d’approvisionnement. Par
exemple, rapatrier en interne la fabrication des pièces détachées ou
encore intervenir sur des véhicules vendus, en y ajoutant des options et
en les remettant à neuf. Il explora même la possibilité de fabriquer les
véhicules de concurrents, comme Nissan, mais l’idée fut abandonnée.

Le socle du plan est la sécurité (zéro accident) et la protection de


l’environnement (par exemple, 100 % de recyclage, zéro enfouissement de
déchets, 100 % de réutilisation de l’eau), dont les TBP et Le Modèle Toyota
sont les pivots – le « comment ». Cette vision conceptuelle est représentée
sous la forme d’une maison, puis déclinée en objectifs.
Il faut noter qu’aucun dirigeant de la maison mère ne chapeautait ces
initiatives. À de nombreux égards, on attendait des équipes de TMUK
qu’elles réfléchissent et agissent par elles-mêmes. Même l’idée de
développer de nouvelles activités émanait de TMUK.

Déployer le hoshin dans les ateliers

Une usine Toyota est organisée en ateliers : emboutissage des panneaux de


carrosserie, soudage, peinture, moulage plastique et assemblage. Chaque
atelier – ou, dans certains cas, une combinaison d’ateliers – est dirigé par un
directeur général. Il lui revient d’élaborer une stratégie hoshin pour l’atelier,
qui est ensuite déployée au niveau des managers pour les différentes
sections dudit atelier.
À TMUK, Andy Heaphy était directeur général de la fabrication de la
carrosserie, qui comprend la presse (emboutissage) et la carrosserie
(soudage). Il élabora le hoshin de l’atelier (niveau 2) avec la collaboration
de ses managers (voir figure 13.8). Le plan est au format A3, en
l’occurrence sous la forme d’un tableau. Au niveau supérieur, on trouve une
vision et des engagements alignés sur le concept de TMUK : devenir «
l’atelier d’emboutissage et de carrosserie le plus admiré au monde » en
motivant et en impliquant les opérateurs, en formant les opérateurs à
produire des résultats exceptionnels et en visant « les trois meilleurs ». Le
groupe décida de porter une attention particulière sur « meilleur opérateur »
et décrivit comment il atteindrait cet objectif.
Le cœur du hoshin est constitué des cinq missions alignées sur le hoshin
de niveau supérieur : sécurité ; environnement ; propreté et intelligence
(FMDS) ; souci de viser « les trois meilleurs » (« n° 1 des Corolla hors
Japon ») ; conformité au programme ACE 1000 (« De la matière grise, pas
de l’argent »). Chaque mission est décomposée en un plan général assorti
d’objectifs ambitieux – par exemple, zéro accident et zéro impact sur
l’environnement – et d’objectifs chiffrés plus spécifiques – comme
améliorer de 5 % le green mapping et atteindre les objectifs de coûts 2019.

FIGURE 13.8 Hoshin du directeur général pour la production des tôles (emboutissage) et
de la carrosserie (soudage).

L’objectif de green mapping (également appelé « diagnostic des


processus ») se rapporte au « meilleur processus ». Il s’agit d’un audit
complet du processus par rapport au standard dans des domaines tels la
sécurité, l’ergonomie, le pourcentage de déplacements, le nombre de retours
pour obtenir les pièces conformes, la complexité de la prise de décision des
opérateurs. Créé à l’origine comme outil d’ingénierie pour développer les
processus lors du lancement de nouveaux produits, il demande du temps et
une formation dédiée. Les chefs de groupe procèdent à cet audit deux fois
par an et les écarts constatés orientent les activités d’amélioration continue.
Les critères d’évaluation de « meilleur opérateur » sont : respect des
standards de travail, utilisation correcte de l’andon et polyvalence dans
l’apprentissage de différents processus. Le « meilleur management » est
mesuré deux fois par an par un audit du travail standardisé au niveau global
– par exemple, une feuille d’instruction du poste est en place et à jour ; les
opérateurs ont suivi les standards de travail et correctement utilisé l’andon ;
tous les fondements sont en place et correctement utilisés. Chaque
processus fait l’objet d’un audit approfondi deux fois par an. Pour identifier
des domaines d’amélioration pour le rôle de chef de groupe, les chefs de
groupe conduisent un audit spécifique deux fois par an, centré sur les
exigences minimales du poste. Cela demande beaucoup de travail et le
manager de section doit accompagner le chef de groupe tout au long d’une
journée de travail.
Les « qui » portés en regard de chaque mission – emboutissage et
carrosserie – sont ensuite chargés de développer un plan hoshin encore plus
détaillé (niveau 3). On trouve sur la figure 13.9 le plan hoshin pour la
qualité du soudage. Dans ce cas, un diagramme de Gantt est utilisé pour le
calendrier des éléments du plan. Sous le plan (on ne le voit pas sur la
photo), sont affichés des plans encore plus détaillés pour les activités : gérer
les standards de qualité, réduire les rebuts de carrosserie et mettre en place
un nouveau processus pour contrôler le travail standardisé. Encore au-
dessous, on trouve les objectifs chiffrés pour les trois principaux indicateurs
de qualité : audit de la qualité des expéditions (SQA), défauts par unité et
taux d’exécution directe. Le SQA est un KPI global. Un petit nombre de
véhicules sont retenus au hasard chaque jour et soumis à une inspection
complète et des tests – ils reproduisent l’expérience du client, et c’est la
mesure la plus importante. Le taux d’exécution directe désigne le
pourcentage de caisses qui passent par toutes les stations de soudage sans
qu’il soit besoin de les retirer de la ligne pour les réparer. Il y a encore un
autre panneau avec un plan à trois mois d’amélioration de la qualité, encore
plus détaillé.
Plus on descend dans les niveaux, plus l’orientation conceptuelle de
niveau supérieur est traduite en objectifs et plans détaillés et concrets. Cette
déclinaison exige beaucoup de réflexion, d’études et de discussions. Il ne
s’agit pas seulement de répercuter mécaniquement aux échelons suivants
des objectifs comme : « Nous avons besoin de réduire les coûts de 10 %
pour l’usine, votre part est de 3 %. » C’est ce difficile processus
d’identification des facteurs causaux susceptibles d’influer sur les résultats
qui est au cœur de la planification hoshin. Le directeur général et les
managers se demandent : « Sur quoi dois-je travailler pour produire les
résultats dont l’usine a besoin ? »
Pour le directeur général qu’est Heaphy, chaque aspect de ce processus
est une opportunité de coaching. Il pourrait créer son hoshin et le déployer
en donnant des ordres, mais il sait que cela n’aiderait personne à progresser.
Il présente donc ses idées ou son hoshin à son équipe, recueille leurs points
de vue et leurs suggestions, apporte des modifications et puis demande à
son équipe : « Élaborez un plan pour m’aider à atteindre mes objectifs. »
Chaque membre de l’équipe présente sa proposition de plan sur un A3. À
partir de là, s’engage un processus de coaching.
FIGURE 13.9 Stratégie hoshin pour la qualité des soudures des carrosseries.

On l’aura compris, Toyota utilise beaucoup le papier – souvent, au


format A3. J’ai demandé pourquoi à Heaphy. Voici sa réponse :
Premièrement, nous ne sommes pas des fanas de la technologie et, deuxièmement, les écrans
d’ordinateurs ne sont pas très pratiques pour visualiser ce genre de choses. Par ailleurs,
lorsque vous avez une réunion avec de nombreux participants, il vous faut un très grand
écran. Nous préférons donc généralement utiliser de grands panneaux pour que les
informations soient visibles de tous ; d’autres personnes, les managers ou mon directeur,
peuvent également venir les consulter directement dans mon atelier. C’est un genchi genbutsu
et cela ne donnera pas grand-chose s’il est dans une base de données protégée par un mot de
passe. Je pense qu’avoir les plans sur des panneaux est également très efficace du point de
vue de l’engagement des équipes et pour suivre la progression. Vous vous demandez : « Où en
sommes-nous sur tel ou tel point ? » Alors que si vous ne le voyez pas, rien ne vous incite à
vous poser des questions.
Mettre en œuvre le hoshin kanri dans les groupes de
travail

Lorsque le hoshin arrive au niveau du chef de groupe, les concepts et les


objectifs d’ensemble sont fixés. Il n’y a pas de stratégie hoshin distincte
pour le chef de groupe, qui se concentre sur le FMDS (Floor Management
Development System) – notamment, le panneau des KPI (voir figure 13.10).
Les missions changent rarement : sécurité et environnement, qualité,
productivité, coûts et développement des ressources humaines. Si les KPI
changent rarement, les objectifs chiffrés et les priorités, eux, évoluent. Par
exemple, comme TMUK était dans une année de lancement d’un nouveau
produit, un certain nombre de défauts de qualité sur la ligne et de problèmes
ergonomiques ont été identifiés alors que les chefs de groupe et les chefs
d’équipe travaillaient sur les détails des processus avec les opérateurs ; la
sécurité et la qualité étaient donc des priorités.

FIGURE 13.10 Panneau KPI du chef de groupe.


Les « KPI principaux » sont dérivés du panneau des KPI du hoshin du
manager. Les « sous-KPI » sont les facteurs qui influencent les KPI
principaux. Ces indicateurs sont essentiels. Pour faire réellement évoluer les
choses, les chefs de groupe ont besoin de quelque chose sur quoi travailler.
Ils peuvent travailler à améliorer les facteurs causaux qui influencent les
résultats. L’idée est la même qu’avec la condition cible dans les kata : on a
besoin à la fois du résultat et de la condition de processus souhaitée. Les
personnes doivent mobiliser un raisonnement causal, ce qui est beaucoup
plus difficile que de se fixer une cible à atteindre. Prenons un exemple. L’un
des principaux KPI de sécurité est le taux d’incidents avec arrêts de travail
mais, de fait, c’est un taux et on ne peut le contrôler directement. Le sous-
KPI concerne les « presque-accidents », lesquels peuvent être observés et
sont plus nombreux. Des audits de sécurité sont conduits régulièrement
pour évaluer tous les risques associés à la tâche, et ces audits mesurent les
presque-accidents. Par exemple, au moment de ma visite de l’usine en
décembre 2019, il n’y avait eu que 6 accidents avec arrêts de travail sur
l’année pour l’atelier d’emboutissage et de carrosserie, l’objectif étant de
10. Pour autant, il y avait un grand nombre de presque-accidents sur
lesquels travailler.
Enfin, tout en bas du panneau, on trouve les points de focus, c’est-à-dire
les actions visant à améliorer les sous-KPI. Il peut s’agir par exemple de
porter correctement tous les équipements de protection personnelle ou de
concevoir les tâches de sorte à adopter la bonne posture, afin d’éviter les
problèmes musculo-squelettiques. Les panneaux KPI et les panneaux
d’actions sont utilisés lors de la réunion quotidienne du chef de groupe avec
le manager de section, illustrés ici pour le groupe qualité au soudage (voir
figure 13.11).
FIGURE 13.11 Réunions d’actions qualité sur le soudage des carrosseries.

Les visions, missions, indicateurs, objectifs et plans sont ainsi répercutés,


avec des rétroactions, d’échelon en échelon. Comme nous l’avons dit, la
planification débute réellement au cours du troisième trimestre avec la
réflexion (hansei), qui ajoute des colonnes aux plans hoshin A3 pour
indiquer les écarts qui subsistent et les actions à prendre pour les réduire.
Des échanges quotidiens et hebdomadaires ont également lieu à tous les
échelons de l’entreprise, qui déterminent la planification à court terme.
Utiliser le hoshin kanri avec l’approche des
Toyota kata : l’exemple de SigmaPoint

Intéressons-nous à un nouvel exemple de déploiement de la politique, cette


fois dans une autre entreprise que Toyota. La société canadienne
SigmaPoint Technologies, basée dans l’Ontario, fournit des services de
fabrication électronique de bout en bout pour diverses applications :
télécommunications, contrôles industriels, énergies renouvelables
notamment. Son produit phare est l’assemblage de circuits imprimés avec
des composants montés en surface. L’entreprise, qui a réalisé un chiffre
d’affaires de 80 millions de dollars et qui comptait 350 collaborateurs en
1999, gère deux sites : un site de prototypage rapide à Kitchener, dans
l’Ontario, et un site de production à Cornwall, également dans l’Ontario.
Comme tant d’autres entreprises, SigmaPoint s’est intéressé à la fabrication
lean. Et comme bien peu d’entreprises, le prestataire canadien a accompli sa
transformation lean sans être accompagné par des consultants extérieurs.
L’entreprise a étudié la méthode, l’a expérimentée, affinée, développée,
dans une démarche d’apprentissage permanent. Portée par des leaders
auxquels le raisonnement scientifique semble être naturel, l’entreprise a fait
des systèmes lean sa philosophie d’organisation, avec des résultats
fantastiques en termes de qualité, de coûts et de délais de livraison.
Par exemple, les leaders ont réorganisé les lignes de production, qui
étaient auparavant structurées par types de machines, en flux de valeur par
familles de produits – depuis les petits lots conçus à la demande jusqu’aux
circuits standardisés fabriqués en lots plus importants. Ils ont d’abord mis
en place une expérience pilote. Ils ont déplacé dans une nouvelle usine, de
l’autre côté de la rue, le flux de valeur des produits à fort volume peu
diversifiés pour y tester le concept de cellule, puis ont organisé tout le site
en flux de valeur, famille de produits après famille de produits. Tous les
principes du lean abordés dans ce livre ont été intégrés et fonctionnent :
flux, systèmes tirés, lissage, standards de travail, management visuel,
pokayoke, andon et technologie au service des hommes.
Chaque flux de valeur est dirigé de bout en bout par un manager du flux
de valeur qui a une responsabilité de niveau 2. Il est en liaison avec tous les
groupes de services, notamment ingénierie, ventes et comptabilité. Vient
ensuite le coordinateur du flux de valeur, équivalent du chef de groupe chez
Toyota, qui a une responsabilité de niveau 3. Ensuite, ce sont les « chefs de
groupe du flux de valeur », équivalents des chefs d’équipe de Toyota. Les
petites réunions quotidiennes devant les panneaux visuels combinent la
résolution de problème A3 et le kata d’amélioration, illustration de la
maturation de la méthode et de l’application du raisonnement scientifique à
l’amélioration au quotidien.
Lorsque les leaders estimèrent être prêts à passer à l’alignement des
opérations, ils étudièrent plusieurs livres consacrés au hoshin kanri et
s’attelèrent à expérimenter, adapter et apprendre la méthode. Ils
participèrent à un atelier de formation et débutèrent avec la célèbre matrice
X. Je ne m’attarderai pas ici sur cet outil que l’on retrouve dans quasiment
tous les livres consacrés au hoshin kanri et qui, en outre, n’est pas utilisé
par Toyota. Rappelons simplement que c’est une matrice d’une page qui
comporte un X en son milieu, dont on remplit successivement les quadrants
: (a) objectifs à trois à cinq ans ; (b) objectifs annuels ; (c) priorités
d’amélioration de premier niveau ; (d) objectifs d’amélioration chiffrés
ainsi que (e) personnes responsables des objectifs. Dans les coins, on note
des X pour indiquer comment les objectifs, les priorités et les cibles sont
corrélés. SigmaPoint a trouvé l’outil utile pour visualiser ses plans de
niveau supérieur, mais préfère utiliser des documents A3 pour le
déploiement. Enfin, au niveau des actions, l’entreprise a relié les plans à
l’approche kata du raisonnement scientifique.
Entreprise de fabrication de taille moyenne, SigmaPoint a pu passer du
plan stratégique au déploiement avec trois niveaux de leadership (voir
figure 13.12) – un peu comme l’a fait TMUK. Le plan de déploiement
stratégique de niveau 1 utilise les informations de la matrice X et en
rapporte les détails sur un graphique de répartition hiérarchique (voir figure
13.13). L’entreprise a débuté avec deux objectifs à trois à cinq ans : «
Atteindre une excellence opérationnelle de niveau mondial » et un niveau
ambitieux de « Bénéfices avant impôts » – ces deux objectifs étant à leur
tour décomposés en objectifs à un à trois ans. Par exemple, en année 1 :
remporter le prix AME de l’excellence opérationnelle (un moyen de
focaliser les efforts d’amélioration), atteindre les objectifs de bénéfices,
augmenter la rotation des stocks, améliorer l’efficacité de la production,
l’intégration des systèmes business et l’exactitude des devis, augmenter les
services et les compétences de gestion des comptes et atteindre des objectifs
agressifs de chiffre d’affaires. Cet ensemble d’objectifs implique toutes les
fonctions de l’entreprise.

FIGURE 13.12 Vue d’ensemble du hoshin kanri et des kata à SigmaPoint Technologies.

Source : SigmaPoint Technologies.


FIGURE 13.13 Plan de déploiement stratégique de niveau supérieur L1 de SigmaPoint
Technologies – vue éclatée.

Les objectifs sont à nouveau décomposés en défis de niveau 2, avec des


objectifs chiffrés pour les services. Les différents services de l’entreprise les
déploient ensuite à leur tour au niveau 3 (processus), à travers les systèmes
de management quotidien. On utilise la métaphore du « catchball » pour
désigner ce processus d’allers et retours entre les niveaux. De nombreuses
entreprises l’utilisent dans les phases de planification pour définir, par
l’adhésion des parties prenantes, les objectifs hoshin. Chez SigmaPoint,
l’équipe dirigeante tient une réunion bimensuelle dans l’obeya et des
réunions catchball bimensuelles, également avec les directeurs de
département. Le niveau 2 participe ensuite à des séances régulières de
catchball avec le niveau 3.
Suivons un élément de la chaîne lié à l’objectif à un an du service de
fabrication au niveau 2 : « maximiser la vélocité de la SMT grâce à la
modélisation et la formation à la théorie des contraintes au sein du secteur »
(travail standardisé et formation au poste), où SMT signifie « technologie
de montage en surface ». Sur la figure 13.14, nous proposons un exemple
de rapport A3 portant sur l’augmentation du flux de production grâce à la
SMT. La SMT est un processus automatisé et robotisé, qui est le goulet
d’étranglement de chaque flux de valeur. L’A3 est organisé autour du
modèle du kata d’amélioration. La cible : libérer quatre heures de capacité
par jour pour les 80 % de produits à plus gros volume avec un
investissement en capital minimum. Il y avait des conditions cibles, des
conditions actuelles, des obstacles et des cycles de PDCA « actifs » au
moment où ce rapport a été établi. Le document, qui continue à évoluer,
relève de la responsabilité d’un manager de flux de valeur. Les managers
des flux de valeur se rencontrent toutes les semaines pour discuter de leurs
A3 et ils sont également responsables du catchball avec les coordinateurs de
flux de valeur.
Au niveau 3 du processus (voir figure 13.15), on trouve le panneau de
management quotidien pour les responsables de cellule. Il est organisé
comme un story-board de kata, intégrant à la fois le PDCA piloté par le
hoshin et le SDCA. Le défi de niveau 2 apparaît dans le coin supérieur
gauche. Viennent ensuite les conditions cibles, les conditions actuelles, les
différents autres graphiques et diagrammes, le tableau de bord du cycle
PDCA. Chaque expérimentation est documentée sur ce tableau de bord :
plan, prévision, résultats, apprentissage. Dans la partie inférieure droite, on
trouve une feuille de contrôle de la santé du processus pour des éléments
comme les emplacements des stocks tampons, le fonctionnement du tapis
roulant, les palettes SMT et la mise en place des matières.
FIGURE 13.14 Rapport A3 pour les opérations de fabrication L2 de SigmaPoint
Technologies.
FIGURE 13.15 Panneau de management quotidien pour le niveau de processus L3 de
SigmaPoint Technologies (basé sur les Toyota kata).

Tout en bas, on trouve un ajout intéressant au document SDCA. Il y a


d’abord une liste ouverte d’obstacles (voir figure 13.16). Mais en lieu et
place de la traditionnelle liste d’actions – problème, contre-mesure, quand,
qui –, on trouve une version modifiée du kata d’amélioration sur des
étiquettes à idées. Si un obstacle se révèle être un problème plus important
qu’on ne le pensait, les leaders agrafent les tableaux de bord PDCA sur les
étiquettes à idées. On le voit, l’approche scientifique est même utilisée pour
le SDCA. Résultat : la direction fixée au niveau des dirigeants de
l’organisation est déclinée en actions à travers l’expérimentation et
l’apprentissage au gemba.
FIGURE 13.16 La liste des obstacles génère des étiquettes d’idées pour le SDCA.
Le hoshin kanri, un processus pour piloter et
promouvoir l’apprentissage organisationnel

Toyota a compris depuis longtemps que le hoshin kanri est le tissu


conjonctif entre l’apprentissage organisationnel et la réalisation des
objectifs de l’entreprise. L’amélioration continue peut accomplir beaucoup.
Mais impliquer chaque individu dans la démarche d’amélioration continue
de telle sorte qu’il en ressorte des progrès importants au niveau de
l’ensemble de l’entreprise exige d’aligner ces objectifs et de mesurer
quotidiennement la progression vers ces objectifs. D’où le principe 13 : «
Mobiliser l’énergie de progrès de vos équipes à travers des objectifs alignés
à tous les niveaux. » Le simple fait de fixer des objectifs précis, mesurables,
ambitieux, puis de mesurer les progrès, est extrêmement motivant, même si
la réussite n’est pas obligatoirement synonyme de récompense tangible.
Les responsables de Toyota sont passés maîtres dans l’art de fixer des
objectifs conjointement avec leurs subordonnés. De plus, ils sont de
fervents adeptes de la mesure et du feed-back. C’est la base du hoshin
kanri. Ce processus en cascade est la méthode de Toyota pour déployer les
objectifs depuis la direction jusqu’au groupe de travail. Dans le même
temps, ce processus descendant intègre le processus « ascendant » qui vise à
comprendre la réalité, produire des idées innovantes et prendre des
initiatives. C’est un processus extrêmement dynamique et interactif qui
consiste à obtenir le consensus (nemawashi), réfléchir (hansei), aller
observer par soi-même la condition réelle (genchi gembutsu) et
expérimenter (PDCA).
De ce que j’ai pu en observer, la plupart des entreprises qui essaient
d’adopter le hoshin kanri passent à côté de l’essence de ce processus
dynamique. La planification est réservée aux échelons supérieurs : les
dirigeants restent au-dessus du niveau de l’eau et ne sont pas en contact
avec la réalité du lieu de travail. Les « solutions » sont définies dès la phase
de planification, sans passer par les échanges et les contributions top-down
et bottom-up. Elles sont donc dépourvues d’alignement. Le catchball se
résume dans bien des cas à quelques réunions d’échanges stériles
d’objectifs et d’idées au cours de la phase de planification.
Chez Toyota, la planification est abondamment pratiquée en vue de créer
des visions, des missions et des thèmes d’actions. Par ailleurs, l’objectif est
de traduire aux niveaux opérationnels les résultats souhaités en ce que l’on
estime être les moteurs de ces résultats. On atteint les objectifs chiffrés en
se focalisant sur des indicateurs de processus concrets. Au cours de la phase
d’exécution, les collaborateurs multiplient les PDCA, expérimentent et
apprennent. Ils associent PDCA et SDCA : le PDCA, pour supprimer les
gros rochers sur la route vers les défis ; le SDCA, pour éliminer les petites
pierres. Le PDCA et le SDCA se renforcent l’un l’autre.
SigmaPoint a même poussé la méthodologie encore plus loin que Toyota
en développant les plans initiaux et en adoptant une démarche scientifique
pour définir et progresser vers les défis. L’entreprise s’appuie sur le modèle
des kata de Mike Rother pour coacher et apprendre à travers des activités
quotidiennes alignées à tous les échelons. La démarche de SigmaPoint peut
être représentée par le schéma proposé sur la figure 13.17, où l’on constate
que le principal résultat du hoshin kanri est de créer des objectifs alignés.
La logique scientifique veut cependant que tous ces plans soient
préliminaires. Lorsqu’on entre dans la phase d’exécution, la première étape
est de réexaminer les objectifs ; puis on retourne au gemba pour se
concentrer sur un point particulier et on définit la condition cible ; puis
vient l’expérimentation pour atteindre la condition cible ; puis la réflexion
et la définition de la deuxième condition cible. Et ainsi de suite. Le PDCA
est enchâssé dans un processus dynamique d’allers et retours entre les
échelons supérieurs et les échelons inférieurs. On est loin de la mise en
œuvre de plans et de solutions. Comme l’explique Mike Rother, cela exige
un état d’esprit bien différent6 :
Si l’apprentissage de nouvelles compétences n’est jamais confortable ni facile, c’est
incroyable ce que l’on peut accomplir en s’entraînant à une forme pratique de raisonnement
scientifique. Plus vous développez l’aptitude scientifique de vos équipes, plus vous pouvez
leur confier des objectifs que vous auriez hier jugés impossibles à atteindre. Les managers
ont un rôle clé parce que c’est leur travail de créer les créateurs.

Comme le dit le dicton militaire bien connu : « Aucun plan de bataille ne


survit au premier contact avec l’ennemi*. » Ou la chanson de John Lennon :
« La vie est ce qui surgit sans qu’on l’attende. » Une fois le déploiement
lancé, tout est possible. L’incertitude est partout et les meilleures
organisations créent leur chemin vers le défi à tout petits pas. Chaque
tentative de « mettre en œuvre » quelque chose devient une expérience dont
on apprend, guidé par la direction et le plan.

FIGURE 13.17 Le hoshin kanri est rattaché au kata d’amélioration.

Source : Mike Rother, The Toyota Kata Practice Guide, New York, McGraw-Hill, 2017, p. 83.

Points clés
Le hoshin kanri (ou « déploiement de la politique ») est la méthode de Toyota
pour aligner collectivement les buts et les plans à tous les échelons de
l’entreprise, afin de définir les défis et les objectifs pour l’année.
Le hoshin kanri est plus qu’un outil : c’est un processus pour faire progresser les
individus par le coaching et la résolution de problème.
Le hoshin kanri utilise une période de planification pour définir les défis et les
jalons. Ces derniers fixent un cadre au processus d’amélioration continue, fondé
sur l’expérimentation et l’apprentissage.
La progression vers des objectifs ambitieux pour atteindre de nouveaux
standards (PDCA) est soutenue par le management quotidien en vue d’identifier
et d’éliminer les déviations par rapport au standard (SDCA).
Le simple recto d’une feuille de papier au format A3 est un excellent moyen de
synthétiser sa pensée pour des plans, des actions et des résultats. Les leaders
l’utilisent pour coacher et développer les collaborateurs, et faire émerger le
consensus autour des plans et des actions.
Recourir au hansei (réflexion) permet d’identifier les faiblesses et de hiérarchiser
les domaines de progrès.
De la direction de l’entreprise aux groupes de travail qui exécutent, chaque
échelon est responsable de son activité : planifier et travailler pour se conformer
au plan.
Le processus en cascade va au-delà de la décomposition et de l’attribution
d’objectifs aux groupes. La planification exige un raisonnement causal. Sur quoi
dois-je travailler pour aider ma chef à atteindre ses objectifs ?

* Un article de Reader’s Digest de 1957 en attribue la paternité à Allen Saunders.


1 Jeffrey Liker et Gary Convis, The Toyota Way to Lean Leadership, New York, McGraw-Hill,
2011.
2 Jim Collins, Great by Choice, New York, Harper Business, 2011.
3 Alan Ward, Jeffrey Liker, Durward Sobek et John Christiano, « The Second Toyota Paradox:
How Delaying Decisions Can Make Better Cars Faster », Sloan Management Review, printemps
1995, p. 43-61.
4 John Shook, Managing to Learn: Using the A3 Management Process to Solve Problems, Gain
Agreement, Mentor and Lead, Cambridge, MA, Lean Enterprise Institute, 2008.
5 Durward Sobek et Art Smalley, Understanding A3 Thinking: A Critical Component of Toyota’s
PDCA Management System, Boca Raton, FL, CRC Press, 2008.
* Pour un exposé plus détaillé sur les quatre types de résolution de problème – dépannage, écart au
standard, innovation et condition cible –, voir Art Smalley, Four Types of Problems: From
Reactive Trouble Shooting to Creative Innovation, Cambridge, MA, Lean Enterprise Institute,
2019.
* Un standard, pour comparaison, pourrait être une règle, une procédure, une spécification ou
même un objectif chiffré.
6 Mike Rother, The Toyota Kata Practice Guide, New York, McGraw-Hill, 2017.
* Ce dicton (et ses variantes) est généralement attribué à Helmuth von Moltke l’Ancien, chef
d’état-major de l’armée prussienne avant la Première Guerre mondiale,
https://blog.seannewmanmaroni.com/no-battle-plan-survive-first-contact-with-the-ennemy-
966df69b24b9.
Principe 14
Tracer son chemin vers le futur
en apprenant, avec une
stratégie audacieuse, quelques
grandes avancées et beaucoup
de petits pas

Lorsqu’on fait de petites choses, il faut penser aux grandes choses, pour que toutes les petites
choses aillent dans la bonne direction.
ALVIN TOFFLER, ÉCRIVAIN, LE CHOC DU FUTUR

Le voyage qui a conduit Toyota à la place de géant mondial qui est la sienne
aujourd’hui n’a pas été de tout repos – un parcours de croissance émaillé
d’innombrables péripéties. En interne, l’entreprise a bâti la culture
d’excellence du modèle Toyota, améliorant et perfectionnant sans relâche
jusqu’au moindre recoin de son organisation. L’innovation incrémentale a
été l’autre fer de lance du constructeur – assurant son développement sur les
marchés mondiaux –, associée à une fiabilité et une qualité exceptionnelles.
Tout fonctionne comme il faut. Et pourtant, « exaltant » ou «
enthousiasmant » sont des adjectifs que l’on trouve rarement associés à
Toyota. C’est oublier les modèles de sport comme la Supra et la Lexus LF.
Oublier aussi que, sous la bannière de « la poursuite obstinée de la
perfection », la marque haut de gamme Lexus a bouleversé le secteur de
l’automobile de luxe. Et que ce condensé d’innovations technologiques
qu’est la Prius a ouvert la voie aux véhicules tout électriques. Mais le fait
est que ces avancées sont perçues comme l’exception – et non la règle –
dans l’histoire du constructeur.
À l’aube du xxie siècle, Akio Toyoda imagine des véhicules qui
interagissent avec les clients, les font sourire. Par ailleurs, il ambitionne d’«
être aux avant-postes de la future société de la mobilité, enrichissant la vie
des habitants de toute la planète avec les moyens de mobilité les plus sûrs et
les plus respectueux de l’environnement ». Il y a de l’audace,
indéniablement, à vouloir écrire la mobilité de demain. Mais faire rêver ?
Toyota y parviendra en « mobilisant le talent et la passion de toutes celles et
tous ceux qui savent que l’on peut toujours mieux faire ». Le moteur qui fait
avancer l’entreprise demeure le modèle Toyota fondé sur le respect des
personnes et l’amélioration continue.
Pour l’heure, chaque jour qui passe semble voir naître un nouvel acteur
de la mobilité électrique, appelé à révolutionner le secteur, à remplacer les
constructeurs « historiques » comme Toyota et à séduire les investisseurs.
Le tableau est certes un peu caricatural, mais Tesla est le leader de cette
nouvelle vague, Tesla qui a d’ores et déjà rebattu les cartes du secteur, battu
tous les records de capitalisation boursière pour un constructeur automobile
et fait figure de nouveau modèle à suivre aux yeux des start-up automobiles.
D’où la question : le modèle Toyota a-t-il perdu son éclat et son utilité pour
cette nouvelle ère ?
En 2020, certains analystes ont déjà proclamé la victoire de Tesla1. Leurs
arguments sont convaincants : « Tesla ne fabrique pas des voitures. Tesla
vend un iPhone sur roues. Le véhicule lui-même n’est qu’un moyen de
vendre le logiciel soutenant la communauté aux allures d’i-Tune que Tesla
est en train de bâtir. »
À l’heure où j’écris ces lignes, Toyota et Tesla ne se livrent pas encore
une concurrence à mort pour la même base de clients. Bien malin qui
pourrait dire s’ils jouent seulement le même match. Toyota est présent sur la
plupart des segments de véhicules, la plupart des marchés du monde, vend
près de 10 millions de voitures par an et investit l’argent généré par les
bénéfices, là où Tesla écoule quelque 500 000 véhicules ciblant des marchés
de niche, principalement aux États-Unis, et a recours à l’argent
d’investisseurs qui espèrent que la marque sera le prochain Amazon ou le
prochain Apple. Comment cela évoluera-t-il ? Nul ne le sait.
Toyota et Tesla ne sont pas pour autant sans points communs. L’un et
l’autre ont fait le choix de stratégies audacieuses, pris quelques paris très
risqués et bataillé, un petit pas après l’autre. Dans les coulisses du big bang
Tesla, qui semble avoir surgi de nulle part et s’être imposé du jour au
lendemain comme la nouvelle merveille de l’automobile, il y a plus de 15
ans de travail acharné, jalonnés de succès et d’innombrables échecs. La
société a vu le jour en juillet 2003 et l’essentiel du noyau technologique que
nous connaissons aujourd’hui a été développé par deux brillants ingénieurs,
avant qu’Elon Musk ne s’intéresse à l’entreprise et y investisse de l’argent,
en 2004. Le message du principe 14 est qu’il y a loin de la stratégie à
l’exécution et qu’on ne peut pas copier la stratégie d’une autre entreprise.
Malheureusement, chaque entreprise doit définir sa propre stratégie en
fonction de son propre contexte et progresser vers cette vision en
accomplissant quelques grands bonds et beaucoup de petits pas.
Une chose est claire. Améliorer en permanence ses processus ne suffit
pas à assurer la réussite d’une entreprise – et c’est maintenant que vous
nous le dites ! Toute entreprise a besoin d’une stratégie pour les produits et
les services qui lui vaudront des clients. En outre, nous avons besoin d’une
stratégie pour nos opérations : de quelles capacités avons-nous besoin pour
que notre modèle économique fonctionne ? Les clients veulent un produit
ou un service qui leur parle – qui résolve leurs problèmes, les passionne, ait
un sens pour eux, et accomplisse pour eux quelque chose que les produits
ou les services concurrents n’accomplissent pas. Les consommateurs qui
peuvent se le permettre sont prêts à payer plus cher, et même à subir des
désagréments, pour un produit ou un service de nouvelle génération qui leur
apporte plus.
Une stratégie se compose d’une vision, d’un plan, d’idées sur le produit
ou le service, d’un marché cible, de moyens de distribution et de niveaux de
services. Il faut ensuite la mettre en œuvre. Pour la simplicité du propos,
distinguons la stratégie, c’est-à-dire la vision et le plan, de l’exécution, la
manière dont nous faisons les choses. L’exécution peut être excellente,
correcte ou médiocre. Si votre produit ou votre service est sans équivalent,
ou si vous en avez le monopole, ou encore si les quantités en sont limitées,
la qualité de l’exécution compte moins. Rappelons-nous ce que le premier
iPhone, bourré de bugs et sans rien de spécial, a fait subir aux
consommateurs, qui se pressaient pourtant en files interminables pour avoir
le leur. Ou plus récemment, au début de la crise du Covid-19, ce que chacun
était prêt à faire pour mettre la main sur des lingettes désinfectantes ou des
masques.
Et puis il y a ces entreprises qui, comme Amazon, combinent stratégie
disruptive et excellence de l’exécution. À l’origine, en 1994, le modèle était
celui d’un site Web convivial qui expédiait directement des livres aux
consommateurs. Au fil des années, la mission est devenue : « Être
l’entreprise au monde la plus axée sur le client, où les consommateurs
peuvent trouver et découvrir tout ce qu’ils pourraient avoir envie d’acheter
en ligne. » Pour tenir sa promesse, Amazon a dû devenir maître dans l’art
d’exécuter les commandes des clients en construisant des systèmes
logistiques ultraperformants et une chaîne d’approvisionnement
d’envergure internationale.
D’autres entreprises ont pour stratégie d’apporter aux clients des produits
de base et de le faire à des niveaux supérieurs de qualité, de coûts et de
livraison – ce que nous considérons généralement comme la démarche du
lean. La mise en œuvre est tout. Et malheur aux entreprises qui ne sont pas
à la hauteur de la qualité d’exécution inscrite dans leur plan stratégique.
Pfeffer et Sutton parlent de l’« écart entre la connaissance et l’action » et
donnent de nombreux exemples d’entreprises qui pensent savoir comment
être excellentes mais échouent dans leurs pratiques quotidiennes2. Ce
qu’elles croient qu’elles savent ne correspond pas à ce qu’elles sont
capables de faire.
Exemple d’entreprise ayant une stratégie et une offre produit uniques,
Tesla bouleverse l’industrie automobile en dominant le marché – encore
limité mais en forte croissance – des véhicules électriques à batteries. Son
orientation stratégique est extrêmement ciblée et tient en quelques lettres :
CASE, acronyme anglais pour véhicules connectés (via Internet),
autonomes, partagés (avec d’autres clients payants) et électrifiés. Libre des
véhicules, des chaînes d’approvisionnement et des modèles économiques
traditionnels, Tesla est en marche vers la mobilité du futur, avec un niveau
d’innovation jamais vu dans l’industrie automobile depuis la révolution du
moteur thermique. Avant Tesla, prendre pied et survivre dans ce secteur à
forte intensité capitalistique et faibles marges semblait difficile, voire
impossible. Mais Tesla a réussi à ouvrir de nouvelles voies, bouleversant au
passage tout un secteur. Si la construction d’usines pour produire des
groupes motopropulseurs complexes fut un temps une barrière à l’entrée, ce
n’est plus le cas avec les véhicules électriques.
Le gourou de la stratégie Michael Porter soulignait déjà en 1996, dans un
article désormais classique paru dans Harvard Business Review, que «
l’efficacité opérationnelle n’est pas la stratégie »3. Dans ce même article, il
notait également que les constructeurs japonais avaient fait des voitures des
produits de consommation courante et étaient en concurrence sur la qualité
et les coûts, cannibalisant leurs marges :
Les dangers de la concurrence « à la japonaise » sont désormais plus faciles à admettre.
Dans les années 1980, les concurrents opérant loin de la frontière de la productivité, il
semblait possible de gagner indéfiniment et sur les coûts et sur la qualité […]. Mais à l’heure
où les écarts de productivité se réduisent, les entreprises japonaises se retrouvent prises à
leur propre piège. Pour échapper aux luttes destructrices qui ravagent désormais leurs
résultats, elles vont devoir apprendre la stratégie.

Depuis ce jugement prophétique, de nombreux constructeurs automobiles


ont connu les pires difficultés, dont certains ne se sont pas relevés. Toyota
n’en fait pas partie. Grâce à sa politique de prix premium et de réduction
obstinée des coûts, l’entreprise enregistre année après année de confortables
bénéfices – et est assise sur une montagne de liquidités. Étudier
l’environnement et élaborer une stratégie à long terme basée sur des faits
s’inscrit tout autant dans le modèle Toyota qu’éliminer les coûts des
processus de fabrication. Et rien ne semble indiquer que Toyota se refuse à
regarder en face les nouvelles réalités du secteur. Bien au contraire. Le
président Akio Toyoda l’a clairement exposé dans un discours de décembre
20194 [sur « l’avenir de Toyota] comme entreprise de mobilité » :
Jusqu’à ce jour, la croissance de Toyota s’est bâtie sur le modèle économique traditionnel de
l’industrie automobile. À la lumière des innovations technologiques « CASE », le concept
même d’automobile est à l’aube d’un changement majeur. Dans ce contexte, nous devons
faire évoluer notre modèle économique. Ne pas nous concentrer exclusivement sur les
voitures de tourisme et la clientèle grand public, mais diffuser ces technologies avec des
véhicules utilitaires et des véhicules pour les établissements publics et les gestionnaires de
flottes. Ne pas nous développer seuls – sans amis ni partenaires – mais nous associer et
collaborer avec d’autres qui partagent nos aspirations. Ne pas vendre seulement des voitures,
mais fournir divers services dans lesquels les véhicules font partie d’un système plus large.

Contrairement à une idée largement répandue, l’amélioration continue


signifie beaucoup plus qu’apporter de petits changements incrémentaux aux
processus. Comme nous l’avons vu au principe 13, cela signifie améliorer
en permanence : parfois, avec des avancées radicales pilotées par le hoshin ;
d’autres fois, plus progressivement, par le management au quotidien. Le
PDCA et le SDCA peuvent aller de pair. Pour Toyota, il n’est pas question
de choisir entre une stratégie soigneusement élaborée et l’excellence de la
mise en œuvre ; les deux sont nécessaires. Le modèle Toyota, tel qu’il est
défini dans « The Toyota Way 2001 », repose sur des défis ambitieux, non
de petites améliorations. Toyota, est-il besoin de le rappeler, est né et s’est
nourri de l’innovation, d’abord en mettant au point des métiers à tisser
mécaniques puis en concevant des voitures. Depuis lors, malgré les – ou
grâce aux ? – discours alarmistes de ses dirigeants, l’entreprise enregistre
performances historiques sur performances historiques.
Toyota a changé la donne du secteur automobile dans les années 1970
avec la Corolla. Eiji Toyoda aurait pu se satisfaire d’une voiture répondant
aux attentes des consommateurs japonais que Toyota connaissait bien, mais
non, il voulait une voiture internationale pour faire concurrence à la
Coccinelle de Volkswagen. En étudiant les préférences des consommateurs
américains, l’entreprise découvrit que, avec l’augmentation du prix du
carburant, les Américains étaient demandeurs de voitures plus petites,
économiques et peu chères. Pour autant, ils n’étaient pas prêts à renoncer au
luxe et au confort des modèles haut de gamme. La Corolla réalisa un
sansfaute – efficacité énergétique, taille, équipements haut de gamme et
puissance – et devint la voiture la plus vendue dans le monde. Toyota
réussit un nouveau pari avec la Lexus, à un moment où il ne serait venu à
l’idée de personne d’associer « luxe » et « voiture japonaise ». Avec la
Prius, qui fait l’objet de la prochaine section, Toyota signe un nouveau pari
réussi, qui propulse la marque dans le xxie siècle avant tous ses concurrents.
Par ailleurs, on peut aussi voir Toyota comme le « disrupteur » qui a créé le
marché des piles à hydrogène pour différents types de services de mobilité.
Toyota s’attache aujourd’hui à développer ses compétences dans les
technologies du futur et, comme toujours, préfère la discrétion aux feux de
la rampe. L’entreprise aime laisser ses « produits parler pour eux-mêmes ».
Et si elle procède avec patience et méthode, à l’image de la tortue, elle peut
aussi accélérer et travailler sur beaucoup plus de fronts sans doute que tout
autre constructeur automobile. Forte d’une marque solide reconnue pour sa
fiabilité, d’un chiffre d’affaires et d’une rentabilité élevés, et de montagnes
de liquidités, l’entreprise peut s’offrir le luxe de penser à long terme et de
conduire son activité en se fondant sur une stratégie et une vision tournées
vers 2050, marquées par des jalons majeurs en termes de respect de
l’environnement.
La Prius qui ébranla le monde*

L’exemple de la Prius nous offre une fenêtre sur la démarche d’innovation


de Toyota, faite de grands bonds et de petits pas. A posteriori, il peut être
difficile de se faire une idée des obstacles qu’a dû surmonter une entreprise
pour imposer une innovation. À l’époque, toutefois, personne en dehors de
Toyota ne semblait penser qu’une voiture hybride puisse être un produit
viable – ou que s’engager sur ce chemin soit une décision stratégique
avisée. La Prius ébranla le secteur et ouvrit la voie aux véhicules électriques
(VE). Voyons comment.
Au début des années 1990, les affaires de Toyota étaient florissantes,
l’entreprise engrangeait des bénéfices records portés par les ventes de
voitures à moteur thermique. Tout semblait aller pour le mieux dans le
meilleur des mondes possible. Pourtant, lors d’une réunion du conseil
d’administration, le président, Eiji Toyoda, s’interrogea :
Devons-nous continuer de fabriquer des voitures comme nous l’avons toujours fait ?
Pouvons-nous survivre au xxie siècle avec le type de R&D que nous pratiquons ? […] Il est
impossible que cette situation [florissante] dure encore longtemps.

Et lorsque Eiji Toyoda parlait, tout le monde écoutait. La situation


financière immédiate de Toyota était exceptionnelle, mais le constructeur se
remit en question, réfléchissant et agissant pour le long terme par crainte de
ne pas avoir vu venir une crise qui lui serait fatale.
En réponse au défi lancé par Eiji Toyoda, Yoshiro Kimbara, alors vice-
président exécutif en charge de la R&D, créa Global 21 (G21), qui devait
déboucher sur la Prius. En septembre 1993, Kimbara lança un « Business
Revolution Project », comité de projet chargé d’imaginer de nouvelles
voitures pour le xxie siècle. À ses débuts, la seule indication était de
développer un petit modèle économique, à l’opposé des grosses cylindrées
dévoreuses de carburant qui étaient alors à la mode. Composé d’une
trentaine de dirigeants, le comité se réunit une fois par semaine pendant
trois mois et se mit d’accord sur un concept, matérialisé sous la forme d’un
dessin à l’échelle de la nouvelle voiture. Une des caractéristiques
marquantes en était l’habitable spacieux, qui devait se révéler décisif dans
le succès de la Prius. Le comité fixa également un objectif pour les
économies de carburant. La consommation du moteur d’une Corolla
standard était à l’époque de 13,5 km/l et le comité décida de l’améliorer de
50 % pour arriver à 20 km/l.
Les dirigeants se demandèrent ensuite à qui confier la responsabilité du
développement d’un prototype. Leur choix se porta sur un candidat
inattendu, Takeshi Uchiyamada, qui devint par la suite ingénieur en chef
pour la production du véhicule. Chez Toyota, le rôle de l’ingénieur en chef
est sacro-saint : c’est à la fois le superingénieur et l’entrepreneur qui dirige
le projet comme une start-up. Uchiyamada n’avait pas été préparé à occuper
ce poste et ne l’avait même jamais ambitionné. Sa formation était celle d’un
ingénieur d’essais et il n’avait jamais participé à la conception d’un
véhicule. Il fut le premier surpris. Voici ce qu’il m’expliqua :
En tant qu’ingénieur en chef, s’il y a des problèmes avec un fournisseur, il faut aller le voir,
observer son système de production et apporter des solutions. Je ne savais même pas ce que
je cherchais, alors très souvent je n’avais aucune idée de ce qu’il fallait faire. L’ingénieur en
chef est quelqu’un qui est supposé tout savoir, de sorte que lorsqu’on développe des parties
différentes du véhicule, vous savez même où vont les boulons et ce que veut le client.

Dans ces conditions, que pouvait faire Uchiyamada, puisqu’il ne « savait


pas tout » ? Il s’entoura d’un groupe plurifonctionnel d’experts et lui fit
confiance. L’un des résultats les plus importants du projet Prius, du point de
vue organisationnel, a été la création du système obeya de développement
des véhicules, qui est aujourd’hui la nouvelle norme pour Toyota. Obeya
signifie « grande pièce ». On peut comparer cela à une salle de contrôle,
mais avec des visuels sur les murs indiquant la condition actuelle par
rapport à la condition cible sur les indicateurs clés. Dans l’ancien système,
l’ingénieur en chef circulait et rencontrait les personnes ad hoc pour
coordonner le programme. Pour la Prius, Uchiyamada réunit un groupe
d’experts qui travaillaient ensemble à plein temps dans la « grande pièce »
pour faire le point sur l’avancement du projet et débattre des décisions clés.
Il développa également l’utilisation de la messagerie électronique et fit
installer dans la pièce des stations de CAD. Les dirigeants de Toyota
réussirent à réinventer le processus de développement en sélectionnant
intentionnellement un ingénieur en chef qui n’était pas un spécialiste de la
question.
La G21 devait être une « petite voiture, économe en carburant ». Une
voiture électrique aurait certainement répondu au critère d’économie de
carburant et n’aurait produit quasiment aucune émission, mais soulevait
d’autres difficultés : les véhicules électriques nécessitent une infrastructure
dédiée pour recharger les batteries qui, outre leur autonomie limitée, sont
grosses et coûteuses. Les dirigeants craignaient que la voiture ne soit un «
porte-batterie ». La technologie des piles à combustibles, en revanche, était
prometteuse mais encore embryonnaire.
À ce stade, en 1994, l’équipe rejetait encore l’idée d’un moteur hybride,
considérant la technologie comme trop nouvelle et trop risquée. En
septembre de cette même année, elle rencontra le vice-président Akihiro
Wada et le directeur général Masanao Shiomi. La question de la technologie
hybride fut évoquée, mais aucune décision ne fut prise. En revanche, Wada
confia à l’équipe la tâche inattendue de développer un concept-car pour le
Salon de l’automobile de Tokyo. Lorsque Uchimada rencontra le vice-
président Wada quelques mois plus tard pour lui rendre compte de
l’avancement du projet G21, celui-ci lui glissa une petite phrase :
À propos, votre groupe travaille aussi sur le nouveau concept-car pour le Salon de Tokyo,
n’est-ce pas ? Nous avons décidé que ce serait un véhicule hybride. De cette manière, il sera
plus facile d’expliquer son économie de carburant. Il n’est pas question de production, ici ;
donc, allez-y, présentez-nous vos meilleures idées.

À deux mois du Salon, la chose semblait impossible. En dépit de ce délai


extrêmement court, Uchiyamada suivit le processus de développement
produit set-designed : l’équipe prit le temps d’analyser toutes les options,
étudia toutes les technologies hybrides existantes, éliminant les options
jusqu’à converger vers une sélection5. L’équipe triompha du défi. Au Salon
automobile de Tokyo, on ne parlait que du concept-car hybride de Toyota,
qui remporta de nombreux prix. Après le Salon, sans grande surprise, Wada
plaça la barre plus haut pour la consommation de la Prius et il devint
évident que la seule option envisageable pour le modèle de production était
la technologie hybride.
En août 1995, Toyota nomma un nouveau président, Hiroshi Okuda, plus
agressif dans sa démarche que ses prédécesseurs. Il demanda à Wada à
quelle date il pensait que le véhicule hybride serait prêt. Wada lui expliqua
que l’objectif était décembre 1998, « si tout va bien ». Okuda secoua la tête
: « C’est trop tard. Ça ne va pas. Pouvez-vous terminer un an plus tôt ? Il est
très important de lancer cette voiture le plus vite possible. Elle peut changer
l’avenir de Toyota, voire celui de l’industrie automobile6. »
La Prius fut lancée en octobre 1997, avec deux mois d’avance. Malgré la
pression sur les délais et le grand saut dans l’inconnu que représentait le
projet, Uchiyamada avait pris la décision de développer en interne les
principales technologies qui équiperaient la Prius : moteurs électriques,
circuits de commutation pour transformer le courant continu en courant
alternatif, systèmes informatiques pour optimiser l’utilisation du moteur
thermique et du moteur électrique, systèmes de freinage régénératifs pour
transformer l’énergie mécanique en énergie électrique stockée dans la
batterie. En revanche, face aux difficultés de développement de la batterie,
Toyota décida de s’associer à Panasonic, un partenariat qui dure toujours.
Panasonic s’attache encore à perfectionner la technologie des batteries pour
Toyota pour, à terme, la vendre à d’autres entreprises. Il s’agit, en
l’occurrence, de la révolutionnaire batterie « tout solide »7.
Dès son lancement, la Prius remporta deux récompenses prestigieuses,
celle de « Voiture de l’année » au Japon et celle de « Nouvelle Voiture de
l’année » de RJC. Si l’Insight de Honda fut en fait le premier modèle
hybride lancé sur le marché, le concept de petite voiture familiale à
l’habitacle spacieux de Toyota l’emporta sur le modèle deux portes compact
de Honda. La figure 14.1 présente un résumé des principales étapes du
développement et de la commercialisation de la Prius hybride, condensé de
la philosophie de développement produit de Toyota : une innovation
radicale suivie d’améliorations incrémentales. Toyota élabora une vision
pour le xxie siècle et fit un grand bond dans la nouvelle technologie,
développant en interne de nouvelles capacités techniques et perfectionnant
les générations successives de Prius. Au final, Toyota étendit la technologie
hybride à la plupart des autres modèles. Chaque génération de Prius
s’apparente à une boucle de PDCA, et aucun constructeur automobile n’est
passé par autant de ces boucles d’apprentissage que Toyota.
Génération après génération, les ventes mondiales de la Prius ne cessent
de croître – 1 million en 2008 et 3 millions en 2013. En 2017, la Prius
figurait même parmi les voitures les plus importantes depuis la Ford T8.
Poursuivant ses efforts de R&D pour abaisser le coût de la motorisation
HDS, Toyota a pu étendre la technologie hybride à la plupart de ses
modèles phares, proposés au consommateur pour seulement quelques
milliers de dollars de plus que les motorisations essence. À la date de
janvier 2017, Toyota avait vendu 10 millions de véhicules hybrides dans le
monde. Début 2020, soit 23 ans après le lancement de la première Prius, le
chiffre dépassait la barre des 15 millions de véhicules hybrides vendus9. En
2019, les véhicules hybrides représentaient les deux tiers des ventes de
Toyota Lexus au Royaume-Uni.
FIGURE 14.1 Jalons clés de la Prius.

* Ventes cumulées.

** La croissance des ventes de véhicules hybrides s’est poursuivie en 2019. Toyota pourrait
en vendre beaucoup plus, mais le développement est freiné par l’offre limitée de batteries.

Dans le même temps, les ventes de véhicules 100 % électriques ne


constituaient toujours qu’un petit pourcentage des ventes automobiles, en
hausse cependant. En 2017 aux États-Unis, sur 17 millions de véhicules
vendus, 200 000 étaient des véhicules électriques, dont la Prius Prime10. En
2019, le chiffre progressa de 2,2 % ; aux États-Unis, les trois quarts environ
des ventes étaient des Tesla11. L’enthousiasme pour la fabrication de
voitures 100 % électrique a explosé et le cours des actions des start-up
fabriquant des voitures électriques s’est envolé, même si la rentabilité et les
volumes sont loin d’être au rendez-vous.
Toyota a été critiqué pour être l’un des derniers constructeurs
automobiles à produire des véhicules électriques 100 % batterie.
L’entreprise se tromperait-elle sur l’avenir et passerait-elle à côté du marché
? Je répondrais à cela que Toyota a une stratégie tout aussi audacieuse que
ses concurrents, mais que cette stratégie est différente de celle de Tesla et de
certains autres constructeurs parce que la situation financière de l’entreprise
et sa position sur le marché sont différentes. Toyota applique le principe 14
: « Tracer son chemin vers le futur en apprenant, avec une stratégie
audacieuse, quelques grandes avancées et beaucoup de petits pas. » Le
développement de la Prius, nous venons de le voir, incarne admirablement
cette philosophie. Au moment où j’écris ces lignes, Toyota a lancé la Mirai,
son premier modèle à pile à hydrogène. Comme l’entreprise l’a fait pour la
Prius, elle améliore et perfectionne les caractéristiques de la deuxième
génération, l’objectif étant, à terme, de la proposer au même prix que les
modèles hybrides. Par ailleurs, plusieurs véhicules électriques à batterie
seront prochainement produits à travers des joint-ventures, ciblant dans un
premier temps le gigantesque marché chinois.
Depuis des décennies, Toyota apprend les technologies du futur et les
introduit dans des véhicules produits en masse. Avec ses capacités
technologiques et ses systèmes de développement « produit-processus
rapide », l’entreprise est capable de pivoter rapidement, de sorte à passer
aux hybrides branchables en offrant une variété de gammes : véhicules à
batterie, véhicules à pile à hydrogène ou tout autre produit que demanderait
le marché.
Comparaison des stratégies de Toyota et de
Tesla

L’iPhone d’Apple a porté un coup fatal à l’activité de téléphonie mobile de


Nokia, conduisant l’entreprise à la faillite et à son repositionnement sur un
autre marché. Dans l’industrie automobile, c’est Tesla qui semble avoir
enfilé l’habit de trublion. L’entreprise a fait une seule chose extrêmement
bien, mais c’est la chose qui compte. Tesla a créé un nouveau type de
véhicule que les consommateurs adorent. Portée par la vision audacieuse
d’Elon Musk, l’entreprise est partie d’une page blanche et a imaginé ce qui
ferait rêver les consommateurs au xxie siècle.
Enfant prodige, Elon Musk s’est nourri de science-fiction, de sciences
physiques et de programmation informatique, répugnant à sortir de sa
bulle12. Mal à l’aise en société, solitaire, il a traversé l’enfance et
l’adolescence avec le sentiment d’être toujours la personne la plus
intelligente dans la pièce, ce qui était sans doute généralement le cas.
Cofondateur de PayPal, dont il développa le logiciel, c’est avec
l’automobile et l’espace qu’il marque l’époque – innovant dans le hardware
au rythme de l’innovation logicielle. À la fois P-DG et ingénieur en chef
impliqué dans toutes les décisions importantes, Elon Musk semble n’avoir
qu’un seul mot d’ordre : « Pas de compromis. »
Avec la vision de Musk, Tesla a conçu une voiture intégrant tout ce dont
le consommateur pouvait potentiellement rêver – et en une seule fois.
Qu’on en juge : un véhicule 100 % électrique, une batterie innovante,
développée en interne, à l’autonomie améliorée ; une motorisation conçue
pour la vitesse, à la limite de l’« absurde » ; un habitacle simple et épuré,
sans boutons ; un seul ordinateur plutôt que plusieurs ; un écran
spectaculaire ; la mise à jour à distance du logiciel ; des sièges confortables,
conçus et fabriqués en interne ; une voiture qui s’arrête en relâchant la
pédale d’accélérateur, sans même toucher la pédale de frein ; un pilote
automatique dont l’entreprise affirme qu’il pourra rapidement rendre le
véhicule totalement autonome ; la mise en vente de la voiture en
précommande, avant même que la production ait démarré ; la création de
ses propres points de vente, les Tesla Store, contournant les
concessionnaires indépendants… La liste est sans fin. L’entreprise prit aussi
des risques marketing, n’hésitant pas à parler de « pilotage automatique »
pour désigner les fonctions autonomes du véhicule à un moment où le
secteur frôlait la paranoïa à force de rappels de véhicules et évitait tous les
termes suggérant de près ou de loin qu’une voiture pouvait rouler sans
conducteur.
Cela ne signifie pas pour autant que tout s’est bien passé pour Tesla. Loin
de là. L’exécution fut mouvementée, voire chaotique. L’entreprise promit
des dates de sortie irréalistes, ce qui l’obligea à reporter les dates les unes
après les autres. Il y eut des problèmes de qualité, des problèmes de
commercialisation, des problèmes de production, des retards de
développement, des accidents spectaculaires en pilotage automatique, et
d’innombrables promesses non tenues. Mais rien de tout cela n’entama
l’enthousiasme des premiers adeptes passionnés qui se battaient pour
obtenir leur Tesla.
Elon Musk lui-même qualifia la mise en production du Model 3s d’«
enfer » et découvrit que fabriquer était beaucoup plus difficile qu’il ne
l’avait pensé. Quelques mois après avoir proclamé que le vrai produit de
Tesla était l’usine automatisée qui éjecterait du marché les autres
constructeurs, il fit marche arrière et déclara : « Oui, Tesla a eu tort de tout
vouloir automatiser. Pour être plus précis, j’ai eu tort. Les êtres humains
sont sous-évalués. » Une ligne d’assemblage improvisée, presque
entièrement manuelle, fut donc installée sous une « tente » sur le parking de
l’usine de Fremont, en Californie. À la lecture du livre d’Edward
Niedermeyer Ludicrous13, sur le talent de Tesla pour promettre et mettre en
scène des choses qui ne virent jamais le jour et les multiples faillites
auxquelles l’entreprise échappa de justesse, on se demande comment
l’entreprise a pu survivre – et plus encore prospérer.
Telle que je peux l’appréhender, la stratégie de Tesla est relativement
simple (voir figure 14.2). Créer un produit disruptif bourré d’informatique,
alimenté par un système d’énergie qui s’autorenouvelle, fabriqué dans une
usine informatisée disruptive. Le but ultime de Tesla est de contribuer à
sauver la planète avec une énergie 100 % renouvelable. Il est clair qu’Elon
Musk a à cœur l’avenir de l’humanité et que la vision qui l’anime est une
vision de long terme qui va bien au-delà des bénéfices financiers
immédiats. Quiconque minimise ce qu’a accompli Tesla est aveugle : c’est
la première start-up automobile, depuis Chrysler, dont on peut penser
qu’elle survivra et même qu’elle prospérera. Pour ce faire, elle créera toute
une famille de véhicules électriques, sympathiques et ludiques – qui, de
surcroît, domineront le marché mondial du véhicule électrique à batterie –,
réalisant une capitalisation boursière supérieure à celles de constructeurs
automobiles beaucoup plus gros qu’elle et suscitant une myriade de projets
concurrents.

FIGURE 14.2 La vision stratégique disruptive de Tesla.

Source : James Morgan et Jeffrey Liker, Designing the Future, New York, McGraw-Hill,
2018.

La stratégie de Toyota est plus complexe et plus subtile, reflet de la


situation de l’entreprise. C’est dans la peau de la tortue déterminée,
évaluant soigneusement un pas après l’autre, que Toyota donne son
meilleur. La règle chez Toyota était d’introduire 20 % d’innovations
radicales sur un nouveau modèle, tout en conservant 80 % du design
existant. Si l’entreprise n’a pas été la première à rendre public son
engagement dans la production de véhicules électriques à batterie, elle en
lance actuellement plusieurs sur le marché, dont certains à partir d’une e-
plateforme commune avec un consortium de neuf entreprises, dont Subaru.
Toyota est engagé dans la voie des véhicules tout électriques. Il envisage
cependant une période de transition plus longue, au cours de laquelle les
ventes de véhicules hybrides et hybrides branchables subsisteront pendant
des années, remplacés par la suite par une combinaison de véhicules
électriques à batterie et de véhicules à hydrogène (voir figure 14.3). Ces
différentes motorisations occuperont différentes niches, l’hydrogène
équipant par exemple plutôt les gros véhicules utilitaires.
Nonobstant la popularité croissante des véhicules électriques à batterie,
Toyota estima qu’il fallait que quelqu’un prenne l’initiative sur les piles à
hydrogène. En 2014, l’entreprise lança donc la Mirai (« futur » en japonais)
et ouvrit par la suite des centaines de ses brevets. La Mirai est une voiture
hybride, qui fonctionne avec une batterie, un moteur électrique et une pile à
combustible. Toyota prit conscience que la première génération de Mirai se
vendrait en petites quantités (10 000 au total) en raison de son coût et d’une
infrastructure de ravitaillement très peu développée. Depuis lors,
l’entreprise a réalisé d’importants investissements dans des stations à
hydrogène et travaillé avec les pouvoirs publics et d’autres entreprises –
Shell, par exemple. Toyota a annoncé le lancement de la Mirai 2021, une
luxueuse berline aux formes épurées, affichant une autonomie de 650
kilomètres. L’entreprise anticipe des ventes de 30 000 unités la première
année. Toyota travaille également avec sa filiale Hino sur un véhicule
utilitaire à hydrogène.
FIGURE 14.3 Stratégie environnementale de Toyota.

Source : James Morgan et Jeffrey Liker, Designing the Future, New York, McGraw-Hill,
2018.

Si l’efficacité énergétique et le coût de ces véhicules se sont


remarquablement améliorés, les batteries restent lourdes et chères et sont
produites en quantités limitées. En 2019, Gerald Killmann, vice-président
de Toyota en charge de la R&D Europe, a expliqué que Toyota était capable
de produire une quantité suffisante de batteries pour 28 000 véhicules
électriques chaque année ou 1,5 million d’hybrides. Or, vendre 1,5 million
d’hybrides réduit les émissions de CO2 de 30 % par rapport à 28 000
véhicules électriques, tout en apportant aux clients des voitures plus faciles
à vivre (ils n’ont à s’inquiéter ni de l’autonomie ni de la recharge de la
batterie) à un prix plus abordable14.
La stratégie « Environmental Challenge 2050 », annoncée par Toyota en
octobre 2015, définit les grandes étapes du plan pour limiter l’impact des
activités de l’entreprise – et de l’automobile – sur l’environnement*. «
Challenge 2050 » est plus qu’une vision. Le plan s’articule en effet autour
de six défis : tendre vers zéro émission de CO2 ; zéro émission de CO2 tout
au long du cycle de vie ; zéro émission de CO2 pour les sites de production
; limiter et optimiser la consommation d’eau ; bâtir des systèmes et une
société fondés sur le recyclage ; bâtir une société en harmonie avec la
nature. Des objectifs intermédiaires ont été définis pour 2030, résumés sur
la figure 14.3.
D’ici à 2025, Toyota espère réaliser 55 % de ses ventes sur des véhicules
électrifiés – une version hybride de quasiment tous ses modèles, hybrides
branchables, véhicules électriques et véhicules à hydrogène15. Près d’un
million devrait être des VE tout électriques (batterie et piles à hydrogène),
sur une gamme de six carrosseries – de la citadine au crossover. Toyota a
mis en place un groupe d’ingénierie, la « Toyota ZEF factory », réunissant
environ 300 personnes pour créer les versions Toyota de l’e-plateforme du
consortium de neuf entreprises. Le constructeur a également noué divers
partenariats pour travailler sur de petits véhicules électriques avec sa filiale
Daihatsu, Suzuki ou encore le fabricant BYD. Et la liste des partenariats est
encore longue.
Qui a la meilleure stratégie : Toyota ou Tesla ? Quel modèle faut-il
copier ? Réponse : ni l’un ni l’autre. Souvenons-nous que la stratégie repose
sur la prévision de ce qu’il se passera et sur la situation d’une entreprise
donnée. Leurs stratégies respectives répondent à des contextes différents.
Telsa est une start-up qui travaille en vue de grandir et d’améliorer sa santé
financière. En l’absence de ligne de produits existante, elle est lourdement
dépendante des investisseurs. Son imposante valorisation boursière repose
sur son image d’entreprise technologique qui crée la disruption sur le
marché de la mobilité.
Toyota est une grande entreprise internationale, riche d’une longue
histoire et forte d’importants investissements dans les véhicules essence,
hybrides, hybrides branchables et hydrogène. Son portefeuille est équilibré
– combinaison de produits conçus pour le court terme, le moyen terme et le
long terme. Ses « vaches à lait », selon l’expression consacrée, lui
permettent d’investir dans d’autres entreprises et en R&D. Certains
théoriciens de l’entreprise ont pu dire des entreprises qui réussissent le
mieux qu’elles sont « ambidextres », certaines parties de l’organisation se
consacrant à l’amélioration incrémentale des produits existants et d’autres
au développement des technologies qui porteront la croissance future de
l’entreprise16. Une étude parue en 2012 indiquait que les entreprises dont
les résultats étaient les meilleurs avaient en moyenne consacré 70 % de
leurs fonds d’innovation à l’innovation incrémentale (court terme), 20 % à
des innovations adjacentes (moyen terme) et 10 % à des innovations
radicales ou de rupture (long terme). Google, par exemple, s’approchait de
cette répartition. Au moment où l’étude a été conduite, ces entreprises
présentaient un PER de 10 à 20 % supérieur17.
Tesla ne peut pas être Toyota et Toyota ne peut pas être Tesla. Tesla a
l’avantage d’être une société jeune, entrepreneuriale, où une seule voix
compte, celle d’Elon Musk. Elle a la possibilité d’être très agile et est libre
de concentrer ses investissements sur son focus limité. À l’inverse, Toyota a
plusieurs fers au feu, dont des produits « historiques » qui permettent de
payer les factures et de nombreuses bouches à nourrir en interne. Par
ailleurs, compte tenu de son vaste réseau de fournisseurs, l’entreprise doit
faire preuve de davantage de prudence. Mais Toyota est aussi une
organisation apprenante, qui a conservé bon nombre de ses caractéristiques
entrepreneuriales, à commencer par des leaders passionnés qui relèveront
avec énergie et détermination même des défis apparemment impossibles.
Non seulement Toyota et Tesla ne doivent pas se copier l’une l’autre, mais
votre entreprise ne doit copier ni l’une ni l’autre.
La stratégie de Toyota pour les véhicules
autonomes

Vous vous apprêtez à quitter votre domicile pour un rendez-vous


professionnel. Vous ouvrez une appli sur votre téléphone et vous appelez
votre service préféré de covoiturage. Une voiture sans chauffeur s’arrête
devant chez vous et vous conduit là où vous voulez. Fait scientifique ou
science-fiction ? À court terme, les deux. La technologie existante permet à
des véhicules de circuler seuls dans certaines conditions de circulation.
Toutefois, même si les médias en font leurs choux gras, la plupart pensent
que ce n’est pas pour demain. Ni même après-demain.
Le problème, avec le mythe de l’avènement imminent de la voiture sans
chauffeur pour tous, c’est qu’il renvoie à l’« autonomie de niveau 5 » ou ce
que Toyota appelle le mode « chauffeur ». Vous vous en remettez aux
chauffeurs pour vous conduire où vous voulez en toute sécurité,
tranquillement assis à l’arrière, à lire ou dormir, sans avoir à vous
préoccuper de la route. Cela suppose que les systèmes de pilotage aient trois
compétences. La première, être capable de percevoir l’environnement –
autres véhicules, animaux, piétons, vélos. Les ordinateurs y excellent. Avec
des caméras installées à des endroits stratégiques et un Lidar (système de
télédétection laser), dans de nombreuses situations, les ordinateurs sont
meilleurs que les êtres humains. La deuxième compétence du chauffeur est
la planification : déterminer à l’avance où aller et quoi faire. Ici également,
avec toutes les données dont nous disposons, les ordinateurs le font très
bien. Enfin, la troisième compétence est la prédiction, qui échappe, elle,
largement aux ordinateurs. Lorsque nous apercevons deux enfants sur des
skateboards à un coin de rue, nous ne savons pas ce qu’ils vont faire et nous
ajustons notre conduite en conséquence. Il y a de nombreuses situations
dans lesquelles nous anticipons un danger potentiel parce que nous « lisons
» les motivations de ceux qui nous entourent. Les ordinateurs ne savent pas
le faire. Du fait de cette faiblesse, Toyota considère que l’autonomie de
niveau 5 échappe aux capacités technologiques actuelles et que personne ne
sait aujourd’hui quand elle sera disponible et fiable – peut-être dans une
dizaine d’années, voire davantage.
D’ici là, les technologies dont nous disposons permettent de faire
beaucoup de choses. D’ores et déjà, Toyota s’intéresse de très près à l’autre
pôle de la mobilité autonome : le mode Gardien. Le gardien regarde par-
dessus l’épaule du conducteur humain et détecte si la personne est
somnolente, distraite, ivre ou handicapée. Si besoin, il intervient pour
empêcher que ne survienne un accident, jusqu’à prendre si nécessaire le
contrôle du véhicule. La technologie progressant, Toyota va plus loin avec
le « concept de compagnon de mobilité » (MTC), capable d’alterner les
rôles de chauffeur et de gardien.
La philosophie du MTC est que les individus doivent avoir le choix. Plutôt que de les priver
de tout rôle actif dans leur mobilité, le MTC leur permet de profiter du plaisir et de la liberté
de conduire quand et s’ils le souhaitent, tout en pouvant se reposer à tout moment sur les
capacités de pilotage automatique. Le conducteur a la possibilité de choisir le mode
Chauffeur dans certaines situations, pour de longs trajets sur autoroute par exemple, et le
mode Gardien dans d’autres, à des vitesses plus réduites ou pour des trajets plus courts par
exemple18.

Avec le MTC, la relation entre le conducteur humain et le système


automatisé est symbiotique, chacun surveillant l’autre quand il conduit. Les
conducteurs humains ne risquent plus de s’endormir ni d’être distraits. Le
mot d’ordre de Toyota est « le gardien d’abord », ce qui signifie que les
véhicules Toyota privilégieront le mode Gardien, pour évoluer
progressivement vers le mode Chauffeur.
Lorsque vous lirez ces lignes, Toyota proposera, au moins sur certains
modèles Lexus, une version de ce compagnon, que certains appellent «
autonomie de niveau 2 », sur autoroute. Ainsi, le conducteur pourra ôter les
deux mains du volant et laisser l’ordinateur accomplir un certain nombre
d’actions : s’engager sur une bretelle de sortie, changer de file…
Avec la sophistication croissante des systèmes informatiques,
l’ordinateur pourra prendre en charge la conduite dans un éventail de
situations de plus en plus large. Le pilotage automatique de niveau 4 est
déjà possible dans certaines conditions de circulation. On parle alors de «
domaine opérationnel de conception » ou ODD (Operational Design
Domain) : par exemple, navettes urbaines à faible vitesse (moins de 30
km/h), certaines routes privées, files dédiées aux véhicules en autopilote et
dernier kilomètre de livraison dans les zones à faible densité de circulation.
Le périmètre des ODD sûrs s’étendra progressivement avec l’évolution des
technologies.
Toyota collabore avec de nombreuses entreprises dans le domaine des
véhicules « partagés » et a notamment investi dans Uber, le géant chinois du
covoiturage Didi ou encore Grab. Le constructeur a également créé une
solution de mobilité open source, baptisée « e-Palette ». Ses possibilités
d’utilisation sont multiples et ouvrent la voie à de nouveaux partenariats. Il
ne s’agit pas d’un « véhicule » à proprement parler, mais plutôt d’une
structure, ou plateforme, sûre et fiable, personnalisable à l’infini ou presque
(comme les couleurs sur la palette d’un artiste), que d’autres entreprises
pourront habiller de leur propre technologie et de leur propre design et aux
applications multiples : food trucks, bureaux mobiles et véhicules de
livraison pour le dernier kilomètre.
Toyota, on l’aura compris, a accompli une profonde mutation. Comment
l’entreprise est-elle passée de l’excellence dans les systèmes
électromécaniques au développement de logiciels pour les véhicules
autonomes ? En rompant avec certaines pratiques établies de longue date et
en faisant le choix radical de se tourner vers l’extérieur et d’investir des
milliards dans la création de deux filiales : le Toyota Research Institute
(TRI), dédié à la recherche de pointe sur les véhicules autonomes, et le
Toyota Research Institute-Advanced Development (TRI-AD), dans le but
de faire évoluer ces recherches du stade de prototype au stade de
préproduction. En 2020, Toyota a également créé un fonds d’investissement
doté de 800 millions de dollars, piloté par le TRI-AD, ciblant les entreprises
de croissance développant de nouvelles technologies et de nouveaux
modèles économiques.
L’entreprise est même allée encore plus loin. Pour diriger ces instituts,
Toyota a recruté de brillants Américains experts de l’intelligence artificielle
et de la robotique. Le TRI, qui dispose de trois bureaux aux États-Unis, est
dirigé par Gill Pratt, ancien de la DARPA du département de la Défense,
qui a également été professeur d’intelligence artificielle et de robotique au
MIT. Pratt a recruté son collègue James Kuffner pour prendre la direction
technique du TRI, lequel a ensuite été nommé P-DG de TRI-AD à Tokyo.
Diplômé de Stanford, James Kuffner a été maître de conférences au
Robotics Institute de l’université Carnegie Mellon, avant de rejoindre
Google pour travailler sur sa voiture autonome.
Pour amplifier leur influence au sein du groupe, Toyota a nommé James
Kuffner au conseil d’administration de Toyota Motor Corporation en mars
2020 et Gill Pratt, directeur scientifique de Toyota. Les deux nouveaux
dirigeants sont des passionnés d’automobile, d’intelligence artificielle et de
robotique, admirateurs de longue date de Toyota. Ils ont été séduits par
l’opportunité de diriger les filiales d’un géant mondial comme Toyota,
dotées d’importants moyens financiers, avec la possibilité de
commercialiser leurs innovations à grande échelle. Toyota, d’une certaine
manière, a choisi de créer ses propres start-up internes plutôt que de confier
le développement de ses solutions de mobilité autonome à une start-up de la
Silicon Valley.
La stratégie de Toyota n’est pas de rentabiliser les technologies
autonomes le plus rapidement possible. Comme l’explique Gill Pratt, elle
s’inscrit dans la philosophie et les valeurs qui ont porté le développement
de l’entreprise :
Notre première priorité est la sécurité du véhicule. Après quoi, vient le plaisir de conduire ;
nous voulons rendre le véhicule plus amusant à conduire. La première fois que j’ai interrogé
Akio Toyoda, il m’a expliqué que les gens adorent les voitures mais n’aiment pas les
réfrigérateurs. Je pense que cela tient au fait que le réfrigérateur est utile mais passif […] on
ne contrôle pas ce qu’il fait. Une voiture est un amplificateur. Elle multiplie ce que vous lui
faites faire par des centaines de chevaux-vapeur. Avec la mobilité autonome, nous voulons
fabriquer des voitures encore plus amusantes à conduire et plus sûres, c’est notre premier
objectif. Et s’il se trouve que, dans certaines situations, les voitures peuvent se passer de
conducteur, c’est très bien mais ce n’est pas le but premier de nos travaux.
James Kuffner partage ce point de vue et je lui ai demandé si les avancées
relativement lentes de Toyota dans le domaine de la mobilité autonome
s’expliquaient par la volonté d’éviter tout risque. Voici ce qu’il m’a répondu
:
L’actif le plus précieux de Toyota est sa marque. Une entreprise plus petite, qui n’a pas
autant à perdre, pourra indéniablement se montrer plus agressive, un avantage qui est celui
des start-up. Nous travaillons quant à nous sur quelque chose qui sera vendu à des millions
ou des dizaines de millions de consommateurs chaque année, et doit avoir la robustesse et la
fiabilité que l’on est en droit d’attendre d’une entreprise comme Toyota. La barre est donc
plus haute pour nous. Toyota est-il à la traîne ? Pas nécessairement. Je pense que d’autres
constructeurs vendent leur technologie plus agressivement. Mais l’approche de Toyota est de
laisser ses produits parler pour eux-mêmes. Chaque approche a ses avantages et ses
inconvénients.
Valeurs concurrentes et stratégie

Dans les années 1980, Robert Quinn a éclairé d’un jour nouveau la stratégie
d’entreprise et ses relations avec la culture grâce à son « modèle des valeurs
concurrentes19 ». J’ai eu l’occasion d’assister à une de ses interventions
alors que je travaillais sur ce chapitre et j’ai pris conscience que ce modèle
était un formidable outil pour comprendre la relation entre la stratégie et
l’exécution. Comme on peut le voir sur la figure 14.4, il comporte deux
axes : contrôle vs flexibilité ; interne vs externe. Le contrôle est une des
caractéristiques du modèle mécaniste, quand la flexibilité est caractéristique
du modèle organique. L’axe interne/externe indique si l’entreprise est plutôt
centrée sur son environnement ou sur le fonctionnement interne de ses
opérations. En croisant ces deux dimensions, on obtient les quatre quadrants
du modèle.
FIGURE 14.4 Modèle des valeurs concurrentes pour la stratégie et la culture.

Source : Robert Quinn, Beyond Rational Management: Mastering the Paradoxes and
Competing Demands of High-Performance, San Francisco, Jossey-Bass, 1988.

Vis-à-vis de son environnement, l’entreprise peut mettre l’accent sur le


contrôle (buts rationnels) ou la flexibilité (système ouvert). En interne, elle
peut rechercher le contrôle (processus internes) ou la flexibilité (relations
humaines). Dans quel quadrant vaut-il mieux se situer ? La réponse : cela
dépend. Premièrement, cela dépend de la stratégie et de l’environnement de
l’entreprise. Deuxièmement, la concurrence entre les valeurs peut être
rompue : paradoxalement, l’organisation semble être plusieurs choses
contradictoires à la fois – ceci, et pourtant cela. Dans la réalité, certaines
des entreprises les plus performantes sont fortes dans plusieurs zones. On
peut le visualiser avec un diagramme en étoile, où tous les profils sont
possibles – de faible partout à fort partout, en passant par tous les profils
intermédiaires.
J’ai utilisé un diagramme en étoile pour représenter de manière
approximative le profil de Toyota, des constructeurs automobiles européens
et de Tesla (voir figure 14.5). Quinn et ses collègues ont développé diverses
mesures plus sophistiquées que mes approximations. Traditionnellement,
les constructeurs occidentaux ont privilégié le contrôle au détriment de la
flexibilité – en interne et en externe. Les entreprises du secteur veulent des
règles, une structure, des collaborateurs qui obéissent aux ordres et la liberté
de recruter et de licencier à leur guise. Pour ce qui est de la dimension
externe, leurs objectifs sont de se développer, réaliser des bénéfices et
satisfaire les actionnaires. Ce qui a séduit les entreprises occidentales dans
le lean, ce n’est pas le processus d’amélioration continue, mais les outils de
réduction des coûts à l’intérieur d’une bureaucratie coercitive. « Gagner de
l’argent en vendant beaucoup et en réduisant les coûts », telle semble être la
stratégie. On observe toutefois une évolution des marques automobiles
occidentales vers une innovation plus technologique et des systèmes
ouverts.
FIGURE 14.5 Modèle des valeurs concurrentes appliqué à l’industrie automobile.

Source : Robert Quinn, Beyond Rational Management: Mastering the Paradoxes and
Competing Demands of High-Performance, San Francisco, Jossey-Bass, 1988.

Toyota est différent et présente, à mon sens, le registre le plus étendu du


secteur. En interne, l’amélioration continue associe processus internes à
haute valeur ajoutée et relations humaines fortes, combinant niveaux élevés
de contrôle et niveaux élevés de flexibilité. On retrouve la « bureaucratie
habilitante » évoquée par Paul Adler. Certains pensent peut-être que
l’avenir appartient aux entreprises purement innovantes, qui peuvent se
passer de toute bureaucratie et n’ont besoin que de brillantes équipes
d’innovateurs. C’est ignorer une part prépondérante du travail qu’accomplit
une entreprise lorsqu’elle se développe, dont l’essentiel est très routinier et
nécessite une structure et de la stabilité.
Par exemple, Gill Platt et James Kuffner ont encouragé Toyota à
appliquer le TPS aux technologies de l’information (IT). Les quantités de
code à écrire aujourd’hui – et le phénomène ira en s’amplifiant – sont
faramineuses : il est impossible pour les deux collègues de recruter
suffisamment de personnes pour rédiger les programmes selon les modèles
séquentiels traditionnels, avec leurs milliers d’heures d’écriture et de
débogage. S’inspirant du TPS, ils mettent l’accent sur la qualité intrinsèque.
Nous avons vu au principe 6 comment Menlo Innovations en applique les
principes en décomposant le logiciel en tout petits morceaux et en créant
des tests unitaires pour en vérifier le bon fonctionnement. C’est exactement
ce que font le TRI et le TRI-AD. Chaque soir, les chercheurs compilent et
testent le codage réalisé dans la journée, espérant ne plus y découvrir de
problème. Lorsqu’ils en identifient un, ils se tournent vers la résolution de
problème par la cause racine afin d’empêcher qu’il se reproduise. On trouve
des méthodes similaires dans toute la Silicon Valley sous le nom de «
développement agile » – inspiré à l’origine par Toyota. Il semblerait que
maîtriser l’exécution soit aussi la clé de notre futur digital innovant –
contrôle interne et flexibilité.
Sur la dimension externe, Toyota sait très bien planifier et atteindre des
objectifs rationnels, comme en témoignent les 70 ans de rentabilité de
l’entreprise et de bénéfices records pour le secteur. Au cours de son histoire,
Toyota n’a enregistré qu’un exercice déficitaire, et c’était pendant la crise
financière. Audacieuse à de nombreux égards, la stratégie de Toyota pour le
futur est aussi pragmatique.
Toyota ne manque pas de projets dans le quadrant des systèmes ouverts,
qu’il s’agisse de la Lexus, de la Prius et de la Mirai, ou de la construction
de sa « Woven City » du futur au pied du mont Fuji, appelée à être un «
laboratoire vivant » d’expérimentations des technologies de pointe20. La
Prius avait tout d’un dangereux gambit et d’un gouffre financier, mais elle a
généré beaucoup d’argent et changé le monde de l’automobile.
Aujourd’hui, les investissements massifs de l’entreprise dans les véhicules à
hydrogène en surprennent sans doute beaucoup et joueront peut-être un rôle
majeur dans notre futur plus respectueux de l’environnement. Cela étant, il
est vrai que la machine lean de Toyota a été réglée pour l’innovation
incrémentale sur de nouveaux modèles fiables, ce qui explique que je lui
attribue une position moins forte dans les systèmes ouverts. Le quadrant des
systèmes ouverts est le domaine sur lequel Akio Toyoda travaille le plus
pour renforcer la position de l’entreprise, avec le TRI, le TRI-AD et les
divers partenariats technologiques.
Qu’en est-il de Tesla ? Quelle est la position de l’entreprise sur ces
valeurs concurrentes ? D’après mes approximations, Telsa est fermement
installé dans le quadrant des systèmes ouverts, se contentant de faire le
strict nécessaire dans les trois autres quadrants pour fabriquer et distribuer
son produit. L’entreprise est très unidimensionnelle et plus faible partout où
Toyota est fort. Heureusement – ou plus probablement par choix –, Tesla est
fort sur la dimension qui compte réellement pour la stratégie et le style de
leadership d’Elon Musk. Je lui accorde également une bonne position dans
le quadrant des relations humaines pour avoir su recruter des ingénieurs
exceptionnels qui ont accompli un excellent travail d’innovation. Il ne fait
pas de doute qu’Elon Musk a une vision de long terme, qui ne se limite pas
à gagner de l’argent. Sauver la planète et coloniser Mars sont des objectifs
de très long terme. Pour Toyota, penser à long terme signifie (aussi) bâtir
une entreprise apprenante agile et adaptable. De plus, chez Toyota, la
pensée innovante s’applique à tout le monde, même à la personne qui fixe
les essuie-glaces.
Toutes les entreprises ne peuvent pas se comporter comme des start-up,
mais il est essentiel que les capacités internes et les défis externes soient
alignés. Robert Quinn, dans son livre Deep Change, explique ainsi21 :
Le processus de formalisation rend initialement l’organisation plus efficace ou plus efficiente.
Au fil du temps, toutefois, ces schémas routiniers conduisent l’organisation au déclin et à la
stagnation. L’organisation perd l’alignement avec la réalité extérieure changeante. Lorsque
l’alignement du dedans sur le dehors est perdu, l’organisation doit choisir : s’adapter ou
prendre le chemin d’une lente agonie.

Votre environnement a-t-il tellement changé que vous devriez vous aussi
vous adapter ou mourir ? Êtes-vous une start-up qui a besoin d’attirer des
capitaux importants pour poursuivre sa route ? Si tel est le cas, il se peut
que Tesla soit un modèle utile, au moins pour le court terme. Quelles sont
les caractéristiques clés dont vous devez vous inspirer ?
1. Le P-DG doit être un génie visionnaire et audacieux, qui prospère dans
la prise de risque et détient tous les pouvoirs.
2. Le leader visionnaire rassemble autour de lui des personnes très
intelligentes prêtes à travailler jour et nuit pour atteindre les objectifs et
les buts du leader.
3. La clé de la réussite est un produit ou un service révolutionnaire,
tellement différent et séduisant que la qualité, le respect des délais de
livraison et le coût passent au second plan.
4. Faire une excellente impression auprès des clients les plus importants –
les investisseurs – est capital.
5. Le leader est le leader et ne doit pas être contesté – dédiez votre vie à
changer le monde selon la vision du leader ou allez voir ailleurs.
6. Tous les managers, à l’exception du leader visionnaire et peut-être d’un
petit cercle de proches, sont des pièces remplaçables dont la tâche
principale est d’atteindre les résultats qu’on leur a fixés.
7. Les collaborateurs qui ont les mains dans le cambouis sont aussi des
pièces remplaçables qui doivent faire ce qu’on leur dit et qu’on recrute
et licencie au gré des besoins.
8. Bâtir une culture utilitariste et centrée sur les résultats, où les valeurs
sociales comme le « respect des personnes » sont accessoires.

Ces caractéristiques sont celles d’un grand nombre de start-up


entrepreneuriales. Les grands entrepreneurs sont une race à part. Et peu de
dirigeants peuvent imiter ce qu’il se passe dans l’esprit d’un brillant
entrepreneur. L’idée a été avancée que la réunion de Toyota et de Tesla
constituerait une combinaison imbattable. Jim Womack estime quant à lui
que cela n’arrivera jamais, mais que les deux constructeurs peuvent
apprendre l’un de l’autre22 :
L’idée d’un modèle Toyota/Tesla semble séduisante. Mais […] pas dans une seule et même
entreprise. Toyota et Tesla ont déjà beaucoup appris l’un de l’autre à l’occasion du bref
investissement de Toyota dans Tesla et de leur projet de RAV4 tout électrique. Et ils ont
décidé de s’admirer à distance. Quant à demain, on peut espérer que Toyota fera preuve de
davantage d’audace dans la poursuite de ses objectifs fondamentaux et que Tesla sera moins
grotesque, tous deux cheminant sur la même route dans un respect mutuel.
La stratégie et l’exécution ne sont pas des
sports à grand spectacle

Qui sont les plus grands sportifs de tous les temps ? Qui vaut-il mieux
mettre à la tête du pays : les conservateurs ou les libéraux ? Quel est le plus
grand film de tous les temps ? Et qui dominera la mobilité du futur : Tesla,
Toyota, un autre constructeur historique ou peut-être une de ces start-up qui
poussent comme des champignons sur le marché du véhicule électrique ?
Autant de questions dont on peut débattre. Mais dans le jeu de la stratégie
pour nos propres organisations, nous sommes plus que spectateurs. Peu
nombreux sont ceux d’entre nous qui feront partie d’une équipe de
championnat ou remporteront une médaille d’or aux Jeux olympiques… ou
qui créeront une entreprise qui révolutionnera un secteur. Le fait est que 75
% des start-up soutenues par le capital-risque ne rapportent pas le moindre
centime à leurs investisseurs et que l’issue la plus probable est la faillite23.
Je ne prétends pas être un expert en stratégie. C’est une discipline à part
entière, enseignée dans les écoles de commerce, et un vaste champ de
recherches. Qu’on me permette néanmoins quelques conseils :
Premièrement, élaborez votre propre stratégie à partir de vos produits,
de vos services, de vos marchés et de votre situation unique. Comme le
disait si justement l’ancienne P-DG d’IBM Ginni Rometty : « Vous
bâtissez une stratégie qui n’est qu’à vous. Vous ne la définissez pas en
fonction de ce que font vos concurrents. »
Deuxièmement, le modèle des valeurs concurrentes peut vous aider à
dessiner votre future stratégie en trouvant le bon équilibre entre dedans
et dehors, entre flexibilité et contrôle. Il ne s’agit pas de déterminer
quel quadrant est le meilleur, mais de quelles capacités votre
organisation a besoin pour réussir étant donné votre seuil de risque,
votre marché, les tendances technologiques dans votre domaine,
l’environnement au sens large, et ce que vous pensez que vos clients
aimeront. Votre stratégie doit répondre aux besoins de votre
organisation et à votre environnement. Pour en revenir au secteur
automobile, il se dégage aujourd’hui un consensus comme je n’en ai
jamais observé auparavant autour de la nouvelle mobilité, dont rend
compte l’acronyme CASE. Tous les acteurs s’accordent pour dire que
c’est la voie dans laquelle ils doivent s’engager. À quelle vitesse et
avec quelle approche ? En ce qui concerne Toyota, il est évident que
l’entreprise doit continuer à enraciner son développement dans ses
piliers historiques que sont la sécurité et la fiabilité.
La vision stratégique s’élabore d’abord à partir de la partie
environnement externe du modèle des valeurs concurrentes. Quelle est
votre vision idéale pour vos produits et vos services, et comment se
connectera-t-elle aux clients (systèmes ouverts) ? Quelle est votre
vision pour gagner de l’argent (buts rationnels) ? Vient ensuite la partie
interne. Quelle maîtrise de l’exécution devez-vous posséder ? La
livraison de ces produits et services constitue-t-elle un facteur de
différenciation ? Avez-vous besoin de collaborateurs flexibles
s’améliorant en permanence pour progresser vers l’excellence ? Ou un
niveau modéré de contrôle interne est-il suffisant ?
Troisièmement, ne commettez pas l’erreur de penser que, parce que
vous avez une stratégie bien définie, avec des chiffres et des
diagrammes, vous en avez terminé. Ce n’est que le commencement.
Élaborer une stratégie et la mettre en œuvre, c’est le jour et la nuit.
Une vision n’est que cela : une vision, fondée sur ce que nous pensons
que sera l’avenir. On ne saura vraiment ce qu’il va arriver que lorsque
cela arrivera. L’exécution doit être faite par tout petits morceaux, en
apprenant de chaque expérience.

Le modèle de Mike Rother connecte la stratégie à l’approche


d’apprentissage progressif sur laquelle se fonde le kata d’amélioration (voir
figure 14.6). Quelle est votre vision stratégique de long terme pour votre
produit ou service ? Quelles compétences et quels processus sont
nécessaires pour l’apporter au client ? À plus courte échéance, disons un à
trois ans, quels sont les défis concrets que vous devez relever pour faire
advenir cette stratégie ? Ce qui vous renvoie à la condition actuelle : quelles
sont vos compétences, forces et faiblesses actuelles ? Vous devrez ensuite
identifier non pas toutes, mais la première de vos conditions cibles à court
terme et procéder, pour y parvenir, à des expérimentations, et ainsi de suite.
Comme le dit Alvin Toffler dans la citation en exergue de ce chapitre : «
Lorsqu’on fait de petites choses, il faut penser aux grandes choses, pour que
toutes les petites choses aillent dans la bonne direction. »

FIGURE 14.6 Connecter la stratégie à l’amélioration continue par des conditions cibles
successives et l’apprentissage itératif.

Source : Mike Rother, Toyota Kata Practice Guide, New York, McGraw-Hill, 2017.

Il peut arriver que l’orientation stratégique et un modèle lean pour les


opérations au quotidien fonctionnent parfaitement ensemble, comme
l’illustre l’exemple de Merillat. L’entreprise était leader sur le marché des
meubles de cuisine, une activité à faible marge, mais les concurrents étaient
de plus en plus nombreux, suscitant une guerre des prix sans merci.
L’entreprise recruta un formidable leader lean, Keith Allman, comme
directeur des opérations, et il convainquit le conseil d’administration de la
nécessité de forger la différenciation de l’entreprise sur d’autres facteurs : le
délai de livraison et la qualité de service. La base de clients la plus
importante de Merillat était les entrepreneurs en bâtiment qui voulaient que
les meubles leur soient livrés dans les délais, tous en même temps, dans le
respect des plannings des équipes d’installation. Keith fixa un défi
visionnaire : « Une cuisine à la fois. » Fabriquer la cuisine ; expédier la
cuisine ; la livrer au bon endroit au bon moment. L’entreprise s’engagea
dans la transformation lean de l’usine d’assemblage, des usines de
fabrication et de la chaîne d’approvisionnement. Cela devint une formule
gagnante.
Quelques entreprises, un pourcentage infime, seront fondées à se dire que
le grand disrupteur au modèle économique révolutionnaire est à leurs portes
et qu’elles n’ont d’autre choix que de se réinventer ou de mettre la clé sous
la porte. Dans un tel contexte, pour le court terme, l’excellence
opérationnelle n’est pas nécessairement la première priorité. Si l’on survit à
cette transformation tumultueuse en se réinventant et en se développant
pour basculer vers la distribution de masse, j’avancerais que l’excellence
dans l’exécution et la culture interne pour accompagner et améliorer
l’exécution seront de plus en plus importantes. Au chapitre vi de The Toyota
Way to Lean Leadership, nous avons montré comment Gary Convis, P-DG
du fournisseur de pièces détachées pour camions Dana, a redressé
l’entreprise, qui avait été placée sous la protection du chapitre 11 de la loi
sur les faillites, en réduisant les coûts, augmentant la part de marché et
formant les collaborateurs. Après avoir retrouvé la rentabilité, l’entreprise
travailla sur le Dana Operating System.
Pour le reste d’entre nous, soit 99 % des entreprises, le modèle Toyota,
plus équilibré, constitue une bien meilleure option. Cela ne signifie pas
qu’il faille cesser de surveiller votre environnement ni qu’aucune force
disruptive de nouvelle génération ne menace votre activité. Cela signifie
que la plupart des entreprises ont probablement un peu de temps pour y
parvenir. En outre, leurs meilleurs atouts sur cette voie sont probablement
une solide culture d’excellence et des collaborateurs motivés, compétents et
flexibles, dévoués à l’entreprise.
Le modèle Toyota met en lumière toute la difficulté qu’il y a à exécuter
une stratégie. Le gemba est un maître sans pitié. Puis-je affirmer avec
certitude que la stratégie et l’exécution de Toyota seront efficaces pour
affronter la transformation majeure qui s’annonce dans l’industrie
automobile ? Comme l’a dit Yogi Berra : « La prédiction est un art difficile,
surtout lorsqu’elle concerne l’avenir. »

Points clés
Pour réussir, les entreprises ont besoin d’une stratégie bien pensée, de sorte à
apporter un produit ou un service distinctif exécuté avec les capacités
opérationnelles appropriées.
Chaque entreprise doit élaborer une stratégie qui n’appartient qu’à elle, en
fonction de sa situation et des caractéristiques de son environnement.
Dans l’industrie automobile, Tesla a été le premier à mettre au point une voiture
électrique qui fait rêver les clients. L’avantage du premier entrant lui a permis de
vendre suffisamment de voitures à un prix élevé en vue de surmonter les
problèmes de production, de qualité et de livraison.
Toyota a la taille et les ressources pour élaborer une stratégie plus nuancée et
commercialise en parallèle des véhicules électriques à batterie, hybrides,
hybrides branchables et à hydrogène, modulant son mix-produit au fil du temps.
Le développement de la Prius témoigne de la capacité d’innovation radicale de
Toyota, qui a mis au point la première voiture hybride produite en masse, affinant
et perfectionnant les générations successives de modèles pour en faire un socle
de croissance rentable.
Le modèle des valeurs concurrentes est un outil utile pour déterminer
conceptuellement où doit se situer une entreprise en interne et en externe, et les
liens qui existent entre stratégie et exécution.
Pour une start-up, il est plus important d’être forte dans le quadrant des
systèmes ouverts avec un produit ou un service très innovant. Plus l’entreprise
se développe et grandit, en revanche, plus il est important de bénéficier d’une
solide capacité interne d’exécution.
Chaque entreprise est dans une position unique et a besoin de sa propre
stratégie ; copier des entreprises de référence peut freiner la créativité et vous
retarder.
1 https://asia.nikkei.com/Opinion/Has-Elon-Musk-s-Tesla-already-won.
2 Jeffrey Pfeffer et Robert Sutton, The Knowing-Doing Gap: How Smart Companies Turn
Knowledge into Action, Brighton, MA, Harvard Business Review Publishing, 1999.
3 Michael Porter, « What is Strategy? », Harvard Business Review, nov./déc. 1996.
4 https://global.toyora/en/coompany/messages-from-executive/details.
* La description du projet Prius est basée sur un entretien avec Takeshi Uchiyamada, ingénieur en
chef de la première version, et sur le livre d’un journaliste japonais, Hideshi Itazaki, The Prius
That Shook the World: How Toyota Developed the World’s First Mass-Production Hybrid Vehicle,
Tokyo, The Kikkan Kogyo Shimbun, Ltd., 1999.
5 Allen Ward, Jeffrey Liker, Durward Sobek et John Cristiano, « The Second Toyota Paradox: How
Delaying Decisions Can Make Beeter Cars Faster », Sloan Management Review, printemps 1995,
p. 43-61.
6 Hideshi Itazaki, The Prius That Shook the World: How Toyota Developed the World’s First Mass-
Production Hybrid Vehicle, The Kikkan Kogyo Shimbun, Ltd., Tokyo, 1999.
7 https://carandriver.com/news/a33435923/toyota-solid-state-battery-2025/.
8 http://www.businessinsider.com/toyota-prius-is-most-important-car-last-20-years-2017-12.
9 https://media-toyota-co.uk/2020/04/toyotas-global-hybrid-vehicle-sales-reach-15-millions-units/.
10 Jonathan M. Gitlin, « 2017 Was the Best Year Ever for Electric Vehicules Sales in the US »,
ARS Technica, 4 janvier 2018.
11 https://qz.com/1762465/2019-was-the-year-electric-cars-grew-up/.
12 Ashlee Vance, Elon Musk: Tesla, SpaceX and the Quest for a Fantastic Future, Dallas, TX,
BenBella Books, 2019.
13 Edward Niedermeyer, Ludicrous: The Unvarnished Story of Tesla Motors, Dallas, TX, BenBella
Books, 2019.
14 https://caranddriver.com/news/a26703778/toyota-why-ot-selling-electric-cars/.
* https://global.toyota./en/sustainability/esg/challenge2950/.
15 https://www.reuters.com/articles/us-toyota-electric/toyota-speeds-up-electric-vehicule-schedule-
as-demand-heats-up-idUSKCN1T806X.
16 Charles A. O’Reilly et Michael L. Tushman, « The Ambidextrous Organization », Harvard
Business Review, avril 2004.
17 Bansi Nagi et Geoff Tuff, « Managing Your Innovation Portfolio », Harvard Buisness Review,
mai 2012.
18 https://automatedtoyota.com/automated-driving-technology-deployment-strategy.
19 Robert Quinn, Beyond Rational Management: Mastering the Paradoxes and Competing
Demands of High-Performance, San Francisco, Jossey-Bass, 1996, p. 5.
20 https://www.youtube.com/watch?v=ng3X39lenvg.
21 Robert Quinn, Deep Change, San Francisco, Jossey-Bass, 1996, p. 5
22 https://www.lean.org/leanPost/Posting.cfm?LeanPostId=581.
23 Faisal Hoque, « Why Most Venture-Backed Companies Fail », Fast Company, 12 décembre
2012.
Partie V
Conclusion
Regarder, écouter et développer
l’entreprise
Bâtir votre entreprise
apprenante lean en vous
inspirant du Modèle Toyota

Un homme fit sa part, et un autre la sienne, et ni l’un ni l’autre n’eurent à vérifier que les
deux missions avaient été remplies. Comme la danse des atomes, telle qu’Alvin l’avait
imaginée. Il n’avait pas compris que les humains étaient parfois comme les atomes. La
plupart du temps, ils sont désorganisés, ignorant ce que font les autres, s’agitant dans tous les
sens, comme les atomes, avant que Dieu leur apprenne qui ils étaient et leur confie une
tâche… Le miracle était qu’ils savaient ce que les autres allaient faire avant même qu’ils le
fassent. Alvin riait de bonheur devant ce spectacle, sachant que cela était possible, rêvant de
ce qui pourrait être – des milliers d’humains, se connaissant si bien, travaillant ensemble, en
parfaite harmonie. Qui pourrait s’opposer à eux ?

ORSON SCOTT CARD, LES CHRONIQUES D’ALVIN LE FAISEUR, LIVRE III

Dans la série de livres de science-fiction d’Orson Scott Card dont le héros


est Alvin le Faiseur, celui-ci est capable de voir les plus minuscules
particules de matière et de détecter celles qui s’écartent de leur forme
naturelle, comme des os brisés ou un défaut dans un morceau de fer. Il a le
pouvoir de visualiser ce qui doit être et d’obliger la matière à retrouver son
état naturel, ressoudant l’os ou redonnant sa solidité au fer. Dans la citation
en exergue, Alvin observe deux hommes, apparemment étrangers l’un à
l’autre, puis prend conscience qu’ils entrent tous les deux dans un schéma
car tous deux travaillent secrètement depuis des années à libérer des
esclaves. Cette découverte l’amène à comprendre que les liens sociaux entre
les humains peuvent être aussi forts que les liens physiques entre les
atomes, créant un tout infiniment supérieur à la somme des parties.
Telle est aussi la leçon du modèle Toyota, et son secret : il crée un lien
entre les individus et les partenaires, et les amène à avancer ensemble vers
un but commun. Qui pourrait s’opposer à eux ? C’est bien différent de ce
que l’on observe dans la plupart des entreprises, constituées d’individus «
désorganisés, s’agitant dans tous les sens », selon les mots d’Alvin. La
question qui se pose est comment passer d’un état à l’autre, si c’est ce que
nous voulons faire.
Tout ce que je demande aux dirigeants de votre entreprise, c’est
d’apprendre à penser à plus long terme en se fondant sur un raisonnement
systémique : se concentrer sur un but précis pour la société et les clients ;
mettre en place des processus lean ; faire exploser votre culture pour la
recentrer sur les individus ; former des leaders qui comprennent le gemba,
qui ont un mode de raisonnement scientifique et enseignent aux autres ;
mobiliser tous les collaborateurs en visant l’amélioration continue ;
développer des partenariats dans la chaîne de valeur ; laisser la stratégie et
les buts déployés guider vos activités d’amélioration. Je sais, c’est
beaucoup demander. Heureusement, rien ne vous oblige à le faire
rapidement en une étape. Cette image est une vision vers laquelle
progresser, pas quelque chose que vous pouvez déployer du jour au
lendemain.

Le déploiement mécaniste : une tentation


confortable

General Equipment (entreprise fictive) est un groupe industriel mondial qui


fabrique des outils pour le travail du bois, des machines de nettoyage
industriel et des aspirateurs. Les produits de l’entreprise sont leaders sur
leur segment de marché. Sous la pression de la concurrence des pays à bas
coûts, General Equipment a dû baisser ses prix pour conserver ses parts de
marché. Afin de réduire les coûts sans sacrifier la qualité de ses produits,
l’entreprise décide de lancer un programme de fabrication lean mondial
dans ses 32 usines. Elle engage le cabinet de conseil Lean Mécaniste pour
créer et mettre en place le General Equipment Operating System (GEOS).
Le système est représenté sous la forme d’une maison, avec six piliers : flux
de valeur ajoutée, qualité intrinsèque, gestion du coût total, maintenance
productive, collaborateurs motivés et sécurité. La stabilité des opérations en
constitue le socle (voir figure C.1). Les dirigeants veulent que le
déploiement du GEOS soit mené tambour battant dans toute l’entreprise –
pas d’états d’âme.
Le cabinet de conseil concocte une recette pour la « conversion au lean
». Des « indicateurs lean » sont définis pour chaque pilier et le socle, de
même qu’un score minimum pour tous les directeurs d’usine en année 1.
Pour motiver les directeurs à s’engager dans cette démarche, il a été décidé
que leurs primes dépendraient de ces notes. Les consultants mettent en
place un projet pilote, un « phare » dans leur jargon, dans l’usine la plus
proche du siège de l’entreprise. Puis ils déroulent agressivement la
démarche d’usine en usine, utilisant leur approche 4 × 4 : quatre kaizen
parallèles en même temps, une fois par mois, pendant quatre mois. Ces
kaizen sont des événements de cinq jours orchestrés par un consultant
senior, et chacun des quatre ateliers est dirigé par un manager local ou un
ingénieur. Les résultats sont éblouissants. Les usines sont plus propres et
mieux organisées, des cellules de flux sont créées, les stocks diminuent et
les usines tournent mieux que jamais. Les dirigeants sont aux anges.
L’affaire lean est entendue et l’investissement est rentabilisé dès la première
année.
FIGURE C.1 General Equipment Operating System.

Et pour quelques dollars de plus, ils peuvent acheter le « package


communication » et le « package gestion du changement » de sorte à rallier
l’ensemble des collaborateurs. Que demander de plus ?
Impressionné, le directeur de l’amélioration continue confesse toutefois :
J’ai remarqué que les premiers projets « phares » régressaient. Lorsque les consultants
partent, les nouveaux processus formidables qu’ils ont mis en place ne sont pas entretenus
par nos managers. Et même les évaluations et les primes liées au lean ne semblent pas
suffisantes pour que les managers s’approprient la démarche. C’est de notre faute. Nous
devons améliorer la formation des managers ou mettre les bonnes personnes aux bons postes
de management.

Les sensei de Toyota ne verraient là rien de surprenant. « Inepties de


consultants », diraient certains. Car, quand bien même les consultants
maîtriseraient-ils leur affaire, les personnes dirigeant les opérations, elles,
ne se sont pas investies ou n’ont pas eu le temps de comprendre tous les
outils mis en place. De surcroît, les opérateurs n’ont clairement pas
développé de nouvelles habitudes. Ce n’est pas en maniant la carotte et le
bâton que l’on obtiendra des managers qu’ils s’approprient et pilotent la
démarche.
Les sensei de Toyota, eux, prendraient le temps de faire correctement les
choses dans une zone modèle (le premier « projet phare ») et mettraient dès
le départ les managers en situation. Ils leur fixeraient des défis et leur
poseraient des questions, attendant des managers qu’ils trouvent eux-mêmes
ce qu’il convient de faire à chaque étape, surmontant une difficulté après
l’autre. Être confronté à des difficultés est un bon moyen d’apprendre.
Tâtonner et expérimenter pour surmonter les difficultés, en encaissant
quelques échecs, est un excellent moyen d’apprendre. C’est le prix à payer
pour progresser vers l’excellence. Le confort ne mène pas à grand-chose. Le
projet phare serait alors un incubateur d’apprentissage pour les autres
managers et les responsables de l’amélioration continue qui lanceraient
leurs propres projets, avec un responsable de l’amélioration continue pour
chaque zone géographique. Dans un premier temps, le déploiement serait
plus lent mais prendrait ensuite de la vitesse, de plus en plus de leaders
apprenant en faisant.
Le problème renvoie en fait à la distinction entre philosophie mécaniste
et philosophie organique déjà évoquée. La figure C.2 propose une
comparaison de l’approche mécaniste du TPS, vu comme un ensemble
d’outils d’amélioration à court terme pour les ateliers, et l’approche
organique du TPS, comme base d’une philosophie de management total.
FIGURE C.2 Le TPS : mythe et réalité.

Source : Glen Uminger, ancien directeur général, Toyota Motor Manufacturing, Amérique du
Nord.

L’attrait du « mythe » du lean mécaniste tient à ce qu’il est


comparativement facile et naturel à mettre en œuvre dans les organisations
hiérarchiques et centralisées. Oubliez l’incertitude. Ne vous préoccupez pas
de tous ces problèmes humains compliqués. N’essayez pas de changer la
pensée des dirigeants. Ils savent fort bien fixer des objectifs et se mettre en
demeure de les atteindre en recrutant des compétences extérieures et en
faisant pression sur tout le monde. Des résultats ou la porte ! Sauf que, dans
le long terme, cela ne fonctionne pas. Les processus lean se détériorent et,
lorsque la demande baisse ou que le leadership change, le programme lean
est abandonné, remplacé par la nouvelle méthode à la mode.
Aborder la transformation lean de manière
scientifique

La plupart des entreprises souhaitent disposer d’une feuille de route pour le


lean – un « secret concret de réussite ». Lorsque vous engagez une société
de conseil qui a une feuille de route, à l’image de Lean Mécaniste, vous
supposez qu’elle peut prédire ce qui va arriver – et c’est bien ce qui est
demandé aux commerciaux : faire comme si c’était vrai afin de vendre leurs
services. On attend de la plupart des consultants lean qu’ils définissent un
plan et une analyse de rentabilité en lisant l’avenir. À vos boules de cristal.
On obtient de bien meilleurs résultats si on remplace la feuille de route
par une boussole : aborder le déploiement du lean de manière scientifique,
en se fondant sur des faits et des données, et en s’orientant grâce à la
boussole. Difficile à imaginer ? Avec son point 7, « Institutionnaliser le
leadership », Deming nous a appris à « attendre des superviseurs et des
managers qu’ils comprennent leurs collaborateurs et les processus qu’ils
utilisent ». Les kata Toyota fournissent une démarche qui vise à enseigner
aux managers à « comprendre leurs subordonnés et les processus qu’ils
utilisent », et à aborder de manière scientifique des objectifs ambitieux.
Imaginons à présent que l’on confie à une responsable de l’amélioration
continue, familière du TPS et formée aux kata Toyota, la mission de
convertir une usine au lean à partir du modèle représenté sur la figure C.1.
Au lieu de se précipiter et de commencer à déployer des solutions, elle
prendrait le temps de réfléchir et d’aborder la mission de manière
méthodique, avec une grille de lecture comme le modèle du kata
d’amélioration :
1. Quel est le défi ? Qu’essayons-nous réellement d’accomplir en nous
convertissant au lean ? Quelle est notre vision à long terme ? Que
faudra-t-il avoir accompli dans un an pour pouvoir dire que nous avons
réussi, et comment le mesurer ?
2. Quelle est la condition actuelle ? Où en sommes-nous aujourd’hui de
nos processus et de nos équipes ?
3. Quelle est la prochaine condition cible et quels sont les obstacles
pour l’atteindre ? Lançons-nous, mais sans suivre de plan établi ni
sans essayer d’accomplir le défi en une seule étape. Décomposons-le et
progressons vers une condition cible en surmontant les obstacles.
Lorsque cette condition cible sera atteinte, réfléchissons et définissons
la condition cible suivante, et ainsi de suite.
4. Quelle est la prochaine expérience que je vais mettre en place pour
surmonter un obstacle ? Expérimenter, apprendre de chaque
expérience et s’amuser !

Lorsqu’il était à la tête du TSSC, Hajime Ohba utilisa cette même grille
dans son travail avec Herman Miller – ce qui n’a rien de surprenant puisque
l’IK repose sur la démarche qu’utilisaient les personnes comme Ohba pour
piloter une transformation (voir figure C.3). Le voyage débuta en 1996
lorsque Ohba se rendit au gemba pour comprendre les processus et qu’il
formula son défi : sans investissements importants, et pour construire le
même nombre de meubles de cuisine, passer de 2 lignes d’assemblage, 3
équipes et 126 personnes à 1 ligne d’assemblage, 2 équipes et 13 personnes.
Une telle chose, il va sans dire, semblait parfaitement impossible aux
personnes qui étaient là, mais elles jouèrent le jeu. Deux jeunes managers
avaient un peu pratiqué le lean et savaient quels miracles il peut accomplir.
Ils avaient été envoyés quelque temps plus tôt faire un stage de plusieurs
mois chez un équipementier avec qui Ohba avait travaillé. L’un deux était
Matt Long, qui prendrait par la suite la direction du développement du
Herman Miller Performance System en tant que vice-président en charge de
l’amélioration continue. Il occupa ce poste jusqu’à sa retraite, en 2020.
FIGURE C.3 Logique scientifique du pilotage de la ligne modèle dans l’usine de caissons
de rangement d’Herman Miller, par Hajime Ohba, du TSSC.

Ohba demanda ensuite à ses « élèves » de « se tenir debout en cercle » et


d’observer l’assemblage des caissons. Puis de déterminer sur quel point ils
voulaient commencer à travailler (une sorte de condition cible), de produire
quelques idées d’amélioration et de les tester. La démarche n’était pas aussi
structurée que le modèle du kata de démarrage de Rother, mais Ohba
revenait régulièrement voir ses élèves, les orientait, leur posait les mêmes
questions, leur confiait les mêmes tâches, sans jamais donner de réponse.
Les personnes du groupe recevaient l’appui de collaborateurs de Toyota en
stage au TSSC ; elles apprenaient également d’Ohba.
Comme toujours avec les projets du TSSC, les résultats furent
stupéfiants. L’entreprise ne parvint jamais à relever totalement les défis
d’Ohba. Elle obtint néanmoins des résultats impressionnants au cours de la
première année et poursuivit la démarche pendant les 15 années suivantes
avec l’accompagnement du TSSC (jusqu’à ce que celui-ci soit fermé).
Herman Miller devint un exemple que le TSSC utilisait dans ses ateliers de
formation au TPS. L’accompagnement avait débuté avec l’assemblage et fut
progressivement étendu à toute la chaîne de valeur. Par exemple, lorsqu’il
apparut que la contrainte relevait du stock de panneaux peints fabriqués en
lots importants, l’équipe retravailla sur l’étape de peinture. L’équipe
d’Herman Miller ne cartographia pas le flux de valeur pour ensuite « mettre
en œuvre la carte », mais le système qui en résulta constituait une très
bonne carte de l’état futur. Au bout de 15 ans, l’entreprise était parvenue à 1
ligne d’assemblage, 2 équipes et 30 personnes, pour un plus grand nombre
d’unités produites par semaine – une augmentation de la productivité de
483 % (voir figure C.4) sans le moindre investissement en automatisation.
De nombreuses personnes sont passées par la zone de la ligne modèle et
ont diffusé dans d’autres parties de l’entreprise ce qu’elles y avaient appris.
Des responsables de l’amélioration continue furent formés pour chaque
usine et, comme nous l’avons vu au principe 10, la démarche fut étendue
aux autres échelons de responsabilité : chefs de groupe et chefs d’équipe. Il
y eut des hauts et des bas, mais la démarche déboucha sur le Herman Miller
Performance System, qui devint partie intégrante de la culture. Il était
encore fragile, certes, mais mieux enraciné que la plupart des tentatives de
déploiement du lean. Les résultats de long terme sur l’ensemble des
compartiments de production furent également remarquables (voir figure
C.5).

FIGURE C.4 Le TSSC accompagne Herman Miller dans le premier projet de ligne
modèle.
FIGURE C.5 Résultats à long terme du Herman Miller Performance System sur
l’ensemble de la fabrication.

Lorsqu’on pense à une ligne modèle, on envisage souvent le défi associé en


termes de substantiels bénéfices financiers, mais le défi le plus difficile est
de développer le potentiel et les aptitudes des collaborateurs. L’amélioration
des processus et celle des individus vont de pair. Le modèle de Rother
confère un rôle clé aux managers : celui de coaches formant les penseurs
scientifiques qui pratiquent le kata d’amélioration. Le problème,
naturellement, est que ces managers, avant d’être coaches, doivent en
acquérir les compétences et le savoirfaire. Dans cette optique, il leur faut
relever un défi et pratiquer la démarche du kata d’amélioration. Nous en
avons vu un exemple dans le parcours de développement suivi par Dallis
lorsqu’il est entré chez Toyota (voir principe 12). Dans un premier temps, la
difficulté tient à ce qu’il y a peu ou pas de coach qualifié dans l’entreprise.
L’état idéal est de conduire tout le coaching en interne, les managers
accompagnant leurs équipes. La figure C.6 propose une piste pour y
parvenir en suivant le modèle du kata. Le travail du « groupe avancé » de
leaders (GA) est de piloter et contrôler le processus (PDCA). Ces leaders
commencent par explorer ce qu’est le kata pour savoir s’ils sont intéressés,
avant de le pratiquer eux-mêmes avec un coach expérimenté
(éventuellement externe). Forts de cette expérience, ils sont en position
d’établir un calendrier de formation de nouveaux coaches pour les six à 12
mois suivants. Ce n’est pas un banal calendrier fait de jalons et de dates,
mais un défi posé à l’organisation.
Comme pour tout autre défi, l’étape suivante est de comprendre la
condition actuelle. Combien d’individus dans l’entreprise ont-ils une
propension au raisonnement scientifique ? Qui est ouvert à l’apprentissage ?
Quels projets pourrait-on retenir pour débuter ? Il convient ensuite de
mettre en place les lignes modèles. Le rôle du GA est alors d’étudier, de
réfléchir, d’apprendre et d’ajuster. Chaque jour est une expérience ! Les
leaders du GA doivent être les premiers apprenants, se rencontrer
régulièrement et, entre les réunions, surveiller le processus afin de décider
comment apporter du soutien et quand étendre le processus à d’autres
domaines. Notez que le processus de développement des coaches n’est pas
linéaire, mais exponentiel : 1 donne 2, qui donne 4, qui donne 8, etc.
Zingerman’s Mail Order a baptisé cette activité du groupe avancé « le kata
du kata ». L’entreprise a appliqué la grille du kata d’amélioration pour
déployer la pratique du kata d’amélioration1.
FIGURE C.6 Un modèle pour déployer la pratique.

Source : Mike Rother.

Le recours à des projets pilotes fait partie de la culture de Toyota, c’est


un vecteur clé d’apprentissage. Il est extrêmement rare que l’entreprise
déploie quoi que ce soit sans l’avoir testé au préalable. Il est tentant de
croire que nos idées donneront des résultats tant elles nous semblent
sensées. Mais lorsque nous confrontons nos hypothèses à la réalité, il y a
presque toujours des surprises – surprises qui sont autant de sources
d’apprentissage et d’amélioration.

Le diable de l’entropie et comment en


triompher

Beaucoup d’entreprises, après avoir apparemment bien démarré leur


conversion au lean, observent que l’effort s’essouffle. On me demande
souvent : « Comment pouvons-nous pérenniser les bénéfices du lean ? »
C’est se poser la mauvaise question. Le lecteur aura compris que le lean
n’est pas une démarche que l’on peut appliquer mécaniquement aux
processus et s’attendre à ce que les changements perdurent. Il n’y a pas
d’outils de réparation rapide. L’entropie organisationnelle (tendance des
systèmes à s’affaiblir) entraînera naturellement une régression à partir du
nouvel état parce que celui-ci exige plus d’énergie que l’état ancien – stable
; l’état précédent est plus naturel et plus facile à maintenir (voir figure C.7).
La transformation lean sort l’organisation de son état stable. Puis, comme
lorsqu’on tire sur un élastique, si on le lâche, il revient à son état initial. Et,
contrairement à l’idée selon laquelle les processus lean corrigeraient les
problèmes, la vérité est qu’ils les font apparaître au grand jour. Il devient
alors plus difficile aux leaders, aux managers et aux collaborateurs de
continuer sur la voie de l’amélioration. Nous avons vu par exemple que les
stocks peuvent occulter les problèmes alors que le flux pièce à pièce les
rend visibles et peut rapidement entraîner l’immobilisation des processus.
Lorsque la principale source d’énergie du changement émane de l’équipe de
« spécialistes » extérieurs qui font escale dans l’entreprise pour « réparer »
les choses puis s’en vont, la capacité et l’énergie ne sont tout simplement
pas disponibles pour contrer l’entropie.

FIGURE C.7 L’entropie conduit toujours à un retour en arrière après l’« implémentation
d’outils lean » si les managers ne s’approprient pas la démarche.

Source : David Meier.

On peut comparer cela à un programme de remise en forme. Las des kilos


en trop, on s’inscrit à un cours. Six semaines de régime alimentaire strict et
d’entraînement physique quotidien plus tard, adieu les rondeurs.
Malheureusement, il est à craindre que l’enthousiasme soit de courte durée.
Le programme est extrêmement contraignant, pénible même, et nous
devons nous faire violence pour le respecter. Dès l’instant où nous sommes
livrés à nous-mêmes, nous retombons dans le schéma antérieur : mauvaises
habitudes alimentaires et manque d’exercice physique. Karen Gaudet a
vécu chez Starbucks quelque chose d’assez comparable lorsque l’entreprise
a déployé le programme « Playbook » (voir principe 5) et que les anciennes
habitudes ont rapidement repris le dessus2 :
Même si les nouvelles façons de faire sont bien meilleures, les gens retombent dans leurs
anciens schémas… Et nous avons observé qu’il leur est ensuite très difficile de revenir aux
routines « Playbook »… Le leadership n’était pas suffisamment déterminé à entretenir la
démarche ; il aurait fallu former tous les nouveaux collaborateurs aux fondamentaux de
l’approche et nous pousser nous-mêmes à aller plus loin dans notre compréhension… Une
concession après l’autre, un ajustement après l’autre, le niveau de la capacité lean a
commencé à se dégrader.

Nous avons vu au principe 13 que Toyota combine le PDCA piloté par le


hoshin pour les grands changements et le SCDA pour les changements au
niveau du management quotidien, parce que l’un et l’autre sont essentiels
pour l’amélioration continue. Les grands changements projettent les
personnes et les processus hors de leur état stable et n’ont pas encore été
ajustés. À ce stade, les nouveaux processus ne sont encore qu’un état désiré
indécis. Lorsque le nouveau concept d’un processus rencontre la réalité,
c’est la réalité – ce qui est – qui l’emporte, sauf à trouver face à elle une
force contraire au moins équivalente pour contrer l’entropie. Cette énergie
positive provient des groupes de travail ayant intégré les nouveaux
standards et oeuvrant en permanence pour identifier et corriger les écarts
par rapport aux standards, à mesure que les conditions changent et que la
compréhension progresse (voir figure C.8).
FIGURE C.8 Contrer l’entropie avec l’énergie positive du groupe de travail local.

Source : David Meier.

Ce modèle démontre l’importance de la mise en place de projets pilotes


pour apprendre ce qu’il se produit lorsque les nouvelles idées percutent la
réalité. Conduire l’expérience et étudier ce qui arrive. La nouvelle approche
pourra ensuite être déployée progressivement de groupe de travail en
groupe de travail, tout en formant les chefs de groupe et les chefs d’équipe
aux nouveaux processus et aux nouveaux objectifs et en leur donnant les
moyens de former à leur tour leurs subordonnés. Il en résulte une
dynamique très différente, centrée sur l’appropriation et le contrôle au
niveau local, en lieu et place d’une démarche de changement imposée par la
direction et élaborée par des « experts du lean ». Malheureusement, cette
approche demande davantage de temps et d’efforts.
J’ai accompagné et étudié de nombreuses initiatives de conversion au
lean. Le constat est sans appel : trop souvent, l’enthousiasme et les bons
résultats du début s’essoufflent. Pourquoi ?
1. Manque d’implication de la direction. Les dirigeants délèguent le
lean à des spécialistes de l’amélioration continue, mais désertent le
gemba et attendent que les résultats arrivent jusqu’à eux (voir
diagramme du hoshin de Volvo, figure 13.1).
2. Relève de la garde. Plus d’une fois, alors que nous avions en face de
nous un P-DG enthousiaste dont nous nous disions « Cette fois, c’est le
bon », il a été poussé vers la sortie. Il était alors remplacé par un
nouveau P-DG porteur d’une vision mécaniste du lean, y voyant un
outil qui lui permettrait d’obtenir rapidement des résultats financiers. La
fête était finie. Une des difficultés rencontrées par Starbucks a été le
turnover élevé des responsables de magasins, des chefs d’équipe et des
salariés, même si la conversion au lean s’est traduite par un turnover
inférieur aux normes du secteur.
3. Manœuvres politiciennes. Des choses formidables se passaient au
gemba pendant que des « cols blancs », aux RH et au service qualité par
exemple, très éloignés du terrain, intriguaient pour récupérer le projet
lean.
4. De bonnes initiatives pilotes, un déploiement précipité. Nous
sommes des adeptes convaincus de l’approche par la ligne modèle, mais
que se passe-t-il ensuite ? Trop souvent, face aux résultats obtenus en
matière, disons, de flux de valeur sur un site, les dirigeants multiplient
les bénéfices attendus par le nombre d’opérations de l’entreprise avant
d’intimer à l’équipe lean : « Obtenez-moi ça pour la fin de l’année. »
5. Négligence en termes de développement des compétences et de l’état
d’esprit souhaités. La transformation est envisagée comme un
problème purement technique, alors qu’il s’agit aussi d’un processus
d’entraînement cérébral.

Aussi bon le démarrage soit-il, l’initiative tournera court si les dirigeants


considèrent le déploiement du lean comme une variable indépendante :
faire le lean (variable indépendante) ; obtenir des résultats (variable
dépendante). Nous sommes très loin de la pensée systémique. Un meilleur
modèle consiste à chercher à obtenir les systèmes lean adaptés (variable
dépendante) en adoptant une démarche scientifique (variable indépendante).
Il en ressortira un avantage concurrentiel et des profits.
Ce livre offre toutefois plusieurs exemples d’entreprises qui se sont
attachées à construire une culture de l’excellence sur le long terme et ont su
la pérenniser. Et des organisations comme le TSSC, LEI et divers cabinets
de conseil de grande qualité de par le monde connaissent une réussite
durable. En voici quelques exemples :
Herman Miller. J’ai décrit au principe 10 les efforts héroïques
déployés par la société de fournitures de bureau Herman Miller pour
former les chefs d’équipe et les animateurs d’équipe. Entamé sous la
houlette du TSSC en 1996, le HMPS poursuit sa route avec des hauts
et des bas, et de bons résultats en 2020. Les immenses gains de
performance qu’il a permis ont été décisifs pour le maintien de
l’activité aux États-Unis, alors que les concurrents se délocalisaient au
Mexique.
SigmaPoint. C’est une entreprise plus petite, avec un seul site de
production. Il est donc peut-être plus facile pour l’équipe de
management – du P-DG à l’encadrement intermédiaire – de porter le
lean d’une même voix et avec la même détermination. L’accent a été
mis sur l’acquisition d’une démarche de raisonnement scientifique, et
cette organisation apprenante a continué à évoluer mois après mois,
améliorant son chiffre d’affaires et ses bénéfices.
Zingerman’s Mail Order. L’entreprise est encore plus petite et opère
depuis un centre d’appels-entrepôt. Mon étudiant Eduardo Lander a
conduit sa première mission de conseil auprès de Zingerman’s en
décembre 2003 et y retourne depuis régulièrement. Après avoir connu
des problèmes de locaux récurrents avant de s’engager dans une
démarche lean, l’entreprise a généré une croissance annuelle à deux
chiffres en restant sur le même site (avec quelques extensions) depuis
2003, économisant ainsi des millions de dollars. Associés et managers
adhèrent sans réserve à la démarche lean et ont formé les
téléconseillers au raisonnement scientifique à travers la pratique du
kata de démarrage. Ils se sont adaptés rapidement et avec créativité à
la crise du Covid-19 et ont enregistré un chiffre d’affaires jamais
atteint, réalisant des bénéfices records qu’ils ont partagés avec tous les
salariés.
Nike. Nike a engagé d’anciens managers de Toyota comme consultants
pour piloter le programme lean mondial de l’entreprise, engagé en
2001. Nike sous-traite l’essentiel de ses activités de fabrication, mais
s’attache à créer des flux de valeur lean avec ses fournisseurs et à
disposer de systèmes stables et synchronisés, assortis d’améliorations
continues de la qualité, de la productivité et des délais de production.
À partir de 2004, Nike a créé des « centres d’innovation » régionaux
pour accompagner ses fournisseurs partenaires et les a aidés à
apprendre à travers des projets à court terme, d’une durée de trois à six
mois. En 2019, les dirigeants de Nike ont demandé à leurs fournisseurs
de développer leur propre capacité lean interne. Par ailleurs, ils ont
étendu la démarche à l’ensemble de la chaîne de valeur, améliorant le
temps de traitement grâce au lean et à la numérisation, depuis la prise
de commande jusqu’à la livraison.

Toutes ces entreprises sont allées au-delà des outils lean, en s’engageant
dans une réelle démarche de formation des collaborateurs en matière de
compétences liées à l’amélioration continue. Leur vision ne se résume pas à
réaliser des bénéfices, mais à faire de l’excellence de l’expérience client
leur priorité. Si chacune a abordé le changement en fonction de son
contexte spécifique, elles ont toutes utilisé un schéma similaire :
1. Elles ont commencé par un projet pilote et un défi, qu’elles ont
déployés progressivement et prudemment, à un rythme permettant aux
collaborateurs d’assimiler la démarche.
2. Elles ont adopté une perspective de long terme et avaient une vision
d’excellence portée par une philosophie de même type que celle de
Toyota.
3. Elles ont mis l’accent sur l’apprentissage interne des managers, pour la
plupart avec des – parfois sans – consultants extérieurs jouant un rôle de
coaches plutôt que d’experts.
4. Elles ont adopté une approche d’apprentissage par l’expérience, plutôt
qu’une approche de mise en œuvre.
5. Elles ont créé une culture du coaching, avec des retours d’expérience
réguliers, visant à rendre habituelle une manière disciplinée d’agir et de
résoudre les problèmes.
6. Elles ont maintenu la continuité du leadership lean en formant et
fidélisant les leaders.
7. Elles ont apporté la sécurité de l’emploi en ne licenciant personne à
cause du kaizen.

À la racine du succès : changer de culture

Le défi le plus difficile et le plus fondamental qui est posé aux entreprises
désireuses de s’inspirer de l’exemple de Toyota est de parvenir à créer un
collectif aligné, composé d’individus imprégnés de la culture
entrepreneuriale, désireux de progresser ensemble pour apporter une
valeur ajoutée au client. Et si toutes les problématiques du lean renvoyaient
finalement à une seule et même chose : la culture ? C’est en tout cas ce que
suggèrent les éléments réunis dans ce livre.
Le changement de culture est un sujet complexe en soi et a fait l’objet de
nombreux ouvrages. Ce qui est si délicat, avec la culture, c’est qu’elle
renvoie à une communauté humaine, des individus qui partagent des
valeurs, des croyances et une manière d’aborder les problèmes. Ce que l’on
voit et ce que l’on entend dans une entreprise lors du premier contact ne
sont que des manifestations superficielles de sa culture. La figure C.9
représente la culture comme un iceberg. Lorsqu’on visite une usine « lean »,
on peut se faire une idée de la mission de l’entreprise et de ses valeurs –
peut-être figurent-elles sur un poster dans le hall d’accueil. On voit des
outils et des structures formelles : 5S, cellules, graphiques des KPI, kanban,
structure des équipes, espaces de réunions, ce genre de choses. Ce que vous
voyez, c’est ce que le management veut faire advenir, pas ce qu’il se passe
réellement. Les anthropologues parlent d’« artefacts ». Patrick Adams*
appelle cela « l’apparence continue », par opposition à « l’amélioration
continue ». Pour réellement comprendre la culture, il faut creuser plus
profondément dans le gemba afin de voir si les individus font évoluer leur
manière de penser et d’agir.

FIGURE C.9 Une mauvaise compréhension du changement culturel conduit à un


changement superficiel : la partie visible de l’iceberg.

La partie immergée, c’est la culture Toyota. J’ai évoqué au principe 9 le


regard qu’Edgar Schein porte sur la culture. Creusons un peu plus
profondément. Il définit la culture dans ces termes3 :
L’ensemble des hypothèses fondamentales qu’un groupe a inventées, découvertes ou
développées par l’apprentissage, pour faire face à ses problèmes d’adaptation extérieure et
d’intégration interne, et qui ont été suffisamment efficaces pour être validées et, par
conséquent, qui peuvent être enseignées aux nouveaux membres comme la manière correcte
de percevoir, de réfléchir et de réagir en relation avec ces problèmes.

C’est une description particulièrement appropriée de la culture du modèle


Toyota à plusieurs égards :
1. Le modèle Toyota s’enracine dans ces « hypothèses » qui fondent la
manière la plus efficace de « percevoir, penser et réagir » par rapport
aux problèmes. Le genchi genbutsu, l’effort collectif autour d’une
succession de défis, le respect des personnes, l’amélioration continue à
travers le kaizen et la focalisation sur la survie à long terme constituent
l’ADN de Toyota.
2. Le modèle Toyota a été « inventé, découvert et développé » pendant des
décennies, à mesure que des dirigeants et des ingénieurs comme Ohno «
apprenaient à faire face aux problèmes d’adaptation extérieure et
d’intégration interne ». L’histoire de Toyota est très importante parce
qu’elle permet de comprendre les enjeux et le contexte qui ont conduit à
une approche active et concrète de la résolution de problèmes.
3. Le modèle Toyota est explicitement « enseigné aux nouveaux membres
». Les séminaires qui y sont consacrés ne sont toutefois qu’une part du
processus d’apprentissage. Le modèle est transmis comme doit l’être
une culture, dans le travail quotidien, par l’exemple des responsables.
Comme l’explique Jane Beseda, ancienne vice-présidente en charge des
ventes :
Le modèle Toyota correspond à ce que chaque employé fait à chaque instant du jour. Ils
baignent dans cette culture et dans cette philosophie. Il y a toujours des projets kaizen en
cours. Cela fait partie de notre personnalité.

Lorsque Toyota a commencé à s’implanter hors du Japon dans les années


1980, l’entreprise a très vite perçu que l’exportation du modèle Toyota dans
des cultures très éloignées de nombre de ses propres valeurs soulevait
maints défis. Des dispositifs spécifiques ont donc été mis en place :
1. Tous les dirigeants se sont vu affecter des coordonnateurs japonais et
tous les managers et les chefs de groupe, des formateurs. Leur mission
était double : coordonner avec le Japon les développements techniques
continus et enseigner le modèle Toyota aux employés par un tutorat
quotidien. Chaque journée est une journée de formation, avec un feed-
back immédiat de sorte à façonner le raisonnement et le comportement.
2. Toyota a organisé des séjours au Japon, qui se révélèrent l’un des
moyens les plus efficaces pour la sensibilisation culturelle des
employés. On a vu l’importance des stages effectués par des chefs de
groupe et des responsables syndicaux de l’usine NUMMI dans des
usines Toyota, pour la réussite de NUMMI.
3. Toyota s’est appuyé sur les systèmes techniques du TPS pour renforcer
la culture que l’entreprise souhaitait instaurer. On a vu, par exemple,
comment la fabrication en grande série, avec des stocks importants,
correspond à la mentalité occidentale, qui gère à court terme et ignore
les problèmes liés aux systèmes. En connectant les processus, les
problèmes sont mis au jour en permanence, ce qui oblige à les résoudre.
4. Toyota a envoyé des dirigeants dans chaque usine pour transmettre
l’ADN Toyota aux nouveaux leaders. Des premiers responsables
japonais, Toyota en est ainsi arrivé à de purs « produits locaux ».

Les premières usines de Toyota en Amérique du Nord avaient une « usine


mère », une usine référente au Japon qui leur envoyait des leaders pour
former ses équipes de management. Au fil du développement de Toyota aux
États-Unis, ce fut au tour des premières implantations du groupe de tenir ce
rôle d’usine référente. Dans chaque pays, Toyota s’adapte aux situations
locales, en particulier dans le domaine des ressources humaines, comme en
témoignent ces quelques exemples dans le centre technique (TTC) d’Ann
Arbor, dans le Michigan :
1. Davantage de flexibilité dans les horaires de travail. Au Japon, les
ingénieurs Toyota ne comptent jamais leurs heures, même si cela
suppose de travailler 12 heures par jour, la nuit ou le week-end. Le TTC
est devenu plus flexible, et a même mis en place un système d’horaires
modulables.
2. Un système de récompense au mérite. Au Japon, une grande partie du
salaire des employés de Toyota est constituée de primes semestrielles,
lesquelles sont liées aux résultats de l’entreprise et non à la performance
individuelle. Un système de primes individuelles basé sur la
performance a été institué dans le TTC.
3. Modification du hansei dans le TTC. L’objectif était d’apporter un
feed-back plus positif, au-delà des critiques et des opportunités
d’amélioration.

Les entreprises qui adoptent une approche mécaniste du lean entourent


habituellement leur démarche de nombreux discours. Pour autant, la
philosophie lean ne pénètre pas la culture en profondeur. Acheter tous ces
packages de communication et de conduite du changement ne sera jamais
suffisant. Lorsqu’on bâtit une culture avec les kata, on s’intéresse d’abord à
l’état d’esprit et au comportement. En effet, ce n’est qu’à travers un long
processus de pratique répétée et d’entraînement que l’on peut créer une
culture de penseurs scientifiques4.
Certains de mes clients – ceux qui ont le mieux réussi leur conversion au
lean – ont compris que, pour réussir sa transformation au lean, il faut «
gagner le cœur et l’esprit de tous les collaborateurs ». Sur la figure C.9, on
voit que les approches superficielles se concentrent sur des leviers simples,
extérieurs aux individus : expliquer la vision, redéfinir l’organigramme,
organiser des séances de formation aux outils et aux concepts, et bricoler le
système de récompense. Les changements culturels profonds, en revanche,
s’enracinent dans le changement des individus, en les formant et en les
accompagnant pour qu’ils acquièrent un nouvel état d’esprit, des modes de
pensée et des comportements communs.
Il n’y a pas de changement culturel sans confiance mutuelle. Si les
membres des équipes ne font pas confiance aux managers ou si les
managers ne font pas confiance aux équipes, l’amélioration continue et le
respect des personnes restent lettre morte. La confiance mutuelle découle de
ce que l’on fait, pas de ce que l’on dit. Si je vois que vous vous comportez
de manière constante au fil du temps, démontrant compétences,
compréhension, équité, souci de l’autre, je vous ferai confiance, aussi
longtemps que vous ne faites rien qui brise cette confiance. Comme on le
sait, il est beaucoup plus facile de briser la confiance que de la créer.
Un engagement au plus haut niveau pour
créer une culture totale

L’humoriste américain Will Rogers a dit de ses compatriotes qu’ils se


lassaient vite de tout et passaient d’un extrême à l’autre. C’est
malheureusement ce que font la plupart des entreprises avec la production
lean. Elles ne s’y engagent que pour mieux y renoncer lorsque apparaît un
nouveau concept à la mode. S’il y a une leçon à tirer de l’expérience de
Toyota, c’est qu’il est important de développer un système, de s’y tenir et
de l’améliorer. Une entreprise versatile ne peut pas être une entreprise
apprenante.
Que savons-nous sur le changement de culture ? Il doit reposer sur les
axes suivants :
1. Commencer au sommet – ce qui peut entraîner un remaniement du
leadership.
2. Impliquer tous les acteurs, de la base au sommet.
3. Utiliser les managers intermédiaires comme agents de changement.
4. Ne pas attendre de résultats immédiats. Il faut des années pour amener
les gens à comprendre et à appliquer la philosophie.
5. Sur une échelle de difficulté, le changement de culture est classé «
extrêmement » difficile.

Le modèle Toyota a délibérément été construit de zéro, à partir d’une


philosophie portée par les dirigeants de l’entreprise. Quel était le but ?
Construire une entreprise durable, qui apporte une valeur exceptionnelle
aux clients et à la société, ce qui passe par une vision à long terme et la
continuité dans le leadership. Les organisations qui souhaitent s’inspirer du
modèle Toyota doivent comprendre que la route sera longue. La mise en
place des bases de la transformation radicale de la culture de l’entreprise
peut nécessiter des décennies.
Que se passe-t-il si les dirigeants ne comprennent pas la nouvelle
philosophie et n’y adhèrent pas ? J’ai posé à Gary Convis la question
suivante : « Si vous étiez un manager, ou même un vice-président,
déterminé à mettre en œuvre le modèle Toyota dans votre entreprise et que
la direction ne vous apporte pas un soutien sans réserve, que feriez-vous ? »
La réponse fut sans équivoque :
J’irais voir ailleurs [rire] parce que l’entreprise risquerait de ne pas vivre suffisamment
longtemps pour assurer ma retraite. Votre question est intéressante. Il pourrait y avoir des
changements d’hommes au sommet. Peutêtre le conseil d’administration reconnaîtrait-il que
le lean ne se met pas en place alors qu’il est indispensable. Comme cela s’est produit chez
General Motors… dont les dirigeants se sont étonnés que rien ne change alors que la
transformation avait été décidée et que les moyens et les hommes nécessaires étaient là. Ils
ont tapé du poing sur la table. Une nouvelle orientation et de nouvelles priorités furent
définies et les ressources mises en place.

Il ne peut y avoir de changement que si la direction de l’entreprise


comprend la philosophie et le système, et qu’elle a la volonté de s’en
inspirer pour devenir une « entreprise apprenante lean ». Le principe doit
être de « bâtir sa propre entreprise apprenante lean », en s’inspirant du
modèle Toyota. Ne pas copier, mais réfléchir ! Quelles sont votre situation
et votre vision, et comment les traduire en principes fondamentaux que
vous vous attacherez à suivre et à faire vivre ?
Ces observations m’ont amené à développer le modèle représenté sur la
figure C.10. Il illustre le niveau minimum d’engagement requis en matière
de leadership pour se lancer dans la conversion au lean, selon le modèle
Toyota. Répondez aux trois questions suivantes :
FIGURE C.10 Engagement lean de la direction de l’entreprise.

1. La vision des dirigeants s’attache-t-elle à apporter de la valeur grâce à


l’excellence sur le long terme ? Si l’engagement se limite aux bénéfices
immédiats, la réponse est non. Rendez-vous directement à la case «
Outils à court terme » (l’équivalent de la case « Prison » au Monopoly).
2. Les dirigeants sont-ils déterminés à former les employés et les
partenaires selon une vision de long terme ? Ces derniers comprennent
les fournisseurs. Si les employés sont considérés comme des
consommables et les fournisseurs comme des sources
d’approvisionnement bon marché, la réponse est non. Rendez-vous
directement à la case « Outils à court terme ».
3. Y aura-t-il une continuité dans la philosophie du leadership ? Les
hommes à la tête de l’entreprise peuvent changer, mais ils doivent
inculquer la culture de l’entreprise à leurs successeurs afin de perpétuer
sa philosophie. Si les dirigeants font machine arrière à chaque crise ou
si l’entreprise change de propriétaire tous les dix ans avec de nouvelles
équipes dirigeantes à chaque fois, la réponse est non. Rendez-vous
directement à la case « Outils à court terme ».

On peut remarquer qu’il y a une boucle de feed-back depuis la case «


Voyage vers l’excellence » jusqu’à la question initiale de l’engagement des
dirigeants envers une vision de long terme qui doit sans cesse être remise en
question. On voit également que divers facteurs influeront sur l’engagement
des hauts dirigeants envers le lean. Ce sont notamment :
1. Le parcours et le profil des dirigeants. Le premier de ces facteurs est
le profil des dirigeants. Qui sont-ils ? Quel a été leur parcours ? Qu’ont-
ils appris de leur expérience professionnelle ? Quelles sont leurs valeurs
?
2. La structure de l’actionnariat. Il est évident que l’actionnariat de
l’entreprise et son mode de financement ont une influence majeure sur
sa capacité à viser des objectifs à long terme. La recherche du résultat
financier à court terme va à l’encontre d’un investissement dans
l’excellence à long terme. À cet égard, la situation de Toyota est tout à
fait particulière, avec une unique instance de gouvernance, dirigée par le
président de l’entreprise (à l’heure actuelle, Akio Toyoda) et une
structure keiretsu de participations détenues par des entreprises adeptes
de la même philosophie et qui ont grandi ensemble. Jusqu’à présent, le
fait que Toyota soit coté en Bourse n’a pas affecté son orientation sur le
long terme.
3. La promotion interne. Les futurs leaders doivent être formés en
interne pour pérenniser durablement le lean. En règle générale, Toyota
se montre très prudent dans le recrutement de managers et de dirigeants
extérieurs, à cause de la menace que cela peut représenter pour la
culture. Toutefois, cette dernière est tellement forte, et tant de personnes
ont été « vaccinées » au modèle Toyota, que tout responsable « exogène
» n’a d’autre choix que de s’en imprégner à son tour ou de partir.
Récemment, il y a eu des exceptions, Akio Toyoda ayant conduit un
remaniement important afin de positionner Toyota en vue de la
révolution de la nouvelle mobilité. Toyoda a compris que l’entreprise
aurait besoin de leaders dotés d’une solide connaissance du monde du
numérique, comme les P-DG récemment nommés du Toyota Research
Institute et du Toyota Research Institute-Advanced Development.
4. Les pressions de l’environnement. Malheureusement, certains facteurs
échappent au contrôle de tout leader et peuvent rendre difficile la
pérennisation de l’entreprise apprenante. L’un de ces facteurs est le
marché financier, qui peut connaître des crises majeures, ou le marché
d’un produit de l’entreprise qui peut se détériorer. Citons aussi les
guerres, des percées technologiques, les politiques publiques, les
pandémies, etc. Toyota a survécu et prospéré dans des environnements
opérationnels et politiques très différents, grâce à sa culture et à sa
philosophie – qui sont sa force et qui l’ont aidé à déjouer les pièges.
5. L’expérience du lean. À ma connaissance, les meilleurs leaders lean
ont travaillé pour Toyota, avec une personne qui travaillait pour Toyota
ou pour une entreprise partenaire de Toyota – dont le point commun est
un contact direct avec l’ADN de Toyota. Les entreprises étant de plus
en plus nombreuses à se convertir au lean, il devient plus facile
d’apprendre le raisonnement lean à l’extérieur de la galaxie Toyota.

Dans ces conditions, que faire si vous n’êtes pas PD-G et que la direction de
votre entreprise ne s’intéresse qu’aux résultats financiers immédiats ? À ma
connaissance, trois possibilités s’offrent à vous :
1. Partir vers d’autres cieux, comme le suggère Gary Convis.
2. Jouer le jeu du court terme en espérant profiter de la manne.
3. Bâtir un modèle lean performant et éduquer les dirigeants en les
éblouissant avec des résultats exceptionnels.

Cette dernière option sera généralement la plus productive pour celles et


ceux qui ont la passion du lean. Ceux qui ont foi dans le lean devront
simplement faire de leur mieux, en créant des modèles lean qui produiront
de bons résultats, dont les dirigeants pourront tirer des leçons pour ensuite
s’en faire les promoteurs. Mais quelle que soit l’approche, il faudra du
temps aux nouveaux leaders pour comprendre le lean et pour que l’ancien
système et l’ancienne culture évoluent. Toyota n’échappe pas à la règle,
comme le notait Gary Convis :
Le modèle Toyota et la culture Toyota, je pense qu’il faut au moins dix ans pour comprendre
vraiment comment cela fonctionne et pour être capable de gérer selon un modèle que nous
voudrions pérenniser. Je ne sais pas s’il est possible d’arriver chez Toyota et, au bout de trois
ou quatre ans, de les avoir réellement compris et assimilés.

Le jeu en vaut-il la chandelle ?

Tout cela étant dit, la question demeure : une entreprise peut-elle


transformer et pérenniser une culture pour devenir une organisation
apprenante lean ? S’il y a une continuité dans le leadership, je ne vois pas
pourquoi elle ne pourrait pas y parvenir en mettant en œuvre sa propre
version des principes du modèle Toyota.
La question des cultures locales est centrale et soulève son lot de défis.
La mentalité japonaise est très différente de la mentalité américaine,
française, allemande, etc. Par exemple, nous avons vu que les philosophies
qui sous-tendent le hansei, dont Toyota fait un élément indispensable du
kaizen, sont enracinées dans l’éducation japonaise. Certaines études
montrent même que les Asiatiques perçoivent plus naturellement les
systèmes d’éléments en interaction, là où les Américains considèrent plutôt
les éléments comme indépendants5. Reste que le modèle Toyota fonctionne
et prospère dans les filiales du groupe à l’étranger, non sans que, il est vrai,
Toyota investisse beaucoup de temps et d’énergie pour y développer sa
culture unique. Et le modèle Toyota évolue et s’adapte aux autres cultures,
ce qui fait probablement de Toyota une entreprise encore plus forte.
La seule manière de pérenniser le lean est de faire du raisonnement
scientifique une habitude. Si la personne n’y est pas naturellement encline,
ce qui est probablement le cas, il lui faudra s’y entraîner et le pratiquer avec
l’accompagnement d’un coach pendant une période relativement longue. Je
peux comprendre l’impatience de dirigeants tenus de rendre des comptes à
des instances de gouvernance et des actionnaires impatients. Tenir ce genre
de discours n’est pas facile : « Nous y travaillons ; nous n’avons pas de
feuille de route, mais ne vous inquiétez pas parce que nous utilisons une
démarche scientifique pour atteindre les buts de l’entreprise. » Et il peut
être frustrant de devoir en passer par tant d’efforts, d’être aussi minutieux,
de réfléchir autant, sans en recueillir immédiatement les fruits. Pourquoi
n’est-ce pas plus facile ? Cela peut l’être. Il vous suffit pour ce faire
d’engager nos amis de Lean Mécaniste moyennant de confortables
honoraires ; comptez sur eux pour tout chambouler et obtenir ce qu’il faut
de résultats – et même un peu plus – pour justifier leur rémunération. Ce
que vous n’obtiendrez pas, en revanche, c’est une culture de l’amélioration
continue qui respecte les personnes et produise une valeur durable. Croyez-
moi, j’ai vu le film plusieurs fois et il ne finit pas bien.
Selon mes observations, ce qui pose le plus de difficultés aux entreprises
est la tension entre, d’un côté, le déploiement en profondeur du lean sur une
partie de l’activité, comme avec les lignes modèles, et son extension
méthodique au reste de l’entreprise et, de l’autre, un déploiement du lean le
plus large et le plus rapide possible pour obtenir sans tarder des résultats
notables (voir figure C.11). Lorsque j’accompagne des entreprises, je leur
conseille toujours d’agir en profondeur pour développer les compétences.
En règle générale, les résultats sont au rendez-vous là où la démarche a été
appliquée. C’est alors qu’arrivent des ordres du sommet enjoignant de la
déployer rapidement à l’échelle de l’entreprise avec une méthodologie
éprouvée – ce qui sonne le signal du départ pour notre équipe de
consultants. J’étais convaincu que ces entreprises retourneraient en arrière
et que l’entropie l’emporterait. Dans certains cas, cependant, je me suis
trompé. Je connais des entreprises qui ont commencé avec une approche
mécaniste et ont connu une réussite durable en basculant par la suite vers
une approche plus organique. Souvent, après avoir mené le déploiement du
lean tambour battant, elles découvrent que les changements ne durent pas et
se tournent alors vers une approche plus ciblée de formation des leaders. «
Déployer » les outils du lean n’a pas été une perte de temps, mais a permis
d’acquérir certaines compétences et un vocabulaire commun pour un
apprentissage plus en profondeur au cours d’une phase ultérieure.

FIGURE C.11 Largeur pour l’efficacité et profondeur pour le changement de culture.

N’oublions pas non plus qu’un peu partout dans le monde, des organisations
très différentes ont vu leur voyage lean couronné de succès. Beaucoup ont
connu un niveau de performance et de satisfaction qu’elles n’auraient
jamais cru possible. Il y a de la passion et de l’enthousiasme, et, oui, ce peut
être amusant ! Il faut toutefois savoir que le succès n’est jamais acquis.
Pérenniser la démarche exige de poursuivre l’effort sans relâche, même
chez Toyota. C’est toute une vie de défis passionnants.
Revenons à ce programme de fitness intensif qui a duré ce que dure ce
type de programme. Vous en essayez un autre dont l’objectif est de modifier
durablement votre mode de vie. Vous vous retrouvez chaque semaine
pendant un an à la salle de sport, avec un groupe qui vous soutient et vous
encourage dans votre démarche. On vous enseigne plusieurs exercices
qu’on vous demande de faire chez vous. On vous propose un régime
protéiné et à faible teneur en glucides, accompagné de suggestions
hebdomadaires de menus. Vous perdez progressivement du poids et votre
corps est plus tonique. Vous ne vous êtes jamais senti aussi en forme, ce que
le regard des autres vous confirme. Quatre ans après la fin du programme,
vous continuez de vous plier à vos exercices avec assiduité et vous
respectez vos nouvelles habitudes alimentaires. La vie est géniale ! Est-ce à
dire que cela va durer ? C’est possible, tout comme il est possible que vos
anciennes habitudes reprennent le dessus. Le programme de fitness serait-il
pour autant un échec ? Il a indéniablement porté ses fruits, mais exigeait un
effort continu. Il en va de même du management lean : il faut y travailler
sans relâche. L’amélioration continue et le respect des personnes sont une
quête éternelle, car la quête de l’excellence est sans fin.
Les incertitudes et les défis sont innombrables, mais les principes du
modèle Toyota sont une voie à explorer à l’heure d’imaginer votre future
organisation. Le modèle Toyota est la quête obstinée de l’excellence. C’est
un appel à respecter les individus. À développer chez eux la capacité de
diriger avec respect. Un appel à planifier, tout en acceptant l’incertitude du
monde et en affrontant les obstacles avec un état d’esprit scientifique – et
même avec plaisir. C’est un appel à l’action, mais lire ce livre ou copier les
pratiques de Toyota n’est pas agir. Agir, c’est faire. Pour progresser, il faut
créer une image de ce que l’on cherche à atteindre, expérimenter en
introduisant des changements – quelques grands et beaucoup de petits –,
repérer les écarts entre ce que vous attendiez et ce qui est arrivé, et réfléchir.
Aller au-delà de la reproduction ou de la diffusion de meilleures pratiques
pour créer votre propre entreprise apprenante lean.

Points clés
Le point de départ est la vision de ce que vous essayez d’accomplir.
La vision du modèle Toyota est de mobiliser toute l’organisation de sorte à
apporter de la valeur aux clients et à la société, dans une quête sans fin
d’adaptation, d’amélioration et d’apprentissage.
L’implémentation mécaniste semble plus confortable aux entreprises centrées
sur la rentabilité de court terme.
Sous l’effet de l’entropie, les bénéfices issus du déploiement mécaniste
disparaissent avec le temps.
Le meilleur antidote à l’entropie est l’énergie positive de l’amélioration continue
portée par les groupes de travail au gemba.
Les entreprises qui parviennent à se convertir durablement au lean sont celles
qui s’engagent dans la démarche avec des dirigeants mobilisés autour d’une
vision de long terme, puis la développent organiquement depuis les lignes
modèles jusqu’à un déploiement large piloté par le management local.
Pour aborder le déploiement de manière scientifique, il faut commencer par
développer organiquement des penseurs scientifiques et des coaches avant de
l’étendre progressivement à mesure que les coaches sont plus expérimentés.
La plupart des programmes de changement de culture se concentrent sur des
artefacts et sur les discours, mais ne pénètrent pas profondément jusqu’aux
modes de pensée et d’action des individus.
Les kata Toyota se concentrent sur la pratique répétitive, en vue de changer les
comportements et les modes de pensée et de créer une culture de la pensée
scientifique.
Le modèle Toyota est une source d’inspiration et d’idées visant à créer votre
propre vision et votre propre chemin.
Si le succès de votre entreprise dépend de l’excellence, un réel engagement
dans le développement de long terme payera de retour la patience et les efforts
qu’il exige.

1 Eduardo Lander, Jeffrey Liker et Tom Root, Lean in a High-Variety Business: A Graphic Novel
About Lean and People at Zingerman’s Mail Order, New York, Productivity Press, 2020.
2 Karen Gaudet, Steady Work, Boston, Lean Entreprise Institute, 2019.
3 Voir Edgar H. Schein, « Coming to a New Awareness of Organisational Culture », dans James B.
Lau et Abraham B. Shani, Behavior in Organizations, Homewood, Irwin, 1998, p. 375-390.
4 Mike Rother et Gerd Aulinger, Toyota Kata Culture: Building Organizational Capability and
Mindset Through Kata Coaching, New York, McGraw-Hill, 2017.
5 Richard Nisbett, The Geography of Thought: How Asian and Westerners Think, New York,
Simon & Schuster, 2004.
* Dans son livre Avoiding the Continuous Appearance, publié à compte d’auteur, Patrick Adams
compare la culture de deux entreprises avec lesquelles il a travaillé. Toutes deux ont démarré en
se reportant aux mêmes modèles et aux mêmes visions lean : l’une était mécaniste et n’avait que
l’apparence du lean, alors que l’autre a fait naître et grandir une culture de l’amélioration
continue.
Annexe
Résumé des 14 principes

Le Modèle Toyota dépasse les outils et les


techniques

Plus j’ai étudié le TPS et le modèle Toyota, plus il est devenu clair que c’est
à la fois un système technique et un système social, les deux oeuvrant dans
un but commun. Le modèle Toyota conduit à s’appuyer davantage sur les
hommes. Chaque jour, les ingénieurs, les ouvriers spécialisés, les
spécialistes qualité, les fournisseurs, les chefs d’équipe et – surtout – les
opérateurs participent aux activités de résolution de problèmes et
d’amélioration continue, chacun apprenant à penser scientifiquement et
progressant.
Cette annexe propose un résumé des 14 principes qui constituent le
modèle Toyota. Ces principes sont organisés en quatre grandes catégories
interdépendantes :
La philosophie. Elle consiste en une pensée systémique à long terme.
Les processus. Tout faire pour apporter de la valeur à chaque client.
Les hommes. Respecter, mettre au défi et former vos employés et
partenaires en visant l’excellence.
La résolution de problèmes. Penser et agir scientifiquement pour
progresser vers un avenir souhaité.

J’y ai également inclus la figure A.1 afin que vous puissiez sommairement
évaluer où vous vous situez par rapport à ces 14 principes. Pour chaque
principe, j’ai élaboré des descripteurs correspondant à trois approches du
lean : management top-down et contrôle, approche par les outils et idéal des
principes du modèle Toyota. Il vous suffit d’entourer les éléments qui
correspondent au niveau de déploiement du lean dans votre entreprise. Si
vous pensez vous situer entre deux niveaux, tracez un X à l’intersection des
deux cases. En reliant les cercles et les X, vous obtiendrez un profil visuel.
Le cas échéant, vous pouvez reformuler les principes en fonction du
contexte spécifique de votre entreprise et de ses activités.
Vous pouvez aussi utiliser ce tableau à des fins de planification, afin de
vous projeter dans un état futur. L’idée n’est pas de vous fixer des objectifs
pour chaque principe et d’essayer de les atteindre tous, mais de progresser
vers un état futur, matérialisé par des défis. Comme dans la planification
hoshin, sélectionnez les plus importants. Ne vous attelez pas à trop de défis
en même temps. Puis abordez-les de manière itérative, une condition cible à
la fois. Expérimentez, apprenez, amusez-vous !
Consignes : pour chaque principe, entourez le niveau de maturité
correspondant à votre situation. Si vous vous situez entre deux niveaux,
tracez un X à l’intersection des deux cases. Puis entourez l’état futur
souhaité.
FIGURE A.1 Niveaux de maturité pour les principes du modèle Toyota.

Résumé des 14 principes du Modèle Toyota


Première partie. La philosophie : pensée systémique à
long terme

Principe 1. Fonder les décisions sur une pensée systémique à long terme,
même au détriment des objectifs financiers à court terme.
Ayez une vision et une philosophie qui transcendent la prise de
décision immédiate. Guidez l’entreprise vers un but commun, au-delà
du profit. Situez-vous dans l’histoire de l’entreprise et œuvrez pour la
conduire au niveau supérieur. Votre vision est le fondement de tous les
autres principes.
Générez de la valeur au bénéfice du client, de la société et de
l’économie. Tel est votre point de départ. Évaluez chaque fonction de
l’entreprise à l’aune de sa capacité à y parvenir.
Considérez votre entreprise comme un système sociotechnique vivant
plutôt que comme un ensemble de relations de cause à effet simples et
directes. Investir dans la formation des individus leur permet de
contrôler localement des dynamiques de systèmes complexes.
Soyez responsable. Décidez vous-même de votre destin. Agissez avec
assurance et ayez confiance en vos capacités. Assumez la
responsabilité de votre conduite et de votre impact sur la société,
l’environnement, et les communautés où est présente votre entreprise.

Deuxième partie. Les processus : tout faire pour


apporter de la valeur à chaque client

Principe 2. Connecter les personnes et les processus avec le flux pièce à


pièce pour mettre au jour les problèmes.
Concevez les processus pour créer un flux pièce à pièce et une forte
valeur ajoutée au rythme de la demande des clients. Efforcez-vous de
réduire à zéro les temps d’immobilisation ou d’attente entre les tâches.
Efforcez-vous de créer un flux pièce à pièce pour faire circuler
rapidement les matières et l’information, mais aussi pour relier les
processus et les hommes de manière à faire apparaître immédiatement
les problèmes. Cela vous permettra de réaliser des gains de
productivité, d’améliorer la qualité, de réduire les délais de production,
de répondre plus efficacement aux demandes des clients, d’améliorer
le moral des équipes et de renforcer la sécurité.
Mettez le flux en évidence à tous les niveaux dans la culture
organisationnelle. C’est la clé d’un véritable processus d’amélioration
continue et du développement des individus.

Principe 3. Utiliser des systèmes « tirés » pour éviter la surproduction.


Fournissez à vos clients internes et externes ce qu’il leur faut, au
moment où il faut et dans la quantité qu’il faut.
Lorsque le flux pièce à pièce et le zéro stock ne sont pas adaptés,
utilisez des stocks tampons et pilotez le réapprovisionnement en
fonction de la consommation. Au fil du temps, œuvrez pour réduire ou
éliminer ces stocks tampons.
Minimisez les encours et le stockage en travaillant avec de petits
stocks de chaque produit, reconstitués en fonction de la consommation
réelle du client.
Répondez aux évolutions quotidiennes de la demande plutôt que
d’utiliser des programmes et des systèmes informatisés pour gérer les
stocks excédentaires, sources de gaspillage.

Principe 4. Lisser la production (heijunka) : suivre l’exemple de la tortue,


pas celui du lièvre.
L’élimination du gaspillage ne représente qu’un tiers de l’équation qui
conditionne la réussite du lean. Éliminer les charges de travail
excessives pour les hommes et les machines ainsi que les à-coups dans
le programme de production est tout aussi important. Pourtant, les
entreprises qui tentent de mettre en place un flux lean ne le
comprennent généralement pas.
Efforcez-vous de lisser la charge de travail de tous les processus de
fabrication et de service, de sorte à remplacer l’approche par lots
privilégiée par la plupart des entreprises.

Principe 5. La standardisation des processus est le fondement de


l’amélioration continue.
Efforcez-vous de mettre en place partout des méthodes stables et
reproductibles, afin de maintenir une cadence régulière dans vos
processus sur la base du takt client. C’est la base du flux et du « tiré ».
Capturez tout ce que vous avez appris sur un processus jusqu’à un
certain moment, en standardisant les meilleures pratiques telles
qu’elles existent aujourd’hui.
Laissez la créativité et l’expression individuelle améliorer ces
pratiques, puis créez de nouveaux standards pour transmettre cette
connaissance au successeur de celui qui part.

Principe 6. Arrêter le processus pour identifier les anomalies et construire


la qualité.
La qualité pour le client détermine votre proposition de valeur.
Utilisez des méthodes d’assurance qualité adaptées.
Équipez vos machines de dispositifs de détection des problèmes, de
sorte qu’elles s’arrêtent en cas d’anomalie, et donnez aux personnes la
possibilité d’activer un andon pour demander de l’aide.
Intégrez dans votre organisation des systèmes d’assistance pour
répondre rapidement aux appels à l’aide et prendre les bonnes
décisions en vue de contenir le problème et, par la suite, le résoudre.
Créez une culture qui affronte avec une honnêteté scrupuleuse les
faiblesses présentes dans le système et utilisez les écarts par rapport au
standard pour piloter les améliorations.

Principe 7. Utiliser le contrôle visuel afin d’apporter de l’aide dans la prise


de décision et la résolution de problèmes.
Utilisez des indicateurs visuels simples pour aider les opérateurs à
savoir immédiatement s’ils agissent conformément au standard ou s’ils
s’en écartent.
Si vous utilisez des ordinateurs, concevez des systèmes d’affichage
simples qui clarifient instantanément les conditions actuelles et les
conditions souhaitées.
Lorsque cela est possible, installez des systèmes visuels simples
intégrés au processus de travail, en vue de favoriser le flux et le « tiré
».

Principe 8. Adopter et adapter des technologies qui soutiennent les


collaborateurs et les processus.
Utilisez la technologie pour aider les hommes et accompagner les
processus. Il est souvent préférable de déterminer si une tâche peut être
exécutée manuellement avant d’ajouter de la technologie au processus.
« Tirez » les technologies pour aider à résoudre les vrais problèmes ;
ne les imposez pas sous prétexte qu’elles sont à la mode.
Faites des essais avant d’adopter une nouvelle technologie dans les
processus opérationnels, les systèmes de fabrication ou les produits.
Formez vos employés pour qu’ils acquièrent une connaissance
approfondie des technologies afin d’améliorer en permanence même
les processus automatisés.
Utilisez les technologies IoT pour aider les personnes à résoudre les
problèmes et à progresser.

Troisième partie. Les hommes : respecter, mettre au défi


et former salariés et partenaires en visant l’excellence

Principe 9. Former des responsables qui connaissent parfaitement le


travail, vivent la philosophie et l’enseignent aux autres.
Privilégiez la promotion interne, de préférence au recrutement
extérieur, de sorte à construire et à entretenir la culture.
Ne considérez pas les responsables comme de simples exécutants
compétents. Ils doivent être des modèles de la philosophie et du mode
de fonctionnement de l’entreprise.
Un bon responsable doit suffisamment bien connaître le travail
quotidien pour être le meilleur professeur de la philosophie de votre
entreprise.
Un des rôles les plus importants d’un leader est de former et d’aider les
autres leaders à progresser à travers le coaching.

Principe 10. Former des individus et des équipes exceptionnels, qui


appliquent la philosophie de l’entreprise.
Formez des individus et des équipes exceptionnels, qui appliquent la
philosophie de l’entreprise pour obtenir des résultats exceptionnels.
Utilisez des équipes interfonctionnelles en vue d’améliorer la qualité et
la productivité, et de renforcer le flux en résolvant les problèmes
techniques difficiles. Les individus progressent lorsqu’ils utilisent les
outils internes pour améliorer la performance de l’entreprise.
Localisez le contrôle des opérations quotidiennes dans des groupes de
travail pilotés par des leaders qui gèrent eux-mêmes les perturbations
et forment leurs équipes.
Créez un environnement de confiance mutuelle, fondé, lorsque cela est
possible, sur la sécurité de l’emploi.

Principe 11. Respecter son réseau de partenaires et de fournisseurs en les


encourageant et en les aidant à progresser.
Respectez vos partenaires et vos fournisseurs et traitez-les comme un
prolongement de votre entreprise.
Encouragez vos partenaires extérieurs à progresser et à se développer.
Cela leur montre que vous les estimez. Fixez-leur des objectifs
ambitieux et aidez-les à les atteindre.

Quatrième partie. La résolution de problèmes : penser et


agir scientifiquement pour progresser vers un avenir
souhaité
Principe 12. Observer et apprendre de manière itérative (PDCA) pour
relever les défis.
Guidez la résolution des problèmes et l’amélioration des processus en
allant sur le terrain. Ainsi, vous pourrez observer et évaluer
personnellement la situation plutôt que de bâtir des théories en vous
fondant sur des informations provenant d’autres personnes ou des
données informatiques.
Devenez une entreprise apprenante en développant chez les personnes
l’habitude d’appliquer un mode de raisonnement scientifique aux
problèmes et aux défis.
Apprenez à passer quand il le faut de la « pensée lente » à la « pensée
rapide ».
Développez le raisonnement scientifique, avec un entraînement fondé
sur les kata et accompagné par un coach.

Principe 13. Mobiliser l’énergie de progrès de ses équipes avec des


objectifs alignés à tous les niveaux.
Le hoshin kanri (déploiement de la politique) est l’approche de Toyota
pour aligner les objectifs et les plans à tous les échelons de
l’organisation en vue de définir les défis et les objectifs pour l’année.
Le hoshin kanri comporte une phase de planification au cours de
laquelle sont définis les défis et les jalons, la mise en œuvre reposant
sur l’expérimentation et l’apprentissage.
Le pilotage opérationnel quotidien soutient le PDCA en identifiant et
éliminant les écarts par rapport au standard (SDCA).
Le rapport A3 est un outil qui synthétise les informations sur les plans,
les actions et les résultats. Il est utilisé par les leaders pour coacher et
former les personnes.
Utilisez le hansei (réflexion systématique) aux principaux jalons pour
identifier les faiblesses et hiérarchiser les domaines de progrès.

Principe 14. Tracer son chemin vers le futur en apprenant, avec une
stratégie audacieuse, quelques grandes avancées et beaucoup de petits pas.
Les entreprises ont besoin d’une stratégie (plan) pour proposer un
produit ou un service distinctif, couplée à une mise en œuvre efficace.
Une stratégie pour affronter un avenir incertain (externe) doit être en
accord avec le développement des capacités (internes).
Le modèle des valeurs concurrentes peut aider à déterminer où doit se
situer l’entreprise en interne et en externe, et les liens qui doivent
exister entre la stratégie et l’exécution.
Chaque entreprise se trouve dans une situation spécifique et doit
élaborer sa stratégie. Copier les entreprises de référence peut entraver
la créativité et vous faire perdre du temps.
Glossaire

5S
En japonais, les 5S sont : seiri, seiton, seiso, seiketsu et shitsuke. Les 5S
signifient :
1. Trier. Conserver seulement ce qui est nécessaire et déplacer ou éliminer
ce qui ne l’est pas.
2. Mettre de l’ordre. « Une place pour chaque chose et chaque chose à sa
place. »
3. Nettoyer. Le nettoyage fait souvent office d’inspection. Il met au jour
les anomalies ou des lacunes susceptibles de nuire à la qualité ou
d’entraîner une panne mécanique.
4. Standardiser. Développer des systèmes et des procédures pour
pérenniser et contrôler les trois premiers S.
5. Institutionnaliser. Maintenir la stabilité de l’environnement de travail
est un processus permanent d’amélioration continue.

Andon
En japonais, andon signifie « lumière » ou « lampe ». Dans la fabrication
lean, un andon est un système utilisé pour alerter les chefs d’équipe et leur
indiquer que le processus de production présente une anomalie, afin que le
problème soit pris immédiatement en charge. On évite ainsi qu’il ne se
reproduise. Chez Toyota, l’andon consiste généralement en une corde que
les membres des équipes doivent tirer pour alerter leur chef d’équipe
lorsqu’ils repèrent quelque chose qui menace la sécurité, la qualité ou la
productivité. Les machines sont dotées de dispositifs de détection et
d’alarmes automatiques.
CASE (ou C.A.S.E.)
Acronyme signifiant connectivity (connectivité), autonomous
(autonome), shared (partagé) et electrified (électrifié). Désigne la prochaine
génération de véhicules, capables de se connecter à des systèmes extérieurs
; de circuler seuls ou avec une intervention humaine minimale ; d’être
utilisés par plusieurs personnes plutôt que par un unique propriétaire ; de
fonctionner avec l’énergie électrique.
Flux continu
État idéal du processus de fabrication : la valeur circule au rythme de la
demande du client via la chaîne d’approvisionnement, à travers différents
individus et processus, et jusqu’au client avec un minimum de stocks
tampons d’information ou de matières.
Gemba (genba)
Le gemba (littéralement, « endroit réel » en japonais) est un des principes
clés de la fabrication lean et du système de production Toyota : aller là où
les choses se font pour étudier et comprendre la situation.
Genchi genbutsu
Au sens littéral, genchi signifie le lieu et genbutsu les matières ou les
produits. C’est le principe qui consiste à enseigner en se rendant
directement à la source pour prendre connaissance des faits, prendre les
bonnes décisions, créer le consensus et atteindre les objectifs.
Hansei (réflexion systématique)
Désigne le processus de réflexion par lequel on reconnaît ses erreurs, on
manifeste son profond regret et on prend les mesures nécessaires pour éviter
qu’elles ne se reproduisent.
Heijunka
Terme japonais qui signifie « lissage ». Le heijunka lisse la demande par
types et quantités sur une période de temps donnée, en vue de créer un flux
de travail régulier. C’est le fondement du flux, du tiré et du travail
standardisé.
Hoshin kanri
Système de management qui aide l’entreprise à rester compétitive en
maintenant l’organisation alignée et concentrée sur la réalisation d’objectifs
définis et partagés. Parfois appelé « déploiement de la politique », le
processus débute par la stratégie de l’entreprise. Des objectifs volontaristes
sont fixés au niveau exécutif, puis chaque niveau définit à son tour des
objectifs annuels, alignés sur ceux du niveau supérieur de façon à ce que
chacun ait des objectifs alignés pour chaque année. Les efforts individuels
d’amélioration ne doivent pas avoir seulement pour but de rendre la
personne plus productive et plus efficace, mais aussi d’atteindre les
objectifs de l’entreprise. Le processus de planification et la mise en œuvre
sont pour les leaders l’occasion d’accompagner et de former les
collaborateurs.
Hourensou
Hourensou est un mot japonais composé de trois parties : hou (hou koku,
« rendre compte »), ren (renraku, « faire périodiquement des mises à jour »)
et sou (sou dan, « consulter » ou « conseiller »). Toyota insiste sur
l’importance du partage de l’information à tous les échelons de l’entreprise.
Les managers se doivent de rester informés des activités de leurs
subordonnés. Les managers de Toyota s’efforcent donc de trouver des
moyens efficaces d’obtenir les informations et de prodiguer feed-back et
conseils. Il n’y a pas de méthodologie type pour y parvenir, mais de
nombreux managers de Toyota demandent à leurs subordonnés de présenter
des rapports quotidiens.
IdO (Internet des objets)
Fait référence à tous les appareils qui peuvent se connecter à Internet et à
d’autres appareils connectés. Des téléphones portables aux machines à café,
machines à laver, écouteurs, lampes… en passant par les équipements de
fabrication et les véhicules. Les systèmes avancés utilisent des caméras et
des capteurs pour collecter les données et l’intelligence artificielle en vue
d’analyser les données et de fournir des instructions, par exemple pour
l’entretien des machines.
Indicateurs clés de performances (KPI)
Terme courant dans le monde de l’entreprise, qui désigne un jeu
normalisé d’indicateurs utilisés pour évaluer les performances. Les KPI
sont des indicateurs qui accompagnent la réalisation des objectifs les plus
importants d’une organisation. Toyota affiche visuellement ses KPI sur des
diagrammes et des graphiques, et fixe des objectifs, par exemple à travers le
hoshin kanri, afin d’encourager les activités d’amélioration.
Jidoka (autonomation)
Terme désignant une machine ayant la capacité de s’arrêter d’ellemême
lorsqu’un problème est détecté. En ajoutant de l’intelligence à la machine,
le jidoka permet aux opérateurs de se consacrer aux tâches à valeur ajoutée
et à la résolution des problèmes.
Juste-à-temps (JAT)
Système à flux tendus qui apporte toutes les matières et les informations
par petits lots à l’endroit où elles sont utilisées au moment où elles sont
requises – ni trop tôt, ni trop tard. Cela permet de réduire les gaspillages,
dont la surproduction, et crée un flux plus efficace qui fait rapidement
apparaître les anomalies. Ainsi, les collaborateurs peuvent améliorer la
qualité, les coûts, la ponctualité de la livraison et la réactivité aux
changements de la demande des clients.
Kaizen (amélioration continue)
Terme japonais signifiant « changer pour le mieux » ou « amélioration
continue ». C’est à la fois une philosophie de quête de l’excellence et une
méthode d’amélioration itérative qui utilise le PDCA. Toute l’organisation
s’y consacre avec passion.
Kanban
Système de programmation pour la production en juste-à-temps par
lequel la demande du client déclenche la commande de matériaux et
d’information directement en fonction des besoins. Le kanban lui-même est
un signal binaire qui peut prendre diverses formes – manuelle, sonore,
visuelle ou électronique – et qui indique à l’étape précédente la nécessité de
réapprovisionner.
Kata
Kata a deux sens. Le mot signifie, d’une part, « forme » ou « manière de
faire les choses » et, d’autre part, un ensemble de mouvements codifiés que
l’on pratique pour développer une compétence fondamentale. Le kata
d’amélioration (IK), développé par Mike Rother, est une méthode
séquentielle permettant d’appliquer un raisonnement scientifique à une
situation que l’on souhaite améliorer. Il comporte quatre étapes : vision,
situation actuelle, objectifs de court terme et expérimentation. Des routines
d’entraînement ont été développées pour le kata de coaching (CK). Elles
reposent sur une série de questions visant à aider le coach à garder l’élève
sur la bonne voie jusqu’à ce que le raisonnement scientifique devienne
naturel.
Keiretsu
Après la Seconde Guerre mondiale, la structure traditionnelle des
entreprises japonaises a été bouleversée. La plupart des entreprises se sont
réorganisées en « keiretsu », ou groupements d’entreprises, à intégration
horizontale ou verticale. Les conglomérats ont par la suite été officiellement
interdits, car monopolistiques. En revanche, les accords entre entreprises
très soudées ont perduré.
Lean
Les auteurs James Womack, Daniel Jones et Daniel Roos sont les
premiers à avoir utilisé l’expression « production lean », dans leur livre Le
Système qui va changer le monde, pour décrire le système de production
Toyota. Les auteurs y décrivent le lean comme un paradigme supérieur, qui
combine le meilleur de la production de masse et de la production artisanale
dans le but d’améliorer la productivité, de réduire le temps de traitement, de
diminuer les coûts de production, d’améliorer la qualité des produits et
d’apporter sécurité et sérénité aux équipes.
Management visuel
Démarche visant à visualiser rapidement le statut actuel d’un processus,
d’une procédure ou d’un projet et son adéquation par rapport au standard.
Les écarts concentrent les efforts d’amélioration. Toyota a fait du
management visuel une forme d’art et l’utilise au quotidien.
Mapping du flux de valeur
Méthode pour comprendre le flux des matières et des informations dans
la séquence de processus de travail. La carte de l’état actuel décrit comment
la valeur circule jusqu’aux clients et les différents gaspillages qui font
obstacle à ce flux. La carte de l’état futur décrit comment les matières et les
informations doivent circuler de sorte que l’entreprise atteigne ses objectifs.
Muda (gaspillage)
Muda désigne le gaspillage, terme qu’utilise Toyota pour tout ce qui
prend du temps mais n’apporte pas de valeur aux clients. Sept types de
muda courants ont été identifiés pour les activités de fabrication :
surproduction, attente, transport inutile, suringénierie, excédents de stocks,
gestes inutiles et défauts. Cette liste a été adaptée pour les secteurs des
services et de l’information.
Mura (variabilité)
Irrégularité qui résulte d’un programme de production irrégulier ou de la
fluctuation des volumes de production en raison de problèmes internes,
comme l’indisponibilité de certaines machines, une rupture dans
l’approvisionnement en pièces ou des défauts. La variabilité des niveaux de
production oblige à disposer des machines, des matières et des opérateurs
nécessaires pour produire au niveau maximum, même si la demande
moyenne est inférieure à ce niveau. Il s’ensuit que la charge de travail est
parfois insuffisante et parfois supérieure à ce que les opérateurs ou les
machines peuvent assumer.
Muri
Charge de travail excessive pour les hommes ou les machines. Le muri
consiste à pousser une machine ou un homme au-delà de ses limites
naturelles. Donner aux opérateurs une charge de travail excessive entraîne
des problèmes de sécurité et de qualité ; pour les machines, des pannes et
des défauts. En d’autres termes, le muri est créateur de muda. Pire encore, il
peut entraîner des problèmes de santé et de sécurité pour les opérateurs.
Nemawashi
Processus informel consistant à jeter les bases d’un projet ou d’un
changement en examinant les problèmes et les solutions possibles avec
toutes les personnes concernées, et en recueillant leurs idées. L’objectif est
d’obtenir un consensus et un large soutien en faveur du changement en
impliquant toutes les personnes concernées avant d’annoncer officiellement
la nouvelle initiative.
PDCA (préparer, mettre en œuvre, contrôler, agir)
Acronyme de Plan, Do, Check, Act ou parfois Plan, Do, Check, Adjust.
Le PDCA est la pierre angulaire du raisonnement scientifique et il est au
centre du processus d’amélioration continue.
Raisonnement scientifique
Le raisonnement scientifique admet que notre compréhension soit
partielle. Il s’emploie donc à tester des idées et à apprendre de ces
expériences. Toyota adopte une approche d’apprentissage itérative, reposant
sur les faits, pour triompher des défis difficiles. Le raisonnement
scientifique est au cœur des 4P du modèle Toyota : philosophie, processus,
personnes et résolution de problèmes.
Rapport A3
Ainsi nommé en référence à la nomenclature internationale des formats
de papier, le « rapport A3 » est une feuille de papier qui regroupe, sur une
seule face, toutes les informations utiles sur un sujet, sous la forme de
courts énoncés, de chiffres et de graphiques. Toyota utilise cet outil pour
renforcer le raisonnement scientifique, accompagner le développement des
collaborateurs et aligner les individus sur les objectifs de l’entreprise.
Sensei
Le terme est utilisé au Japon avec déférence pour désigner un maître
dans un domaine donné. Un sensei du lean a démontré de manière répétée
sa maîtrise du gemba. Qu’on les appelle coaches, professeurs, formateurs,
mentors ou sensei, les experts du lean ont joué un rôle central dans
l’enseignement du système de production Toyota chez Toyota, notamment
lors de son introduction chez ses fournisseurs et à l’étranger.
Système tiré
Un système tiré est conçu pour éviter la surproduction. Dans un système
tiré, après que les matières sont utilisées ou achetées, un signal est envoyé à
l’étape précédente du processus autorisant le réapprovisionnement ou la
production de ce qui est nécessaire à l’étape suivante. Dans la vie de tous
les jours, le supermarché offre un excellent exemple de système tiré.
Lorsque des produits sont achetés dans une épicerie, un espace libre est créé
dans les rayons. À intervalles réguliers, un employé vient vérifier les
quantités de produits vendues et les remplace. Dans la fabrication, l’idée est
la même : maintenir de petites quantités de pièces qui sont nécessaires et ne
réapprovisionner qu’après avoir atteint un certain seuil.
« Toyota Business Practices » (TBP)
Lorsque Fujio Cho pilota la mise en place du modèle Toyota en 2001, il
prit conscience que cela ne serait pas suffisant pour permettre aux salariés
d’acquérir l’état d’esprit du kaizen et apprendre à respecter et former les
collaborateurs. En quelques années, il mit en place les « Toyota Business
Practices », un processus de résolution des problèmes en huit étapes. Dans
l’esprit de Cho, toutefois, il s’agit non pas d’une méthode rigide de
résolution des problèmes mais d’un cadre visant à développer la pensée
Toyota à travers la pratique axée sur des problèmes réels. Les huit étapes
sont :
1. Clarifier le problème.
2. Décomposer le problème.
3. Fixer un objectif.
4. Analyser la cause racine.
5. Développer des contre-mesures.
6. Mener à bien les contre-mesures.
7. Évaluer les résultats et le processus.
8. Standardiser les processus qui marchent.

Toyota Production System (TPS) / Système de production Toyota


Le système de production Toyota est la philosophie de production de
Toyota, d’où est issu le mouvement de la « production lean » qui domine la
fabrication et les services depuis 30 ans ou plus. Piloté par Taiichi Ohno, le
TPS a été élaboré à une époque où, au Japon, la demande était limitée et où
le marché réclamait de la diversité, ce qui nécessitait une approche de la
fabrication autorisant des changements rapides, des stocks réduits et de la
flexibilité.
Fondé sur les philosophies du jidoka et du juste-à-temps, le TPS peut
produire efficacement et rapidement des produits de bonne qualité, à l’unité,
qui répondent totalement aux exigences des clients.
Travail standardisé
Le travail standardisé rend possible un processus reproductible au rythme
de la demande du client et contribue à la régularité du flux de travail. En
documentant la meilleure manière connue actuelle d’accomplir une tâche, le
travail standardisé constitue la référence du kaizen, ou amélioration
continue. Lorsque le standard est amélioré, le nouveau standard devient la
référence pour de nouvelles améliorations, et ainsi de suite.
Yokoten
Yokoten est un terme japonais qui signifie « à travers partout » ou «
déployé horizontalement ». Dans le vocabulaire de la production lean,
yokoten renvoie au transfert des connaissances et des pratiques du lean
d’une opération à l’autre ou latéralement dans l’organisation. Il faut
souligner que le yokoten ne vise pas à reproduire exactement un processus ;
il a pour objectif d’encourager les managers à prendre conscience des
bonnes pratiques, à les respecter, à y réfléchir et à utiliser ces connaissances
avec créativité dans le but d’améliorer les fonctions dont ils sont en charge.
Bibliographie
Collection « Toyota Way » et
autres ouvrages de Jeffrey
Liker

LANDER Eduardo, LIKER Jeffrey et Root Tom, Lean in a High-


Variety Business: A Graphic Novel About Lean and People at
Zingerman’s Mail Order, New York, Productivity Press, 2020.
LIKER Jeffrey (dir.), Becoming Lean: Inside Stories of U.S.
Manufacturers, New York, Productivity Press, 1997.
LIKER Jeffrey et CONVIS Gary, The Toyota Way to Lean
Leadership: Achieving and Sustaining Excellence Through
Leadership Development, New York, McGraw-Hill, 2011.
LIKER Jeffrey et FRANZ James, The Toyota Way to Continuous
Improvement: Linking Strategy and Operational Excellence to
Achieve Superior Performance, New York, McGraw-Hill, 2011.
LIKER Jeffrey et HOSEUS Michael, Toyota Culture: The Heart and
Soul of the Toyota Way, New York, McGraw-Hill, 2008.
LIKER Jeffrey et MEIER David, The Toyota Way Fieldbook, New
York, McGraw-Hill, 2006.
LIKER Jeffrey et MEIER David, Toyota Talent: Developing People
the Toyota Way, New York, McGraw-Hill, 2007.
LIKER Jeffrey et OGDEN Timothy, Toyota Under Fire: Lessons for
Turning Crisis into Opportunity, New York, McGraw-Hill, 2011.
LIKER Jeffrey et Ross Karyn, The Toyota Way to Service
Excellence: Lean Transformation in Service Organizations, New
York, McGraw-Hill, 2016.
FRANZ J. K. et LIKER Jeffrey, Trenches: A Lean Transformation
Novel, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2016.
MORGAN James et LIKER Jeffrey, The Toyota Product
Development System: Integrating People, Process, and
Technology, New York, Productivity Press, 2006.
MORGAN James et LIKER Jeffrey, Designing the Future: How
Ford, Toyota, and Other World-Class Organizations Use Lean
Product Development to Drive Innovation and Transform Their
Business, New York, McGraw-Hill, 2018.

Ouvrages consacrés aux kata Toyota

ROTHER Mike, Toyota Kata: Managing People for Improvement,


Adaptiveness, and Superior Results, New York, McGraw-Hill,
2009.
ROTHER Mike, Toyota Kata Culture: Building Organizational
Capability and Mindset Through Kata Coaching, New York,
McGraw-Hill, 2017.
ROTHER Mike, The Toyota Kata Practice Guide, New York,
McGraw-Hill, 2017.

Ouvrages publiés par le Lean Institute

Ballé Freddy et BALLÉ Michael, The Gold Mine: A Novel of Lean


Turnaround, Boston, Lean Enterprise Institute, 2005.
DENNIS Pascal, Getting the Right Things Done: A Leader’s
Guide to Planning and Execution, Boston, Lean Enterprise
Institute, 2006.
GAUDET Karen, Steady Work, Boston, Lean Enterprise Institute,
2020.
ROTHER Mike et Shook John, Bien voir pour mieux gérer,
Boston, Lean Enterprise Institute, 2000.
SHOOK John, Managing to Learn: Using the A3 Management
Process to Solve Problems, Gain Agreement, Mentor, and Lead,
Boston, Lean Enterprise Institute, 2008.
SMALLEY Art, Four Types of Problems: From Reactive Trouble
Shooting to Creative Innovation, Boston, Lean Enterprise
Institute, 2018.

Autres

COLLINS Jim, Good to Great: Why Some Companies Make the


Leap… and Others Don’t, New York, HarperBusiness, 2001.
DUHIG Charles, The Power of Habit: Why We Do What We Do in
Life and Business, New York, Random House, 2012.
DWECK Carol, Mindset: The New Psychology of Success, New
York, Ballantine Books, 2007.
FUJIMOTO Takahiro, The Evolution of a Manufacturing System at
Toyota, New York, Oxford University Press, 1999.
MEDINA John, Brain Rules: 12 Principles for Surviving and
Thriving at Work, Home, and School, Seattle, Pear Press, 2014.
MONDEN Yashuhiro, Toyota Production System: An Integrated
Approach, 4e éd., Boca Raton, CRC Press, 2012.
OHNO Taiichi, Workplace Management, New York, McGraw-Hill,
2012.
OHNO Taiichi, Toyota Production System: Beyond Large-Scale
Production, New York, Productivity Press, 2019.
SHERIDAN Richard, Joy, Inc.: How We Built a Workplace People
Love, New York, Portfolio, 2015.
SHINGO Shigeo et Dillon Andrew P., A Study of the Toyota
Production System: From an Industrial Engineering Viewpoint,
Boca Raton, CRC Press, 2019.
SOBEK Durward II, et SMALLEY Art, Understanding A3 Thinking: A
Critical Component of Toyota’s PDCA Management System,
Boca Raton, CRC Press, 2008.
SPEAR Steven, The High-Velocity Edge: How Market Leaders
Leverage Operational Excellence to Beat the Competition, New
York, McGraw-Hill, 2010.
VANCE Ashlee, Elon Musk: Tesla, SpaceX, and the Quest for a
Fantastic Future, New York, Ecco, 2015.
WOMACK James, Jones Dan et Roos Dan, Le Système qui va
changer le monde, Paris, Dunod, 2012.
WOMACK James et Jones Dan, Lean Thinking: Banish Waste
and Create Wealth in Your Corporation, New York, Free Press,
2003.
Remerciements

La première édition de ce livre était le produit de 20 années consacrées à


étudier Toyota. Une grande partie de ce travail a été conduite dans le cadre
du programme d’étude de la technologie japonaise mis en place à
l’université du Michigan, dont j’ai été codirecteur puis directeur. Ce
programme fut créé en 1991 avec le généreux concours du Bureau de
recherche scientifique de l’armée de l’air (AFOSR). J’ai énormément appris
de John Campbell, spécialiste du Japon, qui partageait avec moi la direction
du programme. Au cours des 15 ans qui se sont écoulés depuis la
publication de la première édition, j’ai continué à écrire des livres consacrés
au modèle Toyota, poursuivi mes activités d’enseignant et de consultant, et,
plus important, j’ai continué à apprendre. Beaucoup de choses avaient
changé. Tant et si bien que j’ai décidé de remanier mon texte en profondeur
pour cette nouvelle édition.
Toyota a fait preuve d’une remarquable ouverture d’esprit, en acceptant
de dévoiler au reste du monde la source de son avantage concurrentiel. Un
pas important fut franchi en 1982 avec la décision d’Eiji Toyoda et de
Shoichiro Toyoda, respectivement président du conseil d’administration et
directeur général, de ratifier l’accord passé avec GM en vue de la création
de NUMMI – une joint-venture pour la fabrication de voitures,
spécifiquement destinée à former GM au modèle Toyota. Cela impliquait
que Toyota initie son principal concurrent mondial à ce qui était déjà le
joyau de la couronne, le célèbre système de production Toyota – ou TPS.
Une autre étape importante de la diffusion du TPS dans le monde fut la
décision, prise en 1992, de créer le centre Toyota d’assistance aux
fournisseurs (TSSC) afin d’enseigner le TPS aux entreprises américaines en
mettant en place des modèles de travail dans tous les secteurs d’activité. Le
TSSC est depuis devenu un organisme à but non lucratif qui intervient
gratuitement auprès des associations à but non lucratif et des associations
caritatives, tout en menant des missions rémunérées auprès des entreprises.
J’ai moi-même bénéficié de cette extraordinaire ouverture d’esprit. En
retour, Toyota a demandé à relire mon travail pour vérifier qu’il ne
contenait pas d’erreur mais n’a jamais essayé d’en modifier le contenu. Je
ne peux malheureusement pas remercier individuellement tous ceux qui,
chez Toyota, m’ont accordé de longs entretiens et ont vérifié l’exactitude de
nombreux passages du livre, tant pour l’édition originale que pour cette
nouvelle édition. Plusieurs personnes, cependant, ont particulièrement
influé sur ma connaissance du modèle Toyota. Ce sont notamment (les
postes sont ceux qu’ils occupaient à l’époque de nos entretiens) :

Toyota

Akio Toyoda, président de Toyota, pour m’avoir joué de sa guitare


faite d’un pot d’échappement en provenance de Tupelo, dans le
Mississippi. Pareil sens de l’humour chez un homme aussi puissant.
Extraordinaire.
Eiji Toyoda, ancien président de Toyota. J’ai eu le privilège de
rencontrer cet homme merveilleux, qui m’a fait l’honneur de lire la
première édition de Modèle Toyota en anglais et en japonais (il a
préféré l’original à la traduction).
Nampachi Hayashi, ancien membre du conseil d’administration de
Toyota et directeur technique pour le TPS. Ce fut un honneur de
rencontrer le plus ancien élève vivant de Taiichi Ohno et d’écouter ses
anecdotes.
Kenji Miura, ancien directeur, OMCD, et par la suite président de Toka
Rika. Un des meilleurs connaisseurs du TPS.
Bruce Brownlee, directeur, Corporate Planning & External Affairs,
centre technique de Toyota, mon principal contact pour le livre.
Jim Olson, vice-président senior, Toyota Motor Manufacturing,
Amérique du Nord, qui a lu le livre avec attention puis encouragé la
collaboration sans réserve de Toyota à sa réalisation.
Jim Wiseman, vice-président, Toyota Motor Manufacturing, Amérique
du Nord, qui a ouvert les portes au TPS dans la production industrielle.
Irv Miller, vice-président, Toyota Motor Sales, qui a ouvert la porte au
monde des ventes et de la distribution chez Toyota.
Fujio Cho, président, Toyota Motor Company, qui a partagé avec moi
sa passion pour le modèle Toyota.
Gary Convis, président, Toyota Motor Manufacturing, Kentucky, qui
m’a aidé à comprendre le parcours initiatique d’un Américain aux
arcanes du modèle Toyota.
Toshiaki (Tag) Taguchi, P-DG, Toyota Motor, Amérique du Nord, qui
m’a expliqué l’application du modèle Toyota dans la vente.
Jim Press, vice-président exécutif et directeur des opérations, Toyota
Motor Sales, États-Unis, qui m’a initié à la philosophie du modèle
Toyota.
Al Cabito, vice-président, Sales Administration, Toyota Motor Sales,
États-Unis, qui m’a donné des informations précieuses sur la nouvelle
stratégie de production à la demande de Toyota.
Tadashi (George) Yamashina, président, centre technique Toyota,
États-Unis, qui m’a fait découvrir le concept de hourensou et m’a aidé
à mieux comprendre le genchi genbutsu (voir glossaire).
Kunihiko (Mike) Masaki, ancien président, centre technique Toyota,
qui m’a ouvert toutes les portes possibles pour étudier le modèle
Toyota.
Dave Baxter, vice-président, centre technique Toyota, qui m’a
consacré plus de temps que je ne pouvais l’espérer pour m’expliquer le
système de développement de Toyota et la philosophie qui le sous-
tend.
Ed Mantey, vice-président, centre technique Toyota. Ed est la preuve
vivante que Toyota peut former des ingénieurs américains qui
maîtrisent parfaitement le modèle Toyota.
Dennis Cuneo, vice-président senior, Toyota Motor, Amérique du
Nord, qui a puisé dans sa longue expérience chez NUMMI et ailleurs
pour m’aider à comprendre le sens de la responsabilité sociale de
Toyota.
Dick Mallery, associé, Snell & Wilmer, qui m’a expliqué comment le
modèle Toyota a transformé un avocat.
Don Jackson, vice-président, production, Toyota Motor
Manufacturing, Kentucky, qui a démontré ce que veut dire respecter et
impliquer les opérateurs sur les chaînes.
Glenn Uminger, directeur général adjoint, Business Management &
Logistic Production Control, Toyota Motor Manufacturing, Amérique
du Nord, qui m’a expliqué comment un comptable de Toyota a
développé un bureau de support TPS avant de diriger la fonction
logistique pour l’Amérique du Nord – savourant chaque étape du
parcours.
Teruyuki Minoura, ancien président, Toyota Motor Manufacturing,
Amérique du Nord, qui m’a régalé d’histoires du temps où il apprenait
le TPS au côté du maître, Taiichi Ohno.
Steve Hesselbrock, vice-président, opérations, Trim Masters, qui m’a
longuement parlé de son expérience de ses années d’apprentissage
empirique qui ont fait de sa société l’un des meilleurs fournisseurs
mondiaux de sièges pour Toyota.
Kiyoshi Imaizumi, président de Trim Masters, qui m’a dit tout ce
qu’impliquait de devenir un fournisseur Toyota au Japon.
Ichiro Suzuki, ancien ingénieur en chef et ingénieur conseil exécutif
pour le projet Lexus, qui m’a montré ce que peut être un
superingénieur.
Takeshi Uchiyamada, directeur général et ancien ingénieur en chef
pour le projet Prius, qui m’a expliqué comment diriger un projet
révolutionnaire en s’appuyant sur le talent des hommes.
Jane Beseda, directrice générale et vice-présidente, North American
Parts Operations, qui a disséqué pour moi, avec la plus grande clarté,
la conception de l’informatique et de l’automatisation dans le modèle
Toyota.
Ken Elliott, directeur national, Service Parts Center, qui m’a conté
comment il a introduit la culture du modèle Toyota dans un nouveau
centre de distribution de pièces détachées.
Andy Lund, directeur de programme, centre technique Toyota, Sienna,
qui a parlé de la transposition de la culture Toyota au Japon dans des
usines américaines, vue avec les yeux d’un Américain élevé au Japon.
Jim Griffith, vice-président, centre technique Toyota, qui a – toujours
avec humour – corrigé mes idées préconçues et testé ma
compréhension du modèle Toyota.
Chuck Gulash, vice-président, centre technique Toyota, qui m’a
enseigné sur un circuit d’essai que « chaque détail compte » dans
l’évaluation d’un véhicule.
Ray Tanguay, président, Toyota Motor Manufacturing, Canada, qui
m’a enseigné que l’innovation technologique et le TPS peuvent aller
de pair.
Gill Pratt, P-DG, Toyota Research Institute et directeur scientifique de
Toyota. Un bonheur de discuter avec lui et James (voir ci-dessous),
élevés l’un et l’autre au biberon trépidant de l’innovation logicielle et
qui ont appris et adapté le modèle Toyota.
James Kuffner, P-DG, Toyota Research Institute-Advanced
Development et membre du conseil d’administration. Je suis heureux
qu’il ait été nommé au conseil d’administration pour contribuer à la
diversité des approches au plus haut niveau de l’entreprise.
Brian Lyon, directeur, Advanced Technical Communications, Toyota
Motor, Amérique du Nord, qui est une source d’informations
inestimable. J’ai travaillé avec Brian sur un autre livre, Toyota Under
Fire.

Toyota Motor United Kingdom (tmuK)

J’ai participé à des dizaines de visites du site et y ai énormément appris.


Marvin Cooke, vice-président, Manufacturing, Toyota Motor Europe.
Lorsqu’il était directeur général de TMUK, il m’a beaucoup appris sur
le modèle Toyota et l’émulation des comportements de leadership.
Jim Crosbie, directeur, qui m’a toujours inspiré, par son humilité et
l’étendue de ses connaissances – tout comme les autres leaders du site.
Alan Weir, directeur, Quality, qui m’a expliqué la philosophie de la
démarche qualité du groupe.
Dave Richards, directeur, Human Resources, qui m’a aidé à
comprendre les systèmes de RH.
Rob Gorton, Corporate Planning & External Affairs, qui m’a expliqué
le système du hoshin kanri (voir glossaire).
Andrew Heaphy, directeur, Body Engineering, qui m’a fait visiter
l’usine pour m’expliquer en situation le hoshin kanri.
Stuart Brown, manager de section, Manufacturing Skills Development,
HR, qui m’a expliqué le Floor Management Development System de
Toyota (FMDS) et son approche de la formation.
Simon Green, chef de groupe, Senior Manufacturing Skills
Development. Cheville ouvrière derrière le développement du nouveau
FMDS.

SigmaPoint Technologies

Tous unis pour apprendre et progresser.


Dan Bergeron, président.
Stéphane Dubreuil, vice-président, Supply and Operations.
Robert Joffre, directeur de la transformation lean.

Herman Miller

Incarne la pensée du Toyota Production System Support Center.


Matt Long, vice-président, Continuous Improvement.
Jill Miller, manager, Continuous Improvement, Learning and
Development.

Zingerman’s Mail Order

L’entreprise la plus drôle avec laquelle il m’ait été donné de travailler.


Tom Root, Managing Partner.
Betty Graptopp, Partner.

Autres études de cas

Rajaram Shembekar, vice-président, North American Production


Innovation Center, IOT, Denso, États-Unis.
Prasad Akella, fondateur et P-DG, Drishti Technologies.
Einar Gudmundsson, P-DG, concession Volvo Rejmes Bil.
James Morgan, ancien étudiant et ancien directeur des opérations,
Rivian.
Jeri Ford, ancien vice-président, Business Operations and New Model
Introduction, Rivian.
Scott Heydon, ancien vice-président, Global Strategy, Starbucks.
Edward Blackman, président, Kelda Consulting.
Richard Sheridan, conteur en chef, Menlo Innovations.
Charlie Baker, ancien vice-président, Product Development, Honda
Motor.

J’ai une dette particulière envers John Shook, ancien manager Toyota qui
participa à la création de NUMMI, du centre technique Toyota et du centre
Toyota d’assistance aux fournisseurs. Il devint par la suite président du
Lean Enterprise Institute. John a consacré sa carrière au modèle Toyota. Il a
apporté sa passion à l’université du Michigan où il s’est joint à nous
pendant plusieurs années comme directeur de notre programme d’étude de
la technologie japonaise. John a été mon mentor. Il m’a appris d’abord les
bases du TPS puis, à mesure que je progressais dans la connaissance de
celui-ci, il m’a enseigné les leçons toujours plus sophistiquées de la
philosophie du modèle Toyota. Ses commentaires sur les deux manuscrits
du livre sont précieux.
Pour cette deuxième édition, je remercie tout particulièrement mon
ancien étudiant et collègue à l’université du Michigan, Mike Rother. Mike a
poursuivi ses recherches sur le TPS et l’a appliqué avec diligence au gemba
(là où la valeur est créée) à travers le monde. Et puis il a écrit un livre,
Toyota Kata, dont il m’a parlé avec passion. J’ai essayé bon gré mal gré de
comprendre le livre. Après l’avoir longuement étudié, et après
d’innombrables discussions enflammées avec Mike, j’en suis venu à
remettre en question certaines de mes hypothèses sur le modèle Toyota et à
approfondir ma réflexion sur l’application d’un mode de pensée scientifique
pour triompher de défis apparemment impossibles. Cela m’a conduit à
élaborer une vision plus fluide et plus dynamique de la transformation lean
et à revoir la partie consacrée à la résolution de problème : « Penser et agir
de manière scientifique pour progresser vers un futur souhaité » (voir
principes 12 à 14). Merci, Mike.
Mon coauteur et collègue, James Franz, a déniché des statistiques
particulièrement intéressantes sur la rentabilité et la qualité de Toyota,
discutées en introduction. Je remercie également mon ancien doctorant
Eduardo Lander, qui a revu les chapitres tirés de sa propre expérience chez
Toyota. Nombre des entreprises citées dans ce livre ont eu recours aux
services de Liker Lean Advisors et j’ai travaillé sur ces missions avec mon
associé John Drogosz. J’ai également beaucoup appris sur le hoshin kanri
auprès de mon associée allemande Daniela Kudernatsch.
La majeure partie de la première édition a été écrite en 2003, où j’eus la
chance d’échapper à l’hiver glacial de la côte est pour passer quelque temps
dans la tiédeur de Phoenix, auprès de mon ancien élève, Tom Choi,
aujourd’hui professeur à l’université d’Arizona. Entre un charmant bureau
sans fenêtre le matin et le golf l’après-midi, les conditions étaient idéales
pour écrire. Cette aventure de quatre mois avec mon épouse, Deborah, et
mes enfants, Jesse et Emma, reste un souvenir inoubliable.
Au-delà du système de production Toyota, ce livre s’intéresse à la chaîne
de valeur au sens large. Ma connaissance de la « logistique lean » a été
grandement enrichie par des recherches financées par la Sloan Foundation
dans le cadre de son programme sur l’industrie du transport routier, dirigé
par mon ami et collègue Chelsea (Chip) White au Georgia Institute of
Technology.
Enfin, j’ai été beaucoup aidé pour réviser et corriger ce livre. Lorsque,
pour la première édition, mon éditeur m’a informé que le livre était deux
fois plus long que prévu, j’ai appelé au secours mon ami éditeur Gary
Peurasaari qui a accompli des miracles à chaque page. Il a réorganisé le
texte chaque fois que nécessaire mais, surtout, en vrai connaisseur du
modèle Toyota, il a éliminé les mots inutiles, pour en introduire d’autres qui
apportaient une vraie valeur. Il a été un véritable partenaire d’écriture.
Richard Narramore ensuite, éditeur chez McGraw-Hill, qui m’avait
demandé d’écrire le livre, m’amena à le remanier profondément une
seconde fois pour le porter à un nouveau niveau. Pour la présente édition,
j’ai pu compter sur l’aide experte de Kevin Commins, concepteur éditorial
et écrivain, qui m’a aidé à clarifier mon message, et sur celle de Patricia
Wallenburg, correctrice hors pair, de TypeWriting.
Merci à ma famille, Deb, Em et Jesse, qui m’inspire et me soutient (et
me supporte).
L’auteur

Jeffrey Liker est professeur émérite d’ingénierie industrielle à l’université


du Michigan et président du cabinet de conseil Liker Lean Advisors. Il est
l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à Toyota, parmi lesquels The
Toyota Way to Service Excellence, Designing the Future et The Toyota Way
to Lean Leadership. Plus récemment, il a écrit avec Eduardo Lander et Tom
Root un roman graphique qui raconte l’histoire de la conversion au lean
d’une société de vente par correspondance : Lean in a High-Variety
Environment. Ses articles et ses livres ont été récompensés plusieurs fois
par le prix Shingo de l’excellence de la recherche. Il est membre de
l’Association of Manufacturing Excellence Hall of Fame et de la Shingo
Academy.
Index
A
Adams, Emily, 145
Adams, Patrick, 478
Adient, 311
Adler, Paul, XXII–XXV, 152, 153, 157, 449
AI (intelligence artificielle), 225-227
Aisin, 309
Akella, Prasad, 225, 226
Alignement objectifs, 383-421
chez SigmaPoint Technologies, 410-417
chez TMUK, 401-410
dans planification et prise de décision, 388-392
et management quotidien, 395-401
évaluer degré de maturité de, 495
pour apprentissage organisationnel, 417-420
processus annuel pour garantir, 386-388
pour amélioration continue, 268
rapport A3
pour, 392-395
résumé, 500-502
Allman, Keith, 456
Amazon, 106, 426
Amélioration continue (Voir aussi Kaizen)
arrêts lignes pour, 165-166
avec 5S, 190, 191
avec flux pièce à pièce, 101
dans « The Toyota Way 2001 », 63-64
dans TPS, XX–XXII, 20-21
de sites Internet, 181
développement collaborateurs/équipes, 266, 302-303
élaboration stratégie pour, 428, 455
hoshin kanri pour, 417-418
jidoka pour, 168
processus standardisés pour, 139-163
pour Sakichi Toyoda, 26-27
SDCA et PDCA pour, 473-474
Analyse par éléments finis (FEA), 68, 76
Analyse par les 5 « Pourquoi », 337-345
Apparence continue, 478
Apprentissage, 333-381 (Voir aussi Genchi genbutsu)
à long terme, 176-178
à Zingerman’s Mail Order, 363-371
au gemba, 65
au gemba/genba, XXXI, 16, 29-30, 65, 335-337, 369-370
avec analyse des 5 « pourquoi », 337-343
cercles de qualité pour, 356-358
dans Modèle Toyota, XXVII–XXIX, XXXI
dans Système de Production Toyota, XX
des crises, 176-178
difficultés, 464-465
en faisant, 30, 248-253, 315-319
et changer les comportements, 374-375
évaluer niveau de maturité de, 495
individuel, 377-379
itératif, 353-354, 373
kata pour développer habitude de, 358-362
mutuel, 315-319
organisationnel, 377-379, 417-420
par le hourensou, 254
pour kaizen, XI
processus PDCA pour, 371-374
progresser vers grands défis, 335-337
raisonnement scientifique pour, 346-362
recrutement basé sur potentiel pour, 266-267
résumé, 500
structuré, 282-283
surmonter obstacles à, 347-351
Toyota Business Practices sur, 351-356
Apple, 436
Araco Corporation, 316
Arrêt lignes, 165-171
Arrêt travail, dans flux pièce-à-pièce, 99-101
Attente, comme gaspillage, 39
Audit qualité expédition, 281-282, 406
Audits, 143-144, 175-176, 183, 189-190, 281-282, 406
Aulinger, Gerd, 46
Autobytel, 6
Automatisation, 18, 205-208, 213-217, 437-438
« Autonomation », 166-167
Avalon, Toyota, 6
Avanzar, 311
Avoiding the Continuous Appearance Trap (Adams), 478

B
Baker, Charlie, 346
BAMA (Bluegrass Automotive Manufacturers Association), 316
Berra, Yogi, 457
Beseda, Jane, 211-212, 480
Biais cognitifs, 350-351
Biais de confirmation, 350
Billy, Gus, 59
Blackman, Edward, 339-343
Blanchard, Ken, 276
Bluegrass Automotive Manufacturers Association (BAMA), 316
Boîte Heijunka, 133-134
Bowen, Kent, 109
Brain Rules (Medina), 185
Brewer, Michael, 61, 183
Bridge, programme d’apprentissage, 289-292
Brownlee, Bruce, 377
Bureaucraties :
apprenantes, 153
coercitives, XXIV–XXVIII, 151-153, 175, 328-329
habilitantes, XXIV-XXVII, 151-153, 328-329, 449
Burnaston, England, usine (TMUK), 277-285, 298-302, 395-410
But, entreprise, 51-55, 243
BYD, 441

C
Café infusé, standards Better Way, 156-157
Cambridge, Ontario, usine, 168
Camry, Toyota, 6, 250
Capacité interne, 313-315, 433-434
Capitalisme, 51
Card, Orson Scott, 461-462
CASE (connecté, autonome, partagé, et électrifié), 402, 426, 503
Catchball, 383, 385, 414, 418
Cause racine, 337-338, 346, 353
Cellule, 81, 90-93, 100
Centre d’appel, 134-136
Centres d’apprentissage de la qualité, 177-178
Cercle d’Ohno, 249-250
Cercles de qualité, 356-358
Certification qualité, fournisseur, 328-329
Cerveau, évolution de, 347-350
Changements de disposition, 96-99
« Changing Everything All at Once » (Liker, et al.), 219
Chauffeur, mode, 443, 444
Chef d’équipe, 271-273
dans pyramide inversée, 269
dans système andon, 170-171, 182
définition missions principales, 279
chez General Motors, 285-287
chez Herman Miller, 288-289
responsabilités de, 271-273
Chefs de groupe, 269-270, 271, 273-274, 277-281, 288, 292-295
Chicago, Illinois, centre de distribution, 211-212
Cho, Fujio :
et Toyota Business Practices, 351, 354, 373, 379
et Toyota Way 2001, 63
voie du leadership pour, 235-239
sur agir, 1, 15, 21
sur arrêts lignes, 165-166
sur contrôles visuels, 165
sur lissage charge de travail, 117
sur Taichii Ohno, 261
sur travail standardisé, 142
Chrysler, 69, 438
CIM (computer-integrated manufacturing), 219
Cincinnati, Ohio, centre de distribution, 199, 211
5Ss, 186-190, 199-200, 503
Circuit d’essais, Arizona, 253, 325-326
CK (kata de coaching), 362-367
Clarification du problème, 352
Coaching, 12, 246-247, 260-262, 354-355, 384, 392-395
Cœur de métier, 258-261, 313-315, 384
Cohérence, 75-76, 144, 245
Collaborations, 225-229, 314
Collins, Jim, 240, 241
« Commande et contrôle », approche, 383-384, 494-495
Community Kitchen & Food Pantry, 318
Compagnon de mobilité, concept de (MTC), 444
Compétences universelles, 258-261
Complaisance, 83
Complexe de Rivière Rouge, 207
Comportement, 258-261, 374-375
Comportements quotidiens, 258-261, 374-375
Comptage stocks physiques, 252-253
Concessionnaires, 319-324, 329
Concurrents, 61-62, 454
Confiance, 60-61, 227, 298-301, 308-309, 482
Connecté, autonome, partagé, et électrifié (Voir CASE)
Consensus, construire le, 325-327, 386-388
Consultations, XIII–XVI, 253-254
Contre-mesures, 172-174, 222, 353-354
Contrôle, XIII-XV, 108, 272, 447-449, 465 (Voir aussi Contrôle visuel)
Contrôle qualité, 174-176
Contrôle visuel, 185-203
à TMUK, 283-285
dans entrepôt pièces détachées, 195-199
en soutien des processus, 190-191
et 5S, 186-190
évaluer degré de maturité, 495
pour planification et gestion projet, 199-201
résumé, 498-499
sites, exemples de, 192-195
technologie numérique pour, 201-203
utilisation de la technologie avec, 221-222, 227
Contrôler, dans Toyota Business Practices, 353
Convis, Gary, 65, 149, 168, 245-247, 427, 456, 483-484
Corolla, Toyota, 7, 169, 277, 398, 401, 402, 428-429
Costantino, Bill, 270
Coûts fixes, 206-207
Covid-19, crise, 5, 53-54, 344, 367-371
Creating Continuous Flow (Rother et Harris), 358
Créativité, 42, 96, 139, 229, 297-298
Crises, 176-178, 187
Crise économique mondiale de 2008, 2, 51, 67-71, 205-206, 279, 311, 401, 450
Crise des rappels (2009-2010), 2, 3, 176-178
Culture (organisationnelle), 35 (Voir aussi Culture qualité)
des organisations apprenantes, 377-379
engagement du leadership, 483-487
et développement collaborateurs, 302-303
et développement leader, 236-237, 242-245
et pensée systémique de long terme, 75-76
faire évoluer, 242-243, 478-482
partagée, 379-380
Culture qualité, 165-184
arrêts lignes dans, 169-171
comme principe et système, 182-183
contre-mesures et dispositifs anti-erreur, 172-174
dans TPS, XIX-XX
enseignements à long terme, crises, 176-178
évaluer degré de maturité de, 495
pour sociétés développement logiciels, 178-181
principe jidoka, 166-169
résumé, 498
Culture nationale, 243-244, 487-488
Cuneo, Dennis, 59-62
D
Daihatsu, 441
Dana Corporation, 96, 456
De la performance à l’excellence (Collins), 240, 241
Déchets, 39
Décomposition des problèmes, 352
Deep Change (Quinn), 451-452
Défauts, 40, 92-93, 168
Définition objectifs, dans TBP, 353
Défis :
esprit de, 46-47, 62
et kata d’amélioration, 360, 364
et « The Toyota Way 2001 », 64
pour partenaires de chaîne de valeur, 309-313
progresser vers, 335-337
Délibérée, culture, 75-76
Délibérée, pratique, 217-218
Dell Computer, 117
Demande des clients, 93-94, 123, 158
Demande saisonnière, 131-134
Deming, W. Edwards, 65, 243, 244, 347, 466
Denso, 208, 218-232, 343
Designing Organizations for High Performance (Hanna), 53
Designing the Future (Morgan and Liker), XXXI
Développement agile, 450
Développement collaborateurs et équipes, 265-304
automatisation et, 214-217
chez General Motors, 285-287
chez Herman Miller, 287-295
chez Toyota, 275-277
comme responsabilité du leader, 260-261
confiance et respect dans, 298-302
dans « The Toyota Way 2001 », 66
dans usine TMUK, 277-285
engagement leadership dans, 484-485
et contrôle visuel, 195-196
et « servant leadership », 266-268
et structure organisationnelle, XXXI-XXXII
et utilisation technologie, 227-229
évaluer degré de maturité de, 495
pour amélioration continue, 302-303
pouvoir du travail en équipe, 268-275
résumé, 499-500
récompenses pour motivation, 296-298
Développement des leaders, 235-263
apprendre en faisant dans, 248-253
chez Herman Miller, 291-292
chez Toyota Motor Company, 245-247
comportements quotidiens des leaders, 258-261
et culture, 242-245
et humilité, 235-239
évaluer niveau de maturité de, 495
faire passer le client d’abord dans, 254-258
pour leaders de Niveau 5, 239-241
rendre compte, informer et consulter dans, 253-254
résumé, 499
Développement équipe (Voir Développement des collaborateurs et des équipes)
Développement état d’esprit, 475
Développement produit, 87-90, 200, 206-207, 256-258, 310-313, 390-391
Diagnostics processus, 405
Diagramme d’équilibrage du travail, 148
Diagrammes du travail standardisé, 173-174
Dispositifs anti-erreur, 134–136, 166–167
Dispositifs Poka-yoke, 173
Domaine opérationnel de conception, 445
Donnelly Mirrors, 187
Drishti Technologies, 225-227
Duncker, Karl, 296
Dunning-Kruger, effet, 350
Dweck, Carol, 267

E
Écart « connaissances – action », 426
Effet coup de fouet, 123
Efficacité locale, 40-42
Efficacité opérationnelle, 426-427
Élaboration stratégie, XXIX, 423-447
à l’ère numérique, XXXI
avec valeurs concurrentes, 447-453
chez Toyota et Tesla, 436-442
évaluer degré de maturité de, 495
et exécution, 453-457
hoshin kanri pour, 386-388
pour développement Prius, 3429-436
pour développement véhicules autonomes, 443-447
résumé, 501-502
Elliott, Ken, 275-276
Engo, Akiharu, 277
Enseigner, 319-324, 480 (Voir aussi Développement des leaders)
Entrepreneurs, 452
Entreprise, but de, 51-59, 243
Entreprises ambidextres, 442
Entreprises apprenantes lean, 461-491
adhésion du leadership à la culture dans, 483-487
changement de culture pour, 478-482
déploiement scientifique du lean par, 466-471
effort requis pour entretenir, 487-490
entropie après transformation, 471-475
et implémentation mécaniste du lean, 462-465
réussites, 476-478
Entreprises apprenantes étendues, 327-330
Entrepôts, 195-199, 211, 275-277
Entropie organisationnelle, 471-478
Environmental Challenge 2050, 441
Environnements de bureau, 112-114, 252
Environnements diversifiés, 128-131, 195-199
e-Palette, 445
Équipes pilotes, pour lancement produit, 149-150
Équipes plurifonctionnelles, 430-432
Équité, 327-330
ES 350, Lexus, 176-178
Espace au sol, et flux continu, 95
État d’esprit centré sur la mise en œuvre, 367, 371-372
États d’esprit d’apprentissage, 365-366
État d’esprit de développement, 267
États-Unis :
Centre Technique Toyota aux, 481
développement des leaders aux, 236, 239
lissage de la charge de travail aux, 121
modèle des valeurs concurrentes aux, 447-453
production et ventes pendant la crise financière aux, 67-68
qualité intégrée aux, 174-175
standards de design aux, 150
système andon aux, 169-170
Système de Production Toyota aux, 61-62, 245, 317
Étiquettes d’idées, 416, 417
Europe, 174, 448-449 (Voir aussi Royaume-Uni)
Exécution, stratégie, 419, 425–426, 437, 453-457
Expérimentation, 361, 365-366
Expertise interne, 223-224

F
Fabrication lean, 167, 507
FEA (analyse par éléments finis), 87
Feed-back, 267, 355, 374-375, 418
Feuille de décomposition des tâches, 147-148
Feuilles de travail standardisé, 143-146, 194
Flexibilité :
avec charge de travail lissée, 124
avec flux continu, 94
dans modèle des valeurs concurrentes, 447, 448
dans processus standardisés, 159
et automatisation, 206-207
et niveau de bureaucratie, 152, 153
du temps de travail, 300-301
Flux continu, XIV-XV, 81-102, 504
avec charge de travail lissée, 136-138
bénéfices de, 92-96
comme vision vers laquelle travailler, 99-101
difficultés avec, 82-85
et gaspillage, 85-90
évaluer degré de maturité de, 494-495
faux vs. vrai, 96-99
pensée production de masse, vs., 90-92
résumé, 496-497
takt time et, 93-94
Flux d’information, systèmes tirés pour, 114
Flux de la valeur, 19, 40-42, 410-411
Flux de valeur ajoutée, 39-42
Flux pièce à pièce :
avantages, 94-96
comme vision à atteindre, 99-101
difficultés, 82-85
faux vs. vrai, 96-99
dans Système de Production Ohno/TPS, 20-21, 38, 39
résolution de problème et, 172
système tiré avec, 106-107, 110-111
takt time dans, 93-94
Focus externe, 447-448
Focus interne, 448
Force de travail, technologie, et, 212-213, 225-229
Ford, Bill, 235
Ford, Henry, 25, 36, 37, 38, 141, 177, 207, 244
Ford Motor Company, XIX, 2–4, 17, 25, 36, 62, 68, 141
Formation, 282-283, 287-295
Formation à la prise de poste, 145-146
Formation sur le poste (expérience), 245-247, 290-291, 356
Fournisseurs, 305-319
apprentissage mutuel du TPS avec, 315-319
certification qualité pour, 328-329
et capacité interne, 313-315
genchi genbutsu pour, 250
impact de charge de travail non lissée sur, 123, 125
respect pour, 309-313
système kanban avec, 110-112
Frais généraux, 18, 288-289
Franz, James, 3
Fujii, Yuichi, 314-315
Fujimoto, Takahiro, XXVIII

G
G21 (Global 21), 430-432
GAP (Global Appraisal Process), 259-260
Gardien, mode, 444
Gaspillage (Voir aussi Muda)
5S et, 188
cartographie flux de valeur pour réduire, 43-46
dans processus traditionnels, 85-90
dans Système de Production Toyota, 17-19
et flux continu, 81
feuilles de travail standardisé pour identifier, 145
Henry Ford sur, 37
lisser travail pour éliminer, 118-120, 136-138
observations de Kiichiro Toyoda sur, 28-30
sept types de, 39-40
transport, 39
Gates, Bill, 206
Gaudet, Karen, 154, 157-158, 473
Gemba (genba), XV, 504
amélioration continue au, 266, 268
apprentissage au, XXXI, 16, 30, 65-66, 335-337, 369-370
but d’aller au, 344-345
comprendre client via, 179-180
dans TPS, XX
et analyse par les 5 « pourquoi », 337-343
Kiichiro Toyoda sur, 30
résolution de problème au, 28
Genchi genbutsu, 504
à l’ère numérique, 343-345
dans « The Toyota Way 2001 », 65
pour le développement des leaders, 238-239, 248-253
pour Sakichi Toyoda, 26
General Motors, 88 (Voir aussi New United Motor Manufacturing Inc. (NUMMI))
arrêts des lignes, 165
bureaucratie de, XXIII
contexte économique d’après-guerre, 17, 36
développement collaborateurs et équipes, 285-287
et crise financière, 68
relations syndicats-management, 59-60
revenu net, 2–4
système andon, 183
systèmes tirés, 112-114
Georgetown, usine, 114, 165, 168, 237, 250, 252, 335-337
Gerard, Roger, 45
Gestion de projet, 187, 199-201
Gestion points de changement, 283
Ghosn, Carlos, 235, 236
Gieszl, Yale, 62
Givens, Stephen, 54-55
Global 21 (G21), 430-432
Global Appraisal Process (GAP), 259-260
Global Vision 2020, 72, 73, 387
Grand Haven Stamped Products, 100
Gratopp, Betty, 369
Greenleaf, Robert, 266
Griffith, Jim, 250-252, 391
Grimmer, Dave, 218
Groupe avancé, 470-471
Groupe Toyota, 26, 485-486
Groupes de travail, 268, 271-273, 286-287, 296-298, 408-410
Gudmundsson, Einar, 320, 323, 324, 383-386
Guerro, Berto, 311

H
Habitudes, 377-379
Hamtramck, usine, 183
Han, 274-275
Hanna, David, 53
Hansei, 285, 504
Harmonie des relations de travail, 33
Harris, Rick, 358
Hayashi, Nampachi, 235, 338
Heaphy, Andy, 357, 404, 406-407
Hebron, centre de pièces détachées, 195-199, 202, 275-277
Heijunka, 121-127, 299, 504
Heltman, Sam, 265
Henke, John, 308
Herman Miller, 86, 273, 287-295, 467-469, 476
Heydon, Scott, 157
Hiérarchie des besoins de la chaîne de valeur, 327-330
Highlander, Toyota, 6, 70
Hino, 440
HMPS (Herman Miller Performance System), 288
Honda Motor Company, 4, 306
Hoseus, Michael, 57
Hoshin kanri, 64, 504
à TMUK, 401-410
annuel, 386-388
apprentissage organisationnel via, 417-420
avec pensée kata, 410-417
chez Toyota, Ford, et Volvo, 383-386
de niveau supérieur, 402-404, 412-415
et management quotidien, 395-401
rapports A3 dans, 394
Hôtel à voitures, 35
Hourensou, 253-254, 505
Humilité, 235-241

I
Incertitude, 372-373
Indépendance, 34, 313-319
IK (Voir kata d’amélioration)
Illusion rétrospective, 350
Imai, Masaaki, 143
Imaizumi, Kiyoshi, 316-317
Indicateurs de performance clés (KPIs), 258, 278, 395, 398, 408-410, 505
Indice des relations de travail, 308
Industrie 4.0, 217-221, 223, 229-230
Industrie automobile, 305-306, 423-429
Ingénierie industrielle, 139-143, 151, 299
Institutionnaliser (dans 5Ss), 188-189, 503
Intelligence artificielle (AI), 225-227
Intérêt général, 56-59
Internet des objets (IoT), 218-229, 231, 505
Internet des objets (Voir aussi Internet of Things)
Invendus, risques de, 123, 125
Ito, Fumitaka, 247

J
Jackson, Don, 175-176
Japon :
bulle économique années 1990, 205
culture des usines Toyota au, 165-166
culture nationale, 243-244
tremblement de terre et tsunami 2011, 2, 58
travail d’équipe dans les écoles primaires au, 274-275
J.D. Power, classements, 5, 6, 311
Jidoka, XIX-XX, 21, 130–132, 385
Jishuken, 240–242
Johnson Controls, 311, 346
Jones, Dan, XXI

K
Kahneman, Daniel, 114, 348-349
Kaizen, 506 (Voir aussi amélioration continue)
à NUMMI, XXII
dans cercles de qualité, 356-358
dans groupes de travail, 269-270
dans Modèle Toyota, XI-XII, 64
et hoshin kanri, 395-401, 402
pendant crise financière, 69
pour automatisation, 213-217
réflexion pour, 376-377
utilisation technologie pour, 229
Kaizen (Imai), 143
Kamiya, Shotaro, 254-255
Kanban, 385
clé, 216
charge de travail lissée avec, 132-133
chez Zingerman’s Mail Order, 363-367
contrôle visuel avec, 193-194
dans systèmes tirés, 107-109
dans TPS/système de production Ohno, 38, 114-115
et systèmes juste à temps, 31
pour environnements de bureau, 112-114
technologie et, 209-210
Kanebo, 32
Kata, XXX, 380, 506
chez Zingerman’s Mail Order, 363-367
coaching, 362-367
d’amélioration (IK), 359-367, 373, 418-419, 455
dans transformation lean, 466-471
de démarrage, 360-362, 368, 373, 375
et raisonnement scientifique, 12
hoshin kanri avec, 410-417
pour développer habitudes d’apprentissage, 358-362
pour travail standardisé, 161-162
Kawai, Mitsuru, 213-217, 231
Keiretsu, 26, 506
K4, plan (kozokeikaku), 391
Kia Motors, 69
Kikui Boshoku, 33
Killmann, Gerald, 440
Kimbara, Yoshiro, 430
Kimberly Clark, 241
Kozokeikaku (K4), 391
KPI (Voir indicateurs de performance clés)
Krafcik, John, XXV, 16, 82
Kuffner, James, 446, 447, 450

L
La Cinquième discipline (Senge), 334
Lancement nouveau produit, 149-150, 401
Lander, Eduardo, 97, 476
Leaders (en général) :
adhésion à la culture, 475, 483-487
apprendre et enseigner par, 468-469
comportements quotidiens de, 258-261
Niveau 4, 239-242
Niveau 5, 239-241
parcours, 484-486
pensée système par, 75-76, 462
Leadership, 75-76, 242-245, 266-268, 275-277
Leadership situationnel, 275-277
Learning to See (Rother and Shook), 43, 358
Lexus, 5-6, 168-169, 423, 429, 444, 450
Licenciements, 33-34, 68, 288-289
Lieu de travail, contrôle visuel sur, 192-195
Ligne d’assemblage, arrêt, 165-172
Ligne-modèle, processus de :
à Herman Miller, 287-288, 467-468
avec TSSC, 317
dans transformation lean, XIV-XV, 470-471
dans approche organique, XXVI, 465
déploiement du lean après, 475
déployer lean en profondeur avec, 488-489
Lignes chaku chaku, 212
Liker, Jeffrey, XXXI, 65, 219
Lissée, production mixte, 121-124
Lisser charge de travail, 117-138
à Toyota Housing Corporation, 128-131
concept du heijunka, 121-127
dans centre d’appel, 134-136
en constituant des stocks supplémentaires, 131-133
évaluer niveau de maturité de, 494
flux continu avec, 136-138
pensée systémique à propos de, 71-72
pour fournisseurs, 329-330
résumé, 497
Loi du moindre effort mental, 349
Long, Matt, 289, 295, 467
Lund, Andy, 256-257

M
Magna Donnelly, 187
Main d’œuvre indirecte, 272-273
Main-d’œuvre variable, 69, 300
Maintenance prédictive, 221-223
Mallery, Richard, 325-326
Management :
audits par, 143-144, 189
compétences centrales, 258-261
dans organisations lean, 271-272
lissage de la charge de travail par, 121
motivation de, XI-XII
problèmes systèmes pour, 244
Management Lean, 271-273
approche outils, 20-21, 494-495
approche mécaniste vs. organique, XXV–XXVII
chez concessionnaires, 323-324
chez SigmaPoint Technologies, 410-411
exposition à, 486
hypothèses sur, XVII
mauvaise compréhension de, XIV-XVII, 20-21
Management quotidien, 395-401
Management scientifique, 139-141, 151-153
Management visuel, 185-186, 201, 202, 507
Managers de section, 280-281
Managing to Learn (Shook), 393
Markovits, Daniel, 52
Masaki, Kunihiko « Mike », 199
Matrice en X, 411-412
Matsushita, 314-315
Mazda Motor Corporation, 127
McCurry, Robert B., 51
Mécaniste, approche :
apprentissage dans entreprises avec, 377-379
bureaucratie dans entreprises avec, 152-153
changement de culture avec, 482
dans cadre mécaniste vs. organique, XXIX-XXX, 464-465
dans Système de Production Toyota, XXII-XXV
déploiement lean avec, XXV–XXVII, 462-465, 488-489
et raisonnement scientifique, 13
gestion chaîne d’approvisionnement avec, 309-310
processus de révision avec, 388
processus standardisés avec, 160
utilisation technologie avec, 227
Medina, John, 165
Menlo Innovations, 178-183, 450
Mentoring, 354-356 (Voir aussi Coaching)
Merillat, 456
Mettre de l’ordre (dans 5Ss), 188-189, 503
Micromanagement, 254
Miller, Jill, 290-291, 295
Minoura, Teruyuki, 81, 83, 100, 249
Mirai, Toyota, 435, 439-440, 450
Missions principales, 278-281
Mitsui Trading Company, 255
Miura, Kenji, 128
Modèle Toyota, 1-24
adaptation, XII
apprendre du, XXVII–XXIX
catégories de principes, 15-16
comme source d’inspiration, 461-491
comme système technique et social, 493
description, XI-XII
développement de, 25-47
élaboration stratégie basée sur, 456-457
engagement leadership dans, 483
et idées reçues sur production lean, 20-21
et leadership, 237-238
et qualité, 183
et réussite de Toyota Motor Company, 11
état d’esprit pour, 371-372
évaluer maturité entreprise avec, 493-495
intégration des principes dans, 8-10
mondialisation et, 480-482
raisonnement scientifique et, 10-16
résumé, 493-502
technologie et travail d’équipe dans, 202
valeur de, 22-23
Modèle 3, Tesla, 208, 437-438
Modèle de production à la commande, 117-118, 121, 131
Modèle des 4P
et croyances sur le management lean, 20-21
et principes du Modèle Toyota, 8-10
raisonnement scientifique sous-jacent, XXIII-XXIV, 15-16
Modèle des valeurs concurrentes, 447-453
Morgan, James, XXXI
Motion technology, 225-227
Motivation, IX–X, 296-298
Mouvements/Déplacements, gaspillage dans, 40-41
MTC (concept de compagnon de mobilité), 444
Muda, 20, 118-120, 507 (Voir aussi gaspillage)
Mulally, Alan, 236
Mura, 118-120, 137, 507-508
Muri, 118-120, 137, 237, 508
Murs qualité, 176
Musk, Elon, 207-208, 347, 425, 436-437, 451

N
Nemawashi, 399-392, 508
Nettoyer (dans 5Ss), 188-189, 503
New United Motor Manufacturing Inc. (NUMMI), 113
approches organiques et mécanistes, XXIV-XXV
bureaucratie habilitante, 152-153
chefs d’équipe, 285-287
culture, 245-246, 481
et crise financière mondiale, 70-71
et Modèle Toyota, XI
formation au TPS à, 172
PDCA à, 372
pensée systémique à long terme, 59-62
système andon, 183
New York City Food Bank, 319
Nike, 476-477
Nissan Motors, 62, 68
Nokia, 436
Norval, Alistair, 378
Norme ISO-9000, 175
NUMMI (Voir New United Motor Manufacturing Inc.)

O
Obeya, 187, 200, 431
Observation, 248-250, 256-258, 337-343 (Voir aussi Apprentissage)
Ohba, Hajime, 11-12, 100, 288, 317, 467-468, 355–356
Ohno, Taichii, 480
créativité de, 147
coaching/enseignement par, 261, 317, 335
état d’esprit scientifique de, 10-11
étudiants de, XVIII, 214, 215, 237
exercice du cercle, 249-250
flux continu pour, 81, 83, 91
kanban pour, 31
4Ps pour, XXX
processus standardisés de, 139
réduction du gaspillage par, 57
stocks tampons pour, 103, 106, 107, 115
sur fournisseurs, 313
sur le heijunka, 120-121
sur résolution de problème, 337, 343
système de production de, XIX, 18-19, 36-41
Okuda, Hiroshi, 237, 432-433
OMCD (Operations Management Consulting Division), 316-317
On the Mend (Toussaint, et al.), 45
Opérateurs (Voir aussi Développement des collaborateurs et des équipes)
contrôle qualité avec, 174-176
dans pyramide inversée, 269
définition missions principales, 278-279
responsabilités de, 270-271
Operations Management Consulting Division (OMCD), 316-317
Orbeck, Chad, 224
Orf, Jennifer, 274-275
Organigramme, 265, 269-271
Organisations apprenantes (Voir aussi entreprises apprenantes lean)
définition, 333-335
évolution de, 379-380
kanban dans, 115
leadership dans, 260, 261
réflexion dans, 376
Toyota comme, 21
Organique, approche, XXII–xxv
alignement des objectifs dans, 386
bureaucratie dans entreprises avec, 152, 153
dans cadre mécaniste vs. organique, XXIX-XXX, 465
dans Toyota Production System, XV, XX-XI
déploiement du lean avec, XXV-XXVII, 465, 488-489
hoshin kanri et management quotidien dans, 400-401
utilisation technologie avec, 227-228
Outsourcing, 313-315

P
Paiement heures supplémentaires, 300-301
Panasonic, 314-315, 433
Panasonic EV Energy, 314-315
Panneau d’action du chef de groupe, 283-285, 409
Panneau de charge, 323-324
Panneaux de contrôle des processus, 196-198
Panneau de management quotidien, 414, 416
Papier-peint électronique, 218, 220, 231
Partenaires de chaîne de valeur, 305-331
apprentissage mutuel du TPS avec, 315-319
concessionnaires, 201-203
dans entreprises apprenantes étendues, 327-330
et maintien capacité interne, 313-315
évaluer degré de maturité, 495
faire preuve de respect vis-à-vis de, 309-313
fournisseurs, 306-319
prestataires de service, 325-327
résumé, 500
PDCA (plan-do-check-act), 508
apprendre de, 371-374
dans kata d’amélioration, 361-362
dans le Système de Production Toyota, 379-380
et hoshin kanri, 387, 414-415
et kaizen, 65
et rapports A3, 394
et entropie organisationnelle, 473-474
formation chef d’équipe, 291-294
pour développement de la Prius, 434
pour processus standardisés, 161
pour Sakichi Toyoda, 27
SDCA vs., 395-397
P-DG (présidents-directeurs généraux), 239-242, 370-371
Pensée intuitive (rapide), 14, 349
Pensée lente, 14, 349
Pensée rapide, 14, 349
Pensée rationnelle (lente), 14, 349
Pensée systémique, 53, 71-75, 462 (Voir aussi Pensée systémique à long terme)
Pensée systémique à long terme, 51-77
à NUMMI, 59-62
chez Toyota, 71-74
dans « The Toyota Way 2001 », 62-66
et mission de l’entreprise, 56-59
évaluer niveau de maturité de, 494
leadership et culture dans, 75-76
pendant la crise financière, 67-71
résumé, 496
Personnages, 178-180
Personnalisation logiciels, 223-225
Personnes, catégorie de principes, 493
développement collaborateurs et
développement des leaders, 235-263
évaluer degré de maturité pour, 495
partenaires de chaîne de valeur, 305-331
raisonnement scientifique sous-tendant, 16
résumé, 499-500
Pfeffer, Jeffrey, 426
Phénomène des silos, 326-327
Philosophie, catégorie de principes, 493
évaluer degré de maturité pour, 494
pensée systémique à long terme, 51-76
raisonnement scientifique sous-tendant, 15
résumé, 496
Philosophie de l’entreprise, 15, 33-36, 256-258, 485 (Voir aussi Développement collaborateur set
équipes ; Développement leaders)
Philosophie du client d’abord, 19, 56-57, 254-258
Planification, 18
alignement des objectifs dans, 390-392, 418-420
contrôle visuel pour, 199-200
en cascade, 380, 418-420
qualité, 174, 175
Platt Brothers, 29-30, 31
Point-based design, 391
Point kaizen, 44, 45
Porter, Michael, 427
Positions initiales, dans entrepôt, 196
Postes de transition, 282-283
Pratt, Gill, 445, 446
Présidents-directeurs généraux (P-DG), 239-242
Press, Jim, 56
Prestataires de services, 325-327
Primes, 296-297
Princeton, usine, 68-69
Prise de décision, 64-66, 388-392 (Voir aussi Contrôle visuel)
Prius Prime, Toyota, 435
Prius, Toyota, 7, 200, 237, 313-314, 423, 429-436, 450
Problème harnais (1997), 250-252
Problèmes, mettre au jour, 165-166, 187
Problèmes système, 244
Processus, catégorie de principes, 493
contrôle visuel, 185-203
culture qualité, 165-184
évaluer degré de maturité pour, 494
flux continu, 81-102
lisser charge de travail, 117-138
processus standardisés, 139-163
raisonnement scientifique sous-jacent, 15-16
résumé, 496-499
se focaliser sur, 20-21
systèmes tirés, 103-116
utilisation technologie, 205-232
Processus de revue, 387-388
Processus standardisés, 139-163
chez Starbucks, 154-159
comme but à atteindre, 159-162
dans bureaucraties coercitives vs. Habilitantes, 151-153
dans Toyota Business Practices, 353
et contrôle visuel, 192-195
évaluer degré de maturité de, 494
pour amélioration continue, 143-148
pour Kiichiro Toyoda, 32
pour lancement nouveaux produits, 149-150
résumé, 498
surdimensionnés, 39
Production artisanale, XXI-XXII, 139
Production de masse :
5Ss dans, 191
accumulation gaspillage dans, 188
flux continu vs., 21, 90-92
lean et, XXI-XXII, 25
prendre en charge problèmes dans, 168
processus standardisés dans, 139, 140
temps de changement d’outils dans, 126
TPS vs. Système Ford pour, 25, 36-37
Production en série, 81-84, 86-86, 68–69, 90-92, 124
Production intégrée par ordinateur (CIM), 219
Production lean :
à NUMMI, XXIV-XXV
à Toyota Motor Company, XVIII-XIX
5 S et, 190-191
croyances sur, 20-21
efficacité locale et, 40-43
et partenariats avec fournisseurs, 306-308
et Système de Production Toyota, 16-19, 25
fragilité de, 81-82
Productivité :
amélioration continue de, 213-215
avec flux continu, 95
dans ingénierie industrielle, 139-141, 151
dans usine automatisée Tesla, 208
et arrêts lignes, 169, 171
Profit, 51-55, 402-403
Programmation, 90-91, 108, 121-124
Programme ACE 1000, 403, 404
Programme de fabrication synchrone, 286
Projets pilotes, 230, 389, 410-411, 471, 475
Promotions commerciales, 137
« Propel », programme d’apprentissage, 289, 293-294
Proposition, histoire, 394-395, 396

Q
Qualité :
avec flux continu, 92-93
designed-in, 178-181
intégrée, 31-32, 144, 168-169, 172-174, 182-183
intrinsèque, 31-32, 144, 168-169, 172-174, 178-183 (Voir aussi Culture qualité)
service, 144
sur poste, XVIII-XX, 166-171
totale, 384
Quinn, Robert, 447-448, 451-452

R
Raisonnement scientifique, 508
cercles de qualité pour développer, 356-358
changement comportement pour augmenter, 374-375
dans Modèle Toyota, 8-9, 10-16
et apprentissage, 346-362
et crise du Covid-19, 367-371
et déploiement du lean, XXX, 466-471
et flux pièce à pièce, 101
et modèle des 4P, XXX, 15-16
et pérennité du lean, 487-489
et prise de décision, 389-390
et Toyota Business Practices, 351-356
kata pour développer, 358-362
obstacles au, 347-351
PDCA en soutien à, 371-374
pratique délibérée dans, 75
Rapport A3, 508-509
dans processus hoshin kanri, 387, 407-411, 414, 415
de la capacité de mentoring, 355
et prise de décision, 389
pour alignement des objectifs, 392-395
pour le coaching, 247
réflexion sur, 376
sur missions principales, 278-281
Ratio d’exploitation, 84
Rayonnages dynamiques, 191
Récompenses, 296-298
extrinsèques, 296-298
intrinsèques, 296-297
Reconnaissance, comme récompense, 298, 358
Recrutement, 440
Réduction des coûts, 57
Réflexion, 376, 387-388
Reiter Automotive, 182
Relation maître-disciple, 247
Réparations, faire, 167-168
Reporting, 253-254
Repos compensatoire, 301
Résolution de problèmes :
1x1, 283-285
analyse des 5 pourquoi, 337-343
après audits 5S, 189-190
formation du chef d’équipe, 291-293
par leaders, 247
rapports A3 pour, 392-395
responsabilité de, 269-270
Toyota Business Practices pour, 351-353
utilisation technologie pour, 211-212, 223-227, 230
Résolution de problème 1x1, 283-285
Résolution de problèmes, catégorie de principes, 493
alignement des objectifs, 383-421
apprentissage, 333-337
élaboration stratégie, 423-457
évaluer degré de maturité pour, 495
raisonnement scientifique sous-jacent, 16
résumé, 500-501
Résolution de problème réactive, 16
Respect, XI-XII, 62-66, 298-302, 309-313
Responsabilisation, 159, 160, 167, 271
Responsabilité, 66, 348
Ressources humaines, 271
Re-travail, 87
Réunions, 283-285
Réunions quotidiennes, 283, 285
Revenu net, 2-4
Rivera, Jeffrey, 97
Robots, utilisation sélective de, 212-213 (Voir aussi Automatisation)
Rogers, Will, 483
Roitman, David, 219
Rometty, Ginni, 454
Roos, Dan, XXI
Roskies, Ethel, 219
Ross, Karyn, XXXI
Rother, Mike, XXX
modèle des kata de, 358-362, 373, 380, 418-419, 467, 471
modèle de stratégie et d’amélioration continue de, 455
sur l’incertitude, 349
sur processus PDCA, 373, 419
sur raisonnement scientifique, 12-13
sur travail standardisé, 161
value stream mapping par, 43, 46, 100
Royaume-Uni, 356-358 (Voir aussi Burnaston, usine (TMUK))

S
Salon de l’automobile de Tokyo (1994), 432
San Antonio, usine, 68-70, 311
Scaffede, Russ, 165-166
Schein, Edgar, 242, 479
Schwarz, Tilo, 362
SDCA (standard-do-check-act), 395-399, 414-417, 473-474
Sécurité de l’emploi, 298-302
Seconde Guerre mondiale, XVIII-XIX, 17, 30, 36, 57, 141
Secteur du bâtiment, 128-131
Sécurité, 95-96, 301, 408-409
Self-Help (Smiles), 27-28
Senge, Peter, 334
Sensei, XII-XVI, 238, 288, 464, 509
« Servant leadership », 266-268
Set-based design, 391-392
Seuil de connaissances, 13
Shembekar, Raja, 219-229
Shingo, Shigeo, 126
Shiomi, Masanao, 432
Shook, John, 43, 46, 74, 110, 345, 358, 372
Sienna, Toyota, 256-258
SigmaPoint Technologies, 410-417, 476
Smalley, Art, 399
Smiles, Samuel, 27
Smith, Darwin E., 240
Sobek, Durward, 392
Société de développement de logiciels, culture qualité pour, 178-181
Southwest Airlines, 127
Spear, Steven, 108, 335
Spiegel, Larry, 286
Stage d’orientation, 276
Standards de design, 149
Standard-do-check-act (Voir SDCA)
Standardiser (dans 5Ss), 188-189, 503
Standards externes, 142
Starbucks, 154-159, 473, 475
Steady Work (Gaudet), 154
Steinberger, Michael, 55
Stéréotypes, 350
Stocks :
comptage stocks physiques, 252-253
contrôle visuel et excès, 187
coûts associés, 96
dans production en série par lots, 82, 84
dans systèmes tirés, 43-45, 103-104
dans TPS, XX
de sécurité, 132-133
en-cours, 88-89, 90, 96
et gaspillage, 18, 40, 41
lisser charge de travail avec excès de, 131-134
pour modèle fabriqué à la demande, 117-118
technologie pour réduire, 209-210
Stocks tampons :
ligne d’assemblage, 171
saisonniers, 131-134
stocks, 31, 82-85, 110-111, 115, 191
Stratégie, définition, 425-426
Stratégie audacieuse (Voir Élaboration stratégie)
Structure de l’actionnariat, 485-486
Supermarchés, comme systèmes tirés, 105-107
Surproduction, 17, 39, 40, 107-109 (Voir aussi Systèmes tirés)
Sutton, Robert, 426
Suzuki, Ichiro, 201
Suzuki Motor Corporation, 441
Sweetgreen, 105
System fill rate, 199
Système andon, 503
chef d’équipe dans, 271-273
contrôle visuel dans, 192
et arrêts lignes, 166-169
et qualité intrinsèque, 27, 31-32
prévention des erreurs avec, 173
technologie pour, 182-183
Système d’arrêt de ligne posté, 170, 183
Système d’évaluation des performances, 258-259
Système de développement du management des ateliers (FMDS), 278
Système de Performance Herman Miller (HMPS), 288
Système de production d’Ohno, 36-39 (Voir aussi Système de Production Toyota (TPS))
Système de Production Toyota (TPS), 510
amélioration continue dans, 113-114
à NUMMI, 59-62, 172, 285-286
apprentissage mutuel de, 315-319
aspects mécanistes et organiques de, XV, XXII–xxv, 465
aux États-Unis, 244-245
5Ss dans, 189-190
comme système technique et social, 493
contribution de Taichii Ohno à, 36-39
développement des équipes et, 268, 276
et intelligence artificielle, 226, 227
et Modèle Toyota, XI
et production lean, 16-19
et système comptable, 252
évolution de, XXVII-XXIX
flux pièce-à-pièce et, 20-22
hoshin kanri dans, 383-384
impact de, XIII, 10, 25
implication de Fujio Cho dans, 237
influence de Kiichiro Toyoda sur, 30-33
interconnexions dans, 52-53, 71
PDCA dans, 379-380
pour concessionnaires, 320-321
pour entrepôts, 198-199
pour fournisseurs, 309-312
pour travail automatisé, 214-216
respect dans, 66
« vrai », XVIII-XXII
Système des coûts cibles, 311-313, 327-328
Système d’ingénieur en chef, 256
Système éducatif scandinave, 267
Systèmes JAT (Voir systèmes en Juste à temps)
Systèmes en Juste à temps, XIX-XX, 31, 308-309, 505-506 (Voir aussi systèmes tirés)
Systèmes poussés, 103-104, 210, 230
Systèmes poussés planifiés, 103-104, 109-110
Systèmes sociaux, 400, 493
Systèmes socio-techniques, XXIII
Systèmes techniques, 400-401, 493
Systèmes tirés, 103-116, 509
à Toyota Motor Company, 110-112
avec contrôle visuel, 190, 192
dans bureau de formation General Motors training office, 112-114
dans Système de Production Ohno, 38
dans vie quotidienne, 109-110
évaluer degré de maturité de, 494
éviter surproduction avec, 107-109
objectifs de, 114-115
réduction des stocks avec, 43-44
résumé, 497

T
Tableau de contrôle du chef d’équipe, 283-284
Tâches hors-ligne, 135-136
Tâches principales, 281-282
Taguchi, Toshiaki « Tag », 255-256
Tahara, usine, 205
Takeuchi, Hirotaka, 57
Takt time, 93-94, 111, 147-148
Tanguay, Ray, 168-169
Taux d’exécution directe, 406
Taylor, Frederick, 139-141, 151, 153, 160
TBP (Voir Toyota Business Practices)
Techno-anthropologues, 179-180
Technologie numérique, 196, 199-201
Temps de changement d’outils, 124-127, 137
Temps de cycle planifié, 147-148
Tesla, Inc., 8, 207-208, 347, 424-425, 427, 436-442, 449-453
The Machine That Changed the World (Womack, et al.), XXI-XXII
« The Toyota Way 2001 », 62-66, 237, 239, 313, 351
The Toyota Way to Lean Leadership (Liker et Convis), 65, 456
The Toyota Way to Service Excellence (Liker et Ross), XXXI
Thedacare, 45-46
Thomke, Stefan, 181
« Time and Motion Regained » (Adler), XXIV
TMUK (Voir Burnaston, usine)
Today and Tomorrow (Ford), 36, 37, 244
Toffler, Alvin, 423, 455
Total Budget Control System, 43
Toussaint, John, 45
Toyoda, Akio, 486
investissements dans innovation systèmes ouverts, 451
pendant crise des rappels, 177, 178
sur apprentissage au gemba, 65
sur automatisation, 232
sur genchi genbutsu à l’ère numérique, 343-345
sur priorités de l’entreprise, 53
vision de, 423, 427-430
voie du leadership pour, 238-239
Toyoda, Eiji, 31-32, 35-36, 205, 428, 430
Toyoda, Kiichiro, XIX, 25, 28-36, 38, 39, 107, 238, 248, 333
Toyoda, Sakichi, XIX, 26-28, 71, 166
Toyoda Automatic Loom Works, 26, 31-33
Toyoda Boshoku, 32-33
Toyota Business Practices (TBP), 293, 351-356, 509
Toyota Express Maintenance, 320
Toyota Housing Corporation, 128-131
Toyota Kata (Rother), XXX, 12, 349
Toyota Kata Culture (Rother et Aulinger), 146
Toyota Motor Manufacturing, 35-36, 165-166, 245-247, 281, 388-389, 390
Toyota Motor Sales, 254
Toyota Production System Support Center (TSSC), 132
Hajime Ohba au, 11
projet d’Herman Miller avec, 317, 466-467, 476
projet de Nike avec, 476-477
mettre en place flux pièce-à-pièce avec, 95, 100
Toyota Research Institute (TRI), 445-446, 451, 486
Toyota Research Institute–Advanced Development (TRI-AD), 445-446, 451
Toyota Technical Center (TTC) :
adaptations des ressources humaines au, 481
contrôle visuel au, 199
genchi genbutsu au, 249-250
hansei au, 376-377
hourensou au, 253-254
proposition de programme de carte d’achat pour, 394-395
TPS (Voir Système de Production Toyota)
Training to See Kit (Rother et Shook), 110
Training Within Industry (TWI) service, 141-142, 145-146
Transformations au lean, XIII-XV, 15-16, 462-465, 471-476
Travail à valeur ajoutée, 86-87, 193, 265-266
Travail en équipe :
chez Toyota Motor Company, 66, 275-277
dans les écoles primaires japonaises, 274-275
et contrôle visuel, 201-203
importance de, 268-275
pouvoir de, 268-275
processus standardisés et, 149-150
Travail hors-ligne, 129-130, 272-274
Travail intellectuel, 143
Travail intellectuel, gaspillage dans, 87-88
Travail standardisé, 510
andons pour retards, 167-168
comme contre-mesure, 174
formation chef d’équipe sur, 290-291
motion technology pour, 225-227
par concessionnaires, 322-324
pour chefs de groupe, 281-282
Travail standardisé moyen pondéré, 125
Travailleurs intérimaires, 69, 300
Trésorerie, 5, 54-55
TRI (Voir Toyota Research Institute)
TRI-AD (Toyota Research Institute–Advanced Development), 445-446, 450, 451
Trier (dans 5Ss), 188-189, 503
TSSC (Voir Toyota Production System Support Center)
TTC (Voir Centre Technique Toyota)

U
Uchiyamada, Takeshi, 430-433
Uminger, Glenn, 252, 258-259, 261
Understanding A3 Thinking (Sobek et Smalley), 394, 395
United Auto Workers, 59, 60
Université du Michigan, XXIII, 363-367
Utilisation des ressources, 123, 124
Utilisation technologie, XXXI, 205-232
améliorer travail automatisé avec, 213-217
chez Denso, 221-227
chez Toyota Motor Company, 211-213
dans industrie 4.0, 217-218
effet de, sur collaborateurs, 227-229
et contrôle visuel, 196-197, 198, 201-203
et Internet des Objets, 218-221
et efficacité, 229-232
et qualité intégrée, 169, 182-183
évaluer degré de maturité de, 495
pour apprendre, 343-345
résumé, 499

V
Valeur pour l’actionnaire, 54-55
Valeurs, 3447-453
Valeurs centrales, 447-453
Value stream mapping, 41-42, 110, 321-322, 507
Véhicules à pile à combustible, 432, 436, 439-441
Véhicules autonomes, 436-437, 443-447
Véhicules électriques, 429, 435, 439, 440-441
Véhicules hybrides, 432-435, 439-440, 441
Vente en porte-à-porte, 255
Visibilité chaîne d’approvisionnements, 209-210
Vision, 99-101, 386-388, 454, 485
Vitesse, production, 18, 92-93
Voitures autonomes, 443-447
Volkswagen, 2-4
Volvo, 320-324, 384-388

W
Wada, Akihiro, 432, 433
Wada, K., 31
Ward, Alan, 391, 392
Warren, Alex, 166-167
Watanabe, Hiromi, 58
Watt, James, 28
Wheatley, Margaret J., XIII
Will-Burt Company, 97-98
Wiremold Corporation, 95
Womack, James, XXIII, 453

Y
Yakult, 58
Yamashina, Tahashi « George », 253-258, 376
Yazaki Corporation, 250
Yokoten, 378, 510
Yokoya, Yuji, 256-257
Yui, T., 31

Z
Zetzsche, Dieter, 235
Zingerman’s Mail Order (ZMO), 470, 476
et adaptation au Covid-19, 367-371
et contrôle visuel, 193-194, 195
et kata, 363-367
et lissage charge de travail, 134-136

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