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POINTS

DE VUE
INITIATIQUE S
SOMMAIRE
DU NUMERO 32

La voûte étoilée 3

Science, philosophie, religion et Grand Architecte de l'Univers. 9

Le Franc-Maçon miraculé.
Notes sur les Caves du Vatican d'André Gide 27

La Grande Loge de France vous parle.

Actualité de Jean. Pérennité de Jean 37

Voeux du Grand Maître 42

Egalité et identité 47

La Tradition, science de la vie 52

Les livres et revues 57


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LA VOUTE ETOILEE
Les ciels des temples maçonniques sont bleus, cloutés d'étoi-
les. Un bleu tendre et clair, le bleu des loges bleues et des cordons
de Maître, un bleu de plein jour, bien différent du bleu-nuit des ciels
étoilés qui voûtent quelques-uns des plus beaux tombeaux égyp-
tiens. Bien différent, car il s'agit d'un symbolisme sans rapport.
Point de nuit au-dessus de nos têtes, mais les étoiles rendues
visibles de midi à minuit par la Lumière de la Loge.
Même ceux qui ne savent presque rien de la Franc-Maçonnerie
rattachent à notre tradition le symbolisme du Temple inachevé, à
ciel ouvert, lis vous diront, avec ou sans ironie, que les Francs-
Maçons prétendent élever une construction déclarée par eux-mêmes
interminable, ce qui permet de ne point juger trop sévèrement
l'apport de chacun. Le langage courant a d'ailleurs adopté, en la
galvaudant, notre expression « apporter sa pierre à l'édifice
Malheureusement, il s'agit bien souvent de saluer par cette for-
mule toute faite la touchante bonne volonté de celui qui n'a pas
abouti faute de temps, de moyens ou d'envergure.
A cette réserve près, l'idée qu'on se fait en dehors de nos
temples de notre symbolisme de la voûte étoilée, sidérale voussure
du Temple inachevé, correspond peu ou prou à la pratique maçon-
nique. Oui, c'est à peu près ça, pourrions-nous dire, du moins
dans une rudimentaire approche de ce symbole apparemment très
simple mais qui, de la même façon que tous les autres, s'enrichit
et se ramifie à mesure que nous avançons dans la connaissance
de nos trois degrés symboliques.
*
**
D'où vient que ce symbole du Temple inachevé soit passé,
presque seul, de nos loges au domaine public sans être trop
réduit, raillé, déformé ? Peut-être parce qu'il est mieux vécu que
d'autres par les Maçons eux-mêmes. Les moins portés d'entre

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nous à briser l'os pour sucer la moelle, comprennent et veulent
que nos temples restent symboliquement sans toit. S'il est un trait
commun à la quasi-totalité des Francs-Maçons de la Grande Loge
de France n'est-ce pas leur commune volonté de rejeter les dog-
matismes ressentis par eux comme chapes, toitures et couvercles ?
Ayant posé le principe fondamental qu'aucune limite ne peut
être mise à leur recherche de la Vérité, les Francs-Maçons ne
veulent donner de la tête dans aucun plafond. Si l'ambition de la
loge était philosophique, scientifique, sociale, ce serait avoir là
beaucoup d'orgueil et de présomption. Mais l'ambition de la loge
est initiatique. Il s'agit, au bout du chemin, de ne point se
retrouver tel qu'on était au départ, sans que la nature des transfor-
mations intérieures de chacun ait été prescrite, voulue ou obtenue
par quiconque. Aucun conditionnement : la diversité des Maçons, de
leurs comportements, de leurs idées, en est la preuve. Donc, point
de toit, car point de dogme. Point de couverture au-dessus des
têtes, mais seulement la voûte céleste avec ses étoiles visibles en
plein jour.

Ainsi la loge travaille à ciel ouvert et nous trouvons là un


second trait commun à la très grande majorité des Francs-Maçons:
ils se veulent solidaires du Cosmos. Avouons-le, la manière dont
chacun exprime cette volonté au fil des jours en loge n'est pas
toujours heureuse. L'infiniment grand de Pascal tourne les têtes
peu solides et la Voie lactée emporte dans son espace-temps bien
des pensées courtes. Une astrologie de pacotille, si répandue de
nos jours, tient lieu parfois de vaisseau spatial aux cosmonautes
du Zodiaque. Broutilles en vérité, qui expriment naïvement le
besoin plus répandu encore d'opposer aux désordres du Moi, aux
fureurs de l'inconscient, aux luttes et révolutions sociales, au
monde obscur des mouvances et du Chaos, un Ordre universel,
ce fameux Cosmos que la tradition pythagoricienne veut régir par
les Nombres et dans lequel masses, multitude, profusion échappent
à l'anarchie quantitative, au vertigineux gaspillage, par la valeur
qualitative donnée à chaque parcelle du Tout.
Pour répondre à cette espérance, que tout Maître-Maçon a
percue chez tant de postulants, l'initiation maçonnique place le
nouvel apprenti dans une Loge orientée et la Loge elle-même

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directement sous les étoites, face à l'infini. Paul Valéry écrivait
dans les années vingt : « Le temps du monde fini commence. »
li entendait par monde fini un monde qui serait bientôt totalement
exploré. A quel monde pensait-il ? Au petit monde de notre petite
planète ? Mais l'autre monde ? Celui de la longue nuit des tom-
beaux égyptiens, celui dans lequel sont projetés nos cosmonautes,
les vrais, celui où nous fléchons nos premières sondes, la voûte
étoilée des temples maçonniques, ce monde-là, tout apprenti maçon
apprend qu'il est sans toit et que le temps de le couvrir n'a certes
pas encore commencé.
*
**

Puis, changeant d'âge, l'apprenti devient compagnon. Il dé-


couvre alors, s'il veut bien s'en donner la peine, un nouveau
réseau de symboles. Ce degré, plus directement branché que le
premier sur la tradition opérative des constructeurs, va permettre
au compagnon une nouvelle approche de la Voûte étoilée. Non
qu'il s'agisse, en passant d'un degré à l'autre, de rejeter comme
erreur ce qu'on a pu penser au degré précédent. Bien au contraire.
La méthode initiatique ne crée pas de supériorité. Chacun avance
à son pas, selon son âge avec (es outils de cet âge, mais l'ensemble
symbolique d'un degré n'est pas destiné à se fondre ou à se
confondre dans l'ensemble du degré suivant. Les deux continueront
toujours de coexister, mais ils se raccordent et ils entrent en réso-
nance. De la qualité de cette résonance dépend l'enrichissement
spirituel. C'est même en cela que la méthode initiatique se dis-
tingue des autres méthodes de transmission des connaissances.
Un degré n'est pas une classe au sens scolaire. L'apprenti n'est
pas présumé incapable d'acquérir des notions devenues à portée
du compagnon. Il ne s'agit pas, comme pendant la scolarité, d'aller
petit à petit du simple au complexe, de l'élémentaire au subtil.
Chaque degré a sa valeur et la garde. Le maître peut travailler au
degré d'apprenti sans avoir le sentiment de déchoir comme l'aurait
un élève des classes terminales qu'on rétrograderait. Le compa-
gnon peut donc avoir une approche nouvelle du symbole de la
Voûte étoilée qui ne réfute ni n'efface la précédente, mais qui lui
est inspirée par le nouvel ensemble symbolique rattaché au
deuxième degré.

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Le compagnon est tout particulièrement appelé au travail. Or,
on ne se met pas au travail de la même façon sur une construc-
tion qui n'est pas commencée, sur une construction en cours, ou
lorsque la toiture est déjà posée. Dans la construction maçonnique,
la toiture n'est pas posée, puisque le temple est à ciel ouvert,
mais le travail est déjà commencé. Le Franc-Maçon appartient à
un Ordre traditionnel. S'il refuse les couvercles, il ne fait pas table
rase. Le symbolisme du deuxième degré enseigne une méthode de
travail pour chantier en cours. C'est là un point fondamental qui
a donné lieu bien souvent de l'extérieur à de graves erreurs d'inter-
prétation sur la méthode maçonnique. On a confondu chantier en
cours et juste milieu, centrisme, radicalisme, en transposant abusi-
vement le plan initiatique sur le plan politique. Cela n'a rien à
voir, mais il est vrai qu'entre les novateurs qui se flattent de tout
pouvoir tirer de rien et les passéistes convaincus que le destin
de l'Homme est scellé depuis toujours, le Franc-Maçon, parce qu'il
travaille à ciel ouvert avec les outils symboliques traditionnels,
conserve sa liberté d'entreprendre et de concevoir sans se laisser
intimider ou écraser par le poids mort des mondes finis mais
échappe à l'angoisse existentielle de ceux qu'une liberté imaginée
par eux absolue condamne à tout tirer d'eux-mêmes s'ils veulent
exister.
Nous voici très loin des tiédeurs du juste milieu, mais la confu-
sion entre chantier en cours et juste milieu est inévitable si le
caractère initiatique de la démarche maçonnique n'est pas compris
et sans cesse réaffirmé. Quand l'édification du Temple prend le
caractère d'une élaboration sociale et contingente, l'absence de
toit est nécessairement ressentie comme un manque de finalité et
le symbole du chantier en cours comme un abandon aux habitudes,
routines et acquis. Dans la pratique de la vie maçonnique, le compa-
gnon en souffre parfois. A cet âge symbolique, mais néanmoins
ingrat, des impatiences, il voudrait que ses efforts soient visible-
ment couronnés de succès. En d'autres termes, il réclame la cou-
ronne d'un toit dogmatique au lieu et place de la Voûte étoilée.
Contradiction, bien sûr, mais qui échappe aux contradictions ?
La lenteur de la construction a de quoi effrayer ou décourager
certains. Si, après tant de millions d'années, nous en sommes
encore aux premières assises d'un Temple dont on nous enseigne
qu'il ne sera jamais achevé, comment ne pas craindre l'absurde

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ou le dérisoire de l'effort individuel, comment ne pas comparer
l'infiniment petit de notre petite pierre à l'infiniment grand de la
Voûte étoilée ? Pascal a répondu à cette question. L'initiation
maçonnique, sans plus réfuter Pascal que quiconque, suggère une
autre forme de réponse et elle ne repose sur aucun pari.
*
**
Au troisième de nos trois degrés symboliques, la Voûte
étoilée, comme tous les symboles des deux premiers degrés, entre
en résonance avec un nouvel ensemble au caractère métaphysique
baucoup plus prononcé.
Le compagnon a été appelé au travail sur un chantier en cours.
Le maître apprendra comment s'y pratique la relève. La Loge,
cellule vivante, en perpétuelle transformation, sera le lieu de
cet enseignement.
Issu d'une tradition de bâtisseurs, le Maître Maçon a une
fonction essentiellement créatrice. Telle est son originalité, ce qui
le distingue fondamentalement du prêtre, du saint, du sage ou du
prophète. En lui, se réincarne la puissance créatrice avec ce qu'elle
doit à la Mort. S'il est un intercesseur, il ne l'est point entre
le Ciel et les Hommes de la Terre, mais seulement entre ceux
qu'il a dû enjamber pour accéder à la maîtrise et ceux qui l'en-
jamberont à leur tour pour que l'édification continue et que se
renouvelle sans cesse la puissance créatrice. Que celle-ci n'ait
ni commencement imaginable ni fin prévisible ne rend ni absurde
ni dérisoire l'effort créateur du maître. Sa pierre, infiniment petite
sous la Voûte étoilée, ne doit être comparée à nulle autre, encore
moins à la profusion des constellations. Le maître s'est inscrit de
par sa propre et libre volonté dans une chaîne. Il vaut ce qu'il vaut.
Il transmet ce qu'il reçoit. Il apporte ce qu'il peut. Aucune totali-
sation, génératrice de dogmes, ne lui est proposée ou demandée.
li appprend à ne point confondre son propre et inévitable achève-
ment avec celui de l'ouvrage auquel il collabore. La Voûte étoilée
se trouve en permanence au ciel du Temple pour le lui rappeler,
sans qu'il s'agisse d'opposer dans l'angoisse l'infiniment petit à
l'infiniment grand, mais pour ramener chaque chose à sa juste
proportion.

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Car toute création se gonfle d'elle-même et, si le chantier sur
lequel nous sommes appelés à travailler n'a ni commencement ni
fin, dans la loge, petit noyau, microcosme, tout fait date et la
cadence du Temps y est rapide. Il est bon, il est naturel, que le
maître, quand sonne l'heure pour lui d'apporter sa pierre, soit saisi
de fierté. Comment pourrait-il créer sans cela ? Il est bon, il est
naturel, qu'il donne de l'importance à ce qu'il fait. Tout créateur,
quand il crée, s'investit de puissance sublime et, pour qu'il rayonne,
il faut que sa foi en lui-même repousse les limites de sa propre per-
sonne, mais le symbole de la Voûte étoilée, dans sa grande simpli-
cité, reste présent au ciel du temple pour rappeler au maître que
l'horloge de son microcosme n'est pas réglée à celle qui détermine
la rotation des étoiles.
*
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SCIENCE, PHILOSOPHIE, RELIGION
ET
GRAND ARCHITECTE DE L'UNIVERS

Science, philosophie, religion prétendent amener l'homme à


la « connaissance », c'est-à-dire, lui fournir une « explication » de
lui-même et du monde qui réponde au schéma scolastique : « Ouis ?
Quid 7 Ubi ? Quibus auxiliis 7 Cur ? Quomodo 7 Quando ? » (Oui ?
Quoi ? Où 7 Par quels moyens ? Pourquoi 7 Comment 7 Quand ?),
questions qui délimitent toutes les sortes d'interrogations que l'on
peut se poser à propos d'un fait quelconque. Pour toutes les trois
le but est donc identique, seul le point de vue diffère. La science
entend prouver par l'expérience ce qui lui permet, à partir d'un
fait particulier, de dégager des lois générales valables dans tous
les cas similaires, lois que l'on peut généralement vérifier en les
soumettant à la reproduction expérimentale à moins que l'on n'abou-
tisse à une certitude d'évidence ; la philosophie veut enseigner la
sagesse par la connaissance intellectuelle en faisant appel à la
raison raisonnante qui détermine une attitude face à soi-même et
au monde ; la religion fournit une réponse dogmatique, c'est-à-dire
admettant une partie non vérifiable par la raison sur le pourquoi
et le comment des êtres et des choses.
Dès lors, puisque science, philosophie, religion, comme nous
venons de le voir, s'assignent un but apparemment identique, d'où
provient leur spécificité propre ? De leur méthode sans aucun doute
mais aussi de leur finalité. L'on peut à bon droit se poser la question
de savoir si chacune d'elle répond à toutes les questions, ou mieux,
au « tout » de l'homme. C'est ce que nous essaierons de vérifier.
*
**
9
La science « commence par l'étonnement et finit par son
contraire » selon Aristote. Savoir ne consiste pas pour autant à
ne plus s'étonner mais à comprendre et à reproduire. Le savoir
empirique n'est que de la science en gestation car cette dernière
repose sur la connaissance rationnelle et même dogmatique en un
certain sens (l'on parle d'ailleurs en pédagogie « d'enseignement
dogmatique ») puisqu'elle se fonde sur un système élaboré par les
savants afin d'en faciliter la transmission par l'enseignement. C'est
pourquoi la première condition que suppose l'esprit scientifique
est une remise en question des « vérités acquises » sans quoi la
science serait figée. Or la dynamique qui lui est propre l'entraîne
inexorablement vers le changement dans un approfondissement
sans cesse croissant de la connaissance rationnelle.
Le savant travaille sur des hypothèses qu'il lui importe de
vérifier, de mesurer : il pense atteindre la vérité mais « la vérité
n'est pas la science, elle est l'idéal de la science ». Heidegger
a été le premier à dissocier « vérité de la connaissance » et
« vérité de l'être » faisant ainsi ressortir l'ambiguïté du mot
« vérité ». La connaissance scientifique prétend conduire à la
vérité de l'être mais la vérité du « connaître » masque celle de
« l'être » qui pourtant la fonde. La formule mathématique d'une
loi physique, même fondamentale, peut satisfaire l'intellect mais
elle ne saurait apporter à l'homme cette vérité dont il a besoin
dans son être. La vérité théorique n'est qu'une sorte d'extrait de la
vérité de l'être. C'est pourquoi la connaissance scientifique ne
saurait suffire pour répondre à toutes les dimensions de l'homme.
La réponse qu'elle fournit est d'ordre tangible, démontrable, repro-
ductible, c'est-à-dire d'essence positiviste sinon matérialiste.
Fondée sur une méthode rigoureuse, une objectivité que l'on
croit totale, la science est incapable de satisfaire le « tout » de
l'homme. D'ailleurs, admettre qu'un jour plus ou moins proche, la
science pourra répondre à toutes les questions de l'homme dans
n'importe quel domaine, revient à nier l'homme, à condamner
l'humanité à une vie dans laquelle l'intelligence sera effacée au
profit de la mémoire puisqu'elle n'aura d'autre possibilité que la
répétition : tout aura été dit, il ne restera rien à découvrir ou
inventer. Bref, soutenir une telle proposition c'est faire du scien-
tisme primaire.

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La « Religion de la Science « a vécu pour finalement céder la
place à un « sur-rationalisme » scientifique qui donne à la science
un « espace « plus en rapport avec l'abstraction qui la nourrit.
D'un âge positiviste l'on passe à un nouvel âge scientifique fondé
sur la spéculation intellectuelle, non que la raison y perde ses
droits, bien au contraire, mais ce qui change profondément c'est
la conception de la réalité qui, selon un terme à la mode, se voit
« déchosifiée ». Einstein a dématérialisé la matière selon l'hypo-
thèse astronomique qui soutient que l'espace est consistant et
que sa déformation constituerait justement la matière. Ce qui a
« l'être «, c'est la relation puisque la réalité est différente suivant
le système de relations dont elle peut faire partie. (Exemple du
champ magnétique pour un système de coordonnées qui peut être
en même temps électrique pour un autre système en mouvement
par rappport au premier).
C'est ainsi que nous voyons la science évoluer vers des
conceptions spéculatives et non plus s'en tenir uniquement à « ce
qui est » : le réel est réalisation, l'expérience est relative, le
complexe est premier et non le simple, etc. Dans une certaine
mesure la science retourne à ses origines, la philosophie.
*
**
Etre philosophe, ce n'est pas posséder une sagesse, sorte
de remède-miracle qui permette de traverser dans une superbe
indifférence les épreuves de la vie, réfugié dans la tour d'ivoire de
Dame Philosophie. C'est essentiellement une attitude que l'on
essaie de réaliser, un esprit que l'on s'efforce de vivre. Ce n'est
ni l'optimisme béat, ni la neurasthénie ou la misanthropie, ni la
médiocrité bourgeoise du « juste milieu ». C'est une recherche,
paradoxale parfois, d'une voie qui conduit à la connaissance du
monde et de l'homme, une tentative d'organisation systématique
des données de l'expérience humaine. Il ne s'agit donc pas essen-
tiellement d'une connaissance livresque mais d'une attitude de
fond, une conquête de soi-même qui mène à la réalisation de la
conscience et fait passer de la vie à l'existence.
Le philosophe, nouveau démiurge, ne se contente pas d'imiter
mais d'inventer, de rechercher, d'organiser. Sa réflexion s'appli-
que aussi bien aux lois de la pensée qu'aux principes de la conduite

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morale ou sociale pour en saisir le mouvement profond, en scruter
la signification et la valeur.
Tout homme est amené un jour ou l'autre à se poser les trois
questions classiques : « D'où venons-nous ? Qui sommes-nous ?
Où allons-nous ? » C'est alors qu'il philosophe car selon le dilemme
célèbre d'Aristote : « Vous dites qu'il faut philosopher ? Alors
il faut en effet philosopher. Vous dites qu'il ne faut pas philoso-
pher ? Alors il faut encore philosopher pour le démontrer. De toute
manière il est nécessaire de philosopher ».
La philosophie peut se définir comme « l'étude rationnelle de
la pensée humaine » étude menée du double point de vue de la
connaissance et de l'action. Elle s'intéresse aux causes dernières
ou au sens ultime, c'est-à-dire à ce qui est à la limite ou en dehors
des moyens d'investigation scientifique proprement dits. C'est
aussi une réflexion sur la science, tout aussi bien que sur la
religion mais elle ne peut s'identifier ni à l'une ni à l'autre car
son point de vue est différent. La philosophie consiste à opérer
une réflexion totale (au contraire de la science qui fragmente à
l'infini) et d'amener à une expression d'idées claires et distinctes
(ce en quoi elle est incompatible avec la religion et son « mystère «).
André Matraux définit fort bien la philosophie lorsqu'il lui assigne
comme but de « transformer en conscience une expérience aussi
vaste que possible ». Il n'y a donc de philosophie que rationnelle
et logique, même la phîlosophe de l'Absurde.
Pour le philosophe, l'on peut dire que « tout est clair »
point de mystère mais avec la restriction d'Alain « Toute vérité
devient fausse au moment où l'on s'en contente ». La philosophie
rejette donc tout dogmatisme rien n'est jamais définitif, ce qui
:

revient à dire qu'il n'y a point de certitude, ce que nombre de


disciples ont la fâcheuse tendance d'oublier. Il suffit pour s'en
convaincre de citer Chaulieu : « Ce que Marx a dit de vrai, de
profond, d'important et de nouveau sur la Société et l'Histoire, il
le dit malgré un « ailleurs » qui commande toute sa pensée : que
l'Histoire doit aboutir à la Société sans classes... L'essentiel de
ce qu'il découvre ne peut être accommodé dans son propre sys-
tème. » (Socialisme et barbarie). L'on pourrait conclure de ce
passage que marxisme et religion ont d'étranges points communs...
*
**
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C'est en effet sur un « ailleurs - Paradis ou Nirvâna, pléni-
tude de vie ou fusion dans le Tout que reposent toutes les
grandes religions, « ailleurs » qui échappe à la raison et suppose,
de la part du croyant, un acquiescement intérieur, véritable acte
de foi. En ce qui concerne le christianisme, il convient de discerner
entre religion et foi, la première n'étant que la dimension socio-
historique de la seconde, un « avatar » de la foi en quelque sorte.
La foi chrétienne est une espérance fondée sur la rencontre per-
sonnelle avec un Dieu-Sauveur révélé par le médiateur entre ce
Dieu et les hommes, Jésus-Christ.
Cette religion « historique » est encore abusivement assimi-
lée au christianisme alors qu'elle n'en est que la caricature, la
contre-façon, qui, à partir d'un message d'amour universel, de
liberté totale, érige un système d'oppression des consciences. La
« Lettre » déformée par une exégèse accommodatrice, l'appel à
l'argument de convenance ou d'autorité, la « Tradition » codifiée
et confisquée par les « clercs », la légitimation d'usages profanes
élevés à la hauteur de dogmes intangibles, la certitude orgueilleuse
(et quelque peu puérile !) d'être seul détenteur de la « Vérité
et par conséquent seul dépositaire de la volonté révélée de Dieu,
voilà les connotations ordinaires de ce pseudo-christianisme véhi-
culé par les églises dites « de masse ». Ce dernier terme est
d'ailleurs antinomique de christianisme car l'Evangile suppose tou-
jours la libre adhésion personnelle dans une rencontre individuelle,
unique dans ses modalités propres, avec le Dieu « Père de toute
sagesse et vérité », rencontre qui est don gratuit, élection divine,
grâce qui touche au plus secret de l'être. Démarche indicible,
expérience incommunicable où l'on adore « en Esprit et en Vérité ».
Qu'il est loin et dérisoire le « ex-opere operato » d'une religion
mécanique où la magie remplace la réflexion personnelle, dialogue
entre l'Homme et son Dieu.
La religion voit dans l'homme une dimension supplémentaire
que rejette la science et la philosophie encore que pour cette
dernière la métaphysique aboutit à une attitude intellectuelle dans
laquelle Dieu peut avoir sa place mais privée du rapport affectif,
personnel, que l'on trouve dans la foi qui est plénitude de l'être
pour le croyant. Si véritablement, comme nous le croyons, l'homme
est un animal particulier, singulier, la religion apporte une réponse

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que la science et la philosophie sont incapables de donner non
qu'il s'agisse de nier la possibilité d'un athéisme logique, éclairé,
rationaliste mais plutôt d'affirmer vigoureusement que l'homme est
un être à part, différent, unique, car autrement sur quoi pourrait-
on fonder la dignité de la personne humaine et le respect de l'indi-
vidu ?
Si l'homme n'est que le résultat du hasard d'une longue
évolution de combinaisons physico-chimiques, « un miracle sans
intérêt ' selon la formule de Jean Rostand, pourquoi ne pas ins-
taurer l'eugénisme planifié, la lobotomie systématique pour assurer
l'harmonie sociale, l'euthanasie institutionnelle pour éliminer les
non-producteurs, etc. ?

L'on a parfois reproché et souvent fort injustement à


la religion d'être d'abord un savoir-mourir avant que d'être un
savoir-vivre mais sa vision de l'homme ne peut se borner au
sensible, au matériel : pour elle, « l'essentiel est invisible avec
les yeux, l'on ne voit bien qu'avec le coeur » selon la formule de
Saint-Exupéry. Cette attitude fondamentale des religions est sus-
ceptible d'évolution quant aux affaires terrestres - on le voit
bien de nos jours et c'est pourquoi la célèbre formule de Marx
souvent attribuée à Lénine « La religion c'est l'opium du peuple »
n'est qu'une généralisation hâtive. Projection subjective ? Cer-
tainement mais le plus instructif pour notre propos est de consta-
ter que les tenants de cette doctrine, prenant la formule au pied
de la lettre, sous prétexte de chasser l'opium ont tout simplement
tué l'homme... D'ailleurs il faut rétablir la vérité sur ce propos de
Marx, qui montre le danger des citations tronquées. En effet,
dans sa « Contribution à la critique de la philosophie du droit de
Hegel » Marx écrit ceci : « La religion est le soupir de la créature
accablée, le coeur d'un monde sans coeur, comme elle est l'esprit
d'une époque sans esprit. Elle est l'opium du peuple ». Comme
quoi l'on n'est jamais trahi que par les siens...
Il faut donc admettre que l'homme ne peut se réduire à la
simple animalité, qu'il porte en lui, comme nous l'affirmons, une
« étincelle de divin » quel que soit par ailleurs ce que nous enten-
dons par « divin », étincelle qui fonde sa dignité d'être particulier,
animal, certes, mais différent, « autre ».

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Chacun d'entre nous doit choisir, en son for intérieur, sa
voie pour vivre, pour assumer, sa « divinité » il y a plusieurs
demeures dans la maison du Père, ce qui revient à affirmer que
nul ne possède la Vérité, qu'il soit savant, philosophe ou croyant.
Si personne ne la possède et que chacun la recherche, la pluralité
des opinions est inévitable et par conséquent, légitime, avec pour
corollaire obligé la tolérance, qui est respect de l'autre en tant
qu'autre, différent.
*
**

Science, philosophie, religion, peuvent toutes trois conduire


à une vision organisée de l'homme et du monde et pour cela il
faut qu'elles se rejoignent, par le sommet. Nicolas de Cuses affir-
me : « La Vérité crie sur les places publiques et ce qu'elle crie
c'est qu'elle habite sur les sommets ». Notre époque, qui est
celle de la séparation outrancière des disciplines de l'esprit dans
une spécialisation qui frise l'absurde, semble justifier le mot célèbre
de Bernard Shaw : « Les spécialistes sont des gens qui en savent
de plus en plus sur de moins en moins de choses de telle sorte
qu'à la fin ils savent tout sur rien. »
Notre époque, donc, éprouve le besoin de revenir à des pra-
tiques plus saines et l'on se gargarise de la pluridisciplinarité. Le
savoir humain dépasse de beaucoup les possibilités d'un seul
homme : aussi est-il de plus en plus nécessaire que tous ceux
qui cherchent dans des branches différentes du savoir puissent
confronter la justesse de leurs conclusions lorsqu'elles les condui-
sent en dehors du champ de leur spécialité propre. Un exemple
concret permettra de comprendre, mieux que ne sauraient le faire
tous les exposés discursifs, ce que recouvre cette notion de pluri-
disciplinarité et son importance capitale.
Examinons quelques-unes des hypothèses qui concernent tout
à la fois la science, la philosophie et la religion, Il s'agit d'un sujet
très ancien mais inépuisable : celui qui traite des questions posées
par l'existence et l'organisation de la matière.
Deux positions : ou bien la matière est éternelle ou bien elle
a été créée. Nous nous contenterons d'examiner la première de
ces hypothèses : la matière est éternelle.

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Dans un petit livre de grande diffusion dans les écoles, « La
découverte du cosmos par l'astronomie, l'astrophysique et l'astro-
nautique » de Philippe de la Cotardière on lit ceci dans la préface
de Jean-Claude Pecker, président de la société astronomique de
France : « La cosmologie est, de tous les aspects de l'Astronomie,
celui qui touche de plus près à la philosophie, voire à la métaphy-
siqùe. Le « premier quart d'heure » de l'expansion, après le « Grand
Boum » ? ou, au contraire, l'univers stationnaire infini et éter-
nel ?... Que d'implications qui énervent les esprits confus I... Je
suis personnellement séduit plutôt par un autre type d'univers.
L'idée de « création du désordre « ne me satisfait guère, non plus
que les acrobaties sur la notion de temps. Un Univers éternel,
illimité (relativiste), statistiquement stable, mais localement fluc-
tuant, ne semblerait plus acceptable... » (p. 3 et 4). Ce n'était que
la préface.
Quant à l'auteur lui-même, vice-président de la société astrono-
mique de France, voici ce qu'il écrit dans le chapitre « Origine
et évolution de l'Univers » : « Admettre que l'Univers eut un
commencement pose le problème de son origine. D'où provenait
l'atome primitif 7 Etait-il l'oeuvre d'un Créateur 7 S'était-il formé
par la contraction d'un Univers ayant existé auparavant ? Ce
sont là des questions auxquelles ne peut répondre la science.
Ce qui ne l'empêche nullement de conclure le chapitre p. 80, en
écrivant à propos de la théorie de Pecker, Roberts et Vigier
« L'hypothèse du big-bang est éliminée au profit d'un modèle
quasi-statique d'Univers, c'est-à-dire invariable dans son ensemble
et sans origine ni tin dans le temps. »
Donc certains savants, et non des moindres, et aussi certains
philosophes, s'imaginent qu'en soutenant la théorie d'un univers
éternel, ou d'un recommencement éternel et cyclique de l'univers,
ils échappent ainsi à la doctrine hébraïque de la création et répon-
dent au problème posé par l'existence même de l'univers.
C'est là une illusion et une faute de raisonnement car l'on
voit mal comment l'on pourrait établir positivement, scientifique-
ment, l'éternité de l'univers car la notion même d'éternité est anti-
scientifique quoique accessible au niveau du concept théorique.
Constatons qu'en affirmant que l'univers est éternel l'on ne répond
absolument pas au problème posé par son existence même.

16
En effet, dans l'hypothèse d'un univers éternel, il faut rendre
compte d'une éternité d'être, ontologique. Le problème est donc
augmenté à l'infini. Même si l'on admettait l'hypothèse préférée
par certains savants selon laquelle le modèle cosmique compor-
terait des cycles d'expansion et de contraction, de dégradation et
de restauration, le problème posé par l'existence de cette série
infinie d'univers qui se succèdent, ne serait pas pour autant résolu,
ni même abordé : il serait simplement multiplié I Notons que la
démonstration scientifique de la vérité d'un modèle d'univers
limité temporellement et spatialement pourra peut-être se faire
un jour tandis que l'on voit mal comment la science positive
pourrait établir l'éternité et l'infinité de l'univers, infinité spatiale
et temporelle. Les deux hypothèses sur univers créé ou univers
éternel ne sont donc pas symétriques au départ, c'est-à-dire de
même valeur du strict point de vue de la philosophie des sciences.

Si l'on repousse l'idée d'un premier commencement de l'uni-


vers, il restera à expliquer les multiples commencements qui mar-
quent et constituent l'évolution d'un univers éternel la difficulté
:

sera la même. Bref, l'on n'aura rien gagné : en éliminant un com-


mencement premier, il restera tous les autres...

Sur le plan des principes, l'on peut aussi remarquer que, si


certains savants et philosophes professent l'éternité de l'univers
et veulent s'y tenir pour écarter la doctrine juive de la création,
c'est qu'ils introduisent, plus ou moins consciemment, l'idée de
nécessité. Il est nécessaire que l'univers soit éternel parce qu'ainsi
l'on peut maintenir qu'il est l'Etre absolu, l'Etre nécessaire, et
que par le fait même l'on se trouve débarrassé des questions
suscitées par son existence. C'est là un sophisme, un paralogisme,
qui ne répond absolument pas à la question posée par l'existence
de l'univers c'est tenter d'éliminer cette question en allongeant
infiniment cette existence afin de ne pas en voir le bout...

Mais admettons encore cette idée que l'univers est éternel.


On sait, de manière certaine, que l'univers est en évolution c'est
donc cette évolution cosmique qui est éternelle, sans commence-
ment ni fin dans le renouvellement des cycles. Or nous la connais-
sons sur quelques milliards d'années. Donc, il faudra admettre, si

17
l'on veut à tout prix maintenir l'éternité de ce processus cosmique,
qu'il est, soit inépuisable, soit qu'il se reconstitue lorsqu'il est
épuisé, en quelque sorte, qu'il revient sur lui-même quand il a
fini sa course. Il faudra imaginer que cette évolution de la matière
que nous voyons commencer par des atomes relativement simples,
pour s'orienter vers l'édification d'atomes plus complexes, a connu,
auparavant, et de toute éternité, une évolution antérieure, qui nous
conduirait vers des structures de plus en plus simples. C'est une
probabilité logique si nous suivons la courbe d'évolution de la
matière telle que nous la connaissons scientifiquement et en
l'extrapolant dans le passé.
Mais cette tendance à des structures de plus en plus simples
que nous devons reconnaître si nous suivons l'évolution de la
matière en remontant le cours du temps, n'aura pas de fin si nous
soutenons l'éternité de la matière. Cette matière qui se simplifie
de plus en plus du point de vue structural au fur et à mesure
que nous remontons le cours du temps, ne peut être, du point
de vue de l'hypothèse d'un univers éternel, que l'Etre absolu,
celui qui ne dépend d'aucun autre. Il nous faut donc faire appel
à une autogenèse, à une autocréation, qui est impensable, puisque,
c'est évident, pour se créer, il faut déjà être...
Suivons maintenant l'évolution de l'univers et de la matière
dans l'autre sens, celui de l'avenir. Nous constatons qu'au cours
du temps la matière s'oriente vers des structures de plus en plus
complexes mais aussi comme en conviennent la plupart des savants,
cette matière vieillit, s'use, se dégrade, se consume. li faut donc
imaginer pour que la matière soit éternelle dans l'avenir et que
l'univers n'ait pas de fin, soit que la matière trouve le moyen de se
regrader, de se régénérer, ou bien, qu'il y a création continuée
de matière nouvelle (théorie de l'expansion illimitée de l'univers).
Ce sont là des hypothèses gratuites : du point de vue scientifique,
nous sommes en pleine utopie.
Donc cet univers éternel existe seul, il est incréé, il ne dépend
d'aucun autre et s'il évolue, il le fait par ses ressources propres
il est, comme l'affirme Marx, en régime d'auto-évolution, d'auto-
genèse. Traduisons il est l'Etre absolu, se suffisant à lui-même
:

puisqu'il est sa propre cause.

18
Ainsi nous voilà revenus aux doctrines des premiers philoso-
phes grecs, Anaximandre de Muet, Anaximène et Héraclite d'Ephèse,
entre autres, qui imaginaient une substance matérielle éternelle,
originelle, toujours jeune, qui façonnait les mondes. Ces philosophes
semblent avoir poussé jusqu'au bout les conséquences qui résul-
taient de leur point de départ commun à tous, d'un univers divin,
modèle repris plus tard par les Stoïciens. « Il en est de Dieu et de
la Matière comme du miel qui passe à travers les rayons » enseigne
Zénon de Cittium.
Si l'on trouve quelque difficulté à admettre que cet univers
divin soit en devenir ce qui est contraire au caractère de la
divinité qui est immuable l'on sera tenté de considérer ce
devenir comme une apparence et l'on retournera à la métaphy-
sique de l'Un à la suite de Xénophane de Colophon qui « prome-
nant son regard sur l'ensemble de l'univers matériel assure que
l'Un est Dieu «.
Cependant, un élément nouveau entre en jeu dans notre ana-
lyse : la connaissance que nous avons effectivement de l'univers
et de son évolution. Ce devenir évolutif manifeste une orientation
irréversible dirigée dans un certain sens : de la matière relative-
ment simple à la matière vivante, puis à la matière pensante avec
l'avènement d'un animal capable de penser l'univers, l'homme.
La question est de savoir si, malgré cette connaissance de l'univers,
en adoptant le principe, le point de départ des philosophes grecs,
les esprits positivistes partisans de l'éternité de la matière, peu-
vent échapper aux conclusions qui furent celles de leurs devan-
ciers grecs : le panthéisme et l'animisme cosmique, c'est-à-dire
Dieu est dans tout, tout est Dieu ou bien une « âme » cause pre-
mière en tout. Partant d'un même point il paraît normal qu'on
aboutisse à des conséquences analogues.
*
**
L'univers a une histoire, tout le monde est d'accord sur ce
point, il est un processus temporel irréversible, il est évolution.
La matière a une histoire naturelle : la formation des noyaux lourds
est relativement récente la matière organisée est encore plus
récente : trois milliards d'années environ, Il y a quelques milliards

19
d'années, dans notre système solaire et vraisemblablement dans
notre galaxie et dans les autres galaxies dans la mesure où elles
nous sont connues, il n'y avait pas encore de matière vivante, ani-
mée. L'apparition des êtres pensants est toute récente si l'on tient
compte de l'échelle du temps. Or, dans la perspective étudiée, non
seulement l'univers existe seul et par lui-même, mais, de plus, il
produit constamment les éléments qui le constituent afin de se
maintenir dans une éternelle jeunesse. Mais ce n'est pas tout.
Il y a trois milliards d'années environ, la matière, sur les obscu-
res planètes au moins, s'est mise à s'organiser en molécules de plus
en plus complexes. Plus tard, les premiers organismes vivants
monocellulaires sont apparus. Cela encore c'est l'oeuvre de l'uni-
vers, puisqu'il est seul. C'est lui qui a organisé la matière qui le
constitue pour produire les êtres vivants, qui a inventé les espèces
vivantes, toujours dans le même sens, du plus simple au plus
complexe, vers des organisations de plus en plus perfectionnées,
vers des systèmes nerveux de plus en plus riches en connexions,
de plus en plus céphalisés. C'est lui, l'univers, qui a inventé les
organes qui font l'admiration des anatomistes et des physiologistes,
qui a mis au point les fonctions biologiques, qui a adapté le vivant
au milieu. Qui serait-ce d'autre puisqu'il est seul ?
Tout ce que nous voyons apparaître en lui historiquement, c'est
l'univers qui l'a fait de lui-même. Il s'ensuit nécessairement que
s'il a su par ses propres forces produire les êtres vivants et pen-
sants avec la merveilleuse organisation que nous avons décrite,
c'est donc qu'il avait en lui de quoi les produire, c'est qu'il avait
en lui, de toute éternité, la vie et la pensée. Car, s'il ne les avait
pas eues, comment aurait-il pu les produire ? Nul ne peut donner
ce qu'il n'a pas ; nul ne peut produire, par ses ressources propres,
plus que ce qu'il a en lui-même. C'est bien connu : la plus belle
fille du monde ne peut donner que ce qu'elle a et c'est déjà beau-
coup...
Si l'univers a su produire en lui-même la vie et la pensée c'est
que, manifestement, il avait déjà de tout temps, de toute éternité
puisqu'il est supposé éternel - la vie et la pensée. Nous ne
nous en doutions pas : l'hydrogène et l'hélium qui constituent la
majeure partie de l'univers étaient pourvus d'un génie créateur
insoupçonné. Nous avons été bien injustes à leur égard.

20
Les bons matérialistes du siècle dernier estimaient que, pour
penser, un cerveau était nécessaire et que pour vivre, il faut être
un corps organisé. Ils se trompaient. Il faut reconnaître que l'hydro-
gène et l'hélium, en nuages diffus, contenaient déjà, au moins à
l'état « potentiel », la vie et la pensée et tout le génie créateur
que l'on verra s'exprimer dans les oeuvres de l'homme.
Mais diront nos philosophes marxistes, l'univers n'avait certes
pas la vie et la conscience comme nous les voyons aujourd'hui.
L'univers physique avait en lui la vie et la pensée d'une manière
« potentielle », « virtuelle », « en puissance » seulement. Ainsi
ils pensent échapper à ce qu'avait d'un peu gros la conclusion
qui s'était imposée à nous par la force des choses. Mais en quel
sens faut-il entendre ces expressions et que contiennent-elles ?
Si je dis qu'une graine contient « en puissance » l'arbre qui va
se développer à partir d'elle, j'entends par là que l'arbre n'était
pas contenu réellement en elle comme le pensaient les préforma-
tionnistes mais que la graine a cependant en elle « de quoi » rendre
compte du développement de l'arbre. Elle est « capable » de le
produire. Les généticiens nous diront qu'elle a reçu « l'information
génétique » nécessaire pour reconstituer un arbre, ou, plus généra-
lement, un organisme semblable à l'organisme qui a donné la
semence.
Passons donc de la puissance à l'acte pour reprendre Aristote
et constatons que cela n'est possible que parce qu'il y avait aupa-
ravant un être en acte, c'est-à-dire un organisme adulte qui avait
donné l'information nécessaire à la semence chargée de reproduire
l'organisme paternel.
Est-ce en ce sens que l'univers avait en lui la vie et la pensée
« en puissance » et d'une manière» virtuelle » ? Si c'est en ce sens
germinal, il faut immédiatement se demander d'où notre univers
a reçu cette « puissance », cette « information génétique « qui lui
permettra de reproduire la vie et la pensée. La tiendrait-il d'un
univers antérieur ? Mais il resterait à expliquer cette série d'univers
antérieurs ayant en eux l'information nécessaire pour produire la
vie et la pensée et la transmettre à leurs fils... Et si l'on refuse
de rechercher ailleurs qu'en lui-même l'origine de cette « puis-
sance » de produire la vie et la pensée, qui se trouvait dans notre

21
univers, nous revenons à notre point de départ : ce « germe »,
cette « virtualité », était son oeuvre s'il est seul, éternel, incréé.
Il est bien le père de tout ce qui est issu de lui, la vie et la pensée.
Cela ne se voyait pas il y a dix milliards d'années mais, d'une
:

manière occulte, il avait en lui la vie et la pensée puisqu'elles sont


apparues au terme d'une longue évolution.
On n'a absolument rien gagné, on le voit, à minimiser le plus
possible la présence de la vie et de la pensée dans l'univers en
déclarant que cette présence n'était que « potentielle « car de
cette potentialité même il faut encore rendre compte. On voit mal
d'ailleurs comment et en quel sens la vie et la pensée seraient
contenues d'un manière « germinale « dans l'univers d'il y a dix
ou quinze milliards d'années. Bref, l'on a usé d'une métaphore
qui, en fait, n'était qu'un subterfuge, mais sans issue.
*
**
Puisque l'univers a su produire en lui la vie et la pensée par
ses ressources propres, il faut donc reconnaître, d'une manière ou
d'une autre, qu'il avait en lui la vie et la pensée. Il faut revenir
dans son intégrité à la doctrine des anciens Grecs et avoir le
courage de le proclamer : l'univers existe seul, incréé ; il produit,
seul, la matière dont il a besoin pour se renouveler ; il produit,
seul, la vie et la conscience qui apparaissent en son sein. Il est
donc un « grand Vivant » selon la formule de Platon, d'Aristote,
de Chrysippe, etc., éternel, incréé, créateur de tout ce qui naît
en lui au cours du temps. Bref, il a tous les caractères que les théo-
logiens attribuaient, à tort, à Dieu
Voici, lsraêl, ton Dieu qui t'a fait sortir d'Egypte, et qui t'a
créé : ce n'est pas un veau d'or fabriqué par la fonte des bracelets
et des colliers. NON, c'est une nuée d'hydrogène et d'hélium, prin-
cipalement. Elevons-lui un temple adorons ce dieu nouveau né
des noces du marxiste et de l'astrophysique
Il faut être logique avec soi-même, avoir le courage d'aller
jusqu'au bout des conclusions nécessaires, inévitables, qui résul-
tent des principes que l'on a posés. Si l'on veut être un matéria-
liste conséquent, il faut, compte tenu de ce que nous savons sur
l'univers, aller jusqu'au bout des conséquences que cela comporte

22
et l'avouer, le professer : l'univers incréé, éternel, ne devant rien
à personne, est l'Etre, le Vivant, le Pensant, génial créateur des
êtres vivants et pensants, qui a en lui par nature et par lui-même
tout ce qui est nécessaire pour expliquer tout ce qui naît en lui
et se développe en lui la vie et la pensée.
Ainsi l'on passe du matérialisme athée à l'animisme cosmique
et au panthéisme, sous une forme stable ou sous une forme théo-
gonique (c'est-à-dire de représentation du monde), pour peu que
l'on réfléchisse sur ce qu'est le monde, sur ce qu'il contient, sur
ce qu'il devient au cours du temps.
*
**
Mais dira-t-on, comment se fait-il qu'aujourd'hui tant de gens
se disent athées dans des milieux cultivés notamment de formation
scientifique et qui répugneraient manifestement à admettre de
telles conclusions sur l'univers ?
La réponse est simple. D'abord, peu de gens vont jusqu'au
bout des conséquences impliquées par leurs propres principes,
comme nous avons essayé de le faire en mettant cruellement en
lumière les conséquences cachées, impliquées, tapies. Le plus
souvent on laisse ces conséquences dans une ombre propice à leur
perpétuation. Comme les bactéries anaérobies, certaines consé-
quences impliquées et cachées gagnent à ne pas prendre l'air
cela les tuerait.
Le panthéisme secret de toute philosophie matérialiste consé-
quente ne peut pas aujourd'hui se présenter à visage découvert
la lumière lui serait fatale à cause du développement des sciences
positives. Paradoxe : les matérialistes ne sont-ils pas les premiers
à faire la guerre à l'animisme qu'ils prétendent sous-jacent à toute
religion 7 Ce qui est absolument faux en ce qui concerne la théo-
logie juive et chrétienne qui s'est justement constituée contre
l'animisme.
De plus, peu de philosophes contemporains réfléchissent sur
l'univers. Le travail, qui relève de ce qu'Aristote appelait la « philo-
sophie première » est considéré communément comme impossible.
La philosophie de la nature est mal famée et l'on renonce à
23
constituer une cosmologie. Les philosophes préfèrent méditer sur
le cogito celui de Descartes, de Kant ou de Husserl. Ils sont
presque exclusivement tournés, si l'on excepte Bergson et Blondel
pour la génération passée, vers une réflexion sur le sujet connais-
sant humain. Aussi ont-ils écarté de leur champ la réflexion sur
le monde, la nature, la vie, la conscience qui précède l'homme, ce
que Blondel a appelé « la pensée cosmique

Les savants, eux, découvrent les problèmes philosophiques


qui se posent à l'horizon de leur travail scientifique, de leurs
découvertes. Mais comme ils n'aperçoivent pas de philosophes
qui veuillent prendre en main le travail rationnel requis, à partir
du donné qu'ils découvrent eux-mêmes, les savants sont portés
à penser qu'en somme seule la science expérimentale a compé-
tence pour penser le problème cosmologique. Puisque aucun philo-
sophe ou presque ne se présente pour travailler avec eux, les
savants en viennent à conclure que peut-être l'univers n'est plus
un objet de réflexion pour le philosophe. L'objet privilégié de
réflexion pour le philosophe d'aujourd'hui, c'est semble-t-il, le
philosophe lui-même en train de philosopher.
Mais il y a plus grave : ne trouvant pas de philosophe pour
traiter ces problèmes rationnels qui se posent inévitablement à
la pointe de la recherche scientifique, le savant est tenté de se
débrouiller tout seul, en faisant appel à ses souvenirs scolaires,
à la formation philosophique qu'il a reçue autrefois. Dans la plupart
des cas, faut-il le dire, il arrive que cette formation philosophique
soit très nettement insuffisante pour traiter d'une manière tech-
nique rigoureuse les problèmes ardus qui se posent. Les exemples
foisonnent : citons pour mémoire le fameux livre de Jacques
Monod, « Le Hasard et la Nécessité » dont les théories, simplistes
sur le plan philosophique, connurent un vif succès. La réfutation
vigoureuse de M. Barthélémy-Madaule en a fait justice et le silence
est retombé sur ces « hardiesses »... d'un jour
Les matérialistes d'aujourd'hui, avoués ou implicites, s'en
tirent donc à bon compte, relativement, dans une époque que l'on
peut déjà qualifier, dans le domaine de la pensée, de post-marxiste.
Ne réfléchissant pas aux problèmes que pose l'univers dans son
existence et sa structure, son contenu et son évolution, ils s'en
24
vont répétant que la matière est éternelle. Ils ne semblent pas
avoir aperçu ce que cela implique nécessairement comme nous
l'avons vu : que l'univers est divin.

A titre d'exemple, l'un d'entre eux, F. Jeanson, écrit candi-


dement au début d'un de ses livres, « La foi d'un incroyant n, p. 14
Vous ne comprenez pas comment il peut y avoir un Monde si
ce Monde n'a pas été créé ? Moi non plus... ». On pourrait faire
remarquer à l'auteur que, dans ces conditions, avant d'écrire son
livre, il eût peut-être été préférable de réfléchir à cette question.
Car tout est là : si l'on ne sait pas, eh bien, dans ce cas il vaut
mieux continuer à chercher en attendant. Encore a-t-il l'honnêteté
de le dire.
*
**

Voilà donc où nous a conduit cette réflexion sur Science,


Philosophie, Religion. Si j'ai choisi ce thème de réflexion sur la
cosmologie c'est, il faut bien le dire, avec une arrière-pensée.
Nous affirmons dans notre rituel du 1 degré que « la Franc-
Maçonnerie proclame comme elle a proclamé dès son origine
l'existence d'un principe créateur sous le nom de Grand Architecte
de l'Univers n. Bien sûr, nous sommes libres, fort heureusement,
de définir chacun pour notre propre compte ce que nous entendons
par ce symbole qui guide notre démarche d'initiés rituels, ou vir-
tuels, comme l'on voudra. J'ai donc voulu rappeler un principe
fondamental du Rite Ecossais Ancien Accepté et faire toucher du
doigt en quelque sorte l'extraordinaire complexité des problèmes
que voile ce symbole tout autant qu'il les révèle, si l'on veut bien
se donner la peine de le méditer.

Notre rite est l'héritier d'une longue Tradition initiatique et


cela suffit pour refuser de réduire la Franc-Maçonnerie à n'être,
comme certains l'ont fait, qu'une société de pensée. Nous sommes
donc restés fidèles au symbole du Grand Architecte de l'Univers
et nous avons voulu en montrer la signification et l'importance dans
une société profane infiltrée par des doctrines matérialistes insi-
dieuses, diffuses, qui nous agressent parfois à notre insu.

25
Souvenons-nous de ce qui nous a été dit : « Vous n'accepterez
aucune idée que vous ne compreniez et ne jugiez vraie. Ne profa-
nez pas le mot de Vérité en l'accordant aux conceptions humaines.
La Vérité absolue est inaccessible à l'esprit humain ; il s'en
approche sans cesse mais ne l'atteint jamais.
Nous nous sommes voués à la recherche de la Vérité culti-
vons sans relâche son jardin secret, construisons ce temple inté-
rieur, espace sacré qui débouche sur L'éternel.

*
Notes sur
la tradtion celtique
Comme le disait notre Frère Charles F. dans sa planche du
mois dernier sur les Traditions méditerranéennes et le Christia-
nisme : « à côté des courants helléniques et hébraïques, le ce!-
tisme est indispensable à la compréhension de la civilisation
médiévale ».
Cette affirmation aura peut-être surpris certains d'entre nous
et voici un an, j'aurais été de ceux-là. Car bien que l'école primaire
nous parle de nos ancêtres les Gaulois, nous savons que nous
avons été conquis et « civilisés » par les envahisseurs romains
et ce, durablement : c'est le latin qu'on apprend dans les lycées
aujourd'hui encore et non pas le vieux celtique.
Et pourtant, comme nous l'allons voir, il nous reste beaucoup
des Celtes, à nous Francs-Maçons du Rite Ecossais.
Mais parler du celtisme est une entreprise malaisée, spécia-
lement pour moi d'éducation méditerranéenne qui en ignorait
naguère tout.

***

Dans une première partie, nous tenterons de définir Le domaine


Celte, au triple point de vue, géographique, historique et cultu-
rel.
Dans notre seconde partie, nous tenterons de dégager parmi
tant d'autres car il m'est 1m possible en une seule planche d'être
exhaustif quelques traits saillants de la tradition celtique.
Enfin notre troisième partie sera consacrée aux survivances
parmi nous de la Tradition Celtique, nombreuses non seulement
dans nos rites, mais aussi dans nos façons de penser.

14
I. LE DOMAINE CELTE

Les Celtes sont un groupe de peuples indo-européens dont


l'origine, pense-t-on actuellement d'après des découvertes archéo-
logiques, se situent dans l'actuelle Bohême. Mais il n'est pas
possible de séparer les Celtes des cultures des peuples qui les
ont précédés et dont ils ont hérité.

GEOGRAPHIQUEMENT

Les Celtes, héritiers de la culture illyrienne ou proto-celte de


Halstatt qui fleurit au 2 millénaire avant notre ère, culture connue
pour son habileté métallurgique, les Celtes donc connurent à
l'époque de La Tène (Ve au 111e siècle avant J-C. du nom d'une
localité suisse riche en vestiges) une brillante civilisation entre
l'actuelle Tchécoslovaquie et le centre de la France.
Puis ils s'étendirent tant vers l'Est (royaume, durable, de
Galatie autour de l'actuelle Ankara, prise et sac de Delphes en
Grèce, en 279 avant JC.) que vers le Sud (occupation de la
Gaule Cisalpine et fondation de Milan Médiolanum, prise éphé-
:

mère de IRome) et surtout vers l'Ouest Gaule presque entière,


:

péninsule ibérique, totalité des lIes Britanniques.

HISTORIQUEMENT

C'est surtout dans les lIes Britanniques, Irlande comprise


bien entendu et, à un moindre degré, en Gaule continentale que
se développera l'histoire celte.
Nous n'entrerons pas ici dans les détails que chacun peut
trouver ailleurs romanisation entière de la Gaule, partielle des
lies Britanniques, l'Ecosse et l'irlande y échappant, invasions anglo-
saxonnes à partir du Xie siècle repoussant à l'Ouest et au Nord le
domaine celtique avec peuplement de notre Bretagne armoricaine
par des Celtes des lIes Britanniques.
Ces simples jalons nous aideront à situer la communauté de
culture entre les Celtes.

15
CULTURELLEMENT

Contrairement à d'autres cultures, méditerranéennes par


exemple, où les témoignages écrits tant littéraires qu'épigraphiques
surabondent, la culture celtique a laissé très peu de témoignages
écrits directs.
Faisons tout de suite justice d'une légende : les Celtes savaient
écrire, comme le prouve l'écriture ogamique clairement attestée
(et parfaitement connue et déchiffrée) pour des usages religieux
précis inscriptions funéraires, invocations ou imprécations.
:

Mais tout l'enseignement des druides, comme nous le verrons,


était oral. Pourquoi ? li me semble que l'écriture était pour eux
chargée d'une magie encore plus forte que la parole et puis
l'écriture fixait à jamais une chose, un état alors que la tradition,
ce qui doit être transmis, doit être quelque chose de vivant en
fonction des vecteurs qui transmettent. Nous croyons devoir rap-
porter cette explication de G. Dumézil, spécialiste des cultures
indo-européennes, car elle éclaire ce comportement fort étranger
à nos modes de pensée actuels.
Les historiens anciens, César d'abord (de Bello gallico), Diodore
de Sicile, Strabon, Pomponius Mela, etc., nous ont laissé des
témoignages sur la culture celtique mais si leurs notations nous
sont précieuses, ils voyaient cette culture de l'extérieur, sans en
saisir souvent tout le sens.
Sauf en Gaule, à une basse époque où l'influence romaine
avait altéré la pureté des principes celtiques de non-représenta-
tion de la divinité (qu'on se rappelle les sarcasmes de Brennos,
chef gaulois pillant Delphes et voyant les représentations anthro-
pomorphiques d'Apollon), nous ne trouverons pas de statues de
dieux - ce qui ne veut pas dire que les statues trouvées à ces
basses époques ne soient pas pleines d'enseignements.
C'est principalement dans les traditions épiques irlandaises et
galloises qui ont survécu assez facilement à la christianisation
que nous trouverons le plus clair de nos ressources.
Sans entrer dans le détail des branches goïdéliques et britto-
niques, de leurs luttes, de leurs entrecroisements et de leurs
ramifications, nous considérerons comme une cette culture tra-
versée (ou plutôt unie) par la mer, que ce soit en frIande, en Ecosse,
au Pays de Galles ou en Armorique.

16
Car si la notion d'état semble avoir fait cruellement défaut
aux Celtes au point qu'ils ne formèrent jamais un empire unifié
mais qu'ils furent conquis successivement par des peuples étran-
gers, la culture qu'ils développèrent, la tradition qu'ils assumèrent
et qu'ils transmirent fût une.

II. QUELQUES TRAITS SAILLANTS


DE LA TRADITION CELTE

LA MORT

Ce qui a frappé le plus les peuples anciens en contact avec les


Celtes, c'est leur absence de crainte de la Mort (cf. Diodore de
Sicile, V, 28, 6 Lucain « la Pharsale » I, 454-458, César B.G. VI,
14 etc.). Comment l'interpréter ?

Les Celtes fils de la Mort

César nous apprend que les Celtes, selon les Druides, se


disaient Fils de Dis (P) Atir (= Dis Pater), le Dieu de la mort
c'était l'ancêtre de la race, source de toute vie. Le rapprochement
est à faire, dans le cadre indo-européen avec le Dis Pater latin,
à la fois Jupiter et Pluton, moins nettement individualisé à l'ori-
gine.
Ce nom de Dis Atir était ressenti comme terrible et plutôt que
de le prononcer, c'est-à-dire de rendre présent cette divinité redou-
table, les Celtes préféraient l'appeler Teutatès, c'est-à-dire le
Papa (hypochoristique de père) de la Tribu pensons au héros de
nos bandes dessinées Astérix jurant par Toutatis et mesurons le
chemin parcouru...
Ce Dieu est représenté s'appuyant sur une massue ou avec un
maillet, objet ambivalent que nous connaissons bien, dispensateur
à la fois de la mort et de la vie car il peut frapper par deux côtés
différents (nous penserons aussi à une survivance du folklore

17
breton rle meli benniguet, massue de granit dont on frappe le
front des vieillards pour leur donner « la bonne mort »).
Ce Dieu Dis Ater est couvert d'une peau de loup, animal
symbolisant la mort (à rapprocher du folklore lorrain actuel où après
le repas gras de Carnaval l'os de l'épaule du porc est jeté ' pour
le loup « afin qu'il ait sa part).
La figure du folklore breton de la mort l'Ankou « est mas-
culine ce n'est pas un squelette mais un homme très maigre
c'est le premier mort, fils d'Adam, qui montre le chemin à toute
l'humanité.

La Nuit précédant le Jour

Il est normal que dans la Tradition Celtique, après ce que


nous venons d'évoquer, la Nuit précède le Jour les durées de
:

24 heures étaient comptées à partir du soir et il en existe encore


des survivances en Bretagne armoricaine actuelle.
Mais ce processus se retrouve également dans d'autres tradi-
tions, l'hébraïque par exemple voir Genèse 1, 8 « il y eut un
: :

soir, puis il y eut un matin et ce fut le second jour «. C'est là le


moment de citer notre très illustre et très regretté Frère René
Guénon qui rapprochaient les deux traditions celtique et chaldéenne
et les deux trilittères C ha L D éen & C e L T e. D'ailleurs Héber,
héros éponyme des Hébreux dans la Bible, veut dire occident en
langue hébraïque.

Notions sur l'Au-Delà celte

Les écrivains anciens ont parlé à cet égard (Diodore de Sicile)


de croyance à la métempsychose analogue à celle des Pythago-
riciens en fait les croyances sont fort différentes.
;

pour Pythagore, l'autre vie est une compensation à celle-ci


heureuse pour les justes au-delà de la Voie Lactée, réincarnée
ici pour les autres dans des êtres inférieurs (animaux, etc.)
pour les Celtes, sauf cas exceptionnel de héros se réincarnant
en un autre héros longtemps après, il n'y a pas de réincarna-
tion. L'autre vie n'est pas une compensation à celle-ci. C'est

18
à l'Ouest (Soleil Couchant), dans une île au milieu de l'Océan
appelée Tir-na-nOg (terre des jeunes) Ynis Afallach (= île des
pommiers - pomme : fruit de sagesse dont la légende
arthurienne a fait l'île d'Avallon) une répétition heureuse et
hors du temps de cette vie présente (selon d'Arbois de Jubain-
ville et Plutarque « les Celtes disent qu'à l'Ouest, au milieu
:

de l'Océan, est une île heureuse où Chronos le temps est


enchaîné, etc. »).

Communication entre les mondes


Elle est fréquente et paraît aisée chez les Celtes. Dans l'épo-
pée, les gens de l'Autre Monde sont souvent présents, soit qu'ils
sortent des sides (tumuli sous lesquels ils habitent normale-
ment et où ils entraînent les vivants temporairement ou définiti-
vement) soit qu'ils arrivent, inconnus, d'un « Autre Pays « où
ils entraînent Te héros. Notons la fréquence de la figure féminine
de l'autre monde qui vient chercher le héros en se promettant
à lui et en lui promettant une vie heureuse et éternelle.
Mais il y a pour cela des périodes privilégiées du cycle annuel
où les morts reviennent, normalement, en foule chez les vivants
Samain (jor novembre en particulier). Et ceci nous amène à évo-
quer le calendrier et le festiaire celtique.

LE CALENDRIER CELTIQUE

Il est, nous nous en doutons après ce qui vient d'être dit


sur la nuit précédent le jour, à base luni-solaire.
Les Celtes, comme d'ailleurs les Hébreux, faisaient com-
mencer la journée le soir. Ils avaient des mois lunaires avec mois
intercalaires pour avoir un cycle de 30 ans, très précis d'ailleurs,
faisant correspondre les mois lunaires et l'année solaire.
Mais c'est le festiaire celtique qui nous retiendra plus long-
temps.

Les fêtes
lI y en a quatre principales dans l'année qui, curieusement,
sont placées non pas aux solstices et aux équinoxes comme pour
nous (les deux Saint-Jean, etc.) mais au milieu des saisons.

19
Les traditionnalistes celtes, en particulier la revue Ogam »
à qui cette planche doit beaucoup, expliquent cet état de choses
par la fixation de ces fêtes à des dates très anciennes et le
résultat de la précession des équinoxes. A titre personnel, cette
explication ne me satisfait pas mais je ne suis pas capable
d'en proposer une autre plus satisfaisante.

SAMAIN i»r novembre


C'est la fête des Morts, la plus importante, nous n'en serons
pas surpris. C'est d'ailleurs aux chrétientés celtiques que l'Eglise
d'Occident doit d'avoir fixé au 2 novembre la Fête des Morts
(chez les orthodoxes cette fête est en août).
Cette fête du solstice d'hiver décalé est la naissance de Lug,
DieLi solaire que nous retrouverons. C'est la 2° bataille de Mag
Tured (= la plaine des Piliers) qui voit la victoire des Tuata dé
Dana, peuple solaire, sur les Fomoïré, peuple tellurique, obscur
mais néanmoins garant de la fertilité. C'est donc aussi une fête
de la fertilité. Les morts y reviennent trois nuits durant visiter
(et prendre avec eux quelquefois) les vivants. C'est pourquoi à
cette date, en Bretagne armoricaine, les maisons sont soigneu-
sement nettoyées, la table dressée, la porte entrouverte.

IMBOLC au 1er février


C'est, christianisée la fête de la Chandeleur avant l'ère
;

chrétienne, c'était la fête de la déesse de la lumière Brigit, Bri-


gantia, déesse des métiers et de la sagesse, probablement la
même que la Bélisama gauloise (cf. Astérix). C'était une fête de
purification après les souillures de l'hiver, comme la Chandeleur
est une fête de la purification de la Vierge (celle-ci pouvant être
comprise comme la Terre-Mère).

BELTENE au 1 mai
Ce serait, selon la revue Ogam » déjà citée, l'ancien solstice
d'été décalé. Beltène serait le feu de Bel » ou Belenos, Dieu
solaire gaulois (Bélisama, déjà citée, signifiant semblable à
:

Bel).
La veille de cette fête de Beltène, tous les feux du pays étaient
éteints et, le jour de la fête, le Roi, au centre du pays d'irlande,
dans la ville sainte de Tara, sur la colline d'Uisnech, rallumait
le feu d'où étaient ensuite pris tous les autres feux du pays. C'est

20
un nouveau départ de la lumière, fête très importante nous nous
en doutons.
Outre cet aspect solaire, la fête avait aussi un aspect polaire
comme en témoigne l'if, arbre des Morts, au sommet de la colline
centrale, axe assurant la communication des trois mondes. A
Beitène, les sides, séjours souterrains des morts, s'ouvraient éga-
lement.
Cet arbre centrai survit encore dans l'arbre de mai de nos
campagnes autour duquel la jeunesse tourne et danse le 1er mai.
Cette glorification du travail provient d'un renouveau cosmique
du feu et de la force qu'il donne.

LUGNASAD au 1 août
On fêtait alors le mariage de Lug, Dieu solaire (nasad
noces) avec Tailtiu, la terre nourricière. C'était donc une fête
de l'abondance et de la fertilité.
Au Pays de Galles, un gigantesque pique-nique réunissait
naguère encore tout un chacun qui mettait ses provisions dans
un chaudron commun celui-ci devenait ainsi quasi inépuisable
:

(nous retroLiverons bientôt ce chaudron).

EPONA

Cette évocation de la fécondité nous amène à parler d'une


autre grande figure du panthéon celtique Epona, la Grande Jument,
figure largement attestée par des monuments, tous de basse
époque bien sûr, répandus de l'Armorique à la Bulgarie, par des
textes anciens (Juvénal, Tertullien, etc.) comme par l'épopée
irlandaise et galloise.
Elle apparaît comme une jeune femme blonde, assise à droite
sur une grande jument allant à droite, suitée souvent de son
poulain. La jeune femme tient souvent une pomme d'or (symbole
de la sagesse).
On a pu y discerner à la fois une figure de fécondité (elle était
fêtée au solstice d'hiver, donc au début de la moitié croissante,
divine, de l'année), une figure de la Grande Mère, de la Grande

21
Reine (on pense à Alise-Sainte-Reine) qui a permis dans la période
chrétienne son assimilation à la Vierge Marie par le folklore
armoricain (voir le conte « Trente de Paris où l'on voit une
grande jument blanche aider le héros à traverser victorieusement
toutes les épreuves qui lui sont imposées et qui se révèle à la
fin être Notre-Dame ; ce conte confirme le rôle psychopompe
d'Epona, clairement indiqué par ailleurs dans l'épopée irlandaise.
Notons en passant que l'importance de cette déesse amenait
un interdit quant à la consommation de la viande de cheval, interdit
qui s'est poursuivi fort longtemps ce n'est que le 9 juin 1866
:

que la vente publique de la viande de cheval a été autorisée à


Paris et je crois que dans les lies Britanniques cette consomma-
tion est toujours un objet d'horreur.

LE CHAUDRON DE DAGDA

Nous ne pouvons évoquer les symboles de fécondité sans


parler du chaudron de Dagda (Dieu bon «, père de Brigit évoquée
plus haut à propos de la fête d'lmbolc, la Chandeleur actuelle)
c'est un chaudron d'abondance, nul ne le quitte sans être rassasié.
Il ne sert pas, comme chez Astérix, à préparer une potion magique
qui donne une force invincible mais il a quand même un rôle
sacrificiel et magique bien établi : les morts qui y sont jetés
reviennent à la vie, les vivants qui s'y plongent acquièrent l'immor-
talité.
Et ne croyons pas que ce symbole ait disparu de notre hori-
zon mental : en préparant cette planche, j'ai lu fortuitement
en première page du quotidien Le Midi Libre », n° du 11 février
1974 ce titre « la grippe de M. Pompidou a fait monter la tempé-
:

rature dans le chaudron de la succession «. Qu'est-ce à dire ? pour


le journaliste actuel, comme pour les anciens celtes, le chaudron
est générateur d'une vie nouvelle et, après le décès de M. Pompi-
dou, c'est de là que sortira le nouveau « roi ».
Ajoutons que le chaudron est un centre ; il est suspendu par
9 chaînes et, autour de lui, 9 bardes se tiennent (9 + 1 10
symbole de totalité ; nous retrouvons la Tétractys pythagoricienne),
chacun avec une lance.
On ne saurait, nous l'avons compris, séparer le chaudron

22
(principe aqueux, yin en chinois, dourel en breton) de la lance
(principe igné, yang en chinois, tanel en breton).
Nous retrouverons cette complémentarité dans une des prin-
cipales survivances celtiques, j'ai nommé la légende du Graal, où
la Sainte Coupe n'est pas sans la lance qui saigne.
Mais voyons plus avant cette symbolique du centre.

LE CENTRE

Comme dans toutes les traditions authentiques, le centre est


une figure du centre primordial polaire.
En Gaule continentale une meilleure interprétation du célèbre
passage de César (B.G. VI, 13) chaque année les druides tien-
nent leurs assises en un lieu consacré qui passe pour occuper
le centre de la Gaule aux confins du pays des Carnutes « et des
fouilles récentes permettent de penser que ce medionemeton
(nemed sacré) était non pas à Chartres où la grotte dite druidique
ne daterait que du XVl siècle grâce à un chanoine soucieux de
préséances, mais à Saint-Benoit-sur-Loire, sur une butte insubmer-
sible par les crues de la Loire, butte avec fontaine et de nombreux
restes de sacrifices (voir tous arguments dans le nc 11 de la
revue Ogam, déjà citée).
En Irlande divisée en quatre provinces périphériques et une
centrale. C'est au milieu de cette dernière que se dressait la
ville sainte de Tara déjà évoquée ( 2213) pour le feu nouveau
de Beltène.
Au Pays de Galles nous citerons la chanson folklorique au
thème bien connu r sur la terre (geste horizontal), il y a une colline
(demi-cercle supérieur) sur la colline, il y a un arbre (geste
;

vertical) sur l'arbre, il y a une branche (geste horizontal


;

supérieur) sur la branche il y a un nid (demi-cercle vers le bas)


dans le nid il y a un oeuf (geste circulaire des deux mains) ; de
l'oeuf sort un petit oiseau (geste de battement d'ailes).
Tout ceci est assez parlant pour qu'il ne soit pas besoin
d'insister.
Plus généralement dans la tradition celtique, outre l'irlande
111e des Saints «, beaucoup d'îles ont joué ce rôle de centre
tant à l'époque païenne (Anglesey, détruite par les flomains, cf.

23
Tacite, Annales XIV, 29, 30) qu'à l'époque chrétienne où les monas-
tères s'installaient souvent dans des îles (Iona par exemple).
Notons d'ailleurs qu'en France, la seule sainte nationale qui
porte un nom gaulois : Sainte Geneviève, est par hasard » sortie
d'une ville sacrée : Nemetodurum, aujourd'hui Nanterre.
L'oursin fossile dans le même ordre d'idée sur le centre, nous
citerons Pline le Naturaliste (XXIX, 53) et ce qu'il appelle l'oeuf
de serpent « le qualifiant de « talisman des druides cc.
Il s'agit en fait d'un oursin fossile (genre micraster), à symé-
trie bilatérale, c'est-à-dire en forme de coeur, sur lequel les zones
ambulacraires dessinent une étoile à cinq branches ou, si l'on
veut, en termes héraldiques, une quintefeuille. Ce peritagramme au
centre du coeur, voici l'homme réintégré au centre de l'Etre.
Ce terme d'oeuf de serpent exprimant toutes les virtualités
cosmiques est donc parfaitement choisi pour cette figure symbo-
lique que les Gaulois tenaient en très haute estime.

LES DRUIDES

Mais il n'est pas possible d'évoquer même cursivement la


tradition celtique sans parler des druides.
Par-delà l'image populaire de Panoramix préparant la potion
magique dans son chaudron, par-delà l'image non moins populaire
transmise par Pline le Naturaliste à tous nos manuels d'écoliers
vêtu d'une robe blanche, le druide monte à l'arbre, coupe avec
une faucille d'or le gui qui est recueilli dans un linge blanc « nous
tenterons d'en cerner l'image.
Les fonctions de l'étymologie, comme d'habitude, nous éclai-
rera. Contrairement à Pline, déjà cité (H.N. XVI, 249) qui tire leur
nom du mot grec p" signifiant chêne, il faut, semble-t-il, le ratta-
cher à la racine celtique : cc dru - wid - es cc les très savants. César
(B.G. VI, 13) précise que cc les druides veillent aux choses divines,
s'occupent des sacrifices publics et privés, règlent les pratiques
religieuses cc.

Il convient de les distinguer des filid (poètes) et des bardes


(récitants).
Il convient surtout de distinguer l'autorité druidique, sacerdo-

24
tale, de l'autorité royale. Une maxime de la société traditionnelle
irlandaise nous y aidera « nul ne peut parler avant le roi ; mais
:

le roi lui-même ne peut prendre la parole sans la permission de


son druide ».
Nous retrouvons là la division classique dans toutes les
sociétés traditionnelles sans qu'il soit besoin d'insister.
Ultérieurement, la figure du druide s'est christianisée en
celle du chapelain du roi, son conseiller favori (on pensera dans
nos chansons de geste à l'archevêque Turpin auprès de l'empe-
reur Charlemagne). A travers la Franc-Maçonnerie britannique où
l'Orateur est qualifié de chapelain, ne faut-il pas voir dans l'obli-
gation qu'a celui-ci de parler, non e premier mais le dernier, une
survivance de ce rôle de conseil dans les choses essentielles ?
Bien qu'il s'agisse d'une époque plus basse, nous évoquerons
aussi Saint-Louis, figurant à la fois le roi et aussi un peu le
prêtre par son sacre et sa sainteté, donc figurant de façon affaiblie
mais réelle l'image du Roi du Monde chère à R. Guénon c'est
naturellement sous un chêne, arbre cher aux druides, figuration
mythique du centre du monde, que le Saint Roi rendait la justice.
Le rôle unificateur des druides a fait l'objet de longues dis-
sertations. De même qu'en Gaule César évoque un « chef des
druides « (B.G. VI 13) « à tous ces druides commande un chef
unique qui exerce sur eux l'autorité suprême «, de même on a
pensé qu'à travers les diverses nations celtiques, séparées voire
opposées, il existait une classe sacerdotale unique du Danube à
l'irlande, ayant les mêmes règles de pensée et de vie, dispensant
le même enseignement. On a tiré pour cela argument de la numis-
matique celte d'un bout à l'autre du monde celte, les mêmes
:

types de monnaie avec des motifs décoratifs et symboliques ana-


logues ou même identiques apparaissent aux mêmes périodes. Ce
n'est pas impossible mais rappelons-nous le caractère uniquement
oral de l'enseignement druidique et l'absence de toute archive qui
en découle et restons prudents.
Notons que les druides formaient non pas une caste fermée
mais une classe non héréditaire ouverte à quiconque s'en montrait
digne par de longues études et des dispositions appropriées.
Quoi qu'il en soit, le rôle du Druide apparaît bien comme
celui du sage, complémentaire de celui du roi qui représente
la force. La beauté, ou la fécondité, sera l'apanage de la troisième
classe, celle des artisans.

25
LE SYMBOLISME DE LA PIERRE

A lui seul, ce sujet mériterait une planche entière. Dans le


cadre si vaste qui nous a été tracé, nous ne pouvons que l'effleu-
rer allusivement sans le traiter à fonds.
Comme chez d'autres peuples, la pierre est considérée par
les Celtes comme un lieu unissant le Ciel d'où elle peut être
tombée (pensons aux pierres de foudre) et la Terre, sur laquelle
elle s'appuie, elle prend force. Elle est donc, comme l'homme,
un intermédiaire entre les deux.
Mais elle est bien plus elle est aussi le fondement de la
:

Terre c'est alors la pierre primordiale sur laquelle le monde


repose. L'on pensera à la transposition chrétienne : le Christ, pierre
rejetée par ceux qui bâtissaient, est devenue la pierre de l'angle
sur laquelle tout repose. L'on pensera aussi à la transposition
talmudique la Shethia, pierre fondamentale remplaçant l'Arche
d 'Alliance.
Sans entrer dans la différenciation entre civilisations de la
pierre taillée et civilisations de la pierre brute, il faut noter que
les anciens Celtes construisaient en bois et ne taillaient guère la
pierre. Pour eux, semble-t-il, la pierre brute symbolisait Celui qui
n'a pas de forme. Celui qui n'a pas été créé de main d'homme.
Ils le représentaient sous deux aspects, bien entendu complé-
mentaires la pierre dressée ou menhir (aspect tanel « yang,
igné, masculin) et la pierre couchée ou dolmen « (= table de
pierre) (aspect « dourel «, yin, aqueux, féminin). Nous avons déjà
vu cette complémentarité à propos du chaudron qui ne va pas
sans la lance.
En complément de cette vision statique binaire menhir-dolmen,
il faut évoquer la représentation dynamique de la pierre qui des-
cend du Ciel (pierre de foudre ou béthyle) avant d'y remonter
grâce aux efforts personnels de l'homme, sur lui-même d'abord,
qui permet de transformer la pierre brute en pierre taillée harmo-
nieusement. Tous ces symboles nous sont très familiers et nous
retrouvons ce symbolisme de la pierre dans bien d'autres tradi-
tions anciennes et médiévales, l'alchimie en particulier qui fera,
nous l'espérons bien, le sujet de planches dans les années qui
viennent.
Un autre aspect de la pierre courbe (cromlech en celte) dans
les survivances celtiques au Moyen Age, dans ce qu'on a appelé

26
la Matière de Bretagne, c'est cette pierre creusée, ce vase de
pierre précieuse, cette escarboucle tombée du front de Lucifer
lors de son exil du Ciel, miraculeusement transmise de généra-
tions en générations, objet de la quête la plus sublime des plus
purs parmi les plus purs, j'ai nommé le Saint Graal, vase qui
servit à la célébration de la Cène du Jeudi Saint et qui recueillit
le précieux sang des plaies du Crucifié le Vendredi Saint.

III. LES SURVIVANCES


DE LA TRADITION CELTIQUE

Cette évocation des plus sommaires du Graal nous amène à


nous interroger sur les survivances de la Tradition Celtique chez
nous Francs-Maçons de la fin du XXe siècle.
Ces survivances sont nombreuses et posent le problème des
moyens par lesquels elles sont arrivées jusqu'à nous, Francs-
Maçons du rite écossais, 'Ecosse étant, nous le savons, une terre
celte.
Exotériquement, c'est la littérature irlandaise épique du Moyen
Age qui a été le principal vecteur.
Mais ésotériquement quelle a été la voie ? Je serai reconnais-
sant aux Frères qui pourront m'éclairer sur ce point.
Tentons de dégager quelques-unes de ces survivances d'abord
dans l'initiation, ensuite dans le rituel.
Les sides celtiques, souterrains séjours des morts qui vont
revenir à la vie sont comparables au cabinet de réflexion où le
nouvel initié, tel le germe enfoui, doit d'abord mourir pour renaître
ensuite à une vie nouvelle.
Le rôle des métaux était très important dans la vie courante
des Celtes, réputés pour leur métallurgie et leur orfèvrerie. Mais
dans les lies de l'Occident, le Pays de la Jeunesse, la Grande
Plaine, en un mot le séjour de ceux qui ont traversé la mort et
qui vivent d'une vie nouvelle, le fer est là-bas inconnu ceux qui
y vivent ont dépouillé leurs métaux avant d'y parvenir.

27
Les mutilations rituelles des Fomoïrés, êtres chtoniens, pre-
miers occupants de l'irlande, garants de sa fécondité, détenteurs
de pouvoirs magiques du fait même de leur contact avec le sol,
portent sur le pied droit et sur le bras gauche, membres que nous
nous contentons de dénuder lors de l'initiation au ier degré.
Ces mutilations assuraient à ces Fomoïrés un meilleur contact
avec la terre et par suite des pouvoirs magiques.
Ajoutons que ces Fomoïrés passaient aussi pour être borgnes.
Y a-t-il, dans quelque rite de la Franc-Maçonnerie le fait de ne
bander qu'un seuil oeil ? Je ne sais si nous avons conservé cet
aspect de la tradition.
Les voyages immrama » à but initiatique sont fréquemment
racontés au sujet des héros de la mythologie celtique.
Avant qu'ils ne passent au Moyen Age dans la Matière de
Bretagne, spécialement dans la Quête du Graal, où le chevalier
ne devient parfait et n'atteint son but qu'après de nombreux
voyages générateurs d'épreuves à surmonter, il faut au moins
mentionner ce caractère particulier des premières chrétientés
celtiques si originales où les pélerins » voulant vivre pleine-
ment leur foi s'exilaient, non vers un but de pélerinage précis
mais « pour l'amour de Dieu » pour s'abandonner à sa volonté et
mieux renoncer à eux-mêmes, pour là encore renaître à une vie
nouvelle à travers les séries d'épreuves que leurs réservaient ces
voyages voyages le plus souvent maritimes dont le type est le
voyage de saint Brendan de Clonfert.
Les lettres dans le bûcher des morts.
Lors des funérailles, les Gaulois confiaient aux flammes des
lettres à destination des morts.
De même, le néophyte, symboliquement mort à la vie profane,
voit disparaître dans les flammes avec son testament une vie
nouvelle il est donc normal, puisque le vieil homme est mort,
qu'une lettre contenant ses pensées soit brûlée pour aller le
rejoindre.
La remise du tablier jusqu'à ces dernières décades, le tablier
que nous portons était, paraît-il, non pas en peau d'agneau (qui
évoque le Feu du Bélier, signe de commencement, de renouveau)
mais en peau de porc, animal d'ailleurs impur pour la tradition
judéo-chrétienne,

28
Dans un texte épique irlandais, les fils d'un héros partent
à la conquête d'une peau de porc qui guérit toutes les blessures
lorsqu'on s'en enveloppe le corps.
Rappelons que pour les Celtes, le sanglier, porc sauvage, est
une figure de l'initié, du druide détenteur de la sagesse. Merlin
le druide dit à ses jeunes disciples « venez auprès de moi petits
marcassins ».
Le secret différé dans la légende du Graal, l'oncle maternel
de Perceval, l'ermite Trévizent, instruisant, initiant son neveu, le
mettant sur le chemin, lui révèle certaines choses que Perceval
ne comprendra que plus tard.
L'initiation que nous avons reçue n'est-elle pas analogue et
n'est-ce pas plus tard, bien plus tard que nous aurons saisi tout
le sens ?
Après ces survivances dans l'initiation, nous chercherons à
en retrouver dans le rituel de nos tenues.
L'orientation dans la tradition celtique, l'Est est devant, le
Nord à gauche, etc. Dans la langue bretonne actuelle, c'est encore
le même mot qui paraît-il désigne le Sud et la droite.
La latéralisation dans toute la tradition celtique, la droite
a un sens favorable, la gauche un sens défavorable. Présenter la
gauche à quelqu'un est signe de malheur, d'hostilité, de bravade
ou d'incorrection.
C'est donc, paradoxalement, le rite français qui semble avoir
hérité de cette tradition - alors que nous qui travaillons au rite
écossais présentons, dès notre entrée dans le Temple le flanc
gauche à nos Frères. Il est vrai que nous présentons alors notre
côté droit, lors de nos circumambulations dans le Temple au centre
de celui-ci qui contient le tableau de loge et le Trait.
Le maillet est l'attribut du Dieu Sucellus, que nous avons déjà
étudié ( 211), Dieu de la mort et de la vie ; nous avons déjà
souligné le caractère ambivalent de ce maillet.
Les trois cris de lumière d'après le bardas, texte traditionnel
celtique, la Divinité s'est manifestée en créant le monde par trois
cris fou trois rais) de lumière que l'on vocalise, non pas par la
répétition du même terme trois fois, mais par trois lettres : O, I, W,

29
dont la somme exprime l'Etre des êtres. II y aurait, bien sûr des rap-
prochements à faire avec d'autres traditions qui vocalisent le Nom.
De même, la batterie de deuil triple acclamation avec batte-
ments de mains, se trouve déjà chez les héros de l'épopée irlan-
daise.
L'accolade fraternelle est déjà triple chez les héros celtes.
L'épée et la baguette. Nous retrouvons encore ici une paire
de complémentaires. Dans les opérations de magie celtique, la
baguette, normalement en bois de frêne, joue le rôle de conden-
sateur des énergies errantes (pensons à la baguette magique
de nos fées).
L'épée aura pour rôle de disperser ces énergies qui pourraient
nuire à l'expression spirituelle du groupe en ce lieu et à ce moment-
là (dans le folklore irlandais, le port d'une épée protège contre
les fantômes).
De même, au début d'une tenue, une baguette et une épée
croisée purifient-elles le Temple et favorisent-elles l'expression de
l'égrégore.
Nous comprenons mieux maintenant le sens apotropéique de
la voûte d'acier dressée au-dessus d'un visiteur éminent ou, dans
le monde profane, au-dessus des jeunes mariés à la sortie de
l'église où ils viennent de s'unir.
L'Universel Artisan Lug, Dieu solaire qui vit encore parmi nous
grâce aux villes françaises qui portent toujours son nom (Lugdu-
num = la ville de Lug, qui a donné Lyon et Loudun), se présentant
à Tara, centre sacré, milieu » de l'irlande, au palais du roi Nuada,
est tuilé » à l'entrée par le portier, nous dirions par le « cou-
vreur »', par le gardien du seuil.
Il s'y déclare charpentier, forgeron, champion, harpiste,
guerrier, magicien, médecin, chaudronnier ». En quelque sorte,
il est poly-technicien il-danach « (= qui possède des techniques
nombreuses). C'est 'Universel Artisan et l'on ne peut pas ne
pas penser aux Pythagoriciens (Pythagore aurait été, dit-on, initié
aussi chez les Celtes) et au Théos Technitès «, le Dieu arrangeant
avec art, qui fut plus tard appelé par la tradition pythagoricienne
le G.A.D.L.U.
Notons en passant la qualification première de charpentier
prise par Lug à rapprocher de l'Evangile selon saint Marc Vi,

30
3 où Jésus est ainsi qualifié « n'est-ce pas le charpentier ? (et
non pas e fils du charpentier Joseph).
Les repas rituels aux grandes fêtes (Samain, etc.), c'est dans
une salle rectangulaire ou L = 4 I, orientée, appelée salle du
Milieu » (chambre ?) qu'a lieu le banquet rituel de « Fes Temrach
donné par le roi.
La place de chacun y est assignée suivant son rang ; au centre
sont le feu et l'eau, symboles du binaire fondamental.
Les mets servis ont une valeur rituelle oeuf d'oie (com-
:

mencement), sanglier et saumon (sagesse), le tout assaisonné de


miel (nourriture d'immortalité d'origine aérienne et solaire) et
accompagnés de bière et d'hydromel (simple et double fermen-
tation, symbole, pour le 2e, d'une double mort initiatique).
Le feu nouveau, rallumé à cette occasion, le premier de tout
le pays, souligne, comme tout dans le repas, le renouvellement
du monde nous songeons tout naturellement à cette devise bien
connue « ordo ab chao r'.

La chaîne d'union
Cuchulainn, le principal héros épique irlandais, à résonance
solaire, Fer Diad et d'autres disciples du druide Scathach, après
le rite de mélange des sangs qui ne semble pas avoir subsisté
chez nous se prennent par les mains circulairement et jurent
de se considérer comme frères et de donner leur vie les uns pour
les autres.

Les nombres
Le temps nous manque pour étudier les valeurs des nombres
impairs supérieurs à trois, très significatifs dans la tradition cel-
tique.
Mais nous ne voulons pas quitter le symbolisme de la Loge
sans mentionner que dans la mythologie irlandaise nous trouvons
parmi les peuples de la Déesse Dana (Thuatha Dé Dannén).
- Dagda, le druide, représentant la sagesse (pensons à son
chaudron),
Nuada, le roi r' la main d'argent 'r, qui représente la
Force,

31
Ogma, le champion, inventeur de l'écriture ogamique, Dieu
de l'éloquence, qui représente la Beauté.

CONCLUSIONS

Tout en ayant été fort long, j'ai le sentiment des lacunes de


cette planche. Il y aurait encore énormément à dire sur ce monde
traditionnel celtique qui revit en nous tant en Loge que dans le
monde profane.
Heureusement, d'autres viendront après moi qui parleront
de la mythologie occidentale, du fils du Dieu solaire Bélénos (Belin
dans la toponymie française), ce Gurgunt, popularisé sous le nom
de Gargantua qui, d'Est en Ouest, suivant la course du soleil, a
laissé des traces depuis le mont Sainte Odile en Alsace jusqu'au
mont Saint Michel, voisin de l'ilôt de Tombelaine (tombe Belène,
tombeau de Bélénos où le soleil meurt dans la mer).
Si j'ai été trop long, au moins vous saurez, que la Lumière ne
vient pas seulement de l'Est ou du Sud-Est mais aussi du Nord.
Vous ne serez plus de ceux, comme l'a dit R. Guénon, qui
n'osent pas traverser la Méditerranée.

32
"LE FRANCMAÇON MIRACULÉ"
NOTE SUR LES CAVES DU VATICAN
DANDRÉ GIDE

Il y a dans es CAVES DU VATICAN d'André Gide, deux his-


toires où sont mêlés des Francs-Maçons. Gide met d'abord en
scène, sur le ton d'ironie et de moquerie qui est celui de tout
l'ouvrage, un nommé Anthime Armand Dubois, dont il nous fait la
présentation dès les premiers mots de son livre « L'an 1890,
:

sous le pontificat de Léon XIII, la renommée du docteur X., spécia-


liste pour maladies d'origines rhumatismales, appela à Rome
Anthime Armand Dubois, franc-maçon.
Oui était ce Franc-Maçon ? C'était un physiologiste-amateur,
qui faisait de savantes recherches en disséquant des petits oiseaux
et des rats. Sa femme et ses proches parents, catholiques fervents,
n'appréciaient ni ses menus travaux d'autopsie, ni ses attaches
maçonniques et moins encore l'anticléricalisme qu'il affichait en
toutes occasions.
Un soir, à la vue de deux cierges que sa femme faisait brûler
pour son salut dans la niche d'une Madone, au coin d'une rue à
Rome, le franc-maçon sent ranimer sa fureur « « il lance sa
canne d'infirme, dit Gide, non pas contre la Vierge, mais contre
les cierges. Une main de plâtre tombe, laissant la Vierge mutilée,
mais toujours rayonnante dans sa niche.
Il nous faut faire aujourd'hui un sérieux effort d'imagination
pour concevoir qu'un pareil forcené ait été franc-maçon. Disons
cependant que, la rage au coeur, mais aussi le rouge de la honte
au front, le sieur Anthime rentre chez lui, après avoir ramassé

27
la petite main de la Vierge, Il se couche, s'endort près de sa femme
Véronique. Et voilà qu'on frappe à la porte, qui s'ouvre lentement
c'est la Vierge qui s'avance et interpelle l'irrascible mécréant
Crois-tu donc, toi qui m'a blessée, que j'ai besoin rie ta main
pour guérir ? »
Anthime sent une douleur au côté c'est la petite main qui
:

le pénètre et le tenaille Il se lève et - oh miracle - il peut


I

enfiler son pantalon sans avoir besoin de s'appuyer sur sa béquille.


L'athée, le franc-maçon infirme est guéri ! Son épouse, réveillée
parce qu'il n'est plus près d'elle, se lève à son tour, le cherche et
le retrouve dans un galetas. Lui qui, depuis dix ans, ne pouvait
plus plier le jarret, était agenouillé. Véronique le voit se lever
sans effort, marcher vers elle, la serrer contre son coeur pour
lui dire : Désormais mon amie, c'est avec moi que tu prieras.
Pareil miracle ne pouvait rester ignoré. La famille d'Anthime
fit, dans le parti conservateur et les milieux d'Eglise, la publicité
qui convenait à un événement aussi exceptionnel. Le Saint Père
lui-même en fut informé. On avait appris, dans l'intervalle, qu'An-
thime n'était pas un simple franc-maçon, mais qu'il était porteur
d'un haut grade maçonnique pour lui, une manière d'abjuration
:

solennelle et publique s'imposait. Anthime ne s'y refusait pas. Mais


il en redoutait les conséquences. Les gros intérêts qu'il avait
en Egypte étaient entre les mains des francs-maçons. « Que pou-
vait-il, interroge André Gide, sans l'assistance de la Loge ? Et
comment espérer qu'elle continuerait à soutenir celui qui préci-
sément la reniait ? Comme il avait attendu d'elle sa fortune, il
se voyait à présent tout ruiné. »
On le rassura. Le Cardinal Rampallo, Secrétaire d'Etat de
Léon XIII, avait mis le Saint Père au courant de la situation. L'Eglise
n'oublierait jamais ce qu'Anthime avait fait pour elle I... Elle n'enten-
dait pas qu'il fut frustré : elle subviendrait à ses besoins maté-
riels.
Ce que Gide appelle une abjuration eut lieu, « entourée, dit-il,
d'une pompe excessive ». Le pauvre Anthime, habité par les plus
sublimes pensées, avait oublié le monde extérieur, Il ignorait
le bruit qu'on faisait autour de sa stupéfiante guérison. S'il avait
lu la presse, il aurait pu voir qu'on parlait, suivant la couleur

28
politique des journaux, ou bien d'une « nouvelle victoire de l'Eglise »,
ou bien d'un imbécile de plus «.
André Gide a tiré de son roman une pièce de théâtre. Pour
reprendre ses propres expressions, il a tiré de sa « sotie » une
« farce «. Les personnages y sont davantage encore poussés à la
caricature.
Dans la présentation qui en fut faite au Théâtre Français en
1950, on montrait le franc-maçon physiologiste entouré d'une demi-
douzaine de cages à rats. Son infirmité physique apparaissait de
suite au spectateur, car la scène mettait en évidence deux cannes
orthopédiques.
André Gide n'avait pas cru pouvoir reprendre au Théâtre l'appa-
rition de la Vierge surprenant le franc-maçon dans son sommeil.
C'est après une discussion avec sa femme - qui nourrissait les
petits rats à son insu, alors qu'il aurait voulu les faire maigrir
qu'Anthime se sentait seul brusquement. li se prenait la tête dans
les niains. Subite obscurité sur la scène et coup de tonnerre,
suivi de la Marche Turque de Mozart, jouée par deux hautbois et
un xylophone. C'est au fond de la scène qu'apparaissait la statue de
la Vierge, encadrée de deux cierges que Véronique allumait pour
le salut de son mari et c'est une voix sortant de la coulisse qui
faisait à Anthime l'annonce de sa guérison : « Grâce aux cierges
de Véronique, tu seras guéri malgré tout
On voyait alors Anthime se redresser, d'abord avec hésitation,
puis avec assurance, faire jouer ses muscles, ramasser sa béquille
et se mettre à gambader. C'est alors qu'il prononçait la phrase
bien faite pour accompagner la tombée du rideau « Désormais :

mon aniie, c'est avec moi que tu prieras » (1).

(1) La pièce était en trois actes et 19 tableaux le jour de la première,


le 13 décembre 1950. Elle fut ramenée à 17 tableaux pour la présentation à la
presse. Les grands noms de la Comédie-Française étaient à l'affiche
Henri Rouan, Jean Yonnel, Jean Meyer, Berthe Bovy, Renée Faure, Béatrice
Bretty, Jeanne Moreau...
(Manuscrit de la Bibliothèque du Théâtre Français).

29
Voilà fidèlement résumée, je crois, la première des histoires de
Gide où sont mêlés des francs-maçons. L'autre histoire, qui donne
son titre à l'ouvrage, est celle de l'enlèvement du pape Léon XIII
et de sa détention dans les cachots du Vatican grâce à la com-
plicité de Cardinaux membres des Loges.
Les sources de cette seconde histoire sont bien connues. Ii
s'agit d'une mystification qui, en 1893, fut suivie d'une véritable
escroquerie, des aventuriers ayant imaginé, pendant la pseudo-
détention du Pape de faire croire à une libération possible ce
qui leur permit de soutirer d'importantes sommes d'argent à des
dévots trop crédules.
Lors de la parution de son ouvrage en 1914, Gide fut accusé
par la critique d'avoir démarqué, pour raconter cette mystification,
un livre d'un autre écrivain, Jean de Pauly, plus connu pour ses
travaux d'érudition hébraïqLle et qui avait dénoncé les escrocs
sous ce titre vengeur LE FAUX PAPE OU LES EFFRONTES FIN
:

DE SIECLE STIGMATISES ET LIVRES A L'INDIGNATION ET AU


MEPRIS DES HONNETES GENS.
Gide repoussa l'accusation de plagiat et persévéra dans cette
dénégation, lorsqu'en 1931 Frédéric Lefèvre, dans le journal LA
REPUBLIQUE, relança l'affaire. Non, répondit encore André Gide,
j'ignorais le livre de Jean de Pauly dont vous parlez. « Toutefois
Gide admit qu'il avait eu en mains le tirage à part d'un journal
provincial qui avait contribué à la mystification, sinon à l'escro
querie (2).
Il s'agissait en vérité d'une petite revue mensuelle, imprimée
à et publiée à Loigny (3), dans l'Eure-et-Loir, par
Saint-Malo
l'OEuvre du Sacré-Coeur de Jésus, qui eut des démêlés avec le
Vatican et dont trois au moins des animateurs furent inculpés à
Rome. L'affaire était suffisamment pittoresque pour rendre inutile
l'invention des cardinaux Francs-Maçons.

LA REFUBLIQUE, 15 et 22 avril 1931.


LES ANNALES DE LOIGNY, Glénard à Loigny, par Or gères (Euro-et-Loir),
Secrétaire de l'OEuvre du Sacré-Coeur de Jésus-Pénitent de Loigny. Imprimerie
Y. Billois, Saint-Malo. Cotte revu e a publié un compte rendu de la délivrance
de sa Sainteté Léon XIII, emprisonné dans les cachots du Vatican, de Pâques
1892 à Pâques 1893.

30
En revanche, il est intéressant de reprendre les explications
de Gide sur son franc-maçon miraculeusement guéri. Voici ce qu'il
écrivait à Frédéric Lefèvre
J'ai mêlé cette histoire d'enlèvement à une autre histoire
dont il ne serait sans doute pas malaisé de retrouver le fondement
réel et qui m'a été racontée par e regretté Haguenin (4), Profes-
seur de littérature française à Berlin, celle de la conversion d'un
franc-maçon, cousin d'Ernile Zola, qui fit quelque bruit dans le
temps. Je n'ai, pour ce qui est de lui, à peu près rien inventé.
Lorsque cette lettre fut publiée, en 1931, il y eut très peu
de maçons pour accorder foi aux affirmations d'André Gide. Je me
souviens d'Albert Lantoine me disant que le nom de Zola n'était
mêlé à cette histoire que pour la corser de façon équivoque. Or, le
personnage que met en scène André Gide n'est pas entièrement
imaginaire, car il est vrai qu'un franc-maçon de haut grade, se
croyant miraculeusement soulagé de ses douleurs, avait renié la
maçonnerie. Il est vrai encore que ce miraculé avait des intérêts
en Egypte.

En revanche, il n'était pas physiologiste, mais ingénieur. Il


s'appelait Salutore Aventore Zola. Il était le petit cousin d'Emile.
Et voici, détaillée, la carrière du militaire et du franc-maçon qu'il
fut réellement. Salutore-Aventore Zola avait servi sous les ordres
de Giuseppe Garibaldi, en qualité de Lieutenant d'artillerie. Après
Asprernonte, où les Garibaldiens, furent arrêtés par les Piémontais
dans leur expédition contre Rome, Zola fut obligé de se réfugier
en France d'abord, puis à Malte, en Egypte enfin, où il arriva en
1862. Là commença pour lui une existence nouvelle. Bien qu'il fût
artilleur, il fut nommé capitaine instructeur de cavalerie par le
vice-roi Saïd. Avec l'appui du Khédive lsmaïl Pacha, dont il était
devenu l'ami, il réorganisa la maçonnerie égyptienne, dont il devint
le Grand Maître en 1872. Deux ans plus tard, il fut nommé Grand

(4) Haguenin fut effectivement le correspondant de Gide à Berlin et ce!a


pendant de longues années, Il fut le présentateur de l'oeuvre gidienne au public
berlinois, notamment pour la représentation du ROI CANDAULE. Gide lui
envoyait la matière d'articles qu'Haguenin publiait dans la NATIONAL ZEITUNG
et la ZEIT.

31
Hiérophante du Rite de Memphis et en 1876, Souverain Grand
Commandeur du Rite Ecossais Ancien et Accepté, dignité qu'il
conserva jusqu'en 1885.
Il écrivit vers cette époque une plaquette sur l'histoire de
la Franc-Maçonnerie Egyptienne, où il revendiquait, pour le rite
de Memphis, l'initiation de Napoléon et de Kléber (5).
Enfin ii sera Lieutenant Grand Commandeur du même Rite
Ecossais jusqu'en 1895, l'année où, très affaibli par la maladie,
il déclara avoir été miraculeusement guéri par une intervention de
la Vierge.
Il démissionna de la Maçonnerie et se présenta à Rome, en
avril 1896, devant Monseigneur Sallua, Commissaire du Saint-
Office, pour rentrer dans le sein de l'Eglise romaine.
lIne semble pas que cette abjuration » ait été accueillie
avec enthousiasme par tous les milieux catholiques. C'est Salutore
Zola lui-même qui s'en plaint dans une lettre adressée à un prêtre
et publiée dans la France militante (6), revue hebdomadaire du
Mouvement Antimaçonnique. Le nom du prêtre n'est pas donné
dans la revue, ni l'endroit d'où la lettre est partie.

La voici cependant

Monsieur l'Abbé G. X..., 8 janvier 1897.


Je suis heureux de votre lettre du 27 décembre. L'attention
que vous avez eue de m'adresser vos souhaits de bonne année
m'a causé le plus grand plaisir.
Depuis la fin du mois de juillet passé, j'ai quitté Rome et
je me trouve à... La lettre dont vous parlez n'est pas parvenue.

S1 Sunto storico sut Grande Oriente Nazionale d'Âgtto, 6 avril 1883, par
S.A. Zola, cité par Franz Svoboda, du Caire, Quator Coronati (p. 138).
(6) N° 3, 16 janvier 1897.

32
Vous me demandez si j'ai pu éclairer quelques égarés.
Je vous répondrai que je suis absolument sûr que beaucoup de
francs-maçons auraient suivi mon exemple, si les catholiques se
montraient animés de sentiments plus tolérants et plus empreints
de solidarité. Vous n'ignorez pas que, loin de m'accueillir comme
je me croyais en droit d'être accueilli, loin d'être défendu comme
j'espérais l'être, on m'a laissé en proie aux insultes des Maçons
La Germania de Berlin, à la date du 29 décembre dernier, m'a
traîné dans la boue, et personne ne m'a défendu... l'Osservatore,
Cattolico de Milan a fait de même et c'est chez les catholiques
que je rencontre le plus d'adversaires.
Le Comité institué à Rome pour l'affaire Diana Vaughan (7)
ne m'a pas interrogé, je n'ai pas eu à fournir de renseignements.
Recevez, Monsieur l'Abbé, mes respectueuses civilités et
l'assurance que je reste votre dévoué.
Signé : S.A. ZOLA.
On va voir qu'en ce qui concerne l'indifférence de l'église
à l'égard du pauvre miraculé le récit d'André Gide est assez près
de la réalité. Dans ce récit, Anthime Armand Dubois souffre aussi
de son abandon et s'il semble faire preuve de résignation, il
est bien près de la révolte. Son beau-frère, pourtant catholique
fervent, s'indigne, tout eu donnant une explication de l'attitude de
la hiérarchie ecclésiastique. Et c'est ici que se rejoignent les
deux histoires auxquelles Gide a cru pouvoir mêler des francs-
maçons. Si Anthirne ne reçoit pas l'aide qu'il était en droit d'atten-
dre et qui lui avait été promise, c'est que le siège du Souverain
Pontife est occupé par un faux pape, le vrai réduit à l'impuis-
sance dans sa geôle, attendant d'être libéré.
Cette explication n'apparaît pas comme très convaincante au
pauvre Anthime. Sa foi qui avait été si ardente aussitôt après le
miracle, commence à vaciller. Il en vient à se demander si Dieu
lui-même, comme le Pape, n'aurait pas un sosie. Il décide finale-
ment d'écrire au Grand Maître de l'Ordre pour redevenir Franc-
Maçon.

(7) C'était le temps des mystifications. Diana Vaughan était un personnage


qu'avait inventé Léo Taxi!.

33
Je ne sais pas si, dans la réalité, Zola, l'ancien Grand Maître
Egyptien, revint effectivement à la franc-maçonnerie. La chose n'est
pas impossible. Mais en ce qui concerne e miracu'é présenté
par André Gide, il reçut, au théâtre comme dans le roman, la
juste punition que méritait son retour à la secte parmi les
repoussés. On le voyait, en effet, quitter la scène du Théâtre
Français en boitant il était bien obligé d'avouer à son beau-
:

frère qu'il avait été repris par ses rhumatismes.

34
DES HERETIQUES CORSES DE SAINT JEAN
ou DES "CA THA RES" CORSES :

LES GIOVANNALLI
La Corse a eu, elle aussi, ses martyrs de l'Inquisition. Sur son
sol au XlVe siècle, une croisade, bien proche en vérité de la cr01-
sade anti-albigeoise a fait couler des ruisseaux de sang. L'hérésie a
été extirpée par le fer et le feu, si bien en vérité que six siècles
plus tard il est quasiment impossible d'en retrouver la trace ou
simplement la relation détaillée.
Or cette hérésie, voilà bien précisément ce qui nous inté-
resse se réclamait de saint Jean, le saint patron de la Franc-
Maçonnerie traditionnelle.
Tout a commencé à Carbini, une petite bourgade de la Corse
méridionale, encaissée dans un cirque sauvage non sans grandeur
mais dont aujourd'hui, dans sa très banale apparence, par un seul
habitant n'a conservé le souvenir, fut-il réduit à un nom, de l'étrange
secte qui avait pratiquement conquis il y a 600 ans l'île entière.
Dans cette Corse méridionale qui de tout temps a connu les
batailles sanglantes entre grandes familles telles les de La
Rocca et les d'Attala les guerres fréquentes entre l'occupant
gênois et les Pisans qui s'étaient installés dans l'au-delà » des
monts, dans cette Corse où la misère du peuple avait atteint les
dimensions d'une tragédie par la grande peste de 1348 épidé-
mie qui fit d'ailleurs s'enfuir à toutes rames vers Gênes le « coura-
geux » maréchal Zaraglia, le protecteur génois de l'île dans
cette Corse écrasée, affamée donc, la révolte populaire prit, comme
souvent à l'époque, l'allure d'une révolte religieuse.
Le mouvement eut de suite un nom ses sectateurs furent
:

baptisés « Giovannalli « hérétiques de saint Jean.

33
Tout ce que l'on sait de lui et l'on sait vraiment très peu
vient d'un chroniqueur contemporain, nommé Giovanni, qui
écrivit d'ailleurs bien après l'écrasement de l'hérésie et se montra
à son égard farouchement hostile. Cette secte, affirmait-il repré-
sentait « un danger social et religieux ». Danger social ? Certes,
les Giovannalli » se montraient fort aventureux pour l'époque
ils prêchaient et réalisaient l'égalité intégrale entre les
hommes et les femmes. Mais ils allaient beaucoup plus loin ils :

pratiquaient la mise en commun » des femmes et des enfants.


Les femmes étaient, de même que les hommes, comme aujour-
d'hui en certaines communautés hippies, à tous et à toutes. De
même les enfants étaient les enfants de tout le monde.
Il s'agissait, somme toute, d'une sorte de prototype avant la
lettre du communisme tel que l'envisageaient certains socialistes
utopiques français du XIXe siècle. Un prototype d'ailleurs qui tra-
duisait non pas une volonté de débauche comme le croyait
l'inepte chroniqueur Giovanni, mais la manifestation d'un état
social où tous les citoyens se considèrent comme égaux et frères »
selon la belle expression du professeur Ambrosi, dont L'histoire
des Corses et de leur civilisation « parue en 1914 reste la seule
source que nous ayons à notre disposition.
La communauté des biens est en effet une preuve supplémen-
taire de la volonté révolutionnaire du mouvement, véritable pro-
testation contre les conflits sanglants auxquels donnait lieu la
propriété » comme le dit encore M. Ambrosi.
Effectivement que voyons-nous à l'époque ? Des féodaux qui
ravagent les campagnes par leurs déprédations et leurs rapines,
des barons qui guerroient sans cesse pour la possession de quel-
ques lambeaux de terre... C'est pour réagir précisément contre
ces pillages et ces guerres sans merci que Polo et Arrigo d'Attala,
deux nobles, deux frères, que leur aîné Guglielminuccio avait
dépouillés, furent les promoteurs véritables des « Giovannalli
Mais à l'époque rien ne se faisait hors avec ou contre
la religion. Ce qui explique le caractère hérétique « de la secte.
Caractère hérétique bien sûr qui fut également mis en exergue
par ses adversaires afin de mieux l'étouffer. Et les accusations
portées contre elle favorisées en un sens par la doctrine sociale
qu'elle professait furent des plus communes débauche, per-
version.., et pour finir, comme à l'encontre des Templiers, comme
à l'encontre des Vaudois, des Albigeois, comme naguère à l'encon-

34
tre des premiers chrétiens : sodomie, homosexualité. Ainsi salit-
on toujours les défenseurs de la libre pensée, les libres cher-
cheurs, les zélateurs d'un ordre plus juste et plus vrai.
Ils voulaient, écrit perfidement le chroniqueur, faire revivre
l'âge d'or du temps de Saturne et s'imposaient certaines pénitences
à leur manière. »
A quoi, rétorque Ambrosi, si le mouvement n'avait été
qu'une scandaleuse débauche, les deux frères d'Attala ne se
seraient pas fourvoyés au milieu d'une bande de misérables, sans
programme, sans forces, condamnés évidemment à périr sous le
bras séculier et laïc.
Non En réalité, les Giovannalli furent des contestataires et
des précurseurs. Mais ne s'inscrivent-ils pas en même temps dans
une longue tradition ?
Et c'est là qu'il faut étudier de près leur référence à saint
Jean. L'Evangile johannite, le seul qui comptait aux yeux de Luther
qui y voyait à juste titre la plus haute synthèse de l'enseignement
christique, demeure le refuge de tous ceux qui « veulent satisfaire,
selon l'expression de Paul Naudon, à la fois leur intelligence et
leur sensibilité »... Tout au long des siècles, il fut le consolateur
et le signe d'espérance pour tous ceux qui cherchaient, néophytes
purs et désintéressés, la voie secrète de la Lumière, de l'Amour et
de la Beauté : saint Bernard de Clairvaux mais saint Paul déjà,
saint François d'Assise, l'homme qui adressait un cantique au soleil
et adorait toute créature, Dante le grand initié ne furent-ils pas tous
à leur manière johannites ?...
L'Evangile de Jean satisfait à la fois le coeur et la raison car
il proscrit l'enfer et le châtiment éternel, il présente le Christ non
comme un homme, mais comme un pur Esprit, un esprit de Lumière
et de bonté... C'est ce que nous dit la Gnose à travers Basilide
et même saint Clément, en fait tous ceux qui, au long de l'histoire,
se réclament du Logos...
Une église johannite aurait existé en Palestine, dès les débuts
du christianisme, vénérant à travers les deux saint Jean le Christ
cosmique annoncé de toute éternité. Nous savons aussi qu'en l'an
160 saint Pothin et saint Irénée avaient créé à Lyon une Eglise
dédiée à saint Jean.
Saint Jean et non saint Pierre, le chef de l'Eglise de Rome.
Saint Jean des cathares qui ne reconnaissaient que son Evangile,

35
saint Jean des Templiers qui furent peut-être aussi en relation
avec ce mythique et mystérieux « prêtre Jean » (dont l'existence
fut signalée la première fois en 1145 par l'évêque de Gabula en
Arménie et qui écrivit une bien curieuse lettre au pape Alexandre III
en 1177). Saint Jean des Esséniens dont l'enseignement reste de
tout temps celui des initiés, et qui symbolise aujourd'hui encore
ta voie ésotérique, parallèle à la voie exotérique de Pierre, ouverte
seule aux masses des fidèles.
Donc les « Giovannalli »' représentaient une nouvelle menace
pour l'Eglise de Home. Ils étaient la nouvelle tête de l'hydre
gnostique «, toujours à l'affût dans l'ombre... Cette tête devait
être, elle aussi, coupée.
Elle le fut. Avec férocité. Une férocité d'autant plus grande
que la secte s'était étendue avec une rapidité prodigieuse, non
seulement dans « l'au-delà » mais dans « 'en-deça « des monts,
semant, selon Giovanni, « l'effroi dans la société féodale, laïque
ou ecclésiastique
Le pape qui régnait alors en Avignon réitéra la croisade anti-
cathare. Celle-ci fut dirigée par un frère franciscain (hélas !...)
nommé Georges, assisté de soldats du continent, de Corses que
la révolution giovannalliste »' menaçait dans leurs fortunes.
La rencontre armée décisive eut lieu à Alesani Polo et son
:

frère furent vaincus. Alors la persécution se déchaîna, on pour-


suivit, on massacra les « sectaires » dans toute l'île.
« L'énergie cruelle de la répression, note Ambrosi, est le
témoignage de la peur qu'avaient dû ressentir les barons ». Et
!'Eglise catholique, ajouterons-nous en notant qu'Ambrosi, sans
doute pour des raisons personnelles a effacé quelque peu le
rôle de cette dernière au profit de celui des seuls féodaux.
Quoi qu'il en soit, les hérétiques corses de saint Jean dispa-
rurent « à tel point qu'on n'en entendit jamais plus parler »... Et
que bien sûr la tyrannie de la féodalité ne fit alors qu'empirer,
ne laissant même plus au peuple le rêve d'une autre foi.
Mais nous, Maçons de la Loge de saint Jean, nous devons, dans
notre coeur et quelles que soient leurs erreurs ou leurs fautes,
nous souvenir des « Giovannalli

36
La Grande Loge de France vous parle..

ACTUALITE DE JEAN
PERENNITE DE JEAN

Pour tous les Francs-Maçons du monde dont les Loges sont


placées sous le vocable de saint Jean, le message de l'Evangéliste
annoncé en ce solstice d'hiver est un message de Vie, de Vérité et
d'Amour.
C'est un message d'universalité, mieux même un message
d'unité fondamentale de tout ce qui vit « Moi en eux et toi en
:

moi pour qu'ils se trouvent accomplis dans l'unité, pour que le


monde connaisse que c'est toi qui m'a envoyé et que tu les e
aimés comme tu m'as aimé «...
Est initié seul celui qui possède ce concept de l'Unité, celui
qui par son ascèse, par sa pureté morale, a compris la vérité
essentielle de l'identité, celle déjà que proclamaient Pythagore et
la philosophie védique : « II est écrit dans votre loi que j'ai dit
que vous êtes des Dieux. «
Bien sûr, il serait puéril autant que téméraire de prendre cette
affirmation à la lettre car seul celui qui possède l'esprit de vérité
peut entrevoir la signification profonde d'une telle promesse. Cet
esprit de vérité nous dit Jean, que le monde ne peut recevoir parce
qu'il ne le voit point et ne le connaît point. « Mais, ajoute-t-il à
l'intention de ceux qui ont été choisis ' « Vous, vous le connais-
:

sez, car il demeure avec vous et il sera en vous.


Pctualité de Jean, alors que ce concept d'unité se dresse
contre toutes les divisions, tous les déchirements du monde exté-
rieur, du monde profane, alors que cette volonté d'identité, par tout
ce qu'elle suppose de recherche, d'exigence morale, de volonté
d'amour, combat sur tous les fronts, l'injustice, le mensonge, le
refus de comprendre l'Autre, d'écouter l'Autre, d'aimer l'Autre.

37
Jean oppose ainsi à la Lumière, personnifiée pour lui par le
Christ, le monde extérieur personnifié par Judas : nécessaire
dualité du monde des choses temporelles et transitoires, néces-
saire combat des oppositions fécondes... Mais toujours ce combat
s'achèvera sur le triomphe de la Lumière, sur l'entrée de la Lumière
au coeur du monde des ténèbres.
Dans ce combat la Franc-Maçonnerie tient un rôle privilégié.
Elle est celle qui permet d'entrouvrir la porte du monde de la
Lumière sur le monde des ténèbres, elle est celle qui permet la
synthèse dans "esprit de l'initié et lui fait percevoir la réalité
profonde, inaltérable de l'Un.
En fait, l'Evangile de Jean contient des vérités enseignées de
tout temps par la Tradition initiatique. Evangile du feu, il nous
rappelle l'importance que le Soleil - « Monseigneur frère Soleil
qu'il allume le jour pour nous » chantait François d'Assise dans
son admirable cantique - avait dans le culte de ses frères Essé-
niens : Dès que le soleil paraît, écrit Flavius Josèphe, ils lui
adressent leur voeux comme à un père en le conjurant d'éclairer
leurs âmes de sa lumière. » Et c'est par l'aigle, oiseau de feu,
oiseau de soleil que Jean est figuré, l'aigle, oiseau de Zeus, oiseau
du dieu suprême de la Triade celtique, l'aigle qui selon la Kabbale
figure l'Orient et qui est l'image d'Uriel, l'ange du feu purificateur.
L'aigle, est-il dit dans la Légende dorée, est celui de tous les
oiseaux qui vole le plus haut et qui contemple le plus fixement le
soleil ; et cependant, par infirmité de nature, il faut qu'il redes-
cende. Ainsi le courage humain quand il s'est accordé quelque
délassement peut revenir avec un renouvellement de force et plus
d'ardeur à la méditation des choses célestes.
De même la doctrine du Verbe et celle de la Lumière figuraient
déjà dans les livres attribués à Hermès Trismégiste « Le Dieu
:

et le Père de qui l'homme est né est la lumière et la vie. Si donc


tu sais que tu es sorti de la vie et de la lumière, tu marcheras vers
la Vie. »
De même la conception du Logos figure chez Zoroastre pour
qui l'Etre suprême, Zeruané Akréné ou le Temps le Khronos des
Grecs créa la lumière primitive d'où sortit le roi de lumière
Ormuzd, Te Dieu Bon, qui, à son tour, créa le monde dans sa pureté
originelle.
De même le culte de Mithra, le rival de celui du Christ, celui
qui faillit vaincre avec Julien l'Apostat et nous enseigne que le
Créateur est le médiateur entre le Dieu suprême et les hommes,

38
est fondé, lui aussi, sur la Lumière et la résurrection. Le feu unit
l'initié, dans ce culte, à Mithra et au soleil.
De tout temps, dans toute initiation, le feu transforma les honi-
mes en dieux. C'est le mythe de Démèter à Eleusis cjui mettait en
cachette la nuit dans un brasier le dernier-né de la reine Métanéire,
Démophon, afin de le rendre immortel. Durant la célébration des
mystères éleusiens le hiérophante proclamait que la déesse de la
mort avait engendré un fils dans le feu. Dionysos est né du bûcher
de sa mère Koronis. Jésus lui-même n'est-il pas présenté comme
le maître du feu dans de nombreux contes de portée initia-
tique ?...
L'Evangile de Jean est ainsi comme l'athanor de l'alchimie
chrétienne où sont venues se fondre toutes les données initiatiques
des diverses traditions.
Et tout l'Evangife de Jean ou presque pourrait être repris verset
par verset, et son enseignement comparé à celui de la Franc-
Maçonnerie. Pour recevoir l'eau du Baptiste il faut un respect absolu
de la morale : pour entrer en Maçonnerie il faut être libre et de
bonnes moeurs.
Lorsque Jésus se sépare de sa mère : Femme qu'y a-t-il entre
toi et moi ? cette phrase qui a si souvent intrigué, scandalisé, n'est
pour l'initié que le simple rappel de la nécessité de se détacher
de l'étroite cellule familiale pour entrer dans la famille universefle.
Lorsque Jésus chasse les marchands du Temple il nous rappelle
à nous maçons que nous devons laisser nos métaux à la porte du
temple.
Lorsque Jésus dit à Nicodème : En vérité je te le dis : si un
homme ne naît de nouveau il ne peut voir le royaume de Dieu «,
il évoque pour nous l'initiation qui nous fait dépouiller le vieil
homme et renaître homme nouveau, car ce qui est né de la chair
est chair mais ce qui est né de l'esprit est esprit et il faut que
l'initié naisse d'eau et d'esprit...
Lorsque Jésus rencontre la Samaritaine femme de cette
race haïe et méprisée des Juifs orthodoxes et que, à elle qui
s'étonne « Comment, toi qui es JLIif, tu me demandes à boire
:

à moi qui suis Samaritaine ? « il lui répond que le temps est


venu de n'adorer Dieu ni sur cette montagne, ni à Jérusalem mais
partout et en esprit, n'est-ce pas, pour nous Francs-Maçons, l'affir-
mation solennelle qu'il n'y a ni races, ni classes, ni religions qui

39
vaillent pour opposer les hommes les uns aux autres, mais que
nous sommes vraiment le creuset de ces races, de ces classes,
de ces religions et le centre de l'union...
Lorsque Jésus refuse de condamner la femme adultère il
montre, d'une façon lapidaire et exemplaire, l'irremplaçable vertu
qu'est pour la Franc-Maçonnerie la tolérance. Lorsqu'il guérit un
paralytique à qui il dit : Lève-toi, prends ton lit et marche « il
nous rappelle qu'on ne vous initie pas mais qu'on s'initie en
vérité soi-même.
Et lorsqu'il annonce un seul troupeau et un seul berger, ne
va-t-il pas dans la même voie que notre Ordre porteur du mes-
sage de la fraternité universelle et fondé sur les trois vertus de
la foi, de l'espérance et de la charité ?...
C'est par les quatre éléments encore que le grain de blé enfoui
en terre ressuscite et porte de nombreux fruits, de même que
c'est par les quatre éléments que l'initié se métamorphose et
devient un homme porteur de fruits.
Il est encore dans l'Evangile de Jean une scène fondamentale
qui demeure à la lettre difficile à comprendre mais qui s'éclaire
merveilleusement au symbolisme initiatique celle de la résur-
:

rection de Lazare. « Lazare notre ami est endormi mais je vais le


réveiller «. Et c'est effectivement d'un sommeil de quatre jours
quatre étant le principe de la nature éternelle qui détermine la
composition de toutes choses que Lazare est « éveillé «, comme
notre maître Hiram ressuscite dans notre rituel du troisième Grade,
comme Osiris est ranimé par isis. La mort et la résurrection de
Lazare sont la mort et la résurrection de l'initié. Et c'est pourquoi
Thomas dit : Allons, nous aussi, afin de mourir avec lui
Voici donc tout ce que nous évoque l'Evangile de la Lumière.
La vision de Jean ne peut être que peu à peu précisée, interprétée,
mais il appartient aux initiés, à ceux qui cherchent l'esprit de
vérité, de faire passer son enseignement dans le monde.
Avec Jean, le Verbe entre dans l'histoire. Dieu prend corps
dans le temps et l'homme à son tour doit se transformer, devenir
comme un Dieu.
Le Verbe, de tout être est la vie. Le Verbe vie donne la vie
aux autres. Il est chemin de la Vérité et de la Vie. Et ce n'est
pas autre chose que ce que dit le Vénérable du rite écos-
sais ancien et accepté lorsqu'il consacre la chaîne d'union

40
« Qu'il inspire notre conduite dans le monde profane. Qu'il guide
notre vie. Qu'il soit la Lumière sur notre chemin »...
Le Verbe abreuve l'homme d'une eau vive qui devient une
source jaillissante en vie éternelle.
Il faut, a dit Jean, quitter les ténèbres du monde et de la
chair pour devenir un fils de lumière «. Mais la lumière vit dans
dans les ténèbres et l'homme de lumière doit projeter au dehors
cette lumière dont il est le réceptacle et le miroir.
Sans l'amour des aLitres, de tous les autres, l'initié n'est
rien qu'un arbre sec, un figuier stérile.
N 'est-ce ç'as eacore Jean qu( a J'iie
S/ q'ue/q'u 'û''7 a''.'
Dieu et a de la haine pour son frère c'est un menteur car il ne
peut aimer Dieu qu'il ne voit pas s'il n'aime pas son frère qu'il
voit «....

DECEMBRE 1978

41
La Grande Loge de France vous parle..

VOEUX DU GRAND MAITRE


Du Causse ou de la vallée, de la montagne ou de la plaine, de la
ville ou du hameau, amis connus ou inconnus.

Voici venu le temps des voeux de ces voeux que chacun, oubliant
;

pour un temps ses préoccupations personnelles de tous les jours, adresse


à ceux qu'il aime.

Voici venu l'An nouveau, qui s'ouvre à nous, tout vierge encore et
paré du charme indéfinissable de l'inconnu, tout illuminé de la vertu
de la féconde espérance.

Au calendrier des hommes, une page est tournée, que les événe-
ments de tous les jours, heureux ou malheureux ont éclairée de joies,
ou assombrie de peines.

Voici venu le moment où on dresse les bilans, et où l'on rassemble


ses forces pour un nouveau départ.

L'année qui s'en va ne fut pas une année sereine, mais de tous
côtés endeuillée par les souffrances de l'Humanité. En certains points
du globe, l'ombre menaçante et lourde de la guerre n'a cessé de planer
sur elle ; en d'autres lieux hélas, on s'est déchiré, on se déchire encore,
même sur des terres qui furent jadis des havres de paix, d'opulence et
de fraternité. Les fanatismes se sont déchaînés au service de causes
qui, pour aussi respectables qu'elles puissent être, n'en deviennent pas
moins haïssables dès l'instant que, pour triompher, elles versent le
sang d'un innocent. Ailleurs encore là même où nous avions pu espérer
que le calvaire allait cesser, les armes maudites ont recommencé de

42
semer la désolation et la mort. Comme si des leçons cruellement endu-
rées hier, ne servaient jamais aux vainqueurs du lendemain ; comme
si l'agresseur brusquement amnésique, oubliait les souffrances vécues
en sa chair et en son esprit ; comme s'il était devenu sourd au pitoyable
cri de l'enfant qu'il aurait dû pourtant reconnaître, tant il est semblable
à celui qui, hier encore, jaillissait du corps torturé de son propre enfant
comme si la colombe au rameau d'olivier était toujours destinée à
devenir faucon entre les mains cruelles de certains maîtres.

Partout, à l'est comme à l'ouest, au nord comme au sud, des hom-


mes ont souffert pour préserver leur liberté, leur bien le plus précieux.
Partout, des hommes ont payé un lourd tribut pour défendre la liberté
des autres. Partout, en des pays lointains, mais aussi tout près de nous,
dans nos propres cités, chaque jour, renaît de ses cendres, reprend
vigueur et déploie ses hideux tentacules, l'hydre abjecte du racisme,
parfois s'étalant au grand jour et parfois, mais ce n'est pas le moins
dangereux, répandant son venin, sous les formes les plus insidieuses.

Oui, 1978 fut une année de jours sombres, avec son cortège de
misères de toutes sortes, physiques et morales, son cauchemar d'incer-
titudes angoissées du lendemain, ses peurs paniques justifiées ou
déraisonnables, ses désarrois, ses colères et ses mépris.

Mais 1978 fut aussi une année éclairée de réactions d'hommes,


de sursauts de dignité, de mouvements de générosité profonde et fra-
ternelle, d'apaisements et de volontés communes de reconstruire sur
des ruines, d'élans pour oublier ce qui sépare et mieux cultiver ce qui
unit les êtres, de victoires sur la mort et de prodigieux éveils à la vie.

Et voici qu'avec 1979 s'ouvre devant nous une nouvelle page, toute
blanche. Une page et trop souvent nous l'oublions ou voulons l'oublier
pour nous enfermer dans notre égoïsme, soucieux seulement de préser-
ver ce que nous avons pu acquérir -- une page disais-je, qu'il appartient
à nous, et à nous seuls de remplir. Pour laquelle nous ne devons attendre
d'autre inspiration que celle de notre Amour.

43
C'est le voeu le plus fervent que je forme, pour vous, qui que vous
soyez, en quelque lieu que vous vous trouviez : que pour écrire cette
nouvelle page d'Humanité, chacun prenne sa plume pour ne tracer que
des mots de paix et de fraternité. Que chacun sache refuser de se
laisser emporter par la violence ou ses rancoeurs ; que chacun sache
résister à la colère et s'insurger contre le sang versé. Que chacun
chasse de son coeur toute soif de vengeance pour n'y laisser place qu'à
la charité.

Il faut qu'agisse notre volonté ferme et constante pour que le drame


qui se nouait tout prêt à éclater en d'imprévisibles conséquences, se
dénoue en un acte d'espérance pour que la tempête qui noircissait
l'horizon de ses nuages de haine s'apaise ; pour que le poing fermé
prêt à frapper se desserre et devienne main ouverte et tendu vers ce
Frère jusqu'ici incompris pour que la vérité ouvre son chemin et aille
de l'avant par nos volontés conjuguées pour que la graine d'homme,
qu'on croyait morte, ensevelie au plus profond de la terre par la discorde,
puisse renaître, s'épanouir et libérer ses fruits riches de clarté.

Car c'est bien à nous, à chacun de nous, individus conscients de notre


responsabilité pleine et entière, qu'il incombe de faire en sorte que les
hommes soient moins enfei-més dans leurs fanatismes et leurs intolé-
rances, leurs dogmatismes et leurs violences, leurs aveuglements et
leurs désirs de domination, leurs haines bestiales et leurs refus de
comprendre l'autre. Car c'est à nous, à chacun de nous, irremplaçables
témoins de la vie qu'il appartient d'oeuvrer pour que chacun trouve son
bonheur dans le bonheur donné, ses raisons de vivre dans l'aube offerte
pour dissiper la nuit de celui qui souffre. Quoi ? quelle satisfaction
pourrions-nous éprouver tant que nous savons qu'un autre homme, notre
Frère, pleure dans sa solitude ? Quel repos pourrions-nous nous accorder
tant que nous entendons et comment ne pas l'entendre ? - le cri
désespéré qui nous appelle à l'aide.

Non, personne ne peut, personne ne peut vouloir se sauver seul.


Nous sommes indissolublement liés, que nous le voulions ou non, au
sort de tous les hommes, nos Frères en Humanité. Rien de grand ne se
fait au monde, qui ne nous grandisse tous rien de vil ne se commet
au monde, qui ne nous avilisse tous. Et si un homme, désespéré d'un
long combat, lassé d'une longue marche, se laisse mourir au bord du

44
chemin, c'est que nous n'avons pas su lui dire le mot qu'il fallait
c'est que nous n'avons pas su faire le geste nécessaire pour l'aider à
porter son fardeau ;et nous sommes coupables, responsables de sa
mort, quelles que soient les arguties que notre casuistique personnelle
pourrait nous suggérer.

Lorsque le Franc-Maçon forme la Chaîne d'Union, les mains soudées


à celles de ses Frères, il a conscience d'être un maillon, relié à ceux
qui l'entourent et qu'il connaît mais aussi, et par-delà les espaces
et les temps, .ini à ceux qui ont été, uni à ceux qui sont, uni à ceux
qui seront.

C'est donc bien à nous, à chacun de nous qu'il appartient de faire


en sorte qu'il n'y ait que lumière et paix sur la terre à nous, à chacun
;

de nous, qu'il appartient de montrer que ce n'est pas une chimère mais
une réalité en puissance, même si les signes n'en sont pas toujours
manifestes. Ne laissons à personne le soin de nous préparer d'autres
lendemains ; n'abdiquons entre les mains de personne nos responsa.
bilités car rien sans nous ne se fera, et tout grâce à nous peut se faire.
C'est là aussi l'imprescriptible devoir que l'idéal maçonnique impose à
tous les Francs-Maçons. Et si parfois, le découragement vous prend
devant l'immensité de l'oeuvre à accomplir, sachez vous rappeler que
dans le titanesque combat, vous n'êtes pas seuls.

Sur le chantier du Monde en gestation, les blocs épars paraissent


inutiles et voués à rester figés pour toute éternité tant leur poids et
leurs contours rugueux désespèrent votre première tentative solitaire
mais qu'arrive l'autre ouvrier, que vienne le compagnon, et bientôt, è
force de volonté et de foi, par grands coups de maillet et de ciseau,
le bloc qui paraissait inattaquable tout à l'heure, hostile et sans espoir,
peu à peu prendra forme sera dégrossi et poli et deviendra pierre
vivante du Temple, franche et de bon aloi, chantant à l'unisson des autres
pierres de l'édifice qui jaillit du sol et se dresse, victoire de la verti-
calité sur la triste, sur la monotone horizontalité, triomphe de l'esprit
sur l'instinct, de la Lumière sur les Ténèbres.

45
Au coeur du Franc-Maçon que nous sommes, du Franc-Maçon que
vous êtes peut-être déjà en puissance et sans le savoir encore, du
Franc-Maçon que nous vous souhaitons de devenir, ii y a cette volonté
de construire un monde différent, libéré de tous les préjugés qui abêtis-
sent, de tous les fanatismes qui asservissent.

Que cette année nouvelle vous apporte la force de saisir le maillet


et le ciseau, de tailler et de polir la pierre et que la joie que vous éprou-
verez de votre collaboration au Grand OEuvre vous soit la récompense.

Le chantier vous attend.

Qu'il vous soit l'image de 'Eternité où se meut notre destin


non pour vous étouffer ou pour vous écraser du poids de son immensité,
mais au contraire pour vous hausser, pour vous grandir, pour vous
ouvrir à une nouvelle dimension, insoupçonnée jusque-là, pour vous
montrer la voie de la spirale ascendante de l'homme, sa recherche
passionnée de 'absolu, sa quête fervente d'un monde où règnera l'har-
monie et s'épanouira la beauté.

JANVIER 1979

46
La Grande Loge de France vous parle..

EGALITE ET IDENTITE
C'est la Franc-Maçonnerie française qui a inspiré à la République sa
devise « Liberté, Egaité, Fraternité ».
Cette formule ésotérique définit et résume à elle seule l'ascèse
individuelle de l'initié dans le cadre collectif de la Loge.
Elle s'est trouvée projetée dans le monde extérieur où, sous la
lumière crue de la rue, elle a pris peu à peu un sens et une portée radi-
calement opposés à son contenu initiatique.
L'initié sait en effet que la liberté n'est pas un état absolu, objectif
et définitif. C'est une situation relative, subjective et fugitive.
On n'est pas libre ou esclave. On est plus ou moins libre et plus
ou moins assujetti aux contingences héréditaires, éducatives, sociales,
économiques.
La liberté ne s'acquiert pas d'un seul coup comme on achète une
paire de chaussettes ou une barre de nougat.
C'est une conquête de tous les jours, un effort opiniâtre de réflexion,
de remise en cause, de retour sur soi-même, de vérification et de
contrôle.
Par liberté, nous entendons la libération de l'hcmme qui, par un
travail incessant, se débarrasse de tous les préjugés qui obnubilaient
sa conscience et entravaient son action, afin de n'admettre pour valables
que les contraintes naturelles de sa condition humaine.
La liberté du Franc-Maçon, c'est le refus des conditionnements
arbitraires nés de la lente et insidieuse emprise de la Société sur
l'individu.
En contrepartie de cette liberté individuelle qui puise sa source
dans le refus et cherche son aboutissement dans la connaissance, l'initié,
qui se sait et se veut homme, s'efforce de dégager, d'éclairer et de pro-
mouvoir les lois véritables qui régissent la vie en Société.

47
I

Le droit à la différence ie se satisfait pas d'être seulement inscrit


dans nos Constitutions et dans nos Lois.
Il ne vivra que le jour où il entrera dans nos moeurs et où nous
aurons définitivement éteint les préventions et les répulsions a priori
que nous inspire celui qui apparaît comme différent de nous-mêmes et
de nos proches, le jour où nous aurons compris que celui qui parle notre
langue maternelle, qui pratique notre mode de vie, qui est revêtu de
vêtements semblables aux nôtres ne nous est pas forcément le plus
proche.

L'égalité, c'est ensuite la possibilité offerte à chacun de choisir sa


voie, d'orienter ses études, d'épouser un métier et de conduire sa vie.
Mais attention Pour pouvoir choisir il faut connaître, pour com-
mander il faut obéir, pour se gouverner il faut en être capable.
Combien d'enfants iraient à l'école s'ils étaient libres de n'y point
aller ?
Sous prétexte de liberté donnée prématurément à des cervelles
futiles, de combien de génies nos Sociétés ne se sont-elles pas privées ?
Ici se pose tout le problème de l'autonomie de la volonté.
N'est-il pas étrange de trouver sous la plume de deux philosophes
aussi différents que Leibniz et Auguste Comte des formules aussi com-
parables que celles-ci
Dieu seul est parfaitement libre, et les esprits créés ne le
sont qu'à mesure qu'ils sont au-dessus des passions. « (Leibniz).
et
La liberté véritable se trouve partout inhérente et subor-
donnée à l'ordre tant humain qu'extérieur... Notre meilleure liberté
consiste à faire, autant que possible, prévaloir ses bons penchants
sur les mauvais. « (Auguste Comte).
Ainsi voyons-nous que la notion d'égalité dans le droit de choisir
est étroitement dépendante de la qualité morale et intellectuelle de
notre capacité de choix.
C'est précisément le rôle de l'institution Maçonnique que de fournir
aux hommes le moyen de se construire une conscience éclairée et,
ainsi, de devenir maîtres de leur destin.

L'égalité enfin, et ce sera le troisième et dernier volet de notre


tryptique, c'est surtout le droit de chaque homme et chaque femme
au respect de sa personne.

50
Ce respect passe d'abord par te comportement de chacun à l'égard
de chacun.
La vigueur physique ou la vivacité intellectuelle qui sont des dons
de la nature ne confèrent à personne le droit de piétiner celui qui est
moins bien loti.
C'est ainsi, en tout cas, que devraient raisonner les humains qui se
veulent des hommes. Ce sont les animaux sauvages qui s'entre-dévorent
dans le désert et les vaches qui se bousculent à l'abreuvoir.
Les moeurs du monde des affaires et e comportement des usagers
des transports en commun ne donnent guère hélas une idée très élevée
du niveau de civilisation auquel l'humanité a réussi à se hisser en ce
dernier quart du XXe siècle
Or, c'est par là que devrait commencer à se répandre cette idée
d'égalité sur laquelle les Sociétés profanes ne cessent de battre le
tambour depuis que les Francs-Maçons du XVIIIe siècle la leur ont
généreusement et peut-être imprudemment livrée.
C'est aussi à l'Etat qu'il appartient d'assurer et de faire assurer la
balance égale des droits et des devoirs, et surtout des égards qui sont
dus à chacun par les dépositaires de l'autorité publique.
Là aussi, il y beaucoup à faire pour que l'arrogance et la suffisance
fassent place à la courtoisie et à la compréhension.
C'est toute l'atmosphère sociale qui serait transformée si, au niveau
des individus et des institutions, les humains se décidaient à traiter
leurs semblables avec humanité.

Nous sommes ainsi irrésistiblement conduits à constater que, quelle


que soit l'excellence des principes, quelle que soit la perfection des
institutions, la clé de notre bien-être, de notre équilibre et de notre
bonheur, c'est au fond du coeur de chacun d'entre nous qu'elle est enfouie.
Dans nos Loges, nous l'appelons fraternité,
Dans les Sociétés profanes, elle se nomme solidarité,
A l'échelle planétaire, elle pourrait s'appeler AMOUR.
t,

FEVRIER 1979

51
LA TRAbITION, SCIENCE bE LA VIE

Il est deux sciences de l'univers; l'une est moderne, l'autre est traditionnelle.

En effet, toutes les traditions initiatiques de l'humanité décrivent les lois de ,la
vie à travers heurs symboles et ,leurs rites.

Mais avant que de comprendre ce qui fait la spécificité de la science


traditionnaire, il nous faut dire ce qu'est la tradition.

« Tradere » signifie transmettre. La tradition est dans le même sens ce qui


transmet et ce qui est transmis.

les symboles sont les agents de cette transmission ; étymologiquement « sun-


bolon », « sun-ballein » qui signifient « mettre avec », « mettre ensemble ». Ils
sont les signes, les outils de reconnaissance qui relient le visible à l'infini, ,le fini à
l'Infini, ,le formel à l'informel, ,le temporel à l'intemporel et donc le monde
manifesté où nous sommes à son principe, à son ordre et à sa loi ; car la tradition
établit qu'il est un ordre du monde, que le cosmos et ses constituants obéissent à
une Loi et à un projet. Art Royal, c'est à dire étymologiquement art de la règle, la
tradition maçonnique l'exprime à travers l'invocation au Grand Architecte et
l'affirmation de l'ordre à partir du chaos, à travers ses gestes qui nous mettent à
l'ordre et ses rituels. Nier l'existence de cet ordre du monde c'est nier les
fondements mêmes de l'ordre qu'est, la Franc-Maçonnerie.

La symbolique est ainsi le moyen de transmission des lois du cosmos.

Elle nous relie donc au Principe, dont on ne peut parler, que l'on ne peut nommer,
qui en est l'origine et le devenir ; car il nous faut comprendre que, le principe est
dans ,le même temps commencement et terme, que cet ordre du monde est
POTENTIEL, qu'il nous appartient de ,le réaliser en chacun de nous et qu'il ne
sera réel qu'au temps où l'humanité globalement transmutée par l'amour
retrouvera une perfection ultime.

Il importe donc qu'il y ait des rites ; outils de REALISATION, les rites ne sont
pas des cérémonials, des jeux abstraits, des constructions intellectuelles n'ayant
aucune prise sur ,la réalité: ils sont OPERATIFS ; ils donnent la vie ; ils réalisent
en nous l'ordre cosmique et ainsi ils nous créent.
La tradition nous dit 'l'ordre du monde et les lois de, la vie; elle est par là même
une science, au même titre que, la science contemporaine. Mais son esprit et ses
buts en sont différents elle est un autre regard sur l'homme et le monde.

Elle ne cherche pas tout d'abord à faire l'analyse et l'inventaire de l'univers ; elle
veut définir des, lois générales ; elle veut comprendre les principes qui gouvernent,
le fonctionnement du cosmos. Elle ne vise pas à analyser et disséquer
d'innombrables phénomènes et à les mettre ensuite sur ordinateur pour les
comparer et rassembler ; elle nous dit le cadre de la vie, les ,lois globales qui nous
régissent, dont ,la connaissance permet de situer et comprendre l'infinité des
manifestations. Une image peut nous aider à saisir ce regard la science
;

traditionnelle ne chercherait pas à nous faire apprendre la multitude des


partitions musicales que les hommes ont écrites depuis des milliers d'années ; elle
tendrait à nous faire saisir les sept. notes, les trois clefs, .les trois registres et
les quelques règles dont la connaissance nous permettrait de les comprendre et les
situer toutes.

La tradition établit ensuite qu'il n'est pas d'unité durable dans le cosmos, que la
vie est dualité, inéluctablement ; l'unité ne peut être vécue que le temps d'un
éclair, d'un instant, par une fusion qui fait que deux êtres ne forment qu'un, pour
l'instant d'après, redevenir ou engendrer deux. Ainsi nous vivons dans un monde
de dualité, de multiplicité. Ainsi il n'est pas de structure ultime de la matière
tout élément est obligatoirement constitué de deux ensembles complémentaires.
Ainsi il n'est pas de système clos tout phénomène est inexorablement en rapport
avec un autre phénomène qui lui est complémentaire. Ainsi il n'est pas loisible
d'envisager un être vivant, un système, un ensemble, une fonction, un élément
naturel, un symbole, isolément il ne peut être compris qu'à l'intérieur du couple
qu'il constitue, ou plutôt des couples qu'il forme, car il établit en fait une infinité
de couples à des plans différents. Ainsi rien n'est absolu ; la vie est relativité et
la tradition décrit par exemple depuis des milliers d'années, à travers ses
symboles, l'interdépendance de l'espace et du temps. Il est important de se
pénétrer de ce principe de dualité, apparemment banal, facile à comprendre
intellectuellement mais difficile à vivre au niveau du quotidien; Il n'est qu'à
regarder pour s'en convaincre le nombre d'hommes qui meurent chaque jour parce
qu'un dirigeant ou un militant n'accepte pas l'inexorable dualité où nous sommes.

La science traditionnelle établit encore que la vie est mouvement, qu'elle est par là
même une succession de mutations et de transformations incessantes, à des plans
différents. Ces mouvements 'se déroulent conjointement dans "espace et le
temps, dans un temps qui, simultanément cyclique et linéaire, est nécessairement
spirale ; le temps est en effet cyclique car la vie est soumise à des cycles
invariables comme celui des quatre saisons; mais il est aussi linéaire car, comme
chaque être, chaque moment est unique, car nous nous inscrivons nécessairement
dans une durée qui n'est peut-être que l'expression suprême de notre liberté, en
ce qu'elle induit l'irréversibilité de nos choix. La vie est mouvement en même
temps que dualité on comprend que le premier rythme soit un inspir-expir, que la
respiration soit l'acte qui définit chaque naissance, de l'homme comme de
l'univers; celui-ci n'est pas en expansion permanente ; la tradition dit qu'il est
nécessairement à une autre échelle de temps, un inspir-expir.

Cette science établit enfin que la vie est une totalité et qu'il ne nous appartient
pas d'en nier aucun plan, matériel, psychologique ou spirituel. Physique et
métaphysique ne sont que deux aspects d'une même réalité. La vie se déroule
simultanément à différents niveaux ; à tous les niveaux, les lois sont les mêmes
seules les formes diffèrent ; les principes qui régissent notre vie organique sont
les mêmes que ceux qui règlent notre vie spirituelle. Le monde est un dans sa
multiplicité et il ne nous appartient pas de refuser un de ses plans de
manifestation parce que nous ne l'appréhendons pas ou pas encore. Il nous faut
accepter la dimension transcendante de l'homme et de l'univers car la vie est un
dialogue incessant entre le un et le multiple, car l'histoire de l'homme n'est peut-
être qu'une longue marche du un vers ,le tout à travers le multiple.

Ainsi, la Tradition est une science; autre regard sur l'Univers, qui s'attache à
l'essence et non aux apparences, elle nous dit par ses symboles les lois qui
président à la vie ; elle nous dit que chaque être vivant, chaque élément naturel est
nécessairement l'incarnation de ces lois dans une forme donnée, forme variable
selon le temps et le lieu où elle apparaît et selon son projet, c'est-à-dire selon la
place qu'elle occupe dans la mosdique cosmique.

Elle nous dit aussi qu'en vertu du principe de dualité, la vie est simultanément
ordre et désordre, que l'ordre du monde, dialectique du chaos, est dans le même
temps origine et devenir, qu'il peut être dans le même temps origine et devenir,
car c'est à l'homme, debout, joignant le ciel et la terre, qu'il appartient de mener
cette manifestation à son terme, c'est à dire de la conduire à sa perfection. Sa
Liberté ne réside donc pas dans la possibilité de modifier l'ordre du monde, mais
dans le choix qu'il lui appartient de faire, singulièrement et collectivement, entre
rendre cet ordre réel ou le refuser. La Franc-Maçonnerie, ordre initiatique, est
une des émergences contemporaines de la tradition. Elle nous dit donc par ses
symboles, ses mythes et ses rites, les lois du cosmos. Ces lois sont les mêmes dans
toutes, les traditions ; seuls varient les symboles qui, les expriment, en fonction
du temps et du lieu où elles apparaissent.
Il nous appartient donc, hommes du XX siècle, de décrypter ces symboles, de
rechercher à travers les cosmogonies et médecines traditionnelles les lois de la
vie qui y sont décrites, de percevoir pour nous Francs-Maçons à travers notre
symbolisme et nos, rites les principes fondamentaux, ,Ies lois globales qui
régissent le cosmos.

Ce sera probablement une des grandes aventures du XXI siècle que de


comprendre à travers, la science traditionnelle quel est l'ordre du monde, et plus
encore d'essayer de le vivre. Car il est nécessairement deux modes de
connaissance ; le premier est raison, dans le même temps rationnel et irrationnel
le second est fusion, fusion instantanée avec l'être ou l'élément à connaître,
fusion qui ,fait qu'en un éclair, nous sommes un avec, l'autre, que cet autre soit un
homme, une fleur, une pierre, le monde ou le principe. Et c'est 'ainsi que toute
grande découverte est nécessairement la jonction d'un savoir rationnel, d'une
perception irrationnelle que l'on nomme intuition et d'une fusion au monde que l'on
nomme parfois l'illumination ; mais il convient de ne pas céder à la magie des mots
et de comprendre qu'une illumination est toujours, le fruit d'un long chemin et
d'une ascèse.

Il est donc deux connaissances, extérieure et intérieure; extérieure elle s'appuie


sur .les sens, l'intellect et lia raison c'est par exemple le savoir expérimental
mais 101 est surtout une connaissance intérieure qui fait chercher en soi,
microcosme, les lois de la vie « connais-toi, toi-même » et tu sauras le monde,
descends à l'intérieur de la terre et tu trouveras la pierre cachée, descends en toi
pour trouver la lumière dans les ténèbres.

La science traditionnelle implique certes que l'on utilise sa raison mais elle
;

demande 'surtout une recherche incessante d'intériorité1 une tension permanente


à rendre réel et manifeste cet ordre du monde qui est en nous, une marche
difficile vers la transparence, en un mot un chemin initiatique réel.

La tradition n'est pas un usage ou une coutume ; la tradition n'est pas figée et
immuable ; la tradition n'est pas un attachement inconditionnel au passé ; la
tradition n'est pas un jeu intellectuel, abstrait et sécurisant. La tradition est
vivante en nous et par là même elle est devenir.

La tradition est vivante en nous et par là même elle est devenir. La tradition est
révolution, parce que mouvement permanent, relativité constante, négation de l'égo
et amour. La tradition est lumière. La tradition peut être, si nous le voulons,
science de demain et source de vie.

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