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Sciences de la société

Économie des réseaux et structuration de l 'espace. Pour une


économie politique de la culture et de la communication
Alain Herscovici

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Herscovici Alain. Économie des réseaux et structuration de l 'espace. Pour une économie politique de la culture et de la
communication. In: Sciences de la société, n°40, 1997. Industries culturelles et « société de l'information ». pp. 25-38;

doi : https://doi.org/10.3406/sciso.1997.1311

https://www.persee.fr/doc/sciso_1168-1446_1997_num_40_1_1311

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Résumé
Cet article se propose, à partir d'une approche économique, d'appréhender les principales mutations
intervenues dans le domaine de la culture et de la communication. Il s'agit, d'une part, d'étudier la
nature et la dynamique des nouveaux systèmes de réseaux et, d'autre part, d'analyser les implications
sociales et culturelles qui en résultent, notamment en ce qui concerne la redéfinition de la séparation
public/privé et la structuration de l'espace.

Resumen
Economia de las redes y estruturación del espacio. Para una economia politica de la cultura y de la
comunicación
Este articulo tiene por objeto, a partir de un enfoque económico, entender los principales cambios que
intervinieron en el campo de la cultura y de la comunicación. Se trata, por una parte, de estudiar la
naturaleza y la dinamica de los nuevos sistemas de redes y, por otra parte, de analizar las
implicaciones sociales y culturales que de ellos resultan, especialmente concerniente a nueva
definición de la discriminación publico/privado y a la estructuración del espacio.

Abstract
Networks economics and the structuring of space. For a politization of the economics of culture and
communication
Starting from an economic approach, this paper tries to seize the main mutations which have occurred
in the cultural and communication field. It is a question of studying on the one hand, the nature and
dynamics of the new network system and on the other hand, of analysing the resulting social and
cultural applications, notably where they concern the redefinition of the separation between public and
private and the structuring of space.
SCIENCES DE LA SOCIÉTÉ n° 40 - Février 199

ÉCONOMIE DES RÉSEAUX


ET STRUCTURATION DE L'ESPACE

Pour une économie politique de la culture


et de la communication

Alain HERSCOVICI*

Vet article se propose d'analyser, à partir d'une problématique éco¬


nomique, les principales mutations intervenues dans le domaine de la cultur
et de la communication. Pour ce faire, nous avons choisi d'étudier l'émer¬
gence et l'instauration des systèmes de réseaux au sein de cette économi
culturelle. Il s'agit, d'une part, d'étudier la nature et la dynamique de ce
nouveaux systèmes et, d'autre part, d'analyser les implications sociales e
culturelles qui en résultent, notamment en ce qui concerne la redéfinition d
la dichotomie public/privé et la structuration de l'espace. Concrètement
notre analyse portera plus particulièrement sur les activités audiovisuelles e
sur celles liées aux stratégies de communication institutionnelle des diffé
rents agents publics et privés.

Dans un premier temps, seront étudiées la nature économique des bien


culturels et les implications liées à cette économie de réseaux. Cett
réflexion théorique devrait nous permettre de redéfinir, par rapport à l'ana¬
lyse dominante, le champ de l'économique et, par voie de conséquence, l
nature de la dichotomie privé/public. Dans un second temps, seront exami¬
nées les modalités concrètes de l'implantation de ce type de système, se
implications
nouvelles formes
par rapport
de domination.
à la structuration de l'espace et à l'instauration d
26 Alain Herscovici

L'ÉCONOMIE DES INDUSTRIES CULTURELLES : LE POSITION


NEMENT THÉORIQUE.

BIEN PATRIMONIAL ET INTERDÉPENDANCE HORS-MARCHÉ

Si l'on se situe dans le cadre d'une analyse en termes d'économ


publique, il s'agit, tout d'abord, de définir les concepts clés qui constitue
les fondements de cette analyse, notamment les biens indivisibles et l
externalités (Herscovici, 1993).

En se référant à la définition de Samuelson (1954), un bien collectif p


se définit à partir de son caractère indivisible. Un bien est indivisible lor
qu'il est consommé, dans sa totalité, par l'ensemble des individus qui fo
partie de la collectivité ; lorsque la consommation d'une unité supplémen
taire n'implique pas une augmentation des coûts de production ; lorsque l
avantages dont chaque individu bénéficie ne dépendent pas de sa contrib
tion directe ou indirecte. Le financement public de l'Armée ou de la Just
illustre parfaitement ce cas de figure : il s'agit de la production d'un servi
de sécurité dont bénéficie chaque individu qui réside sur le territoire nati
nal. Ce service est consommé dans sa totalité par chaque individu, et l'aug
mentation de la consommation n'entraîne pas une augmentation des coû
Le financement de ce type de bien doit être public : aucune entreprise priv
ne peut vendre, sur le marché, un bien pour lequel il n'existe pas d'exclusio
par les prix. L'analyse néoclassique considère que le comportement ratio
nel, c'est-à-dire le comportement qui consiste à maximiser le bénéfic
implique l'égalité entre le coût marginal et la recette marginale : dans
mesure où, en ce qui concerne les biens indivisibles, le coût marginal e
par définition nul, les entreprises devraient offrir gratuitement ce bien. Ce
provoquerait nécessairement un déficit d'exploitation. Sur le plan de l'an
lyse économique, cela signifie que la distribution de ce bien est financée p
l'État ; le caractère public ou privé du bien se définit par rapport à s
tion.
modalités de distribution, et non pas par rapport à ses modalités de produ

Les externalités se définissent comme « toute liaison directe entre l


fonctions d'utilité ou de production d'agents économiques distincts non t
duisible sur le marché » (Bénard, 1985 p. 41). Les phénomènes de pollutio
par exemple, sont caractéristiques de l'existence d' externalités négativ
L'État intervient soit en établissant des normes qui mettent fin à ces phén
mèneslésés.
teurs de pollution, soit en dédommageant financièrement les consomm

Dans des travaux antérieurs (Herscovici, 1993), nous avons montré l


limites théoriques de l'approche en termes d'économie publique. Not
Économie des réseaux et structuration de l'espace 27

communauté. Cela concerne directement les ressources naturelles en relation


avec l'écosystème, les ressources informationnelles (aucun organisme social
ne peut se reproduire sans un flux minimal d'information) et le patrimoine
culturel, dans sa dimension anthropologique. Ces ressources sont indivisi¬
bles dans la mesure où une utilisation privée entraîne généralement des
externalités négatives. Des divergences apparaissent entre la nature publique
de certains risques et leur nature privée (Musgrave, 1959).

En fonction de la dynamique sociale qui s'explique à partir des intérêts


contradictoires entre les différentes classes sociales, la collectivité détermine
les modalités relatives à la gestion de ce stock de biens indivisibles, c'est-à-
dire les limites de l'appropriation privée de ces ressources. La dichotomie
privé/public traduit donc les choix politiques réalisés au niveau de l'en¬
semble de la société. Ces choix sont la résultante des rapports de force entre
les différents groupes sociaux, rapports de force qui caractérisent une cer¬
taine situation historique. Ce type d'analyse permet également de poser le
problème relatif à la nature des relations entre le Social et l'Économique.

Selon
premier
teur
sateur.
deThéret
Il
valeur
qui
s'agit
concerne
(1991),
etde
géré
produire
directement
rationnellement,
il existe
un excédent,
deux
la production
types
à partir
et de
de d'un
fournir
structures
de biens
comportement
lesmatériels,
économiques
conditionsestnéces¬
maximi-
créa¬
: le

saires à la reproduction élargie du capital. Par contre, le second type de


structures économiques traduit, en termes de coût économique, des décisions
politiques. Il est destructeur de valeur, et représente « la dimension maté¬
rielle des pratiques sociales » (Théret, 1991). Ainsi, la dynamique d'une
formation sociale s'explique par le "conflit" entre, d'une part, certaines logi¬
ques sociales, anthropologiques et culturelles et, d'autre part, des logiques
"purement" économiques (Passet, 1979).

Certaines analyses expliquent la nature économique des programmes


audiovisuels de la manière suivante : les programmes sont, intrinsèquement,
des biens publics, alors que le média, c'est-à-dire le support de diffusion et
le mode de distribution qui lui est lié, peut être un bien public (dans le cas de
la télévision généraliste), un bien quasi privé (la télévision par câble, par
exemple), un bien totalement privé (la vidéocassette) (Owen, Wildman,
1992). Notre approche montre, au contraire, que les choix opérés ne sont pas
purement économiques. Ce ne sont pas les caractéristiques techniques des
biens (l'indivisibilité, dans ce cas) qui déterminent la nature publique ou
privée des financements, mais essentiellement leur fonction sociale (Offe,
1984). Cette fonction sociale détermine, à son tour, les modalités de distri¬
bution de ce bien, c'est-à-dire son caractère public ou privé. Un bien n'est
donc pas
tions sociales
public
rattachées
ou privé àen
cessoimêmes
: ses modalités
modalités de
déterminent
distribution
son
et caractère
les fonc¬

privé ou public. Le choix concernant les modalités de distribution traduit les


rapports de force et d'intérêts existant, à un moment donné, au sein de la
28 Alain Herscovici

Par rapport à ce type de problématique, et en fonction du concept


anthropologique de patrimoine culturel, le bien culturel est un bien appro¬
priable individuellement. Il est donc, partiellement du moins, indivisible
(Gambaro, 1993). La collectivité définit les limites et les modalités de
l'appropriation privée de ces biens. Le bien culturel se définit à partir d'une
double dimension : en tant que bien patrimonial, il constitue un "stock cultu¬
rel" à disposition de l'ensemble de la société. Il acquiert les caractéristiques
de bien privé à partir du moment où il est échangé sur un marché. Cela met
en évidence la complémentarité organique qui existe, économiquement,
entre le public et le privé. La fonction économique du secteur public
consiste à assurer les conditions nécessaires à la préservation et à l'accumu¬
lation de ce stock, alors que le secteur privé profite de l'existence de ce
stock sans devoir en assurer la reproduction.

Un certain nombre d'études ayant pour objet la relation entre le déve¬


loppement culturel et le développement local mettent en évidence les
complémentarités entre le public et le privé :

- l'industrie du tourisme et, d'une manière plus générale, la construction de


l'image médiatique d'un espace sont liés à l'existence d'un certain patri¬
moine culturel ; or, ce dernier est, pour sa plus grande partie, financé par
l'État (Leon, date inconnue) ;

- des études empiriques ont mis en évidence le fait que les financements
publics produisent un effet multiplicateur. Dans le cas précis du festival
d'Avignon, le coefficient multiplicateur serait de 1,8 : ainsi, 1 franc investi
dans les activités culturelles générerait 1,8 francs en termes de flux directs et
indirects {Le Monde, 9 juillet 1988).

NOUVEAUX SYSTÈMES TECHNOLOGIQUES ET ÉCONOMIE DES


RÉSEAUX

Le système basé sur une logique de service public dans le cas des activi¬
tés culturelles financées à partir des deniers publics, ou bien sur une culture
de flot (Miège et al, 1986) dans le cas des industries culturelles financées
par le marché publicitaire, semble avoir atteint ses limites, au début des
années 1980. Alors que les coûts de production des différents produits cultu¬
relsmouvement
ce ne cessent :d'augmenter, les possibilités de financement ne suivent pas

- la crise de F État-Providence, notamment la crise fiscale, ne permet plus de

financer
(théâtre,
tacle).
mité sociale
Par
opéra
les
ailleurs,
dans
déficits
et, d'une
lalesmesure
croissants
subventions
manière
où plus
ledes
public
publiques
générale,
principales
de ces
perdent
l'ensemble
institutions
institutions
peu àdes
peu
est
arts
culturelles
leur
composé,
du légiti¬
spec¬
Économie des réseaux et structuration de l 'espace 29

dans sa majeure partie, d'individus issus des classes les plus favorisées.
Ainsi, les objectifs de démocratisation culturelle ne sont pas atteints ;

- dans le cas de l'audiovisuel, l'augmentation des coûts liés à la production


et/ou à l'acquisition des programmes est très largement supérieure à l'aug¬
mentation des financements provenant du marché publicitaire. En France,
dans la seconde moitié des années 1980, le mouvement de privatisation de
l'audiovisuel n'a fait qu'intensifier cette tendance (Herscovici, 1994).

Les stratégies adoptées par les entreprises consistent, d'une part, à seg¬
menter les marchés et, d'autre part, à diversifier l'offre (Miège, 1990). Le
premier cas peut être illustré à partir de l'exemple du cinéma : les seules
industries parvenues à maintenir un niveau de production relativement élevé
sont celles qui ont réussi à mettre en œuvre une telle stratégie. En France,
aux financements provenant de l'État et du système complexe de l'avance

sur recettes,
chaînes
visuels
mentation
brésilien
(Herscovici,
parviennent
des'explique,
adéquate
télévision.
s'est
1992).ajoutée
àduseDans
justement,
marché
rentabiliser
unele synergie
cas
interne.
des
par
sur de
États-Unis,
le
La
l'absence
marché
plus
situation
en national
plus
d'une
les
dramatique
programmes
importante
telle
grâce régulation
du
à une
avec
cinéma
audio¬
seg¬
les

Par ailleurs, la montée des contradictions, et notamment la crise du ser¬


vice public et de la culture de flot, s'explique, pour les pays développés, par
la saturation de certains marchés. L'action du service public, qui se caracté¬
rise par « une activité d'infrastructure mono-produit » (Brénac, 1994), a
consisté à augmenter le taux d'équipement en produits de base : télécom¬
munications, télévisions, etc... Les taux d'équipement des ménages étant
aujourd'hui relativement élevés, il s'agit désormais de diversifier l'offre et
de segmenter les marchés pour stimuler la demande. Cela correspond au
développement des télévisions payantes segmentées, par satellite ou par
câble, en ce qui concerne la demande des ménages. Dans ce cas, il est
possible d'adjoindre de nouveaux services : télé-achat, accès à des banques
de données, etc. En ce qui concerne les entreprises et les institutions, cela
correspond aux services à valeur ajoutée. Cette nouvelle économie est peu
compatible avec les structures centralisées qui caractérisent le service public
et la culture de flot. Au contraire, la structure en réseaux, plus flexible,
s'avère beaucoup plus efficiente.

Dans des pays à industrialisation restreinte comme le Brésil, les impli¬


cations sociales liées à l'émergence de cette économie des réseaux sont
beaucoup plus graves : alors que le service public est loin d'avoir atteint ses
objectifs en termes de démocratisation d'un certain nombre de produits et de
services de base, alors que les taux d'équipement sont relativement faibles
pour l'ensemble de la population, cette nouvelle économie se traduit par une
intensification des inégalités, au détriment des petits et moyens consomma¬
teurs (Wohlers, Baptista, 1995).
30 Alain Herscovici

Le fordisme, qui se caractérise par une production et une consommati


de masse, est totalement compatible avec une culture de masse1. Dans cet
optique, la fonction économique de la télévision généraliste consiste
maximiser les audiences et à les vendre aux annonceurs. Ses limites app
raissent avec la saturation des marchés. Dans ce cas, les télévisions génér
listes ne permettent plus d'atteindre les audiences adéquates : il y a une per
d'efficacité publicitaire de ce type de média au profit de ceux qui permette
d'atteindre des publics plus segmentés : principalement la presse et tout
les formes de télévision payante (Herscovici, 1995). Le développement
ce type de média correspond à une mise en compatibilité avec les nécessit
du système
dans ce mouvement.
économique. L'émergence d'un système en réseaux s'inscr

Un certain nombre d'auteurs, à partir des convergences entre les té


communications, l'informatique et l'audiovisuel, reconnaissent qu'il s'ag
là de l'émergence d'un nouveau système technologique (Flichy, 1991).
mouvement correspond, en fait, à des convergences partielles réalisées
niveau des modes de diffusion et des modalités de distribution, des stratég
économiques et des modalités de financement. D'une part, chacun de c
secteurs fait appel à des savoir-faire nettement distincts. D'autre part, c
convergences ne doivent pas masquer les spécificités sociologiques liées a
modes d'appropriation de ces différents produits et services. Alors qu'en
qui concerne l'ensemble des produits culturels, la consommation s'expliq
à partir d'une logique de distinction sociale (Bourdieu, 1979), la consom
mation liée à l'informatique et aux télécommunications s'explique autr
ment.

Schématiquement, le modèle de flot, caractérisé par les télévisions gén


ralistes financées totalement ou partiellement par la publicité, est progres
vement remplacé par un système de "compteurs" où l'usager finance
majeure partie de sa consommation. Ces modalités de diffusion rétablisse
un lien entre les recettes perçues par le diffuseur et le volume effectif de
consommation. Ce service mis ainsi à la disposition du consommateur
rapproche d'un bien privé dans la mesure où apparaissent des process
d'exclusion par les prix.

L'économie des réseaux est beaucoup plus compatible avec une gesti
privée car celle-ci est plus flexible, et permet de s'adapter aux évolutions
la demande, voire de les anticiper. Contrairement à la logique du serv
public, elle ne vise pas à produire des effets redistributifs, mais à atteind
sélectivement les segments les plus rentables de la demande, tant au nive
des particuliers qu'à celui des entreprises. Les différentes solidarités ta
faires entre usages domestiques et professionnels sont progressiveme
Économie des réseaux et structuration de l'espace 31

remplacées par une logique économique (Brénac, 1994). Dans le domaine


des télécommunications, les différentes études prévoient un accroissement
beaucoup plus important des services à valeur ajoutée destinés aux entre¬
prises que des services destinés au grand public (Miège, 1995). Enfin,
comme nous le verrons, cette économie des réseaux est pleinement compa¬
tible avec la mise en œuvre des stratégies de globalisation.

GLOBALISATION, SYSTÈMES EN RÉSEAU ET STRUCTURA¬


TION DE L'ESPACE

LOCAL ET GLOBAL : FONDEMENTS ANTHROPOLOGIQUES ET


SOCIOLOGIQUES

Du double point de vue historique et anthropologique, il a toujours


existé une forte interpénétration entre les différentes cultures. Lévi-Strauss
(1987), par exemple, définit une civilisation à partir de la diversité des
cultures qui la composent. L'histoire cumulative, c'est-à-dire la dynamique
anthropologique de cette civilisation, dépend directement de cette diversité.
Celle-ci peut être obtenue soit par l'adjonction de nouvelles cultures, soit par
la diversification interne du corps social, à partir d'une différenciation en
castes ou en classes sociales. Il semble qu'il existe un degré optimal de
diversité au-delà duquel une civilisation ne peut aller sans compromettre ses
cohérences internes, ainsi qu'un degré minimum en deçà duquel cette civili¬
sation n'est plus capable de s'adapter aux modifications du milieu externe.

Les études historiques portant sur les évolutions lentes des sociétés par¬
viennent à des conclusions analogues. Dans l'histoire de l'humanité, il a
toujours existé des espaces culturels et économiques appelés « économie-
monde » (Braudel, 1985). Chaque économie-monde se caractérise par un
développement inégal de l'espace. Alors que le centre occupe une position
privilégiée, il existe des zones intermédiaires situées autour de ce centre, et
des zones périphériques dépendantes du centre et partiellement exclues du
procès global de développement. Une civilisation, ou une économie-monde,
se caractérise par la présence, au sein d'un ensemble de sociétés, d'une cer¬
taine homogénéité culturelle et économique (nous préciserons ultérieure¬
ment, ce concept), c'est-à-dire une certaine universalité. Il y a une relation
étroite, ou plus exactement une "tension", entre le local, conçu comme le
particulier, et la civilisation, définie comme porteuse d'une certaine univer¬
salité. Le local est le lieu géographique, matériel et symbolique où se
concrétise l'universel (Mattelart, 1992).

Il n'est donc pas possible d'opposer le local au global, à l'universel ; il


32 Alain Herscovici

n'est donc pas possible d'opposer identité culturelle "locale" et cult


mondiale.

Dans une société capitaliste divisée en classes, chaque classe, ou fract


de classe, a des pratiques culturelles propres qui se définissent, au sein d'u
hiérarchie culturelle, par opposition aux pratiques des autres clas
(Bourdieu, 1979) : les différentes études empiriques portant sur les pratiq
culturelles confirment ces conclusions (ministère de la Culture, 1990).
culture ne peut donc pas être conçue comme un processus homogénéisate
Au niveau de l'ensemble d'une société, locale ou nationale, il n'existe p
objectivement, d'identité culturelle : les antagonismes entre les pratiq
culturelles des différents groupes sociaux, et les phénomènes d'exclus
quil'ensemble
de leurs sont de
liés,
la ne
société
permettent
considérée.
pas d'instaurer une identité représentat

La socialisation opérée par la culture consiste à articuler ces pratiq


antagonistes au sein d'une même hiérarchie. L'identité culturelle, dans u
société divisée en classes, est une construction idéologique, au sens gr
scien du terme, dans la mesure où elle permet d'articuler, au sein d'un mê
ensemble, ces pratiques antagonistes. Chaque espace sécrète un système
référentiels à l'intérieur duquel s'expriment ces contradictions. C'est ai
qu'il est possible de définir l'identité culturelle. A partir de ce type de p
blématique, une culture nationale, par exemple, se définit comme un m
d'appropriation particulier des éléments constitutifs de la culture mondi
(Lévi-Strauss, 1987). Cela nous amène à avancer l'hypothèse selon laque
au sein de cette culture mondiale, les effets de classes supplantent, part
lement, les spécificités locales.

L'ÉCONOMIE DE LA DIFFÉRENCIATION

L'économie de la différenciation se caractérise par une double logiq


D'une part, au niveau mondial, il y a différenciation des espaces géogr
phiques. La valorisation économique du local dépend essentiellement
possibilités dont il dispose pour s'intégrer dans un réseau international,
réseaux représentant les connexions nécessaires entre le local et le mond
L'exemple des technopôles européens est, à cet égard, significatif : dans
mesure où un espace ne parvient pas à s'insérer dans de tels réseaux, il
marginalise au sein de cette économie mondiale (Perrat, 1990 ; Herscov
1994). L'espace se doit de construire une image médiatique afin de pouv
se différencier, s'insérer dans ces réseaux internationaux, et attirer le cap
international. Pour cela, il utilise amplement les activités culturelles : cel
ci génèrent un effet de différenciation et participent à la construction
l'image de l'espace, image qui permet de "vendre" l'espace par rappor
Économie des réseaux et structuration de l'espace 33

D'autre part, l'oligopolisation croissante des marchés a modifié la nature


de la concurrence : celle-ci s'opère de moins en moins au niveau des prix,
mais de plus en plus à celui de la différenciation des produits (Baran,
Sweezy, 1987). Le développement des financements privés de la culture
(mécénat, parrainage, etc...) s'explique à partir d'une telle logique : les
marchandises s'associent aux biens culturels, car ceux-ci produisent un effet
de différenciation. Il est ainsi possible de redéfinir, à partir de ce type d'ap¬
proche, les externalités. Ces dernières sont le fruit du conflit de rationalité
entre l'économique et le social : elles constituent « le détour qu'est obligé
d'effectuer le capital sous toutes ses formes pour concrétiser sa mise en
valeur» (Perrat, 1990, p. 9). Le système économique produit, "naturelle¬
ment" des externalités. Les choix politiques traduisent les modalités selon
lesquelles l'État et le capital social endogénéisent certaines d'entre elles.

de
cessus
voque
ses
aussi
culturel,
lation
sivela
L'économie
dimensions
des
culture,
partielle,
du
une
decultures
ilsystème.
compatibilisation
déstructuration
existe
etopérée
anthropologiques
donc
de
locales
des
Les
la effets
sa
différenciation
à processus
validation
partir
sont
partielle
irréversibles
avec
à d'une
interpréter
les
etsociale,
d'acculturation
de
esthétiques,
logique
s'inscrit
nécessités
la qui
dynamique
dans
est
peuvent
économique.
dans
déterminée
cedu
et
sens.
etcette
capital
une
culturelle
de
compromettre
disparition
restructuration,
logique
àDans
social.
partir
par
le
: la
Cela
d'un
rapport
domaine
progres¬
la
gestion
régu¬
pro¬
elleà

CAPITAL, CULTURE ET STRUCTURATION DE L'ESPACE

Le développement et l'expansion du capitalisme s'effectue, depuis le


début des années 1960, à partir de la transnationalisation des activités de
production et de distribution des biens et des services. Apparaît ainsi un pro¬
cessus d'autonomisation progressive de l'économie mondiale. Il ne s'agit
plus de distribuer mondialement des produits et des services produits natio-
nalement, mais les propres processus de production suivent une logique de
déterritorialisation (Herscovici, 1994).

A cette déterritorialisation du capital correspond une déterritorialisation


culturelle qui se traduit par le développement et l'autonomisation d'une
culture mondiale, hautement marchandisée et liée à une technologie sophis¬
tiquée. Les relations de dépendance économique et culturelle sont, désor¬
mais, médiatisées par ces structures mondiales. En d'autres termes, l'indé¬
pendance des différents espaces se mesure à partir des possibilités dont ils
disposent pour déterminer, partiellement du moins, cette culture mondiale.
En outre, il existe une indépendance relative dans la mesure où chaque
espace peut se réapproprier différemment certains éléments de cette culture
mondiale. Ce procès de transnationalisation/déterritorialisation s'accom¬
34 Alain Herscovici

réaliser pour avoir accès à ce système mondial. Les implications socio-éc


nomiques sont les suivantes :

- le local ne peut se connecter au système mondial que par l'intégration d


un ou plusieurs de ces réseaux. Les espaces qui ne parviennent pas à étab
de telles connections sont progressivement marginalisés, dans la mesure
ils sont partiellement exclus du développement dont ces réseaux s
porteurs ;

- cette logique des réseaux génère un développement déséquilibré de l'


pace. Comme le montrent les différentes études empiriques réalisées
niveau européen, les technopôles ne créent que peu d'effets d'entraînem
dans les régions où ils sont implantés. Il y aurait, au contraire, internalisat
de ces effets au sein de ces réseaux (Perrat, 1990) ;

- cela provoque une fragmentation de l'espace local dans la mesure


celui-ci est partiellement déstructuré, par rapport à ses logiques social
culturelles et anthropologiques, et restructuré en fonction des nécessités
capital transnational, par nature déterritorialisé.

Tant par rapport à une logique économique que par rapport à u


logique anthropologique, la dynamique du système culturel s'explique
une dialectique de la différenciation et de l'uniformisation, cette dialecti
caractérisant, par ailleurs, l'économie culturelle : si, d'un côté, la valori
tion symbolique se caractérise par une logique de distinction liée à une dif
renciation esthétique et/ou médiatique, d'un autre côté, les contraintes é
nomiques liées à la valorisation de ces produits rendent nécessaires
niveau minimum de massification, de standardisation de l'offre (Herscov
1994).

Dans le cadre de cette culture mondiale, cela se traduit par un dou


mouvement de déterritorialisation et de reterritorialisation. Le processus
déterritorialisation correspond aux stratégies de globalisation et à la t
dance lourde qui, de la Seconde guerre mondiale au milieu des années 19
caractérise l'autonomisation de la culture mondiale. Le processus de rete
torialisation, au contraire, consiste à valoriser certains aspects du local a
de préserver la dynamique de cette culture et de cette économie mondia
Des opérations comme "Rio 92", ou bien le Bicentenaire de la Révolut
Française, sont représentatives de ce type de stratégies.

Cette économie en réseaux est porteuse de nouvelles formes de domi


tion. Il n'est plus possible, aujourd'hui, de raisonner à partir de l'opposit
entre le centre et la périphérie. Les affrontements, les conflits d'intérêts
doivent plus être interprétés à partir de ce type d'analyse bipolaire, ma
partir de la dichotomie entre les zones qui parviennent à se connecter
Économie des réseaux et structuration de l'espace 3

système mondial et celles qui n'y parviennent pas. Dans l'ensemble des
pays, qu'ils soient centraux ou périphériques, cette dichotomie est présente
et signifie l'instauration d'une société mondiale "à deux vitesses" où seuls
certains espaces et certains groupes sociaux peuvent bénéficier des effets
liés à l'expansion du système mondial. La configuration des formes de pou¬
voir et de conflits s'est radicalement modifiée : alors que ces conflits étaient
essentiellement bipolaires au XIXe siècle et durant la première moitié du
XXe siècle, ils sont aujourd'hui multipolaires, dans la mesure où ils se sont
propagés pratiquement sur l'ensemble de la planète.

Il aurait été intéressant de compléter cette analyse par l'étude des trans¬
formations sociologiques de l'espace public. Toutefois, cela ne nous a pas
été possible, dans le cadre de cet article1. Cependant, nous pouvons déjà
formuler un certain nombre de conclusions sur les choix correspondant à la
mise en place de cette économie des réseaux :

- ils se caractérisent par une privatisation accrue de l'ensemble du système,


privatisation née des limites économiques de la culture de masse et du ser¬
vice public ;

- ils provoquent une nouvelle structuration de l'espace mondial, abolissant,


partiellement du moins, les anciennes contradictions (par exemple, celles qui
existaient entre les pays centraux et périphériques), et en créant de nou¬
velles ;

- ils sont étrangers à la logique de redistribution qui, jusqu'au début des


années 1980, caractérisait le système. Au sein de ces systèmes en réseaux,
les solidarités tarifaires sont progressivement délaissées au profit des seg¬
ments les plus rentables du marché, principalement les entreprises et les uti¬
lisateurs qui ont un pouvoir d'achat élevé.

Les choix opérés ne sont pas essentiellement techniques, dans le sens où


il n'existe pas de déterminisme ni de neutralité techniques ; ils ne sont pas
non plus purement économiques, comme l'affirme le discours néo-libéra
car, comme nous l'avons montré, il n'existe pas de gestion économique
indépendamment de certains choix sociaux préalables. L'implantation de ce
système en réseaux correspond à un choix politique, car il traduit une modi¬
fication des rapports de force existant entre les différents groupes sociaux.
36 Alain Herscovici

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38 sciences de la société n° 40 - Février 1997

Alain HERSCOVICI, Économie des réseaux et structuration de l'espace. Pour


économie politique de la culture et de la communication

Cet article se propose, à partir d'une approche économique, d'appréhende


principales mutations intervenues dans le domaine de la culture et de la commun
tion. Il s'agit, d'une part, d'étudier la nature et la dynamique des nouveaux syst
de réseaux et, d'autre part, d'analyser les implications sociales et culturelles q
résultent, notamment en ce qui concerne la redéfinition de la séparation public/
et la structuration de l'espace.
Mots clés : Économie de la culture, produits culturels, audiovisuel, réseaux, esp
global, local.

Alain HERSCOVICI, Networks economics and the structuring of space. F


politization of the economics of culture and communication

Starting from an economic approach, this paper tries to seize the main muta
which have occurred in the cultural and communication field. It is a questio
studying on the one hand, the nature and dynamics of the new network system
on the other hand, of analysing the resulting social and cultural applications, no
where they concern the redefinition of the separation between public and pr
and the structuring of space.
Key words : Culture economics, cultural products, audio-visual, networks, s
global, local.

Alain HERSCOVICI, Economia de las redes y estruturacion del espacio. Para


economia politica de la cultura y de la comunicaciôn

Este articulo tiene por objeto, a partir de un enfoque econômico, entender los
cipales cambios que intervinieron en el campo de la cultura y de la comunica
Se trata, por una parte, de estudiar la naturaleza y la dinâmica de los nuevos
mas de redes y, por otra parte, de analizar las implicaciones sociales y culturale
de ellos resultan, especialmente concerniente a nueva definiciôn de la discrim

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