Gaelle Launay, Remi Bihouis, « Repenser le travail après la crise du Covid-19 : doit-on pérenniser le télétravail ? », septembre 2020 Numéro : 545 Thématique(s) : covid-19 : et après ? S’il devait y avoir, dans le domaine des conditions de travail, « un monde d’après » la Covid-19, le télétravail serait sans conteste le grand gagnant y compris dans les cabinets d’expertise comptable ! REPENSER LE TRAVAIL APRÈS L’ÉPIDÉMIE DE LA COVID-19 Certes, avant la crise sanitaire, le télétravail s’installait progressivement au sein des cabinets, mais tous n’avaient pas encore franchi le cap. La propagation de l’épidémie et le confinement n’ont plus laissé de place aux réticences et le passage en télétravail a été réalisé à marche forcée. À la sortie de cette période inédite, le temps du bilan approche, des décisions sont à prendre, et la question de la pérennisation du télétravail se pose désormais pour les cabinets. Bien que plébiscité par les collaborateurs, cette décision ne doit pas être prise à la légère car le télétravail n’est pas non plus la panacée et peut faire l’objet de dérives. Il est donc indispensable de faire le bilan du télétravail effectué durant la période de confinement, afin de construire le travail du « monde d’après ». Cette construction passera par le respect du cadre légal tout en prenant en compte les risques et les opportunités identifiés à l’occasion du bilan. Une hausse de la productivité Les études s’accordent pour dire que le télétravail a un impact positif sur la productivité des entreprises. Selon le ministère de l’Economie, des Finances et de la Relance, la mise en place du télétravail accroît en moyenne la productivité entre 5 % et 30 % 1. Cette hausse de la productivité pourrait s’expliquer par deux facteurs majeurs : • par une meilleure gestion du temps de travail avec une diminution significative des réunions et une amélioration de la qualité de vie ressentie par les collaborateurs qui, en conséquence, accroît leur motivation et leur implication ; • par l’absence de temps de transport (en zone rurale, ce trajet à l’aller est de 28 minutes seulement et s’élève à 44 minutes en Ile-de-France en moyenne 2), un temps qui est réinvesti en partie par le collaborateur et non soumis aux aléas de la vie quotidienne comme les grèves, les intempéries, les bouchons, etc. Un avantage concurrentiel pour l’attractivité Désormais, le télétravail s’est transformé en avantage sur le marché du recrutement, notamment pour les secteurs concurrentiels comme la comptabilité. Selon un sondage réalisé par Opinion Way, la possibilité de « télétravailler » quelques jours par semaine s’inscrit dans une évolution positive du travail pour 79 % 3 des répondants. Ses avantages pour les collaborateurs, en termes de flexibilité d’horaires et de lieux de travail, en font un atout pour se différencier de la concurrence, d’autant plus qu’au sein des nouvelles générations, 93 % 4 ne souhaitent plus travailler dans un bureau classique. Un levier de diminution de l’absentéisme L’étude menée par BVA 5 sur les arrêts de travail indique que le taux d’absentéisme des salariés qui ont des possibilités de télétravail est de 2 %, voire même dans le cas de télétravail occasionnel de 1,2 % contre 4,3 % pour les salariés qui n’ont pas cette possibilité, soit une réduction de l’absentéisme au travail de 72 %. Cette efficacité serait en partie expliquée par l’augmentation de la satisfaction et du bien-être des collaborateurs dont la corrélation avec l’absentéisme n’est plus à prouver. UNE MISE EN PLACE FACILITÉE PAR LA LÉGISLATION Le télétravail, dont le cadre a été esquissé par un accord national interprofessionnel du 19 juillet 2005, a été introduit dans le Code du travail en 2012. Ce cadre juridique, ayant été jugé parfois trop strict, n’a pas rencontré un franc succès. Afin de favoriser son essor, il a été assoupli par l’une des ordonnances de 2017. Accord collectif, charte ou accord par tout moyen ?
Séance Live 2 – 25-10-21
Désormais, le télétravail peut être mis en place par accord collectif ou par charte. En leur absence, employeur et collaborateurs peuvent convenir d’y recourir par tout moyen. En fonction des modalités de mise en place retenues, les conséquences diffèrent. En effet, si l’employeur refuse d’accorder le télétravail à un collaborateur qui occupe un poste éligible au télétravail, dans les conditions prévues par l’accord ou la charte, il doit motiver sa réponse. A contrario, si le télétravail n’est prévu ni par un accord collectif ni par une charte, le refus n’a pas à être motivé. Dans le cadre d’une pérennisation du télétravail, et afin d’avoir un cadre collectif et normé, l’accord ou la charte semble le moyen le plus adapté. Cet accord ou cette charte doit préciser : les conditions de passage en télétravail, les modalités d’acceptation par le collaborateur des conditions de mise en œuvre du télétravail, les modalités de contrôle du temps de travail ou de régulation de la charge de travail, la détermination des plages horaires durant lesquelles l’expert-comptable peut contacter le collaborateur, ainsi que les modalités d’accès des collaborateurs handicapés. Une prise en compte des frais réels ou via une allocation forfaitaire Alors même qu’il ne s’agit pas d’une mention obligatoire au sein de l’accord ou de la charte, la prise en charge des frais liés au télétravail ne doit pas être éludée. Initialement, le Code du travail prévoyait expressément l’obligation pour l’employeur de prendre en charge les coûts découlant directement de l’exercice du télétravail< 6. Ce texte ayant disparu lors des modifications apportées en 2017, certains en ont conclu à la disparition de l’obligation de prise en charge des frais liés au télétravail. Cette conclusion est quelque peu hâtive… En effet, outre l’obligation générale de prise en charge des frais professionnels rappelée régulièrement par la jurisprudence 7, l’ANI de 2005, qui est toujours en vigueur, prévoit la prise en charge par l’employeur des coûts directement engendrés par ce travail 8. Aussi, il semble difficile, juridiquement parlant, de conclure à une absence d’obligation de prise en charge des frais professionnels engagés dans le cadre du télétravail. Ces derniers doivent normalement être indemnisés sur la base des dépenses réellement supportées par le collaborateur. Force est de constater que cette évaluation n’est pas la plus aisée à réaliser… Aussi, à titre de tolérance, l’Urssaf autorise le recours à une allocation forfaitaire pour les situations de télétravail régies par le contrat de travail ou par une convention ou un accord collectif 9. Le télétravail instauré par une charte n’étant pas visé, l’accord collectif doit donc être privilégié. D’autant plus que cela permet également de sécuriser la situation au regard du droit du travail. En effet, le remboursement forfaitaire des frais professionnels n’est admis que si une disposition conventionnelle ou contractuelle le prévoit 10. Attention au matériel informatique Normalement le matériel informatique doit être fourni par l’employeur. Toutefois, il arrive que les collaborateurs, pour des raisons de commodité, préfèrent utiliser leur propre matériel. Cette pratique a un nom, il s’agit du BYOD (« Bring Your Own Device » que l’on peut traduire par « apportez vos appareils personnels »). Cette situation n’est pas sans risque car elle engendre la circulation de données de l’entreprise au sein d’un terminal non contrôlé. Aussi, il est indispensable d’appliquer les règles de bon sens recommandées par l’ANSSI dans son « passeport de conseils aux voyageurs » et de rappeler aux collaborateurs que les mêmes règles de sécurité doivent être appliquées (mise à jour, antivirus, mots de passe, etc.). Dans ce contexte, l’expert-comptable pourrait envisager d’aller plus loin et de surveiller les terminaux des collaborateurs, en leur demandant notamment de les enregistrer afin de permettre la suppression à distance des données en cas de perte ou de vol. Le risque d’immixtion au sein de la vie privée des collaborateurs est important. Face à ce risque, des dispositifs de « conteneurisation » sont développés. Les applications et usages professionnels y sont recueillis et le contrôle de l’employeur ne s’effectue plus alors que sur ce compartiment dédié. Cette solution est à privilégier. DES FREINS À VIGILER AUPRÈS DES COLLABORATEURS POUR NE PAS SUBIR LES DÉSAGRÉMENTS DU TÉLÉTRAVAIL Si la plupart des cabinets avaient des craintes quant à la mise en place du « tout-télétravail », particulièrement pour ceux ayant dus le faire en urgence durant la crise sanitaire, celles-ci se sont rapidement estompées après la mise en place effective. Toutefois, ce nouveau mode de travail génère des bouleversements au sein d’une organisation et des équipes à vigiler pour s’assurer de ne conserver que ses effets positifs :
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• la sur-connexion : les collaborateurs peuvent avoir des difficultés pour trouver un rythme de travail raisonnable lorsqu’ils n’ont pas de repères. Ceci peut conduire à une connexion trop fréquente aux outils numériques professionnels ; • la baisse de l’implication : sans relations sociales quotidiennes, certains membres de l’équipe peuvent prendre un peu trop de distance par rapport aux projets et objectifs du cabinet ; • la démotivation : certaines personnes sont moins concentrées sur leur travail lorsqu’elles se trouvent dans un environnement familial ; • le détachement : la relation entre le collaborateur et le cabinet ne devenant presqu’uniquement financière, le corolaire est une hausse du turn-over des collaborateurs n’étant plus attachés au cabinet.