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UNE SEULE VIE

Résistance biologique, résistance politique


Catherine Malabou

Editions Esprit | « Esprit »

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2015/1 Janvier | pages 30 à 40
ISSN 0014-0759
ISBN 9791090270558
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Pour citer cet article :


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Catherine Malabou, « Une seule vie. Résistance biologique, résistance politique »,
Esprit 2015/1 (Janvier), p. 30-40.
DOI 10.3917/espri.1501.0030
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Résistance biologique, résistance politique
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Catherine Malabou*

QU’UNE résistance à ce qu’il est convenu d’appeler aujourd’hui le


« biopouvoir » – contrôle, régulation, exploitation et instrumentali-
sation du vivant – puisse provenir de possibilités inscrites dans la
structure du vivant lui-même et non de concepts philosophiques qui
la surplombent ; qu’il puisse y avoir une résistance biologique à la
biopolitique ; que le « bio- » puisse être considéré comme une
instance complexe et contradictoire, opposée à elle-même et dési-
gnant d’un côté le véhicule idéologique de la souveraineté moderne,
de l’autre ce qui le freine, voilà qui semble n’avoir jamais été pensé.

Le préjugé antibiologique de la philosophie


Qu’est-ce à dire ? C’est un fait, notre époque a vu l’effacement
définitif de la limite que l’on a cru assurée, pendant des siècles,
entre sujet politique et sujet vivant. Foucault a mis en lumière de
manière magistrale l’effacement de cette limite, effacement qui
marque la naissance de la biopolitique et forme le trait caractéris-
tique de la souveraineté moderne :
L’homme, pendant des millénaires, est resté ce qu’il était pour
Aristote : un animal vivant et de plus capable d’une existence

* Professeure de philosophie à Kingston University (Londres), elle a récemment publié


Avant demain. Épigenèse et rationalité, Paris, PUF, 2014.

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politique ; l’homme moderne est un animal dans la politique duquel


sa vie d’être vivant est en question1.
Ces propos célèbres caractérisent le biopouvoir comme le dispo-
sitif d’introduction de la vie « dans les mécanismes politiques ». Le
pouvoir s’exerce, au seuil de la modernité, sur les « processus de la
vie » et entreprend de les « contrôler et de les modifier2 ». Giorgio
Agamben, dans Homo sacer, reprend l’analyse de cette zone
d’indifférenciation entre vie biologique et vie politique qui définit

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désormais l’espace de la communauté. Le vivant est définitivement
entré en politique.
Force est de remarquer toutefois que cette « entrée » est unila-
térale, non dialectique, sans retournement. Le « double processus
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croisé de la politisation de la vie et de la biologisation du politique3 »


a lieu sans tension puisque le biologique est privé de droit de
réponse et semble se couler sans plus dans le moule du pouvoir. Tout
se passe comme si la biologie se préparait dès sa naissance, au
XVIIIe siècle, à son investiture politique en prêtant au pouvoir des
catégories transfuges. En effet, les « concepts biologiques » ont
tous, selon Foucault, un « caractère compréhensif et transférable4 »
par où ils excèdent leur signification technique pour prendre un sens
normatif. Or le devenir politique des concepts biologiques ne va que
dans un sens, celui du contrôle, de la régulation des individus
comme des populations. Il semble établi qu’il ne puisse exister de
résistance biopolitique à la biopolitique.
Giorgio Agamben, en radicalisant ce point de vue, n’hésite pas
à dire que le nazisme n’a même pas eu besoin d’adapter les concepts
génétiques à ses fins ; ils étaient en quelque sorte prêts à l’emploi :
Contrairement à un préjugé très répandu le nazisme ne s’est pas
contenté d’utiliser et de déformer les concepts scientifiques dont il
avait besoin pour servir ses propres fins politiques ; le rapport
entre l’idéologie national-socialiste et le développement des
sciences biologiques de l’époque, plus particulièrement celui de la
génétique, est non seulement plus profond et complexe, mais aussi
plus inquiétant5.

1. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, t. I, la Volonté de savoir, Paris, Gallimard, coll.


« Tel », 1976, p. 188.
2. Ibid., p. 187.
3. Roberto Esposito, Communauté, immunité, biopolitique. Repenser les termes de la poli-
tique, trad. fr. Bernard Chamayou, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 156.
4. M. Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 2009, p. 36.
5. Giorgio Agamben, Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, trad. fr. Marilène Raiola,
Paris, Le Seuil, 1997, p. 159.

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Dans la même perspective, Roberto Esposito n’hésite pas à écrire


que le nazisme « est une biologie réalisée6 ».
Une telle manière de penser laisse à l’évidence sur le bord du
chemin tout ce qui, dans la biologie, n’a trait ni au dressage des
corps ni à la régulation des conduites, mais révèle la réserve de
possibles inscrite dans le vivant lui-même. Une dimension
qu’attestent les découvertes révolutionnaires de la biologie molé-
culaire et cellulaire aujourd’hui. Ces découvertes, qui demeurent

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pour une grande part ignorées des philosophes, sont précisément
susceptibles de renouveler la question politique. On peut le démon-
trer à partir de deux catégories centrales. La première est celle d’épi-
génétique. La seconde celle de clonage selon ses deux champs
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opératoires : la reproduction asexuée et la régénération, ou auto-


réparation.
Nous avons bien conscience de traiter là avec des notions explo-
sives, qui apparaissent le plus souvent comme les outils privilégiés
de la biopolitique contemporaine et de ses dérives à la fois indus-
trielles, biologistes ou eugénistes. Pourtant, nous maintenons que
ces catégories permettent de remettre en question le préjugé anti-
biologique de la philosophie.
Quel est ce préjugé ? La philosophie contemporaine porte la
marque de la prééminence non critiquée et non déconstruite de la vie
symbolique sur la vie biologique.
La vie symbolique est celle qui excède la vie biologique, lui
confère un sens. Elle désigne la vie spirituelle, la vie « œuvre
d’art », la vie comme souci de soi et façonnement de l’être, qui
décolle notre présence au monde de sa seule dimension naturelle
et obscure.
Les concepts de corps chez Foucault, celui de vie nue chez
Agamben, témoignent de ce dédoublement non questionné du concept
de vie. Ils expulsent paradoxalement le biologique censé constituer
leur cœur – lequel devient de ce fait leur impensable résidu.
Reprenons de nouveau la phrase de l’Histoire de la sexualité :
« L’homme moderne est un animal dans la politique duquel sa vie
d’être vivant est en question. » Rapidement, Foucault identifie la
« vie d’être vivant » au corps :
Le but de la présente recherche est […] de montrer comment des
dispositifs de pouvoir s’articulent directement sur le corps7.

6. R. Esposito, Communauté, immunité, biopolitique…, op. cit., p. 174.


7. M. Foucault, Histoire de la sexualité…, op. cit., p. 200.

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Le corps a valeur de trait d’union entre « l’anatomie, le bio-


logique, le fonctionnel8 » et apparaît comme le plus petit dénomi-
nateur commun aux diverses déterminations censées qualifier la
« spécificité de vivant » : « fait de vivre9 », « être membre d’une
espèce vivante dans un monde vivant10 » ; avoir des conditions
d’existence, des probabilités de vie ; une santé, individuelle et
collective.
Or on s’aperçoit vite que le corps est en réalité 1) tout et partie

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d’une liste où le biologique se définit de façon éparse : « corps, fonc-
tions, processus physiologiques, sensations, plaisirs11 », ou encore :
« organes, localisations somatiques, fonctions, systèmes anatomo-
physiologiques, sensations, plaisirs12 » ; 2) qu’il est et n’est pas
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réductible au biologique. Ce dernier est dit être « ce qu’il y a de plus


matériel, de plus vivant13 » dans les corps. Que doit-on
comprendre ? Qu’il y a du plus et du moins vivant, du plus et du
moins matériel dans le corps ? Si oui, cela signifie alors que le
« moins vivant » et le « moins matériel » est ce qui, dans le corps,
est incorporel : le spirituel, ou le symbolique.
Même problème avec la « vie nue », que Giorgio Agamben
emprunte à Benjamin (bloss Leben) et qu’il constitue en catégorie
centrale de son analyse de la biopolitique. À bien des égards, la vie
nue semble se confondre avec la vie biologique. Elle renvoie au
« simple fait de vivre », désigne la « vie naturelle » (pour laquelle
il n’y a pas le bien et le mal mais « l’agréable et le douloureux14 »),
« la vie biologique comme telle15 ». Elle est souvent qualifiée de
« pure16 » ou de « simple » : « simple fait de vivre », « simple vie
naturelle ». Mais elle peut être aussi synonyme de corps : « simple
corps vivant », corps docile (« le pouvoir pénètre dans le corps des
sujets17 »). Mais on retrouve ici le même flou : « La vie nue, écrit
Agamben, habite dans le corps biologique de chaque vivant18. » Il
y a donc, là encore, de l’espace pour autre chose que la vie nue dans
le corps biologique. Et en quoi consiste alors ce qui n’est pas la vie

8. M. Foucault, Histoire de la sexualité…, op. cit.


9. Ibid., p. 187.
10. Ibid.
11. Ibid., p. 200.
12. Ibid.
13. Ibid.
14. G. Agamben, Homo sacer…, op. cit., p. 11.
15. Ibid.
16. Ibid., p. 196.
17. Ibid., p. 13.
18. Ibid., p. 151.

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nue dans ce corps ? On le comprend, la vie nue est ce qui habite


dans le corps biologique sans être réductible à lui – son symbole.
Les biologistes, remarquons-le, ne nous aident pas sur ce point.
Aucun d’entre eux n’a jugé utile de répondre aux philosophes et de
lever l’assimilation entre biologie et biologisme. Il paraît impensable
qu’ils ne connaissent pas Foucault, qu’ils n’aient jamais rencontré
le mot de biopolitique… Fixés sur les deux pôles de l’éthique et de
l’évolutionnisme, ils ne mènent pas de réflexion sur la manière dont

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la science du vivant pourrait et devrait désormais inquiéter l’identité
entre détermination biologique et normalisation politique. Le
bouclier éthique dont s’entoure le discours biologique aujourd’hui
ne suffit pas à délimiter l’espace d’une désobéissance théorique aux
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accusations de complicité entre science du vivant, capitalisme et


manipulation technologique de la vie.

L’écart entre le vivant et lui-même


Il convient donc, pour poser enfin les bases de la discussion, de
demander à la biologie contemporaine la « permission », pour
reprendre une expression de Canguilhem, de dégager ses « concepts
fondamentaux19 ».
Épigénétique et clonage sont de tels concepts, liés par un
ensemble de relations complexes, qui situent le vivant comme
centre d’interactions.
Dans le premier cas (épigénétique), les interactions ont lieu
entre deux systèmes de transmission de l’information héréditaire tant
au niveau du développement individuel (développement onto-
génétique) qu’au niveau de la perpétuation des caractères de
l’espèce (hérédité phylogénétique). Dans le second cas (clonage), les
échanges ont lieu entre deux régimes de reproduction, procréation
et transfert de noyau. Chacun de ces deux cas fait apparaître le
vivant comme une structure ouverte où se croisent des régimes
pluriels de transmission de la mémoire et du patrimoine.
Il faut penser « ce qu’il y a de plus vivant et de matériel dans
les corps » comme un espace de jeu, un dynamisme formatif et trans-
formatif de l’identité organique qui opère dans l’économie du vivant
elle-même et non hors de lui. L’écart ouvert entre le vivant et lui-
même par la double interface entre régimes de transmission et

19. Georges Canguilhem, la Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1992, p. 83.

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régimes de reproduction est un écart mémoriel paradoxal en ce qu’il


révèle la mouvance désormais fondamentale entre irréversibilité et
réversibilité de la différence.

L’épigénétique
L’épigénétique permet tout d’abord de remettre en question la
définition du vivant comme ensemble de fonctions ; elle permet

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ensuite de remettre en question la définition du vivant comme
programme ; enfin, elle brouille la ligne de partage entre fait de vivre
et élaboration d’un mode d’être. Le mot « épigénétique » provient du
nom « épigenèse » (du grec epi, au-dessus de, à côté, et genesis,
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genèse ; epi-genesis signifiant alors littéralement « au-dessus ou à côté


de la genèse »), apparu au XVIIe siècle pour désigner une théorie
biologique qui affirme que l’embryon se développe par différenciation
successive de parties et s’oppose ainsi au préformationnisme. Ce
dernier présuppose à l’inverse que l’organisme vivant est intégra-
lement constitué d’avance, comme en petit, dans le germe.
Il reste quelque chose de l’« épigenèse » dans l’« épigénétique »
contemporaine puisque celle-ci est une science qui a bien pour objet
un certain type de développement progressif et différencié. Le terme
est employé pour la première fois par Conrad Waddington en 1941
pour désigner le domaine de la biologie qui traite des relations entre
les gènes et le phénotype, ou ensemble des caractères observables
d’un individu, dont ils sont responsables20. On appelle ainsi épi-
génétique l’étude des changements héréditaires et réversibles dans
la fonction des gènes ayant lieu sans altération de cette séquence.
Depuis les années 1970, le terme s’applique à l’ensemble des méca-
nismes qui contrôlent l’expression génétique via la transcription
par l’ARN et modifient l’action des gènes sans modifier la séquence
ADN. Principalement connu pour son rôle de messager, qui transfère
l’information génétique de l’ADN vers les usines de fabrication des
protéines situées à l’extérieur du noyau de la cellule, l’ARN est de
plus en plus reconnu comme étant un acteur clé de l’histoire épi-
génétique. Mais qu’appelle-t-on « histoire épigénétique » ?
Il s’agit d’abord d’une dimension essentielle du développement
ontogénétique. Thomas Morgan exprimait déjà la nécessité d’avoir

20. Conrad Waddington, “The Basic Ideas of Biology”, dans Towards a Theoretical Biology,
Édimbourg, Edinburgh University Press, 1968-1972, 4 vol. L’épigénétique est la branche de
la biologie qui étudie les relations de cause à effet entre les gènes et leurs produits, faisant appa-
raître le phénotype.

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recours aux phénomènes épigénétiques pour comprendre le déve-


loppement individuel :
Si les caractères de l’individu sont déterminés par les gènes,
demandait-il, pourquoi toutes les cellules d’un organisme ne sont-
elles pas identiques21 ?
Chaque cellule d’un même organisme ayant un même patrimoine
génétique, il faut supposer l’existence d’une expression différentielle
des gènes. Les mécanismes épigénétiques constituent cette

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expression, qui concerne essentiellement la différenciation cellu-
laire et la méthylation de l’ADN via l’ARN, laquelle favorise ou au
contraire affaiblit la transcription du code.
La notion d’histoire épigénétique renvoie en second lieu à un
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type d’hérédité, c’est-à-dire là encore à une modalité spécifique de


transmission de l’information d’une génération à l’autre, d’où
l’importance de sa dimension phylogénétique. Dans leur ouvrage
Evolution in Four Dimensions, Eva Jablonka et Marion Lamb, qui
vont jusqu’à parler du « tournant épigénétique » de notre époque,
insistent sur le fait que la transmission génétique n’est pas le seul
mode de transmission héréditaire :
L’idée que seul l’ADN est responsable des différences héréditaires
entre les individus est maintenant si solidement ancrée dans les
esprits qu’il est difficile de l’en effacer. L’idée que l’information
transmise à travers des systèmes d’hérédité non génétique est
d’une importance capitale pour comprendre l’hérédité et l’évolution
n’est pas encore admise22.
Pourtant, l’hérédité épigénétique est aujourd’hui incontestable.
Les modifications épigénétiques ont en effet la particularité d’être
héritables d’une génération de cellules à l’autre23, ce qui complexifie
l’idée d’évolution et révèle la multiplicité de ses « dimensions ».
La notion d’histoire épigénétique renvoie enfin à la manière dont
les modifications du patron des gènes dépendent non seulement de
facteurs internes et structuraux, comme ceux que nous venons
d’évoquer, mais encore de facteurs environnementaux.
L’épigénétique en effet fournit aussi au matériel génétique un
moyen de réagir à l’évolution des conditions environnementales.

21. Thomas Hunt Morgan, “The Relation of Genetics to Physiology and Medicine”, Nobel
lecture, 1935 (http://www.nobelprize.org/nobel_prizes/medicine/laureates/1933/morgan-
lecture.html).
22. Eva Jablonka et Marion Lamb, Evolution in Four Dimensions, Genetic, Epigenetic,
Behavioral, and Symbolic Variation in the History of Life, Cambridge, MIT Press, 2005, p. 109.
23. Et ce au cours de la mitose, voire sur plusieurs générations d’organismes au cours de
la méiose, même si leur cause a disparu.

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Bien que les plantes n’aient ni système nerveux ni cerveau, leurs


cellules ont la faculté de mémoriser les changements saisonniers.
Chez les animaux, les réactions aux conditions environnementales
sont plus grandes encore. Des études de laboratoire sur des souris
consanguines ont récemment démontré qu’un changement de régime
alimentaire peut influencer leur progéniture. Les petits peuvent avoir
un pelage brun, jaune ou tacheté en fonction de ce changement.
Lorsque les femelles en gestation reçoivent une certaine alimen-

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tation, leur progéniture développe surtout un pelage brun. La plupart
des petits mis au monde par des souris témoins (qui n’avaient pas
reçu de compléments) ont un pelage jaune ou tacheté. Il y a donc
une mémoire transmissible des changements dus au milieu.
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Comme l’affirme Thomas Jenuwein, directeur du département


d’immunobiologie de l’institut Max Planck :
On peut sans doute comparer la distinction entre la génétique et
l’épigénétique à la différence entre l’écriture d’un livre et sa lecture.
Une fois que le livre est écrit, le texte (les gènes ou l’information
stockée sous forme d’ADN) sera le même dans tous les exemplaires
distribués au public. Cependant, chaque lecteur d’un livre donné
aura une interprétation légèrement différente de l’histoire, qui
suscitera en lui des émotions et des projections personnelles au fil
des chapitres. D’une manière très comparable, l’épigénétique
permettrait plusieurs lectures d’une matrice fixe (le livre ou le
code génétique), donnant lieu à diverses interprétations, selon les
conditions dans lesquelles on interroge cette matrice24.
Le vivant n’exécute pas simplement un programme. Si la struc-
ture du vivant est un point de croisement entre un donné et une
construction, il devient difficile d’établir une frontière stricte entre
nécessité naturelle et invention de soi.

Le clonage
Venons-en au clonage. Pour approcher ce dernier comme une
catégorie conceptuelle nouvelle proposée à la pensée par la biologie
contemporaine, il convient de revenir au problème, annoncé plus
haut, du jeu entre réversibilité et irréversibilité de la différence. Un
jeu qui « ébranle durablement nos conceptions sur le caractère irré-
versible des processus de différenciation cellulaire25 ».

24. Thomas Jenuwein, Epigenetics, 2006, édition électronique, www.epigenome.eu,


www.epigenome-noe.net, p. 3.
25. Axel Kahn, « Quand les cellules du cerveau se mettent à produire du sang », Le Monde,
23 janvier 1999, p. 32.

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Les premières recherches sur le clonage étaient bien destinées


au départ à étudier les mécanismes de la différenciation cellulaire.
Mais, de manière logique, la question d’une possible dédifféren-
ciation des cellules s’est rapidement posée. Comme l’écrit Nicole
Le Douarin :
Les expériences pionnières sur le clonage avaient pour but
d’éclairer l’un des problèmes majeurs de la vie : comment se
construisent les organismes multicellulaires dans lesquels la

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division du travail entre les cellules est la règle. La curiosité des
biologistes les a évidemment amenés à se poser la question d’une
généralité de ce phénomène. Les noyaux des cellules différenciées
des organismes supérieurs tels que les mammifères sont-ils
capables, comme ceux des amphibiens, d’être reprogrammés pour
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recouvrer l’état particulier et unique du noyau de l’œuf26 ?


Est-il possible, en d’autres termes, d’accéder à l’état premier de la
cellule, au stade embryonnaire où les cellules ne sont pas encore
spécialisées ?
Les méthodes expérimentales qui auraient permis de répondre à
cette question, poursuit l’auteure, n’étaient pas disponibles dans les
années 1960. C’est plus tard que la culture de l’œuf et de l’embryon
de mammifère est devenue possible, ouvrant ainsi des voies de
recherche d’un grand intérêt. Elle a permis l’avènement de bio-
technologies qui ont abouti à la procréation médicalement assistée
(PMA) chez l’homme, à la production des cellules souches embryon-
naires dès 1981, au clonage de la brebis Dolly en 1996 et à celui
de bien d’autres espèces de mammifères depuis27.
Tentons de mettre un peu d’ordre dans cette liste en insistant sur
deux opérations biotechnologiques effectuées sur la cellule : la
production des cellules souches embryonnaires d’une part, base d’un
premier type de clonage, dit clonage thérapeutique, et le clonage de
mammifères d’autre part, dit clonage reproductif. Ces deux opéra-
tions prouvent la possibilité d’une réversibilité de la différenciation
cellulaire et renversent ainsi un dogme jusqu’alors considéré comme
définitif.
Le problème que pose le clonage à la catégorie de différence
n’est pas d’abord celui de la copie, de la menace d’un éternel retour
de l’identique. Le clone ne sera jamais une copie fidèle et parfaite :
L’épigenèse est un puissant déterminant du développement […] lors-
qu’il s’agit de réguler le fonctionnement des gènes et l’établissement
26. Nicole Le Douarin, les Cellules souches, porteuses d’immortalité, Paris, Odile Jacob,
2007, p. 160.
27. Ibid.

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des réseaux neuronaux. Elle l’est encore plus en ce qui concerne


le développement de la singularité, des aspirations et des talents
de chacun. L’environnement dans lequel vit l’homme en devenir
joue dans ce domaine un rôle considérable28.
Si donc la possibilité de la reproduction par le clonage pose le
problème de la différence, celui-ci n’est pas à chercher d’abord dans
l’économie de la réplique. Le lieu du problème, au sein de la
relation dialectique entre épigénétique et clonage, est davantage

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celui du caractère unidirectionnel et définitif de la différenciation
cellulaire, du programme et de l’empreinte. L’enjeu, en d’autres
termes, tient à la possibilité de remonter à un temps d’avant la
différence.
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En effet, la nouveauté radicale du concept de vivant élaboré


aujourd’hui par la biologie tient paradoxalement au retour de poten-
tiels cellulaires, présents chez les animaux primitifs et que l’on
croyait disparus ou du moins amoindris chez les animaux dits
« supérieurs ». Ces potentiels sont précisément la reproduction
asexuée et la régénération. Ces dernières représentent d’anciennes
formes de vie actualisées par les techniques de pointe que sont le
clonage thérapeutique et le clonage reproductif. L’innovation
biotechnologique, loin d’être une simple instrumentalisation, mani-
pulation, mutilation, actualise ainsi une mémoire, celle des vivants
effacés en nous. Le posthumain est aussi le préhumain. Sur cette
dimension de retour de nature de la technique, aucun philosophe ne
s’exprime jamais.

Réparer, régénérer : le jeu des possibles


La possibilité de réparer naturellement tout ou partie de son
corps, la régénération, a été en grande partie perdue, au cours de
l’évolution, chez les mammifères. C’est pourquoi la découverte des
cellules souches, susceptibles de réparer, de reformer ou de régé-
nérer des organes ou tissus lésés, imprime au regard une double
direction, vers le futur et vers le passé tout ensemble. Vers le futur,
c’est-à-dire vers la mise au point de techniques destinées à l’utili-
sation médicale de ces cellules. Vers le passé, puisque la régéné-
ration est une propriété très ancienne, attachée aux animaux
primitifs, comme l’hydre, la planaire, l’étoile de mer.

28. N. Le Douarin, les Cellules souches…, op. cit., p. 334.

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07-Malabou_Mise en page 1 16/12/14 15:56 Page40

Catherine Malabou

À plusieurs égards, les avancées de la biologie font revenir, sur


un mode renouvelé, un passé que l’on croyait révolu. Jean-Claude
Ameisen interprète ce jeu de retour comme un jeu des possibles. Des
possibles qu’il s’agit de « tirer de leur sommeil » :
[Nous] pourrons essayer de nous renouveler et de nous pérenniser
à partir de nos propres cellules souches, à partir des spores qui
dorment dans notre corps29.
Il ajoute :

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Les innombrables innovations du vivant se sont construites […] à
partir de la répression – temporaire – de la plupart de leurs poten-
tialités. Et la richesse de ces potentialités qui dorment au plus
profond de notre corps dépasse sans doute de très loin ce que nous
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pouvons encore imaginer30.


La réactualisation de vestiges phylogénétiques que l’on croyait à
jamais disparus constitue le cœur de la recherche biologique
contemporaine.
En quoi ce retour des possibles que nous venons d’évoquer peut-
il constituer une force de résistance ? La résistance de la biologie
à la biopolitique ? Répondre à ces questions nécessite l’élaboration
d’un nouveau matérialisme, qui affirme la coïncidence du symbo-
lique et du biologique. Il n’y a qu’une seule vie.
Les potentiels biologiques révèlent des modes de transformation
inédits : reprogrammation des génomes sans modification du
programme génétique ; remplacement tout ou partie du corps sans
greffe ni prothèse ; conception du soi comme source de reproduction…
Ces opérations réalisent une véritable déconstruction du programme,
de la famille et de l’identité qui menacent de fracturer l’unité
supposé du sujet politique, de révéler le caractère imprenable car
pluriel de sa « vie biologique ». L’articulation du discours poli-
tique sur les corps est toujours partielle, qui ne peut absorber tout
ce que la structure du vivant est susceptible de faire éclater en révé-
lant les possibilités d’un renversement de l’ordre des générations,
d’une complexification de la notion d’héritage, d’une remise en
cause de la filiation, d’un nouveau rapport à la mort et à l’irréver-
sibilité du temps, par là d’une nouvelle expérience de la finitude.
Catherine Malabou

29. Jean-Claude Ameisen, la Sculpture du vivant. Le suicide cellulaire ou la mort créatrice,


Paris, Le Seuil, 1999, p. 322.
30. Ibid., p. 323.

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