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Claude Soucy

Un art de vivre unique au monde


In: Communications, 10, 1967. pp. 135-154.

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Soucy Claude. Un art de vivre unique au monde. In: Communications, 10, 1967. pp. 135-154.

doi : 10.3406/comm.1967.1148

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1967_num_10_1_1148
Claude Soucy

Un art de vivre unique au monde


Mythologie et réalités dans la publicité immobilière

On sait la place importante prise depuis quelques années par la publicité


immobilière, principalement dans le domaine de la construction de demi-luxe
en région parisienne. La difficulté de vendre des logements relativement chers,
situés dans des quartiers périphériques de la capitale ou dans des banlieues éloi
gnées, a contraint les promoteurs à un effort considérable dans ce domaine.
La publicité est un indicateur de la demande solvable : elle renseigne sur les
besoins ou les désirs de la clientèle, tels que les annonceurs les perçoivent. En
même temps, la masse des « messages » publicitaires transforme en partie les
aspirations du public concerné. A qui cherche un logement, on est amené à vendre
aussi du prestige, du loisir, du rêve... Les tendances ainsi induites, si elles ne
sont qu'artificielles, restent secondes, et susceptibles de dangereux chocs en
retour. Cependant, l'analyse de la publicité immobilière peut renseigner sur
certaines attitudes du public.
Dans le cadre d'un ensemble d'études faites pour le compte de la Délégation
générale du District de la Région de Paris, il nous a paru intéressant d'analyser
certains aspects de la rhétorique publicitaire, pouvant éclairer les attitudes d'une
partie du public dans le choix du lieu de sa résidence 1.
Nous avons pris comme matériel la collection du journal le Monde de sep
tembre 1964 à août 1966 inclus. Cette période est celle au cours de laquelle la
publicité immobilière a connu son maximum d'intensité, probablement parce
que s'y sont conjugués le lancement de grandes opérations préparées depuis plu
sieurs années et les premiers signes de saturation du marché.
Éliminant les placards qui concernaient soit des placements immobiliers sans
référence à une opération particulière, soit les constructions trop éloignées pour
être autre chose que des résidences secondaires aux yeux des Parisiens, nous
n'avons pris en considération que la publicité intéressant des résidences princi
pales convenant à des ménages dont au moins un membre travaille dans l'aggl
omération parisienne. Par là, nous entendons les placards constitués d'une typo
graphie distincte de celle des « Petites annonces », quelle que soit leur taille,
qu'ils comportent ou non des illustrations.
Nous avons d'une part procédé au recensement de tous les éléments d'infor-

1. Le texte qu'on va lire reprend certains aspects d'une étude faite au début de
l'année 1967. Il est publié avec l'autorisation de la Délégation générale au District de
Paris.

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mation qu'il était possible de nombrer : les annonces elles-mêmes, réparties en


types principaux, les opérations auxquelles elles se réfèrent (que nous avons situées
dans la mesure du possible), les itinéraires pour s'y rendre et les points de repère
utilisés, les matériaux employés dans la construction, la taille et le prix des loge
ments, les équipements fournis, etc. Nous insisterons moins ici sur cet aspect
de l'étude. D'autre part, il se dégage peu à peu de la lecture du matériel que le
véritable objet dont parle la publicité n'est pas le logement qu'il s'agit de vendre,
mais le mythe du prestige et du bonheur grâce auquel on espère le faire acheter.
Pour l'analyse de ce mythe, nous nous sommes largement inspirés des travaux
de Roland Barthes. Il ne s'agissait pas, cependant, d'étudier ici le langage publi
citaire pour lui-même, la manière précise dont les mythes étaient véhiculés, mais
de mettre en évidence le contenu de la mythologie elle-même. Nous avons, pour
ce faire, passé en revue titres, typographie, images..., tout ce qui pouvait présent
er, au-delà de sa dénotation, une signification supplémentaire indirecte, suscep
tiblede véhiculer le mythe à l'abri de la première. C'est ainsi que nous avons vu
se dégager une sorte de portrait en filigrane de l'acheteur-type, dont l'analyse
fait notre troisième partie. C'est à lui que le mythe s'adresse, en même temps
que l'information. Et la nature du récepteur éclaire celle du message, en en dévoi
lantla fonction.

I. PRÉSENTATION DU MATÉRIEL

Durant les deux années étudiées, 605 placards publicitaires concernant des
opérations en région parisienne ont été relevés dans les colonnes du Monde x.
Nous les avons classés selon leur nature et leur importance en quatre catégories.
En même temps, nous avons distingué les opérations relatives aux arrondis
sements de Paris, ou aux localités limitrophes desservies par le réseau ordinaire
du Métro, des opérations situées en banlieue. Le critère des moyens d'accès au
Centre reste en effet essentiel aux yeux des annonceurs. Ce classement a fait
apparaître immédiatement l'importance du groupe de placards de moyenne
importance consacrés aux opérations en banlieue.

Les titres.

« Pour évoquer un éden 2 (...) nous avions pensé rebaptiser « Paradis 2 » l'e
nsemble immobilier que nous réalisons au Chesnay (...) En définitive notre choix
s'est arrêté sur « Parly 2 », inspiré par le nom de la charmante cité de Marly (...) »
(2.7.66.12) 2.
Le titre est en effet chose essentielle, objet d'une étude précise : c'est le pre
mier contact pris avec le client. Les noms retenus pour la réalisation, lorsqu'il
en existe, nous introduisent immédiatement dans un univers symbolique, où le
logement à vendre prend un sens visiblement supra-fonctionnel. Nous avons

1 . Concernant 201 opérations, dont 65 dans la ville de Paris.


2. Dans les références, les trois premiers chiffres indiquent la date, le quatrième la
page.

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relevés 33 titres pour Paris et les communes limitrophes, 78 pour la banlieue


plus éloignée. En ce qui concerne Paris, ce n'est qu'exceptionnellement que les
promoteurs ont éprouvé le besoin de doter leurs immeubles de noms particuliers.
Sur les 33 noms retenus, 21 se réfèrent à la rue ou à la station de métro la plus
proche (Résidence Picpus-Daumesnil, Résidence Nicolo-Paul-Doumer), ou déjà
à un monument ou à un quartier prestigieux (Trocadéro-Longchamp, Étoile-
Beaujon) qui peut se confondre avec une grande artère ou une place (Résidence
Péreire-Malesherbes). Mention particulière doit être faite du titre « Super-Montp
arnasse », qui renvoie à la fois à la hauteur de l'immeuble projeté, à sa proxi
mité (relative) du quartier Montparnasse, et peut-être à l'idée d'une supériorité
de prestige par rapport à la célèbre opération Maine-Montparnasse. Deux titres
se réfèrent à la situation dans le XVe arrondissement, valorisé dans un cas par
une héraldique de convention (Blason XV), dans l'autre par une vision prospect
ive (Avenir XV). Des positions géographiques censées privilégiées inspirent les
choix des promoteurs du « Toit de Paris » et du « Méridien de Paris ». Vingt-
deux immeubles sur trente-trois accèdent à la dignité de « résidence ». « Les
jardins Borghèse », à Neuilly, et « la Résidence des Douves », à Vincennes, nous
introduisent enfin à deux thèmes centraux dans la dénomination des ensembles
de banlieue : la Nature et l'Histoire.
La vie au contact de la nature est évoquée par le calme heureux du site (Rési
dence Chantepie, Résidence de la Félicité), l'agrément de la vue (les Grands Hor
izons, Chambourcyrama, la Résidence du Belvédère, les Terrasses), l'eau (les
Eaux-vives, la Fontaine Saint-Cyr, le Lac), l'air pur (le Bel-Air, à Clichy), les
arbres ou la forêt (l'Orée de..., les Ombrages), les parcs, jardins ou prés, etc.,
ou mieux, par plusieurs de ces éléments à la fois (Meudon-la-forêt-le Lac, le Bois
de la Ferme, les Hautes-Rives, les Hauts des Petits-Bois). Les idées de village,
hameau, cottage... inspirent aussi quelques titres.
Avec « le quatuor Marly-soleil », nous sommes à la frontière de ce premier
domaine et d'un autre qui emprunte à l'Histoire, à la noblesse et aux types de
résidences prestigieuses du passé. Les anciens domaines royaux (Saint-Cloud,
Marly, Versailles, Rambouillet, Meudon...) sont ici d'exploitation fréquente (la
Chasse du Roy, le Parc du Grand-Veneur, voire la Résidence des Amazones),
mais les personnages historiques (Marie- Antoinette, Montaigne, Foch, et même
Bernard Palissy et Condorcet), les événements glorieux (la Résidence Austerlitz),
l'héraldisme (les Lions du Val d'Herblay), la vie conventuelle (le Parc des Camal-
dules) sont également utilisés. On ne trouve en revanche qu'un titre emprunté
à une culture étrangère ; encore est-ce une référence au fabuleux Eldorado.
Un annonceur va jusqu'à raconter l'histoire du terrain sur lequel il construit :
« Les Thibaudières, fleuron de Boussy-Saint-Antoine, appartinrent jusqu'en
1426 à l'Abbaye de Chaumont-en-Brie, puis à l'Abbaye de Saint-Antoine du
Viennois, avant de devenir en 1778 et jusqu'à la Révolution la propriété de l'Ordre
souverain de Malte » (12.2.65.11). Si, commente-t-il, vous désirez imprégner la
mémoire (de vos enfants) de souvenirs heureux (...) », sans qu'on sache s'il s'agit
de la vie familiale ou de l'histoire de France. Un autre annonceur (24.4.65.9)
précise qu'Oberkampf fut le premier maire de Jouy-en-Josas et que Victor Hugo
y résida.
Nous voyons ainsi se dessiner déjà, à la simple lecture des titres, la signifi
cation de ce mot « résidence », si souvent employé : une habitation à laquelle
le lieu, le cadre ou le passé confèrent à la fois prestige et agrément. Le prestige
est lié à l'histoire, et plus précisément aux classes sociales anciennement privi-

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légiées, notamment l'aristocratie : l'agrément, aux quartiers les plus recherchés


de Paris, et surtout au cadre « rural » préservé. Au seul niveau des dénominations,
il est déjà évident que les promoteurs, outre des logements, veulent vendre à
leur clientèle les avantages, réels ou symboliques, d'une assimilation à l'élite
de la France d'autrefois.

La typographie.

Au-delà de ce qui est écrit, il y a la manière de l'écrire, qui n'est pas moins
significative. Le style retenu pour la typographie proprement dite souligne
certaines intentions des annonceurs, certaines attitudes de la clientèle aussi,
probablement. Tel placard (5.9.64.7), d'un graphisme d'ensemble moderne,
réserve cependant de nobles capitales romaines, qu'accompagne le dessin d'un
sceau sur un ruban, pour proclamer que « la pierre de taille massive ne ment pas ».
Le cartouche indiquant le mode de financement est au contraire sobrement
fonctionnel. Une « résidence de grande classe », sise à Noisy-le-Roi, se présente
elle aussi en « grand romain », dans un cadre de style (id. 11). La semaine su
ivante viendra s'inscrire dans le même cadre la photographie d'un salon de style
inspiré du Louis XVI (12.9.64.7). Le style 1925 a aussi ses adeptes. Avenir
XV (23.9.64.7) s'en inspire pour son titre, dont le cubisme est aussitôt corrigé,
cependant, par le style plus rassurant car hautement traditionnel du décorateur
Lapidouze, qui « suggère » immédiatement au-dessous l'aménagement du séjour.
« Montjouy, petite résidence de luxe », peut se permettre les grâces enveloppantes
du style « nouille » (24.4.65.9), de même que le Toit de Paris (3.6.66.7).
Avec le Parc de Béarn (28.4.66.11), nous sommes à la frontière de la typogra
phie proprement dite et du dessin. Arbres, fleurs, oiseaux, astres, immeubles
se mêlent au texte dont, par un procédé baroque bien connu, les lettres sont
formées de tiges et de feuilles ; seul élément moderne et urbain de la page, la
Tour Eiffel vient former l'A du mot Paris. Le même procédé est employé ailleurs
(17.6.65.11) pour représenter la « pierre de taille massive » dont sont construits
les immeubles.
Au total, le graphisme des placards publicitaires semble .évoluer sur deux plans.
D'un côté, il connote ce que nous avons déjà lu dans les titres : la Nature et
l'Histoire, sources de prestige et d'agrément. Mais de l'autre, et notamment en
ce qui touche aux modalités techniques et financières des opérations, il se fait
sobre et fonctionnel ; introduisant, après l'univers onirique (et pour une part,
on le verra, féminin), celui des contingences matérielles, du sérieux.

Uimage.

La photographie et le dessin sont deux supports d'information largement


employés par les annonceurs. A première vue, la photo paraît destinée à montrer
ce qui existe déjà, le dessin pouvant évoquer les équipements et constructions
futurs, la localisation, suggérer l'atmosphère, etc. « Ce que vous pouvez déjà
voir », dit un annonceur en présentant la photo d'une façade ; « ce que vous allez
bientôt découvrir », ajoute-t-il en face du dessin d'arbres encore à planter ;
mais la phrase suggère un avenir très proche, et sûr (13.11.65.9).
Cependant, l'utilisation de la photographie, apparemment plus objective,

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ne permet pas moins que celle du dessin le symbolisme, la suggestion, le rêve ;


et parfois, la mystification pure et simple.

1. Les dessins.

« Non, ce n'est pas raisonnable de rêver d'un appartement sans penser à X »,


proclame un annonceur (18.11.65.9) qui matérialise sous forme de « bulles »
le rêve de l'enfant (château-fort entouré d'arbres), celui de la mère (une salle
de séjour abondamment fleurie) et celui du chien (une niche et un os) ; alors
que le chef de famille, plus rationnel, se contente de lire les petites annonces
(11.11.65.7 ; cf. 25.11.65.6 où la mariée rêve de la façade d'un pavillon dans la
verdure, le marié... du plan du logement).
Le dessin paraît en effet la technique idéale pour projeter et suggérer l'ima
ginaire. Et l'on sait assez la part que le rêve éveillé tient dans la recherche du
logement, sinon toujours dans son choix. Nous retrouvons donc, exprimés par
le dessin, les thèmes principaux déjà évoqués. La tradition, l'histoire y tiennent
moins de place, cependant, que l'évocation quasi permanente, et presque obses
sionnelle, du contact avec la nature. Le vieux Passy est évoqué par un marteau
de porte (9.6.65.9), mais c'est son charme « provincial » que souligne la légende,
et des petits arbres illustrent l'adresse des immeubles. Tout au plus peut-on
noter tel plan de Paris qui ne retient que l'Arc de Triomphe et la Tour Eiffel
(29.1.66.6), telle figuration gigantesque et floue de la Tour Eiffel encore (22.6.66.5).
Tout se passe comme si le thème du prestige tiré du passé, présent dans les titres
et, nous le verrons, dans la décoration des pièces de séjour, se prêtait mal à
l'évocation par le dessin. La nature, en revanche, est partout. Même le « Paris
rêvé », dans un placard en somme assez austère (5.9.64.7), se marge de feuillage.
Souvent les immeubles s'abritent, minuscules et timides, à l'ombre d'arbres
(13.4.65.13, 9.6.65.19) et même de fleurs (26.3.66.19). Le même annonceur qui
proclame : « L'Ouest, c'est la Forêt », avec dessin à l'appui (23.4.66.7), ajoute
la semaine suivante, toujours avec le même procédé : « L'Est, c'est un jardin
(celui dont nous parlons). » Et nous devons citer aussi le remarquable dessin
qui auréole le Paris intra-muros (en noir) d'un second Paris idéal de même forme,
mais couvert d'arbres et de verdure (12.2.66.9).
Le dessin sert aussi à suggérer le cadre dans lequel se situent les constructions.
A le montrer, ou à le masquer, bien entendu. A Paris, les immeubles mitoyens
de celui qu'on présente sont souvent à peine indiqués, ou même carrément sup
primés (17.6.66.11). Le dessin sert à mettre en évidence l'isolement d'un immeuble,
sa position dominante. La publicité du « Toit de Paris » (30.9.64.5) est un modèle
du genre. « Éloignez-vous de Paris verticalement » est le thème retenu. Et c'est
en effet sur la colline du Télégraphe, point culminant de la capitale, qu'est
situé l'immeuble proposé. Mais le Paris « utile », pour le public auquel on s'adresse,
est beaucoup plus à l'Ouest, et le XXe arrondissement conserve une image défa
vorable. D'où l'angle choisi pour le dessin indiquant le niveau, qui juxtapose
fort habilement « le Toit de Paris » et l'Arc de Triomphe de l'Étoile ; cependant
que la référence est des plus discrètes qui indique, tout à fait en bas de page,
que l'immeuble en question se trouve... au métro Pelleport.
Nous n'avons relevé qu'un seul dessin, d'ailleurs réduit, consacré à un détail
technique de construction : l'insonorisation (22.6.65.7). Un certain nombre de
dessins concernent l'ameublement et la décoration. Ceux-ci font le plus souvent

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l'objet de photos. Mais le dessin permet le rêve : « Nous étudierons pour vous
ces projets de décor... », propose un annonceur, qui fournit en même temps
quatre dessins d'une salle de séjour meublée en styles « Louis XVI », « moderne »,
« Scandinave », « colonial américain ». Le dessin de l'ameublement, en vue caval
ière, sert d'ailleurs à suggérer une impression d'espace dans des appartements
exigus : il permet de représenter les meubles à une échelle notablement inférieure
à leur taille réelle. Ce procédé est employé par plusieurs annonceurs. Est-ce
pourquoi un promoteur a éprouvé le besoin de préciser : « Cet appartement ne
triche pas avec l'espace » (30.9.64.5) ? Dans un tout autre ordre d'idées, le dessin
peut servir à représenter, en vue cavalière, un volume inhabituel, par exemple
un appartement en duplex (30.3.65.5).
Enfin, le dessin est apte à suggérer un mode de vie. « La plus prestigieuse
adresse de Paris » (7.4.65.5), c'est le Palais de Chaillot, des arbres, mais aussi
une élégante cavalière : « à la fois ou selon votre gré, dit la légende, une vie famil
iale, mondaine, sportive ou presque campagnarde ». « L'orée du Golf » (10.6.66.7)
évoque le Paris des affaires par une limousine dont le chauffeur stylé conduit
à son bureau quelque Président plongé dans son journal ; l'hippodrome, le golf,
le tennis tout proche et surtout la piscine sont évoqués par la caricature des
activités correspondantes ; auxquelles les futurs résidents ne se livreront sans
doute guère plus qu'ils ne posséderont de chauffeur, mais dont il doit leur être
agréable de rêver. Si l'habitant futur des Lions du Val d'Herblay (10.10.64.10)
menait vraiment la vie qu'on lui suggère, il n'échapperait pas longtemps au su
rmenage ; d'autant que ses affaires sont prospères, comme le prouve le graphique
affiché dans son bureau. La publicité que le Consortium parisien de l'Habitation
a utilisée pour « Paris 2 » exploite très largement ce thème de la civilisation des
loisirs : c'est surtout grâce au dessin que sont évoqués le cadre de loisirs et d'acti
vités« mondaines » qui contribueront à y permettre, on nous en donne l'assurance,
« un art de vivre unique au monde ».

2. Les photos.

« La photo-test est une épreuve difficile à subir, difficile et sévère, car elle
expose clairement aux gens les plus profanes, et sans le secours d'une argumentat
ion flatteuse, les caractéristiques essentielles d'une réalisation immobilière. (...)
Elle permet de juger d'un seul coup d'oeil l'importance exacte des espaces verts,
la qualité de l'architecture, l'implantation des immeubles et les aménagements
sportifs ou d'agrément. (...) (La photo ci-dessous) n'est pas une œuvre d'imaginat
ion, c'est la maquette rigoureusement fidèle (...) » (25.9.64.7). Tels sont l'usage
et les ambiguïtés de la photographie. Son « évidence » d'abord, sa clarté apparente,
sa lisibilité, son « objectivité ». Théoriquement, le cliché est irréfutable, alors
que le discours pourrait être trompeur. Tout ce à quoi le client est censé s'inté
resser ici : espaces verts, apparence extérieure de l'architecture, plan-masse,
équipements de loisirs, y est représenté. Cependant, ce n'est pas l'objet même
qui est photographié mais seulement une maquette « rigoureusement fidèle »..•
La photo est d'abord chargée de représenter les espaces verts, le cadre naturel.
Ou plutôt de les évoquer, car l'arbre du « Bois de la Ferme » (26.9.64.11), deux
fois plus gros que les immeubles, le bassin des « Eaux- Vives » (3.4.65.7) et même
la vallée brumeuse de Louveciennes (15.5.65.16, 22.5.65.11) ou le village de
Jouy-en-Josas ne constitueront pas à proprement parler le cadre des immeubles

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proposés. Même en ville, les photos des a Jardins-Borghèse » (11.2.66.7), des


Buttes-Chaumont (11.5.66.7) dont la légende souligne le caractère sauvage,
insolite en plein Paris, évoquent un cadre « naturel » (hautement synthétique,
bien entendu). L'Orée de Sénart (3.3.66.11), c'est une piscine où pataugent des
enfants, un bouquet de sapins, un toboggan sur fond d'arbres ; la, Fontaine
Saint-Cyr, un vaste horizon de champs (« Habitez la ville... là où commence la
campagne »). La vue peut d'ailleurs être constituée par un paysage urbain,
lorsque celui-ci est situé à distance et dominé de haut : « le Toit de Paris »
(30.9.64.5, 3.6.66.7), « les Hauts de Saint-Cloud » (15.10.64.5), « Super-Montp
arnasse » (21.4.66.7), exploitent largement cette veine.
En même temps, l'implantation s'évoque... Les photos de maquettes ne sont
en général relativement fidèles qu'en ce qui concerne l'immeuble lui-même,
et ne fournissent sur ce qui l'entoure que des renseignements des plus incertains
(24.2.65.5). Parfois, un montage suggère la satisfaction des acquéreurs, la person
nalisation du logement (23.10.64.5, « Notre appartement, c'est celui-ci »). En
ce qui concerne le thème de l'histoire, nous ne pouvons citer que les pavillons
Louis XIII de « Bel-Abord » (25.9.64.7, 29.4.66.7) et le plan-masse de « l'Orée
de Marly », évoquant palais et jardin à la française (4.9.65.5).
C'est donc l'intérieur des logements qui va constituer l'objet principal de
l'illustration photographique. Dans l'ensemble, les choix sont fortement stéréo
typés. La séquence séjour-cuisine-salle de bains est de beaucoup la plus fréquente.
Puis viennent la terrasse-balcon, puis la garde-robe (« dressing-room ») et la
chambre conjugale (rare). La chambre d'enfant n'apparaît jamais. La représen
tation de la salle de séjour est elle-même l'objet de règles strictes, avec un certain
nombre de développements obligés qui sont le groupe canapé-fauteuils-table
basse, la cheminée et enfin, presque toujours au second plan, la table à manger,
petite et ronde dans les modèles les plus luxueux, parfois rectangulaire dans les
immeubles plus modestes. Le style, généralement inspiré du xvme ou du xixe
siècle (souvent anglais, dans ce dernier cas) se veut rassurant et cossu. Le style
moderne, d'inspiration Bauhaus ou Scandinave, est rare. Il n'est probablement
susceptible de séduire, parmi la clientèle que vise notre publicité, qu'une minorité
négligeable. De même le baroque succède, dans les salles de bains, aux rigueurs
des années 30 (seule exception, 5.9.64.7) ; cependant que, dans les cuisines,
c'est plutôt l'équipement qui indique la qualité du logement.
Au travers de cet ensemble de documents photographiques, c'est ainsi tout
un style de vie qui apparaît ; idéal sans doute plutôt que réel. Seules les activités
de loisirs sont largement montrées, la piscine se concevant mal sans une clientèle
alentour. Celle-ci sera composée d'enfants et de jeunes couples exclusivement.
La mère et l'enfant, plus rarement le père, seront montrés dans le cadre du séjour
(Avenir XV, passim ; 25.6.66.11) ; les amis (toujours de jeunes couples sur la
terrasse — Paris 2, passim — , visiblement destinée d'abord à la vie « mondaine »).
Mais nous devinons parfois autre chose. Sous une photo montrant de très jeunes
filles en tenue légère, et dans une atmosphère de plage, cette légende ; « du jardin
d'enfants au baccalauréat » (14.5.66.12). Le père de famille pourrait se demander
si « Paris 2 » sera vraiment « le lieu idéal pour élever ses enfants » (id. 13). Dans
cette « ville de loisirs » qu'on propose à notre admiration, un certain libertinage
perce parfois le masque de la vie familiale. On sent que la publicité, et sans doute
la réalisation même, cherchent à concilier ces objectifs antinomiques : rassurer,
séduire.
Nous retrouvons dans la rhétorique de l'image publicitaire les trois messages

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que distingue Roland Barthes : message linguistique, message dénoté, message


connoté (l'ensemble des significations symboliques que véhicule l'image). Nous
avons vu ce que contient ce dernier : le calme, le loisir, l'élégance, le confort,
le luxe, etc. Mais, comme le souligne Barthes, le message purement dénoté est
une limite idéale, le regard d'un observateur parfaitement innocent en qui l'image,
quoique comprise, n'aurait aucun retentissement. Ce message est une utopie,
mais il remplit un rôle. Derrière son objectivité absolue mais vide, se dissimule
le caractère hautement conventionnel, culturel, du message symbolique. « L'image
dénotée naturalise le message symbolique, elle innocente l'artifice sémantique,
très dense (...) de la connotation (...), la nature semble produire spontanément
la scène représentée (...), l'absence de code désintellectualise le message parce
qu'elle paraît fonder en nature les signes de la culture x. » Le rôle principal de
la photographie publicitaire est ainsi de dissimuler que c'est par convention
que l'objet proposé signifie le confort, le luxe, le calme, le loisir, l'élégance, etc.
C'est pour un groupe d'acheteurs potentiels bien déterminés, appartenant
à une époque donnée, à un ensemble social assez étroit, ayant un âge équivalent
et une commune vision du monde, en situation, que les qualités objectives des
résidences montrées correspondent effectivement aux concepts évoqués ; et
ceux-ci à une valorisation réelle, supposée ou induite par la publicité même.
En un mot, la marchandise proposée n'est pas simplement un logement, mais
bien le confort, le luxe, le loisir, la réussite sociale substantifiés ; et plus encore,
comme nous le verrons mieux, ce qui les résume tous, le bonheur.

II. LES RÉSIDENCES

Localisation géographique.

Dans l'ensemble de la région parisienne, les 201 résidences pour lesquelles


une publicité a été faite (65 dans Paris et 136 en banlieue) se répartissent inéga
lement. Au Nord-Est d'une droite imaginaire passant par Herblay et Noisy-le-
Grand, il nen existe que 4. La zone la plus dense de constructions est approxi
mativement un cercle passant par la gare de Lyon, Fontenay-aux-Roses, Saint-
Cloud et Levallois, donc fortement déporté vers l'Ouest. Dans Paris même,
il existe trois zones à forte densité : les arrondissements XIV à XVII, la péri
phérie des Buttes-Chaumont et celle du bois de Vincennes.
Ces localisations s'expliquent facilement. Deux sortes d'implantations sont
généralement inacceptables pour les acheteurs, et donc pour les constructeurs
de résidences : le centre de Paris, trop cher, et le Nord-Est de l'agglomération,
d'image trop défavorable. En banlieue, seul l'Ouest jouit d'une image vraiment
favorable. Partout ailleurs, la répartition est beaucoup plus irrégulière.
Lorsque sont fournis des cartes, plans ou schémas qui permettent de préciser
quelque peu l'écologie, on s'aperçoit que l'implantation des résidences est com
mandée par trois facteurs qui sont par ordre d'importance décroissante : l'exi
stence de zones vertes et de vallées, la proximité d'une station de chemin de fer,

1. Roland Barthes, « Rhétorique de l'Image », Communications, 4, 1964, p. 47.

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et enfin (en troisième lieu seulement, malgré les apparences) la proximité d'une
autoroute.

Itinéraires.

L'itinéraire proposé pour une visite apporte des renseignements sur l'image
que l'acheteur est censé se faire de l'espace parisien.
Aux yeux des annonceurs, c'est incontestablement l'Étoile qui en occupe le
centre ; Notre-Dame, parmi les points intérieurs, ne vient qu'au deuxième rang.
Le seul autre point signalé, en dehors des gares, est la Tour Eiffel. Aucune ment
ion n'est faite des grands carrefours qui occupent des positions théoriquement
comparables à l'Étoile : Denfert-Rochereau, la Nation, la Bastille, ni même
de la République ou du Châtelet, plus proches pourtant du centre géométrique
de la ville et situés au carrefour de nombreuses lignes de métro. Les ponts de
Saint-Cloud et de Suresnes doivent leur position privilégiée à ce qu'ils sont des
points de passage obligés vers l'Ouest, notamment par l'autoroute. La porte
d'Orléans est valorisée pour une raison analogue : elles reste psychologiquement
le point de communication principal avec le Sud.
Les cartes, par leur figuration, indiquent enfin les éléments valorisés. Dans
les résidences de banlieue, Paris est souvent représenté soit par une accumulation
de constructions, soit par de grands monuments (Arc de Triomphe, Tour Eiffel,
plus rarement Notre-Dame). La banlieue est au contraire un tapis continu de
verdure. L'itinéraire routier proposé s'entoure volontiers d'un couloir presque
continu de forêt ; ou bien, lorsque cela est difficile, comme vers le Sud et l'Est,
il se déroule dans la blancheur idéale du vide. Dans Paris, c'est le choix de la
portion figurée qui est significative. Elle comprend le plus souvent les monuments
connus et les grandes perspectives de l'urbanisme du xixe siècle. Centrée sur
l'évolution du XVe arrondissement, une annonce ne retient pour celui-ci que la
Maison de la Radio et la Seine, la Tour Eiffel, les Invalides, beaucoup d'arbres,
quelques immeubles d'un style 1900 accentué et la direction de l'autoroute du
Sud (23.9.64.7). D'autres résidences utilisent leur proximité du bois de Vincennes
et signalent la porte Dorée, le musée des Colonies, le Parc des Sports...
On comprend qu'à l'intérieur d'un système de contraintes dominant qui est
celui des prix, il s'agit d'arbitrer entre un cadre le plus agréable possible et une
distance — temps minimale du centre. Mais cet arbitrage ne se fait pas de manière
continue. Et selon l'option qu'on fait, les parts du rêve et de la raison varient
considérablement.
Dans Paris, le problème des transports ne se pose guère. En revanche, il s'agit
de faire accepter à l'acheteur des quartiers dont l'image reste défavorable
(notamment les arrondissements périphériques à partir du XIVe) en accentuant
soit dans les faits, soit dans le domaine de l'imaginaire ou du symbolique, l'agr
ément de la résidence proposée. En banlieue lointaine, il est possible en général
d'assurer l'agrément du cadre et certains équipements. Mais ceux qui ne dépen
dentpas du promoteur sont souvent déficients, et l'on s'efforce de le dissimuler
en partie. Les autoroutes, en particulier, jouissent d'une image favorable ; mais
les difficultés de circulation aux heures de pointe, la nécessité de relier au centre
l'épouse et les enfants font toute l'importance d'une liaison ferroviaire avec
Paris. Reste enfin la proche banlieue, qui cumule les inconvénients, et peut-être
certains avantages, de la ville et de la campagne. Le réalisme et l'imaginaire

143
Claude Soucy

y seront plus équitablement répartis. On soulignera à la fois qu'il ne s'agit, à


tout prendre, que d'une extension de la capitale (« Dans le Paris dont vous
rêvez », Meudon ; « Le Neuilly d'aujourd'hui au prix d'une banlieue ordinaire »,
La Celle Saint-Cloud) et qu'on y trouve l'espace, le calme, la verdure d'une véri
table campagne. Alphonse Allais, que cite un promoteur, reste bien le maître
à penser de la publicité immobilière.

Constructions.

Les annonces publicitaires fournissent relativement peu de renseignements


relatifs à la nature et à la qualité des constructions. Ce qui paraît de nature à
séduire les acheteurs, c'est d'abord le cadre de verdure, puis l'échelle réduite
des bâtiments, l'absence de promiscuité. La résidence apparaît comme le négatif
à la fois de la ville proprement dite et de son extension populaire, le grand-
ensemble.
S'agissant de la construction elle-même, la caractéristique la plus fréquemment
indiquée est l'utilisation de la pierre. Mais le plus souvent le mot « pierre »,
dépourvu de signification technique, joue le rôle d'une sorte d'exorcisme ;
garantissant qu'il s'agit bien, au moins en apparence, de construction traditionn
elle.
Enfin, le hall d'entrée, espace d'accueil et de prestige, qui a classe » l'immeuble
et ses résidents, est l'objet de développements généralement stéréotypés où le
marbre, l'acajou, les glaces et miroirs jouent les rôles principaux.

Taille et prix des logements.

68 annonces sur 201 ne mentionnent pas le nombre de pièces. En fait, ce sont


les immeubles comprenant des appartements moyens de 3 ou 4 pièces qui sont
les plus nombreux. Les immeubles de studios se trouvent dans Paris, les log
ements de 8 pièces sont des maisons individuelles construites en grande banlieue.
Mais il existe de grands appartements dans Paris, des 2 et 3 pièces en banlieue ;
les différences portent sur les prix, et peut-être sur les surfaces. Celles-ci sont
rarement indiquées : 36 cas seulement. Il y a là une discrétion remarquable,
qui attire l'attention sur l'un des inconvénients principaux des appartements
proposés.
Il y a variation sensible, du point de vue des prix, selon la situation des opéra
tions proposées dans l'agglomération. Dans Paris, ces prix ne sont indiqués
que dans 20 % des cas, et leur base moyenne se situe aux environs de 2 200 F
le m2. En banlieue proche, desservie par autobus ou par la ligne de Sceaux,
les prix sont mentionnés dans 40 % des cas ; la moyenne est de 1 650 F le m2.
Enfin, pour la banlieue lointaine, le prix est indiqué dans 80 % des cas et se situe
un peu au-dessous de 1 350 F le m2.

Équipements.

intérieur
79 réalisations
ou extérieur,
seulement
que le sur
promoteur
201 présentent
estime devoir
un équipement
mentionner.quelconque,
L'analyse

144
Un art de vivre unique au monde

montre que les équipements intérieurs les plus luxueux peuvent se trouver
aussi bien à Paris qu'en banlieue proche ou lointaine. L'idée assez répandue
qu'ils seraient essentiellement destinés à faire oublier soit l'éloignement, soit
des surfaces particulièrement exiguës, n'est pas confirmée. Mais si l'on tient
compte de la manière dont ils sont présentés, leur fonction apparaît variable :
tout naturels dans les quartiers privilégiés de Paris ou dans la proche banlieue
Ouest, ils compensent ailleurs en partie, par leur caractère inhabituel, l'image
défavorable d'un quartier ou d'une commune excentriques.
A la différence des équipements intérieurs, les équipements extérieurs sont
nettement le fait des résidences les plus éloignées dans l'agglomération. C'est
d'ailleurs à propos d'une de ces résidences lointaines, sise à Fontenay-le-Fleury,
qu'un promoteur écrit : « Cette année, la compétition des chantiers importants
a tourné à la grande élection. Prêts à engager la plus grosse dépense de leur vie,
les candidats au logement avaient de quoi perdre la tête devant le choix grandis
sant qui leur était offert. Mais le jeu efficace de la concurrence leur a finalement
profité, car pour emporter leur décision, il fallait leur donner des avantages
jusqu'alors inédits. »
Deux ans plus tard, cette politique devait atteindre avec « Paris 2 » des proport
ions qui finiront par inquiéter la clientèle et par mettre en difficulté le finance
ment même des opérations. Car les acheteurs apprécient peut-être l'art de vivre
qu'on leur propose, mais il ne semble pas qu'ils veuillent, ou qu'ils puissent,
le payer à son véritable prix.

III. LES ACHETEURS

II faut maintenant s'interroger sur la nature de la clientèle potentielle. La


réponse comporte deux niveaux. Un portrait externe du lecteur idéal de la
publicité immobilière est possible. Il a un âge, un type de profession, une situa
tionfamiliale assez déterminables. Il travaille dans une région donnée, s'y déplace.
Il a une vie de relations et de loisirs assez typique. Il fait certains achats, envisage
certaines études pour ses enfants... et bien entendu dispose de certains moyens
puisque, précisément, c'est un certain type de logement qu'il envisage. Mais
tout ceci, qui justifie l'information objective qu'on lui apporte, n'explique
pas suffisamment la sur-signification du discours qu'on lui tient, le fonctionnement
d'un système de connotations constituant une véritable mythologie. Mythologie
qui renvoie à une situation, bien déterminée mais cette fois implicite — et qui
peut-être périrait d'être, absolument, dévoilée. Derrière l'Histoire passée et la
fausse Nature, nous voyons apparaître — quoique très imparfaitement —
l'histoire présente et la culture particulière du groupe social auquel notre publi
cités'adresse, et qu'elle contribue d'ailleurs à constituer : « upper-middle class »
qui tire son statut social du développement même de l'économie ; et qui, n'ayant
ainsi de richesse que « prospective », ne peut acheter du luxe véritable que les
signes espérés efficaces, les sacrements.

Portrait de V acheteur'type.
1. Age, appartenance sociale, situation de famille.
A ne consulter que les dimensions des appartements, nous discernons déjà
parmi les acheteurs potentiels plusieurs populations. Les appartements les plus

145
10
Claude Soucy

nombreux correspondent à des ménages de quatre personnes au maximum.


Ensuite vient le groupe des studios ou deux pièces, et celui des « grands » appar
tements. La clientèle de ces derniers est presque à coup sûr composée en majorité
de ménages plus anciens, dotés de plus de deux enfants et de moyens financiers
plus importants. Quant à celle des studios, elle est composée de catégories plus
diverses : acheteurs cherchant à réaliser un placement (c'est alors la personnalité
du locataire potentiel qui est en question), « célibataires dilettantes » des deux
sexes, « artistes », couples récents, provinciaux en quête d'un pied-à-terre pari
sien, étudiants fortunés, retraités, etc. Généralement parisiens, les immeubles
de studios laissent en général transparaître à travers leur publicité cette diversité
de clientèle (5.10.65.12, 16.9.65.5, etc.) qu'unit à peu près uniquement un niveau
de revenu relativement élevé proportionnellement à leurs besoins en matière
de surface et de nombre de pièces. La clientèle des moyens et des grands appar
tements est beaucoup plus homogène. Il s'agit de familles, et c'est à leur propos
qu'il est possible de faire un portrait-type. Cependant, la différenciation socio
culturelle des sexes reste, dans notre publicité, comme dans l'ensemble de la
société française, nettement traditionnelle. Le domaine de l'irrationnel, du
sentiment est plus spécifiquement féminin ; celui du réalisme est plutôt réservé
à l'homme ; mais la femme reste le véritable guide, préposée au destin familial 1.
Un seul placard matérialise le rêve de l'enfant (un château-fort) ; et cette el
ision quasi-universelle de l'enfant, qui en réalité est la cause principale de la
recherche d'un logement, mériterait d'être examinée de près. Car notre famille-
type est jeune. L'absence de personnes âgées dans les placards publicitaires
est assez caractéristique. Accusé de vendre un immeuble dont les fenêtres donnent
sur le cimetière municipal, un promoteur allègue qu'il espère bien que ses clients
« ne l'utiliseront pas avant au moins trente ans ». Ce qui situe entre 35 et 40 ans
l'âge des clients en question. Tout au plus pourrait-on citer un placard (le seul
aussi d'ailleurs qui représente l'homme au travail, 16.9.64.5) où l'on a figuré
le chef de famille sous les traits d'un quadragénaire, d'ailleurs débordant de
vitalité. Jeunes, nos ménages ont aussi des amis de leur âge, qu'on recevra,
autour du « barbecue », d'un « scotch » sur la terrasse, près de la piscine...
Quant aux parents (qui ont dû pourtant, dans bon nombre de cas, contribuer
à l'apport financier initial permettant l'achat du logement), on n'en trouve pas
la moindre trace. Trouveraient-ils trop lointaines les nouvelles résidences de
grande banlieue? La seule mention de parents en visite que nous ayions pu
découvrir concerne l'hôtel de « Paris 2 » (14.5.66.12).
A quelle classe, enfin, notre clientèle appartient-elle? Elle tire d'un travail
essentiellement urbain des revenus relativement élevés, mais elle ne dispose
guère d'acquis, ni sous forme de biens immobiliers, ni sous forme de capital.
C'est une couche sociale montante, sans « passé » suffisant. Pour se loger comme
elle souhaite, elle doit hypothéquer son avenir, qu'elle espère d'ailleurs brillant.

2. Travail et transports.

Où travaillent nos acheteurs ? Il n'est pas possible de répondre, même en génér


al,à cette question ; et cette absence d'information caractéristique a peut-être
un sens. C'est en tout cas le travail de l'homme qui importe. Cet homme occupe
1. C'est ce que nous rappelle la publicité de Montjouy (24.4.65.9) : « Juliette Drouet,
en y découvrant une maison blanche, murmura à Victor Hugo : C'est là. »

146
Un art de vivre unique au monde

des emplois tertiaires, il a une profession libérale, il est « cadre »... Travaille-t-il
dans Paris ? On a vu que les itinéraires indiqués pour se rendre aux résidences
de banlieue, et surtout les affirmations touchant leur proximité des quartiers
d'affaires de l'Ouest de la capitale, pourraient le faire croire. La réalité est proba
blement plus complexe. Étant données les difficultés de circulation dans Paris
et aux portes de la capitale, il est peu probable qu'un homme appelé à y travailler
quotidiennement accepte volontiers une résidence d'accès trop difficile. En
revanche, le problème est tout différent pour quelqu'un qui travaille en banlieue,
proche ou lointaine. Nous pouvons faire l'hypothèse que les plus lointaines
des résidences intéressent en premier lieu des familles dont le chef travaille en
banlieue, dans le secteur considéré. Mais à vrai dire, rien dans le matériel dont
nous disposons ne permet de confirmer cette hypothèse.
Parmi les moyens de transport utilisés, on pense en premier lieu à l'automob
ile. Mais on a vu que l'existence de transports en commun, et notamment
d'une gare, jouait un rôle incontestable dans l'implantation préférentielle des
résidences en banlieue. On sait par ailleurs que les difficultés de circulation
et surtout de stationnement dans le centre découragent d'utiliser la voiture un
grand nombre de banlieusards travaillant à Paris. Enfin, à côté du chef de mé
nage, il y a sa femme et ses enfants ; et la multiplication des voitures dans chaque
foyer, solution onéreuse, ne peut sans doute être retenue que dans des cas pri
vilégiés (Paris 2, carte de location pour une seconde voiture, 14.5.66.13). Au
total, il y a de grandes chances que la voiture ne soit pas le moyen de transport
le plus fréquemment utilisé 1. L'idée de l'abandonner se heurte cependant à
d'incontestables réticences. Il faut une grande proximité de la gare, une fréquence
élevée de trains, une gare d'arrivée à Paris proche du quartier des affaires...
pour qu'un promoteur ose proposer à ses clients d'abandonner (ou plutôt de
« se laisser » l'un à l'autre) la voiture familiale (22.6.66.9).
On a relevé quelques mentions au réseau d'autobus de banlieue. Quelques
annonceurs semblent plus ou moins conscients des déficiences de ce réseau
et de la nécessité qu'il y aurait à le renforcer en fonction de la densification
et surtout de l'étalement considérable des zones bâties de la banlieue. On relève
des formules indiquant que la résidence proposée est « déjà » desservie par une
ou plusieurs lignes d'autobus, ce qui veut laisser espérer qu'il existera par la suite
d'autres moyens de transport. Un annonceur croit devoir baptiser « autobus »
les cars Renault et Citroën qui desservent sa résidence.
Est-il utile enfin de relever que le métro, malgré ses inconvénients, constitue
visiblement pour les Parisiens et les habitants des communes limitrophes un
moyen de transport rapide et commode, dont la faveur ne se dément nullement,
bien au contraire, avec les progrès de l'automobile ? Il est vrai qu'il joue aussi
un rôle non négligeable de repère topographique dans Paris ; la fréquence avec
laquelle sont mentionnées toutes les stations desservant les résidences reste
cependant significative de son utilité comme moyen de transport ; si univ-rsel
qu'il introduit, entre les zones qu'il dessert et les autres, une véritable différence
de nature 2, et quelles que soient les divisions administratives, marque les vraies
limites de la ville.
1. Cf. Palaiseau : « Le métro à 350 mètres. Enfin, avantage inestimable, toute la
famille dans Paris en 20 vraies minutes, et pas seulement pour celui qui a une voiture »
(10.4.65.7).
2. « On peut dire que les Eaux Vives, grâce à la ligne de Sceaux, deviennent pratique
ment une résidence parisienne » (10.4.65.7).

147
Claude Soucy

3. Relations et loisirs.

Les « relations » relèvent autant, pour le « cadre », de la vie de travail que des
loisirs. Ce promoteur l'a compris, qui propose aux acheteurs éventuels un appar
tement qui soit « l'instrument de leur promotion sociale ». C'est le cérémonial
fort stéréotypé de la réception : « un tour en forêt, et l'apéritif chez vous »
(12.6.65.12), qui permet de comprendre, par leur fonction, la composition des
appartements proposés et le modèle de décoration des appartements-témoins.
La distinction entre le montré (le séjour-coin-salon, le parc, la terrasse, le hall,
l'entrée), l'entrevu (la cuisine, la chambre des parents, la salle de bains) et le
caché (les chambres d'enfants...) l'insistance avec laquelle est souligné le luxe des
accès d'immeubles, s'expliquent si l'on comprend que le regard posé sur l'appar
tement sera celui du visiteur, auquel le futur habitant pense déjà, qu'il est lui-
même lorsqu'il vient se rendre compte sur place de ce qu'on lui propose. La struc
turedes pièces de « réception », entrée, séjour et dans les modèles les plus luxueux
salon, leurs dimensions en regard des espaces, beaucoup plus restreints, de la
vie proprement privée, les doubles portes un peu théâtrales qui leur donnent
accès, la décoration qui en est suggérée, avec ces développements quasi obligés
que sont le canapé entouré de ses lampes symétriques, le ou les fauteuils, les
tableaux... renvoient à la fonction d'accueil du visiteur ; accueil matériel, certes,
mais aussi et surtout accueil psychologique. Tout est visiblement disposé pour
affirmer une certaine prospérité économique, et plus encore l'appartenance
à une classe sociale bien définie.
Les loisirs mêmes. Nous n'avons trouvé de mention des loisirs culturels (mises
à part les antennes de télévision!), qu'à Paris 2 qui, comme on sait, veut être
plus qu'une résidence : « une véritable ville de loisirs » ; d'ailleurs, le « club des
arts et des loisirs » y sera « principalement le rendez-vous des jeunes »! La culture,
dans la clientèle de nos résidences comme dans l'ensemble de la population
française n'est, on le sait, guère l'affaire des adultes. De même, les rayonnages
de bibliothèques, lorsqu'il en est présenté, apparaissent singulièrement vides
de livres, et garnis de préférence de ces objets coûteux et apparemment inutiles
dont la véritable fonction est d'affirmer l'aisance des hôtes, et au besoin de fournir
un sujet de conversation. La plus large place est faite, en revanche, aux loisirs
de plein air, au premier rang desquels l'usage de la piscine. Là encore, la préoc
cupation des visiteurs n'est pas absente : « lieu de rendez-vous » (21.4.66.7),
équipement dont chacun a « la très flatteuse impression qu'il ne (le) partage
qu'avec quelques amis » (14.5.66.12), la « piscine-club » se distingue du « centre
sportif » proprement dit, plus grand, ouvert aussi à un plus vaste public. Les
dessins, les rares photos, nous présentent autour des piscines une animation
à base d'enfants ou de jeunes couples, rarement mélangés les uns aux autres.
Le club-house, annexe aux piscines et aux courts de tennis, joue le rôle d'un café-
bar de luxe, d'un vestiaire, etc. Des rencontres doivent s'y produire, ainsi qu'au
centre commercial. Une vie sociale de voisinage est ainsi suggérée, différente de
celle des quartiers bourgeois traditionnels, et plus proche, malgré les protesta
tions contraires, de celle des banlieues américaines *.

1. « Grand-Jardin ne suggère pas une vie rustique et campagnarde. On y trouve


plutôt l'atmosphère raffinée des beaux quartiers de Paris (...) » (14.5.65.7).

148
Un art de vivre unique au monde

4. Achats.

Le centre commercial est l'un des équipements les plus souvent fournis avec
les résidences de grande banlieue, si l'on tient compte de ceux qui, sans faire
partie de l'ensemble lui-même, sont signalés comme « étant à proximité ». Dans
la majorité des cas, ces centres ne comprennent que des commerces usuels,
notamment d'alimentation, et pour les achats plus exceptionnels, leurs habitants
sont censés faire appel aux ressources de la capitale, ou de centres plus import
ants. Il existe quelques exceptions. Inspiré, sur ce point comme sur tant d'autres,
des modèles américains, Paris 2 propose à ses acquéreurs un super-centre comm
ercial, « lieu de rencontre ou s'épanouit la vie sociale et mondaine », et dans
lequel on a cherché à concilier les charmes de la rue et ceux d'un jardin d'hiver.
L'un des éléments dynamiques de ce centre sera la présence de succursales des
grands magasins parisiens. Ceci n'est pas propre à la banlieue lointaine ; dans
Paris même, on a vu que la proximité de telles succursales, comme Inno ou le
Printemps-Nation, pouvaient constituer des arguments non négligeables de vente.
Or si, parmi les grands magasins, il faut introduire quelque hiérarchie, dans leur
ensemble, ils représentent un commerce « moyen », à mi-chemin du petit commerce
de détail et du commerce de véritable luxe. Il est significatif que ce soit ce com
merce-là dont on fait argument. Plus que bien d'autres traits ceci peut indiquer,
à côté de ce que la clientèle des « résidences » rêve d'être, ce que plus véritablement
elle est pour le moment.

5. Études.

Compte tenu de ce que nous savons sur l'origine sociale du public scolaire et
universitaire, nous ne nous étonnerons pas que la clientèle des résidences accorde
une grande attention à l'équipement primaire, secondaire et même, déjà, supé
rieur. Un promoteur tire même argument, après avoir vanté le caractère tradi
tionnel et immuable de Jouy-en-Josas, de ce que l'École des Hautes Études
Commerciales s'y installe en 1965. Cependant, la nécessité d'envoyer des étudiants
à l'Université détourne souvent les Parisiens d'une résidence en banlieue trop
lointaine, celle-ci n'étant pas encore, et de loin, aussi bien équipée que la capi
tale. Au demeurant, ce n'est peut-être pas entre 40 et 50 ans, mais plus tôt ou
plus tard, que l'on songe à acheter un appartement dans une résidence éloignée.
Et ceci suffirait à expliquer que les références à l'enseignement supérieur soient
moins nombreuses que celles qui concernent le secondaire, et celles-ci à leur tour
moins que le primaire ; puisqu'aussi bien, c'est le plus près possible du domicile
que les familles souhaitent trouver l'école où envoyer de jeunes enfants.

Information et mythe.

Voici une « famille » que la publicité immobilière nous présente. Dans un salon
de style vaguement Louis XVI, un très jeune couple, elle assise dans un fauteuil

149
Claude Soucy

moelleux, genoux découverts au premier plan, lui derrière, les mains sur les
épaules de sa compagne, tous deux regardant bien de face l'objectif du photo
graphe. Ils sont jeunes, et conformes au canon français actuel de la mode et de
la beauté. Derrière eux, des bibliothèques (vides), une cheminée, une plante verte,
les signes du confort bourgeois. Légende : « C'est décidé, je l'achète! Cet appar
tement me plaît », etc. (25.6.65.11). Bien composée, la photo a quelque chose de
lisse, le spectacle qu'elle présente nous paraît familier. Rien ne choque.
Maintenant, voici une autre famille, dont on a pris soin de nous dire le nom :
les Potier. Dans quatre médaillons, Raymond, le père, Rosemonde, la mère,
Chantai et Pascal. On précise leurs habitudes. « Raymond Potier, vrai sportif,
pourra faire en forêt son footing quotidien (20 kilomètres ne lui font pas peur).
Rosemonde Potier, fin « cordon bleu », qui adore les fleurs, jardinera à son aise (...).
Pascal, 7 ans, possède dix serins (...) Chantai, « fan » du hit-parade, pourra
pousser au maximum son transistor (...) » (9.6.66.11). Nous comprenons immédia
tementpourquoi, à cette famille si française (les « Potier »!), c'est une maison
typiquement américaine, signée Levitt and Sons (France) qu'on a vendue. De la
coupe de cheveux du père aux curiosités ornithologiques du fils, du prénom
de la mère au profil de la fille, tout ce qui, dans cette famille, n'a pas été francisé
après coup sort tout droit d'un numéro du Reader's Digest. Cet américanisme,
l'annonceur ne l'a pas vu parce qu'il pense, regarde et « sent » en citoyen des
États-Unis, alors qu'il arrête et surprend l'intellectuel français. Le processus
est le même que celui qui nous fait reconnaître au cinéma, avec un amusement
mêlé de gêne vague, des cow-boys déguisés en Romains dans certaines super
productions historiques. Et du même coup, pour nous, le mythe ne fonctionne
plus.
Discours défini, non par son objet, mais par sa forme, le mythe résulte d'une
opération particulière, l'appropriation d'un premier message par un groupe qui
l'investit d'un usage social supplémentaire. Qu'advient-il de ce premier message ?
En devenant support pour une nouvelle fonction, le sens éloigne sa contingence,
il se vide, s'appauvrit ; mais il ne disparaît pas complètement. Il reste potentieli
et sert à dissimuler la fonction mythifiante comme telle. Devenu l'alibi du mythe,
il doit donc se présenter sous les espèces de l'authenticité, paraître incontestable ;
et en même temps, ne pas trop retenir l'attention, ne pas arrêter le lecteur.
La famille de l'Orée de Marly ne l'arrête pas parce qu'elle nous paraît naturelle >
la famille Potier est si visiblement une synthèse artificielle que le second message,
celui du mythe, ne peut guère se greffer sur elle. C'est aussi pourquoi les 'maté
riaux employés par nos constructeurs, les styles adoptés pour les appartements
«modèles », évitent si soigneusement de surprendre. L'acajou, le verre, la pierre,
la moquette, le marbre... sont matériaux « traditionnels », et la tradition implique
l'habitude. L'acajou signifie le luxe. Un bois plus précieux, l'amboine parexemple,
signifierait d'abord l'étrangeté. Le Louis XVI signifie le bon goût. Même très
beau et beaucoup plus cher que les copies d'ancien, un décor moderne risquerait
d'abord de déconcerter.
Il s'agit de déchiffrer le mythe, avant d'essayer de déterminer sa fonction.
Nous avons à plusieurs reprises souligné le caractère très stéréotypé des informat
ions fournies, le manque voulu d'originalité des résidences. Cette pauvreté
qualitative de la forme correspond, comme le souligne encore Barthes, à la
richesse de contenu de chaque concept, cependant que la répétition indéfinie
des formes correspond au petit nombre des concepts : « C'est l'insistance d'une
conduite qui livre son intention. »

150
Un art de vivre unique au monde

1. La nature, la campagne.

Si l'on ne craignait les néologismes, il faudrait parler de ruralité ; c'est le mythe


de l'anti-ville, qui remonte au moins au milieu du xvme siècle, et qui reprend
vigueur lors de chaque étape nouvelle de l'expansion urbaine. Quels que soient
les inconvénients de la banlieue, comme disent les promoteurs de Paris 2, « à
Paris c'est pire et c'est sans espoir ». Le système fonctionne par oppositions.
« Paris, on le sait, est une cuvette remplie à ras bord de fumées et de miasmes »
(30.9.64.5), auxquels s'opposent l'air pur, la salubrité des résidences. C'est
l'enfer du bruit et du surpeuplement, tandis que « le murmure des Eaux Vives
est assez inattendu au sortir du métro » (10.4.65.7). C'est le monde épouvantable
des masses, auquel s'oppose le village « ravissant, pur et simple », à « l'échelle
humaine », « miraculeusement protégé du monde moderne », qui « garde ce charme
indéfinissable les lieux témoins d'un grand passé » (Louveciennes, 22.5.65.11,
Jouy-en- Josas, 24.4.65.9) ou bien qu'on a reconstitué tout exprès (Grand- Village,
26.5.65.7). C'est enfin le lieu de l'encombrement, auquel s'opposent les horizons
illimités de la vraie campagne (Longjumeau, 4.6.65.19, Saint-Cyr-1'École,
24.4.65.18).

2. L'intimité, V appropriation.

Thème complexe, que désigne l'anglais « privacy », et qui concerne aussi bien
le jardin familial (par opposition à la rue) que la chambre à coucher (par oppos
ition au salon). Les contraires évidents : la ville, les voisinages indésirables, le
grand ensemble. « L'intimité des chambres et salles de bains est préservée par
un dégagement » (30.9.64.5) ; « de petits immeubles carrés (...) juste milieu entre
la maison et l'immeuble collectif (...) tous les appartements sont en angle, aux
quatre coins, chacun chez soi (...) Voisinage réduit au minimum » (10.10.64.5).
« La maison est (...) l'habitation idéale parce qu'elle évoque la tranquillité»
l'indépendance et la propriété (...) L'acquéreur sera vraiment propriétaire de
sa maison et de son terrain, ce dernier faisant l'objet d'une parcelle cadastrale
distincte (...) » (25.5.65.7). « Le propriétaire de la maison possédera, en plus,
non seulement le terrain sur lequel elle est construite, mais encore le garage
et le jardin (...) qui la prolonge » (19.6.65.7). « Quand on sera chez soi, on n'enten
dra rien, on n'aura aucun vis-à-vis » (21.4.66.7). « Bref (...) chaque immeuble
a été traité comme un hôtel particulier qui serait destiné à quelques familles »
(14.5.66.13).

3. La sécurité.

La perfection apparente des résidences, leur beauté, signifie d'ailleurs plus


que l'agrément des sens : il s'agit, on l'a dit, de rassurer. Mais pour ce faire,
rien de mieux que la protection du maître d'oeuvre, individuel ou collectif :
« la qualité célèbre » du promoteur (10.10.64.5, cf. « Voici ce luxe qu'on imite ;
mais qui l'offre à ce prix? » 18.9.65.11), la célébrité de l'architecte (a Considéré
à 54 ans comme l'un des bâtisseurs les plus révolutionnaires du monde, il sait

151
Claude Soucy

aussi en être l'un des plus traditionnels », 21.4.66.13), l'engagement personnel


d'un homme mondialement connu (« Monsieur William Levitt (...) leur remet leur
clef », 9.6.66.11), le désintéressement enfin : « visant très au-delà du simple
objectif commercial qu'il atteindrait aussi bien par des voies plus faciles et plus
profitables, un promoteur passionné (...) » (15.10.64.5). Facteurs d'autant plus
sûrs qu'ils sont accompagnés de solides garanties financières : notre promoteur
passionné est « affilié à un groupe bancaire international » (id.) ; « N. ajoute à sa
propre garantie celle de l'Établissement financier dont elle dépend » (26.5.65.7) ;
les Jardins Borghèse sont construits par «la Compagnie d'assurances la Fortune»
(11.2.66.7), etc.

4. Le loisir.

C'est aujourd'hui le gage du bonheur. Il n'est, on l'a vu, presque jamais


question du travail, au moins directement. Le thème du loisir n'est guère évoqué
à propos des résidences parisiennes, mais en revanche il est présent dans presque
toutes les publicités concernant les résidences de banlieue. On sait qu'il atteint
son apogée dans la publicité de Paris 2, « ville de loisirs sur le plus beau parc du
monde », « art de vivre unique au monde ». Ce qui, lorsqu'on sait que la diminut
ion des temps de travail ne s'applique précisément pas à la fraction de la popul
ation qui peut accéder à nos résidences, ne laisse pas de rendre perplexe.

5. Le luxe, la beauté, le bonheur.

Il faudrait, on l'a vu, tenter ici l'histoire et la psychanalyse (à la manière de


Bachelard) de ces éléments que sont le marbre, l'acajou, la moquette, le verre,
la pierre surtout ; et aussi de ces nouveaux venus que sont les revêtements
stratifiés, l'aluminium, etc. On y pourrait distinguer, parmi les revêtements,
le poli, réservé aux surfaces d'accès et de service (les halls, les cuisines...) du
moelleux, caractéristique des pièces de réception, écrins douillets où la vie de
luxe peut s'épanouir. Dans les deux cas, monde sans aspérités, d'où tout accro
chage est exclu, et dans lequel, par antithèse au monde anxieux du travail,
le bonheur peut fleurir. « Vos pas glisseront sur les escaliers et les paliers de marbre,
les bruits s'arrêteront contre les murs insonorisés ; vos mains caresseront l'acajou
des penderies et des placards (...) vous serez heureux! » (11.2.66.7). « Le mythe
organise un monde sans contradictions parce que sans profondeur, un monde
établi dans l'évidence, il fonde une clarté heureuse : les choses ont l'air de signifier
toutes seules (...). C'est là toute l'ambiguïté du mythe : sa clarté est eupho
rique*. »

Modèles, espérances, et réalités.

Placé devant l'alternative d'être trop obscur pour être compris, ou trop clair
pour être cru, le mythe échappe au dilemme par la « naturalisation » du concept.

1. Roland Barthes, Mythologies, p. 252.

152
Un art de vivre unique au monde
Tous les thèmes que nous venons d'évoquer sont les éléments d'une situation
historique complexe ; mais ce qui nous est présenté, ce sont des réalités intempor
elles, éternelles, des essences. Il doit être évident que la pierre est la sécurité
même, que l'acajou et le marbre sont le luxe, que la moquette est le confort ;
alors qu'ils le signifient seulement, dans tout un contexte donné. Il s'agit de
transformer un système de valeurs en un système de faits, un ensemble de déter-
minismes contingents en la belle nécessité d'une « nature » (« l'Ouest, c'est la
Forêt », « la Pierre de taille massive ne ment pas », « Cet appartement ne triche
pas avec l'espace », etc.). Tout ce qui aboutit à vendre un appartement en banlieue
ou dans un quartier peu favorisé de Paris à une clientèle qui désirerait autre
chose, cet ensemble de conditionnements que sont l'expansion en tache d'huile
des grandes agglomérations, l'élévation du niveau de vie, le retard de la construc
tion française, le désordre de la législation, l'incurie en matière foncière et
la spéculation de certains promoteurs, le manque d'équipements collectifs et
de transports, etc., tout doit être dissimulé derrière « une féerie profonde qui
efface (...) toute rugosité et n'en laisse que l'épure (...), la facilité déposée dans la
clarté des substances 1 » ; et c'est bien ce que veulent paraître nos résidences
et nos logements. « On voit tout ce que cette figure heureuse fait disparaître
de gênant : à la fois le déterminisme et la liberté 2. »
« Le XVIe, cela existe- t-il encore ? Le soleil du XVIe, l'atmosphère bour
geoise du XVIe, cela existe-t-il encore ? 24 rue Nicolo, en tout cas, cela existe.
C'est là que (N.) construit en ce moment un immeuble (...) ensoleillé, calme»
bourgeois » (7.5.66.9). Avec une simplicité déconcertante, un promoteur nous
livre, en quelques lignes, la fonction et le sens de notre mythologie. La classe
à laquelle on s'adresse est cette petite bourgeoisie qui aspire, sans pouvoir
l'atteindre, au statut de véritable classe dominante. Ce peut être d'ailleurs, en
partie, une classe d'âge ; et les modèles auxquels elle se réfère sont plutôt, dans
ce cas, ceux de la génération précédente, détentrice du capital... et des
logements, alors que notre population n'a que des revenus. De toutes manières
il s'agit pour elle de se procurer à crédit les symboles, les apparences, d'un statut
qu'elle ne possède pas.
Car la classe actuellement détentrice du pouvoir n'a que faire de ces « parements
de véritable pierre », de ces « fortaits-décoration », de tous ces savants compromis
entre l'atmosphère urbaine et le calme de la campagne ; et pour elle, l'art de vivre
de Paris 2 n'est que l'expression d'un mauvais goût tapageur. Peu de publicités
immobilières lui sont destinées, puisque les logements de luxe ne se vendent
pas par ces voies. On en trouve pourtant quelques-unes, telle la Résidence
Péreire-Malesherbes (17.1.65.4) dont on se contente de dire qu'elle sera « digne
de ce quartier résidentiel (...) s'intégrera parfaitement dans le calme et l'ambiance
recherchée de l'un des plus prestigieux arrondissements de Paris ». Et sans doute,
ce dernier type d'immeuble utilise-t-il aussi, et davantage, les matériaux nobles
et les équipements perfectionnés. Mais c'est sans en faire étalage, à l'abri des
façades volontairement austères : la vraie puissance est volontiers discrète.
De même, à défaut de l'authentique ancien, la grande bourgeoisie craindrait
peut-être moins d'investir ses revenus dans du véritable moderne, de favoriser
les expériences novatrices, l'architecture nouvelle, la décoration d'avant-garde.
A l'égard des modèles esthétiques et sociaux, elle se situe avec la liberté de ceux

1. Op. cit. p. 201.


2. Op. cit. p. 260.

153
Claude Soucy

qui les fabriquent (ou les font fabriquer pour eux) et qui le savent, et non comme
ceux qui les reçoivent. « Les normes petites-bourgeoises, ce sont des vérités
bourgeoises dégradées, appauvries, commercialisées, légèrement archaïsantes,
ou si l'on préfère démodées 1. » Tel est bien le style architectural et décoratif
de nos résidences, inspirées du passé français, ou du modèle américain traité
à l'échelle réduite que peut se permettre l'Europe... et notre clientèle.
La clientèle des résidences se voit refoulée du centre et des « beaux » quartiers
par la concurrence, sur le peu de sol disponible, d'une minorité fortunée et des
bureaux. Elle est repoussée de larges secteurs de la banlieue par l'urbanisme
social des grands ensembles. Si elle veut une taille de logements suffisante et
les signes extérieurs du luxe, il lui faut s'éloigner ; l'ingéniosité des promoteurs,
l'imposante mythologie que développe la publicité ont finalement pour objet
essentiel, en lui promettant une existence privée libérée des servitudes matérielles,
de lui faire oublier — pour l'instant décisif de l'achat — les contraintes sans cesse
plus lourdes qu'impose aux citadins l'anarchie publique dans laquelle s'opère
encore le développement urbain.

Claude Soucy
Centre de Sociologie Urbaine, Paris

1. Op. cit. p. 249.

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