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Adorno Et Horkheimer - souffrance existentielle des animaux 25/12/09 03:30

Theodor W. Adorno et Max Horkheimer,


La dialectique de la raison,
Gallimard, collect. Tel, 1983, p.268-270.

Souffrance existentielle

L'homme et l'animal

Dans l'histoire européenne, l'idée de l'homme s'exprime dans la manière


dont on le distingue de l'animal. Le manque de raison de l'animal sert à
démontrer la dignité de l'homme. Cette opposition a été prêchée avec tant
de constance et d'unanimité par tous les prédécesseurs de la pensée
bourgeoise - les anciens Juifs et les Pères de l'Église, puis au Moyen Age
et dans les temps modernes - qu'elle fait partie du fond inaliénable de
l'anthropologie occidentale comme peu d'autres idées. Même de nos jours
elle est encore reconnue. Les behaviouristes ne l'ont oubliée qu'en
apparence. Le fait qu'ils appliquent aux hommes les mêmes formules et
les mêmes trouvailles qu'ils obtiennent en se déchaînant pour torturer des
animaux sans défense dans leurs abominables laboratoires de physiologie,
confirme cette différence d'une façon particulièrement cruelle. Les
conclusions qu'ils tirent des corps mutilés des animaux ne s'appliquent
pas à l'animal en liberté, mais à l'homme d'aujourd'hui. Cet homme
prouve en faisant violence à l'animal qu'il est seul dans toute la création à
fonctionner volontairement de façon aussi mécanique, aussi aveugle et
automatique, exactement comme les membres en convulsion des victimes
que le spécialiste utilise à ses propres fins. Le professeur à sa table de
dissection définit scientifiquement ces spasmes comme des réflexes;
l'aruspice devant l'autel proclamait qu'ils étaient des signes donnés par les
dieux qu'il servait. L'homme possède la raison qui progresse
impitoyablement; l'animal qu'il utilise pour aboutir à ses conclusions
irrévocables n'a que la terreur déraisonnable, l'instinct de la fuite qui lui
est interdite.

L'absence de raison n'a pas de mots pour s'exprimer. Seul celui qui la
possède est éloquent et l'histoire manifeste est pleine de cette éloquence.
La terre entière témoigne de la gloire de l'homme. Durant les guerres, en
temps de paix, dans l'arène et à l'abattoir, de la mort lente de l'éléphant
vaincu par les hordes humaines primitives dans leur premier assaut
planifié jusqu'à l'exploitation systématique du monde animal, les créatures
privées de raison ont eu à subir la raison. Ce processus visible cache aux
bourreaux le processus invisible: la vie sans la lumière de la raison,
l'existence des animaux. C'est elle qui devrait constituer le véritable
thème de la psychologie, car seule la vie des animaux est gouvernée par
des impulsions psychiques; quand la psychologie entreprend d'expliquer
les hommes, ils ont régressé et sont déjà des ruines. Et quand les hommes
ont recours à la psychologie, l'espace réduit de leurs rapports immédiats
est encore rétréci, même là ils sont réduits à l'état de choses. Recourir à la
psychologie pour comprendre les autres, c'est faire preuve de cynisme,
recourir à elle pour expliquer ses propres motivations n'est que
sentimentalité. Mais la psychologie animale a perdu de vue son objet,

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dans les trappes et les labyrinthes de ses chicaneries elle a oublié que
pour parler de l'âme, pour la concevoir, elle doit se tourner vers l'animal.
Même Aristote, qui attribuait une âme aux animaux, une âme d'une
espèce inférieure, il est vrai, a préféré traiter des corps, de leurs parties,
de leurs mouvements et de la manière dont ils se reproduisent, plutôt que
de parler de l'existence spécifique de l'animal.

Le monde de l'animal est un monde sans concept. Il n'y a pas de mot


pour fixer l'identique dans le flux des phénomènes, pour isoler la même
espèce dans la succession de ses spécimens ou la chose dans les
modifications des situations. Même si la recognition est possible,
l'identification se limite à ce qui a été établi de façon vitale. Il n'y a rien
dans le flux des choses qui soit déterminé comme permanent et pourtant
tout reste identique parce qu'il n'y a pas de savoir solide concernant le
passé, pas plus qu'il n'y a de prévision claire de l'avenir. L'animal répond
à son nom et n'a pas de moi, il est refermé sur lui-même et cependant
exposé à l'extériorité, une contrainte succède à l'autre, aucune idée ne la
transcende. Privé de réconfort, il ne connaît pas pour autant une angoisse
moins grande, la conscience du bonheur qui lui fait défaut ne le libère pas
pour autant de la tristesse et de la douleur. Pour que le bonheur se
matérialise, qu'il concède la mort à l'existence, il faut une mémoire
susceptible d'identification, une connaissance apaisante, l'idée religieuse
ou philosophique, bref le concept. Il y a des animaux heureux, mais que
ce bonheur est bref! Pour l'animal, la durée que ne vient pas interrompre
la pensée libératrice, est triste et dépressive. Pour échapper au vide
lancinant de l'existence, il faut une capacité de résistance à laquelle le
langage est indispensable. Même l'animal le plus fort est infiniment
faible. La thèse de Schopenhauer, selon laquelle la vie oscille entre la
douleur et l'ennui, entre de brefs instants où l'instinct est satisfait et un
désir ardent qui ne connaît pas de fin, s'applique bien à l'animal auquel
aucune connaissance ne permet d'arrêter le destin. L'âme de l'animal
recèle les différents sentiments et besoins propres à l'homme, voire les
rudiments de l'esprit sans qu'il ait le soutien que seule la raison
organisatrice peut apporter. Les jours les meilleurs s'écoulent dans des
changements constants comme en un rêve que l'animal ne parvient
d'ailleurs guère à distinguer de l'état de veille. Il ne sait rien de la transi­
tion nette du jeu à l'activité sérieuse ou du réveil joyeux qui fait passer du
cauchemar à la réalité.

La transformation de l'homme en animal est un thème récurrent des


légendes des nations. Etre condamné à habiter le corps d'un animal
équivaut à une damnation. Pour les enfants et les populations, la
représentation de telles métamorphoses est immédiatement
compréhensible. Dans les plus anciennes civilisations la croyance dans la
métempsycose considère la réincarnation dans une forme animale comme
la pire des punitions. La muette sauvagerie dans le regard d'un animal
reflète la même horreur que celle ressentie par les hommes à l'idée d'une
telle métamorphose. Chaque animal fait penser à un désastre effroyable
qui aurait eu lieu dans des temps immoriaux. La légende exprime le
pressentiment des hommes. Mais si le prince du conte avait gardé sa
raison de sorte qu'il pût exprimer sa douleur et être libéré ainsi par la fée,
l'absence de raison condamne éternellement l'animal à habiter la forme
qui est la sienne, à moins que l'homme qui faisait un avec lui dans le
passé, trouve la formule de la délivrance fléchissant à la fin des temps le
cœur de pierre de l'éternité.

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