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Le marketing du droit

Pierre DE MONTALIVET
Professeur de droit public à l’Université Paris-Est Créteil

Même dans le cadre d’un colloque consacré aux relations entre droit et marché,
le rapprochement du droit et du marketing peut surprendre. Non seulement les
deux mots ne sont pas souvent associés, mais les deux matières semblent elles-
mêmes bien éloignées l’une de l’autre.

Constituant à la fois une pratique – un « art » diraient certains – et une science,


composante des sciences de gestion, le marketing a pu être défini comme
« l’activité, l’ensemble des institutions et des processus visant à créer, commu-
niquer, délivrer et échanger les offres qui ont de la valeur pour les clients, les
consommateurs, les partenaires et la société au sens large »1. Appréhendé dans
son sens le plus courant, il regroupe l’ensemble des activités visant la satisfaction
des besoins des consommateurs2 et s’applique à des produits de consommation
tels que les automobiles ou les téléphones portables, autrement dit des objets
marchands.

Toujours dans le but de communiquer et créer de la valeur ajoutée pour les


consommateurs, le marketing préconise le recours à diverses méthodes, comme
les études de marché, les campagnes de promotion, la création ou l’extension
d’une marque, l’amélioration de l’emballage ou du design d’un produit. Autant
de choses qui semblent bien éloignées du droit.

1. P. Kotler, K. Keller, D. Manceau, Marketing Management, Paris, Pearson France, 14e éd., 2012,
glossaire, p. 788. Cette définition reprend celle proposée par l’American Marketing Association.
2. Selon l’arrêté du 18 févr. 1987 relatif à l’enrichissement du vocabulaire économique et financier, la
mercatique – nom francisé du marketing – « est conçue comme l’ensemble des actions qui ont pour objectif
de prévoir ou de constater – et le cas échéant, de stimuler, susciter ou renouveler – les besoins du consommateur
en telle catégorie de produits ou de services, et de réaliser l’adaptation continue de l’appareil productif et de
l’appareil commercial d’une entreprise aux besoins ainsi déterminés ».
128 Le droit est-il un marché ?

Et pourtant, la rencontre entre le droit et le marketing est possible ; elle s’est


même déjà opérée. S’est déjà constitué un droit du marketing, qui porte sur
l’emballage du produit, son prix, sa publicité ou encore sur les droits de propriété
intellectuelle. Faisant l’objet de manuels spécialisés3, il constitue une composante
du droit des affaires et de la consommation et plus généralement du droit du
marché. Le marketing est ainsi saisi par le droit.

On mettra ici en lumière un phénomène inverse, selon lequel le droit est


lui-même saisi par le marketing, le marketing étant appliqué au droit4.

Ce phénomène s’inscrit dans un contexte d’expansion du marketing. Ce dernier


a dépassé son domaine d’application initial pour s’étendre à une multitude
d’objets différents, notamment non marchands, qu’il s’agisse de territoires,
d’administrations, de services, de causes ou même de personnes. On connaît
notamment l’importance du marketing politique, appliqué aux candidats aux
élections et plus généralement à l’offre politique5. Tel candidat est vu comme un
produit à vendre à des consommateurs-électeurs et se voit alors appliquer des
méthodes du marketing : relooking6, positionnement sur l’échiquier politique,
segmentation du discours, etc.

Autre figure de cette expansion, le marketing social consiste quant à lui, « pour
une organisation non gouvernementale, une administration publique ou une
institution internationale, à promouvoir une cause d’intérêt général »7, comme
le fait de manger cinq fruits et légumes par jour ou de cesser de fumer.

Se développe également un marketing territorial8, prisé notamment par les


collectivités locales. Prenant acte de la concurrence accrue des territoires9, les

3. V. par exemple N. Ferry-Maccario, Droit du marketing, Paris, Pearson, 2008.


4. Cette contribution s’inscrit dans la continuité d’un précédent article, plus général : P. de Montalivet,
« La “marketisation” du droit. Réflexions sur la concurrence des droits », D., n° 44, 26 déc. 2013, Chron.,
p. 2923.
5. V. par exemple P. J. Maarek, Communication & marketing de l’homme politique, Paris, LexisNexis, coll.
Carré droit, 3e éd., 2007.
6. P. François, Le marketing politique. Stratégies d’élection et de réélection, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 159
et s.
7. P. Kotler, K. Keller, D. Manceau, Marketing management, op. cit., p. 721. Plus généralement, selon
Philip Kotler, l’auteur de référence en la matière, le marketing peut s’appliquer à des informations ou des
idées (P. Kotler, G. Amstrong, E Le Nagard-Assayag, T. Lardinoit, Principes de marketing, Paris, Pearson
France, 11e éd., 2013, p. 5). V. également J.-P. Helfer, J. Orsoni, avec la collab. de J.-L. Nicolas, Marketing,
Paris, Vuibert, 11e éd., 2009, p. 24.
8. V. notamment P. Kotler, I. Rein, D. Haider, Marketing Places. Attracting Investment, Industry, and
Tourism to Cities, States, and Nations, New York, Free Press, 1993 et B. Meyronin, Marketing territorial.
Enjeux et pratiques, Paris, Vuibert, 2e éd., 2012. Le marketing territorial comprend le marketing urbain, sur
lequel v. A. Sedjari, « Le rôle du marketing urbain dans le développement des villes », in Terres du droit.
Mélanges en l’honneur d’Yves Jegouzo, Paris, Dalloz, 2009, p. 723.
9. V. par exemple le colloque sur « Territoires en concurrence », organisé par les universités de Corte et de
Nice le 6 déc. 2013.
Le marketing du droit 129

collectivités comme les États visent à attirer de nouveaux habitants, de nouvelles


entreprises ou de nouveaux touristes, en recourant à diverses techniques de
communication et de promotion, tels les logos ou les marques. C’est ainsi qu’afin
de rendre leurs territoires plus attractifs pour les entreprises, l’État français a
lancé la « marque France »10 et la région Bretagne la « marque Bretagne »11. Chaque
collectivité territoriale s’est aujourd’hui dotée de son logo ou de son emblème12,
vecteur de communication.

Plus généralement, émerge un marketing public, auquel ont recours de


nombreuses institutions. Les universités par exemple, afin d’attirer de nouveaux
étudiants ou enseignants, utilisent de plus en plus les techniques du marketing,
comme le montre la création de la marque Sorbonne. Même le Conseil d’État
n’échappe pas à cette tendance, diffusant sur son site internet une série de films
sur la justice administrative réalisés par une agence de communication13.

Plus proche encore de notre sujet, s’est enfin développé un marketing juridique,
s’appliquant aux services des cabinets d’avocats14. Sous l’influence notamment
des structures anglo-saxonnes, les services juridiques font eux aussi l’objet de
communication, notamment de publicité.

Le phénomène d’extension du marketing aux normes juridiques s’inscrit


également dans un contexte de marchandisation du droit. À la question, posée par
le programme du colloque, de savoir si le droit est un marché, une réponse
positive doit être apportée15, en ce que se rencontrent une demande et une offre

10. V. M. Van Renterghem, « Au chevet de la marque France », Le Monde, 17 mai 2013 et M. Visot, « La
“marque France” victime d’une bisbille gouvernementale », Le Figaro, 27 mars 2014. V. également le classement
des marques des pays réalisé par le cabinet BrandFinance in BrandFinance Nation Brands 2013 (www.brand-
finance.com/knowledge_centre/reports/brandfinance-nation-brands-2013).
11. V. www.marque-bretagne.fr. Selon la présentation faite sur ce site internet, « L’attractivité de la Bretagne,
sa capacité à rayonner au niveau national et international, à attirer touristes, investisseurs, étudiants, actifs…
est un enjeu stratégique majeur pour le développement de la région. Dans la concurrence entre les territoires
qui se joue à l’échelle mondiale, la capacité à se distinguer, à séduire et à être repéré par les décideurs est
primordiale. C’est pourquoi la Bretagne a créé une marque de territoire destinée à être partagée par tous ceux
qui se réfèrent à la Bretagne pour se faire connaître et promouvoir leurs intérêts ou leurs créations sur la scène
nationale ou internationale ».
12. V. notamment M. Verpeaux, « Les collectivités territoriales et les emblèmes », in Mélanges en l’honneur
de Jean-François LACHAUME. Le droit administratif : permanences et convergences, Paris, Dalloz, 2007, p. 1083.
13. V.  notamment www.conseil-etat.fr/Actualites/Le-Conseil-d-Etat-vous-ouvre-ses-portes/
La-justice-administrative-en-films
14. V. par exemple L. Marlière, Le marketing du cabinet d’avocats. Communication, relations publiques,
publicité, Paris, Éditions d’Organisation, 1999.
15. V. notamment E. A. O’Hara, L. E. Ribstein, The Law Market, New York, Oxford University Press,
2009 ; I. B. Lee, « Le marché du droit. Observations néoclassiques sur les rapports Doing Business et la rivalité
common law – droit civil », in J.-F. Gaudreault-Desbiens, E. Mackaay, B. Moore, S. Rousseau (dir.),
Convergence, concurrence et harmonisation des systèmes juridiques, Les Journées Maximilien-Caron 2008,
Montréal, Themis, 2009, p. 77. V. également J.-B. Auby, La globalisation, le droit et l’État, Paris, LGDJ, coll.
Systèmes, 2e éd., 2010, p. 125.
130 Le droit est-il un marché ?

de droit. Au-delà des droits, comme les droits à polluer16, le droit est en effet de
plus en plus appréhendé comme un produit par les entreprises, qui sont en
demande de certaines normes juridiques adaptées à leurs besoins17. Aidées par
la multiplication des classements des États en fonction de la qualité de leurs
réglementations, les entreprises font le choix de la législation nationale ou de la
tradition juridique qui sert le mieux leurs intérêts, que ce soit pour la conclusion
d’un contrat, pour l’installation de leur siège ou de leurs filiales ou pour la
localisation d’un investissement18. Se développe ainsi un phénomène de law
shopping19, c’est-à-dire de marché de la loi.

Le droit est ensuite vu comme un produit par les États20, qui tentent d’adapter
leur « offre » à ces besoins et contraintes des acteurs économiques. Cette concur-
rence juridique21, provoquée par la concurrence économique, les conduit à
vouloir « vendre » leur droit national ou leur famille de droit. D’autant plus que,
dans cette concurrence juridique internationale, les droits romano-germaniques
apparaissent menacés. Les entreprises privilégient assez fréquemment la common

16. V. Tiers-Monde, dossier « Marchés de droits et environnement », 2004, t. 45, n° 177.


17. V. C. Collard, « Concevoir le droit comme un produit », in Mélanges en l’honneur de la Professeure
Françoise Dekeuwer-Défossez, Paris, Montchrestien, 2012, p. 421 ; R. Romano, “Law as a Product: Some Pieces
of the Incorporation Puzzle”, Journal of Law, Economics and Organization, vol. 1, n° 2, 1985, p. 225. On
envisagera ici le mot « produit » au sens large, comme « tout ce qui peut être offert sur un marché de façon à
y satisfaire un besoin. Un produit peut être un bien tangible, un service, une expérience, un événement, un
lieu, une personne, une organisation, une idée, ou se composer d’une combinaison de ces différents éléments »
(P. Kotler, K. Keller, D. Manceau, Marketing management, op. cit., p. 790).
18. P. Durand-Barthez, F. Lenglart (dir.), Choisir son droit. Conséquences économiques du choix du droit
applicable dans les contrats internationaux, Paris, L’Harmattan, 2012 ; B. Warusfel, « Concurrence normative
et stratégies juridiques : opportunités et limites d’une interaction complexe », in A. Masson (dir.), Les stratégies
juridiques des entreprises, Bruxelles, Larcier, 2009, p. 219 et s. V. également A. Cotiga, Le droit européen des
sociétés. Compétition entre les systèmes juridiques dans l’Union européenne, Bruxelles, Larcier, coll. Europe(s),
2013.
19. V. G. Lhuilier, « Le concept de “law shopping” (droit international privé, droit social et droit de
l’environnement) », in M.-P. Blin-Franchomme, I. Desbarats (dir.), Droit du travail et droit de l’environ-
nement. Regards croisés sur le développement durable, Paris, Lamy-WoltersKluwers, 2010, p. 117 ; F. Marty,
« Les stratégies de forum shopping et de law shopping en droit de la concurrence : une lecture des contentieux
entre AMD et Intel (2000-2010) », in A. Masson (dir.), Stratégies d’instrumentalisation juridique et concurrence,
Bruxelles, Larcier, 2013, p. 253 ainsi que la contribution de S. Godechot-Patris sur « Le law shopping en
droit civil et commercial » dans cet ouvrage.
20. R. Romano, “Law as a Product: Some Pieces of the Incorporation Puzzle”, loc. cit., p. 225 ; C. Revel,
« Le droit, un atout immatériel dans la compétition internationale », D., 2008, Entretien, p. 1672. V. également
Y.-M. Laithier, « Le droit comparé et l’efficacité économique », Revue de droit Henri Capitant, n° 1, 2010,
note 18.
21. V. notamment J. du Bois de Gaudusson, F. Ferrand (dir.), La concurrence des systèmes juridiques,
Aix-en-Provence, Presses Universitaires d’Aix-Marseille, 2008 ; J.-F. Gaudreault-Desbiens, E. Mackaay,
B. Moore, S. Rousseau (dir.), Convergence, concurrence et harmonisation des systèmes juridiques, op. cit. Sur
les questions théoriques posées par l’usage de cette expression, v. O. Pfersmann, « Qu’entend-on exactement
par l’expression “Concurrence des systèmes juridiques” ? », RRJ, 2008-5, p. 2595.
Le marketing du droit 131

law, créditée d’une souplesse propre à favoriser l’activité économique22. Cette


position délicate incite les États concernés, notamment la France, à promouvoir
leur droit vis-à-vis des acteurs économiques, dans le cadre plus général d’une
politique visant à favoriser l’attractivité de leur territoire. Les acteurs juridiques
intéressés, notamment les avocats, agissent de concert, afin de conquérir de
nouveaux clients.

Ce faisant, les États entendent favoriser la croissance économique ainsi que le


rayonnement culturel du pays. Le but est avant tout d’attirer les entreprises
étrangères sur le territoire national, mais aussi de fidéliser les entreprises qui y
sont déjà présentes ou encore d’exporter le droit en le faisant choisir à l’occasion
de la conclusion de contrats internationaux23. Le discours des États s’adresse
ainsi de manière générale à tous les destinataires de la norme juridique24. Dans
cette optique, le droit est envisagé comme une marchandise que l’on promeut
à l’égard de consommateurs. Les parts respectives des familles de droit à l’échelle
mondiale sont comparées, à l’instar des parts de marché détenues par des
entreprises.

Dans ce double contexte d’expansion du marketing et de marchandisation du


droit, la conception du droit comme un produit à vendre sur un marché conduit
les États à lui appliquer les outils du marketing, qu’il s’agisse d’études de marché,
de communication ou encore de promotion, phénomène que l’on peut appeler
la « marketisation » du droit25. Cela donne naissance à une analyse marketing
du droit, de sorte qu’au mouvement Law and Economics26, bien connu, pourrait
s’ajouter un mouvement Law and Marketing.

En promouvant le droit et en l’adaptant pour répondre aux attentes des entre-


prises, les États renforcent leur position dans le contexte de la mondialisation.
Ils prennent néanmoins le risque de faire prévaloir l’intérêt économique sur toute

22. V. notamment B. du Marais, « Entre la Jamaïque et le Kiribati. Quelques réflexions sur l’attractivité
du droit français dans la compétition économique internationale », in Conseil d’État, Rapport public 2006,
Sécurité juridique et complexité du droit, EDCE, n° 57, Paris, La Documentation française, 2006, p. 377 et
Conseil d’État, Section du rapport des études, L’influence internationale du droit français, Paris, La
Documentation française, 2001, p. 51 et s. À propos des contrats internationaux, v. P. Durand-Barthez,
F. Lenglart (dir.), Choisir son droit. Conséquences économiques du choix du droit applicable dans les contrats
internationaux, op. cit., p. 9.
23. Les États peuvent également chercher à en convaincre d’autres de s’inspirer de leur droit lorsqu’ils
réforment leur législation. V. I. B. Lee, « Le marché du droit. Observations néoclassiques sur les rapports Doing
Business et la rivalité common law – droit civil », loc. cit., p. 88 et s.
24. V. F. Rangeon, « Réflexions sur l’effectivité du droit », in CURAPP, Les usages sociaux du droit, Paris,
PUF, 1989, p. 141.
25. P. de Montalivet, « La “marketisation” du droit. Réflexions sur la concurrence des droits », loc. cit.
26. V. notamment, parmi une littérature abondante, R. A. Posner, Economic Analysis of Law, New York,
Wolters Kluwer Law & Business, 8e éd., 2010 et R. Cooter, T. Ulen, Law and Economics, New York, Pearson
Addison Wesley, 6e éd., 2011.
132 Le droit est-il un marché ?

autre considération. L’émergence progressive d’un marketing du droit produit


ainsi des effets ambivalents.

§ 1
L’ÉMERGENCE PROGRESSIVE D’UN MARKETING DU DROIT

Une entreprise, lorsqu’elle cherche à vendre ses produits, élabore une stratégie
marketing qui se formalise par un « plan marketing » : ce plan définit ce que les
praticiens appellent classiquement les « 4 P du marketing mix », autrement dit
la stratégie concernant le prix, le produit, le « placement » (ou distribution) et la
promotion (ou communication)27. De même, l’application du marketing au
droit se traduit – consciemment ou non – par la mise en place de stratégies
marketing par les États et les professions juridiques intéressées. Ces stratégies ne
sont pas souvent appelées de la sorte ou formalisées28, si bien que la démarche
marketing n’est pas toujours extériorisée, assumée ou rationalisée. Mais il n’en
demeure pas moins qu’est appliquée tout ou partie de ces techniques par les
acteurs juridiques. Deux méthodes principales sont employées, qui ressortissent
à ce que les spécialistes du marketing – les « marketeurs » – appellent le marketing
produit : une stratégie concernant la promotion et une autre concernant le
produit lui-même. Les acteurs juridiques effectuent tant la promotion du droit
que son adaptation aux attentes des « consommateurs » de droit que sont les
acteurs économiques, en l’espèce les entreprises.

A. LA PROMOTION DU DROIT AUPRÈS DES ACTEURS ÉCONOMIQUES

Comme pour un produit vendu sur un marché, les acteurs juridiques commu-
niquent sur la valeur ajoutée du droit national ou de la tradition juridique dans
laquelle ils s’insèrent. Deux étapes peuvent être distinguées.

1. L’étude de marché juridique

La première est celle de l’« étude de marché juridique », ce que les marketeurs
pourraient appeler le « benchmarking juridique »29. Elle consiste tout d’abord à
connaître les différents droits concurrents et à les comparer. L’étude porte ainsi
sur l’offre de droit. Elle est soit purement descriptive, soit implicitement
prescriptive en classant les droits en fonction de leur qualité ou de leur efficacité

27. P. Kotler, G. Amstrong, E. Le Nagard-Assayag, T. Lardinoit, Principes de marketing, op. cit., p. 48.
28. Il s’agit davantage d’une stratégie globalement et grossièrement définie que d’un véritable « plan
marketing » ou « marketing mix », dans lequel les actions définies sont programmées et chiffrées de manière
précise et segmentée.
29. Dans le même sens, v. C. Collard, « Concevoir le droit comme un produit », loc. cit., p. 435.
Le marketing du droit 133

économique. Le rapport Doing Business de la Banque mondiale, le plus connu,


classe ainsi les droits nationaux en fonction de leur propension à favoriser la vie
des affaires.

L’action marketing peut consister ici à utiliser les études de marché existantes.
Elle peut également consister à influencer celles qui existent. Le rapport Doing
Business 200430, le premier de la série, avait été, comme on le sait, très contesté.
Le classement négatif du droit français s’expliquait notamment par une méthode
qui n’était pas exempte de tout reproche. La réaction des acteurs juridiques
français a tendu à inciter la Banque mondiale à amender celle-ci dans les classe-
ments suivants31. L’action marketing peut enfin consister à réaliser ses propres
études, à l’instar de la Fondation pour le droit continental, qui travaille à l’éla-
boration d’un index de la sécurité juridique32.

Cette première étape consiste également à connaître sa « clientèle », c’est-à-dire


à cerner les besoins, conscients ou non, des acteurs économiques. Le but est de
savoir si l’offre de droit correspond à la demande, pour pouvoir adapter cette
offre aux attentes des destinataires du droit. L’étude porte ici sur la demande de
droit. On manque d’exemples ici, signe d’une démarche marketing encore
partielle. Mais cette lacune s’explique probablement parce que ces attentes, dans
leur globalité, sont suffisamment connues des autorités normatives : il s’agit
notamment de la stabilité du droit, de sa lisibilité, de sa souplesse et de tout ce
qui favorise l’activité économique33.

2. La communication juridique

La seconde étape consiste en la communication proprement dite autour du


droit. Cela passe au préalable par la définition d’un positionnement, c’est-à-dire
d’une spécialisation, d’une différenciation dans un domaine particulier, un
segment de marché, afin d’attirer tel type de « clientèle », telle cible : souhaite-t-on
attirer plus particulièrement les sièges sociaux des sociétés cotées, les usines, les

30. Ce rapport a été publié en sept. 2003 (v. www.doingbusiness.org).


31. Sur ces réactions, v. H Muir Watt, « Les réactions françaises à “Doing Business” », in J.-F. Gaudreault-
Desbiens, E. Mackaay, B. Moore, S. Rousseau (dir.), Convergence, concurrence et harmonisation des systèmes
juridiques, op. cit., p. 67 ; C. Valcke, “The French Response to the World Bank’s Doing Business Reports”,
University of Toronto Law Journal, n° 60, 2010, p. 197.
32. V. A. Raynouard, A.-J. Kerhuel, « Mesurer le droit à l’aune de la sécurité juridique », Georgetown
Law and Economics Research Paper, n° 10-12, juill. 2010. Un parallèle peut être dressé avec le classement des
universités mondiales par l’Université Jiao Tong de Shanghai, qui a conduit l’Union européenne à établir son
propre classement (v. www.umultirank.org).
33. V. la circulaire du 7 juill. 2011 sur la qualité du droit, dans laquelle le Premier ministre indiquait :
« La sécurité juridique, la prévisibilité du droit et la simplification de règles inadaptées ou dépassées sont des
attentes régulièrement exprimées par nos concitoyens et nos entreprises ». V. notamment la tribune, signée
par 50 dirigeants de filiales françaises de grands groupes internationaux, intitulée « 50 entreprises étrangères
installées en France tirent la sonnette d’alarme », Les Échos, 18 déc. 2013 ainsi que l’« appel au président de la
République et au Premier ministre » signé par huit organisations patronales, Journal du dimanche, 29 juin
2014.
134 Le droit est-il un marché ?

investissements financiers ? Cela suppose de définir avec attention les particula-


rités que l’on souhaite affirmer sur le marché du droit. Un État américain, le
Delaware, s’est par exemple spécialisé dans l’attractivité des sièges sociaux. Le
régime juridique et fiscal qu’il offre en la matière est si avantageux qu’il attire un
grand nombre d’entreprises qui y ont leur siège, sans pour autant y installer leurs
usines34. Cet effort de positionnement ne semble pas avoir encore été vérita-
blement réalisé en France.

Une fois cette étape réalisée, la communication du droit passe par la mise en
place d’un véritable plan de communication, à travers la publicité, la promotion,
le marketing direct ou encore les relations publiques. Se développe justement à
l’heure actuelle une forme de « publicité juridique ». Trois exemples significatifs
peuvent être ici retenus.

Le premier est celui de l’American Bar Association (ABA) : cette dernière a lancé
différents programmes d’actions visant à apporter une aide juridique à des acteurs
étrangers, afin notamment de renforcer l’État de droit. Parmi eux figure le
programme Central European and Eurasian Law Initiative (CEELI)35, fondé en
1990 après la chute du mur de Berlin. Ces programmes sont depuis 2007
regroupés dans la American Bar Association Rule of Law Initiative (ABA ROLI).
Même si l’ABA s’en défend36, ils sont l’occasion pour elle de promouvoir le
système juridique américain, comme cela a été le cas par exemple avec le nouveau
Code de procédure pénale russe au début des années 199037.

Le deuxième est celui de la Law Society anglaise : cet organisme, soutenu par
le ministre de la Justice, promeut expressément le droit des affaires anglais auprès
des chefs d’entreprises étrangers afin que leurs contrats internationaux attribuent

34. L’attractivité juridique du Delaware repose sur la jurisprudence conciliante de ses juridictions, la
souplesse des dispositions de son droit des sociétés et la légèreté de la pression fiscale, à telle enseigne que la
majorité des sociétés cotées au New York Stock Exchange y ont leur siège. V. notamment R. Romano, “The
State Competition Debate in Corporate Law”, Cardozo Law Review, vol. 8, 1987, p. 709.
35. Selon l’ABA, ce programme comprend différentes actions : « judicial independence and effective
judicial ethics regimes; adjudicating war crimes cases and increasing application of human rights norms;
increasing access to justice; reforming legislation and legal institutions in countries striving for European
Union accession; reforming law schools to better prepare tomorrow’s legal professionals; combating corruption
by adopting public integrity measures; building a “rule of law culture” by educating the public about legal
rights and responsibilities; and revising procedural and substantive criminal codes to attack trafficking, money
laundering, cybercrime, and other domestic and transnational crimes » (www.americanbar.org/advocacy/
rule_of_law/where_we_work/europe_eurasia/background.html).
36. « The core principles that guide ABA ROLI’s work are: (…) Employing a comparative approach in
the provision of technical legal assistance, with the U.S. legal system providing just one of several models that
host country reformers can draw upon » (www.americanbar.org/advocacy/rule_of_law/about/origin_principles.
html).
37. V. « La Fondation pour le droit continental : pour quoi faire ? », Culture droit, déc. 2007-janv. 2008,
p. 42 : c’est « en y implantant dès 1991 une véritable équipe pluridisciplinaire comportant des russophones
que l’ABA a influencée [sic] profondément les rédacteurs du nouveau Code de procédure pénale russe, qui
ont emprunté à la common law les techniques de la procédure accusatoire ».
Le marketing du droit 135

compétence à la juridiction anglaise38. Son activité utilise des canaux divers :


campagnes internationales de promotion, représentation des solicitors britan-
niques lors de conférences internationales, coopération avec des acteurs aussi
variés que les barreaux étrangers, les chambres de commerce, les universités, les
institutions européennes, les ambassades et les gouvernements étrangers, les
ONG ou encore les associations du secteur de l’industrie et du commerce39.

Le troisième est celui de la Fondation pour le droit continental. Cette fondation


reconnue d’utilité publique a été voulue par le président Jacques Chirac en mars
2004 lors du colloque en Sorbonne portant sur le bicentenaire du Code civil,
puis lancée par le garde des Sceaux en mars 2006 et créée en mai 2007. Comptant
au sein de son conseil d’administration des représentants de plusieurs ministères
ainsi que des professions juridiques et de grandes entreprises, elle a été expres-
sément créée « pour permettre au monde juridique français […] de promouvoir
à l’international les atouts de notre système de droit »40. Cette promotion passe
notamment par le recours à de multiples instruments. Certains sont pédago-
giques (création de chaires à l’étranger, lancement d’une université d’été), d’autres
scientifiques (traduction et diffusion de textes juridiques, organisation de confé-
rences internationales), d’autres enfin davantage diplomatiques (financement de
la présence d’experts dans les forums internationaux et d’un « think-tank » dédié
à l’efficacité économique du droit national). Réagissant aux initiatives britan-
niques, la Fondation a même noué un partenariat avec l’Alliance pour le droit
allemand (Bündnis für das deutsche Recht) pour élaborer une brochure vantant
les atouts du droit continental à l’attention des décideurs économiques41. La
démarche marketing est ici assumée par la Fondation, même si le mot n’est pas
toujours employé42. Se développe ainsi une forme de politique commerciale du
droit.

38. Selon la Law Society elle-même, « We promote English and Welsh law and expertise internationally
- England and Wales : the law, forum and seat of choice. We believe that we have the best business law and
the best legal advisers and we use a variety of channels and methods to promote both » (v. www.lawsociety.
org.uk/representation/international-work).V. également J.-M. Baïssus, « De la rigidité à la régulation », La
lettre d’actualité juridique des ministères financiers, n° 57, 25 juin 2009, éditorial.
39. V. www.lawsociety.org.uk/representation/international-work. V également international.lawsociety.
org.uk
40. J.-M. Baïssus (à l’époque directeur général de la Fondation), « De la rigidité à la régulation », op. cit.
Le site de la Fondation indique qu’elle « a été créée pour soutenir le rayonnement du droit continental et
contribuer à l’équilibre juridique mondial » et que l’un de ses objectifs est de « faire valoir au plan international
les qualités des droits écrits et codifiés dans le souci de maintenir un équilibre entre les systèmes juridiques »
(www.fondation-droitcontinental.org/fr/la-fondation).
41. Le droit continental mondial, sûr, flexible, économique (www.kontinentalesrecht.de/tl_files/kontinental-
base/Broschuere_FR.PDF). La brochure est préfacée par les ministres de la Justice français et allemand, signe
de l’alliance entre les pouvoirs publics et les professions juridiques dans la promotion du droit.
42. Le mot même de marketing est utilisé in « La Fondation pour le droit continental : pour quoi faire ? »,
Culture droit, déc. 2007-janv. 2008, p. 42.
136 Le droit est-il un marché ?

Concernant la France, on pourrait mentionner de nombreux autres acteurs,


comme la commission « Droit et influence internationale » des conseillers du
commerce extérieur43, l’Association du notariat francophone, qui a promu avec
succès le droit romano-germanique en Chine44 ou encore l’Institut français
d’experts juridiques internationaux (IFEJI)45. Le Gouvernement lui-même mène
des opérations de communication, à l’attention notamment des entreprises
françaises, ce qu’illustre le cas de la loi de modernisation de l’action publique
territoriale et d’affirmation des métropoles de 201446.

La démarche marketing amène les acteurs juridiques non seulement à


promouvoir leur droit mais également à l’adapter aux attentes des acteurs
économiques.

B. L’ADAPTATION DU DROIT AUX ATTENTES DES ACTEURS ÉCONOMIQUES

Cette démarche consiste non plus à communiquer autour du droit, mais à


créer de la valeur ajoutée pour le consommateur de droit, notamment pour les
entreprises. Cette adaptation du droit aux attentes des acteurs économiques passe
par le renforcement de la sécurité juridique, dans ses deux composantes que sont
la prévisibilité et la qualité du droit.

1. Le renforcement de la prévisibilité du droit

L’adaptation du droit passe tout d’abord par le renforcement de la prévisibilité


des normes. Cela implique notamment une politique législative tendant à limiter
autant que possible la rétroactivité des textes, notamment fiscaux47. En France,
les pouvoirs publics n’ont cependant pas souhaité prendre d’engagement formel
sur ce point et c’est aujourd’hui le juge qui vient limiter la marge de manœuvre
du législateur fiscal48.

Cela implique également une politique juridique visant à une plus grande
stabilité des textes. Les recommandations du Conseil d’État dans son rapport
public pour 2006 allaient dans ce sens : le Conseil, constatant que le rythme et

43. V. C. Revel, « Le droit, un atout immatériel dans la compétition internationale », op. cit. et Développer
une influence normative internationale stratégique pour la France, rapport à Nicole Bricq, ministre du Commerce
extérieur, Bercy, 31 janv. 2013.
44. « Les notaires français s’exportent en Chine ! », Culture droit, déc. 2007-janv. 2008, p. 38.
45. V. www.ifeji.org. D’autres exemples pourraient encore être retenus, portant sur les juridictions : ainsi
de la communication autour de la création d’une chambre internationale du tribunal de commerce de Paris,
assumée comme une démarche marketing (entretien avec C. de Baecque, président du tribunal de commerce
de Paris, Lettre d’information de la Fondation pour le droit continental, déc. 2010, p. 6).
46. V. www.action-publique.gouv.fr/projet-de-loi-decentralisation/entreprises.
47. V. « 50 entreprises étrangères installées en France tirent la sonnette d’alarme », op. cit.
48. CC, n° 2005-530 DC, 29 déc. 2005, Loi de finances pour 2006, cons. 45.
Le marketing du droit 137

le désordre normatifs « pénalisent les opérateurs économiques et nuisent à l’attrac-


tivité de notre territoire »49, avait énoncé toute une série de propositions visant
à renforcer la sécurité juridique, dont certaines ont été reprises par les pouvoirs
publics, comme l’adoption d’une loi organique imposant la rédaction d’une
étude d’impact pour les projets de loi50.

2. L’amélioration de la qualité du droit

L’adaptation du droit aux attentes des acteurs économiques passe ensuite par
l’amélioration de sa qualité. Le Premier ministre, dans la circulaire du 7 juillet
2011 sur la qualité du droit, l’affirmait implicitement, en observant qu’« à la
qualité de la règle de droit s’attachent des enjeux déterminants pour l’attractivité
de notre système juridique et pour notre compétitivité économique ». Ce constat,
généralement partagé51, amène les pouvoirs publics à améliorer cette qualité.

C’est en premier lieu l’amélioration de la qualité formelle du droit qui est


recherchée, comme une entreprise perfectionne sans cesse l’emballage (le
packaging), le conditionnement ou le design d’un produit. L’amélioration de son
intelligibilité et de son accessibilité, à travers notamment la codification et la
simplification52, est de nature à faciliter la vie des entreprises. La légistique est
alors analysée et utilisée dans un but de compétitivité économique. Si la « quali-
tique » s’entend des « méthodes et techniques susceptibles de faciliter l’obtention
de la qualité des produits et services à coût minimal et en maîtrisant les risques »53,
la légistique54 peut être vue comme sa transposition au domaine juridique,
constituant une « qualitique juridique ».

La politique européenne d’amélioration de la législation illustre son utilisation


pour répondre aux préoccupations des entreprises. Dans sa communication
intitulée Une réglementation intelligente au sein de l’Union européenne du 8 octobre
2010, la Commission européenne indiquait qu’« il est essentiel de disposer d’une
réglementation adéquate si nous voulons atteindre les objectifs ambitieux d’une

49. Sécurité juridique et complexité du droit, EDCE, n° 57, Paris, La Documentation française, 2006,
p. 272.
50. V. l’article 39 de la Constitution et la loi organique du 15 avr. 2009 relative à l’application des
articles 34-1, 39 et 44 de la Constitution. V. également la mention de la stabilisation de certains dispositifs
fiscaux dans la brochure officielle intitulée Les mesures en faveur de l’attractivité à la suite du conseil supérieur
de l’attractivité du 17 févr. 2014.
51. V. J. Paillusseau, « Le droit des activités économiques à l’aube du xxie siècle », op. cit., p. 260, § 4.
52. V. notamment la circulaire du 17 févr. 2011 relative à la simplification des normes concernant les
entreprises et les collectivités territoriales. À l’étranger, la simplicité du droit singapourien explique en partie
l’attractivité économique de son territoire (L. Grosclaude, « Singapour, un modèle asiatique pour la création
d’entreprises », RTD com., 2013, p. 835).
53. C. Doucet, La qualité, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? », 3e éd., 2010, p. 10-11.
54. La légistique « a pour objet d’exposer les connaissances et les méthodes qui peuvent être mises au
service de la formation de la législation » (C.-A. Morand, « éléments de légistique formelle et matérielle », in
C.-A. Morand (dir.), Légistique formelle et matérielle, Formal and material legistic, Aix-en-Provence, Presses
universitaires d’Aix-Marseille, 1999, p. 18).
138 Le droit est-il un marché ?

croissance intelligente, durable et inclusive définis dans la stratégie


Europe 2020 »55 et que « la Commission concentre ses efforts sur la réduction
des charges administratives allant de pair avec une simplification de la législation.
Ceci permettra de répondre aux préoccupations des parties prenantes selon lesquelles
les entreprises ne ressentent pas toujours le bénéfice des réductions des charges
administratives, notamment en raison d’obligations qui “irritent” même si elles
n’entraînent que peu de coûts »56. La qualité formelle du droit constitue ainsi
un élément de la politique économique des États et des autres institutions
publiques.

C’est en second lieu l’amélioration de la qualité matérielle du droit qui est


recherchée, à travers l’adoption de règles plus favorables aux entreprises, comme
là encore une entreprise améliore la qualité des produits qu’elle met sur le marché.
Ces réformes tendent, d’une manière générale, vers plus de souplesse. La France
a pu ainsi modifier ces dernières années les règles concernant la constitution des
sociétés, leur gouvernance, la fiscalité, le travail ou encore l’arbitrage57. La loi
du 17 mai 2011 de simplification et d’amélioration de la qualité du droit
comporte par exemple une section consacrée à la gouvernance des entreprises,
qui vient notamment simplifier la présentation des comptes annuels de certaines
sociétés58 ou les procédures applicables aux fusions59.

Tous ces constats montrent que l’application des méthodes du marketing au


droit est bien réelle. Si elle est, certes, souvent partielle, incomplète ou réalisée
de manière inconsciente, elle n’en existe pas moins. Cette émergence progressive
du marketing du droit n’est pas sans produire des effets ambivalents.

§ 2
LES EFFETS AMBIVALENTS DU MARKETING DU DROIT

Les effets que produit le développement d’un marketing juridique sont à la


fois considérables et ambigus. Le marketing est susceptible de faire évoluer les
conceptions traditionnelles de la règle juridique et de favoriser l’application du
droit par ses destinataires potentiels. Il peut néanmoins aboutir à adopter une
vision restrictive de la norme en privilégiant excessivement sa dimension
marchande. La naissance d’une analyse marketing du droit n’est pas sans faire
naître des risques de marchandisation accrue du droit.

55. COM(2010) 543 final, p. 1.


56. P. 4, souligné par nous.
57. À propos par exemple des mécanismes de « whistleblowing », de « compliance » ou encore de « class
action », v. C. Collard, « Concevoir le droit comme un produit », op. cit., p. 435 et s.
58. V. l’art. 55 de la loi, modifiant l’art L. 123-16 du Code de commerce.
59. V. l’art. 64 de la loi, modifiant notamment les art L. 236-9 et L. 236-11 du Code de commerce.
Le marketing du droit 139

A. LA NAISSANCE D’UNE ANALYSE MARKETING DU DROIT

Le marketing juridique suscite une nouvelle grille de lecture du droit : ce qui


pourrait être dénommé, pour paraphraser l’expression de l’analyse économique
du droit, l’analyse marketing du droit. Elle vient enrichir l’approche pluridisci-
plinaire de la règle juridique.

1. La double dimension de l’analyse

Cette analyse marketing du droit revêt, en premier lieu, une double dimension.
Une dimension rétrospective et descriptive tout d’abord : elle consiste à
discerner dans telle ou telle norme juridique les choix qui ont mené à son élabo-
ration ou qui président à sa communication et qui visent à produire de la valeur
ajoutée pour ses destinataires. Elle permet d’évaluer dans quelle mesure cette
norme a été conçue comme un produit objet d’une stratégie marketing.

Une dimension prospective et prescriptive ensuite : l’analyse conduit à


distinguer un marketing constitutionnel, législatif ou réglementaire, l’ensemble
enrichissant la science de la confection du droit qu’est la légistique. La « politique
juridique » d’une collectivité territoriale, d’un État ou d’une organisation inter-
nationale s’inspirerait de cette analyse pour améliorer la satisfaction des
destinataires de la norme.

2. L’enrichissement de l’analyse pluridisciplinaire du droit

Cette analyse marketing du droit s’inscrit, en second lieu, dans les analyses
actuelles pluridisciplinaires du droit, dont on sait qu’il a déjà été étudié sous de
multiples angles, notamment philosophique, sociologique, anthropologique,
économique ou encore géographique60.

Les sciences de gestion en général et le marketing en particulier peuvent


constituer un apport non négligeable à la réflexion juridique, notamment d’un
point de vue macrojuridique, renouvelant les perspectives pluridisciplinaires
d’étude du droit en ajoutant à celles-ci une approche Law and Marketing. Ce
faisant, c’est une approche gestionnaire du droit qui est ici envisagée.

On peut néanmoins nuancer l’entière nouveauté ou spécificité de cet apport.


Certes, le marketing se distinguant de l’économie et des autres disciplines des
sciences de gestion, l’analyse marketing du droit se distingue des approches
antérieures. Mais elle se situe dans le prolongement de l’analyse économique du

60. Sur cette dernière approche, v. notamment P. Melé, « Pour une géographie du droit en action »,
Géographie et cultures, n° 72, 2009, p. 25.
140 Le droit est-il un marché ?

droit et notamment de l’approche « Comparative Economics »61, qui permet


d’identifier les règles les plus économiquement efficaces. La mise en évidence
des effets économiques des normes conduit les États à adapter leur offre juridique
aux attentes des acteurs économiques. L’analyse marketing peut également
s’appuyer sur l’approche Law and Management, qui permet de comprendre
comment les entreprises utilisent les règles juridiques à leur profit62.

Les effets du marketing du droit sont non seulement scientifiques, mais


également juridiques, tenant aux risques d’une marchandisation accrue du droit.

B. LES RISQUES D’UNE MARCHANDISATION ACCRUE DU DROIT

L’existence des risques doit conduire à prôner un marketing juridique raisonné.

1. L’existence des risques

Les risques de marchandisation accrue du droit apparaissent essentiellement


lorsqu’il s’agit de modifier le droit pour « coller » aux attentes de certains acteurs
économiques63. La recherche de la satisfaction des demandes de certaines grandes
entreprises n’aboutit-elle pas à la recherche d’intérêts privés ? Le risque est
notamment de faire prévaloir la dimension économique du droit sur d’autres
dimensions, qu’elles soient culturelles, morales, sociales ou encore politiques64.
Le danger serait ainsi de faire primer le seul intérêt économique sur d’autres
composantes de l’intérêt général ou la protection de certains droits et libertés,
d’où le risque de dumping juridique65. Cette prévalence peut contribuer à l’ins-
trumentalisation et à la désacralisation du droit, réduit à sa seule valeur
économique.

61. V. R. La Porta, F. Lopez-de-Silanes, A. Shleifer, “The Economic Consequences of Legal Origins”,


Journal of Economic Literature, vol. 46, 2008, p. 285. L’approche de ces auteurs est parfois dénommée Law
and Finance (R. La Porta, F. Lopez-de-Silanes, A. Shleifer, R. W. Vishny, “Law and Finance”, Journal of
Political Economy, vol. 106, 1998, p. 1113). V. également U. Mattei, Comparative Law and Economics, Ann
Arbor, University of Michigan Press, 1999.
62. A. Masson, H. Bouthinon-Dumas, « L’approche “Law & Management” », op. cit., p. 233.
63. Sur les effets pervers du marketing en général, v. notamment P. Bourgne (dir.), Marketing : remède
ou poison ? Les effets du marketing dans une société en crise, Cormelles-le-Royal, Éditions Management et Société,
2013 ; A. Astouric, La tyrannie du marketing, Alfortville, Éditions Ere, 2010 ainsi que le mouvement du
critical marketing. Il importe néanmoins de distinguer les instruments du marketing, neutres en eux-mêmes,
et l’utilisation qui en est faite, qui peut être contestable.
64. Sur l’influence de la globalisation sur la marchandisation du droit, v. notamment T. Rambaud,
Introduction au droit comparé. Les grandes traditions juridiques dans le monde, Paris, PUF, coll. « Quadrige »,
2014, p. 231.
65. Pour une évocation du dumping judiciaire, v. L. Cadiet, « Justice, économie et droits de l’Homme »,
in L. Boy, J.-B. Racine, F. Siiriainen (dir.), Droit économique et droits de l’homme, Bruxelles, Larcier, 2009,
p. 563.
Le marketing du droit 141

La démarche marketing favorise en outre la standardisation66 et l’américani-


sation67 du droit. Les États ont tendance en effet à aligner leur législation sur
celle la plus favorable aux entreprises. Ils s’inspirent des règles jugées les plus
efficaces, d’où qu’elles viennent. Ainsi, on assiste à un phénomène d’interin-
fluence entre les États : la France et d’autres pays de droit romano-germanique
s’inspirent des exemples américain ou britannique tandis que certains pays anglo-
saxons s’inspirent des certains droits nationaux relevant du droit continental68.
Le phénomène des « legal transplants » illustre cette propension des États à harmo-
niser leurs législations69. Ces « greffes juridiques » peuvent ignorer certaines
spécificités culturelles des pays concernés et ne pas être adaptées aux contextes
locaux. La démarche marketing met néanmoins l’accent sur la nécessaire diffé-
renciation des produits afin d’attirer le consommateur, de sorte que, dans ce
mouvement général, subsistera une certaine diversité des offres juridiques, fondée
sur une spécialisation, un positionnement spécifique de tel ou tel État.

Enfin, la démarche marketing contribue à la banalisation des institutions


publiques, en ce qu’elle constitue une nouvelle illustration de l’influence du
management privé sur les organisations publiques70.

2. Pour un marketing juridique raisonné

Ces effets doivent-ils conduire à remettre en cause la démarche marketing ?


Certains auteurs proposent de dépasser cette démarche pour promouvoir un
« pluralisme ordonné », reposant sur un « nouveau type de code, fait de droit écrit
comme dans la tradition de droit romain, mais conçu de façon moins rigide »71
et permettant de rapprocher les systèmes de droit. D’autres proposent d’adopter
certains principes tendant vers un droit mondial uniforme, tels ceux d’Unidroit,
relatifs aux contrats du commerce international72.

66. V. notamment B. Warusfel, « Concurrence normative et stratégies juridiques : opportunités et limites


d’une interaction complexe », op. cit., p. 219 et s. Sur cette question, v. également M.-C. Meininger, « La
diversité juridique est-elle menacée par la mondialisation ? De la compétition et l’hybridation des systèmes »,
in L’État, le droit, le politique. Mélanges en l’honneur de Jean-Claude Colliard, 2014.
67. Sur ce thème, v. Archives de philosophie du droit, L’américanisation du droit, t. 45, 2001.
68. V. notamment J.-C. Roda, « L’influence des droits européens sur le droit américain », D., 23 janv.
2014, Chron., p. 157.
69. A. Watson, Legal Transplants. An Approach to Comparative Law, Edimbourg, Scottish Academic Press,
1974.
70. V. notamment J. Caillosse, « Droit public-droit privé : sens et portée d’un partage académique »,
AJDA, 1996, p. 955 et s.
71. M. Delmas-Marty, « Marketing juridique ou pluralisme ordonné », Le Débat, n° 115, 2001/3,
p. 61-62.
72. V notamment J. Jehl, « Les principes d’UNIDROIT 2010. Une nécessité dans les contrats interna-
tionaux », colloque annuel de l’Association française des docteurs en droit, Cour de cassation, 10 févr. 2012,
www.afdd.fr/images/stories/BAT_JJ_2012-02-10-AFDD-Unidroit-CR.pdf.
142 Le droit est-il un marché ?

L’harmonisation progressive des droits n’empêche cependant pas le recours au


marketing, d’autant que celui-ci apparaît comme une nécessité, notamment
lorsqu’il s’agit de promouvoir le droit pour en souligner les avantages. Le
marketing juridique consolide en effet la place du droit et au-delà renforce
l’attractivité du territoire. Il améliore donc la compétitivité économique ainsi
que le rayonnement culturel. Il est ainsi indispensable dans la compétition
internationale.

Mais on peut s’interroger sur l’efficacité de cette démarche marketing, qui


apparaît parfois limitée. Peut-être les méthodes utilisées par certains acteurs
juridiques ne sont-elles pas suffisamment variées et maîtrisées, ce qui conduit à
en souhaiter une application plus rigoureuse. Ces méthodes semblent quelque
peu datées ou limitées au regard des évolutions actuelles du marketing. Les
acteurs du marketing observent que les « 4 P » sont progressivement remplacés
par les « 4 E » : émotion, expérience, exclusivité et engagement 73. D’autres
ajoutent encore d’autres éléments à ce marketing mix, allant jusqu’à évoquer les
« 7 P » ou « 7 E ». On peut ainsi préconiser une démarche à la fois plus assumée,
plus formalisée, plus efficace et plus moderne. Le marketing juridique doit
notamment être plus complet et porter sur l’étude des besoins et attentes des
entreprises, sur le positionnement et sur l’application des méthodes les plus
actuelles. Il conviendrait également de se doter d’indicateurs pour vérifier l’effi-
cacité de ces actions.

Les risques évoqués plus haut conduisent enfin à envisager quelques lignes de
conduite dans la définition de ce marketing du droit encore en voie de dévelop-
pement. Ce marketing devrait être « holiste »74 et socialement responsable,
comme le préconisent d’ailleurs les spécialistes de la matière à l’attention des
entreprises75, c’est-à-dire une démarche d’ensemble, pensée en amont, intégrant
différentes dimensions (économique, sociale, environnementale, culturelle, etc.) :
on pourrait alors parler d’un « marketing juridiquement responsable » ou
« raisonné », prenant en compte la diversité des composantes de l’intérêt général.

Le défi qui se dessine en l’espèce consiste ainsi à promouvoir et adapter le droit


sans renoncer aux impératifs d’intérêt général autres que celui de la croissance
économique. La norme juridique ne saurait être réduite à une simple marchandise.
L’émergence d’un marketing du droit révèle ainsi la nécessité de renouveler la
réflexion sur les fins du droit. Cette réflexion devrait porter sur l’identification
des fins d’intérêt général : le droit doit-il avant tout servir la croissance écono-
mique ou d’autres intérêts ? Au-delà, elle devrait porter sur les moyens procéduraux
de démocratiser tant la formulation que la hiérarchisation des fins du droit.

73. « Le directeur marketing doit être un expert des données », Le Figaro, cahier économie, 25 oct. 2011.
74. P. Kotler, K. Keller, D. Manceau, Marketing management, op. cit., p. 22.
75. Ibid., p. 714.
Le marketing du droit 143

L’ensemble de ces éléments montre en définitive tant la réalité que l’ambiguïté


du marketing du droit, engendré par la mondialisation de la compétition des
économies et des droits. Cette extension du marketing à de plus en plus de
domaines non marchands constitue l’un des signes d’un mouvement plus général
de marchandisation de la société, autrement dit du passage d’une économie de
marché à une société de marché76. Dans ce contexte, l’émergence d’un marketing
du droit révèle la nécessité pour les États de définir une véritable « politique
juridique », portant sur les fins, les sources et la qualité du droit.

76. V. notamment K. Polanyi, La Grande Transformation. Aux origines politiques et économiques de notre
temps, trad. fr. par Catherine Malamoud, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque des sciences humaines, 1983
(The Great Transformation, 1944) ; P. Viveret, Reconsidérer la richesse, rapport final de la mission « Nouveaux
facteurs de richesse » remis au secrétariat d’État à l’économie solidaire, 2002.

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