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John Stuart Mill ou la critique de la raison démocratique

Chapter · March 2009

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1 author:

Patrick Savidan
Université Panthéon-Assas Paris 2
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Dossier : ga306368_3b2 Document : Consideration_gouvern
Date : 29/9/2009 13h37 Page 7/350

JOHN STUART MILL

CONSIDÉRATIONS
SUR LE
GOUVERNEMENT
REPRÉSENTATIF
Traduit de l'anglais, présenté et annoté
par Patrick Savidan

Ouvrage traduit avec le concours du Centre national du livre

GALLIMARD
Dossier : ga306368_3b2 Document : Consideration_gouvern
Date : 29/9/2009 13h37 Page 8/350

Titre original :
CONSIDERATIONS ON REPRESENTATIVE GOVERNMENT

© Éditions Gallimard, 2009, pour la traduction française.


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INTRODUCTION

John Stuart Mill


ou La critique de la raison démocratique

S'agissant de la démocratie, nous pourrions dire de John


Stuart Mill que, avant même d'y être pleinement arrivé, il
en était déjà en partie revenu. À l'instar d'Alexis de
Tocqueville, il épouse le mouvement de la démocratisation,
il le devance même intellectuellement et cherche à lui frayer
un chemin institutionnel. Mais s'il s'engage résolument dans
une telle voie, c'est aussi avec le souci constant d'en modé-
rer les tendances les plus radicales. Nous n'irions pas jus-
qu'à dire de John Stuart Mill qu'il pensa en quelque sorte la
démocratie à reculons, mais il y a bien, dans sa démarche,
une attention scrupuleuse et opiniâtre portée aux mille et
une façons de réaliser de la manière la plus achevée la
démocratie populaire, sans renoncer aux droits et aux préro-
gatives de la compétence, dont il ne conçoit jamais qu'elle
puisse être unanimement partagée. Ce faisant, Mill pose très
clairement le problème auquel travaille encore aujourd'hui
la théorie politique la plus contemporaine, lorsque celle-ci
interroge les normes, les conditions et les outils de la parti-
cipation et de la délibération collective, afin de renforcer
voire restaurer la légitimité de l'autorité démocratique. Pour
lui, l'articulation des principes de participation populaire et
de compétence, qui traversait en France, à la même époque,
les débats sur l'extension du droit de suffrage, impliquait de
tourner le dos à l'idéal politique de « démocratie pure » qui
fut initialement le sien, au bénéfice d'une « forme atténuée de

I
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celle-ci 1 ». Ainsi les Considérations sur le gouvernement repré-


sentatif, dont la première édition fut publiée en 1861, ne
témoignent-elles pas seulement d'un état de la discussion à un
moment où était centrale la question de la bonne représentation
du peuple, mais elles constituent encore une contribution
majeure de philosophie et de théorie des institutions démocra-
tiques. Nous ne poserions certes plus certains problèmes dans
les termes que choisit Mill, mais son analyse reste pénétrante et
son actualité si évidente qu'elle en est déconcertante parfois.
L'ouvrage nous offre l'exemple d'une pensée exigeante, pré-
cise, clinique, qui s'affronte au difficile problème de l'institu-
tionnalisation des principes démocratiques, en prenant comme
fil conducteur cette question éminemment classique en philoso-
phie politique : quelle est la meilleure forme de gouvernement ?
Mais, par-delà la permanence d'une telle interrogation, il nous
permet aussi de voir une intelligence, parmi les plus affûtées et
les mieux informées de son temps, portée par un sens aigu des
proportions sociales, en découdre méthodiquement avec une
question qui connaît alors un moment de condensation institu-
tionnelle et intellectuelle intense, moment dont sortiront les
principes qui structurent encore aujourd'hui une part essentielle
de l'expérience démocratique. Par un effet de miroir, elle nous
offre ainsi la possibilité de mieux définir les spécificités de nos
propres attentes en matière de démocratie.
Lorsque John Stuart Mill rédige cet ouvrage, c'est un philo-
sophe parvenu à maturité. Il a conquis sa pleine liberté à l'égard
du mouvement intellectuel et politique des radicaux au sein
duquel il fit ses premières armes. Sa philosophie a acquis sa
couleur distinctive ; elle est identifiée en tant que telle. La diver-
sité et l'acuité sereine de ses travaux en philosophie morale, en
économie, en histoire, en théorie de la connaissance, en philoso-

1. John Stuart Mill, Autobiographie, trad. fr. G. Villeneuve, Paris, Aubier,


1993, pp. 167-168. Nous serons amenés à citer souvent cet ouvrage. Concer-
nant son statut, voir William Thomas, « John Stuart Mill and the Uses of
Autobiography », History, vol. 56, 1971, pp. 341-359 ; Eldon Eisenach,
« Mill's Autobiography as Political Theory », History of Political Thought,
vol. 8, n° 1, printemps 1987, pp. 11-29.

II
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phie sociale et politique, lui ont déjà valu d'être reconnu comme
une figure majeure sur la scène intellectuelle.
Mais John Stuart Mill n'est pas que philosophe. C'est aussi
un commentateur actif et avisé de la vie sociale et politique de
son pays, ainsi que des grands événements qui agitent le
monde — en témoignent la masse et la diversité de ses contri-
butions à de nombreux journaux d'opinion 1. Et c'est en même
temps un haut fonctionnaire qui, au terme d'une carrière longue
et bien remplie, finit par se voir confier les plus hautes respon-
sabilités dans l'administration de la Compagnie des Indes,
occupant ainsi ultimement le poste qui fut également celui de
son père, James Mill. Mais si John Stuart Mill n'est pas que
philosophe, il n'est pas non plus qu'un philosophe « engagé »
ayant assumé de hautes responsabilités administratives. Il allait
aussi devenir, à l'image de Tocqueville, un acteur politique
influent. Ses succès réels furent certes très relatifs. Porté au
Parlement en 1865, il n'obtint pas sa réélection trois ans plus
tard. Il fut toutefois élu dans des termes qui lui convenaient 2 et
profita de son mandat pour défendre notamment, avec vigueur
et constance, le droit de vote des femmes. À son échec dans la
promotion du principe de représentation proportionnelle, ont
ainsi répondu ses succès dans l'avancement de cette cause élec-
torale 3. L'expérience politique ainsi acquise contribua à

1. Ses articles occupent à eux seuls les volumes XXII à XXV des Collected
Works, J.M. Robson (ed.), University of Toronto Press. Notons au passage que
cette édition de référence (33 volumes au total) est désormais intégralement
consultable sur le site internet américain The Online Library of Liberty.
2. Nous reviendrons sur ce point mais précisons d'ores et déjà que Mill
était de l'avis qu'il importait pour assurer l'indépendance des membres du
Parlement que les candidats ne fassent pas campagne et n'engagent pas de frais
personnels. Par ailleurs Mill prit soin d'être clair sur la manière de concevoir sa
mission ; en réponse à ceux qui sollicitèrent sa candidature, il précisa qu'il ne
pourrait pas s'occuper de leurs problèmes locaux et qu'il ne pourrait jamais
défendre que ses propres idées (Autobiographie, op. cit., pp. 229-231).
3. Voir Autobiographie, op. cit., p. 244 : « À cette affirmation de mes
opinions sur la représentation proportionnelle on ne peut attribuer le moindre
résultat considérable ou tangible. Il en alla autrement avec mon autre motion,
introduite sous forme d'un amendement au Reform Bill [de 1867] et qui fut de
loin le plus important, peut-être le seul, service public que j'aie accompli en
tant que député. »

III
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enrichir une palette déjà extraordinairement vaste d'expé-


riences et conforta une réflexion sur les pratiques politiques
dont les Considérations sur le gouvernement représentatif
montrent bien dans quel esprit il les abordait.
Cet ouvrage a longtemps été négligé. S'il fut rapidement mis
à la disposition du public français (1862) par son traducteur
attitré, Charles Dupont-White (1807-1878), l'ouvrage n'a
cependant pas été réédité en France depuis sa troisième édition
en 1877. Alors que les livres de Mill consacrés à la liberté et à
l'utilitarisme se sont très vite et durablement imposés comme
de véritables classiques en philosophie, sa contribution spéci-
fique à la théorie du gouvernement moderne n'obtint jamais
vraiment un tel statut. Quand on n'y a pas simplement vu les
réflexions un peu élaborées d'un homme politique, il est arrivé
que l'on se contente tout simplement de la juger négligeable au
regard de l'œuvre de Mill prise dans son ensemble 1. Rien ne
paraît justifier de tels jugements. Mill fait certes remarquer dans
sa préface que l'ouvrage ne comprend pas d'idées fondamenta-
lement nouvelles. Il faut toutefois se garder d'accorder trop
d'importance à un tel propos. L'essentiel réside en effet dans
l'ambition systématique dont procède l'ouvrage et dans le sens
général que cela confère à chacune des idées qui s'y trouvent
mobilisées.
L'objectif de Mill était bien de présenter une « théorie »
complète de la « constitution populaire », celle, en d'autres
termes, du meilleur gouvernement démocratique. Alors qu'en
Angleterre la réforme du Parlement était à l'ordre du jour et
que se préparait l'importante réforme de 1867 qui allait défini-
tivement fixer la forme de la démocratie anglaise et ouvrir la
voie au suffrage universel 2, son projet était bien de rassembler

1. Pour une synthèse utile de l'histoire de cette non-réception et une


réévaluation de l'œuvre, voir l'ouvrage classique de Dennis F. Thompson,
John Stuart Mill and Representative Government, Princeton, Princeton Uni-
versity Press, 1976.
2. Pour une présentation de la réforme de 1867, replacée dans l'histoire des
réformes démocratiques au XIXe siècle en Angleterre, voir l'article de Gertrude
Himmelfarb, « The Politics of Democracy: The English Reform Act of 1867 »,
The Journal of British Studies, vol. 6, n° 1, nov. 1996, pp. 97-138. Celui-ci fait

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dans un même volume et, à cette occasion, de mettre en cohé-


rence les diverses dimensions de sa pensée sur cette question
importante qu'enveloppait encore selon lui une trop grande
obscurité et qui souffrait d'être abordée trop souvent de
manière unilatérale et trop générale.

Tocqueville et Mill

Pour comprendre le sens de la démarche de Mill, il peut


être utile de souligner le lien qui la rattache à l'œuvre de
Tocqueville. Mill était un lecteur assidu et réfléchi de ce der-
nier. Il entretint avec lui une correspondance durable et consa-
cra deux longues recensions à ses ouvrages sur La Démocratie
en Amérique 1. Ces deux auteurs avaient en fait en commun
une capacité à combiner une forme de radicalité intellectuelle
et un sens très affirmé de la mesure, ainsi que le sentiment
d'être les libres interprètes de processus moraux, politiques et
sociaux qui n'étaient encore que les prémisses d'un devenir
difficilement discernable pour l'observateur affairé. C'est à
Tocqueville que Mill attribue d'ailleurs explicitement ce
« changement d'opinion substantiel » qui le conduisit d'une
défense de la « démocratie pure » à sa « forme atténuée » res-
saisie sous les traits du gouvernement représentatif. Comme il
l'écrit dans son Autobiographie, « cette dernière mutation, qui
se produisit très graduellement, commença avec ma lecture, ou
plutôt mon étude, de De la démocratie en Amérique de M. de
Tocqueville, qui me tomba entre les mains dès sa parution 2 ».
L'ouvrage était, à ses yeux, tout à fait remarquable parce qu'il
conjuguait précisément une compréhension des « atouts de la
démocratie » — que « les démocrates les plus enthousiastes »
eux-mêmes n'avaient pas réussi à identifier de manière aussi
nette — à une réserve à l'égard de la démocratie comme

sans doute la part trop belle au camp conservateur, mais il demeure encore
aujourd'hui très instructif.
1. Mill, Essais sur Tocqueville et la société américaine, Paris, Vrin, 1994.
2. Autobiographie, op. cit., p. 168.

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« gouvernement de la majorité numérique » qui lui permettait


de mettre en lumière les « correctifs », les « garde-fous » à lui
apporter afin d'épargner aux sociétés démocratiques les dan-
gers qui les guettent.
Mill, à l'instar de Tocqueville, a le sentiment d'être face à
une dynamique que rien ne saurait inverser et dont personne ne
peut avec certitude prévoir les conséquences. Comme il est pris
dans ce mouvement historique, son ambition est d'identifier les
types de procédures, les formes de dispositifs, qu'il convien-
drait d'instaurer pour assurer la constitution d'un gouvernement
efficace et respectueux des libertés. Il s'agit bien, avec sa théo-
rie du gouvernement représentatif, de « permettre le libre jeu »
des « effets bénéfiques » du gouvernement populaire « tout en
neutralisant ou atténuant ceux qui sont d'une nature diffé-
rente 1 ».
Sur le plan de la méthode et sur celui des dispositions quasi-
ment psychologiques, opère également chez lui la volonté de ne
pas oublier les « leçons de Tocqueville » ; celles qui invitent,
face à un adversaire aux positions tranchées, à s'abstenir de se
ruer « vers l'excès opposé ». En pratique et en théorie,
Tocqueville et Mill nous enseignent que la véritable radicalité
n'est sans doute pas dans l'art exalté et stérile du contre-pied et
que les extrêmes ne sont souvent que de fausses radicalités
auxquelles on s'abandonne lorsque l'on cède aux exigences
logiques d'un unique point de vue. Comme il l'écrit dans son
Autobiographie, « les choses étant ce qu'elles sont, j'ai piloté
entre les deux écueils ».
Écrivant cela, John Stuart Mill nous livre une clé de lecture.
Cet aveu est aussi son credo. D'une certaine manière, ceux
qui ont cherché à déterminer si la théorie du gouvernement
représentatif était purement démocratique ou non, si elle était
pleinement cohérente ou non, intégralement historiciste ou
résolument volontariste, ont fait fausse route. Ils ont saisi cette
part de vérité qui, dans l'œuvre de Mill, correspond à la pers-
pective qu'ils défendent et n'ont interprété le reste que comme
des insuffisances, des étapes ou des rechutes, bref comme des

1. Ibid.

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manques. Il est plus exigeant, et sans doute plus proche du sens


de la démarche de Mill, de chercher à saisir cet entre-deux,
théorique et pratique, que les registres de la conviction nous
conduisent parfois à déserter.

Penser entre les écueils

Mill n'aura pourtant pas manqué d'attirer notre attention sur


ce point. Dès le premier chapitre de l'ouvrage, il entreprend
d'arbitrer le conflit entre deux thèses diamétralement opposées :
l'une consiste à faire dépendre l'institution d'un régime poli-
tique de l'affirmation d'une volonté donnée. À ce volontarisme
politique s'oppose la thèse contraire, qui insiste sur la manière
dont les régimes se développent et s'instaurent par et dans l'His-
toire, sans que l'on puisse réduire ce processus à la réalisation
d'un quelconque dessein prémédité. Cette opposition est bien
connue. Son histoire est jalonnée de joutes fameuses, qui — au
prix de quelques caricatures parfois — mettent aux prises, en
philosophie politique, Hobbes, Locke ou Rousseau à Hume,
Burke ou Hegel. Ce n'est pourtant pas dans ce lexique concep-
tuel que Mill va structurer cette antinomie fondatrice. Sa
démarche est plus directement informée par les oppositions qui
se font jour sur le terrain directement politique et qui mènent
tout particulièrement à l'affrontement entre radicaux et conser-
vateurs.
Dans ce conflit, Mill s'applique à tracer une voie intermé-
diaire qui est d'autant plus essentielle qu'elle informe ensuite
l'ensemble des analyses qu'il propose sur le gouvernement
représentatif. Sa méthode est analytique en ce sens qu'elle vise
à interroger le sens qu'il est possible de donner à ces thèses,
pour montrer dans le même temps qu'elles ne sont absurdes que
si on en radicalise les termes. Les volontaristes, explique Mill,
ont sans doute raison de ne pas adopter une politique de renon-
cement face aux nécessités de l'évolution historique, mais ils ne
peuvent pas être aveugles au point de croire que leur volonté
n'a pas à se soucier du contexte dans lequel elle souhaite tra-
vailler à l'édification d'un nouvel ordre politique. Par ailleurs,

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les partisans de la politique « naturaliste », évolutionniste, sou-


tiennent à juste titre qu'il convient d'adapter le régime au peuple
qui doit s'y soumettre, mais ils ont tort s'ils entendent par là
qu'il importe seulement de se laisser conduire par l'Histoire, sur
un mode quiétiste. Plus près de nous, Francis Scott Fitzgerald
écrivait en 1936 dans La Fêlure, que la « marque d'une intelli-
gence supérieure, c'est qu'elle est capable de se fixer sur deux
idées contradictoires sans pour autant perdre la possibilité de
fonctionner ». En un sens, nous pourrions dire que c'est là une
aptitude que John Stuart Mill a progressivement su conquérir en
adoptant une attitude critique et plus distanciée à l'égard de la
doctrine radicale. Il veut pouvoir penser les deux thèses en
même temps et les corriger ensemble en les arrachant aux excès
auxquels les condamnerait le fait de se rapporter à l'une ou à
l'autre de manière exclusive. « On ne déterminera qu'à grand-
peine laquelle de ces deux théories, dès lors qu'on les soutient,
chacune, de manière exclusive, est la plus absurde 1 », écrit-il. Il
s'agit donc de penser la part de vérité de chacune d'entre elles
et, par la même occasion, de trouver, pour lui-même et pour les
autres, une solution satisfaisante au problème classique du rap-
port entre liberté et nécessité 2.
À travers cette conciliation des points de vue, Mill dégage les
soubassements d'une position originale qui déborde le cadre
radical, pour y intégrer des apports en provenance des camps
libéral et tory. L'enrichissement de sa vision tient d'abord aux
éléments qu'il s'approprie notamment au contact des écrits de
William Wordsworth (1770-1850), de Samuel Taylor Coleridge
(1772-1834), de Thomas B. Macaulay (1800-1859) ou de John
Austin (1790-1859), dont les cours sur la jurisprudence, dis-
pensés à l'Université de Londres, n'eurent pas grande influence
dans un premier temps mais dont l'importance n'échappa pas à
ses proches amis, notamment John Stuart Mill et Thomas Car-
lyle 3. Ces influences nouvelles le conduisent, dans les années

1. Infra, p. 15.
2. Voir Autobiographie, op. cit., pp. 152-153.
3. John Austin est considéré comme l'un des fondateurs du positivisme
juridique. Voir sur ce point l'introduction par H. L. A. Hart à John Austin, The

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1830, à s'arracher à l'aridité d'un utilitarisme qu'il juge étroit,


porté par une confiance excessive dans les vertus et les possibi-
lités du calcul intéressé. Cette défiance à l'égard du radicalisme
— qui est alors à son comble — était d'autant plus puissante
dans ses effets qu'elle procédait aussi d'une remise en question
d'ordre plus existentiel sur les finalités du prosélytisme théo-
rique et politique qui avait été le sien sous la bannière du radica-
lisme 1.
L'Autobiographie de Mill porte témoignage de l'influence
qu'exerça sur son évolution, dans les années 1820-1830, cette
nouvelle constellation de penseurs. À leur contact, Mill se pré-
para à renégocier son rapport à la tradition utilitariste et au
camp radical. Jouèrent en particulier un rôle significatif à cet
égard non seulement la poésie de Wordsworth — qui le condui-
sit à réévaluer la fonction de la sensibilité — mais sa personna-
lité même et sa manière de penser la société, les hommes et le
gouvernement. On retrouve ici cette même fascination pour
cette capacité, qu'il apprécia aussi chez Tocqueville, à ne pas
clore la pensée sur une seule voie possible. Dans une lettre très
importante adressée à John Sterling (1806-1844) en octobre
1831, Mill se dit frappé par « l'amplitude extrême et l'esprit
philosophique qui réside en lui ». « Ces expressions, ajoute
Mill, désignent exactement le contraire de ce que les Allemands
appellent de manière suggestive une pensée unilatérale. Words-
worth semble, pour chaque question, avoir toujours en vue le
pour et le contre ; et si on en vient à estimer qu'il fait erreur
dans un arbitrage, on l'attribuera seulement à une mauvaise

Province of Jurisprudence Determined, New York, Noonday Press, 1954. Sur


la vie du couple Austin, voir Lotte & Joseph Hamburger, Troubled Lives: John
and Sarah Austin, Toronto, University of Toronto Press, 1985. Sur le parcours
qui éloigna Austin de Bentham, voir Joseph Hamburger, introduction à John
Stuart Mill, Essays on England, Ireland, and the Empire, in Collected
Works, J. Robson, vol. 6, Toronto, Toronto University Press, 1982, pp. XVI
sqq. Cf. Mill, Autobiographie, op. cit., pp. 158-159.
1. La fameuse « crise » que traversa Mill dans les années 1820 et qui ouvre
sur un processus qui entraînera un changement d'« opinions » et de « carac-
tère » a fait l'objet d'abondants commentaires. On pourra lire sur ce point Mill
lui-même (Autobiographie, chap. V, pp. 127-162).

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appréciation d'ordre factuel. De sorte que toutes les divergences


que je peux avoir avec lui ou avec tout autre tory philosophe
tiennent à des questions de fait ou à des détails, alors que mes
divergences avec les radicaux et les utilitaristes renvoient à des
différences de principe 1. »
On doit ici relever un étonnant parallélisme entre la critique
des radicaux formulée ici par John Stuart Mill et celle qu'as-
séna en 1827 Macaulay, un de leurs adversaires les plus déter-
minés 2. Ce dernier mettait alors en garde ceux qui, refusant de
sages réformes, pourraient, sans s'en apercevoir, offrir aux radi-
caux une formidable plate-forme pour la conquête de l'opinion.
Macaulay saluait à cette occasion la vigueur intellectuelle de
cette « secte républicaine », dont il dit qu'elle était bien supé-
rieure aux jacobins en intelligence et en connaissance, en pru-
dence, en patience et en résolution. L'esprit de ses membres,
ajoutait-il, admiratif, a été rompu à la pratique d'« efforts vio-
lents » ; et c'est en général avec une ardeur bravache qu'ils
« professent ne devoir leurs opinions qu'aux seules démonstra-
tions ». « Audacieuse », cette secte n'en est donc que plus dan-
gereuse à ses yeux ; « peu encline à respecter les Anciens », elle
est « aussi enthousiaste dans la défense de ses fins que peu
scrupuleuse dans le choix de ses moyens ». Là où Mill parle
plus modérément de one-sideness, Macaulay parle d'« arro-
gance » et d'intolérance. Reste que le parallèle est frappant et
qu'il est d'autant plus significatif que Macaulay est celui-là
même qui publiera, dans l'Edinburgh Review, en 1829, une
critique fort sévère de l'Essai sur le gouvernement de James
Mill. John ne manqua pas de pointer les faiblesses de cette
redoutable charge contre l'ouvrage de son père, mais il
convient aussi qu'il fallait en reconnaître les mérites : « Je ne
pouvais me dissimuler, quoique le ton choisi fût polémique
(excès dont s'est plus tard fort correctement excusé l'auteur),
que plusieurs de ses critiques de la réflexion de mon père

1. The Letters of John Stuart Mill, vol. 1, Hugh S. R. Elliot (ed.),


Longmans, Green, 1910, p. 11.
2. Thomas B. Macaulay, « The Present Administration », Edinburgh
Review, XLVI, juin 1827, pp. 260-261.

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étaient en vérité fondées, que les prémisses paternelles étaient


vraiment trop étroites, n'incluaient qu'un tout petit nombre des
vérités générales dont dépendent de toute nécessité, en poli-
tique, les conséquences importantes 1. »
À l'arrière-plan de la question de méthode sur laquelle John
Stuart Mill fixe d'abord son attention, se profilait déjà le pro-
blème qu'il s'attachera à prendre en charge dans son propre
écrit sur le bon gouvernement : comment s'assurer de l'identité
d'intérêt entre le corps gouvernant et l'ensemble de la commu-
nauté ? Quel type d'élection peut contribuer à cette convergence
des intérêts ? Il engagera sa propre réflexion sur ces questions
en étant convaincu que son père n'avait su y répondre, pas plus
qu'il n'avait réussi à se défendre décisivement face aux objec-
tions de Macaulay 2. Cette liberté nouvelle, qui s'exprime
notamment à travers son ouverture d'esprit et le fait qu'il soit
désormais parfaitement disposé à reconnaître les éventuels
mérites de l'adversaire, ne disparaîtra jamais plus 3.
Si Mill se désespère de l'étroitesse de vue des radicaux, de
leur promptitude à se quereller sans cesse et à cultiver un goût
marqué pour la division — à tel point qu'il leur proposera un
temps de soutenir le libéral lord Durham 4 —, Mill reste toute-
fois attaché, passé une phase de rejet profond, à la doctrine de
ses débuts ; ce retour sur une position de type radical se fait
toutefois dans des termes profondément renouvelés. Il s'est
accordé un droit d'inventaire ; il n'y renoncera plus, conforté

1. Autobiographie, op. cit., p. 145.


2. On trouvera les pièces essentielles de la controverse entre James Mill et
Macaulay dans James Mill, Political Writings, T. Ball (ed.), Cambridge,
Cambridge University Press, 1992. On pourra les compléter en consultant
l'édition proposée par Jack Lively & John Rees, Utilitarian Logic and Politics,
Oxford, Clarendon Press, 1978. Pour resituer cette critique dans son contexte
général, voir Joseph Hamburger, Macaulay and the Whig Tradition, Chicago,
University of Chicago Press, 1976.
3. Elle le conduira par exemple à écrire à propos de Coleridge (1772-1834),
dans l'essai qu'il lui consacre en 1840, qu'il est « un des deux grands esprits
séminaux » de son temps — l'autre étant Jeremy Bentham (Mill's Essays on
Literature and Society, J. B. Schneewind [ed.], New York, Collier-Macmillan,
1965).
4. Voir Joseph Hamburger, Intellectuals in Politics: John Stuart Mill and
the Radicals, New Haven, Yale University Press, 1965.

XI
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en ce sens par une lecture des saint-simoniens, de Comte et de


Tocqueville, qui l'invite à encastrer la logique utilitaire au
cœur d'une philosophie de l'Histoire. En intégrant une repré-
sentation des exigences et des contraintes propres à chaque
époque, tout en les associant à la visée d'un devenir souhai-
table, il estime pouvoir mieux tenir compte des ressorts véri-
tables de la conduite humaine : « Le profit essentiel que je
retirai à l'époque des pensées mises en branle par Comte et les
saint-simoniens, souligna-t-il, ce fut d'acquérir une conception
plus claire que jamais des particularités d'une époque de transi-
tion dans l'opinion et je cessai de voir dans les caractéristiques
morales et intellectuelles d'une telle période les attributs nor-
maux de l'humanité 1. » Mill acquiert ainsi le sens de sa propre
situation historique et celui de son époque. Il reconnaît désor-
mais le fait de l'historicité, et articulera dans ce cadre un idéal
qui comporte indubitablement une dimension perfectionniste.
Sur cette base, Mill va introduire une importante distinction
entre le torysme pratique et le torysme spéculatif. Dans sa lettre
à John Sterling de 1831, Mill défend les mérites de ce dernier,
afin de pouvoir accuser d'autant plus la critique de son pendant
« pratique » qui, pour lui, ne correspond au mieux qu'à une
forme d'égoïsme : « Le torysme pratique, écrit-il, consiste sim-
plement à être confortablement installé dans un véhicule et à
jouir pleinement de cette situation, sans se soucier des pauvres
diables qui, dehors, sont transis de froid. Être tory, c'est être un
chasseur de places ou un spéculateur, prompts à penser (selon
la formule de Turgot) que “tout va bien, parce que tout va bien
pour eux” ou qui, ayant leur lit bien fait, ne veulent pas qu'on
le remue 2. » Mill attribue explicitement un tel torysme, qu'il
juge incompatible avec toute aspiration un tant soit peu « géné-
reuse », aux « classes supérieures, léthargiques et débiles »,

1. Autobiographie, op. cit., p. 150.


2. The Letters of John Stuart Mill, vol. 1, op. cit., p. 14. Précisons que la
formule est en fait de l'économiste Vincent de Gournay (1712-1759). Turgot y
fait référence et la lui attribue dans une lettre du 26 janvier 1770 adressée à
Mlle de Lespinasse, dans le fil d'une critique qu'il formule contre le livre de
l'abbé Galiani, Dialogues sur le commerce des blés (Œuvres de Turgot, tome
second, Paris, Guillaumin, 1844, p. 801).

XII
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Date : 29/9/2009 13h37 Page 21/350

dotées d'aucun mobile propre. Seule la crainte de la « démocra-


tie féroce » peut les arracher au « sommeil de l'indifférence ».
Avec force, Mill stigmatise ces conservateurs pratiques qui
n'ont aucune « foi en le progrès humain » et sont toujours prêts
à déclarer que les « maux repoussants dont ils ne peuvent nier
l'existence [ne sont que] l'inévitable prix à payer de l'ordre
social ». Tout cela est bien, diront-ils, mais qu'y pouvons-
nous ? Telle est la réponse qu'ils opposent à nos protestations,
relève Mill. À cela, il propose donc de répliquer : « Fort bien, si
vous ne pouvez rien pour cette société qui n'a su promouvoir
que votre bonheur, il appartient au reste du genre humain de
faire ce qu'il peut, en se passant de votre aide, pour améliorer
son propre sort ; ne soyez pas surpris si sa manière de procéder
n'est alors pas à votre goût 1. » Mill éprouve une telle détesta-
tion pour cette catégorie de conservateurs qu'il va jusqu'à affir-
mer, dans ce qui s'apparente chez lui à un simple mouvement
d'humeur, qu'il lui serait au fond indifférent si, du fait de ces
résistances au progrès, une « révolution devait exterminer toute
personne en Grande-Bretagne et en Irlande dont le revenu
annuel excède 500 £ », pour autant, précise-t-il, que l'on puisse
sauver les tories spéculatifs.
Il ne faut évidemment pas prendre au pied de la lettre cette
déclaration brutale. Mill n'est pas homme à soutenir quelque
Terreur que ce soit ; mais il est intéressant en revanche de voir
ce qui vaut aux tories spéculatifs d'être ainsi « sauvés ». Pour
Mill, leur mérite est de célébrer un « torysme idéal, un roi, des
lords et une chambre des Communes idéals ; ils vénèrent la
vieille Angleterre par opposition à la nouvelle, mais ils
songent à la vieille Angleterre telle qu'elle devrait être et non
telle qu'elle est ». Et il précise à l'attention de son correspon-
dant : « Il me semble que le torysme de Wordsworth, de
Coleridge (si l'on peut faire de lui un tory), de Southey même
et de quelques autres que je pourrais citer, est tout bonnement
la marque d'une révérence abstraite pour le gouvernement. Ils
sont à juste titre sensibles au fait qu'il est bon pour l'homme

1. The Letters of John Stuart Mill, op. cit., p. 15.

XIII
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d'être dirigé, que son corps et son esprit soient guidés par une
intelligence et une vertu plus hautes 1. »
Cet aveu, qui lui permet aussi de préciser les termes de son
rejet du conservatisme pratique, signale un changement fonda-
mental dans la manière dont Mill concevait jusqu'alors les
soubassements anthropologiques de sa conception de la démo-
cratie. Il est tout à fait conscient qu'en soulignant la justesse du
conservatisme spéculatif, il s'oppose au libéralisme : « C'est là,
écrit-il, l'antithèse directe du libéralisme qui est favorable à ce
que chaque homme soit son propre guide et son maître-souve-
rain et qu'il pense par lui-même et agisse exactement tel qu'il
le juge bon pour lui, offrant à tout autre homme la possibilité
de le persuader mais lui interdisant de recourir à l'autorité et
moins encore de le contraindre plus que ne le rendent indispen-
sables l'existence et la nécessité acceptable de la personne et
de la propriété. Il est difficile, conclut Mill sur ce point, de
concevoir une ignorance plus profonde de la nature de
l'homme et de ce qui est nécessaire à son bonheur, ou des
degrés de bonheur et de vertu auxquels il peut prétendre, que
celle qui est inhérente à ce système 2. »
Il est manifeste que l'excès qui est alors le sien dans la cri-
tique du radicalisme résulte de son désir de contrecarrer les
tendances qui l'avaient toujours porté auparavant dans le sens
opposé. On le sait : Mill n'en resta pas là cependant. Il devint
pleinement lui-même lorsqu'il parvint à intégrer ces deux sen-
sibilités dans une seule et même position. Au tournant des
années 1820-1830, il note ainsi : « Je me rendais compte que le
tissu de mes vieilles opinions ingurgitées de l'extérieur se
déchirait en plus d'un endroit, mais je ne lui permettais jamais
de se rompre complètement et m'efforçai sans cesse de le
remailler à neuf. Même au sein de cette phase de transition, je

1. Ibid.
2. Si les partisans du « torysme spéculatif » sont très largement supérieurs
aux adeptes du torysme pratique et plus profonds que les libéraux dans leur
compréhension de la nature humaine, cela ne les empêche toutefois pas, aux
yeux de Mill, de commettre une dramatique erreur : celle de « s'enchaîner,
pleins de vie et de vigueur, aux dépouilles inanimées de systèmes politiques et
religieux morts, au-delà de toute renaissance possible (ibid., pp. 15-16).

XIV
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ne me satisfis à aucun moment de la confusion et de l'indéci-


sion. Quand j'adoptais une nouvelle idée, je n'avais de repos
que je ne l'eusse ajustée à mes anciennes opinions en vérifiant
avec exactitude dans quelle mesure elle devait les modifier ou
les remplacer 1. »
Engagé dans une telle voie, Mill ne se contente pas de signa-
ler son adhésion à certaines des dimensions du torysme spécula-
tif. Sur le plan politique, il appelle de ses vœux, ainsi qu'il s'en
ouvre également dans sa lettre à John Sterling, une « coalition
entre les plus sages des radicaux et les plus sages des antiradi-
caux, entre tous les hommes sages dont les vues générales
s'accordent et ne diffèrent que dans leurs manières d'apprécier
l'état présent de la société 2 ». Cette aspiration à de telles coali-
tions n'est pas le fruit d'un quelconque opportunisme, mais
s'enracine profondément dans la volonté de combiner les orien-
tations radicales avec celles des tories spéculatifs et des saint-
simoniens 3. Bref, Mill n'était déjà plus l'homme servile d'une
école ; il ne serait pas non plus celui d'un parti.
Déjà présente dans ses articles consacrés à Samuel Bailey 4,
Comte 5, Tocqueville, Bentham et Coleridge, cette résolution
sera plus évidente encore dans ses Considérations sur le gou-
vernement représentatif du fait du caractère systématique des
analyses présentées. À son propos, il précise ainsi : « Si l'on me
demande quel système de philosophie politique je substituai à
celui que j'avais abandonné, je réponds “Aucun” ; simplement
la conviction que le véritable système était quelque chose de
beaucoup plus complexe et multiforme que je ne l'avais jamais

1. Autobiographie, op. cit., p. 144.


2. The Letters of John Stuart Mill, op. cit., p. 8.
3. Au-delà de Saint-Simon lui-même, Mill songe ici au premier Auguste
Comte, à Gustave d'Eichthal, à Saint-Amand Bazard ou à Barthélemy Prosper
Enfantin. Voir Maxime Leroy, Histoire des idées sociales en France, tome 2,
Paris, Gallimard, 1962, pp. 324-376.
4. Auteur de The Rationale of Political Representation (Londres, R. Hunter,
1835). Mill en discute les analyses dans son article « Rationale of Representa-
tion », Collected Works, vol. XVIII, University of Toronto Press, 1977, pp. 15-
46.
5. Mill, « Auguste Comte and Positivism » (1865), Collected Works, vol. X,
Toronto University Press, 1969, pp. 261-368.

XV
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imaginé auparavant et que son objet était d'offrir non pas un


ensemble d'institutions modèles, mais les principes à partir
desquels on pourrait déduire les institutions adaptées aux cir-
constances. 1 » Cette optique supposait que Mill ait au préalable
admis qu'il n'était plus possible de concevoir dans l'absolu, sub
specie aeternitatis, les composantes spécifiques du bon gouver-
nement : Mill, de fait, reconnaît — s'écartant en cela de la
démarche revendiquée par son père — qu'il ne voyait plus « la
démocratie représentative comme un principe intangible, mais
plutôt comme une question de lieu, de temps et de circons-
tance 2 ». Ce point est déterminant car si l'on ne donne pas à
cette conviction nouvelle sa pleine portée, on se prive tout sim-
plement de la possibilité de comprendre le sens précis de la
conception de la démocratie défendue par Mill ainsi que la thèse
qu'il défend quant à la manière de pratiquer la philosophie poli-
tique.

Histoire, culture et politique

« Toute théorie générale ou philosophie de la politique sup-


pose une théorie antécédente du progrès humain et il en va de
même avec la philosophie de l'histoire 3. » Cette réévaluation
de l'Histoire donne au radicalisme de Mill sa tessiture particu-
lière. C'est par son entremise que l'on peut observer la montée
en puissance du fait national dans sa pensée politique.
Mill ne pense plus désormais que la raison puisse tout.
Accompagnant Tocqueville dans cette direction, il souligne
ainsi l'importance de l'ethos. Pour user d'une terminologie qui
n'était pas la sienne : son libéralisme est résolument « situé ».
Cette sensibilité au contexte historique joue dans sa manière
de concevoir l'action politique et les conditions d'instauration
et de développement de la dynamique institutionnelle. Son
contextualisme ne se mue certes jamais en fatalisme. Il incom-

1. Autobiographie, op. cit., p. 147.


2. Ibid., p. 153.
3. Ibid., p. 148.

XVI
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bera toujours à chaque communauté, soutient-il, d'« exercer un


choix rationnel entre toutes les formes de gouvernement prati-
cables pour une société donnée 1 ». Ce choix doit cependant
toujours être à la mesure de l'époque dans et pour laquelle il
s'effectue. Mill note ainsi que « les institutions représentatives
sont de peu de valeur et peuvent n'être que de simples instru-
ments de la tyrannie ou de l'intrigue lorsque la plupart des
électeurs ne s'intéressent pas assez à leur gouvernement pour
lui accorder leurs suffrages ou, s'ils votent, ne le font pas sur
la base de considérations d'ordre public, mais pour de l'argent
ou pour soutenir une personne qui a un pouvoir sur eux et dont
ils veulent, pour des raisons privées, se concilier les faveurs 2 ».
Ce type de préoccupation montre l'importance que Mill accor-
dait aux conditions morales et sociales nécessaires au bon
fonctionnement du gouvernement représentatif. Sa conviction :
il ne suffit pas de disposer de bonnes institutions pour avoir un
bon régime ; il faut tenir compte de l'état de la société et, « en
politique tout comme en mécanique, nous devons chercher en
dehors de la machine la puissance qui l'entraîne 3 ». Cette idée
pèse aussi sur la représentation que se fait Mill du progrès. De
ce point de vue, il est essentiel que les institutions ne soient
jamais en avance sur la société à laquelle on les destine. Dans
cet esprit, Mill prône une extension progressive du droit de
suffrage, avançant au rythme du développement des mœurs.
Le suffrage doit être étendu, mais il doit l'être de manière
graduelle, pour tirer la société dans le sens du progrès, alors
qu'une extension brutale pourrait ramener celle-ci à un stade
antérieur de son développement.
Cette attention à l'ethos démocratique nous renseigne aussi
sur sa manière de concevoir les conditions de possibilité d'une
communauté politique. Une Constitution démocratique n'est
pas qu'un texte, c'est aussi un faisceau de valeurs et une culture
commune qui engagent des formes de loyauté et de confiance
collectives et donnent à l'ensemble sa cohésion sociale et

1. Infra, p. 26.
2. Infra, p. 19.
3. Infra, p. 22.

XVII
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éthique 1. Pour toutes ces raisons, on peut estimer légitime


d'inscrire l'orientation de Mill dans le fil de ce que l'on appelle
aujourd'hui le nationalisme libéral 2. C'est tout particulièrement
manifeste dans les pages qu'il consacre au rapport entre gouver-
nement représentatif et nationalité. S'interrogeant sur les condi-
tions de possibilité du gouvernement représentatif, Mill anticipe
sur la formulation par Ernest Gellner du « principe de nationa-
lité », à savoir la congruence entre l'entité nationale (morale,
dit-on aussi parfois) et la communauté politique conçue comme
une unité légale 3 : « Les institutions libres, écrit Mill, ont en
général comme condition nécessaire que les frontières des gou-
vernements coïncident pour l'essentiel avec celles des nationa-
lités 4. » Autrement dit, il ne saurait y avoir de gouvernement
représentatif sans une langue et une culture communes. Dans
cette perspective, et conformément à la théorie du progrès
humain qu'il professe par ailleurs 5, Mill n'hésite pas à soutenir
un principe d'assimilation des minorités ethnoculturelles. Sa
thèse, sur ce point, ne souffre aucune ambiguïté : « L'expérience
prouve qu'il est possible, pour une nationalité, de se fondre
dans une autre et d'y être assimilée ; et quand il s'agissait à
l'origine d'une partie inférieure et arriérée de la race humaine,
l'assimilation est grandement à son avantage. Personne ne peut
supposer qu'il ne soit pas préférable pour un Breton ou pour un
Basque de Navarre d'être intégré au courant des idées et des
sentiments d'un peuple hautement civilisé et cultivé — de deve-
nir un membre de la nationalité française, admis sur un pied
d'égalité à tous les privilèges de la citoyenneté française, parta-
geant les avantages de la protection française ainsi que la

1. Voir sur ce point important les analyses que lui consacre Nadia Urbinati,
Mill on Democracy. From the Athenian Polis to Representative Government,
Chicago, Chicago University Press, 2002, chap. 4, pp. 123-154.
2. David Miller, On Nationality, Oxford, Oxford University Press, 1995 ;
Yael Tamir, Liberal Nationalism, Princeton, Princeton University Press, 1993.
Pour une discussion de ce courant, voir Will Kymlicka, La Citoyenneté
multiculturelle (1995), trad. P. Savidan, Paris, La Découverte, 2001.
3. Ernest Gellner, Nations et nationalisme, Paris, Payot, 1989.
4. Infra, p. 262.
5. Voir Abram L. Harris, « John Stuart Mill's Theory of Progress », Ethics,
vol. 66, n° 3, avril 1956, pp. 157-175.

XVIII
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dignité et le prestige du pouvoir français — plutôt que de végé-


ter dans ses montagnes, vestige à moitié sauvage de temps révo-
lus, prisonnier de sa propre petite orbite mentale, sans intérêt
pour un mouvement général du monde auquel il ne participe
pas. » Et il ajoute lapidairement : « Cette remarque vaut pour le
Gallois ou pour l'Écossais des Highlands en tant que membres
de la nation britannique 1. » Son assimilationnisme, incontes-
table, n'est toutefois pas aussi unilatéral qu'il y paraît. Mill, en
effet, recherche un effet de combinaison qui tend à la logique
du melting-pot : « Tout ce qui contribue au mélange des natio-
nalités et à la combinaison de leurs attributs et de leurs particu-
larités dans une union commune est, pour la race humaine, un
bienfait. Non en entraînant l'extinction de types, dont en
l'occurrence on est sûr de conserver de nombreux exemples,
mais en les adoucissant dans ce qu'ils ont d'extrême et en
comblant les intervalles qui les séparent. Le peuple uni, à
l'image d'une race animale obtenue par croisement (mais à un
degré plus grand parce que les influences qui opèrent sont
morales aussi bien que physiques), hérite, de tous ses ancêtres,
ces aptitudes et ces vertus qui, en se mélangeant, se protègent
du risque de verser par leur exagération dans les vices corres-
pondants 2. » Quelles que soient les modalités de l'intégration, il
n'en demeure pas moins que la communauté politique suppose
in fine, en raison de l'importance politique que Mill reconnaît à
l'espace public, une certaine homogénéité culturelle et linguis-
tique. On retrouve cette même exigence dans les réserves
qu'inspire à Mill l'idée d'une intégration politique avancée des
pays européens. À l'économiste T. Cliffe Leslie, il écrit ainsi le
18 avril 1860 : « L'ensemble de votre raisonnement semble
tendre à la conclusion que toute l'Europe (sinon l'intégralité de
la race humaine) en viendra, à un moment ou à un autre, à se
trouver placée sous un même gouvernement. Il est assez pro-
bable qu'il puisse exister un jour une sorte de fédération très
souple entre les pays d'Europe ainsi qu'un tribunal commun
pour trancher leurs différends. Mais pour ce qui est d'une

1. Infra, p. 263.
2. Infra, p. 263.

XIX
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incorporation réelle, lorsqu'il n'y a pas identité de langue, de


littérature et d'antécédents historiques, je ne vois rien qui nous
y conduise spontanément et je ne conçois pas non plus qu'il soit
envisageable que cela se produise par les moyens mobilisés par
le passé, à savoir la conquête, qui de toutes les tendances est
celle que nous devons exécrer le plus 1. »
Pour Mill, le fait national est ainsi appelé à garder toute sa
consistance, d'un point de vue tant pragmatique que normatif 2.
Autrement dit, il pose la réalité historico-nationale comme
cadre nécessaire de la réflexion sur les institutions démocra-
tiques. Cette thèse supposait une prise de position dans le débat
évolutionniste/volontariste qui elle-même impliquait une cer-
taine manière de comprendre l'action et les limites de la raison.
Si cette évolution importante lui confère une place distinctive
au sein de la tradition radicale, nous voudrions montrer en outre
qu'elle joue aussi un rôle fondamental dans l'économie géné-
rale de la théorie du gouvernement représentatif élaborée par
Mill.

Réinventer la généralité démocratique

Mill est-il réellement et pleinement démocrate ? C'est en


reconnaissant le statut de l'histoire et de l'historicité dans
l'œuvre politique de Mill que l'on peut, nous semble-t-il,
répondre à cette question qui, depuis le début du XXe siècle, a
divisé et divise encore les commentateurs. Il faut admettre que
le problème est des plus complexes. Il suffit de retracer l'his-
toire des grandes interprétations de la philosophie politique de

1. The Letters of John Stuart Mill, op. cit., p. 238.


2. Il a exprimé sa position avec une précision et une économie telles que
cette dernière en est venue à représenter, pour les théoriciens du multicultura-
lisme, une sorte de figure idéal-typique du nationalisme libéral et le chapitre
XVI des Considérations a ainsi pu quasiment se constituer comme un passage
obligé de la réflexion contemporaine en la matière. Là n'était pourtant pas son
propos. Son souci était bien davantage de souligner le lien entre gouvernement
représentatif et nationalité dans le prolongement de sa réflexion sur les
conditions sociales susceptibles de le rendre applicable.

XX
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Mill pour constater que l'espace de ce débat est en effet sou-


vent traversé par une autre question qui ajoute à la difficulté :
sa théorie est-elle cohérente ou présente-t-elle de fortes contra-
dictions internes ? Cette seconde question a pour effet d'ouvrir
considérablement l'éventail des lectures possibles, un niveau
d'analyse pouvant servir de variable d'ajustement à l'autre.
Dans cet ordre d'idées, on constate ainsi que les contradic-
tions supposées de Mill sont parfois conçues historiquement,
comme autant d'étapes dans l'évolution de la pensée de Mill,
elle-même tributaire de la succession des influences qui se sont
exercées sur lui (son père et le camp radical, les conservateurs
et les romantiques, puis son épouse, Harriet Taylor et sa fille
Helen) 1. Dans d'autres études, les contradictions sont ratta-
chées au système lui-même 2. Au-delà de cet écueil des contra-
dictions, les interprétations s'échelonnent enfin soit du plus au
moins élitiste, soit du moins au plus démocratique 3 et gagnent
en radicalité dès lors qu'elles prennent au pied de la lettre John
Stuart Mill, quand celui-ci, insistant sur son ambition théo-
rique 4, dit de son ouvrage qu'il est un « exposé théorique géné-
ral », un « exposé articulé (connected articulation) de ce qui
[lui] paraissait être, après de nombreuses années de réflexion, la
meilleure forme de Constitution populaire 5 ».
Certes, les Considérations paraissent opposer participation
de masse et compétence et, fort de ce constat, on pourra être
tenté de relever la série des contradictions qu'il conviendrait de
supprimer pour faire basculer la théorie de Mill dans un sens ou

1. Voir Joseph Hamburger, Intellectuals in Politics, op. cit.


2. Voir Carole Pateman, Participation in Democratic Theory, Cambridge,
Cambridge University Press, 1970.
3. J. H. Burns estime ainsi, dans son article « John Stuart Mill and
Democracy, 1829-1861 » (Political Studies 5, juin 1957), que le point de vue
de Mill n'est pas celui d'un démocrate. À l'autre bout du spectre, on trouve le
livre de Nadia Urbinati, Mill on Democracy. From the Athenian Polis to
Representative Government, op. cit.
4. Sur ce point central, nous renvoyons au livre classique de Dennis
F. Thompson John Stuart Mill and Representative Government, op. cit., qui
place cette question au cœur de sa réflexion.
5. Autobiographie, op. cit., p. 218. Voir en ce sens le livre de Dennis
F. Thompson, op. cit.

XXI
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dans l'autre 1. Retenir cette démarche, c'est toutefois oublier


que, pour Mill, la théorie politique doit aller chercher, dans
l'Histoire — soit en dehors de sa logique propre, mais non pas
contre elle —, les mobiles qui viendront fixer l'économie géné-
rale des proportions à respecter et leurs modalités d'application.
Le système de Mill est ouvert, c'est-à-dire que le poids respectif
des deux principes (compétence et participation) ne peut pas
être décidé a priori. C'est à chaque société, suivant le stade de
développement qui est le sien, de déterminer celui-ci. Si l'on
accepte de s'en tenir à une telle lecture, il faut alors admettre
que Mill aurait en fait contredit ses prémisses et la fonction
attribuée à l'Histoire s'il s'était appliqué à refermer son système
sur la rutilante mécanique de principes autosuffisants. C'est à
l'Histoire et à chaque peuple en elle de régler cette question.
Mill n'est pas incohérent, il l'aurait été s'il avait accompli la
tâche qu'on lui reproche parfois d'avoir laissée en suspens.
La manière dont Mill articule l'Histoire et la politique,
l'ethos et les principes, procède ainsi de son refus de faire
sienne la dichotomie entre l'approche normative et les questions
d'ordre empirique. Mais cette impulsion, sur laquelle il fonde sa
logique des sciences morales 2, n'épuise pas le sens de sa
démarche. Celle-ci se nourrit également, nous l'avons dit, de la
volonté de prendre en charge — alors qu'il s'éloigne des radi-
caux de stricte obédience et se rapproche de leurs « adversaires
coleridgiens » 3 — la complexité des réalités humaines. Ayant
bien retenu la leçon que Macaulay avait administrée à James
Mill, il ne souhaite pas promouvoir une théorie procédant seule-
ment a priori et entend bien élargir les prémisses de sa théorie
du gouvernement. Cette réorientation est d'une immense por-
tée, puisqu'il en tire le critère du bon gouvernement. Prenant

1. Dennis F. Thompson place cette tension au cœur de sa réflexion dans


John Stuart Mill and Representative Government, mais son ouvrage présente
justement l'intérêt de résister à une telle facilité.
2. Livre VI du Système de logique déductive et inductive : exposé des
principes de la preuve et des méthodes de recherche scientifique, trad. fr. Louis
Peisse, introd. à l'éd. de 1988 Marc Dominicy, Liège, P. Mardaga, 1988.
3. Autobiographie, op. cit., p. 141.

XXII
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comme axe de référence le niveau de développement de la


société, il en fait aussi l'indice permettant de mesurer la qualité
du gouvernement : l'un des mérites premiers du gouvernement
représentatif, nous dit en effet Mill, doit être apprécié à l'aune
de sa capacité à faire progresser les lumières et les mœurs dans
le peuple qui s'y soumet.
Cette thèse implique que l'extension du suffrage doit avoir
pour corollaire la démocratisation résolue de l'éducation. Mais
elle signifie également que la théorie de la démocratie défendue
par John Stuart Mill ne pose le principe d'une tension entre
compétence et participation de masse que d'un point de vue
historique ; aussi est-ce dans l'Histoire elle-même que l'on doit
aller chercher les moyens de sa résolution. Cela indique, a
contrario, que l'on peut tout à fait distinguer ce qui relève de la
mise en œuvre des principes et ce qui procède de l'engagement
normatif de Mill. À cet égard, il ne fait aucun doute que les
Considérations sont à mettre au rang des œuvres militant pour
un renforcement du caractère démocratique du régime. D'un
point de vue normatif, l'ouvrage se place dans une perspective
dont l'horizon régulateur est l'augmentation constante de la
participation, à mesure que se diffusent plus égalitairement dans
la société les compétences. En ce sens, la théorie du gouverne-
ment de Mill n'est pas vraiment une théorie de la démocratie
mais se présente bien davantage comme une théorie de la démo-
cratisation. À ce titre, elle correspond en même temps à une
forme tempérée de perfectionnisme au sens où Mill insiste tou-
jours sur la nécessité de faire correspondre à l'état social et
moral la nature des institutions. C'est cet équilibre qui doit pré-
server la démocratie du risque de basculer dans son contraire.
Pour prévenir ce risque, le gouvernement représentatif a,
pour Mill, de beaux arguments à faire valoir, notamment le
premier d'entre eux : articulant un principe de légitimité démo-
cratique et une exigence fonctionnelle de compétence et d'effi-
cacité, il note dans une perspective classiquement utilitariste
que cette forme de gouvernement est celle qui promeut le mieux
les intérêts de la société. Ces intérêts, considérés spécifique-
ment, sont certes historiquement variables. Mais ils présentent

XXIII
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aussi, indépendamment de leur diversité, un caractère commun


qui est de concourir à l'amélioration de la civilisation. Tel est
l'enjeu dont est porteuse la bonne formule institutionnelle du
gouvernement représentatif. Rien de moins. À Thomas Hare,
auquel il attribue l'insigne mérite d'avoir trouvé celle-ci, il écrit
ainsi le 3 mars 1859 : « Vous me paraissez avoir tout à fait
résolu, et pour la première fois, le problème de la représentation
populaire — et, ce faisant, avoir dissipé les nuages d'obscurité
et d'incertitudes qui pesaient sur le futur du gouvernement
représentatif et par conséquent de la civilisation 1. » Le pro-
blème de la représentation est donc d'importance. Il ne s'agit
pas en effet de se contenter de déclarer la souveraineté du
peuple, encore faut-il savoir comment et à quelles conditions lui
donner corps. L'enjeu en est le destin de la civilisation.
Déclarer que le peuple est souverain, c'est déjà porter le
projet d'émancipation à une échelle qui lui était jusqu'alors
inconnue. Demeure une redoutable difficulté à laquelle seront
affrontés tous les acteurs et les théoriciens politiques du
XIXe siècle : rendre sensible la société dont procède ce peuple.
La tâche était délicate, car, comme le souligna à juste titre Pierre
Rosanvallon, dans l'histoire de la représentation démocratique,
l'âge des révolutions est tout d'abord celui de l'« abstrac-
tion 2 » : « C'est d'abord un peuple-principe qui s'affirme dans
la modernité démocratique. Principe et promesse à la fois, il
symbolise par la seule présence de son nom la constitution de la
société en un bloc et sert à universaliser l'entité nationale 3. » Et
ce « peuple-principe » est bien davantage une formule politique
qu'un « fait sociologique ». Or cette tension entre une affirma-
tion politique et une indétermination sociologique se trouve au
cœur même du défi que doit relever l'idée d'une représentation
démocratique. Cette difficulté de figuration sociale d'un prin-
cipe politique, et l'instabilité que peut induire la tentative d'ins-

1. The Letters of John Stuart Mill, op. cit., p. 215.


2. Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable, Paris, Gallimard, 1998,
pp. 27-63.
3. Ibid., p. 31.

XXIV
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cription d'une réalité sociologique dans une construction poli-


tique 1, constituent le moteur du devenir démocratique.
Il est clair toutefois que le contexte anglais et un rapport très
différent aux corps intermédiaires et à la hiérarchie conduisent
Mill à poser le problème sur un plan sensiblement différent. Sur
ce point, nous pouvons nous reporter à la très intéressante lettre
de John Stuart Mill à Charles Dupont-White du 6 avril 1860.
Commentant l'ouvrage de ce dernier sur la décentralisation,
Mill se réjouit que « le plus modéré et le moins fanatique des
localistes [Dupont-White] soit présenté et commenté par le plus
philosophe des centralistes [Mill] ». On peut certes, admet-il,
critiquer la centralisation mais, pour ce qui le concerne, il s'en
garde bien. Marquant sa différence, il souligne à ce propos le
poids que revêt le contexte d'application des lois : « Je recon-
nais pleinement la tendance que vous signalez dans la législa-
tion anglaise vers une centralisation plus grande, écrit-il. Non
seulement je reconnais cette tendance, j'y applaudis même.
Mais notez bien que ce mouvement centralisateur est plus utile
que nuisible chez nous, justement parce qu'il est en opposition
tranchée avec l'esprit du pays. De là il arrive que les change-
ments, si grands en apparence, se réduisent dans la pratique à
des proportions presque exiguës. Vous croyez peut-être que
l'administration de la charité publique est réellement centralisée
chez nous depuis la loi de 1834. Eh bien, il n'en est rien.
L'immense abus qu'on avait fait du pouvoir local avait telle-
ment effarouché le public qu'il est devenu possible de faire
cette loi; mais il n'a pas été possible de l'exécuter; le pouvoir
local a fini par regagner sa prédominance sur le pouvoir central;
et celui-ci n'a pu conserver ses attributions qu'en les exerçant
avec une réserve si excessive qu'elles sont restées plutôt une
ressource pour des cas extrêmes qu'un ressort régulier d'admi-
nistration. Il en sera ainsi pour longtemps de tout ce qu'on
tentera chez nous dans le sens de la centralisation. On admettra
bien l'intervention du pouvoir central comme remède héroïque

1. Voir Dominique Schnapper, La Communauté des citoyens, Paris,


Gallimard, 1991.

XXV
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et passager : on ne l'admettra pas comme régime 1. » Mill a


parfaitement conscience qu'entre la France et l'Angleterre les
différences d'« esprit » sont importantes. Et lorsqu'il réfléchit à
la manière d'assurer au corps politique anglais la meilleure
représentation, il le fait en tenant compte de cette particularité
qui s'est notamment exprimée dans la stabilité de la composi-
tion sociale de la représentation politique, quel que soit le degré
d'ouverture du jeu politique 2. Bernard Manin rappelle, dans
son étude classique Principes du gouvernement représentatif,
que si le phénomène est très net à la fin du XVIIe siècle, il le sera
davantage encore au milieu du XVIIIe 3. C'est précisément à ce
problème que Mill entend apporter une solution 4.
Deux facteurs expliquent tout particulièrement la persistance
du caractère oligarchique de la représentation en Angleterre : les
habitudes sociales et le coût financier des campagnes électo-
rales. Les commentateurs et historiens observent tout d'abord
que s'y est longtemps déployée une « politique de déférence »
qui confère « une influence exceptionnelle » au statut social et
au prestige 5. Alors qu'en France il arriva qu'on loue, contre les
notables et les personnalités en vue, les mérites des hommes
« ordinaires » et « obscurs », jugés mieux aptes à représenter
la « multitude » 6, en Angleterre, « le respect pour la hiérar-
chie sociale imprégnait profondément les mentalités : les élec-
teurs tendaient à suivre ou à imiter les personnalités locales les
plus en vue et considéraient, en outre, comme allant de soi que
seules ces personnalités pouvaient être élues à la chambre des

1. The Letters of John Stuart Mill, op. cit., pp. 235-236.


2. Voir Mark Kishlansky, Parliamentary Selection. Social and Political
Choice in Early Modern England, Cambridge University Press, 1986.
3. Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Paris, Cal-
mann-Lévy, 1995, pp. 127 sqq.
4. On pourra se reporter aux quelques pages que Tocqueville consacre à sa
propre candidature à la députation. Voir ses Souvenirs, Paris, Gallimard, 1999,
pp. 117-130.
5. Ce fait permet de comprendre que le soutien des conservateurs à la
réforme de 1867, tel que le présente Gertrude Himmelfarb dans son article déjà
cité, pouvait ne pas être totalement dépourvu d'arrière-pensées. Cela vaut en
partie aussi pour les libéraux. Voir sur ce point Bernard Manin, Principes...,
op. cit., p. 131.
6. Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable, op. cit., pp. 77-86.

XXVI
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Communes 1 ». À ce premier facteur vient s'en ajouter un autre :


les coûts exorbitants des campagnes électorales qui, évidem-
ment, « restreignaient […] “spontanément” l'accès à la chambre
des Communes, sans qu'il y eût besoin de mesure légale expli-
cite 2 ».
En essayant de neutraliser les effets résultant de ces deux
facteurs, Mill adopte une position qui ne se distingue pas, struc-
turellement, de celle des fondateurs des gouvernements repré-
sentatifs. Il cherche en effet à concilier une contrainte et un
impératif : accepter tout d'abord, pour des raisons tenant à des
nécessités fonctionnelles, qu'il puisse, par-delà l'affirmation de
l'égalité des droits, subsister des inégalités de pouvoirs dans la
société 3, pour ensuite rejeter toute forme d'arbitraire et d'injus-
tice dans la manière dont se répartissent les fonctions publiques
qui sont attachées à de telles inégalités.
Sur le plan pécuniaire, Mill soutient ainsi une position radi-
cale : les campagnes électorales devraient être à la charge de la
collectivité et non seulement il serait souhaitable que le candi-
dat n'ait pas à financer une campagne électorale, mais il fau-
drait même que ses éventuelles dépenses soient strictement
contrôlées et limitées. Il écrit : « Les opérations de campagne
officielle, les préposés au dépouillement et à la comptabilisa-
tion des votes et tout le matériel nécessaire au déroulement du
vote devraient être à la charge du public. Non seulement on ne
devrait pas attendre du candidat qu'il engage de fortes sommes
pour son élection, mais il devrait n'être autorisé qu'à faire des
dépenses très limitées et faibles 4. »
Cette mesure, qui a pour objectif de contribuer à ouvrir
socialement les conditions d'accès à la candidature, relève d'un
projet ambitieux pour l'époque qui, sur un plan général, vise à

1. Bernard Manin, Principes..., op. cit., p. 128. Sur la notion de déférence,


voir David C. Moor, The Politics of Deference. A Study of Mid-Nineteenth
Century English Political System, New York, Barnes and Noble, 1976.
2. Bernard Manin, Principes..., op. cit., pp. 128-129.
3. Voir Jean-Fabien Spitz, L'Amour de l'égalité. Essai sur la critique de
l'égalitarisme républicain en France, 1770-1830, Paris, Vrin, 2000, pp. 133
sqq.
4. Infra, p. 188. Voir B. Manin, Principes..., op. cit., pp. 184-186.

XXVII
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introduire une profonde révolution dans la « politique de défé-


rence » encore dominante à son époque. Il veut soumettre celle-
ci à un profond changement de paradigme en substituant à
l'oligarchie des naissances une sorte d'aristocratie tempérée
des compétences 1 qui soit elle-même encadrée et conditionnée
par le gradualisme démocratique que professe Mill, dont l'objet
est de promouvoir le développement progressif de la participa-
tion populaire.
On a parfois estimé que ce bouleversement correspondait à
une composante clairement élitiste de la philosophie politique
de Mill. Mais il ne faut pas oublier ce que doit à l'Histoire cette
préconisation théorique. Mill estime ne devoir réitérer cette
exigence démocratique que parce que la société anglaise ne
l'avait pas encore réalisée pleinement. Il lutte, autrement dit,
contre des pesanteurs sociales et politiques, en proposant une
figure de l'« éminence » qui soit non plus indexée sur un rang
social institué et hérité arbitrairement, mais attachée à la per-
sonne en raison des qualités (morales et intellectuelles) qui lui
sont reconnues 2. La seule élite dont il souhaite compenser élec-
toralement la faiblesse numérique est constituée des personnes
éclairées, et ce au nom de l'utilité sociale. C'est pour une raison
du même ordre qu'il rédige dans les Considérations un élo-
quent plaidoyer en faveur du recrutement par voie de concours
des agents de la fonction publique. Il s'agit alors autant d'iden-
tifier les compétences que de prémunir la société dans son
ensemble contre les effets nocifs de la « partialité », des « inté-

1. Une sorte seulement, car l'ambition de Mill est bien de dissocier la


notion d'élite de la notion d'aristocratie.
2. Sur ce problème, en France, voir Pierre Rosanvallon, Le Peuple introu-
vable, op. cit., pp. 47 sqq. Outre sa volonté de promouvoir l'utilité de la
compétence, Mill était, de manière générale, très critique à l'égard des classes
socialement supérieures de la société anglaise, qu'il assimile peu ou prou à des
« tories pratiques » ou à des individus tout à fait conformistes. Voir sa lettre à
Dupont-White du 10 juin 1860 : « On trouve tant de petits obstacles à sortir de
la voie commune en quoi que ce soit que peu de monde le fait même en théorie,
et il est presque impossible de le faire en pratique. Les classes supérieures, soit
par leur position, soit par leur intelligence, n'y songent pas plus que les autres,
et c'est ce qui fait que je ne fonde pas sur ces classes autant d'espérance que
vous semblez le faire » The Letters of John Stuart Mill, op. cit., p. 237.

XXVIII
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rêts privés et politiques » 1. Ce poids des compétences est tel


qu'il conduit aussi Mill à limiter strictement le champ d'action
du pouvoir législatif. Faire des lois suppose des compétences
très spécifiques et il n'est pas garanti que tous les membres du
Parlement les possèdent. Aussi la chambre des Communes ne
doit-elle pas détenir, selon lui, le pouvoir d'amender le texte de
loi préparé par des commissions spécialisées. Elle n'a que celui
de l'adopter ou de le rejeter.
Dans les Considérations, la volonté de Mill d'imposer un
changement de paradigme dans la « politique de déférence » ne
fléchit jamais. Mais on en comprendrait inadéquatement le
sens, si on ne voyait pas que cette perspective s'accompagne en
même temps de la promotion d'une conception plus identitaire,
plus sociologique, de la représentation. Mill lance ces deux
chantiers simultanément. C'est précisément le sens de tous les
développements qu'il consacre aux arguments en faveur de
l'extension du suffrage à la classe ouvrière et aux femmes 2.
L'universalité du suffrage est l'horizon naturel de sa posi-
tion. Il en exclut seulement les personnes qui ne possèdent pas
les compétences élémentaires de base (lire, écrire, compter),
celles qui ne paient pas d'impôts directs — sachant qu'il estime
que tout le monde dans la société devrait payer de tels impôts
— ou qui dépendent, pour leur subsistance, de l'assistance de
la paroisse. Il est important de souligner que, pour lui, « ces
exclusions ne sont pas en elles-mêmes permanentes ; elles
relèvent de conditions que chacun peut remplir, ou devrait être
capable de remplir, dès lors qu'il le souhaite ». Dans son prin-
cipe, l'argumentation va donc bien dans le sens d'un « suffrage
universel mais gradué 3 ».
On comprend assez aisément les raisons d'un changement de

1. Infra, p. 234. On pourra lire sur ce sujet tout le développement que Mill
y consacre. Voir également Mill, « Reform of the Civil Service » (1854),
Collected Papers, vol. XVIII, pp. 207-211. Sur ce thème, on lira également
avec profit les analyses d'ensemble de P. Rosanvallon, La Légitimité démo-
cratique. Impartialité, réflexivité, proximité, Paris, Seuil, 2008, et plus particu-
lièrement concernant l'administration publique les pages 59 à 99.
2. Infra, p. 155.
3. Infra, p. 165.

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paradigme dont la vocation est de réaffirmer un principe de


légitimation par la généralité du point de vue 1. Quant à l'avan-
cement de la cause ouvrière ou de celle des femmes, elle s'ins-
crit tout d'abord dans une conviction morale qui tient à la
reconnaissance de l'égale dignité de chacun et le droit commun
à être également entendu : « Tous les êtres humains, écrit Mill,
ont un même intérêt à disposer d'un bon gouvernement. Celui-
ci affecte de la même manière le bien-être de tous ; et ils ont
besoin que leurs voix soient également entendues pour leur
garantir une part de ses bienfaits. » Et si l'on doit absolument
faire une différence, ajoute-t-il, alors il faudrait qu'elle soit à
l'avantage des plus faibles, car ces derniers ont davantage
« besoin de la protection de la loi et de la société 2 ». Mill resitue
ensuite cette évolution dans une tendance générale de l'histoire
humaine, qui présente une portée à la fois politique et cogni-
tive : « Tout le mode de pensée, dans le monde moderne, se
prononce de plus en plus contre cette prétention de la société à
décider, en lieu et place des individus 3. » Ce que l'on peut
comprendre aisément parce que l'on présuppose par ailleurs
que les intérêts des individus ne sont jamais mieux formulés et
défendus que par ceux qui en sont porteurs. C'est une capacité
qu'il importe donc de ne pas déléguer purement et simplement.
À cet argument vient s'ajouter enfin la valeur propre de la
participation populaire : « On trouve un des principaux bien-
faits d'un gouvernement libre dans cette éducation de l'intelli-
gence et des sentiments qui porte jusqu'aux rangs les plus bas
du peuple lorsqu'ils sont appelés à prendre part aux actes qui
affectent directement les grands intérêts de leur pays. » La
citoyenneté, dit-il aussi, peut ainsi opérer comme un véritable
« agent d'éducation nationale 4 ».

1. Notons au passage que cette perspective a été philosophiquement


thématisée par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit (trad. fr.
J.-F. Kervégan, Paris, PUF, 2003 [1820], §§ 261 sqq) et critiquée par Marx
dans Critique du droit politique hégélien (trad. fr. K. Papaioannou, Paris, Quai
Voltaire, 1994 [1842-1843], voir notamment les pages 96 sqq).
2. Infra, pp. 164-165.
3. Infra, p. 165.
4. Infra, p. 42.

XXX
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Pour toutes ces raisons, la démocratie se doit donc d'être


fortement inclusive. Les deux mouvements (identité/compé-
tence) sont intimement liés. Au renforcement des logiques iden-
titaires fera contrepoids en effet le principe venant contrecarrer
les tendances à la législation de classe : à savoir la reconnais-
sance des droits d'une compétence qui se définit en premier
lieu par sa capacité à se porter au-delà des logiques particula-
ristes.
Cette affirmation résolue du principe de participation
n'implique toutefois pas un quelconque déclassement du prin-
cipe de compétence. « Que chacun doive pouvoir se faire
entendre ne signifie pas du tout que toutes les voix se valent 1 »,
écrit Mill, ni que la majorité ait toujours raison. Pour lui, il
importe par conséquent de trouver le système qui permettra
d'éviter les abus et le gouvernement de classe : la démocratie ne
sera la forme idéale de gouvernement que « si elle peut être
organisée de sorte qu'aucune classe, pas même la plus nom-
breuse, n'ait la capacité de réduire le reste à l'insignifiance
politique ni de diriger le cours de la législation et de l'adminis-
tration en fonction de ses intérêts de classe exclusifs 2 ». Pour ce
faire, et puisque la limitation du droit de suffrage est un « expé-
dient » inacceptable, Mill propose de réfléchir à la mise en place
de plusieurs dispositifs, dont les principaux sont le vote plural
(le fait pour un individu dont les compétences sont reconnues
de disposer de plusieurs votes), mais surtout — puisque le pré-
cédent lui apparaît finalement assez peu praticable — le sys-
tème de la représentation personnelle de T. Hare, qui non
seulement permet à chaque groupe d'avoir une représentation
suffisante, mais assure aussi à un nombre significatif de per-
sonnes « éminentes » d'entrer au Parlement grâce à un jeu
complexe de transfert de votes 3. Ces personnes ne seront évi-
demment jamais majoritaires, mais l'espoir de Mill est que, par
leur présence et leur action, elles puissent exercer une influence

1. Infra, p. 156.
2. Infra, p. 148.
3. Voir Dennis Thompson, John Stuart Mill and Representative Govern-
ment, op. cit., pp. 96 sqq.

XXXI
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bénéfique sur l'ensemble de l'assemblée. Dans les Considéra-


tions, Mill aborde ces points de manière détaillée, tout en les
examinant à la lueur des principales objections qui leur furent
opposées. Au terme de son analyse, il conclut que le principe de
la représentation personnelle est clairement la meilleure des
voies possibles : « Telle est, selon les principes que nous avons
exposés, la position dans laquelle il convient de placer les riches
et les pauvres, les personnes très éduquées et celles qui le sont
peu, et toutes les autres classes et dénominations qui divisent la
société. Et en combinant ce principe avec celui, juste par
ailleurs, qui confère un poids supérieur aux intelligences supé-
rieures, une Constitution politique réaliserait le genre de perfec-
tion relative qui est seule compatible avec la complexité des
affaires humaines 1. »
On le voit, Mill retravaille le principe de la représentation
pour sortir le gouvernement démocratique de la tension dont il
hérite au XIXe siècle et qui tient à l'équivalente attraction des
principes d'identification et de distinction 2. Pour sortir de ce
que l'on a appelé l'« âge de l'abstraction », et apporter une solu-
tion non seulement au problème de la figuration du peuple,
mais à celui de l'efficacité gouvernementale, Mill défend une
solution dont on voit en quel sens elle peut être dite en partie de
type « sociologique » 3. Il s'agit de donner corps au peuple, en
passant par la prise en compte des groupes sociaux les plus
déterminants, sans renoncer pour autant à ce point de vue de la
généralité que les révolutionnaires français allaient plutôt cher-
cher du côté de l'abstraction. Mill croit farouchement aux vertus
de l'éducation, de la discussion et de l'intelligence. Il espérait
ainsi que la participation d'un nombre suffisant de personnes
« éminentes » aux débats parlementaires améliorerait leur qua-
lité intrinsèque, que par une sorte d'effet de contagion, dont la
discussion serait le milieu favorable, les décisions prises par-

1. Infra, p. 164.
2. Voir Pierre Rosanvallon, Le Peuple introuvable, op. cit., pp. 43 sqq.
3. À cet égard, sa démarche s'apparente à celle de Proudhon (Solution du
problème social, 1848, in Œuvres complètes, Lacroix, 1868). Voir les analyses
de Pierre Rosanvallon sur ce point (ibid., pp. 59 sqq).

XXXII
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viendraient plus souvent à mettre hors d'état de nuire les « inté-


rêts sinistres » et la législation de classe 1. Pour cela, il fallait
que — des modalités de suffrage à la manière dont se déroulent
concrètement les débats parlementaires — un certain nombre
de conditions soient respectées : vote à bulletin secret 2, absence
de mandat contraignant, etc. Mill les évoque successivement et
trace ainsi les contours d'une bonne délibération démocratique,
sans jamais négliger de rappeler que ces propositions n'ont de
sens que si tous les intérêts légitimes peuvent s'exprimer, être
entendus et pris en compte.
Par l'évocation d'une multiplicité de problèmes, eux-mêmes
saisis sous plusieurs de leurs dimensions, Mill nous offre une
précieuse exploration du régime démocratique, marquée à la
fois par une exigence intellectuelle rarement prise en défaut et
par le souci constant d'ancrer la réflexion politique et le design
institutionnel dans le monde tel qu'il va. Dans la mesure où sa
théorie — que l'on complétera aisément par les analyses qu'il
développe dans De la liberté en faveur de la liberté individuelle
et contre les dangers du conformisme 3 — a pour objet de conte-
nir les risques d'une tyrannie de la majorité, nous pouvons
aisément y voir une orientation politiquement et culturellement
libérale. C'est sans doute le cas, encore faut-il toutefois garder
à l'esprit que les catégories contemporaines de la théorie poli-
tique ne sont peut-être pas les mieux armées pour que chacune
prétende englober, à elle seule, l'ensemble de la pensée poli-
tique de Mill. Le libéralisme, après tout, s'est accommodé de la
règle majoritaire, alors que les Considérations s'attachent à la
qualifier et à en contenir les effets nocifs.

1. Sur le thème important de la discussion, voir Nadia Urbinati, Mill on


Democracy..., op. cit. Voir également Bernard Manin, Principes..., op. cit.,
pp. 234-245.
2. Voir Joseph H. Park, « England's Controversy over the Secret Ballot »,
Political Science Quarterly, vol. 46, no 1, mars 1931, pp. 51-86.
3. On trouvera des arguments aussi en ce sens dans son essai « Civilisa-
tion » (1836, Collected Works, op. cit., vol. XVIII, pp. 119-152) et ses deux
recensions des travaux de Tocqueville (1835 et 1840, ibid., pp. 47-90 et
pp. 153-204).

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Dans cette rapide introduction, nous avons laissé dans


l'ombre de nombreux points et renoncé à bien des nuances.
C'est que nous pensions devoir fixer un cadre général plutôt
que refaire le parcours auquel Mill invite le lecteur. La perspec-
tive de Mill est évidemment circonscrite par les types de pro-
blèmes qu'il avait en vue et son attachement à l'historicité a
aussi pour effet de le situer dans une époque donnée. Mais le
cadre général dans lequel il inscrit sa réflexion reste pour nous
signifiant. L'idéal démocratique reçoit actuellement de nou-
velles déterminations. Bon nombre d'auteurs cherchent à en
élargir la définition pour inclure des dispositifs qui échappent
en partie aux logiques de représentation et de consentement.
Mill était sans doute loin de concevoir qu'une part de la vérité
du processus démocratique puisse résider dans un enrichisse-
ment de la légitimation démocratique par consentement grâce à
l'adjonction d'une dimension forte de contrôle et de contestabi-
lité 1. Mais son insistance sur la participation et sur la responsa-
bilité (au sens de accountability) pointe néanmoins dans la
direction d'un concept élargi de démocratie. Avec cette critique
de la raison démocratique, Mill met en œuvre la méthode de
réflexion qu'il préconise et qui consiste à toujours adosser
l'analyse normative à une analyse socio-historique préalable.
La théorie du gouvernement représentatif de Mill est sans
doute tributaire de l'époque qui l'a vu naître. Il n'est donc pas
surprenant que la métamorphose du monde social-historique
qui, à partir des années 1880, induisit une crise de la représen-
tation et du gouvernement dans une société « partagée et
démultipliée » qui peine à se constituer en une unité morale et
politique 2, modifie substantiellement, pour elle aussi, la donne

1. Voir sur ce point les travaux de Philip Pettit, Républicanisme. Une


théorie de la liberté et du gouvernement (trad. fr. P. Savidan et J.-F. Spitz,
Paris, Gallimard, 2004 [1997]) et Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie.
La politique à l'âge de la défiance (Paris, Seuil, 2006). Voir aussi la pro-
blématisation du rapport entre élections et représentations, dans Bernard
Manin, Adam Przeworski & Susan Stokes, « Elections and Representation »
in Democracy, Accountability, and Representation, Cambridge University
Press, 1999, pp. 29-54.
2. Voir Marcel Gauchet, L'Avènement de la démocratie, II. La crise du
libéralisme, Paris, Gallimard, 2007, p. 101.

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démocratique. Mais précisément en raison de la profondeur de


cette transformation, qui se soldera par une profonde crise du
parlementarisme, il est utile de s'intéresser à ce qui, de manière
plus structurelle, pourrions-nous dire, pose problème dans la
façon dont la démocratie a été d'emblée comprise à l'âge des
révolutions. Problème dont la crise de la fin du XIXe et du début
du XXe a été le révélateur et auquel on peut estimer que John
Stuart Mill tente déjà d'apporter une solution.

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