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Albert David
Paris Dauphine University
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Albert DAVID
Université Paris-Dauphine
Centre de Gestion Scientifique de l’Ecole des Mines de Paris
1
1. Quels outils, pour quelle aide, pour quelles décisions ?
Le terme d’outil désigne « un objet fabriqué qui sert à agir sur la matière, à faire un
travail »1. Par rapport à un instrument ou une machine, un outil est conçu comme plus
simple et utilisable directement « par la main », c’est-à-dire, d’une certaine manière,
sous contrôle de son utilisateur. L’outil est alors considéré comme un prolongement,un
amplificateur des capacités humaines. On peut néanmoins noter que les expressions
« instruments de gestion » [cf par exemple Soler, 1993], « machines de gestion » [Girin,
1981], « modèles de gestion » [cf par exemple Hatchuel et Moisdon, 1993],
« dispositifs de gestion » [cf par exemple Moisdon, 1996], « appareil
gestionnaire »[Hatchuel et Weil, 1992] existent également dans la littérature de la
recherche en gestion. Si outil et instrument sont employés quasiment indifféremment,
l’expression de « machine » désigne quelque chose qui dépasse et, éventuellement,
manipule ou asservit ses utilisateurs, tandis que les notions de dispositif ou d’appareil
gestionnaires évoquent des systèmes d’outils qui structurent l’organisation de l’action
collective. La distinction entre modèle et outil est plus délicate. Dans une approche
positiviste de la modélisation, on peut considérer qu’un modèle est plus prescriptif - il
dit la vérité - alors qu’un outil est plus ouvert - il aide à la découvrir. Aujourd’hui,
comme nous le verrons, même les modèles les plus formels sont utilisés dans une
logique constructiviste, ce qui rend la distinction entre outil et modèle quelque peu
artificielle.
On peut considérer comme outil de gestion « toute formalisation de l’activité
organisée, [...] tout schéma de raisonnement reliant de façon formelle un certain
nombre de variables issues de l’organisation, et destiné à instruire les divers actes de la
gestion » [Moisdon, 1996]. Nous retiendrons ici que le terme d’outil désigne un objet,
donc quelque chose d’au moins partiellement « extérieur » à son utilisateur et qui
présente un minimum de formalisation. Un outil n’est donc pas entièrement lié au
contexte dans lequel il est utilisé, ce qui signifie qu’il est toujours formellement
transposable. Notons que cette conception de l’outil comme moyen d’agir renvoie à
l’étymologie et au sens philosophique du verbe « informer », qui signifie façonner,
former, donner une structure, une signification. Autrement dit, construire et utiliser un
outil, c’est produire et manipuler des connaissances. A contrario, on peut dire qu’il
n’est pas de production de connaissances sans outils, aussi simples, aussi peu formels
ou aussi peu explicites soient-ils. La définition de Moisdon, bien qu’élaborée en faisant
surtout référence à des outils travaillant au moins partiellement sur la base de modèles
formalisés - c’est ce qu’indique la notion de « variable » - s’applique donc aussi à une
liste, un tableau à double entrée, un organigramme, des groupes de travail, des
entretiens d’appréciation ou des contrats d’objectifs.
1
Définition du dictionnaire Robert.
2
1.2. La décision est un processus complexe
• le moment du choix, à supposer qu’il soit repérable, n’est pas isolable des
conditions de construction des alternatives, du contexte individuel et organisationnel
du choix : la décision est un processus, pas un instant ;
• une décision n’est pas un décret : le processus ne s’arrête pas au moment du
choix ; il n’y a pas d’application d’une décision qui ne soit transformation,
réinterprétation de cette décision ;
• il n’existe ni réalité de premier ordre, ni décideur unique et omniscient, ni
optimum objectif [Roy, 1985]
• la décision n’est ni linéaire, ni monorationnelle, ni monofinalitaire [Sfez,
1973] ; les concepts d’ambiguïté créatrice, de traduction, de hasard organisateur, de
surcodage, d’apprentissage, d’exploration sont centraux dans toute tentative
d’analyse de processus de décision complexes ;
• la rationalité des acteurs est limitée non seulement par leurs capacités
cognitives individuelles mais par les systèmes d’organisation qui définissent et
structurent l’action collective, donc les processus de décision ; s’organiser, c’est
choisir une manière particulière de produire des connaissances ; on peut dire, en
prenant la contraposée de la proposition de Simon, que la limitation de la rationalité
est une condition nécessaire à l’action : l’organisation conditionne et structure
l’action mais on ne peut pas agir sans s’organiser ;
• on peut distinguer des décisions programmées, des décisions non programmées
mais fortement structurées et des décisions non programmées et faiblement
structurées [Simon, 1957 ; Le Moigne, 1973 ; Mintzberg et alii, 1976] : les décisions
programmées « pourraient être gérées par des automatismes (recherche
3
opérationnelle), l’intervention humaine se limitant à vérifier que les conditions
d’application de l’automatisme sont bien remplies ; les décisions non programmées
mais faiblement structurées relèveraient de modélisations partielles et de simulations,
le jugement du décideur, aidé par les outils, n’étant jamais éclipsé par ces outils ;
dans les décisions non programmées et faiblement structurées, l’intelligence du
problème jouerait le rôle essentiel, les capacités du décideur étant déterminantes »2 ;
aucune décision n’est pas essence programmée ou non, structurée ou non structurée :
d’une part, on trouve en permanence des solutions à des problèmes qu’on ne savait
pas résoudre et, d’autre part, une décision peut devenir programmée simplement
parce que ses acteurs ont décidé d’utiliser tel ou tel outil pour effectuer leurs choix,
indépendamment du caractère réaliste de la modélisation3 .
5
Nous prenons ici ces quatre modèles à titre illustratif, pour opposer logique fonctionnelle et approche
critique. Pour une analyse plus complète des types de rationalité en oeuvre dans les modèles de
décision, voir par exemple Munier [1994].
5
dans différents endroits d’un système multi-acteurs. En ce sens, l’utilisation que nous en
ferons n’est pas incompatible avec l’idée évoquée plus haut que les processus de
décision ne sont ni linéaires, ni monorationnels, ni monofinalitaires.
Dans une perspective plus systémique, Courbon [1980] considère la décision comme
une boucle de régulation en quatre moments :
environnement
décision
réelle
décision
virtuelle
représentation
intelligence
de l'organisation
6
Bien que dans un espace défini par la « poubelle », donc confiné et contraint. L’anarchie n’est donc
pas totale.
7
causales indépendantes - est également présente, mais Sfez analyse de quelle manière le
surcodage d’un code - c’est-à-dire de la rationalité d’un acteur - par un autre code -
c’est-à-dire par la rationalité d’un autre acteur - peut être producteur de sens et
d’innovation. Dans ce modèle, chaque acteur peut instrumenter son point de vue
comme il l’entend, mais la décision au sens de « récit » n’est susceptible d’être aidée
que de deux manières : (1) le fait pour des acteurs de savoir qu’un processus de
décision a cette structure peut les éclairer et leur éviter des erreurs qui viendraient de ce
qu’ils interpréteraient ce qui leur arrive avec une vision classique, (2) on pourrait
améliorer la coopération entre ces acteurs à certains moments du processus, mais il est
clair que le « on » en question devrait alors être considéré à son tour comme un acteur
du récit, avec sa rationalité, donc son code. Autrement dit, à moins de postuler
l’existence d’un coordinateur supra-rationnel, l’introduction d’un tel acteur qui fait
partie du processus de décision. Nous retrouvons ici la difficile question de savoir dans
quelle mesure un modèle descriptif de la décision peut être utilisé dans une logique
prescriptive.
Dans la suite, il nous faudra donc à la fois considérer l’aide à la décision dans une
optique fonctionnelle pour comprendre de quelle aide les acteurs d’un processus de
décision ont besoin et dans une optique critique pour prendre en compte le fait que
toute démarche d’aide à la décision est une démarche d’intervention qui représente
l’irruption d’un nouvel acteur dans le processus.
Hatchuel et Weil [1992] ont montré que tout outil de gestion7 est fait de trois
éléments en interaction : un substrat technique, qui est l’abstraction sur laquelle repose
l’outil et qui lui permet de fonctionner, une philosophie gestionnaire, qui correspond à
l’esprit dans lequel l’utilisation de l’outil est envisagée - et une vision simplifiée des
relations organisationnelles, qui permet d’entrevoir sommairement les principaux
acteurs et leurs rôles autour de l’outil. Par exemple, les systèmes experts ont un substrat
technique qui est composé d’une base de règles, d’une base de connaissances et d’un
moteur d’inférence. La philosophie gestionnaire de ces systèmes est, du moins à leurs
débuts, l’automatisation des raisonnements. La vision simplifiée des relations
organisationnelles qu’ils véhiculent implicitement met en scène des experts (qui
possèdent le savoir), des cogniticiens (qui l’extraient) et des décideurs (qui l’utilisent
par exemple pour faire des diagnostics).
Hatchuel et Weil ont élaboré cette structure en trois éléments pour des techniques
managériales comme l’organisation scientifique du travail, la recherche opérationnelle,
les sytèmes experts ou la gestion de production assistée par ordinateur. La particularité
de ces techniques est qu’elles s’adressent d’abord et explicitement aux connaissances et
non aux relations organisationnelles : lorsque l’on conçoit un système expert, on
commence par travailler sur des règles, des connaissances et des raisonnements par
7
Hatchuel et Weil emploient le terme de « technique managériale ».
8
inférence, indépendamment des relations nouvelles que son utilisation suppose
implicitement entre les acteurs.
Mais il existe des outils de gestion qui s’adressent d’abord et explicitement aux
relations entre les acteurs : une nouvelle structure, par exemple. D’autres encore
s’adressent à la fois aux relations et aux connaissances : un contrat d’objectifs évoque à
la fois une relation - contractuelle - et des connaissances - les objectifs. Nous avons
donc généralisé l’analyse d’Hatchuel et Weil aux innovations managériales en général
[David, 1996], distinguant ainsi innovations orientées connaissances (IOC), innovations
orientées relations (IOR) et, sur un continuum entre les deux, innovations mixtes (IM).
Dans une innovation orientée connaissances, le substrat technique concerne
uniquement les connaissances, la vision simplifiée de l’organisation uniquement les
relations entre acteurs. Dans une innovation orientée relations, le substrat technique est
relationnel et la vision simplifiée de l’organisation concerne uniquement des
connaissances.
On voit donc qu’un outil a toujours, implicitement ou explicitement, de par son
substrat technique ou à travers sa vision simplifiée de l’organisation, une double
composante connaissances/relations. Une organisation peut, de même, être vue à la fois
comme un système de relations et comme un système de production de connaissances.
outils
relations connaissances
organisation
L’organisation et les outils procèdent donc d’une rationalité limitée de même nature.
Ceci va nous permettre de définir une distance entre un outil et une organisation et de
mieux comprendre ce qui se passe lorsqu’une organisation adopte un outil - en
particulier, nous le verrons dans une troisième partie, lorsqu’il s’agit d’un outil d’aide à
la décision.
9
Une innovation managériale peut concerner, nous l'avons vu, d’abord les relations - IOR
- ou d’abord les savoirs - IOC. De plus, au départ du processus d’introduction de
l’innovation, le détail des relations et des savoirs peut être fixé ou non. Par exemple, lorsque
des contrats d’objectifs sont mis en place, ils peuvent n’être définis que dans les grandes
lignes ou, au contraire, avoir dès le départ une définition élaborée, avec liste d’indicateurs et
organisation détaillée des procédures de négociation et de discussion entre les acteurs
signataires.
Le point de départ du processus d’introduction d’une innovation managériale peut donc
être représenté par un point sur un graphique à deux dimensions : l’axe horizontal indique si
l’innovation concerne les relations ou les connaissances - ou les deux -, l’axe vertical
indique avec quel degré de précision l’innovation est définie au début du processus, c'est-à-
dire son degré de formalisation. La Figure 1 ci-après indique quatre situations types. Un
cadrage relationnel pur, comme la nouvelle structure décidée en février 1990 à la RATP
[David, 1995], se positionne dans le quart nord-ouest du schéma. C’est une configuration
relationnelle qui n’est, au départ, définie que dans ses grandes lignes. Un cadrage qui ne
concernerait que les savoirs - cadrage orienté connaissances - se placerait dans le quart
nord-est. Par exemple, la décision d’une direction générale de diminuer le niveau des stocks
de moitié - sans préciser comment y parvenir - constitue un tel cadrage. Si des acteurs, par
exemple marketing et bureau d’études dans l’industrie automobile [David, 1990], souhaitent
démarrer une coopération, et si on définit au préalable la composition exacte du groupe, la
fréquence des réunions, les modalités de compte-rendu, etc., cette coopération constitue une
procédure relationnelle que l’on peut situer dans le quart sud-ouest du schéma. On peut
enfin élaborer dans le détail comment des connaissances doivent être élaborées et traitées :
s’il s’agit, par exemple, de fixer la manière dont le personnel doit être évalué et si l’on
définit au préalable et avec précision les différents critères de jugement, les procédures
d'agrégation des évaluations sur chaque critère et de quelle manière l'évaluation conditionne,
par exemple, la carrière des personnes, alors nous sommes en présence d’une procédure
orientée connaissances que l’on peut situer dans le quart sud-est du schéma.
cadrages
cadrages
cadrages
sur les
relationnels
connaissances
relations connaissances
procédures procédures
relationnelles orientées
connaissances
détail
0
10
Figure 2 : les quatre points de départ possibles
du processus d'introduction d'une innovation managériale
Qu'une innovation managériale soit orientée relations ou orientée connaissances, que son
degré initial de formalisation soit faible ou fort, une troisième variable va intervenir : le
degré de contextualisation interne de l'innovation. Par contextualisation nous entendons un
état ou un processus particulier de transformation réciproque de l'innovation par les acteurs
et des acteurs par l'innovation8. Le degré de contextualisation interne peut être défini comme
la "distance" qui existe, à un moment donné de l'histoire d'une innovation dans une
organisation, entre cette innovation et cette organisation. Plus la distance qui existe entre
l'innovation et l'organisation qui l'adopte est grande, plus le degré de contextualisation
interne est faible. Plus, au contraire, l'innovation est proche de l'organisation qui l'adopte,
plus le degré de contextualisation interne est élevé. Qualitativement, cette « distance »
correspond non seulement à l'écart entre le fonctionnement présent et ce que l'on imagine du
fonctionnement futur, mais aussi à la longueur et à la difficulté du chemin à parcourir pour
que l'innovation fonctionne effectivement dans l'organisation.
Si nous considérons, au départ du processus, l'organisation (relations et connaissan
ces), d'une part, et l'innovation managériale, d'autre part, et si nous admettons que chacune
des deux intègre une vision inachevée de l'autre (les acteurs n'ont, au départ, qu'une
représentation incomplète de l'innovation ; l'innovation véhicule une vision simplifiée de
l'organisation), alors le processus de contextualisation d'une innovation managériale dans
une organisation peut être vu comme un processus d'exploration croisée. Au départ, le
substrat technique est plus ou moins maîtrisé ou maîtrisable par les acteurs, la philosophie
gestionnaire est plus ou moins comprise et les acteurs y adhèrent plus ou moins, la vision
simplifiée des relations ou des connaissances est plus ou moins schématique et éloignée des
relations et des connaissances présentes, l'ensmble définissant de fait une certaine
« distance » entre l'innovation et l'organisation. Ce processus va, si tout va bien, converger,
au prix de transformations plus ou moins importantes de part et d'autre, vers une intégration
complète entre l'innovation et l'organisation. A ce moment, l'innovation est totalement
contextualisée, c'est-à-dire que le substrat technique fonctionne, la philosophie gestionnaire
est adaptée et la vision simplifiée des relations et/ou des connaissances est devenue explicite
et complète : on peut alors dire que la distance entre l'innovation et l'organisation est nulle.
8
Cette notion de contextualisation est donc plus puissante que celle, plus classique,
d'adoption, et moins ambiguë que celle de codification, qui renvoie à la fois à la formalisation de
l'innovation dans des manuels et des modes d'emploi et au concept d'encodage utilisé notamment en
sciences cognitives.
11
va, se réduire jusqu'à être proche de zéro. Ce processus n'est ni nécessairement régulier ni
forcément convergent. Degré de faisabilité du substrat technique, plus ou moins grande
pertinence de la philosophie gestionnaire, compatibilité entre les relations et connaissances
réelles - qu'elles soient, pour reprendre les termes d'Argyris et Schön [1978], affichées ou en
usage - et la vision simplifiée des connaissances et/ou des relations véhiculée par
l'innovation sont les trois dimensions qui font cette distance entre une innovation et une
organisation. La mise en mouvement du processus se fait parce que la comparaison par les
acteurs entre l'innovation et l'organisation génère une tension. C'est cette tension qui initie un
processus d'exploration des relations et/ou des connaissances affichées ou en usage.
Nous pourrons donc visualiser le processus d’implémentation des innovations
managériales - donc, en particulier, des outils d’aide à la décision - sur un double schéma
(Figure 3). Le premier prend en compte, sur l’axe horizontal, le fait que l’on travaille sur les
relations ou sur les connaissances et sur l’axe vertical, le degré de détail dans la définition de
l’innovation. Le second permet de visualiser le degré de contextualisation interne, comparé
au degré de formalisation. Quel que soit le point de départ du processus, le point d'arrivée -
sauf interruption - sera toujours en bas et à droite du premier schéma : que l'on mette en
place des IOC (innovations orientées connaissances) ou des IOR (innovations orientées
relations), nous nous intéressons ici aux conditions et à l'organisation de la production des
connaissances. Dans notre schéma d'analyse, l'efficacité de la mise en place de relations
nouvelles sera donc analysée par rapport à la pertinence des connaissances qu'elles
permettent de produire. Tout processus de contextualisation d’une innovation managériale
peut donc être visualisé par un trajet plus ou moins tourmenté.
cadrage
point de degré de
départ contextualisation
minimum maximum
minimum
formalisation
degré de
relations connaissances
maximum
détail
12
3. L’aide à la décision entre outils et organisation
3.1. Evolution des outils formalisés d'aide à la décision
L'histoire des outils d'aide à la décision et de leurs modes d'existence est liée à la fois
à l'histoire des techniques, aux évolutions épistémologiques et l'histoire des
organisations. De même qu'une invention ne devient innovation que si la société lui
donne une valeur d'usage, de même un outil ne devient outil d'aide à la décision que si
on peut lui associer un usage organisationnel, cet usage fut-il imaginaire.
13
3.2. Structure des outils d’aide à la décision
Nous allons détailler cela sur trois exemples d’outils d’aide à la décision : un tableau
de bord, un score et une analyse multicritère.
9
Sur la manière dont listes, classements, tableaux constituent une « raison graphique », voir Goody
[1977].
10
En revanche, la construction des indicateurs qui composent le tableau de bord peut soulever des
difficultés importantes.
14
nombre d’indicateurs statistiques permettent de juger de la qualité du modèle. Dans les
décisions d’octroi de crédits bancaires, le score permet d’établir un diagnostic sur le
déroulement prévisible (bon ou mauvais) du contrat de prêt. On voit donc qu’il s’agit
d’une véritable modélisation du comportement du client. La philosophie gestionnaire
est celle de l’automatisation des décisions si l’optique est très normative, la
compréhension du comportement des clients et l’assistance à la prise de décision si
l’optique est plus ouverte. La vision simplifiée de l’organisation est en partie liée à la
philosophie gestionnaire : l’automatisation des décisions peut aller de pair avec des
utilisateurs peu qualifés dans un univers centralisé alors qu’une approche plus ouverte
met en scène un management plus moderne avec des utilisateurs plus autonomes et une
hiéarchie qui anime et conçoit la stratégie générale d’octroi des prêts.
11
Pour des développements complets se reporter à Roy [1985] et Roy, Bouyssou [1993].
15
des organisations : tout se passe comme si l’acteur qui aide à la décision était « l’allié
des réformateurs idéaux du système, [...] que ces réformateurs existent ou non »12.
La vision simplifiée de l’organisation peut paraître inexistante : c’est ce que
laisserait penser le caractère apparemment très général de la formulation du problème.
Qui pourrait contester que décider, c’est choisir, trier, ranger ou simplement décrire des
actions potentielles évaluées sur un ensemble de critères ? En réalité, la vision
simplifiée de l’organisation concerne, comme pour un tableau de bord ou un score, les
relations en acteurs. Pour l’analyse multicritère, elle s’articule autour de deux éléments
:
• d’une part, un tableau multicritère n’est pas un simple tableau multivarié. Il s’agit
d’évaluer les performances des actions sur des dimensions - les critères - qui
permettent des comparaisons rigoureuses en termes de préférences. Les critères
retenus constituent donc une véritable théorie de l’efficacité des actions.
• d’autre part, les procédures d’agrégation des critères sont la version analytique
d’une véritable négociation en univers multiacteurs ou multi-institutionnel : la
manière de comparer les actions et de parvenir à une proposition s’apparente à un
processus de recherche de compromis. Il s’agit donc d’une théorie de l’efficacité
des modes de relations entre acteurs.
12
Lautmann, 1994, p.187. « Une forme faible de normativité y est insérée, qui est d’adresser le propos
au décideur de bonne foi et d’esprit libre qui n’est pas un double du sociologue mais qui fait avec lui un
couple dual ». On ne peut que faire le parallèle avec le couple « décideur-homme d’étude » de Roy.
16
du schéma : ces outils s’intéressent explicitement aux connaissances et implicitement
aux relations organisationnelles. Ensuite, tout dépend de la manière dont le processus
est piloté et de la distance initiale entre l’outil et l’organisation : s’il s’agit d’un modèle
gestionnaire (Figure 4), la formalisation et la contextualisation se feront en même temps
alors que si le modèle est technocratique (Figure 5), donc de type « conception dans le
détail puis livraison aux utilisateurs », l’essentiel de la formalisation se fait d’abord ...
au risque de rencontrer des difficultés dans la phase de contextualisation.
cadrage
degré de
contextualisation
minimum maximum
minimum
1
2
relations connais-
sances
3
4
maximum
détail
17
cadrage
1 degré de
contextualisation
minimum maximum
minimum 1
2
relations connaissances 2
3
3
maximum 4
degré de
formalisation
4
détail
La différence, du point de vue des pilotes du processus, est que dans le modèle
gestionnaire, la dimension relationnelle implicite de l’outil est prise en compte
explicitement dans l’organisation du changement. Par exemple, une direction générale
peut demander que des tableaux de bord soient conçus dans chaque entité de
l’organisation. Ceci représente un cadre que les acteurs concernés devront tenter
d’élaborer dans le détail par eux-mêmes. Pour peu que la Direction accompagne le
processus et accepte de n’en évaluer qu’a posteriori les résultats, on a la garantie que la
formalisation s’accompagne en même temps de la contextualisation. On obtient aussi ce
résultat si des acteurs extérieurs (des chercheurs-intervenants, par exemple), jouent ce
rôle de médiation entre outil et organisation.
L’utilisation des outils d’aide à la décision a évolué depuis la fin des années soixante
: on est passé d’une vision prescriptive forte de leur rôle à une conception beaucoup
plus ouverte. En d’autres termes, on passe d’outils de conformation à des outils
d’exploration14. Ceci ne signifie pas que les outils de conformation réussissaient
vraiment à « conformer » les conduites des acteurs : on sait depuis longtemps l’écart qui
existe entre travail prescrit et travail réel ou, pour reprendre la formulation plus
13
Pour un exposé détaillé de ces modèles, aisni que sur le modèle politique et le modèle de la conquête,
non évoqués ici, voir David [1996].
14
Les termes conformation et exploration sont empruntés à Moisdon [1996]. On trouve notamment
chez Landry [1993] les termes « constraining » et « enabling » et chez Roy et Bouyssou les notions un
peu différentes mais conceptuellement voisines d’approche descriptive et d’approche constructive en
aide à la décision.
18
sophistiquée d’Hatchuel [1994], que l’introduction d’un outil, aussi normatif soit-il, se
traduit toujours par un apprentissage croisé entre le prescripteur et ceux qui sont les
cibles de la prescription. Autrement dit, le caractère plus ou moins contraignant était
surtout dans l’esprit des prescripteurs : par exemple, des outils de la théorie de la
décision comme les arbres de décision, malgré leur caractère apparemment très
normatif, sont utilisés dans la très grande majorité des cas dans une logique
d’exploration de l’espace des savoirs. Il y a néanmoins deux exceptions. D’une part,
lorsque l’outil prescrit réellement une décision, l’organisation peut décider de suivre
l’avis émis par l’outil. Dans ce cas, le processus de contextualisation se fait surtout de
l’organisation vers l’outil. D’autre part, le processus de contextualisation peut échouer,
l’outil n’étant à la fin ni de conformation ni d’exploration. Par exemple, si la mise en
place d’un tableau de bord se fait dans une logique trop technocratique et centralisée, le
risque est que ceux qui fournissent les informations nécessaires, se sentant peu
concernés ou, au contraire, menacés dans leur autonomie, le fassent mal ou trop tard.
L’outil risque alors, bien qu’existant formellement, d’échouer à la fois à contrôler
l’activité et à explorer les conditions de l’efficacité de l’action.
On voit donc que la nature des apprentissages autour de l’introduction d’un outil, et
en particulier d’un outil d’aide à la décision, varie suivant que l’outil est conçu dans une
logique de conformation ou dans une logique d’exploration, suivant le modèle de
pilotage du processus de contextualisation et suivant le moment où l’outil passe de la
phase de conception à une phase plus autonome d’utilisation courante. Les trois aspects
sont liés : plus l’approche est de conformation et plus la contextualisation aura de
chance d’être pilotée de manière technocratique et centralisée et plus l’outil sera livré
aux utilisateurs sans la coopération concepteurs-utilisateurs qui permettrait des
apprentissages croisés suffisamment riches pour garder à l’outil une part de son pouvoir
d’exploration. Le risque est alors de voir l’outil s’autonomiser complètement, jusqu’à
empêcher les acteurs, si le contexte change, de remettre en cause leurs représentations
du réel. Plus, au contraire, l’outil sera conçu dans une optique exploratoire et plus le
processus de contextualisation aura de chances d’être gestionnaire et décentralisé, et
plus la conception de l’outil relèvera d’un processus d’« ingénierie simultanée »
permettant des apprentissages croisés beaucoup plus riches. Mais si les acteurs
acquièrent ce degré de clairvoyance, jusqu’à quel point l’outil est-il ensuite nécessaire ?
Entre outil normatif et outil jetable, il y a tout un continuum de couples
outils/utilisation. Il ne s’agit plus seulement ici de confronter organisation réelle et
organisation implicitement véhiculée par l’outil, mais d’élaborer une théorie adéquate
du pilotage du changement, c’est-à-dire une théorie de l’intervention. La question reste
ouverte de savoir à quelle « bonne distance » de l’organisation concevoir et placer un
outil d’aide à la décision et comment en piloter la contextualisation : trop proche ou
trop éloigné, ou avec un modèle de pilotage du changement décalé, il peut échouer à
créer une tension génératrice d’apprentissage.
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