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Soucy Claude. Un art de vivre unique au monde. In: Communications, 10, 1967. pp. 135-154.
doi : 10.3406/comm.1967.1148
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1967_num_10_1_1148
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1. Le texte qu'on va lire reprend certains aspects d'une étude faite au début de
l'année 1967. Il est publié avec l'autorisation de la Délégation générale au District de
Paris.
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I. PRÉSENTATION DU MATÉRIEL
Durant les deux années étudiées, 605 placards publicitaires concernant des
opérations en région parisienne ont été relevés dans les colonnes du Monde x.
Nous les avons classés selon leur nature et leur importance en quatre catégories.
En même temps, nous avons distingué les opérations relatives aux arrondis
sements de Paris, ou aux localités limitrophes desservies par le réseau ordinaire
du Métro, des opérations situées en banlieue. Le critère des moyens d'accès au
Centre reste en effet essentiel aux yeux des annonceurs. Ce classement a fait
apparaître immédiatement l'importance du groupe de placards de moyenne
importance consacrés aux opérations en banlieue.
Les titres.
« Pour évoquer un éden 2 (...) nous avions pensé rebaptiser « Paradis 2 » l'e
nsemble immobilier que nous réalisons au Chesnay (...) En définitive notre choix
s'est arrêté sur « Parly 2 », inspiré par le nom de la charmante cité de Marly (...) »
(2.7.66.12) 2.
Le titre est en effet chose essentielle, objet d'une étude précise : c'est le pre
mier contact pris avec le client. Les noms retenus pour la réalisation, lorsqu'il
en existe, nous introduisent immédiatement dans un univers symbolique, où le
logement à vendre prend un sens visiblement supra-fonctionnel. Nous avons
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La typographie.
Au-delà de ce qui est écrit, il y a la manière de l'écrire, qui n'est pas moins
significative. Le style retenu pour la typographie proprement dite souligne
certaines intentions des annonceurs, certaines attitudes de la clientèle aussi,
probablement. Tel placard (5.9.64.7), d'un graphisme d'ensemble moderne,
réserve cependant de nobles capitales romaines, qu'accompagne le dessin d'un
sceau sur un ruban, pour proclamer que « la pierre de taille massive ne ment pas ».
Le cartouche indiquant le mode de financement est au contraire sobrement
fonctionnel. Une « résidence de grande classe », sise à Noisy-le-Roi, se présente
elle aussi en « grand romain », dans un cadre de style (id. 11). La semaine su
ivante viendra s'inscrire dans le même cadre la photographie d'un salon de style
inspiré du Louis XVI (12.9.64.7). Le style 1925 a aussi ses adeptes. Avenir
XV (23.9.64.7) s'en inspire pour son titre, dont le cubisme est aussitôt corrigé,
cependant, par le style plus rassurant car hautement traditionnel du décorateur
Lapidouze, qui « suggère » immédiatement au-dessous l'aménagement du séjour.
« Montjouy, petite résidence de luxe », peut se permettre les grâces enveloppantes
du style « nouille » (24.4.65.9), de même que le Toit de Paris (3.6.66.7).
Avec le Parc de Béarn (28.4.66.11), nous sommes à la frontière de la typogra
phie proprement dite et du dessin. Arbres, fleurs, oiseaux, astres, immeubles
se mêlent au texte dont, par un procédé baroque bien connu, les lettres sont
formées de tiges et de feuilles ; seul élément moderne et urbain de la page, la
Tour Eiffel vient former l'A du mot Paris. Le même procédé est employé ailleurs
(17.6.65.11) pour représenter la « pierre de taille massive » dont sont construits
les immeubles.
Au total, le graphisme des placards publicitaires semble .évoluer sur deux plans.
D'un côté, il connote ce que nous avons déjà lu dans les titres : la Nature et
l'Histoire, sources de prestige et d'agrément. Mais de l'autre, et notamment en
ce qui touche aux modalités techniques et financières des opérations, il se fait
sobre et fonctionnel ; introduisant, après l'univers onirique (et pour une part,
on le verra, féminin), celui des contingences matérielles, du sérieux.
Uimage.
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1. Les dessins.
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l'objet de photos. Mais le dessin permet le rêve : « Nous étudierons pour vous
ces projets de décor... », propose un annonceur, qui fournit en même temps
quatre dessins d'une salle de séjour meublée en styles « Louis XVI », « moderne »,
« Scandinave », « colonial américain ». Le dessin de l'ameublement, en vue caval
ière, sert d'ailleurs à suggérer une impression d'espace dans des appartements
exigus : il permet de représenter les meubles à une échelle notablement inférieure
à leur taille réelle. Ce procédé est employé par plusieurs annonceurs. Est-ce
pourquoi un promoteur a éprouvé le besoin de préciser : « Cet appartement ne
triche pas avec l'espace » (30.9.64.5) ? Dans un tout autre ordre d'idées, le dessin
peut servir à représenter, en vue cavalière, un volume inhabituel, par exemple
un appartement en duplex (30.3.65.5).
Enfin, le dessin est apte à suggérer un mode de vie. « La plus prestigieuse
adresse de Paris » (7.4.65.5), c'est le Palais de Chaillot, des arbres, mais aussi
une élégante cavalière : « à la fois ou selon votre gré, dit la légende, une vie famil
iale, mondaine, sportive ou presque campagnarde ». « L'orée du Golf » (10.6.66.7)
évoque le Paris des affaires par une limousine dont le chauffeur stylé conduit
à son bureau quelque Président plongé dans son journal ; l'hippodrome, le golf,
le tennis tout proche et surtout la piscine sont évoqués par la caricature des
activités correspondantes ; auxquelles les futurs résidents ne se livreront sans
doute guère plus qu'ils ne posséderont de chauffeur, mais dont il doit leur être
agréable de rêver. Si l'habitant futur des Lions du Val d'Herblay (10.10.64.10)
menait vraiment la vie qu'on lui suggère, il n'échapperait pas longtemps au su
rmenage ; d'autant que ses affaires sont prospères, comme le prouve le graphique
affiché dans son bureau. La publicité que le Consortium parisien de l'Habitation
a utilisée pour « Paris 2 » exploite très largement ce thème de la civilisation des
loisirs : c'est surtout grâce au dessin que sont évoqués le cadre de loisirs et d'acti
vités« mondaines » qui contribueront à y permettre, on nous en donne l'assurance,
« un art de vivre unique au monde ».
2. Les photos.
« La photo-test est une épreuve difficile à subir, difficile et sévère, car elle
expose clairement aux gens les plus profanes, et sans le secours d'une argumentat
ion flatteuse, les caractéristiques essentielles d'une réalisation immobilière. (...)
Elle permet de juger d'un seul coup d'oeil l'importance exacte des espaces verts,
la qualité de l'architecture, l'implantation des immeubles et les aménagements
sportifs ou d'agrément. (...) (La photo ci-dessous) n'est pas une œuvre d'imaginat
ion, c'est la maquette rigoureusement fidèle (...) » (25.9.64.7). Tels sont l'usage
et les ambiguïtés de la photographie. Son « évidence » d'abord, sa clarté apparente,
sa lisibilité, son « objectivité ». Théoriquement, le cliché est irréfutable, alors
que le discours pourrait être trompeur. Tout ce à quoi le client est censé s'inté
resser ici : espaces verts, apparence extérieure de l'architecture, plan-masse,
équipements de loisirs, y est représenté. Cependant, ce n'est pas l'objet même
qui est photographié mais seulement une maquette « rigoureusement fidèle »..•
La photo est d'abord chargée de représenter les espaces verts, le cadre naturel.
Ou plutôt de les évoquer, car l'arbre du « Bois de la Ferme » (26.9.64.11), deux
fois plus gros que les immeubles, le bassin des « Eaux- Vives » (3.4.65.7) et même
la vallée brumeuse de Louveciennes (15.5.65.16, 22.5.65.11) ou le village de
Jouy-en-Josas ne constitueront pas à proprement parler le cadre des immeubles
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Localisation géographique.
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et enfin (en troisième lieu seulement, malgré les apparences) la proximité d'une
autoroute.
Itinéraires.
L'itinéraire proposé pour une visite apporte des renseignements sur l'image
que l'acheteur est censé se faire de l'espace parisien.
Aux yeux des annonceurs, c'est incontestablement l'Étoile qui en occupe le
centre ; Notre-Dame, parmi les points intérieurs, ne vient qu'au deuxième rang.
Le seul autre point signalé, en dehors des gares, est la Tour Eiffel. Aucune ment
ion n'est faite des grands carrefours qui occupent des positions théoriquement
comparables à l'Étoile : Denfert-Rochereau, la Nation, la Bastille, ni même
de la République ou du Châtelet, plus proches pourtant du centre géométrique
de la ville et situés au carrefour de nombreuses lignes de métro. Les ponts de
Saint-Cloud et de Suresnes doivent leur position privilégiée à ce qu'ils sont des
points de passage obligés vers l'Ouest, notamment par l'autoroute. La porte
d'Orléans est valorisée pour une raison analogue : elles reste psychologiquement
le point de communication principal avec le Sud.
Les cartes, par leur figuration, indiquent enfin les éléments valorisés. Dans
les résidences de banlieue, Paris est souvent représenté soit par une accumulation
de constructions, soit par de grands monuments (Arc de Triomphe, Tour Eiffel,
plus rarement Notre-Dame). La banlieue est au contraire un tapis continu de
verdure. L'itinéraire routier proposé s'entoure volontiers d'un couloir presque
continu de forêt ; ou bien, lorsque cela est difficile, comme vers le Sud et l'Est,
il se déroule dans la blancheur idéale du vide. Dans Paris, c'est le choix de la
portion figurée qui est significative. Elle comprend le plus souvent les monuments
connus et les grandes perspectives de l'urbanisme du xixe siècle. Centrée sur
l'évolution du XVe arrondissement, une annonce ne retient pour celui-ci que la
Maison de la Radio et la Seine, la Tour Eiffel, les Invalides, beaucoup d'arbres,
quelques immeubles d'un style 1900 accentué et la direction de l'autoroute du
Sud (23.9.64.7). D'autres résidences utilisent leur proximité du bois de Vincennes
et signalent la porte Dorée, le musée des Colonies, le Parc des Sports...
On comprend qu'à l'intérieur d'un système de contraintes dominant qui est
celui des prix, il s'agit d'arbitrer entre un cadre le plus agréable possible et une
distance — temps minimale du centre. Mais cet arbitrage ne se fait pas de manière
continue. Et selon l'option qu'on fait, les parts du rêve et de la raison varient
considérablement.
Dans Paris, le problème des transports ne se pose guère. En revanche, il s'agit
de faire accepter à l'acheteur des quartiers dont l'image reste défavorable
(notamment les arrondissements périphériques à partir du XIVe) en accentuant
soit dans les faits, soit dans le domaine de l'imaginaire ou du symbolique, l'agr
ément de la résidence proposée. En banlieue lointaine, il est possible en général
d'assurer l'agrément du cadre et certains équipements. Mais ceux qui ne dépen
dentpas du promoteur sont souvent déficients, et l'on s'efforce de le dissimuler
en partie. Les autoroutes, en particulier, jouissent d'une image favorable ; mais
les difficultés de circulation aux heures de pointe, la nécessité de relier au centre
l'épouse et les enfants font toute l'importance d'une liaison ferroviaire avec
Paris. Reste enfin la proche banlieue, qui cumule les inconvénients, et peut-être
certains avantages, de la ville et de la campagne. Le réalisme et l'imaginaire
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Constructions.
Équipements.
intérieur
79 réalisations
ou extérieur,
seulement
que le sur
promoteur
201 présentent
estime devoir
un équipement
mentionner.quelconque,
L'analyse
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montre que les équipements intérieurs les plus luxueux peuvent se trouver
aussi bien à Paris qu'en banlieue proche ou lointaine. L'idée assez répandue
qu'ils seraient essentiellement destinés à faire oublier soit l'éloignement, soit
des surfaces particulièrement exiguës, n'est pas confirmée. Mais si l'on tient
compte de la manière dont ils sont présentés, leur fonction apparaît variable :
tout naturels dans les quartiers privilégiés de Paris ou dans la proche banlieue
Ouest, ils compensent ailleurs en partie, par leur caractère inhabituel, l'image
défavorable d'un quartier ou d'une commune excentriques.
A la différence des équipements intérieurs, les équipements extérieurs sont
nettement le fait des résidences les plus éloignées dans l'agglomération. C'est
d'ailleurs à propos d'une de ces résidences lointaines, sise à Fontenay-le-Fleury,
qu'un promoteur écrit : « Cette année, la compétition des chantiers importants
a tourné à la grande élection. Prêts à engager la plus grosse dépense de leur vie,
les candidats au logement avaient de quoi perdre la tête devant le choix grandis
sant qui leur était offert. Mais le jeu efficace de la concurrence leur a finalement
profité, car pour emporter leur décision, il fallait leur donner des avantages
jusqu'alors inédits. »
Deux ans plus tard, cette politique devait atteindre avec « Paris 2 » des proport
ions qui finiront par inquiéter la clientèle et par mettre en difficulté le finance
ment même des opérations. Car les acheteurs apprécient peut-être l'art de vivre
qu'on leur propose, mais il ne semble pas qu'ils veuillent, ou qu'ils puissent,
le payer à son véritable prix.
Portrait de V acheteur'type.
1. Age, appartenance sociale, situation de famille.
A ne consulter que les dimensions des appartements, nous discernons déjà
parmi les acheteurs potentiels plusieurs populations. Les appartements les plus
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2. Travail et transports.
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des emplois tertiaires, il a une profession libérale, il est « cadre »... Travaille-t-il
dans Paris ? On a vu que les itinéraires indiqués pour se rendre aux résidences
de banlieue, et surtout les affirmations touchant leur proximité des quartiers
d'affaires de l'Ouest de la capitale, pourraient le faire croire. La réalité est proba
blement plus complexe. Étant données les difficultés de circulation dans Paris
et aux portes de la capitale, il est peu probable qu'un homme appelé à y travailler
quotidiennement accepte volontiers une résidence d'accès trop difficile. En
revanche, le problème est tout différent pour quelqu'un qui travaille en banlieue,
proche ou lointaine. Nous pouvons faire l'hypothèse que les plus lointaines
des résidences intéressent en premier lieu des familles dont le chef travaille en
banlieue, dans le secteur considéré. Mais à vrai dire, rien dans le matériel dont
nous disposons ne permet de confirmer cette hypothèse.
Parmi les moyens de transport utilisés, on pense en premier lieu à l'automob
ile. Mais on a vu que l'existence de transports en commun, et notamment
d'une gare, jouait un rôle incontestable dans l'implantation préférentielle des
résidences en banlieue. On sait par ailleurs que les difficultés de circulation
et surtout de stationnement dans le centre découragent d'utiliser la voiture un
grand nombre de banlieusards travaillant à Paris. Enfin, à côté du chef de mé
nage, il y a sa femme et ses enfants ; et la multiplication des voitures dans chaque
foyer, solution onéreuse, ne peut sans doute être retenue que dans des cas pri
vilégiés (Paris 2, carte de location pour une seconde voiture, 14.5.66.13). Au
total, il y a de grandes chances que la voiture ne soit pas le moyen de transport
le plus fréquemment utilisé 1. L'idée de l'abandonner se heurte cependant à
d'incontestables réticences. Il faut une grande proximité de la gare, une fréquence
élevée de trains, une gare d'arrivée à Paris proche du quartier des affaires...
pour qu'un promoteur ose proposer à ses clients d'abandonner (ou plutôt de
« se laisser » l'un à l'autre) la voiture familiale (22.6.66.9).
On a relevé quelques mentions au réseau d'autobus de banlieue. Quelques
annonceurs semblent plus ou moins conscients des déficiences de ce réseau
et de la nécessité qu'il y aurait à le renforcer en fonction de la densification
et surtout de l'étalement considérable des zones bâties de la banlieue. On relève
des formules indiquant que la résidence proposée est « déjà » desservie par une
ou plusieurs lignes d'autobus, ce qui veut laisser espérer qu'il existera par la suite
d'autres moyens de transport. Un annonceur croit devoir baptiser « autobus »
les cars Renault et Citroën qui desservent sa résidence.
Est-il utile enfin de relever que le métro, malgré ses inconvénients, constitue
visiblement pour les Parisiens et les habitants des communes limitrophes un
moyen de transport rapide et commode, dont la faveur ne se dément nullement,
bien au contraire, avec les progrès de l'automobile ? Il est vrai qu'il joue aussi
un rôle non négligeable de repère topographique dans Paris ; la fréquence avec
laquelle sont mentionnées toutes les stations desservant les résidences reste
cependant significative de son utilité comme moyen de transport ; si univ-rsel
qu'il introduit, entre les zones qu'il dessert et les autres, une véritable différence
de nature 2, et quelles que soient les divisions administratives, marque les vraies
limites de la ville.
1. Cf. Palaiseau : « Le métro à 350 mètres. Enfin, avantage inestimable, toute la
famille dans Paris en 20 vraies minutes, et pas seulement pour celui qui a une voiture »
(10.4.65.7).
2. « On peut dire que les Eaux Vives, grâce à la ligne de Sceaux, deviennent pratique
ment une résidence parisienne » (10.4.65.7).
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3. Relations et loisirs.
Les « relations » relèvent autant, pour le « cadre », de la vie de travail que des
loisirs. Ce promoteur l'a compris, qui propose aux acheteurs éventuels un appar
tement qui soit « l'instrument de leur promotion sociale ». C'est le cérémonial
fort stéréotypé de la réception : « un tour en forêt, et l'apéritif chez vous »
(12.6.65.12), qui permet de comprendre, par leur fonction, la composition des
appartements proposés et le modèle de décoration des appartements-témoins.
La distinction entre le montré (le séjour-coin-salon, le parc, la terrasse, le hall,
l'entrée), l'entrevu (la cuisine, la chambre des parents, la salle de bains) et le
caché (les chambres d'enfants...) l'insistance avec laquelle est souligné le luxe des
accès d'immeubles, s'expliquent si l'on comprend que le regard posé sur l'appar
tement sera celui du visiteur, auquel le futur habitant pense déjà, qu'il est lui-
même lorsqu'il vient se rendre compte sur place de ce qu'on lui propose. La struc
turedes pièces de « réception », entrée, séjour et dans les modèles les plus luxueux
salon, leurs dimensions en regard des espaces, beaucoup plus restreints, de la
vie proprement privée, les doubles portes un peu théâtrales qui leur donnent
accès, la décoration qui en est suggérée, avec ces développements quasi obligés
que sont le canapé entouré de ses lampes symétriques, le ou les fauteuils, les
tableaux... renvoient à la fonction d'accueil du visiteur ; accueil matériel, certes,
mais aussi et surtout accueil psychologique. Tout est visiblement disposé pour
affirmer une certaine prospérité économique, et plus encore l'appartenance
à une classe sociale bien définie.
Les loisirs mêmes. Nous n'avons trouvé de mention des loisirs culturels (mises
à part les antennes de télévision!), qu'à Paris 2 qui, comme on sait, veut être
plus qu'une résidence : « une véritable ville de loisirs » ; d'ailleurs, le « club des
arts et des loisirs » y sera « principalement le rendez-vous des jeunes »! La culture,
dans la clientèle de nos résidences comme dans l'ensemble de la population
française n'est, on le sait, guère l'affaire des adultes. De même, les rayonnages
de bibliothèques, lorsqu'il en est présenté, apparaissent singulièrement vides
de livres, et garnis de préférence de ces objets coûteux et apparemment inutiles
dont la véritable fonction est d'affirmer l'aisance des hôtes, et au besoin de fournir
un sujet de conversation. La plus large place est faite, en revanche, aux loisirs
de plein air, au premier rang desquels l'usage de la piscine. Là encore, la préoc
cupation des visiteurs n'est pas absente : « lieu de rendez-vous » (21.4.66.7),
équipement dont chacun a « la très flatteuse impression qu'il ne (le) partage
qu'avec quelques amis » (14.5.66.12), la « piscine-club » se distingue du « centre
sportif » proprement dit, plus grand, ouvert aussi à un plus vaste public. Les
dessins, les rares photos, nous présentent autour des piscines une animation
à base d'enfants ou de jeunes couples, rarement mélangés les uns aux autres.
Le club-house, annexe aux piscines et aux courts de tennis, joue le rôle d'un café-
bar de luxe, d'un vestiaire, etc. Des rencontres doivent s'y produire, ainsi qu'au
centre commercial. Une vie sociale de voisinage est ainsi suggérée, différente de
celle des quartiers bourgeois traditionnels, et plus proche, malgré les protesta
tions contraires, de celle des banlieues américaines *.
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4. Achats.
Le centre commercial est l'un des équipements les plus souvent fournis avec
les résidences de grande banlieue, si l'on tient compte de ceux qui, sans faire
partie de l'ensemble lui-même, sont signalés comme « étant à proximité ». Dans
la majorité des cas, ces centres ne comprennent que des commerces usuels,
notamment d'alimentation, et pour les achats plus exceptionnels, leurs habitants
sont censés faire appel aux ressources de la capitale, ou de centres plus import
ants. Il existe quelques exceptions. Inspiré, sur ce point comme sur tant d'autres,
des modèles américains, Paris 2 propose à ses acquéreurs un super-centre comm
ercial, « lieu de rencontre ou s'épanouit la vie sociale et mondaine », et dans
lequel on a cherché à concilier les charmes de la rue et ceux d'un jardin d'hiver.
L'un des éléments dynamiques de ce centre sera la présence de succursales des
grands magasins parisiens. Ceci n'est pas propre à la banlieue lointaine ; dans
Paris même, on a vu que la proximité de telles succursales, comme Inno ou le
Printemps-Nation, pouvaient constituer des arguments non négligeables de vente.
Or si, parmi les grands magasins, il faut introduire quelque hiérarchie, dans leur
ensemble, ils représentent un commerce « moyen », à mi-chemin du petit commerce
de détail et du commerce de véritable luxe. Il est significatif que ce soit ce com
merce-là dont on fait argument. Plus que bien d'autres traits ceci peut indiquer,
à côté de ce que la clientèle des « résidences » rêve d'être, ce que plus véritablement
elle est pour le moment.
5. Études.
Compte tenu de ce que nous savons sur l'origine sociale du public scolaire et
universitaire, nous ne nous étonnerons pas que la clientèle des résidences accorde
une grande attention à l'équipement primaire, secondaire et même, déjà, supé
rieur. Un promoteur tire même argument, après avoir vanté le caractère tradi
tionnel et immuable de Jouy-en-Josas, de ce que l'École des Hautes Études
Commerciales s'y installe en 1965. Cependant, la nécessité d'envoyer des étudiants
à l'Université détourne souvent les Parisiens d'une résidence en banlieue trop
lointaine, celle-ci n'étant pas encore, et de loin, aussi bien équipée que la capi
tale. Au demeurant, ce n'est peut-être pas entre 40 et 50 ans, mais plus tôt ou
plus tard, que l'on songe à acheter un appartement dans une résidence éloignée.
Et ceci suffirait à expliquer que les références à l'enseignement supérieur soient
moins nombreuses que celles qui concernent le secondaire, et celles-ci à leur tour
moins que le primaire ; puisqu'aussi bien, c'est le plus près possible du domicile
que les familles souhaitent trouver l'école où envoyer de jeunes enfants.
Information et mythe.
Voici une « famille » que la publicité immobilière nous présente. Dans un salon
de style vaguement Louis XVI, un très jeune couple, elle assise dans un fauteuil
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moelleux, genoux découverts au premier plan, lui derrière, les mains sur les
épaules de sa compagne, tous deux regardant bien de face l'objectif du photo
graphe. Ils sont jeunes, et conformes au canon français actuel de la mode et de
la beauté. Derrière eux, des bibliothèques (vides), une cheminée, une plante verte,
les signes du confort bourgeois. Légende : « C'est décidé, je l'achète! Cet appar
tement me plaît », etc. (25.6.65.11). Bien composée, la photo a quelque chose de
lisse, le spectacle qu'elle présente nous paraît familier. Rien ne choque.
Maintenant, voici une autre famille, dont on a pris soin de nous dire le nom :
les Potier. Dans quatre médaillons, Raymond, le père, Rosemonde, la mère,
Chantai et Pascal. On précise leurs habitudes. « Raymond Potier, vrai sportif,
pourra faire en forêt son footing quotidien (20 kilomètres ne lui font pas peur).
Rosemonde Potier, fin « cordon bleu », qui adore les fleurs, jardinera à son aise (...).
Pascal, 7 ans, possède dix serins (...) Chantai, « fan » du hit-parade, pourra
pousser au maximum son transistor (...) » (9.6.66.11). Nous comprenons immédia
tementpourquoi, à cette famille si française (les « Potier »!), c'est une maison
typiquement américaine, signée Levitt and Sons (France) qu'on a vendue. De la
coupe de cheveux du père aux curiosités ornithologiques du fils, du prénom
de la mère au profil de la fille, tout ce qui, dans cette famille, n'a pas été francisé
après coup sort tout droit d'un numéro du Reader's Digest. Cet américanisme,
l'annonceur ne l'a pas vu parce qu'il pense, regarde et « sent » en citoyen des
États-Unis, alors qu'il arrête et surprend l'intellectuel français. Le processus
est le même que celui qui nous fait reconnaître au cinéma, avec un amusement
mêlé de gêne vague, des cow-boys déguisés en Romains dans certaines super
productions historiques. Et du même coup, pour nous, le mythe ne fonctionne
plus.
Discours défini, non par son objet, mais par sa forme, le mythe résulte d'une
opération particulière, l'appropriation d'un premier message par un groupe qui
l'investit d'un usage social supplémentaire. Qu'advient-il de ce premier message ?
En devenant support pour une nouvelle fonction, le sens éloigne sa contingence,
il se vide, s'appauvrit ; mais il ne disparaît pas complètement. Il reste potentieli
et sert à dissimuler la fonction mythifiante comme telle. Devenu l'alibi du mythe,
il doit donc se présenter sous les espèces de l'authenticité, paraître incontestable ;
et en même temps, ne pas trop retenir l'attention, ne pas arrêter le lecteur.
La famille de l'Orée de Marly ne l'arrête pas parce qu'elle nous paraît naturelle >
la famille Potier est si visiblement une synthèse artificielle que le second message,
celui du mythe, ne peut guère se greffer sur elle. C'est aussi pourquoi les 'maté
riaux employés par nos constructeurs, les styles adoptés pour les appartements
«modèles », évitent si soigneusement de surprendre. L'acajou, le verre, la pierre,
la moquette, le marbre... sont matériaux « traditionnels », et la tradition implique
l'habitude. L'acajou signifie le luxe. Un bois plus précieux, l'amboine parexemple,
signifierait d'abord l'étrangeté. Le Louis XVI signifie le bon goût. Même très
beau et beaucoup plus cher que les copies d'ancien, un décor moderne risquerait
d'abord de déconcerter.
Il s'agit de déchiffrer le mythe, avant d'essayer de déterminer sa fonction.
Nous avons à plusieurs reprises souligné le caractère très stéréotypé des informat
ions fournies, le manque voulu d'originalité des résidences. Cette pauvreté
qualitative de la forme correspond, comme le souligne encore Barthes, à la
richesse de contenu de chaque concept, cependant que la répétition indéfinie
des formes correspond au petit nombre des concepts : « C'est l'insistance d'une
conduite qui livre son intention. »
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1. La nature, la campagne.
2. L'intimité, V appropriation.
Thème complexe, que désigne l'anglais « privacy », et qui concerne aussi bien
le jardin familial (par opposition à la rue) que la chambre à coucher (par oppos
ition au salon). Les contraires évidents : la ville, les voisinages indésirables, le
grand ensemble. « L'intimité des chambres et salles de bains est préservée par
un dégagement » (30.9.64.5) ; « de petits immeubles carrés (...) juste milieu entre
la maison et l'immeuble collectif (...) tous les appartements sont en angle, aux
quatre coins, chacun chez soi (...) Voisinage réduit au minimum » (10.10.64.5).
« La maison est (...) l'habitation idéale parce qu'elle évoque la tranquillité»
l'indépendance et la propriété (...) L'acquéreur sera vraiment propriétaire de
sa maison et de son terrain, ce dernier faisant l'objet d'une parcelle cadastrale
distincte (...) » (25.5.65.7). « Le propriétaire de la maison possédera, en plus,
non seulement le terrain sur lequel elle est construite, mais encore le garage
et le jardin (...) qui la prolonge » (19.6.65.7). « Quand on sera chez soi, on n'enten
dra rien, on n'aura aucun vis-à-vis » (21.4.66.7). « Bref (...) chaque immeuble
a été traité comme un hôtel particulier qui serait destiné à quelques familles »
(14.5.66.13).
3. La sécurité.
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4. Le loisir.
Placé devant l'alternative d'être trop obscur pour être compris, ou trop clair
pour être cru, le mythe échappe au dilemme par la « naturalisation » du concept.
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Tous les thèmes que nous venons d'évoquer sont les éléments d'une situation
historique complexe ; mais ce qui nous est présenté, ce sont des réalités intempor
elles, éternelles, des essences. Il doit être évident que la pierre est la sécurité
même, que l'acajou et le marbre sont le luxe, que la moquette est le confort ;
alors qu'ils le signifient seulement, dans tout un contexte donné. Il s'agit de
transformer un système de valeurs en un système de faits, un ensemble de déter-
minismes contingents en la belle nécessité d'une « nature » (« l'Ouest, c'est la
Forêt », « la Pierre de taille massive ne ment pas », « Cet appartement ne triche
pas avec l'espace », etc.). Tout ce qui aboutit à vendre un appartement en banlieue
ou dans un quartier peu favorisé de Paris à une clientèle qui désirerait autre
chose, cet ensemble de conditionnements que sont l'expansion en tache d'huile
des grandes agglomérations, l'élévation du niveau de vie, le retard de la construc
tion française, le désordre de la législation, l'incurie en matière foncière et
la spéculation de certains promoteurs, le manque d'équipements collectifs et
de transports, etc., tout doit être dissimulé derrière « une féerie profonde qui
efface (...) toute rugosité et n'en laisse que l'épure (...), la facilité déposée dans la
clarté des substances 1 » ; et c'est bien ce que veulent paraître nos résidences
et nos logements. « On voit tout ce que cette figure heureuse fait disparaître
de gênant : à la fois le déterminisme et la liberté 2. »
« Le XVIe, cela existe- t-il encore ? Le soleil du XVIe, l'atmosphère bour
geoise du XVIe, cela existe-t-il encore ? 24 rue Nicolo, en tout cas, cela existe.
C'est là que (N.) construit en ce moment un immeuble (...) ensoleillé, calme»
bourgeois » (7.5.66.9). Avec une simplicité déconcertante, un promoteur nous
livre, en quelques lignes, la fonction et le sens de notre mythologie. La classe
à laquelle on s'adresse est cette petite bourgeoisie qui aspire, sans pouvoir
l'atteindre, au statut de véritable classe dominante. Ce peut être d'ailleurs, en
partie, une classe d'âge ; et les modèles auxquels elle se réfère sont plutôt, dans
ce cas, ceux de la génération précédente, détentrice du capital... et des
logements, alors que notre population n'a que des revenus. De toutes manières
il s'agit pour elle de se procurer à crédit les symboles, les apparences, d'un statut
qu'elle ne possède pas.
Car la classe actuellement détentrice du pouvoir n'a que faire de ces « parements
de véritable pierre », de ces « fortaits-décoration », de tous ces savants compromis
entre l'atmosphère urbaine et le calme de la campagne ; et pour elle, l'art de vivre
de Paris 2 n'est que l'expression d'un mauvais goût tapageur. Peu de publicités
immobilières lui sont destinées, puisque les logements de luxe ne se vendent
pas par ces voies. On en trouve pourtant quelques-unes, telle la Résidence
Péreire-Malesherbes (17.1.65.4) dont on se contente de dire qu'elle sera « digne
de ce quartier résidentiel (...) s'intégrera parfaitement dans le calme et l'ambiance
recherchée de l'un des plus prestigieux arrondissements de Paris ». Et sans doute,
ce dernier type d'immeuble utilise-t-il aussi, et davantage, les matériaux nobles
et les équipements perfectionnés. Mais c'est sans en faire étalage, à l'abri des
façades volontairement austères : la vraie puissance est volontiers discrète.
De même, à défaut de l'authentique ancien, la grande bourgeoisie craindrait
peut-être moins d'investir ses revenus dans du véritable moderne, de favoriser
les expériences novatrices, l'architecture nouvelle, la décoration d'avant-garde.
A l'égard des modèles esthétiques et sociaux, elle se situe avec la liberté de ceux
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Claude Soucy
qui les fabriquent (ou les font fabriquer pour eux) et qui le savent, et non comme
ceux qui les reçoivent. « Les normes petites-bourgeoises, ce sont des vérités
bourgeoises dégradées, appauvries, commercialisées, légèrement archaïsantes,
ou si l'on préfère démodées 1. » Tel est bien le style architectural et décoratif
de nos résidences, inspirées du passé français, ou du modèle américain traité
à l'échelle réduite que peut se permettre l'Europe... et notre clientèle.
La clientèle des résidences se voit refoulée du centre et des « beaux » quartiers
par la concurrence, sur le peu de sol disponible, d'une minorité fortunée et des
bureaux. Elle est repoussée de larges secteurs de la banlieue par l'urbanisme
social des grands ensembles. Si elle veut une taille de logements suffisante et
les signes extérieurs du luxe, il lui faut s'éloigner ; l'ingéniosité des promoteurs,
l'imposante mythologie que développe la publicité ont finalement pour objet
essentiel, en lui promettant une existence privée libérée des servitudes matérielles,
de lui faire oublier — pour l'instant décisif de l'achat — les contraintes sans cesse
plus lourdes qu'impose aux citadins l'anarchie publique dans laquelle s'opère
encore le développement urbain.
Claude Soucy
Centre de Sociologie Urbaine, Paris