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Chapitre 2 : L’incompatibilité entre équité et efficacité

Duncan Foley en 1967 puis Hal Varian en 1974 reprennent le cadre de l’équilibre général
concurrentiel pour y introduire des jugements sur l’équité en s’appuyant sur le second
théorème de l’économie du bien-être. Ce théorème, on l’a vu, invite à une redistribution des
propriétés initiales des agents qui diffère de toutes les formes d’échanges. Cette redistribution
est en cela semblable au troc de Gossen que Walras oppose au troc de Jevons : elle n’est pas
mutuellement avantageuse. Certains y gagnent tandis que d’autres y perdent. Mais elle
présente deux différences avec le troc de Gossen : d’une part, elle ne vise pas à maximiser
l’utilité collective.

D’autre part, la redistribution des dotations n’est pas un don volontaire d’un agent à un
autre, motivé par la charité ou la fraternité, c’est une redistribution générale des propriétés,
imposée aux agents par la puissance publique. Comme nous l’avons démontré dans le chapitre
précédent, le théorème attribue à l’économiste la tâche d’énoncer les conditions de
l’optimalité, et au politique celle d’établir la justice dans la distribution de ces dotations. Allant
au-delà de cette séparation entre économie et politique, les approches de l’équité concernent
une conception économique de la justice des dotations initiales.

C’est par le biais de l’économie normative que l’envie est entrée dans la littérature
économique, comme un critère de la justice sociale. Dans cette approche, une situation est
définie comme sans envie, et donc juste, si aucun des agents ne souhaite échanger sa place
contre celle d’un autre, compte tenu de ses propres goûts. L’absence d’envie doit donc nous
mener à la justice. Avant cela, pour rester dans le cadre du modèle économique de référence,
il est donc nécessaire d’introduire l’envie, ou ce qu’elle pourrait être, dans un modèle qui ne
la connaît pas.

Après avoir présenté la démarche des modèles économiques d’absence d’envie ou de la


justice comme équité, nous tenterons de soulever les difficultés auxquelles ils sont confrontés,
et les contradictions qui les animent. Parce que l’envie doit disparaître, elle n’est en réalité
introduite que sous une forme très affaiblie, qui ne rend guère justice à l’intensité des
comparaisons interpersonnelles dans une économie réelle, et rompt avec le principe affirmé
d’une intériorisation, par les agents, du critère de justice. Pour contenir l’envie, et ne laisser
la place qu’à des situations où celle-ci peut être éliminée, les auteurs n’hésitent pas à se
contredire, ni à soutenir parfois des positions douteuses ou même radicales.

I- Le critère d’absence d’envie et équilibre général


La conception de la justice comme absence d’envie repose sur deux principes : le
principe de symétrie, qui veut qu’aucun individu n’ait de privilège sur aucun autre. C’est un
critère d’efficience, entendue comme optimalité parétienne. Les allocations dites équitables
vérifient ces deux conditions.

1
1. Le cadre : le modèle d’équilibre général
Les modèles d’absence d’envie se situent dans le cadre de l’économie normative et du
modèle d’équilibre général. Développé par Walras puis Pareto, formalisé dans les années 50
notamment par K. Arrow et G. Debreu, il est devenu le modèle de référence à partir duquel
se développe la théorie économique contemporaine néoclassique, qu’elle le « complète » ou
qu’elle se construise sur sa critique. Ce modèle a pour objet de donner une représentation de
ce que devrait être une économie de marché « pure » ou économie décentralisée.
Le point de départ est un ensemble d’individus libres, rationnels et indépendants qu’il
s’agira de faire tenir ensemble, ou dont il s’agira de faire coordonner les désirs afin d’aboutir
à un ordre, sous la forme d’un équilibre économique. Les individus sont supposés
indépendants les uns des autres : notamment ils ont des désirs autonomes, chacun étant
défini par des goûts qui lui sont propres ou des préférences. Le pari de l’économiste est de
faire émerger une société stable de cet ensemble de Robinsons épars, grâce à un mode de
relation spécifique, l’échange, qui va permettre à chacun d’améliorer sa situation initiale.
Plus précisément, chacun est doté de ressources initiales (qui ne correspondent pas
nécessairement à ses goûts), ou de capacités productives et de préférences. Une entité
extérieure (le « secrétaire de marché » ou « crieur de prix ») propose un prix pour chacun des
biens de l’économie. Chaque individu détermine dans son coin, dans l’ignorance la plus
parfaite de ce que souhaitent et font les autres, ses choix c’est-à-dire ses offres et demandes
pour les différents biens, afin de rendre sa satisfaction maximale compte tenu des prix des
biens, de ses préférences et de ses ressources initiales. Une fois qu’il a optimisé sa satisfaction,
au mieux de son intérêt, chacun déclare ses offres et demandes au secrétaire de marché.
Celui-ci les agrège pour chacun des biens et constate s’il y a ou non égalité de l’offre et de la
demande pour tous des biens.
Les prix seront dits d’équilibre s’ils permettent d’aboutir à une situation telle que la
somme des offres individuelles est égale à la somme des demandes individuelles pour chacun
des biens de l’économie. Un équilibre général se caractérise donc par une situation dans
laquelle les désirs de tous les individus, qui se manifestent par des offres et demandes en
biens, sont compatibles entre eux et correspondent à ce que chacun pouvait faire de mieux
compte tenu de sa situation initiale. Il n’y plus alors qu’à réaliser les échanges (ce qui ne va
pas de soi, mais c’est une autre histoire).

2. Critère de Pareto et justice


Un des résultats fondamental de la théorie néoclassique, connu sous le nom de
théorème de l’économie du bien-être et qui explique en grande partie le succès du paradigme
néoclassique, est le lien entre équilibre général, ou équilibre de concurrence parfaite, et
optimum de Pareto, au sens où tout équilibre de ce type est un optimum de Pareto. Ce dernier
se caractérise par une affectation des ressources parmi les membres d’une société, telle qu’il
n’existe pas d’autre affectation qui lui soit unanimement préférée. Autrement dit, cela signifie

2
que lorsque je me place à un optimum de Pareto, il est impossible d’améliorer la situation
d’un individu sans détériorer celle d’au moins un autre. En cela c’est un critère d’unanimité.
Il a été développé par la new welfare economics en opposition au critère utilitariste de
maximisation de l’utilité sociale ou utilité générale, lequel ne requiert pas l’unanimité et
autorise que certains soient « sacrifiés », si c’est au profit du plus grand nombre. Cette
opposition au critère utilitariste déborde du cadre strict de l’économie, puisqu’elle constitue
un des fondements de la théorie de la justice de Rawls. Comme l’écrit Jean-Pierre Dupuy
(1992) citant Rawls : « …la justice interdit que la perte de liberté de certains puisse être
justifiée par l’obtention par d’autres, d’un plus grand bien. Elle n’admet pas que des sacrifices
imposés à un petit nombre puissent être compensés par l’augmentation des avantages dont
jouit le plus grand nombre. ». Mais nous y reviendrons, cette théorie de la justice étant très
utilisée par les théoriciens de l’absence d’envie pour justifier leurs travaux.

3. Les critiques de la new welfare economics


Les problèmes posés par le critère parétien vont conduire un certain nombre d’auteurs
à développer le critère de non-envie. Comme l’équilibre général, hormis sous des hypothèses
très restrictives, l’optimum de Pareto n’est en général pas unique : toute économie comporte
généralement une infinité d’optimums de Pareto, de sorte que se pose le problème du choix.
En effet, le critère de Pareto permet d’effectuer un premier choix entre des états d’équilibre
de la société : certains sont dominés au sens où il est possible de trouver d’autres états qui
leur sont unanimement préférés ; d’autres sont dominants ou efficaces, ce sont les optimums
de Pareto.
Cependant, il est, par construction, impossible de comparer ces derniers en utilisant le
même critère. On peut imaginer par exemple une situation dans laquelle l’un des sociétaires
dispose de l’ensemble des biens ou de la richesse, l’allocation des autres étant réduite à néant.
C’est un optimum de Pareto, dans la mesure où il n’existe pas d’autre répartition qui améliore
à la fois la situation des pauvres et celle de celui qui possède l’ensemble de la richesse. Ce
dernier mettrait donc son veto à toute modification visant à améliorer le sort des autres, parce
qu’elle signifierait pour lui une dégradation de sa situation.
La situation dans laquelle c’est un autre individu qui détient l’ensemble des ressources
est un autre optimum de Pareto. La comparaison entre les deux s’avère impossible selon le
critère parétien. Le passage d’un optimum à un autre implique que certains y gagnent pendant
que d’autres y perdent. Ce critère ne permet pas de mettre en rapport les gagnants et les
perdants, de comparer leur satisfaction ou leur bien-être et donc de sélectionner un optimum
parmi les autres. C’est exactement la difficulté à laquelle est confronté Foley (1967) dans un
équilibre avec des biens publics, juste avant d’introduire son critère de non-envie.
En effet, ce problème d’indétermination, lié à la multiplicité d’équilibres efficaces, pose
un problème de justice. Comme nous l’avons souligné, et comme le souligne Foley (1967),
« the situation where all incomes are equal is Pareto optimal, and so is the situation where
Pharaoh owns almost everything and the slaves almost nothing ». Une situation très

3
inégalitaire est donc compatible avec le critère de Pareto. C’est une des critiques adressées à
ce critère et à la new welfare economics par les auteurs qui ont développé le critère de non-
envie. Ceux-ci considèrent en effet que le critère de Pareto ne peut constituer un critère de
justice1, puisqu’il admet des situations qui ne sont pas justes. Cependant, considérer qu’un
optimum de Pareto correspond à une situation inégalitaire revient à juger de la justice de la
situation en se plaçant hors de la perception propre des agents. Le retour d’une extériorité,
dont la new welfare economics avait voulu se débarrasser, nous ramène à la position
utilitariste, où il devient possible de « sacrifier » la position de l’un des sociétaires, fût-il le plus
riche de tous.
C’est d’ailleurs cette même position d’extériorité que présuppose la nécessité de
mesurer, donc de comparer, puis d’agréger, des bien-être individuels dans le cadre utilitariste.
C’est cette possibilité même de comparaisons interpersonnelles que remettent en cause, au
nom d’un strict individualisme idéologique, les théoriciens de l’absence d’envie, héritiers sur
ce point de la new welfare economics. Ces auteurs recherchent donc un critère de justice qui
serait « ressenti » par les individus, et qui doit se nourrir comme le suggère Foley (1967) d’une
« identification of man with man and experience with expérience ».
Ainsi, pouvons-nous lire dans l’introduction du numéro spécial des Recherches
Economiques de Louvain (1994) consacré à « La justice économique comme absence
d’envie » : « Ce qui est ainsi rendu possible [avec le critère d’absence d’envie], c’est une
alternative à la voie désastreusement restrictive de la new welfare economics […]. Le refus de
recourir aux comparaisons interpersonnelles ne contraint pas à se replier sur la seule
dominance parétienne –l’efficience seule est notre affaire, tout le reste est littérature– et à se
résigner à l’impuissance en matière de justice distributive ».
Si l’on résume l’ensemble des arguments, les théoriciens de l’absence d’envie justifient
l’introduction de ce concept pour les trois raisons suivantes :
• il offre un critère de choix entre différents optimums de Pareto,
• il offre un critère de justice,
• il permet de contourner la difficulté des comparaisons interpersonnelles.

4. Le critère d’absence d’envie


A la suite de D. Foley (1967), l’absence d’envie se définie comme : “an allocation is
equitable if and only if each person in the society prefers his consumption bundle to the
consumption bundle of every other person in the society.” En d’autres termes, il s’agit
d’imaginer que chacun des individus agit comme s’il pouvait prendre la place de l’autre et
bénéficier de son panier de biens tout en gardant ses propres préférences. S’il préfère la
situation de l’autre à la sienne, il y a envie et cette allocation n’est pas juste. A contrario, une
allocation juste ou équitable sera une situation dans laquelle il n’y aura pas d’envie, où une
comparaison entre les uns et les autres ne donnera pas lieu à des frustrations. Nous

1
Notons que Pareto lui-même ne parle pas de son critère comme d’un critère de justice.

4
remarquons dès à présent que l’envie, telle qu’elle est considérée ici est contraire à la justice
au sens où la première exclut la possibilité de la seconde. Le principe de ce critère repose sur
l’introduction d’une notion (l’envie), dont nous verrons plus tard comment elle est prise en
compte dans un modèle d’individus « séparés », et qu’il s’agit de faire disparaître si l’on veut
parvenir à une juste répartition.
L’utilisation de ce critère a permis de mettre en évidence un des résultats essentiels,
selon lequel l’équilibre concurrentiel à revenus égaux, autrement dit l’équilibre général à
partir d’une situation où tous les individus ont des ressources égales, est une allocation des
ressources sans envie : chacun a réalisé ce qu’il avait de mieux à faire, compte-tenu de ses
ressources qui sont identiques à celles de son voisin. L’envie pourrait naître par exemple
lorsque la répartition initiale des ressources est inégalitaire : chacun fait au mieux de ses
intérêts compte-tenu de ce qu’il détient mais celui qui a moins au départ peut envier la
situation d’un mieux loti que lui.
Le critère d’absence d’envie permet de caractériser d’autres situations : l’allocation
égalitaire est par exemple une allocation sans envie. Cependant, c’est en général une
allocation non efficace, qui ne respecte donc pas le critère de Pareto, et qui n’est retenue dans
les analyses que comme un repère. Elle sert généralement aux auteurs pour montrer que
certaines allocations inégalitaires sont préférables à l’égalité, au sens où l’on peut trouver des
allocations inégalitaires unanimement préférées à l’égalité, donc sans envie, et qui tout à la
fois peuvent être efficaces. Ce résultat est souvent mis en avant pour montrer la compatibilité
entre certaines formes d’inégalités (de ressources par exemple), la justice sociale et l’efficacité
économique. De cette manière, il deviendrait possible de relativiser l’exigence d’égalité dans
le cadre d’une réflexion sur la justice sociale, et plus encore, de dépasser l’incompatibilité
apparente entre les deux exigences modernes, de liberté et d’égalité.2
Cependant, la plupart des auteurs ayant développé ce critère s’accordent sur le fait qu’il
demeure insuffisant pour déterminer une allocation et une seule, et ceci pour deux raisons.
Soit ce critère est trop fort au sens où il ne permet pas de trouver une allocation qui le
respecte. C’est le cas notamment en l’absence d’une distribution égale des ressources, par
exemple lorsqu’on considère une économie avec production, dans laquelle les individus n’ont
pas tous les mêmes talents. Soit le critère est trop faible et, comme c’est le cas chez Foley

2
La substitution du critère d’absence d’envie à l’exigence radicale d’égalité n’est qu’une des modalités, non
exclusive, définie par les économistes libéraux pour concilier la comparabilité -les différences de statut entre
agents d’une économie libérale sont non-essentielles- et la liberté laissée a priori à chacun de poursuivre son
intérêt, sans se soucier des différences que les réussites plus ou moins grandes dans cette poursuite sont
susceptibles de créer. Ce n’est qu’en vertu d’un paradoxe apparent que nos auteurs peuvent se qualifier eux-
mêmes d’égalitaristes. Il n’existe pas aujourd’hui de théorie économique, qui ne se serve d’une forme ou d’une
autre de « l’égalitarisme » (égalité des chances, des ressources, des opportunités) pour justifier in fine, des
différences de situations. Nous serions alors d’accord avec Sen pour souligner l’importance de la question :
Egalité de quoi ? (Sen, 1992, p. 20) à la condition que cette question n’occulte pas la question, plus fondamentale
encore pour la compréhension de la modernité : l’égalité, pourquoi ?

5
dans le cas d’équilibre dans une économie avec biens publics, « like the idea of Pareto
optimality, it does not pick out a single allocation, but a whole set. » (Foley, 1967).
L’abondante littérature dans ce domaine fait état de tous les raffinements imaginés à
la fois pour modifier ou préciser le critère lui-même, pour lui substituer des critères moins
forts ou encore pour le compléter par d’autres contraintes, afin de tantôt restreindre, tantôt
élargir, le champs des possibilités et de parvenir à un seul état possible. C’est le cas
notamment du concept de « justice pratique » développé par Kolm dès 1972, dans le but de
restreindre les possibilités et de « désigner » un état unique, mais aussi de l’idée d’une
minimisation de l’envie ou du concept de « diversité non dominée » développé par Van Parijs
(Real Freedom for all, 1995), dans le cas de différences de talents et de capacités productives.
Le principe est ici le suivant : une répartition sera injuste s’il existe deux personnes se trouvant
chacune dans une situation telle que tous les autres membres de la société préfère la dotation
de l’un à celle de l’autre. Cette idée sera discutée plus tard, lorsque nous aborderons les
difficultés auxquelles sont confrontées les modèles dans leur prise en compte des différences.

II- Généralisation du théorème hors de la boite d’Edgeworth


L'état des lieux à l'instant dressé par Arrow, fixé en fait depuis le début du siècle, devait rester
longtemps comme un achoppement incontournable de la théorie néoclassique du bien-être :
le marché concurrentiel conduit à un optimum de Pareto, ce qui, du point de vue de l'éthique
de la souveraineté du consommateur, constitue un résultat à saluer, mais, seul, il ne fournit
pas de jugement sur la justice distributive, ce qui rend son propos sur le bien-être social
incomplet. L'indétermination en question ne semble pouvoir être levée qu'à l'aide d'une
fonction de bien-être social, laquelle permet de produire un jugement sur la distribution - au
prix d'une entorse à l'éthique individualiste. C'est cette sorte de dilemme que Varian entend
résoudre, en introduisant au début des années 1970 le critère de l'équité comme absence
d'envie, parachevant par-là le projet philosophique de la théorie de l'équilibre général. Nous
montrons d'abord comment la contribution de Varian s'inscrit pleinement dans l'histoire des
idées présentée ci-dessus, avant de discuter la portée philosophique de sa solution originale :
le concept d'équilibre général concurrentiel sans envie, équilibre optimal au sens de Pareto et
équitable au sens du critère très particulier popularisé par Varian.

1. La société juste ou le marché efficace et équitable


Nous concentrons notre attention sur un article précis de Varian, paru en 1975, intitulé
« Distributive Justice, Welfare Economics and the Theory of Fairness ». L'argumentaire de
Varian dans ce texte prend pour point de départ une réponse critique à un texte de Nozick sur
les théories de la justice. Il constitue pour lui, surtout, l'occasion d'exposer sa propre
conception de la justice distributive d’une manière explicite et approfondie. C'est bien parce
qu’il rend plus lisible la perspective de philosophie politique sous- jacente à sa théorie de
l'équité comme absence d’envie que ce texte de 1975 nous occupera ici.

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Nous lisons le propos de Varían comme un prolongement d’une vision sociale du
marché. Il vise à exploiter les théorèmes fondamentaux du bien-être : puisque ceux-ci
établissent le lien étroit entre mécanisme marchand et allocation efficace au sens de Pareto,
il convient de les compléter de façon à ce que la résolution du problème de la justice
distributive passe par le marché lui-même.
La démonstration de Varían s'articule en deux temps. Pour résoudre le problème du
choix d'un unique optimum de Pareto, équitable au plan de la distribution, l'économie du bien-
être a en général, explique Varian, recours à une fonction de bien-être social :
« Même si nous choisissons de nous limiter aux allocations efficaces au sens de Pareto, il reste
encore un vaste ensemble d'allocations parmi lesquelles il faut choisir. L'idée de base de
l'économie du bien-être est de supposer qu'il existe une fonction de bien-être qui évalue le
caractère "bon" des états sociaux comme fonction des évaluations que les agents composant
la société en font en termes d'utilité. Ainsi, une fonction de bien-être est de la forme
  ,   , … , 

 , où  est la fonction d’utilité de l’agent et  une description
de son panier de consommation-travail » (Varian, 1975).
Puis Varian montre très simplement que si cette fonction de bien- être social est
croissante en chacun de ses arguments, son maximum est nécessairement un optimum de
Pareto3. D'où il conclut qu'une telle fonction permet effectivement d'effectuer le choix parmi
les optima de Pareto : « Par conséquent, le choix d'une fonction de bien-être "résout" le
problème du choix du meilleur optimum de Pareto ».
Face à cette première modalité de choix de l'allocation à laquelle il convient que se situe
la société, il s'en présente potentiellement une seconde : le recours au marché. C'est ainsi que
Varían affirme qu'« il existe une voie complètement différente pour choisir l'allocation à
laquelle l'économie peut opérer : à savoir, utiliser le mécanisme de marché » (Varian, 1975).
Ensuite, cependant, il note que la valeur du panier de biens finals des individus dépend de
façon cruciale de la répartition initiale des dotations en biens (et en facteurs). D'où il tire le
commentaire suivant, qui ne sera pas sans nous rappeler l'objection essentielle que les
socialistes de marché, mais également Arrow, formulaient en l’encontre su fonctionnement
du marché.
« Dès lors, considérer que le marché "résout" le problème de la distribution de lui-même n’est
pas raisonnable. La distribution du marché dépend complètement de la distribution initiale
des ressources de l’économie » (Varian, 1975).
L'opposition entre fonction de bien-être social et marché n'est donc, en définitive, pas
intégralement recevable, et de fait Varian la rectifie en soulignant la différence suivante : alors
que la fonction de bien-être social permet de statuer sur la question de la justice de la
distribution, le mécanisme de marché, quant à lui, est sur ce point muet. Si l'on souhaite
recourir à ce mécanisme pour atteindre un état social final particulier, on reste en dernière

3
La solution de Nozick à cette question est basée sur la notion de Uclause lockéenne", laquelle d'ailleurs ne
convainc pas Varian.

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analyse confronté à la question du choix de la distribution initiale des ressources. Et il faut
bien se demander, comme le fait valoir Varian, « comment cette distribution doit-elle être
déterminée ? », puisque « l'équilibre de marché est complètement indéterminé tant que l’on
ne spécifie pas qui possède quoi au début » (Varian, 1975).
Varian présente alors une version du second théorème du bien-être qui inclut l'idée que
tout optimum de Pareto est le maximum d'une certaine fonction de bien-être social, de quoi
il déduit que le marché peut conduire, après application d'une redistribution initiale
appropriée, au maximum de n'importe quelle fonction de bien-être social. Il commente alors
le deuxième théorème du bien-être dans les termes suivants :
« Ce théorème est beaucoup plus profond [que le premier] : il établit que le mécanisme de
marché peut être utilisé pour atteindre n'importe quelle allocation efficace que la société
souhaiterait atteindre. » [Varian, 1975, p. 232].
Logiquement, Varian mentionne alors les socialistes de marché, dont il est clair qu'il
s'inspire ici. Lange et Lerner, rappelle-t-il, se sont inspirés de ce deuxième théorème du bien-
être : en substance, leur proposition consiste à s'appuyer sur le marché pour allouer la masse
des biens et des facteurs de façon efficace, et sur le gouvernement pour décider de l'allocation
initiale appropriée, c'est-à-dire équitable. Comme le décrit Varian :
« Au sein du mécanisme marchand, les prix ont deux rôles : un rôle d'allocation et un rôle de
distribution. [...] Il est parfaitement possible d'utiliser les prix pour l’allocation, et dans le
même temps baser la distribution sur des facteurs autres que le hasard aveugle de la
répartition initiale des dotations. »
Il reste alors à compléter les deux théorèmes par un critère distributif relatif à la
répartition initiale des ressources. Varian exclut alors le recours à une fonction de bien-être
social traditionnelle dans la mesure où il constate malheureusement que l'économie du bien-
être est elle-même trop arbitraire en ce sens qu’elle n'analyse pas la question normative de
base qui est celle du choix de la fonction de bien-être social.
L'écho aux problématiques relatives au caractère arbitraire de toute fonction de bien-
être social, et donc à la non-conformité de ce concept à l'éthique de la souveraineté du
consommateur, est ici évident. A vrai dire, seul le marché, lieu du respect de la souveraineté
des individus, peut légitimement être la source de jugements sur le bien-être social. Il faudrait
dès lors - et c'est précisément ce que va proposer ensuite Varian - mettre au jour un critère
de justice qui, en quelque sorte, "fonctionne" lui-même sur le marché. Dans cette perspective,
il va considérer une alternative à la théorie classique du bien-être. Cette alternative aboutit à
une réponse mieux déterminée à la question distributive, et relie également les critères
concernant la justice des états finaux à une procédure permettant d'atteindre des allocations
justes.
Les deux éléments constitutifs de la théorie de la justice distributive de Varian sont dès
lors les suivants. Le critère distributif sera l'absence d'envie, dont la qualité essentielle, comme
on le verra ci-dessous, est qu'il "provient des préférences individuelles", et qui est présenté, à

8
ce titre, comme mieux justifié - plus conforme à l'éthique individualiste - que le choix
nécessairement arbitraire d'une fonction de bien-être social. La procédure pour ses vertus
d'efficacité, certes, mais également parce qu'il participe, comme lieu d'expression des
préférences des consommateurs souverains, d'une forme de démocratie - telle que cette
notion est conçue selon l'éthique individualiste.

2. L’équilibre concurrentiel à revenus égaux


L'équilibre concurrentiel à revenus égaux repose donc sur les deux éléments suivants : un critère
statique d’évaluation de la distribution, l’absence d’envie, une procédure permettant de faire
converger la société vers un état social final, le mécanisme marchand. La présentation dans les détails
de ces deux éléments constitue la principale orientation de ce point.

Par essence, un critère statique de justice distributive doit répondre à la question simple suivante :
quelle est la bonne répartition d’un stock de ressource ou de biens quelconque ayant de la valeur. Il
s’agit de la question du partage. Varian souligne alors que, si l'on n'ajoute aucune autre indication aux
données du problème, les individus ont tous, a priori le même statut, chacun peut faire valoir le même
droit à obtenir une part des ressources. Varian parle de « symétrie ». Dans un tel contexte, aucun agent
n’est privilégié par rapport à un autre. La solution du programme ainsi proposé devra être aussi
symétrique.

Existence et inexistence d’une allocation juste

On se situe tout d’abord dans une économie d’échange, définie par un stock initial de biens.
Une distribution est symétrique si aucun agent n’en envie aucune autre, c'est-à-dire ne
préfèrerait consommer le panier d’aucun autre. Le critère de symétrie est donc l’absence
d’envie. En économie d’échange, il existe toujours au moins une répartition symétrique, qui
est celle dans laquelle chacun a les mêmes dotations : il est impossible à quiconque de préférer
le panier d’un autre au sien puisque tous les agents ont le même panier. Mais ces allocations
symétriques ne sont pas nécessairement efficientes, puisque les dotations ne sont pas
forcément adaptées aux préférences de chacun. L’égalité entendue comme identité des
paniers de biens de chacun conduit à une répartition inefficiente lorsque les goûts des agents
sont différents. Existe-t-il une allocation équitable, c'est-à-dire à la fois symétrique et
efficiente ? Dans une économie d’échange, la réponse est positive : l’équilibre concurrentiel
obtenu à partir de dotations initiales identiques est efficiente et symétrique.

Ainsi, on part de l’allocation dans laquelle toutes les ressources de l’économie sont divisées
en parts égales entre tous les agents : chaque agent disposant du même panier de bien que
chaque autre, de sorte que l’allocation est symétrique. Mais elle n’est pas efficiente si les
goûts des agents diffèrent. L’échange aux prix d’équilibre walrasiens conduit à une nouvelle
allocation, efficiente si les hypothèses du premier théorème du bien-être sont vérifiées et
symétrique. La démonstration se fait par l’absurde.

Démonstration :

Si l’équilibre concurrentiel n’est pas symétrique, cela signifie qu’un agent  en envie un autre
.  préfère le panier de  au sien. S’il ne l’a pas acquis, c’est donc qu’il ne le pouvait pas.

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Pourtant, les conditions du choix de  étaient exactement les mêmes que celles de  : ils
disposaient de mêmes ressources et pouvaient échanger aux mêmes prix (uniques), sans
contrainte en quantité. Il est donc impossible que  préfère le panier de  au sien.

Il n’est pas possible de généraliser le résultat obtenu en économie d’échange à une économie
de production. En effet, les conditions d’efficience imposent que les plus productifs travaillent
plus que les moins productifs. Cela parce que l’optimalité parétienne requiert que les
productivités marginales des agents soient égales, en dépit des différences de talents. Cela est
rendu possible par l’hypothèse de décroissance des productivités marginales du travail : plus
les agents travaillent, plus leur utilité marginale diminue. Pour que la productivité marginale
des « plus talentueux » soit égale à la productivité marginale des « moins talentueux », il faut
et il suffit que les premiers travaillent d’avantage que les seconds.

Ceci n’est pas en soi un problème. Dans une économie à deux biens (le temps et un bien de
consommation), les plus talentueux travaillent d’avantage et obtiennent aussi d’avantage de
bien. Le problème apparait si les plus talentueux sont aussi ceux qui ont la plus forte
préférence pour les loisirs relativement à la consommation. Alors, à l’équilibre, ils envient les
moins productifs qui travaillent moins et consomment moins. La contrainte introduite par
l’optimalité parétienne contredit le principe d’absence d’envie lorsque les plus productifs sont
aussi ceux qui ont la plus forte préférence pour le loisir. L’existence d’une allocation juste
(efficace et symétrique) n’est plus garantie.
Une telle perception de la justice plaide en faveur d’une redistribution de ressources
identiques pour tous les agents, à laquelle succèderait une réallocation marchande, à travers
une procédure de tâtonnement walrassien. La distribution égalitaire garantit la symétrie, la
réallocation marchande par une procédure walrassienne conserve la symétrie et conduit à
l’efficacité. Le critère d’absence d’envie permet ainsi aux économistes de se réapproprier la
question de la justice sociale, en défendant une égalité des ressources.
La symétrie en question, on le saisit, correspond à l'idée selon laquelle dans un
problème de partage de ce type, il faut adopter une solution qui respecte l’égalité des
individus. L’absence d’envie est la définition particulière permettant ce respect. Au lieu de
déduire du postulat d’égalité la nécessité d'égaliser les paniers de biens, ou encore d'égaliser
le niveau de bien-être des individus, l'absence d’envie formalise l'égalité en s’appuyant sur le
jugement que chaque individu, isolément, se fait lui-même de l'égalité de traitement.
Autrement dit, chaque individu doit, à l'aune de ses préférences subjectives de
consommateur, évaluer les paniers de biens de tous, et s'il préfère le sien à l'issue de cet
examen, alors il n'est pas envieux, et la théorie pose comme définition le fait qu'il s'estime
traité équitablement. Par définition également, si aucun individu n'est envieux, la théorie pose
que la répartition des biens est équitable.
Il reste à associer le critère d'équité à l'autre critère d'évaluation des états sociaux :
l'efficacité. La conjonction de ces deux propriétés définit chez Varían la « justice ». Cette

10
définition, et c'est là son grand mérite, est « basée sur les préférences des individus ». Comme
le synthétise Varian (1975) :
« Les propriétés d'équité et d'efficacité sont toutes deux désirables. Est- il possible de
trouver une allocation qui possède ces deux propriétés ? Une telle allocation sera appelée une
allocation juste. Remarquons que le concept de justice est tout à fait opérationnel : nous
n'avons pas postulé une hypothétique fonction de bien-être ni une hypothétique position
originelle. Au lieu de cela, nous avons fourni un critère simple basé sur les préférences des
individus, qui peut être utilisé pour déterminer une solution au problème de la division
équitable ».
L'allocation idéale, dans cette optique, est alors aisément identifiée : il s'agit de
l'équilibre concurrentiel à revenus égaux. Le mécanisme de marché, associé à l'hypothèse
d'égalité des dotations initiales, instaure les conditions d'une égalité des opportunités. Varian
va au-delà de cette définition formelle de la justice, il l'incarne en exposant les grandes lignes
d'une mise en pratique réelle de l'équilibre concurrentiel à revenus égaux. L'égalité initiale
des dotations en ressources prendrait alors la forme d'une redistribution des richesses
répétée à chaque fois que « débuterait » une nouvelle génération.
Grâce à cette redistribution, nous l'avons indiqué, chaque situation initiale sera sans
envie (donc équitable). Elle sera toutefois vraisemblablement inefficace. C'est alors
l'organisation intégrale des échanges par le mécanisme du marché concurrentiel qui permet
de remédier à cette inefficacité. Ainsi, c’est par le mécanisme de concurrence sur des marchés
parfaits, que se trouve incarnée l'égalité des opportunités, ce qui renvoie, à la notion de
démocratie entendue comme égale liberté de choix. Le résultat de cette organisation
marchande a été théoriquement démontré : il s'agira d'un état social final efficace (premier
théorème du bien-être) et équitable (absence d'envie préservée), c'est-à-dire juste.

3. La justice distributive selon la théorie économique parétienne


Nous voudrions, enfin, mettre en évidence l'ambition philosophique qui porte ce
modèle, qui va selon nous au-delà de la résolution technique d'un problème formel
d'indétermination. Encore une fois, il nous semble indispensable, pour appréhender cette
théorie de l'équité comme absence d'envie et plus généralement ce courant visant à intégrer
les problématiques de bien-être et de justice sociale au cœur du modèle de l'équilibre général,
d'en cerner les implications philosophiques. Le modèle de Varían nous apparaît ainsi comme
le point d'orgue d'une théorie normative fondamentalement basée sur le principe de la
souveraineté du consommateur, version - très spécifique - de la liberté individuelle pour les
théoriciens néoclassiques : seule une théorie de la justice respectant ce principe pouvait
trouver place au sein de la théorie néoclassique de l’équilibre général.
Socialisme et liberté
Aux yeux de Varían, la poursuite d'objectifs de justice distributive devient compatible
avec l'éthique individualiste, le respect de la liberté du consommateur souverain. En effet,
grâce au marché concurrentiel et à une redistribution initiale adéquate, il devient possible
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d'atteindre à la fois l'efficace et le juste, autrement dit, de choisir un optimum de Pareto
équitable : « De cette façon, l'état socialiste pouvait être assuré d'opérer de manière efficace,
quelle que soit la distribution désirée ».
Pour Varían, le terme « socialisme » renvoie clairement ici à l'idée de socialisme de
marché. Cette organisation socio-économique est basée, comme nous l'avons vu ci-dessus,
sur la liberté des échanges sur des marchés concurrentiels ; en s'appuyant sur les théorèmes
de l'économie du bien- être, elle se fonde sur la démonstration de ce que des individus libres
sont conduits vers un optimum de Pareto. En ajoutant que, pour une certaine distribution
initiale, l'équilibre concurrentiel atteint est également équitable, Varían parvient à montrer
que la poursuite de la justice sociale ne se fait pas nécessairement au détriment de la liberté
individuelle : sous certaines conditions, les individus libres sont conduits vers un état social
compatible avec un certain critère de justice sociale. C'est le principe de l'équilibre
concurrentiel à revenus égaux : avec une situation initiale correspondant à l'égalité des
dotations, le fonctionnement des marchés concurrentiels conduit les individus libres à
atteindre un état social final efficace au sens de Pareto et équitables au sens du critère
d’absence d’envie.
Ce constat permet à Varían de contrer l'objection principale des libéraux à l’encontre du
socialisme, ou plus généralement de la poursuite d’objectifs d’équité distributive. Cette étape
de l'argumentaire de Varian est pour notre propos d’une grande importance. À l'instar de
Nozick, les libéraux objectent en effet à la société socialiste l’absence de liberté qui est censé
la caractériser. Bien sûr, la conception que Nozick se fait du socialisme est loin de celle de
Varian, chez qui le socialisme est en fait une économie de marché soucieuse d'atteindre une
forme de justice sociale. Pour Nozick, le socialisme correspond nécessairement à une société
dirigée de façon autoritaire par un gouvernement central, d'où la liberté individuelle est
bannie au nom de la poursuite d'objectifs prétendument communs comme l'intérêt général
ou la justice sociale. Dans une telle société seraient interdits ce que Nozick se plaît à nommer
des « actes capitalistes entre adultes consentants », à savoir des échanges mutuellement
avantageux.
Pour Varian, une économie de marchés concurrentiels peut conduire les individus libres
vers l'efficacité et la justice sociale. Voilà, nous semble-t-il, l'expression la plus ramassée et la
plus parlante de la philosophie politique parétienne. Une philosophie selon laquelle le marché
sert la démocratie parce qu'il est le lieu de la liberté de choix des consommateurs souverains,
c’est à dire non contraints, ou encore libres. L'efficacité au sens de Pareto est d'abord au
service de cette liberté et, comme on l’a vu, le cadre de l'équilibre général des marchés
concurrentiels est le lieu d'expression de la subjectivité d'individus autonomes. Il manquait à
cette construction une détermination convaincante de la juste distribution, mais la théorie
parétienne affirme qu'une fois qu'on l'aura, la procédure marchande nous permettra de
l'atteindre dans le plus total respect de l'éthique individualiste, celle de la souveraineté du
consommateur. C'est grâce au concept d’équilibre concurrentiel à revenus égaux, qui s’appuie
sur le critère d’absence d’envie comme critère individualiste de la justice, qu’est trouvé ce

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chaînon manquant. Alors se trouve entièrement mise au jour, la philosophie politique de la
théorie économique néoclassique.
La théorie néoclassique de la justice
Si nécessaire, on achèvera de convaincre de la portée de l'ambition philosophique qui
anime Varían en rapportant la manière avec laquelle il introduit sa théorie de l'équité comme
absence d’envie et le concept d'équilibre concurrentiel à revenus égaux qui en constitue le
résultat central.
La vocation de la théorie de l'équité comme absence d'envie ne saurait être exposée
avec plus de clarté. Les théories concurrentes sont désignées. L'utilitarisme, d'abord, et avec
lui l'économie du bien-être traditionnelle, celle qui se base sur une fonction de bien-être social
« arbitraire » pour évaluer les mérites normatifs des états sociaux. C'est tout l'enjeu du rejet
de la fonction de bien-être social, du spectateur impartial, du procédé même de définition
d'un bien-être social amalgamant les préférences individuelles et niant ce faisant leur
originalité et le respect qui lui est dû. La théorie de la justice de Rawls, ensuite, est également
écartée. Là encore, et les termes de Varian sont explicites, il y a derrière Rawls la tradition
« contractualiste » qui démarre avec Rousseau. Par extension, nous suggérons qu'il y a aussi
la volonté générale, expression despotique d'un jugement transcendant les préférences
individuelles. La circonspection entourant chez Varian le voile d'ignorance peut être lue
comme une réticence forte en ce sens. Bref, ce sont bien toutes les figures prestigieuses de la
philosophie politique idéaliste qui sont ici visées, et la théorie de Varian, qui associe le critère
d'absence d'envie au résultat de l'équilibre concurrentiel à revenus égaux, se pose
explicitement en alternative à celles-ci : elle fournira la réponse à la question du bien- être
social conforme à l'éthique individualiste, celle de la souveraineté des préférences du
consommateur.
En définitive, il nous apparaît que l'équilibre concurrentiel à revenus égaux constitue
l’achèvement de la quête des auteurs parétiens : intégrer une analyse de la justice sociale
dans le modèle de l'équilibre général. Avec cette solution, c'est, d'une certaine manière, la
théorie économique elle-même, avec son cadre d'analyse - celui de l'équilibre général
concurrentiel - et ses jugements de valeur - la liberté de choix du consommateur souverain -,
qui constitue une théorie de philosophie politique au sens fort du terme, se présentant
comme alternative à l'utilitarisme et au contrat social. Se trouve bel et bien dévoilée par
Varian la « théorie économique de la justice », c'est-à-dire la réponse typique de la théorie
économique néoclassique à la question de justice sociale.
L’équilibre concurrentiel à revenus égaux constitue à notre sens, au-delà de la preuve de
l'existence d'au moins une allocation juste, l'archétype de la conception de la justice sociale
chez les économistes néoclassiques.

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Partie 2 La justice au-delà du marché : un statut en construction
Cette partie s’organise autour de deux chapitres. Le premier chapitre s’oriente vers
L’égalité des ressources versus l’égalité des domaines de choix. La perception de la justice dans
cette perspective permet de traiter dans un premier temps l’Egalité des ressources : John
Rawls (1971) : la notion d’équité est différente de celle proposée par Foley. Expliquer le
principe élaboré par Rawls (les économistes se sont attardés sur le maximin). Pourtant la
perception dominante de Rawls est l’égalisation des biens premiers (égalité des ressources).
Puis dans un second temps l’Egalisation des domaines de choix (Sen, Roemer, Anerson..).
Ronald Dworkin qui dans son ouvrage (Taking Rights seriously) prolonge l’analyse de Sen en
proposant l’égalisation des biens premiers étendus. Par la suite, La justice comme légitimité
permet de traiter la perception de la justice chez Nozick : entrevoir la manière dont on devient
propriétaire d’un bien : Si le bien n’appartenait à personne avant, on est légitimement
propriétaire, Si le bien est transféré librement, on en est légitiment propriétaire, Principe de
réparation au cas où le second principe est mal appliqué. L’état minimal est préconisé.

Chapitre 3 L’égalité des ressources versus l’égalité des domaines de choix

Pour éléments de ce chapitre, Confère


Denis Maguain (2002) Les théories de la justice distributive post-rawlsiennes: Une revue de la
littérature, Revue économique, Vol. 53, No. 2, pp. 165-199

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Chapitre 4 La justice comme légitimité
On justifie souvent l’extension de l’État à toutes les sphères de la société par le fait qu’il
serait le meilleur instrument pour atteindre une justice distributive. C’est notamment
l’argument de John Rawls, professeur de philosophie à Harvard et auteur d’un livre qui a fait
l’objet d'un large débat parmi les philosophes, économistes et sociologues : Théorie de la
justice. Nous avons vu dans un premier temps comment Nozick avait entrepris de réfuter cette
justification en montrant qu’il s’agissait d’une forme de condamnation aux travaux forcés, ce
que Bastiat avait appelé « spoliation légale ». Il reste à voir comment :
• il établit une nouvelle théorie de la justice distributive,
• il plaide pour un État minimal, celui dont les pouvoirs plus étendus ne peuvent être
justifiés.

I. Une nouvelle théorie de la justice distributive


Selon Nozick, traiter les individus comme des « fins en soi » consiste à reconnaître en
chacun le seul propriétaire légitime de lui-même, de ses capacités, ainsi que des biens qu’il
possède grâce à ses capacités et à son travail. La répartition des choses produites par le moyen
de nos talents constitue une violation de notre personne. Cela ne signifie pas que la
redistribution est impossible par principe, mais qu'elle est subordonnée au primat de la
volonté individuelle.
Ainsi, nous ne sommes pas dans la position d’enfants à qui des parts de gâteau ont été
données par quelqu’un qui, au dernier moment, réajuste le découpage du gâteau pour
corriger un découpage approximatif. Il n’y a pas de distribution centrale, il n’existe personne
ni aucun groupe habilité à contrôler toutes les ressources et décidant de façon conjointe de la
façon dont ces ressources doivent être distribuées. La question centrale, au cœur du débat
avec Rawls est donc la suivante : Peut-on redistribuer un bien sans tenir compte de qui l’a
produit ?
En réalité les ressources appartiennent déjà toujours à quelqu’un et elles sont issues
d’une distribution antérieure dont on peut juger la légitimité. C’est pourquoi, pour juger de la
légitimité d’une possession, il faut faire son histoire et se demander dans quelles conditions
elle a été acquise. De même, la pauvreté doit être jugée en fonction de son origine : spoliation,
imprévoyance, incapacité ?
Ce que chacun possède, il l’a obtenu à la suite d’une transaction. Une distribution est
juste si elle naît d’une autre distribution juste grâce à des moyens légitimes. Le principe achevé
de la justice distributive dirait simplement qu’une distribution est juste si tout le monde est
habilité à la possession des objets qu’il possède. Cette théorie de la justice s’énonce à travers
trois principes :

15
• Principe de justice dans les acquisitions : le fait de posséder un bien est juste si ce bien
a été acquis par le travail, par un don ou par un échange marchand.
• Principe de la justice dans les transferts : un échange est juste s’il est libre et s’il est
fondé sur des règles connues et admises par tous.
• Principe de correction des injustices passées : ce principe s’applique quand un des
deux principes de base a été violé. Par exemple, l'indemnisation des victimes d'actes
criminels. Ce principe nous rappelle le principe de compensation de la théorie de la
justice dans le marché face aux limites de l’optimum de Pareto lorsqu’on fait
l’hypothèse d’absence d’envie.
Pour savoir à qui appartient légitimement un bien, il suffit de s'intéresser aux modalités
de son acquisition. La répartition des biens est juste si chaque personne a droit aux siens.
Une illustration : la fortune de la star du baskett Wilt Chamberlain est-elle injuste ?
Dans Anarchie, État et Utopie, Nozickimagine que Wilt Chamberlain (star américaine de
la NBA dans les années 1970, mort en 1999) négocie un contrat tel que chaque personne
donne 25 cents de plus pour assister à ses matchs. Si un million de spectateurs se déplacent
pour le voir jouer, Chamberlain aura donc gagné 250 000$ de plus que n’importe quel autre
joueur de la NBA. La nouvelle répartition des biens qui fait de Chamberlain un homme riche
est-elle injuste ? Non, répond Nozick, car elle résulte de transferts librement consentis. « La
question de savoir si une distribution est juste dépend de la façon dont elle née. »
La justice ne réside donc pas dans le résultat de l’échange, mais dans le respect des
droits de propriétés et des contrats librement passés entre les individus. « Toute chose qui
naît d'une situation juste, à laquelle on est arrivé par des démarches justes, est elle-même
juste ».
Soit D1 : une distribution égalitaire de biens et D2 : une nouvelle distribution qui résulte
d’un échange de biens. Si D1 est juste et si D2 est le produit d’un consentement, alors D2 est
juste.
Ce qui fait la justice dans la possession d’un bien, c’est la manière dont il a été acquis au
cours d’une histoire. « Quiconque a fabriqué un objet, écrit Nozick, l’a acheté ou a établi un
contrat pour toute autre ressource (…) a des droits sur lui. Les choses viennent au monde déjà
rattachées à des gens ayant des droits sur elles. »

II. Plaidoyer pour l’État minimal


Quelle place les droits de l’individu laissent-ils à l’État ? Un État d’anarchie, un État de
nature, un État minimal, ou un État redistributeur ?
Présentation générale

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Si les individus ont des droits, et s’il est des choses qu’aucune personne, ni aucun
groupe, ne peut leur faire (sans enfreindre leurs droits), il faut logiquement soutenir l’idée
d’un État minimal « qui se limite à des fonctions étroites de protection contre la force, le vol,
la fraude, à l’application des contrats, et ainsi de suite. » L'État n'est justifié, selon Nozick, que
s'il est strictement limité à ses fonctions essentielles de protection des droits individuels et
des contrats. Toute activité plus étendue, démontre l'auteur, viole inéluctablement les droits
de l'individu. Et ce constat a une conséquence fondamentale : « L'État ne peut employer son
appareil de contrainte afin d'amener certains citoyens à aider les autres ni pour interdire des
activités à certaines personnes, dans leur bien ou afin de les protéger ».
Se fondant sur la philosophie aristotélicienne, les penseurs dits
« communautariens », Alasdair Mac Intyre ou Michael Sandel, ont contribué au débat critique
autour de l'œuvre de Rawls. Selon eux, l’individu n’est pas un "soi" vide et indéterminé, une
pure liberté. Il est incarné dans un certain nombre de structures biologiques, sociales et
morales, il a une nature qui se manifeste par des dispositions spécifiques. Il leur paraît donc
nécessaire de réactiver la conception aristotélicienne de l’homme comme animal politique,
qui ne peut réaliser sa nature humaine qu’au sein de la société. Par ailleurs,
les communautariens rappellent justement, contre Rawls, que la société ne peut reposer
uniquement sur des principes juridiques et contractuels mais qu’elle a besoin pour vivre de
valeurs morales partagées et de traditions culturelles communes.
De son côté, Nozick a souligné que sa vision de l'État minimal était compatible avec
l'existence de petites communautés fondées sur différentes théories de la justice. Un groupe
qui souhaiterait former une communauté socialiste régie par une théorie égalitaire serait libre
de le faire, tant qu'il ne force pas les autres à rejoindre sa communauté. En effet, chaque
groupe a la même liberté de réaliser sa propre idée d'une bonne société. De cette façon,
selon Nozick, l'État minimal constitue un « cadre d'utopie »
Discussion des occurrences de justice de l’Etat minimal
D'un point de vue libéral, le problème des critiques spontanéistes ou contractualistes
de l'anarcho-capitalisme est qu'elles ne s'arrêtent pas nécessairement au seuil de l'État
minimal. Du reste, à défaut de la chimérique unanimité, même l'État minimal semble violer
les droits d'au moins la minorité anarchiste qui le rejette. La critique nozickienne de l'anarcho-
capitalisme veut résoudre ce dilemme. D'un point de vue anarchiste-libéral, Robert Nozick
soutient qu'un État minimal est nécessaire pour protéger les droits individuels absolus et que,
ce faisant, il ne viole lui-même aucun droit; et que seul l'État minimal est légitime.

Selon la définition de Nozick, deux conditions sont nécessaires à l'existence de l'État:


• qu'il détienne un monopole de facto sur l'emploi ou l'autorisation de l'emploi de
la force dans un territoire donné;
• qu'il fournisse une protection à tous les habitants de ce territoire.

17
La première condition, le monopole de facto, définit l'« État ultraminimal »;
conformément à la conception anthropologique mais contrairement à la condition
weberienne, l'État ne réclame pas un monopole de justice, il ne fait qu'exercer un monopole
de fait. Conjuguée à la première, la deuxième condition, la protection universelle, définit «
l'État minimal ».
Dans l'état de nature lockéen, les individus ont des droits que chacun peut légitimement
faire respecter et défendre. Les individus ont le droit d'utiliser la force pour repousser les
agressions et imposer des sanctions – dédommagement et punition – aux criminels qui ont
violé leurs droits. Des individus choisiront de s'associer en associations mutuelles de
protection. Vu les avantages de la spécialisation et de la division du travail, plusieurs
embaucheront des protecteurs professionnels (policiers et juges). Des entrepreneurs créeront
des agences de sécurité spécialisées. Ces agences essaieront de minimiser les conflits entre
elles et des processus d'arbitrage s'institutionnaliseront. Murray Rothbard, David Friedman,
Morris et Linda Tannehill ont expliqué comment se développerait un marché diversifié de la
sécurité.

La différence chez Nozick est que – à l'instar de Molinari – il croit que la sécurité représente
un monopole naturel, que l'État offre des économies d'échelle. Malgré leurs précautions, les
agences de protection en viendront assez souvent aux mains. Ou bien une agence donnée
gagne les batailles plus fréquemment que les autres, et il est dans l'intérêt des non-clients de
transférer leur clientèle à ce fournisseur plus efficace. Ou bien plusieurs agences sont
régulièrement victorieuses chacune dans un territoire situé dans un certain rayon autour de
son centre de gravité, ce qui lui vaudra la clientèle des individus habitant le territoire
efficacement protégé. Ou bien, dernière possibilité, plusieurs agences de puissance
équivalente dans un même territoire gagnent les combats à tour de rôle, et elles auront
intérêt, afin de minimiser leurs coûts, à s'entendre sur une procédure d'arbitrage qui les
mènera à une sorte de fédéralisme. D'une manière ou d'une autre, à cause de la nature
spéciale et conflictuelle du bien qu'est la sécurité, on aura abouti à une agence ou fédération
dominante dans un territoire donné, à un monopole naturel de facto .
À cause de la puissance de l'agence de protection dominante, personne ne peut utiliser
impunément la force sans son autorisation au moins tacite. L'agence dominante correspond
bien à un État ultraminimal produit par un processus de main invisible apparemment sans
violer les droits de quiconque. Contrairement à ce que croyait Locke, il n'est pas besoin de
contrat pour créer l'État.
La transgression du domaine protégé de l'individu sans son consentement –
transgression par l'imposition d'une obligation positive ou par la prohibition d'une activité
pacifique – peut être soit interdite sans réserve, soit permise sous réserve d'un
dédommagement post factum versé au transgressé par le transgresseur. Poser qu'il est
interdit de transgresser le domaine des droits individuels signifie que celui qui s'en rend
coupable (en volant la propriété ou en agressant la personne) subira une punition en plus

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d'être obligé de dédommager sa victime (ou ses ayants droit) pour le tort causé. Notons qu'il
est toujours loisible à un individu de céder ou vendre librement à autrui le droit de pénétrer
dans son domaine privé, le prix de la transgression étant alors déterminé par une négociation
et un consentement préalables à l'acte.
On ne peut pas permettre, de manière générale, les transgressions sous réserve de
dédommagement après le fait et ce, pour des raisons reliées au concept même de droits
individuels. Permettre aux gens d'utiliser quelqu'un contre sa volonté quitte à lui verser
ensuite un dédommagement violerait ouvertement l'impératif catégorique de Kant. Du reste,
l'existence même d'une telle situation engendrerait une crainte diffuse pour laquelle
personne ne serait dédommagé. Certaines transgressions des frontières individuelles, par
exemple celles qui se soldent par la mort ou par l'humiliation, ne se prêtent à aucun
dédommagement complet (qui ramènerait les victimes sur la même courbe d'indifférence,
c'est-à-dire au même niveau de satisfaction qu'auparavant).
Même quand un dédommagement complet est possible, comment savoir que le
transgresseur sera capable de le payer? En vérité, même un dédommagement complet ne
suffira pas puisqu'il reviendrait à accorder tous les avantages de l'« échange » au
transgresseur, ce qui est aux antipodes de la notion de droits individuels. Ce qui est requis
pour réparer une transgression des frontières individuelles est le dédommagement du
marché, c'est-à-dire le montant qu'aurait accepté la victime si on avait dû la persuader de
céder librement l'exercice de ses droits. Or le dédommagement à la valeur du marché ne peut
être déterminé que par une entente préalable entre les deux parties, il est impossible à fixer
après le fait. Enfin, l'interdiction des transgressions est inséparable de la notion de droits
individuels inviolables ne serait-ce que parce qu'au moins une action doit demeurer
strictement interdite, soit celle de transgresser les frontières individuelles sans dédommager
les agressés.
Selon Nozick, il existe toutefois des situations où, plutôt que l'interdiction des
transgressions sauf consentement libre de la personne affectée, on peut justifier la
transgression des frontières individuelles sous réserve de dédommagement de la victime
après le fait. Ces situations se caractérisent par la présence de risque et de crainte d'une part,
et d'échanges improductifs d'autre part. Premièrement, certaines actions risquées, des
agressions aléatoires par exemple, engendreront une crainte générale pour laquelle ne seront
pas dédommagés les individus qui auront eu peur sans être victimes de transgression.
Deuxièmement, dans certains cas, il sera légitime qu'un individu victime d'une
transgression ne soit replacé que sur la courbe d'indifférence qu'il occupait auparavant, qu'il
n'y gagne pas d'avantages, qu'il ne soit dédommagé que pour les inconvénients que la
prohibition lui cause. Tombent dans ce domaine tous les « échanges improductifs », ces
propositions comme le chantage (ou les risques et craintes diffus imposés à tous) dont on peut
dire que leur destinataire serait mieux si le proposeur n'existait tout simplement pas.

19
Quand ces conditions sont remplies, on peut légitimement transgresser les frontières
individuelles en prohibant les actions en cause. Il est alors légitime d'interdire. Interdire
d'interdire n'est plus la seule solution en droit naturel. Mais ceux qui profitent de la prohibition
doivent dédommager ceux qui en souffrent. On peut prohiber les échanges improductifs et
les activités risquées (qui, pour les victimes du risque, constituent une forme d'échange
improductif) pourvu que l'on soit prêt à compenser les inconvénients que cela impose aux
victimes de la prohibition. Ainsi, un épileptique banni de la route doit être dédommagé pour
les inconvénients que lui cause la prohibition de conduire une voiture. De même, en principe,
celui qui s'amuserait à jouer à la roulette russe avec les passants, bien que, en pratique, les
inconvénients qui lui sont imposés dans ce cas sont vraisemblablement insignifiants. Quant à
celui qui ne tirerait de satisfaction que de l'abstention d'une action menaçante contre autrui,
l'échange qu'il impose est improductif et il peut être interdit sans inconvénient par rapport à
la situation antérieure.
Il est donc légitime de prohiber certaines actions (transgresser les frontières
individuelles des victimes de la prohibition) sous réserve de compensation ultérieure. Le
principe de compensation de Nozick énonce que « ceux qui imposent une prohibition
d'activités risquées [doivent] dédommager ceux qui sont défavorisés par l'interdiction pour
eux de mener ces activités risquées ».
Les procédures incertaines d'appréhension et de jugement des suspects ainsi que de
punition des coupables par un individu ou son agence de protection comptent parmi les
activités risquées qui engendreraient une crainte généralisée contre laquelle tout individu a
le droit de se protéger. Les individus et leurs agences de protection peuvent exiger de n'être
pas soumis à des procédures de justice qui ne respectent pas certains critères d'objectivité et
de fiabilité. Bien que ces droits procéduraux soient l'apanage de tous les individus, seule
l'agence dominante réussira, grâce à son monopole de facto, à faire respecter l'interdiction
d'utiliser des procédures de justice non approuvées par elle.
Nozick insiste sur le fait que l'agence dominante ne réclame aucun droit exclusif, aucun
privilège monopolistique. Elle ne peut légitimement réclamer le monopole du jugement des
suspects ou de la punition des criminels, puisqu'aucun individu ne possède ce droit. Du reste,
elle ne peut intervenir dans les conflits qui n'impliquent aucun de ses clients. L'agence
dominante annonce seulement qu'elle punira quiconque utilisera contre un de ses clients une
procédure qu'elle juge injuste ou dangereuse, comme pourrait légitimement le faire n'importe
quel individu en regard de toute action risquée. La seule différence entre cette annonce faite
par un individu ou une agence quelconque et par l'agence dominante est que celle-ci, à cause
de son monopole de facto, a le pouvoir de faire respecter ses exigences procédurales.
Les indépendants (petites agences et individus non clients de l'agence dominante)
peuvent continuer de faire respecter eux-mêmes leurs droits, bien qu'ils doivent se soumettre
à des procédures approuvées par l'agence dominante. Ils sont ainsi désavantagés par la
prohibition d'utiliser les procédures de justice qu'ils préfèrent, notamment à cause des coûts
élevés des procédures plus sûres ou plus complexes mandatés par l'agence dominante. Le

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principe de compensation énoncé plus haut oblige moralement l'agence dominante à
dédommager les victimes indépendantes de cette prohibition, en leur offrant un
dédommagement équivalent à la différence entre le coût antérieur et le coût actuel de leur
protection étant donné les exigences procédurales qu'elle impose. L'agence dominante paiera
ce dédommagement si tant est qu'elle respecte les droits individuels, ce qui est probable dans
un état de nature lockéen. Nozick soutient que la manière la moins coûteuse de verser ce
dédommagement aux indépendants consiste pour l'agence dominante à leur fournir une
protection gratuite dans l'éventualité de conflits avec ses clients.
Presque tous les individus auraient intérêt à devenir clients de l'agence dominante d'un
territoire donné. Les autres bénéficieraient gratuitement de sa protection mais seulement
contre ses clients. À moins d'y renoncer, ces indépendants verraient donc une partie de leur
sécurité financée par les clients réguliers de l'agence dominante. Cet élément de protection
universelle redistributive (bien qu'il s'agisse d'une redistribution non intentionnelle, indirecte)
fait passer l'agence dominante de l'État ultraminimal à l'État minimal.
Le processus d'émergence de l'État se présente donc comme suit. Première étape: de la
concurrence des agences de protection sur le marché, une agence dominante ou État
ultraminimal émerge par un processus spontané, sans violer les droits de quiconque et sans
besoin de contrat social. Deuxième étape: le principe de compensation oblige moralement
l'État ultraminimal à se transformer en État minimal en offrant une protection gratuite à ceux
qui sont désavantagés par son monopole de facto sur les procédures de justice.
Puisque le processus ne pourrait continuer au-delà de l'État minimal sans violer des
droits individuels, aucun État plus étendu que cet État minimal n'est justifié. Sa fonction est,
en quelque sorte, de protéger l'anarchie. Dans une société où les droits individuels
fondamentaux sont protégés, où le cadre anarcho-capitaliste est maintenu par la force de
l'État minimal, les individus peuvent former des associations ou des communautés
particulières où ils se soumettent à n'importe quelle règle acceptée au départ. L'anarchie
permet la soumission volontaire à l'autorité pour ceux qui le désirent; la liberté permet la non-
liberté. C'est l'Utopie libertarienne de Nozick.

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