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L’effet utile des décisions du juge administratif

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COLLOQUE

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L’effet utile et la stratégie
contentieuse
Benjamin Defoort,
professeur à CY Cergy Paris Université

En définissant son office juridictionnel au regard de l’effet utile qui doit s’attacher à ses décisions,
pour dans certains cas se livrer à une appréciation dynamique de la légalité, le juge administratif
ouvre au profit des parties des perspectives renouvelées dans les stratégies qu’elles sont
susceptibles de développer. Des nouveaux jeux sont ainsi ouverts, dans le choix du type d’action
contentieuse que le requérant entend ouvrir comme dans le choix des conclusions qu’il souhaite y
présenter. Au-delà, et bien que leurs buts diffèrent évidemment, les parties se rejoignent sur
l’« utilité » qu’il soit plus rapidement et intégralement statué sur le litige ; les armes stratégiques
dont elles peuvent désormais disposer diffèrent toutefois. Et comme pour d’autres innovations
juridictionnelles récentes, la recherche de l’effet utile se fait aussi, très souvent, dans l’intérêt de
l’administration, ou à tout le moins, ne semble pas se faire contre l’administration.

1- Finalisée, l’intervention du juge administratif appelle, par exten-


En réalité, elle ne se résignait jamais à rien acheter dont on ne pût sion, une analyse à l’aune des stratégies que les parties peuvent dé-
tirer un profit intellectuel, et surtout celui que procurent les belles ployer pour chercher à parvenir à leurs propres fins.Les organisateurs
choses en nous apprenant à chercher notre plaisir ailleurs que dans du colloque qui s’est tenu à Nancy le 13 octobre 2023 m’ont ainsi
les satisfactions du bien-être et de la vanité. Même quand elle avait proposé d’étudier les relations entre la notion d’effet utile des déci-
à faire à quelqu’un un cadeau dit utile, quand elle avait à faire à sions du juge administratif et les stratégies contentieuses susceptibles
donner un fauteuil, des couverts, une canne, elle les cherchait d’être construites devant lui et les autres juridictions administratives,
“ anciens ”, comme si leur longue désuétude ayant effacé leur et je les en remercie à nouveau vivement. Comment les parties se
caractère d’utilité, ils paraissaient plutôt disposés pour nous racon- saisissent-elles de ce « nouvel » outil contentieux ? Quelles options
ter la vie des hommes d’autrefois que pour servir aux besoins de la « nouvelles » se trouvent ouvertes dans leur choix d’engager ou non
nôtre. Elle eut aimé que j’eusse dans ma chambre des photographies un procès administratif, d’y mettre un terme ou de l’éviter, comme
des monuments où paysages les plus beaux. Mais au moment d’en dans le choix des moyens à mobiliser ? Voilà des interrogations d’au-
faire l’emplette, et bien que la chose représentée eût une valeur
tant plus intéressantes qu’elles doivent ainsi être abordées sous l’angle
esthétique, elle trouvait que la vulgarité, l’utilité reprenaient trop
vite leur place dans la mode mécanique de représentation, la du justiciable et non du seul point de vue de l’office du juge.
photographie. Si la question est importante, son traitement s’avère néanmoins
problématique en raison de difficultés à la fois éthiques et méthodo-
M. Proust, Du côté de chez Swann, A la recherche du temps perdu : logiques. Tout d’abord, à titre personnel, je n’ai pas de stratégie
Gallimard, Folio, p. 75, t. 1. contentieuse dont je pourrais faire état. Or, à défaut d’expérience
Dans l’échelle des valeurs, l’utilité est passée, en un siècle, du rang propre du sujet, il est délicat de savoir ce que je pourrais en dire de
de simple préoccupation vulgaire – comme lorsque la grand-mère du véritablement éclairé. S’il m’arrive de collaborer avec des avocats aux
narrateur, dans la Recherche du temps perdu, devait se résigner à faire
un « cadeau dit utile » – à celui d’horizon indépassable de nos sociétés
4. On notera, en guise d’incise, que ces métaphores (pour partie issues de la
contemporaines. Pleinement dans son temps, le Conseil d’État en a doctrine organique, V. sur ce point l’étude d’O. Mamoudy dans le présent
ainsi fait la « boussole » 1, « le nord magnétique » 2 ou « l’étoile dossier) ne sont pas dépourvues d’une certaine symbolique. Non seule-
polaire » 3 de la détermination de son office 4, tout particulièrement ment, ces images renvoient toutes à l’idée que « l’effet utile » est le nouveau
dans le contentieux de l’excès de pouvoir. « guide » par rapport auquel le juge va déterminer son office, mais que ce
« guide » réside dans la nature des choses. À chaque fois, il s’agit de se référer
à un élément naturel et totalement intangible – le Nord – comme si cela
revenait à vider la référence à la notion d’effet utile de tout portée subjective.
1. C. Malverti et C. Beaufils, Dynamique ou dynamite, L’appréciation de la
Ce faisant, la métaphore est incontestablement un argument porteur (sur les
légalité à la date à laquelle le juge statue : AJDA 2020, p. 722.
usages de la métaphore, V. mon étude : Les métaphores en droit administratif,
2. Ibid. in A.-L. Girard, A. Lauba et D. Salles (dir.), Les racines littéraires du droit
3. C. Meurant, La structuration des écritures dans le procès administratif : AJDA administratif, éd. Universitaires juridiques Poitiers : LGDJ/Lextenso, coll.
2023, p. 821. Actes et colloques, 2021, p. 187).

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conseils, je ne suis pas avocat et je n’ai jamais eu l’occasion d’être un extérieures qu’en vertu d’hypothèses portant sur le comportement
justiciable. Je n’ai donc au fond qu’une idée très lointaine de ce qui d’autres agents intéressés par de telles décisions » 9. Une analyse d’ordre
pourrait motiver le choix d’adopter telle ou telle stratégie. Suis-je « stratégique » suppose que chaque acteur du droit « entend réaliser
alors légitime à parler de ces choix stratégiques ? Je n’en suis pas cer- ses fins, sans pouvoir faire l’économie d’une prise en considération des
tain... On objectera naturellement à cette première interrogation autres » 10.Une étude de ces stratégies implique alors,d’une part,de se
qu’il n’est pas forcément nécessaire d’avoir une expérience vécue focaliser sur les objectifs et les intérêts des acteurs (et, en l’occurrence,
d’un phénomène pour être en mesure d’en parler valablement, des justiciables dans un procès administratif). Elle suppose, d’autre
comme il n’est – d’ailleurs – pas forcément nécessaire de bien part, de considérer le procès dans sa dimension relationnelle. Car,
connaître l’Administration pour pouvoir la juger. Nous autres ju- précisément, dans la communication qui s’instaure entre les diffé-
ristes universitaires ne sommes pas magistrats et passons pourtant le rentes parties impliquées, les « jeux de langages » 11 propres à l’utilisa-
plus clair de notre temps à parler de ce que font les juges. tion, par elles, de tout concept juridique, peuvent rapidement
Mais précisément, à titre non plus seulement personnel mais uni- prendre la forme de « jeux de pouvoir » 12.
versitaire maintenant, force est de constater qu’il est difficile de
Une analyse des stratégies des acteurs du procès nécessite alors de
connaître la stratégie spécifiquement suivie par les parties. On peut,
prendre en compte les armes dont elles peuvent disposer ainsi que les
dans le meilleur des cas, observer les conclusions et les moyens mais
contraintes qui s’imposent à elles, et qui découlent tant de leur posi-
de là à en déduire ce que le justiciable, ou son avocat, avait en tête... Il
tion institutionnelle (l’Administration n’est pas l’administré) que de
est éminemment ardu de prendre toute la mesure des alternatives qui
leur statut dans l’instance (le demandeur n’est pas le défendeur).
s’ouvraient à lui, des motifs qui l’ont guidé dans un sens plutôt qu’un
autre ou des calculs qu’il a pu effectuer pour aboutir aux différentes Dans cette perspective, se demander ce que peuvent rechercher les
prises de position dans le procès. parties lorsqu’elles mobilisent la référence à la recherche, par le juge,
J’assume donc parfaitement la fragilité théorique et méthodolo- de l’effet utile de ces décisions, c’est, d’une certaine manière, se plon-
gique de mon propos qui procède de la rencontre de deux approxima- ger dans une vertigineuse mise en abîme : c’est se demander,quelle est
tions. La première approximation résulte d’une sorte de jeu de rôle, l’utilité pour les parties, de l’effet utile des décisions du juge. « L’utile, à
par hypothèse fictif : je me suis en effet demandé ce que je ferais si quoi ça sert ? » aurait demandé Lacan 13.
j’étais justiciable (ou avocat) et si j’avais pour intention d’ouvrir un Pour tenter de répondre à ces vastes questions, je suis parti de
procès administratif. La seconde approximation résulte de ma tenta- constats simples. S’il y a stratégie, c’est que les acteurs sont face à des
tive de sortir de ce brouillard en interrogeant certaines personnes alternatives, ont des options, font des choix et prennent des
dont c’est le métier de construire des stratégies contentieuses. Je me décisions : bref,c’est qu’il y a jeu.Et s’il y a jeu,c’est qu’il y a des joueurs
suis donc entretenu avec des avocats pour qu’ils me fassent part de (qui ne jouent pas forcément de la même manière).Dès lors,s’il y a des
leur expérience (et, le cas échéant, de leur sentiment). L’approxima- joueurs qui jouent à un jeu, c’est que, en toile de fond, il y a quelque
tion a été de risquer de faire des généralisations à partir de leurs cas part des règles du jeu.Ce sont elles que nous souhaiterions rechercher,
particuliers. Je les remercie néanmoins très vivement et espère ne pas en examinant, en premier lieu, quel jeu s’ouvre pour les parties en
trahir leur propre perception de la question 5. raison de la poursuite par le juge de l’effet utile de son intervention
Je ne reviendrai pas ici en détail sur la notion d’effet utile ; il en a (1), puis en second lieu, quels sont ces joueurs et s’ils disposent-il sur
déjà été question par ailleurs 6, et d’autres, dans le présent dossier, ont cette question des mêmes atouts et font face aux mêmes contraintes
plus longuement développé ce questionnement. Je ne reviendrai pas (2).
sur l’évidence qui s’y attache (qui regretterait que le juge cherche à
être utile, si ce n’est un Cyrano, pour qui « c’est bien plus beau lorsque
c’est inutile » 7 ?), sur les incertitudes tenant à son objet (utile à qui, à 1. Le jeu
quoi... ? utile pour le justiciable ou, plus largement, pour la légalité ?),
2 - Un procès est un combat 14. – Dans ce combat, comme dans
ou encore sur son statut contentieux, érigé au rang de méta-principe
un match de rugby, on peut emprunter plusieurs tactiques pour ga-
conditionnant tout l’office du juge de l’excès de pouvoir.
gner, en opérant des choix adaptés à la fois aux caractéristiques de
Ce que je souhaiterais interroger, ce sont les relations entre cette
l’adversaire et à la manière dont la partie évolue... Dans ce combat,
nouvelle notion contentieuse et les choix que les parties peuvent opé-
l’effet utile de l’intervention du juge est avant tout un nouvel outil,une
rer dans le cadre des procès administratifs auxquels elles participent.
Dit autrement, il s’agit d’analyser l’effet utile non plus seulement sous nouvelle arme, pour les parties. J’en avais l’intuition ; elle a été confir-
l’angle de l’office du juge mais également (et prioritairement) sous mée par les avocats que j’ai pu consulter. Cet outil, tel un couteau
l’angle de l’office des parties 8. « Dans le langage de la théorie des jeux, suisse, peut même être utilisé pour poursuivre plusieurs finalités dif-
“ une stratégie ” désigne un ensemble cohérent de décisions que se pro- férentes, ce qui ouvre alors plusieurs types d’alternatives stratégiques
pose de prendre un agent assumant des responsabilités, face aux diverses aux parties. On peut, pour simplifier, les regrouper en deux catégo-
éventualités qu’il est conduit à envisager, tant du fait des circonstances ries. La première concerne le choix du type d’action (A) ; la seconde
concerne le choix des conclusions (B).

5. Qu’il me soit ainsi permis de remercier ici très chaleureusement Me


François Pinatel et Me Régis Froger pour le temps qu’ils ont bien voulu
9. R. Roy, in A. Lalande (dir.), Dictionnaire technique et critique de la
consacrer à mes interrogations et pour avoir partagé avec moi leurs
philosophie : PUF, Quadrige, 2e éd., 2006, p. 1278.
lumières.
10. G. Tusseau, Les normes d’habilitation : Dalloz, Nouvelle Bibliothèque de
6. B. Defoort, Juger de la légalité et effet utile des décisions du juge administratif,
thèses, 2006, p. 317.
in B. Defoort et B. Lavergne (dir.), Juger de la légalité, Quel(s) juge(s) pour
quelle(s) légalité(s) ? : LexisNexis, 2021, p. 227. – L. de Fournoux, Apprécia- 11. L. Wittgenstein, Investigations philosophiques [1953], trad. fra. 1961, rééd. :
tion dynamique de la légalité en excès de pouvoir : vers un juge médiateur : Gallimard, Tel, 1986, § 43.
RFDA 2021, p. 1021. 12. Sur les rapports entre utilisation du langage et pouvoir, V. P. Bourdieu, Ce que
7. E. Rostand, Cyrano de Bergerac, acte V, scène 6, 1897. parler veut dire, L’économie des échanges linguistiques : Fayard, 1982.
8. A. Meynaud-Zeroual, L’office des parties dans le procès administratif, Contri- 13. Cité par M. Villey, L’utile et le juste, préf. historique : APD 1981, p. 2.
bution à l’émancipation du droit du procès administratif : LGDJ, Bibliothèque 14. R. Rouquette et B. Defoort, Petit traité du procès administratif : Dalloz, Praxis
de droit public, t. 316, 2020. Dalloz, 10e éd., 2023, n° 911.215, p. 1772.

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A. - Effet utile et choix de l’action demander s’il faut s’engager dans une procédure en référé (unique-
ment ou en complément d’une action au fond) ou si, au regard de ce
3 - De manière générale, la référence désormais constante par le
qui est espéré par la partie et de ce qu’un juge pourra en réalité déci-
juge à l’effet utile de ses décisions, en tant que principe matriciel de
der, il faut se concentrer exclusivement sur une action au fond. Pour
détermination de son office, ouvre de nombreuses possibilités argu-
les parties,mais aussi pour le Conseil d’État qui en fait la promotion et
mentatives aux parties. Un très grand nombre de solutions jurispru-
y voit la traduction de ce que le juge administratif serait enfin devenu
dentielles est ainsi expliqué, ou explicitement fondé, sur l’idée selon
laquelle l’intervention du juge ne serait justifiée et possible que si elle ce juge de la « vie quotidienne » 24, l’effet utile c’est d’abord la faculté
est utile. de statuer en urgence. Il reste toutefois que ce choix stratégique est
Du point de vue de l’Administration, c’est le cas de l’ensemble des tributaire aussi de la réunion des conditions pour pouvoir passer par
jurisprudences reconnaissant au juge de l’excès de pouvoir de nou- une procédure d’urgence, et que l’utilité pratique de ce type de procé-
veaux pouvoirs afin d’éviter de prononcer des « annulations dure demeure conditionnée par l’office du juge des référés qui est un
inutiles » 15 lorsque celles-ci ne sont suivies que par l’adoption par juge du provisoire, du conservatoire et de l’évidence.
l’Administration du même acte au fond mais purgé de ses illégalités. Toujours en ce qui concerne le type d’action susceptible d’être
On songe, bien sûr, aux mécanismes bien connus de substitution de ouverte au justiciable, ce dernier aura, dans certaines circonstances,
base légale 16 ou de substitution de motifs 17, mais aussi aux méca- un choix entre recours pour excès de pouvoir et recours de plein
nismes de régularisation des vices de forme ou de procédure, dans le contentieux, dont il cherche à mesurer « l’efficacité comparée » 25. On
contentieux général 18 comme dans le cas particulier du contentieux peut se demander si l’instillation, au sein de l’excès de pouvoir, d’îlots
de l’urbanisme (C. urb., art. L. 600-5 et L. 600-5-1). Il en va de même d’appréciation dynamique pourrait changer quelque chose dans la
de la très ancienne neutralisation de motifs illégaux 19 ou de la manière d’opérer un tel choix. Car, sur ce point, les hypothèses où le
« Danthonysation » de certains vices de forme ou de procédures qui justiciable bénéficie véritablement d’une liberté de choix sont finale-
ne sont plus censurés que lorsqu’ils exercent une influence sur le sens ment assez rares. Même la très vénérable jurisprudence Lafage 26,
de la décision ou privent les intéressés d’une garantie procédurale 20. ouvrant au requérant une option pour contester, en excès de pouvoir,
Du point de vue du justiciable maintenant, public ou privé une décision dont l’objet est purement pécuniaire, se heurte à la mul-
d’ailleurs,l’utilité de l’intervention du juge est renforcée par l’amélio-
tiplication des hypothèses dans lesquelles l’action relève du plein
ration des modalités d’exécution de ses décisions via le prononcé
contentieux par nature 27.À cet égard,l’appréciation dynamique de la
d’injonctions 21, dont on sait qu’elles peuvent désormais intervenir
légalité à laquelle se livre le juge de l’excès de pouvoir lorsque l’effet
même en l’absence de toute conclusion en ce sens 22, pour pouvoir en
observer le bénéfice concret de façon immédiate. Mais l’utilité peut utile de son intervention le commande pourrait inciter les requérants
aussi résulter d’une plus grande clarté des décisions rendues par le à privilégier, lorsque l’option lui est ouverte, le choix du REP (en
juge, dont la portée pédagogique serait ainsi améliorée, ce qui per- raison de la dispense générale de ministère d’avocat et d’une possible
mettrait à l’Administration de mieux en tirer, à l’avenir, toutes les prise en compte, comme en plein contentieux, de circonstances pos-
conséquences. térieures à la décision critiquée). Toutefois, en l’état actuel de la juris-
La référence à l’effet utile des décisions du juge administratif, en- prudence, les litiges relatifs aux décisions purement pécuniaires – par
tendu à ce stade comme l’effet pouvant être utilement attendu par le nature individuelles – échappent à cette appréciation dynamique de
requérant de sa saisine du juge, peut ainsi influer sur la manière dont il la légalité, malgré l’évidente sensibilité de ce type de contentieux aux
va déterminer le type d’action qu’il entend intenter. Sur ce point, on potentiels changements de circonstances de droit ou de fait.
doit relever que pour le justiciable l’effet d’une décision de justice est
utile, d’abord et avant tout, lorsque cela conduit à aller plus vite pour B. - Effet utile et choix des conclusions
délivrer une réponse complète à ses différentes prétentions. Pour re-
prendre les termes de Me Régis Froger, « le justiciable, c’est quelqu’un 4 - Une fois le choix du type d’action opéré, une seconde sorte de
de pressé » 23. À cet égard, l’un des premiers choix stratégiques qui choix stratégique est ouverte aux parties et consiste, pour elle, à se
s’ouvre aux parties et à leurs représentants consiste donc d’abord à se demander quels types de conclusions privilégier à l’aune de l’effet
utile qui s’attache aux décisions du juge administratif. Plusieurs pos-
sibilités s’offrent ainsi aux parties. La jurisprudence sur l’effet utile
15. A. Bretonneau, concl sur CE, ass., 18 mai 2018, n° 414583, Féd. des fin. et
affaires économiques de la CFDT : RFDA 2018, p. 649 ; JCP A 2018, act. 469 ; donne en effet au justiciable la possibilité de développer des argu-
JCP A 2018, 2333. mentations qu’il ne lui était pas possible de développer antérieure-
16. CE, sect., 3 déc. 2003, n° 240267, El Bahi : Lebon, p. 479, concl. J.-H. Stahl (le ment. Il lui est notamment loisible de soutenir qu’une décision doit
commissaire du gouvernement y voir le moyen d’éviter une « annulation qui être annulée en excès de pouvoir car elle est devenue illégale à la suite
serait purement doctrinale »).
d’un changement de circonstances et qu’il doit être enjoint à l’Admi-
17. CE, sect., 6 févr. 2004, n° 240560, Hallal : Lebon, p. 48, concl. I. de Silva.
nistration d’en prendre une autre (en s’appuyant sur la jurisprudence
18. CE, sect., 1er juill. 2016, n° 363047 et 363134, Cne Emerainville : Lebon,
p. 291, concl. V. Daumas ; Procédures 2016, comm. 315, note N. Chifflot.
19. CE, ass., 12 janv. 1968, min. Économie et Finances c/ Perrot : Lebon, p. 39. 24. V., en ce sens, les propos de C. Chantepy, lors du colloque précité, faisant écho à
Pour une illustration de son incidence sur l’office du juge d’appel : CE, 7 nov. R. Rivero, Le Huron au Palais-Royal, Réflexions naïves sur le recours pour excès
2022, n° 455195, Cne Gometz-le-Châtel : Lebon T. de pouvoir, in Pages de doctrine : LGDJ, 1980, p. 1962 : « sans doute, ce que le
20. CE, ass., 23 déc. 2011, n° 335033, Danthony : Lebon, p. 649 ; RFDA 2012, plaideur souhaite, me semble-t-il, c’est que, dans la réalité de sa vie quoti-
p. 284, concl. G. Dumortier ; JCP A 2012, 2089, note C. Broyelle ; JCP G 2012, dienne, quelque chose, au terme du recours, se trouve changé, en mieux ».
558, note D. Connil ; Dr. adm. 2012, comm. 22, note F. Melleray. 25. D. Bailleul, L’efficacité comparée des recours pour excès de pouvoir et de plein
21. V. L. n° 95-125, 8 févr. 1995, relative à l’organisation des juridictions et à la contentieux objectif en droit public français : LGDJ, Bibliothèque de droit
procédure civile, pénale et administrative. public, t. 220, 2000.
22. L. n° 2019-222, 23 mars 2019, art. 43, de programmation 2018-2022 et de 26. CE, 8 mars 1912, n° 42612, Lafage. – Pour une application récente : CE, avis,
réforme pour la justice. 27 mai 2023, n° 471035, La Poste : Lebon ; JCP A. 2023, act. 366 ; JCP A 2023,
23. R. Froger, in Etre accessible, utile, compris : l’efficacité du juge administratif, 2257, chron. O. Le Bot, pt. 1 ; AJFP 2023, p. 510, note C. Froger ; Gaz. Pal.
Les entretiens du Conseil d’État, 29 oct. 2021 (en ligne : <www.conseil-etat.fr/ 2023, n° GPL451y8, n° 24, chron. B. Defoort.
publications-colloques/colloques-et-conferences/re-voir-etre-accessible-utile- 27. CE, sect., 27 avr. 1988, n° 74319, D. : Lebon. – CE, 29 déc. 2020, n° 425728
et-compris-l-efficacite-du-juge-administratif>). et 429165, Université de Savoie-Mont-Blanc.

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Américains Accidentels 28). Il lui est également possible de demander de la situation de droit et de fait à la date de sa propre décision » 34. Cette
(à titre subsidiaire) l’abrogation d’une décision réglementaire deve- solution se fonde sur les spécificités du contentieux des contraven-
nue illégale sur le fondement de la jurisprudence Association tions de grande voirie réputé « objectif, mécanique, automatique » 35.
Elena 29. Il lui est encore ouvert la possibilité, en sens inverse, de sou- En effet, l’écoulement du temps n’a pas d’effet sur la caractérisation
tenir qu’il n’y a plus lieu à statuer car, entre-temps, ce qui était de- de l’infraction qui, seule, importe à ce stade. Surtout, l’obligation de
mandé a été octroyé. poursuivre n’est pas susceptible de s’éteindre par l’effet du temps,
Mais ces nouvelles possibilités, aussi utiles soient-elles, n’offrent souligne le Conseil d’État.
finalement qu’assez peu de marge stratégique aux parties. En effet, la Le second exemple, où l’on retrouve la même ambivalence,
question de savoir si, de la prise en compte de l’effet utile des déci- concerne la date à laquelle se placer pour prononcer un éventuel non-
sions, le juge en déduira qu’il lui faudra adapter son office, ne relève lieu à statuer. Sur le fondement, désormais explicite 36, de l’effet utile,
pas de l’office des parties mais bien irréductiblement de l’office du on le sait, le Conseil d’État juge qu’un recours contre une décision
juge (ou plutôt de son méta-office, seul le juge pouvant déterminer, peut perdre son objet en raison d’un changement de circonstances ;
sur ce point, son office). La théorie dite de l’effet utile n’a pas pour l’effet utile de l’annulation en excès de pouvoir commande alors de
effet de remettre entre les mains des parties la détermination de pou- prononcer un non-lieu 37. Toutefois, par une décision récente du
voirs que le juge pourra mettre en œuvre (en les conditionnant tota- 28 avril 2023 (simplement fichée aux tables), le Conseil d’État a jugé,
lement aux conclusions soulevées). Seul le juge détermine ce qui doit en sens inverse, que, dans certaines circonstances, l’effet de l’annula-
découler de cet « effet utile » ; ainsi, qu’il s’agisse de l’utilité pour la tion en excès de pouvoir commandait, précisément, de se livrer à une
légalité et son rétablissement, ou de l’utilité pour l’intérêt du justi- appréciation statique de la légalité de la décision contestée afin de
ciable, c’est le Conseil d’État qui sait mieux que le justiciable ce qui est conclure au fait que le changement de circonstances postérieures
utile 30. n’avait pas fait perdre au litige son objet 38. En l’occurrence, il s’agis-
Certes, il est toujours possible de plaider pour que le juge fasse sait d’une demande d’annulation du refus de donner accès à un agent
évoluer son office et étende son appréciation dynamique de la légalité public à un dispositif lui permettant de passer à titre dérogatoire un
à de nouvelles hypothèses (en la généralisant par exemple au contrôle concours de la fonction publique (dispositif « Sauvadet »). La cir-
des mesures positives, ce qui n’est pas le cas encore aujourd’hui, sauf constance qu’entre la date de la décision de refus et la date à laquelle le
rares exceptions 31). Certes, les parties peuvent aussi plaider pour une juge statue l’agent n’était plus éligible à ce dispositif ne doit pas priver
généralisation de la recevabilité des conclusions à fins d’abrogation son recours en annulation d’objet. Cette solution repose sur l’idée
pour les actes non réglementaires (ce qui n’est pas non plus le cas qu’à la suite de l’annulation, le juge devait statuer sur une demande
aujourd’hui, même si la porte est ouverte 32). Mais, en dernière ana- d’injonction tendant au réexamen de la demande et que, pour cela,
lyse, c’est bien le Conseil d’État qui tranchera. Et le justiciable aura l’Administration aurait dû se fonder sur le droit applicable au mo-
simplement introduit le « jeton » dans la machine 33. ment de la décision initiale pour déterminer s’il était alors éligible ou
À cet égard, on doit constater, en l’état de la jurisprudence, une non... La référence à l’effet utile de l’annulation, tout comme à l’in-
certaine versatilité des conséquences tirées de la référence à l’effet jonction que le juge peut prononcer à la suite de l’annulation du refus
utile. S’agissant tout particulièrement de la date à laquelle le juge de contesté, peut ainsi conduire le juge tantôt à privilégier une apprécia-
l’excès de pouvoir doit se placer, l’effet utile, tributaire de l’injonction tion statique, tantôt une appréciation dynamique.
et de la prise en compte du futur, conduit tantôt le juge à plonger vers En définitive, le jeu consistant à identifier ce qui relève ou non de
l’appréciation dynamique de la légalité, tantôt au contraire à rester l’appréciation dynamique échappe en grande partie au joueur pour
dans une appréciation classique « statique ». demeurer entre les mains de l’arbitre.Il n’en va toutefois pas de même
Un premier exemple concerne la date à laquelle le juge se place de la jurisprudence Société Eden 39 qui, elle, remet entre les mains des
pour apprécier la légalité – en excès de pouvoir – d’une décision admi- parties la faculté de hiérarchiser leurs prétentions d’une manière qui
nistrative. La tendance, on le sait, conduit à déduire de l’effet utile de va contraindre le juge (alors même qu’elle ne se fonde pas explicite-
l’annulation d’une décision de refus la nécessité de prendre en ment sur la notion « d’effet utile »). En effet, cet arrêt juge que
compte les circonstances existant à la date à laquelle le juge statue et « lorsque le requérant choisit de hiérarchiser, avant l’expiration du délai
postérieures à la décision de refus contrôlée. Toutefois, s’agissant du de recours, les prétentions qu’il soumet au juge de l’excès de pouvoir en
refus par le Préfet de constater une contravention de grande voirie, le fonction de la cause juridique sur laquelle reposent, à titre principal,
Conseil d’État vient d’adopter une solution explicitement inverse. ses conclusions à fin d’annulation, il incombe au juge de l’excès de pou-
Dans un arrêt du 31 mars 2023, Boisvinet, il juge en effet que « l’effet voir de statuer en respectant cette hiérarchisation », tout particulière-
utile de l’annulation (...) impose que le juge de l’excès de pouvoir, (...) ment lorsque les moyens priorisés pourraient conduire au prononcé
apprécie la légalité (de ce refus) au regard de la situation de droit et de fait d’une injonction. On notera toutefois qu’il a récemment été jugé que
à la date à laquelle cette décision de refus est intervenue, et non au regard

34. CE, ass., 31 mars 2023, n° 470216, Assoc. de protection de la plage de Boisvinet
28. CE, ass., 19 juill. 2019, n° 424216, Assoc. des Américains Accidentels : Lebon ; et son environnement : JCP A 2023, 2124, note C. Roux ; Gaz. Pal. 2023,
RFDA 2019, p. 891, concl. A. Lallet ; JCP G 2019, n° 1193, note B. Defoort ; n° gpl451z0, n° 24, chron. B. Defoort.
JCP A 2018, act. 469 ; JCP A 2018, 2333. 35. C. Roux, Contravention de grande voirie et « effet utile » du REP : un grain de
29. CE, sect., 19 nov. 2021, n° 437141, Assoc. des avocats Elena France : Lebon ; sable dans l’appréciation dynamique de la légalité : JCP A 2023, 2141.
JCP A 2021, act. 710 ; RFDA 2022, p. 51, concl. S. Roussel ; RFDA 2022, p. 67, 36. Cette jurisprudence trouve des racines dans des solutions antérieures. V.,
note L. de Fournoux ; JCP G 2022, n° 105, note B. Defoort. not. CE, 30 mai 2007, n° 270230 : Lebon T., p. 664 ; AJDA 2007, p. 1490, concl.
30. V. C. Broyelle, Ce que le requérant veut, au fond : AJDA 2023, p. 1. M. Guyomar.
31. V. par ex., s’agissant de la décision de suspension provisoire d’un sportif : CE, 37. V. par ex. : CE, 9 juin 2022, n° 455754 : Lebon ; JCP A 2022, 2241, pt. 8. À
28 févr. 2020, n° 433886, Stassen ; JCP A 2020, 2314 ; JCP A 2020, 2159, pt. 1 ; propos du refus opposé à la demande des requérants de prendre toutes
Dr. adm. 2020, comm. 43. mesures d’organisation des services consulaires permettant l’enregistre-
32. CE, 28 févr. 2020, n° 433886, Stassen, préc. Son extension au contrôle de la ment et l’instruction rapides des demandes de visa présentées par des
légalité d’un décret d’extradition a été proposée par un rapporteur public mais membres de familles de réfugiés afghans en France.
n’a pas donné appliqué dans l’espèce en cause, faute de conclusions expresse à 38. CE, 28 avr. 2023, n° 454797, min. Culture c/ M. A. : Lebon T. ; JCP A 2023,
fin d’abrogation (CE, 19 juin 2023, n° 469722, M. S.). act. 329.
33. R. Rivero, L’administré face au contrôle contentieux de l’administration : RA 39. CE, sect., 21 déc. 2018, n° 409678, Sté Eden : Lebon ; RFDA 2019, p. 281, concl.
1999, n° spécial, n° 9, p. 220. S. Roussel ; JCP A 2019, act. 31 ; JCP A 2019, 2122, chron. D. Jean-Pierre.

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L’effet utile des décisions du juge administratif COLLOQUE 2352
le juge de cassation ne peut pas être tenu par une éventuelle demande même à titre conservatoire ou provisoire, mais de toute façon plus
de hiérarchisation des moyens présentés devant lui 40 car il doit pou- immédiate). Plus largement, si la finalité centrale de l’action est in-
voir bénéficier d’une plus grande liberté pour déterminer le moyen le demnitaire, en réparation des préjudices résultant d’une illégalité
plus approprié pour statuer sur le litige. Cette distinction entre office fautive, l’office du juge du plein contentieux pouvait déjà l’amener à
du juge de l’excès de pouvoir et office du juge de cassation réside prendre en compte des circonstances postérieures à la décision dont
précisément dans l’effet utile différent qui s’attache à leurs interven- l’illégalité était alléguée. Par ailleurs, et en sens inverse, la stratégie
tions respectives. Tandis que le premier tend désormais prioritaire- peut aussi être d’engager une action contentieuse non pas pour ce
ment vers l’injonction – surtout lorsque le requérant entend qu’elle va permettre d’obtenir « utilement » du juge, mais pour servir
hiérarchiser en ce sens ses prétentions afin que soient d’abord exami- d’arme de négociation dans le cadre d’une transaction, comme cela
nés les moyens de nature à faire droit, ensuite, à la demande injonc- peut être le cas en contentieux de l’urbanisme. Il s’agit alors moins de
tion – il ne saurait en aller de même du juge de cassation. Ainsi, c’est gagner du temps que d’en faire perdre au bénéficiaire de l’autorisa-
bien l’effet utile de l’intervention du juge qui justifie que ce dernier tion d’urbanisme contestée. De ce point de vue, « gagner », pour un
s’estime tenu de respecter les choix opérés par le requérant dans la demandeur en excès de pouvoir, ne saurait se résumer à une suspen-
hiérarchie des moyens qu’il lui présente. sion, une abrogation ou une annulation, mais peut se traduire par un
accord sur une modification partielle accompagnée d’un désiste-
2. Les joueurs ment. Plus problématique encore, l’appréciation dynamique peut
parfois s’effectuer au corps défendant du requérant et s’avérer pié-
5 - La question qui se pose ici est de savoir si l’administration geuse pour lui, comme dans l’affaire du retrait des distinctions accor-
défenderesse a autant la possibilité de « jouer » avec l’effet utile que le dées à Franco. En effet, l’intervention d’une nouvelle loi est venue
requérant (pour qui la notion semble avoir été en apparence pensée). empêcher tout retrait d’une distinction accordée à une personne dé-
M. Levallois a déjà précisément et brillamment exposé en quoi l’effet cédée, faisant perdre son objet au recours contre le refus de procéder à
des décisions du juge administratif devrait bénéficier au justiciable, un tel retrait, mais, faisant surtout perdre toute chance au requérant
mais que ce qui se cache derrière l’emploi par le Conseil d’État de cette d’obtenir du juge qu’il acte que, à la date à laquelle l’Administration
notion est plus riche et complexe que cela 41. Pour reprendre les lui avait refusé cette demande de retrait, celle-ci était dans
termes de Sophie Roussel, dans ses conclusions sur Association l’illégalité 43.
ELENA : « Il ne s’agit pas de l’effet utile de votre intervention pour les En sens inverse, d’autres avocats ne tarissent pas d’éloge sur l’inté-
seuls intérêts du requérant, (...) mais bien de l’effet utile de votre inter- rêt, pour le justiciable demandeur, de cette nouvelle boîte à outils.
vention pour le rétablissement de la légalité, vos décisions récentes ayant D’abord, la possibilité de demander l’abrogation d’un acte réglemen-
eu comme préoccupation que le chemin emprunté pour atteindre ce but taire,à titre subsidiaire,s’il est devenu illégal alors qu’il ne l’était pas ab
soit le plus court possible » 42. Pour ainsi dire, avec l’effet utile, le initio (ce qui aurait justifié son annulation), est jugée comme un
Conseil d’État fait sien le slogan de l’Olympique de Marseille et va moyen considérablement simplificateur de gagner du temps (et sau-
« Droit au but ! ». Et finalement, si le but diffère évidemment pour tant l’étape consistant à repasser devant l’Administration).Ensuite,et
chacune des parties, ces dernières se rejoignent sur l’« utilité » qu’il en ce qui concerne plus spécifiquement la jurisprudence Américains
soit plus rapidement et intégralement statué sur le litige.Au-delà de ce accidentels, elle aurait quelque chose de désinhibant dans la
point commun, les stratégies peuvent diverger. On verra, tout construction des stratégies contentieuses en demande (on a souvent
d’abord, les stratégies en demande (A), puis les stratégies en défense (B)
dit que le pouvoir d’injonction avait décomplexé le juge ; il a aussi,
ouvertes par l’idée selon laquelle les pouvoirs du juge sont mesurés à
indirectement, décomplexé les requérants). En effet, les parties n’hé-
l’aune de l’effet utile de ses décisions.
sitent plus (ou hésitent moins) à affirmer – et assumer – que le but
final de leur action est bien l’injonction (et que celle-ci serait plus
A. - Les stratégies du demandeur qu’une cerise sur le gâteau, dans l’hypothèse où le juge administratif
6 - Lorsque j’ai interrogé plusieurs avocats sur l’utilité de l’effet consentirait à que l’on aille au-delà de l’annulation). Bien souvent,
utile pour les justiciables qu’ils défendent, j’ai eu des sons de cloches aujourd’hui,l’injonction est le cœur de l’action,sa raison d’être.De ce
parfois en partie dissonants. Si tous ont souligné le fait qu’il s’agit point de vue, on peut se demander si ce mouvement jurisprudentiel
incontestablement d’un outil supplémentaire dans la besace des par- d’appréciation dynamique de la légalité, entièrement animé par
ties (en demande comme en défense), sa portée et son influence sur l’exercice par le juge administratif de son pouvoir d’injonction,
les stratégies contentieuses susceptibles d’être menées ont fait l’objet cumulé avec la généralisation du pouvoir du juge de la responsabilité
d’appréciations diverses. d’ordonner, à titre accessoire, de faire cesser le fait générateur à l’ori-
Certains ont pu juger cette jurisprudence excessivement gine du préjudice 44, n’aboutira pas, à terme, à ce que le juge adminis-
théorique ; la question de l’appréciation dynamique de la légalité tratif franchisse un dernier Rubicon et admette la recevabilité de
peut être perçue comme un outil finalement assez subsidiaire dans la conclusions à fins d’injonction à titre principal. Enfin, l’appréciation
recherche, prioritaire, d’un gain de temps pour obtenir gain de cause. dynamique contribue aussi à ce que les parties tentent des actions
Si cela peut changer le chemin par lequel on va passer, cela ne chan- contentieuses qu’elles n’auraient pas nécessairement osé tenter
gera finalement pas la direction globale de l’action et, à cet égard, avant. En ce sens, sans Américains Accidentels 45, il n’y aurait certai-
toujours dans cette optique première de « gagner », l’alternative ini- nement pas eu Grande Synthe 46, sur le contrôle du refus – tacite – de
tiale demeure celle de savoir si une procédure de référé n’est pas dis- prendre toutes mesures utiles pour lutter le réchauffement clima-
ponible pour obtenir une certaine satisfaction (même partielle, et
43. CAA Paris, 18 nov. 2022, n° 19PA01266.– C. Broyelle, tribune préc.
40. CE, 15 mars 2023, n° 452953, S. : Lebon ; JCP A 2023, act. 214 ; JCP A 2023, 44. CE, avis, 12 avr. 2022, n° 458176, Sté La Closerie : Lebon ; JCP A 2022, act.
2181, chron. O. Le Bot, pt. 7 ; AJDA 2023, p. 1564, note E. Krebs ; RFDA 2023, 295 ; JCP A 2022, 2241, chron. O. Le Bot ; Dr. adm. 2022, n° 7, p. 44, note G.
p. 701, concl. L. Domingo ; Gaz. Pal. 2023, n° GPL451z7, n° 24, chron. B. Eveillard ; Gaz. Pal. 2022, n° gpl438n4, n° 24, chron. B. Defoort.
Defoort. 45. CE, ass., 19 juill. 2019, n° 424216, Assoc. des Américains Accidentels : JCP G
41. P. Levallois, Le justiciable, bénéficiaire de l’effet utile ?, dans le présent dossier. 2019, n° 1193, note B. Defoort.
42. S. Roussel, L’abrogation d’un acte réglementaire par le juge de l’excès de 46. CE, 19 nov. 2020, n° 427301, Cne Grande-Synthe : Lebon ; JCP A 2020, act.
pouvoir : RFDA 2022, p. 51. 676 ; JCP A 2020, 2337, note R. Radiguet.

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2352 L’effet utile des décisions du juge administratif COLLOQUE
tique et respecter la trajectoire de réduction à laquelle la France s’est soit solliciter auprès éventuellement d’une autre autorité supérieure
engagée. qu’elle modifie les « circonstances de droit » de sorte que l’acte illégal
devienne légal (on l’a dit, cela s’est en quelque sorte passé ainsi dans
B. - Les stratégies du défendeur l’affaire des Américains accidentels, mais aussi dans l’affaire de la
Légion d’honneur de Franco où une nouvelle réglementation est pré-
7 - L’Administration est un justiciable, qui, lui aussi, développe au
cisément intervenue « pour couper court à toute controverse » 51). Une
contentieux certaines stratégies. À cet égard, la théorie de l’effet utile
telle solution, opportune pour l’Administration, se fait évidemment
lui confère plusieurs ressources qu’il ne faudrait pas négliger.
au détriment de la fonction disciplinaire traditionnelle de l’excès de
Premièrement, on l’a vu, l’appréciation dynamique peut rendre
une décision légale (ou plutôt, cette appréciation peut permettre de pouvoir.
ne pas annuler une décision illégale ab initio qui serait devenue lé- Troisièmement, et dans la même veine, l’appréciation dynamique
gale). On relèvera tout particulièrement que, s’agissant du vice d’in- peut conduire l’Administration à concéder une abrogation pour évi-
compétence, l’appréciation dynamique de la légalité n’est susceptible ter une annulation. Ainsi, en admettant que seule l’intervention d’un
de jouer que dans ce sens-là.Ainsi, un acte réglementaire initialement changement de circonstances a rendu l’acte illégal – et qu’il peut donc
adopté par une autorité incompétente pourra ne pas être annulé si, être abrogé juridictionnellement – l’Administration,a contrario,sou-
avant qu’un juge ne statue sur cette illégalité,une modification dans la tient qu’elle n’avait commis aucune erreur lorsqu’elle a pris la déci-
législation ou la réglementation est venue conférer à l’autorité en sion contestée car, à la date de son intervention, celle-ci était légale.
cause un titre de compétence. C’est d’ailleurs ce qui s’est passé dans Dit autrement, la stratégie consiste alors à soutenir que, si illégalité il
l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt Américains accidentels : la loi de peut y avoir, elle ne serait en réalité pas de son fait.
1978 sur la CNIL 47 exigeait que le type de traitement de données Ces diverses innovations contentieuses, animées par l’esprit de
personnelles en question soit organisé par un décret en Conseil l’effet utile (on peut y inclure, Fédération CFDT, Société Eden, mais
d’État ; il n’en va plus de même depuis l’entrée en vigueur en aussi Association AC !) reposent pour beaucoup sur le bon sens et
juin 2019 (un mois avant l’arrêt...) de la dernière modification de la servent bien souvent les intérêts des administrés justiciables ; mais
loi 48. Le fichier contesté, adopté par décret simple, est donc devenu elles se font aussi,très souvent,dans l’intérêt de l’Administration,ou à
légal. En revanche, le fait qu’une autorité administrative perde sa tout le moins, ne se font jamais contre l’Administration. Il est ainsi
compétence pour adopter un acte réglementaire – ce qui peut bien d’autant plus aisé d’admettre l’évolution de l’office du juge au nom de
entendu arriver – ne rendra pas illégal et annulable l’acte compétem- l’effet utile concret de son intervention (et donc à l’aune de ce qui était
ment adopté initialement. On comprend bien, ici, que c’est la sécurité recherché par celui qui a fait appel à lui), lorsque cela peut conduire à
juridique qui vient au secours de l’Administration afin que l’appré- mieux faire accepter cette décision par celui (l’Administration) à qui
ciation dynamique ne vienne pas fragiliser toutes les décisions indivi-
se destine aussi la décision du juge.
duelles qui auraient pu se fonder sur le règlement.
*
Deuxièmement, cela a été souligné, l’appréciation dynamique
peut conduire au rejet du recours par le constat d’un non-lieu. L’Ad- En définitive, malgré la « déperdition de la fonction disciplinaire du
ministration peut avoir un intérêt à demander un tel non-lieu si elle a recours pour excès de pouvoir » qui résulte de ce mouvement 52, il
d’ores et déjà pris les mesures qui étaient sollicitées ou rectifié les semble que la notion d’effet utile redonne une certaine vigueur au
illégalités dont pouvait être entaché un acte dont l’abrogation lui était recours pour excès de pouvoir. Désormais apte à s’adapter à d’éven-
demandée.Cela lui évite « l’affront » d’une annulation ou d’une abro- tuels changements de circonstances ultérieurs, comme en plein
gation contentieuse et lui fait également gagner du temps en rédui- contentieux, le recours pour excès de pouvoir conserverait sa facilité
sant celui qu’elle consacre au contentieux. D’une certaine manière, la d’accès pour le justiciable – sa gratuité notamment – ainsi que sa
conscience, par l’Administration, que le juge appréciera de façon dy- légèreté d’emploi pour le juge, contrairement au plein contentieux.
namique la légalité du refus qu’elle a opposé (explicitement ou impli- C’est la thèse soutenue par Me Froger dans son intervention lors que
citement) à une demande tendant à l’abrogation,à la modification ou colloque organisé par le Conseil d’État sur l’efficacité du juge
à l’adoption d’un acte réglementaire, par exemple, lui permet aussi de administratif 53, confortant l’hypothèse d’un excès de pouvoir
jouer avec le facteur temps. S’agissant d’une réglementation, plutôt « retrouvé », dont la fonction originelle de « soupape de sûreté » se
que de devoir tirer mécaniquement les conséquences d’une illégalité traduirait aujourd’hui par l’idée que ce juge ne doit intervenir que
qui aurait été « révélée » par la demande d’un administré (illégalité de lorsque c’est utile et dans la mesure où c’est utile 54.Á
la réglementation actuelle résultant autant de ce qu’elle prévoit ou de
ce qu’elle ne dit pas, c’est-à-dire de sa carence), en se plaçant à la date
procédures susceptibles d’entacher la réglementation initiale sont inopé-
de son refus 49 (parfois implicite), l’Administration dispose encore rants (CE, ass., 18 mai 2018, n° 414583, Féd. des fin. et aff. éco. CFDT : Lebon,
du temps jusqu’à ce que le juge statue pour, soit « corriger le tir » par avec concl.), quand bien même ces moyens auraient été soulevé dans le délai
elle-même et rectifier l’illégalité (de fond 50) dont l’acte est entaché, pour contester, par voie d’action, cette même réglementation (CE, 1er mars
2023, n° 462648, M. S. et a. ; JCP A 2023, act. 188 ; JCP A 2023, 2181, chron.
O. Le Bot, pt. 7). Le moyen d’incompétence étant lui apprécié de façon
47. L. n° 78-17, 6 janv. 1978, relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés. dynamique que si les changements de circonstances peuvent rendre l’acte
légal et non le rendre illégal.
48. Ord. n° 2018-1125, 12 déc. 2018, art. 1er, prise en application de l’article 32 de
la loi n° 2018-493 du 20 juin 2018 relative à la protection des données 51. B. Genevois, La discipline de la Légion d’honneur : RFDA 2020, p. 27.
personnelles portant modification de la loi n° 78-17 du 67 janvier 1978 relative 52. C. Broyelle, Contentieux administratif : LGDJ, Manuel, 11e éd., 2023, n° 76,
à l’informatique, aux fichiers et aux libertés et diverses dispositions concernant p. 72.
la protection des données à caractère personnel. 53. Conseil d’État, Etre accessible, utile et compris : l’efficacité du juge administra-
49. CE, ass., 10 oct. 2013, n° 359219, Féd. Fr. de gymnastique : Lebon. tif, préc.
50. On rappellera que dans le cadre de la contestation d’un tel refus d’abroger, 54. B. Defoort, À la recherche de l’« effet utile » : l’excès de pouvoir perdu ou
de modifier, ou d’adopter un acte réglementaire, les moyens de formes et de retrouvé ? : AJDA 2020, p. 857.

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