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Les Inspirations ÉCO

Reportage
Vendredi 23 novembre 2018

Transition
démocratique.
Carnets
tunisiens
La Tunisie célébrera, en janvier prochain, le 7e anniver-
saire de sa révolution. Comme le Maroc, ce pays fait D Karim, jeune Tunisien, rêve d’ailleurs.
face à une vague de départs des jeunes. Une émigration
dans un contexte social tendu.

Envoyé spécial à Tunis, 30 octobre: le patronat veut


Salaheddine Lemaizi «la paix sociale»
s.lemaizi@leseco.ma Les quotidiens consacrent une
large couverture à l’attentat de la
veille. Le traitement médiatique ré-
Durant ce mois de novembre, j’ai sé- servé à ce sujet est désastreux. At-
journé à Tunis à deux reprises. Suite teinte à la dignité humaine, très
à mes rencontres, pérégrinations et graves accusations sans preuve à
lectures, je livre à nos lecteurs un l'encontre du parti Ennahda (isla-
carnet de voyage dans une Tunisie miste), etc. Ce même jour s’ouvre à
aux multiples défis. Ce reportage ne Tunis une rencontre onusienne sur
peut donner à voir toute la com- la situation économique en Afrique
plexité, le bouillonnement social et du Nord. La rencontre se tient au
culturel dans un pays en transition. siège de l'Union tunisienne de l'in-
C’est une invitation à découvrir, à dustrie, du commerce et de l'artisa- D Mohamed, vendeur de journaux à Tunis et nostalgique de Ben Ali.
appréhender la Tunisie comme un nat (UTICA), le patronat tunisien.
phare des libertés publiques et indi- Pour Samir Majoul, patron des pa-
viduelles dans la région. trons, «Il n'y a rien eu sur l’avenue
Bourghiba la veille», balayant ainsi
29 octobre: stupeur à Tunis d’un revers de la main la question
Le vol de RAM en provenance de sécuritaire. Pour Majoul, la priorité
Casablanca atterrit à l’aéroport est «l’investissement, la création
Tunis-Carthage deux heures après d’emplois et de richesse». L’écono-
un attentat terroriste ayant eu lieu mie tunisienne se dirige vers une
sur l’avenue Habib Bourgiba, en croissance de 2,8% en 2018 et une
plein centre de Tunis. Les voya- prévision de 3,5% pour 2019, le tout
geurs attendent les dernières nou- sous la conduite du FMI. Pour le
velles de l’avenue. La peur se lit sur patronat, la reprise passe aussi par
le visage des étrangers. Notre «la paix sociale». L’UTICA, organi-
chauffeur de taxi est imperturba- sation primée par le prix Nobel de
ble. Les Tunisiens, eux, s’acclima- la paix en 2015, affiche des mots
tent à ce nouveau contexte sécuri- d’ordre à forte connotation sociale:
taire. Quelques heures plus tard, je «Initiative, responsabilité, travail, D Hichem Abdessamad, intellectuel tunisien, optimiste pour l’avenir de son pays.
me rends à l’avenue Bourguiba citoyenneté, prévoyance, perfor-
pour un reportage. La mythique mance et développement équita-
avenue de la capitale est déserte. ble». Une prise de conscience pa-
Cela est exceptionnel. Les hommes tronale dans un contexte social en
en uniforme sont sur le qui-vive. Ils ébullition. La proportion des jeunes
interdisent aux journalistes de qui ne sont ni scolarisés ni em-
prendre des photos. Les restau- ployés (NEET) s’élevait à 32,2%. Le
rants et cafés, d’habitude bondés, nombre de jeunes femmes dans
sont peu prisés en cette triste soi- cette position représentait presque
rée. Le contexte économique et so- le double des jeunes hommes
cial difficile réveille de vieux dé- (42,3%).
mons. «Seule l’Égypte a réussi sa
révolution. La Tunisie a aussi be- 1 novembre: la «harqua»
soin d’hommes forts», suggère un de la jeunesse
restaurateur. Plusieurs Tunisiens Tunis est laissée à l’abandon. Les
expriment leur nostalgie vis-à-vis rues ne sont plus entretenues, les
du système Ben Ali. déchets ménagers empestent sous D La qualité des transports publics se dégrade à Tunis.
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le soleil, les quelques jardins pu- étudiants en littérature», s’indigne


blics dépérissent. L'état des trans- Fadwa. Et Aymen de renchérir: «Le
ports publics, pourtant indispen- matériel qui est mis à notre dispo-
sables pour la mobilité entre les sition est complètement dépassé».
quartiers périphériques et le cen- Aymen, mathématicien en herbe,
tre-ville, se dégrade. La faute à la se voit déjà partir. «C’est le seul
Révolution du 14 janvier? La faute moyen d'aider la Tunisie. Rester
aux communes démissionnaires? n’est plus une option possible»,
«C’était mieux du temps de Ben lance-t-il avec détermination.
Ali», lance, nostalgique, Moham-
med, un marchand de journaux 3 novembre: une république
sur l’avenue de Paris. Ces ré- et deux Tunisie
flexions font sursauter Hichem Autre lieu, autres débats dans une
Abdessamad, traducteur et cher- Tunisie en ébullition. Ce samedi
cheur en histoire: «Cette nostalgie matin aux Archives nationales,
demeure anecdotique. C’est une D Face au chômage (32%), les jeunes vendeurs ambulants prennent d’assaut le j’assiste à la présentation de la ver-
centre-ville.
des manifestations de la colère po- sion arabe de «Que vive la Répu-
pulaire». Les Tunisiens expriment blique! Tunisie 1957-2017», ouvrage
un sentiment d’insécurité et re- collectif dirigé par Kamel Jendoubi,
grettent l’absence de l’État. «Les opposant historique à la dictature
gens s’insurgent contre la perte de de Ben Ali et ministre sous l’ère de
l’autorité de l’État et un laisser- la nouvelle république. Ce livre-
aller. Mais parallèlement à cela, les événement n’attire pas les foules.
Tunisiens sont contre la gabegie Nous sommes une dizaine à avoir
qui a marqué le règne de Ben Ali», fait le déplacement pour assister à
tempère cet intellectuel. La jeune la présentation faite par une des
génération de l’après-révolution chevilles ouvrières du livre, Hi-
est impatiente de cueillir les fruits chem Abdessamad. Cet intellec-
de cette insurrection. Au centre de tuel nous livre ses observations
Tunis, nous rencontrons Karim. Ce sur la Tunisie actuelle. Le premier
jeune s’occupe de vendre des constat majeur est «cette dichoto-
puces de téléphone, en attendant mie entre «la Tunisie utile», celle
de trouver mieux. «Il est difficile de des côtes, du grand Tunis avec sa
trouver un travail décent. C'est D L’inflation est élevée en Tunisie, elle était de 5,3% en 2017, ce qui explique la cherté
classe moyenne et la présence de
pour cette raison que tout le de la vie. l’État». Cette Tunisie est celle que le
monde veut quitter le pays», glisse- régime Ben Ali a présentée au
t-il. Ce départ est le résultat d’un monde occidental. Depuis 2011,
système social bloqué. «De la pré- une autre Tunisie fait parler d’elle.
carité, du chômage, et de la vulné- «Cette Tunisie marginalisée, celle
rabilité naît l’action et, plus encore, de l’intérieur et du Sud du pays, a
l’expérience de la harqua», observe toujours existé. D'ailleurs, il n’est
le sociologue Samy Smida dans un pas étonnant que l’insurrection
texte publié dans l’ouvrage «Pen- soit partie du Sud à Sidi Boussaïd»,
ser la société tunisienne au- rappelle Abdessamad. «Soigner»
jourd’hui». Et d’ajouter: «L’impres- cette fracture géographique et so-
sionnant exode massif de plus de ciale est l’une des urgences du gou-
20.000 Tunisiens qui ont réussi à vernement tunisien.
toucher le sol de la supposée forte-
resse européenne exprime l’émer- 16 novembre : les «prépondé-
gence d’un mouvement social ca- rants» de Tunis
pable de critiquer ce qui existe Retour au théâtre national. C’est la
déjà. Le phénomène de harqua, 2e soirée dans le cadre des Assises
D Le Café des délices à Sidi Bou Saïd, symbole du tourisme tunisien.
qui a débuté durant les années internationales du journalisme.
1990, portait déjà en son sein les in- Patrice Bergamini, ambassadeur
dices annonciateurs des tensions de l’Union européenne à Tunis,
entre les sujets et le système géné- ouvre la soirée dédiée au thème
rateur de leur crise». La «harqua» «Médias et migration». Le diplo-
est un mouvement de fond qui mate livre un long discours, géné-
touche les NEET tunisiens comme reux, un brin donneur de leçons
les brillants étudiants de Tunisie. sur la responsabilité des journa-
Au café du Théâtre national, situé listes dans une jeune démocratie,
sur la même avenue, je rencontre posture prépondérante dans cette
deux étudiants en classe prépara- Tunisie assaillie par les bailleurs de
toire. Aymen est en classe scienti- fonds internationaux, bienveil-
fique, et Fadwa en littérature. Les lants, souhaitant assister la
deux partagent le même avis sur la «seule» démocratie du monde
dégradation que connaît l’univer- arabo-musulman. On espère que
sité tunisienne. «Nous n’avons cette assistance technique et fi-
même pas le droit d’accéder à la bi- nancière ne se transforme pas en
bliothèque. Un comble pour des D Le tourisme demeure le moteur de croissance dans le pays. assistanat ou en tutelle… q

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