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Dialogue inter religieux

Mesdames, Messieurs,

Le dialogue inter religieux connaît actuellement une très grande vogue. Les groupes qui le pratiquent se
multiplient, les livres qui en parlent ont beaucoup de succès, les conférences qui en traitent attirent des
auditoires nombreux, les dirigeants politiques et ecclésiastiques s'y intéressent, ainsi que les fidèles de
base. Il s'agit d'un fait relativement nouveau.

Pendant plus d'un siècle, les Églises et les théologiens ont estimé que la sécularisation ou la laïcisation de
la société représentait le défi majeur que les chrétiens devaient affronter. Ils se sont efforcés d'entrer en
discussion ou en débat avec l'athéisme qu'ils voulaient à la fois comprendre, écouter et auquel ils se
demandaient comment répondre. Par contre, les autres spiritualités les laissaient en général indifférents;
elles ne les tracassaient guère. Il n'en va plus de même aujourd'hui.

Bien entendu, on n'oublie pas la sécularisation et l'athéisme, on continue à s'en préoccuper. Toutefois, la
question qui revient sans cesse n'est plus celle de la non religion ou de l'irréligion, mais celle des autres
religions, celle de leur pluralité, de leur diversité, celle de leur concurrence ou de leur collaboration, celle
de la signification à leur donner et de la valeur à leur reconnaître.

En même temps que grandit l'intérêt pour les autres religions et les rencontres inter religieuses, se font
entendre de plus en plus souvent des mises en garde, des avertissements, voire des protestations qui
expriment réticences, réserves, qui signalent les dangers d'une trop grande ouverture. Du côté protestant,
se manifestent de fortes méfiances dans les églises réformées et luthériennes, tandis que dénonciations et
condamnations prédominent dans les mouvements qu'on appelle évangéliques (il serait plus juste de les
nommer evangelical).

Du côté catholique, durant l'été 2000 le document Dominus Iesus a sévèrement rappelé à ceux qui
s'engagent dans cette voie les limites à ne pas franchir. D'autre part, les événements d'Algérie, la situation
dans beaucoup de pays arabes, les attentats du 11 septembre font craindre à certains que tout dialogue
avec l'Islam soit impossible. Il y aurait, dit-on parfois, des religions qui ne peuvent avoir avec ceux qui ne
partagent pas leurs convictions que des relations conflictuelles, dominées par une intolérance.qui n'hésite
pas à aller jusqu'aux meurtres ou aux massacres.

Malgré ces problèmes et ces difficultés, dont je n'entends ni ignorer ni amoindrir le poids, je suis
convaincu qu'il faut entreprendre et développer les dialogues inter religieux pour deux grandes raisons. La
première, civique ou culturelle, tient à l'évolution actuelle de nos sociétés. La deuxième relève de la foi, et
est proprement spirituelle et théologique.

1. Le motif civique

La mondialisation

Voyons d'abord la première grande raison. Notre époque, c'est devenu une banalité de le dire, se
caractérise par une mondialisation croissante. Le mot mondialisation n'a pas aujourd'hui bonne presse;
souvent, les politiques, les syndicalistes et les journalistes l'utilisent dans un sens péjoratif et restrictif
pour désigner une logique économique et commerciale qu'ils dénoncent. Toutefois, de nombreux auteurs
comprennent autrement ce mot, et quand ils parlent de mondialisation, il s'agit de cet élargissement des
relations, des communications, des interactions qui a fait passer en quelques décennies l'humanité d'un
provincialisme qui la compartimentait en sociétés distinctes, à une globalisation qui transforme notre terre
en un village planétaire, pour reprendre une expression bien connue.

Dans une de ses conférences, le philosophe et théologien anglais John Hick, né en 1922, a décrit cette
évolution en se servant d'une image très parlante. Imaginez, dit-il, en pensant à l'Himalaya, de profondes
vallées, séparées les unes des autres par de hautes chaînes de montagnes escarpées. Dans chaque vallée,
une tribu chemine. Elle vit des événements dont elle garde le souvenir. Elle raconte des histoires qui lui
sont propres. Elle a ses coutumes, ses rites, ses chants. Par la force des choses, à cause de la géographie,
il n'y a, entre ces tribus presque aucun contact. Chacune vit et développe son identité, sa culture et sa
religion particulières. On sait, vaguement, qu'il existe d'autres vallées avec d'autres tribus, mais on ne les
connaît pas vraiment. Quelques aventuriers ont même franchi des cols, ont rencontré ces autres, dialogué
avec eux, et ont raconté ce qu'ils ont vu; ils restent, cependant, l'exception. Telle a été longtemps la
situation de l'humanité. Ses différentes cultures et religions n'avaient que peu de contact les unes avec les
autres; elles vivaient et se développaient chacune isolément.

Or, voilà qu'aujourd'hui, après un très long cheminement dans leurs vallées respectives, ces diverses
tribus arrivent dans la plaine où toutes ces vallées débouchent. Ce qui les séparait et les empêchait de
communiquer n'existe donc plus, et elles se retrouvent ensemble. J'illustre le changement intervenu par
une anecdote. Il y a un peu plus d'un siècle, mon grand père, pasteur dans une petite bourgade du midi,
avait participé à une conférence missionnaire en Angleterre ; c'était alors un long voyage. Il y avait
rencontré des africains, avec lesquels il avait parlé et sympathisé, ce qui avait représenté pour lui un grand
événement dont il a beaucoup parlé en revenant dans sa paroisse. Il n'avait jamais vu auparavant, et la
plupart des membres de sa communauté n'avaient jamais vu d'hommes noirs. Cette expérience alors
extraordinaire, réservée à quelques privilégiés, est devenue aujourd'hui banale, courante, quotidienne, et
n'étonne plus personne.

Le passage des vallées séparées, où chacun se trouve chez soi, à l'espace commun de la plaine ne va pas
sans difficulté, il entraîne des dépaysements, provoque des irritations, et comporte bien des risques. Que
va-t-il arriver ? A titre d'hypothèse, on peut envisager quatre scénarios possibles.

Le scénario du conflit

En premier lieu, celui d'un conflit, où chaque tribu se bat pour s'assurer la prédominance sur les autres, en
les asservissant ou en les éliminant, afin d'imposer à l'ensemble de la plaine les lois, les coutumes, la
culture et la religion de sa vallée. Quand on dénonce l'impérialisme occidental (en oubliant parfois qu'il
existe bien d'autres impérialismes, et que l'Occident lui-même est divers), on s'en prend à une attitude de
ce type. Même quand on s'en défend, il faut admettre la force de ce désir que son groupe l'emporte, et
cette peur de se voir dominé par les autres, ce qui alimente des xénophobies, des racismes, une hostilité
ou des animosités d'autant plus puissantes qu'elles sont inavouées. De nombreux exemples montrent,
hélas, qu'on ne doit pas minimiser ce risque de ce qu'on a appelé "le choc des civilisations". La plaine
deviendrait alors le lieu d'affrontements violents, et s'y multiplieraient tueries et génocides. Ce premier
scénario exclut le dialogue inter religieux, et ne laisse la place qu'à ce que Max Weber appelait "la guerre
des dieux", il serait plus juste de dire "la guerre au nom de ses Dieux."

Le scénario libéral ou laïc

Les partisans de la sécularisation ou de la laïcité de la société prévoient et souhaitent un deuxième


scénario. Ils estiment que dans la plaine, on doit établir un ordre, des lois, des règles qui s'appliquent à
tous sans distinction, sans tenir compte des diverses appartenances culturelles et religieuses. Que chacun,
s'il le désire, cultive ses particularités, ses différences, ses spécificités tribales en privé, dans son domicile,
ou dans des lieux spéciaux, mais pas sur la place publique. Là n'existent que des citoyens, dont on exige,
quand ils sont ensemble, dans leur vie commune, qu'ils fassent abstraction de leur identité propre, de leurs
origines et de leur passé, de leurs caractéristiques culturelles et de leurs convictions religieuses. Si la
religion a joué un rôle essentiel dans! les tribus lorsqu'elles cheminaient chacune dans sa vallée, par
contre, dans la plaine, elle doit devenir une affaire purement intime et ne plus intervenir sur la scène
sociale. Que chaque religion tienne son discours, entretienne ses croyances, et maintienne ses pratiques en
vase clos, mais qu'elle ne se manifeste pas au dehors, sur le terrain commun à tous.

Ce deuxième scénario, qu'on appelle "libéral" en Amérique, "laïc" en Europe, ne manque pas de mérites.
Il a assez bien fonctionné dans beaucoup de pays occidentaux ou occidentalisés, où il y a séparation de
l'Église ou de la religion d'avec l'État. Il se heurte cependant à deux limites. D'abord, les règles communes
traduisent, expriment forcément les valeurs d'une des tribus aux dépens de celles des autres. Elles ont une
fausse apparence d'universalité, d'impartialité, ou de neutralité. Elles privilégient toujours l'un des
groupes. Ainsi, les chrétiens s'accommodent assez bien, mieux que les musulmans, par exemple, de la
séparation de l'Etat et de la religion, et, par contre, supportent assez mal des règles que les pays de culture
musulmane jugent pourtant objectives et non discriminatoires. Ensuite, ce scénario néglige trop la force et
la valeur des enracinements culturels et spirituels. Actuellement, en Amérique du Nord, ceux qu'on
appelle les "communautariens" lui reprochent beaucoup d'imaginer un individu "désengagé" ou
"désencombré", comme l'écrit le philosophe canadien Charles Taylor, c'est à dire vidé de ses
particularités distinctives, déculturé et donc mutilé. On en fait un citoyen, oui, c'est vrai, mais en le
dépouillant de son identité, en lui demandant de faire abstraction de ce qui le constitue le plus
profondément. Quand on ignore les tribus, les cultures et les religions, quand on ne leur accorde pas un
statut spécifique, on ne respecte pas vraiment les personnes qui en font partie, on les détruit. Selon le
modèle libéral, la société de la plaine ne doit connaître que des individus ; les communautariens au
contraire, plaident pour qu'elle prenne en compte les communautés, car les individus, selon eux, se
caractérisent par leurs appartenances culturelles et religieuses. Mais cela ne revient-il pas à maintenir par
des moyens institutionnels les séparations, les isolements, les apartheids que les vallées imposaient ? Si
les propositions des communautariens me laissent réticent, par contre leur critique du scénario "libéral"
ou laïc ne manque pas de pertinence. Vouloir faire abstraction du religieux, ou le reléguer dans le privé
relève de l'utopie et de l'illusion.

Le scénario syncrétiste

Un troisième scénario préconise que les tribus se rapprochent, abolissent leurs différences et fusionnent
pour former un grand peuple, ce qui implique une mise en commun de leurs apports respectifs. Ainsi
naîtrait une culture et une religion uniques qui reprendraient les valeurs, les rites, voire les doctrines de
chaque tribu en les additionnant, en en faisant la synthèse, en les fondant dans un syncrétisme. Cette
position a été esquissée ou anticipée par le philosophe américain Emerson (mort en 1882) et l'historien
anglais Toynbee (mort en 1975). Le défendent actuellement les universalistes américains, qui organisent
des offices où on lit successivement des passages des évangiles, des préceptes bouddhistes, des textes du
Coran, et d'autres traditions religieuses voire non religieuses, et où l'on célèbre successivement ou
alternativement la cérémonie japonaise du thé et le partage judéo-chrétien du pain et du vin. Il en résulte
un mélange, qui a parfois de l'allure, mais qui le plus souvent reste très artificiel et souvent superficiel,
qui manque de force de conviction.

On a souvent signalé qu'aujourd'hui beaucoup de gens se fabriquent une spiritualité faite de bric et de
broc. Ils empruntent des éléments à droite et à gauche, et joignent par exemple la croyance en la
réincarnation avec tel rite ou telle doctrine chrétienne, et avec telle pratique bouddhiste. Il faut parler dans
ce cas-là d'un menu à la carte, chacun choisissant ce qui lui plaît ou ce qui lui convient, et forgeant non
pas une religion englobante, mais une religion individuelle.

La démarche syncrétique est différente. Elle veut faire du dialogue inter religieux une étape vers un
monologue où les discours divers s'unifieraient. Cette démarche, souvent généreuse et ouverte, me semble
trop ignorer les réalités. Leurs histoires, leurs chants, leurs rites ont profondément marqué la personnalité
de chaque tribu, et il est utopique de croire qu'ils puissent en adopter, ou en assimiler d'autres et abolir
les différences par le mélange et le partage. De plus, tout n'est pas compatible avec tout ; on rencontre
des contradictions, et il y a des moments où il faut choisir. Une religion englobante ferait violence aux
uns comme aux autres, et du coup, car la violence engendre la violence, risque d'entraîner des réactions
brutales. Bien que cette hypothèse me laisse plutôt sceptique, et quoique je ne sois pas sûr que ce serait un
bien, on ne peut pas exclure qu'il y ait un jour une religion unique pour l'humanité, mais en tout cas, cela
demandera beaucoup de temps ; il faudra avoir vécu des événements semblables, avoir fait les mêmes
expériences, avoir été marqués par des chants, des poèmes, des penseurs de la plaine, et, en théologien,
j'ajouterai avoir reçu une nouvelle révélation. Dans ce domaine, on ne peut pas forcer les choses, et le
projet syncrétique me semble, pour le moment, chimérique.
Le scénario dialogal

Reste un quatrième scénario, peut-être plus humble que les deux précédents, moins programmatique, mais
plus pragmatique. Pour éviter que les tribus arrivant dans la plaine ne se battent et ne s'entre-tuent,
puisqu'on ne peut ni éliminer leurs particularités ni les fusionner, il n'y a pas d'autres solutions pour elles
que de cheminer côte à côté, en apprenant à se connaître, à échanger, sans tenter, pour le moment, de
supprimer leur pluralité. On renonce à écarter ou à marginaliser la différence, comme le voudrait le
deuxième scénario. On ne cherche pas à l'éliminer par la violence ou par un accord mutuel, comme dans
le premier et le troisième scénario. Il faut donc la prendre en compte, ce qui veut dire admettre les
diversités, sans chercher ni à les camoufler, ni à les supprimer, mais en essayant de se comprendre, de se
connaître, de communiquer. Où cela nous conduira, nous ne le savons pas. Par contre, il apparaît
clairement qu'en suscitant, en favorisant, en développant des dialogues, les religions apporteront leur
contribution à la paix, de manière certes modeste, néanmoins efficace.

Les deux plus grandes organisations inter religieuses actuelles, s'inscrivent dans la perspective de ce
quatrième scénario. Il s'agit de l'Association religieuse internationale pour la liberté (IARF) et de la
Conférence mondiale des religions pour la paix. Comme leur titre même l'indique, elles ne poursuivent
pas un objectif purement religieux, au sens étroit du mot, mais civique ou social. Elles entendent faire se
rencontrer et collaborer des croyants et des responsables religieux pour faire avancer la liberté et la paix
parmi les hommes, pour qu'ils apprennent à vivre justement, librement et paisiblement ensemble.

On accuse souvent les religions d'entraîner de nombreuses violences, de provoquer quantité


d'affrontements, et de conflits. A l'appui de cette accusation, on mentionne les guerres de religions, les
persécutions, les procès, les exécutions, les massacres pour hérésies ou pour croyances non conformes qui
jalonnent l'histoire de l'humanité. En fait, quand on y regarde de plus près, on s'aperçoit que si les
religions ne sont pas innocentes, dans bien des cas, surtout aujourd'hui, les choses sont beaucoup plus
complexes.

Souvent elles ne sont pas la cause ou l'origine des conflits, mais elles sont utilisées et manipulées. Au
seizième siècle, en France, les guerres dites de religion (on ne les appelle ainsi qu'à partir du dix-
neuvième siècle) ont en fait pour objet la conquête du pouvoir royal, et les prétendants au trône se servent
de la religion, plus qu'ils ne la servent.

Aujourd'hui, en Irlande du Nord, les médias parlent toujours d'affrontements meurtriers entre catholiques
et protestants. En fait, s'opposent deux populations non pas pour des questions religieuses, mais autour de
l'appartenance de l'Ulster à la Grande Bretagne défendue par ceux qu'on appelle "unionistes" ou de son
rattachement à la république d'Irlande du Sud pour lequel se battent ceux qu'on nomme "républicains".
Quand en passant de l'anglais au français, les dépêches d'agences traduisent unioniste par "protestant" et
républicain par "catholique", elles transforment indûment un combat politique en lutte religieuse. Les
Églises d'Irlande du Nord ont des relations plutôt bonnes. Elles s'efforcent, dans chaque camp d'apaiser
les esprits ; elles organisent des rencontres pour que les gens se connaissent et aient des liens ; elles ont
crée des orphelinats communs pour que les enfants des victimes ne soient pas élevés dans une haine de
principe envers ceux qui appartiennent à l'autre communauté. Loin d'aviver le conflit, la religion
intervient ici comme facteur apaisant, même si dans chaque confession, c'est vrai, existent des extrémistes
désavoués par leurs autorités ecclésiastiques respectives.

En Sierra Leone et en Angola, des rencontres entre responsables musulmans et chrétiens ont contribué à
faire avancer la difficile entreprise de pacification. De même beaucoup de musulmans nous demandent de
ne pas confondre Islam et islamisme, et ils ont probablement raison. Je ne veux pas du tout nier la
responsabilité des religieux dans des violences honteuses, criminelles, blasphématoires. C'est vrai qu'on a
assassiné et massacré au nom de Dieu, et que c'est un scandale. Je dis seulement que le bilan est contrasté,
ni uniquement négatif ni seulement positif. Les religions sont ambivalentes, et il nous appartient de faire
en sorte qu'elles servent au bien et non au mal, et nous le ferons justement en développant des dialogues.
Ils ne suffiront certes pas pour établir la justice, la liberté et la paix sur terre, mais ils apporteront à ces
tâches une contribution dont on aurait tort de minimiser l'importance.
2. Le motif religieux

Refus chrétiens d'un dialogue religieux

Sur ce premier motif, civique et social, on rencontre un consensus assez large. Par contre, on constate des
désaccords quand on se demande si le dialogue inter religieux répond à une autre raison, et s'il poursuit un
autre objectif qu'aider des gens différents à vivre paisiblement et justement ensemble. Le refus d'engager
un dialogue qui aille au delà du civisme et qui ait des motifs religieux prend deux formes.

D'abord celle de l'exclusivisme qui considère que le dialogue inter religieux ne relève pas de la spiritualité
ou de la foi, mais uniquement de l'éthique, c'est à dire du comportement à avoir envers les êtres humains.
S'il faut respecter, dit-il, les autres croyants en tant qu'être humains qui ont, à ce titre, des droits, il ne
s'ensuit nullement que le chrétien doive s'ouvrir à leurs religions. Il n'a rien à apprendre d'elles concernant
Dieu, sinon des erreurs. L'évangile a l'exclusivité ou le monopole de la vérité. Jésus est le seul chemin
entre Dieu et les humains. Toutes les autres voies sont des impasses, qui nous égarent et éloignent de lui.

Cette thèse se rencontre chez Luther qui va parfois jusqu'à laisser entendre que le Diable n'est rien ou
personne d'autre que le visage que prend Dieu quand on le connaît en dehors du Christ. Les religions
seraient donc diaboliques. Dans la même ligne, le protestant Karl Barth (mort en 1969) affirme qu'à
l'exception de l'évangile, toutes les religions manifestent l'orgueil et expriment les illusions des êtres
humains; elles ne disent rien de bon, ni de juste, ni de vrai sur Dieu.

"L'inclusivisme"

Le refus prend une seconde forme, moins raide, moins abrupte, moins catégorique, plus subtile, celle de
"l'inclusivisme". Il estime que les religions non chrétiennes comportent des vérités et des valeurs
authentiques qui préparent à recevoir l'évangile; qu'on y trouve des lueurs susceptibles d'orienter vers la
lumière évangélique, ou des semences, qui convenablement cultivées, donneront une moisson chrétienne.
L'inclusivisme, s'il a plus de considération pour les autres religions, ne permet pourtant pas un véritable
dialogue. Dans les rencontres avec les fidèles des autres religions, il voit un moyen pédagogique pour les
convaincre et les convertir. Le chrétien, en effet, n'a pas tant à écouter les autres, à recevoir d'eux, à
échanger avec eux, qu'à leur parler, qu'à les enseigner, qu'à leur faire découvrir que leurs croyances, leurs
spiritualités ne sont que des germes qui parviennent à leur maturité et trouvent leur épanouissement dans
le christianisme.

Dans les deux cas, on développe un impérialisme chrétien qui non seulement ne voit pas la nécessité d'un
dialogue proprement religieux avec les autres, mais qui même en nie la légitimité au nom de l'évangile et
du caractère unique du Christ.

La religion ambiguë

Ces deux positions, l'exclusivisme et l'inclusivisme, me semblent se fonder sur une analyse trop rapide et
superficielle aussi bien des religions que du message biblique. A mon sens, ce message nous conduit à
discerner dans toutes les religions, y compris le christianisme, à la fois un aspect positif, et un versant
négatif. D'un côté, elles ont une valeur propre, spécifique, elles ont beaucoup à apporter. De l'autre côté,
elles portent en elles un danger réel qui les rend redoutables. La Bible nous rend attentif, me semble-t-il, à
cette dualité, et nous invite à un attitude envers les religions, faite à la fois d'accueil et de rejet,
d'ouverture et de critique, de reconnaissance et de méfiance.

D'un côté, elle nous raconte qu'Abraham se fait bénir par Mélchisedeck, un sacrificateur païen, et lui paie
la dîme, que Salomon reçoit la reine païenne de Saba, et accepte ses présents. Les proverbes, les psaumes
et de nombreux textes de l'Ancien Testament s'inspirent de la spiritualité et de la théologie qu'expriment
des poèmes égyptiens, babyloniens voire iraniens. L'un des récits de Noël raconte que des mages, c'est à
dire de prêtres d'une religion astrale, viennent à Bethléem. Jésus lui-même a accueilli souvent des païens,
une femme syro-phénicienne, des officiers romains (il a même dit de l'un d'eux qu'il n'avait jamais trouvé
une fois aussi grande que la sienne en Israël). Selon le livre des Actes des Apôtres, Paul déclare à Lystres
que Dieu ne s'est laissé nulle part sans témoins (ou sans témoignages), et il félicite les athéniens d'être
religieux, il se réfère à leurs autels et à leurs hymnes. On a là une attitude plutôt positive envers les
religions qui leur reconnaît de la vérité, et une intuition authentique de Dieu.

De l'autre côté, de nombreux passages bibliques expriment, à l'inverse, un refus, et manifestent une
profonde aversion envers les religions. L'Ancien Testament condamne radicalement les Baal, et on se
souvient qu'Elie va jusqu'à massacrer leurs prêtres. D'autres textes interdisent aux juifs de se commettre,
si peu que ce soit, avec les cultes païens, contre lesquels les prophètes mènent une incessante polémique.
Parfois, ils les qualifient d'abomination, de prostitution et les considèrent comme criminels. Parfois, ils les
ridiculisent, et en dénoncent la sottise. Ils leurs reprochent, selon une expression de Paul, de remplacer la
vérité de Dieu par le mensonge, et d'adorer des créatures au lieu du créateur. Ici, les religions sont
catégoriquement rejetées.

Y a-t-il opposition, contradiction entre ces deux séries de textes ? Je ne le pense pas. Ils reflètent à mon
sens la dualité des religions. Elles reposent toutes sur un intuition ou une révélation de cette réalité ultime,
que nous chrétiens appelons Dieu, et c'est leur face lumineuse. Mais en même temps, toutes, y compris le
judaïsme et le christianisme, trahissent peu ou prou, dénaturent plus ou moins l'intuition et la révélation
qui les suscite. Elles les enferment dans des systèmes rituels et doctrinaux, elles confondent Dieu avec ce
qui le manifeste, et c'est leur face obscure. Il y a en chacune d'elles de l'angélique, elles sont messagères
de l'ultime, et du diabolique, elles masquent l'ultime, et prétendent se l'approprier et le posséder. Il
n'existe pas de religion totalement vraie et juste, mais pas non plus de religion complètement fausse et
mauvaise. Ce qui veut dire que de toutes, nous chrétiens avons quelque chose à recevoir, et qu'à toutes
nous avons également quelque chose à apporter. Cette double conviction fonde la nécessité théologique,
spirituelle du dialogue, de l'échange, de la confrontation.

Visée religieuse du dialogue inter religieux

Quel sens et quel but donner dans cette perspective, au dialogue ? Pour répondre à cette question, je vais
citer deux théologiens protestants. Le premier, l'allemand Ernst Troeltsch, mort en 1920, a écrit que la
rencontre entre religions devait permettre une "fécondation réciproque". Le second, l'américain John
Cobb, né en 1925, parle de "transformation créatrice mutuelle". Cette transformation ou cette fécondation
me semble avoir trois aspects.

D'abord, la confrontation doit obliger chacun à réfléchir sur sa propre foi et à l'approfondir, la mieux
comprendre. Elle lui fera percevoir des aspects de sa propre religion qu'il a négligés. Par exemple, comme
le remarque Schweitzer, le contact avec les religions orientales fait prendre conscience aux chrétiens que
durant le vingtième siècle, ils ont insisté, justement, sur l'engagement du croyant dans le monde, mais ont
trop oublié la spiritualité, c'est à dire le travail sur soi-même. A l'inverse, au contact du christianisme, bien
des religions orientales redécouvrent l'importance du domaine politique et social. Ainsi, emprunts et
élargissements deviennent possibles. En rencontrant des gens différents de nous, nous percevons certaines
de nos carences, en même temps nous saisissons mieux ce qui fait notre propre identité, et du coup nous
devenons capables de progresser. N'est-ce pas, d'ailleurs, ce que nous avons découvert et expérimenté
dans le dialogue entre les confessions chrétiennes ?

Ensuite, je crois que la confrontation doit susciter, développer, favoriser une attitude critique envers soi-
même, ce qui me paraît essentiel. En effet, à cause de l'ambiguïté que j'ai signalée, une religion, quelle
qu'elle soit, a besoin de critique pour rester vivante et vraie. La critique l'empêche de sombrer dans
l'idolâtrie et de devenir démoniaque. Elle fait sans cesse apparaître la distance entre la révélation et les
structures religieuses, sans nier leur relation. Elle s'oppose à la sacralisation des mythes, des rites, des
dogmes, ou des institutions, en montrant qu'il s'agit d'expressions relatives et imparfaites. Dans cette
perspective, nous devons être extrêmement attentifs aux objections ou réticences à notre égard. Nous
devons les prendre très au sérieux, nous demander si elles sont fondées, et ne pas nous en défendre,
comme nous le faisons instinctivement en considérant qu'elles traduisent des incompréhensions ou des
malentendus. Ce que nous disent les autres nous montre nos insuffisances, nos défauts, nos déviations;
nous ne nous en apercevrions pas tout seuls. Mais en même temps, et à l'inverse, il nous faut aussi savoir
formuler et faire entendre aux autres nos critiques ou nos réserves, ce qui demande du tact, du doigté et ce
qui implique aussi de développer des relations amicales, sans lesquelles la critique sera interprétée comme
une agression qui cherche à détruire, et non comme une interrogation qui vise à rendre service.

Enfin, la confrontation ne doit pas rester théorique. Elle invite à changer, à bouger, à se réformer. Une
spiritualité vivante conduit à se remettre en cause, à se transformer. Dieu ne nous demande pas de rester
les mêmes, comme si nous étions parfaits, mais il nous appelle à devenir, selon une expression de l'apôtre
Paul, des créatures nouvelles. Nos religions ne doivent pas ressembler à des constructions achevées, à ces
immeubles où l'on ne peut plus modifier que des détails. Il importe de les vivre comme des "voies" selon
une belle expression qui nous vient d'Orient, mais qui existe aussi dans notre tradition. Jésus a dit "Je suis
le chemin" ; l'épître aux hébreux qualifie l'évangile de "route vivante", et Paul compare la vie chrétienne à
une course. Le thème du cheminement, du voyage, du pèlerinage tient une très grande place dans le
judaïsme, dans le christianisme, dans l'Islam, et aussi dans le bouddhisme. Les croyants ne sont pas
invités à s'arrêter dans de belles demeures spirituelles, mais à marcher, à aller de l'avant.

J'en arrive à ma conclusion. Parmi ceux qui sont persuadés de sa nécessité, et qui le pratiquent, on
rencontre actuellement trois manières de comprendre le dialogue inter religieux.

Pour la première (qui se réclame souvent des travaux de Mircéa Eliade et de l'école dite de Chicago),
malgré leur apparente diversité, il existe entre les diverses religions une ressemblance, une similitude,
voire une parenté profondes. Elles ont, par exemple, en commun le sens du sacré, le recours au langage
mythique, l'importance donnée à des rites, l'attention portée à l'éthique. Dialoguer avec une autre religion,
signifie, dans ce cas, découvrir chez elle ce qu'elle partage avec nous, et se retrouver soi-même en elle. Il
y aurait ainsi, au delà de ce qui les distingue et les sépare, une communauté entre croyants suffisamment
profonde et assez forte pour qu'ils se découvrent semblables et se retrouvent ensemble.

Pour la deuxième conception, les religions sont, au contraire, foncièrement, radicalement et totalement
différentes les unes des autres. Il n'y a rien de commun entre le bouddhisme, l'Islam, les animismes
africains, les spiritualités amérindiennes et le christianisme. Parler, dans tous ces cas, de religion n'indique
nullement une parenté. Pour reprendre une comparaison du professeur Lindbeck de l'Université de Yale,
ce n'est pas parce que le tennis et le bridge sont des jeux qu'ils se ressemblent. Dialoguer veut dire ici
rencontrer non un semblable, comme dans le cas précédent, mais un étranger. Parce qu'on ne parle pas de
la même chose, on n'a rien à recevoir de lui, ni à lui dire : quels rapports établir, quel échanges développer
entre le bridge et le tennis ? On choisit de jouer à l'un ou à l'autre, il serait absurde d'essayer de les
combiner, et même de les comparer. Par contre, il importe de poser ensemble les principes d'une
coexistence pacifique qui permette à chacun de se pratiquer tranquillement, paisiblement le jeu ou la
religion qui a ses préférences. Le dialogue interreligieux se cantonne donc dans le domaine civique ou
social, et n'a pas de dimension spirituelle.

Les perspectives que j'ai esquissées dans la deuxième partie de cette conférence, en parlant des motifs
proprement religieux ou spirituels du dialogue renvoient à une troisième manière de comprendre la
religion, qui la caractérise non par des croyances et des rites, mais par un souci, une préoccupation ou une
recherche celle du sens de la vie, ou des valeurs ultimes, ou d'une existence authentique. La spiritualité
représente non pas un édifice de doctrines et de pratiques, mais un questionnement engagé sur soi, sur le
monde, sur la vie, un approfondissement des interrogations existentielles présentes en tout être humain.
Dialoguer avec l'autre consiste alors à partager son questionnement, à l'interroger sur sa démarche, et à
s'interroger sur la sienne, même si on n'entend pas changer de voie. De cette manière, on s'aide
mutuellement à progresser dans nos cheminements spirituels respectifs, à approfondir, à épurer et à
élargir sa foi.

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