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Michel Foucault La Technologie Politique Des Individus Texte N 364 Dits Ecrits
Michel Foucault La Technologie Politique Des Individus Texte N 364 Dits Ecrits
Une question apparue à la fin du XVIIIe siècle définit le cadre général de ce que
j'appelle les «techniques de soi». Elle est devenue l'un des pôles de la
philosophie moderne. Cette question tranche nettement avec les questions
philosophiques dites traditionnelles: Qu'est-ce que le monde? Qu'est-ce que
l'homme? Qu'en est-il de la vérité? Qu'en est-il de la connaissance? Comment le
savoir est-il possible? Et ainsi de suite. La question, à mon sens, qui surgit à la fin
du XVIIIe siècle est la suivante: Que sommes-nous en ce temps qui est le nôtre?
Vous trouverez cette question formulée dans un texte de Kant. Non qu'il faille
laisser de côté les questions précédentes quant à la vérité ou à la connaissance,
etc. Elles constituent au contraire un champ d'analyse aussi solide que
consistant, auquel je donnerais volontiers l'appellation d'ontologie formelle de la
vérité. Mais je crois que l'activité philosophique conçut un nouveau pôle, et que
ce pôle se caractérise par la question, permanente et perpétuellement
renouvelée: «Que sommes-nous aujourd'hui?» Et tel est, à mon sens, le champ
de la réflexion historique sur nous-même. Kant, Fichte, Hegel, Nietzsche, Max
Weber, Husserl, Heidegger, l'école de Francfort ont tenté de répondre à cette
question. M'inscrivant dans cette tradition, mon propos est donc d'apporter des
réponses très partielles et provisoires à cette question à travers l'histoire de la
pensée ou, plus précisément, à travers l'analyse historique des rapports entre
nos réflexions et nos pratiques dans la société occidentale.
État. Je voudrais ici vous donner un aperçu, non pas des techniques de soi, mais
de la technologie politique des individus.
Certes, je crains que les matériaux dont je traite ne soient un peu trop
techniques et historiques pour une conférence publique. Je ne suis point un
conférencier, et je sais que ces matériaux conviendraient mieux à un séminaire.
Mais, malgré leur technicité peut-être excessive, j'ai deux bonnes raisons de vous
les présenter. En premier lieu, il est un peu prétentieux, je crois, d'exposer de
manière plus ou moins prophétique ce que les gens doivent penser. Je préfère les
laisser tirer leurs propres conclusions ou inférer des idées générales des
interrogations que je m'efforce de soulever par l'analyse de matériaux
historiques bien précis. Je crois cela plus respectueux de la liberté de chacun,
telle est ma démarche. Ma seconde raison de vous présenter des matériaux
assez techniques est que je ne vois pas pourquoi le public d'une conférence
serait moins intelligent, moins averti ou moins cultivé que celui d'un cours.
Attaquons-nous donc maintenant à ce problème de la technologie politique des
individus.
En 1779 parut le premier volume d'un ouvrage de l'Allemand J .P. Frank sous le
titre System einer vollständigen Medicinischen Polizey ; cinq autres tomes
devaient suivre. Et lorsque le dernier volume sortit des presses, en 1790, la
Révolution française avait déjà commencé *. Pourquoi rapprocher un événement
aussi célèbre que la Révolution française et cet obscur ouvrage? La raison en est
simple. L'ouvrage de Frank est le premier grand programme systématique de
santé publique pour l'État moderne. Il indique avec un luxe de détails ce que doit
faire une administration pour garantir le ravitaillement général, un logement
décent, la santé publique, sans oublier les institutions médicales nécessaires à la
bonne santé de la population, bref, pour protéger la vie des individus. À travers
ce livre, nous pouvons voir que le souci de la vie individuelle devient à cette
époque un devoir pour l'État.
Que l'on me pardonne de revenir au même point: nous sommes des êtres
pensants. Autrement dit, que nous tuions ou soyons tués,
que nous fassions la guerre ou que nous demandions une aide en tant que
chômeurs, que nous votions pour ou contre un gouvernement qui ampute le
budget de la Sécurité sociale et accroît les dépenses militaires, nous n'en
sommes pas moins des êtres pensants, et nous faisons tout cela au nom, certes,
de règles de conduite universelles, mais aussi en vertu d'une rationalité
historique bien précise. C'est cette rationalité, ainsi que le jeu de la mort et de la
vie dont elle définit le cadre, que je voudrais étudier dans une perspective
historique. Ce type de rationalité, qui constitue l'un des traits essentiels de la
rationalité politique moderne, s'est développé aux XVIIe et XVIIIe siècles au
travers de l'idée générale de «raison d'État» ainsi que d'un ensemble bien
spécifique de techniques de gouvernement que l'on appelait à cette époque, en
un sens très particulier, la police.
Commençons par la «raison d'État». Je rappellerai succinctement un petit nombre
de définitions empruntées à des auteurs italiens et allemands. À la fin du XVIe
siècle, un juriste italien, Botero, donne cette définition de la raison d'État: «Une
connaissance parfaite des moyens à travers lesquels les États se forment, se
renforcent, durent et croissent *.» Un autre Italien, Palazzo, écrit au début du
XVIIe siècle (Discours du gouvernement et de la véritable raison d'État, 1606) ** :
«Une raison d'État est une méthode ou un art nous permettant de découvrir
comment faire régner l'ordre ou la paix au sein de la République.» Et Chemnitz,
auteur allemand du milieu du XVIIe siècle (De ratione Status, 1647) ***, donne,
quant à lui, cette définition: «Certaine considération politique nécessaire pour
toutes les affaires publiques, conseils et projets, dont le seul but est la
préservation, l'expansion et la félicité de l'État» -notez bien ces mots:
préservation de l'État, expansion de l'État et félicité de l'État -«à quelle fin l'on
emploie les moyens les plus rapides et les plus commodes».
* Botero (G.), Della ragione di Stato dieci libri, Roma, V. Pellagallo, 1590
(Raison et Gouvernement d'État en dix livres, trad. G. Chappuys, Paris,
Chaudière, 1599).
** Palazzo (G.A.), Discorso del governo e della ragione vera di Stato, Venetia, de
Franceschi, 1606 (Discours du gouvernement et de la raison vraie d'État, trad. A.
de Vallières, Douay, B. Bellère, 1611).
Or, proférer une telle évidence, une telle platitude, c'était en vérité rompre
simultanément avec deux traditions opposées: la tradition chrétienne et la
théorie de Machiavel. Celle-là prétendait que pour être foncièrement juste, le
gouvernement devait respecter tout un système de lois: humaines, naturelles et
divines.
La raison d'État se trouve aussi opposée à une autre espèce d'analyse. Dans Le
Prince, le problème de Machiavel est de savoir comment l'on peut protéger,
contre ses adversaires de l'intérieur ou de l'extérieur, une province ou un
territoire acquis par l'héritage ou la conquête. Toute l'analyse de Machiavel tente
de définir ce qui consolide le lien entre le Prince et l'État, cependant que le
problème posé au début du XVIIe siècle par la notion de raison d'État est celui de
l'existence même et de la nature de cette nouvelle entité qu'est l'État. C'est bien
pourquoi les théoriciens de la raison d'État s'efforcèrent de rester aussi loin que
possible de Machiavel: celui-ci jouissait d'une fort mauvaise réputation à cette
époque, et ils ne pouvaient reconnaître leur problème dans le sien, lequel n'était
pas le problème de l'État, mais celui des rapports entre le Prince - le roi - et son
territoire et son peuple. En dépit de toutes les querelles autour du Prince et de
l'oeuvre de Machiavel, la raison d'État marque un jalon important dans
l'apparition d'un type de rationalité extrêmement différent du type propre à la
conception de Machiavel. Le propos de ce nouvel art de gouverner est
précisément de ne pas renforcer le pouvoir du Prince. Il s'agit de consolider l'État
lui-même.
L'État est une chose qui existe pour soi. C'est une sorte d'objet naturel, même si
les juristes tâchent de savoir comment il peut se constituer de manière légitime.
L'État est de lui-même un ordre des choses, et le savoir politique le distingue des
réflexions juridiques. Le savoir politique traite, non pas des droits du peuple ni
des lois humaines ou divines, mais de la nature de l'État qui doit être gouverné.
Le gouvernement n'est possible que lorsqu’est connue la force de l'État: c'est par
ce savoir qu'elle peut être entretenue. Et il faut connaître la capacité de l'État et
les moyens de l'augmenter, ainsi que la force et la capacité des autres États, des
États rivaux du mien. L'État gouverné doit tenir tête aux autres. Le
gouvernement ne saurait donc se limiter à la seule application des principes
généraux de raison, de sagesse et de prudence. Un savoir spécifique est
nécessaire : un savoir concret, précis et mesuré se rapportant à la puissance de
l'État. L'art de gouverner, caractéristique de la raison d'État, est intimement lié
au développement de ce que l'on a appelé, à cette époque, l'arithmétique
politique -c'est-à-dire la connaissance que donna la compétence politique. L'autre
nom de cette arithmétique politique, vous le savez fort bien, était la statistique,
une statistique sans lien aucun avec la probabilité, mais rattachée à la
connaissance de l'État, des forces respectives des différents États.
Le deuxième point important qui découle de cette idée de raison d'État n'est
autre que l'apparition de rapports inédits entre politique et histoire. Dans cette
perspective, la véritable nature de l'État n'est plus conçue comme un équilibre
entre plusieurs éléments que seule une bonne loi pourrait maintenir ensemble.
Elle apparaît alors comme un ensemble de forces et d'atouts susceptibles d'être
augmentés ou affaiblis selon la politique suivie par les gouvernements. Il importe
d'accroître ces forces, puisque chaque État se trouve dans une rivalité
permanente avec d'autres pays, d'autres nations et d'autres États, en sorte que
chaque État n'a rien d'autre, devant lui, qu'un avenir indéfini de luttes, ou tout au
moins de compétitions, avec des États semblables. Tout au long du Moyen Âge,
l'idée avait dominé que tous les royaumes de la terre seraient un jour unifiés en
un dernier Empire juste avant le retour du Christ ici-bas. Dès le début du XVIIe
siècle, cette idée familière n'est plus qu'un songe, lequel fut aussi l'un des traits
majeurs de la pensée politique, ou de la pensée historico-politique, au cours du
Moyen Âge. Ce projet d'une reconstitution de l'Empire romain s'évanouit à
jamais. La politique doit désormais traiter d'une irréductible multiplicité d'États
qui luttent et rivalisent dans une histoire limitée.
La troisième idée que nous pouvons tirer de cette notion de raison d'État est la
suivante: puisque l'État est sa propre finalité et que le dessein exclusif des
gouvernements doit être non seulement la conservation mais aussi le
renforcement permanent et le développement des forces de l'État, il est clair que
les gouvernements n'ont pas à s'inquiéter des individus; ou plutôt, ils n'ont à s'en
préoccuper que dans la seule mesure où ils présentent quelque intérêt à cette fin
: ce qu'ils font, leur vie, leur mort, leur activité, leur conduite individuelle, leur
travail et ainsi de suite. Je dirais que dans ce type d'analyse des rapports entre
l'individu et l'État, l'individu n'intéresse l'État que dans la seule mesure où il peut
faire quelque chose pour la puissance de l'État. Mais il est dans cette perspective
un élément que nous pourrions définir comme un marginalisme politique en son
genre, dès lors que seule est en question ici l'utilité politique. Du point de vue de
l'État, l'individu n'existe que pour autant qu'il est à même d'apporter un
changement, fût-il minimal, à la puissance de l'État, que ce soit dans une
direction positive ou négative. L'État n'a donc à s'occuper de l'individu que dans
la seule mesure où celui-ci peut introduire un tel changement. Et tantôt l'État lui
demande de vivre, de travailler, de produire et de consommer; tantôt il lui
demande de mourir.
Ce que je cherche, au contraire, ce sont les techniques, les pratiques qui donnent
une forme concrète à cette nouvelle rationalité politique et à ce nouveau type de
rapport entre l'entité sociale et l'individu. Et de manière assez surprenante, il
s'est trouvé, au moins en des pays comme l'Allemagne et la France, où pour
différentes raisons le problème de l'État passait pour majeur, des personnes pour
reconnaître la nécessité de définir, de décrire et d'organiser très explicitement
cette nouvelle technologie du pouvoir, les nouvelles techniques permettant
d'intégrer l'individu à l'entité sociale. Ils admirent cette nécessité, et ils lui
donnèrent un nom: police, en français, et Polizei en allemand. Je crois que police
en anglais a un sens très différent.) Il nous appartient précisément d'essayer de
donner de meilleures définitions de ce que l'on entendait par ces vocables
français et allemand, police et Polizei.
Leur sens est pour le moins déroutant puisque, depuis le XIXe siècle au moins
jusqu'à aujourd'hui, on les a employés pour désigner tout autre chose, une
institution bien précise qui, en France et en Allemagne, du moins -je ne sais ce
qu'il en est aux États-Unis -, n'a pas toujours joui d'une excellente réputation.
Mais de la fin du XVIe siècle à la fin du XVIIIe siècle, les termes de police et de
Polizei ont eu un sens tout à la fois très large et très précis. Quand on parlait de
police à cette époque, on parlait des techniques spécifiques qui permettaient à
un gouvernement, dans le cadre de l'État, de gouverner le peuple sans perdre de
vue la grande utilité des individus pour le monde.
Le deuxième conseil devait s'occuper des aspects négatifs de la vie: des pauvres,
veufs, orphelins, vieillards, qui avaient besoin d'un secours; il devait aussi régler
le cas des personnes affectées à un travail mais qui pouvaient se montrer
récalcitrantes, de ceux dont les activités exigeaient une aide pécuniaire, et il
avait à gérer un bureau de dons ou de prêts financiers aux indigents. Il devait
aussi veiller à la santé publique -maladies, épidémies -et aux accidents tels
qu'incendies et inondations, et organiser une espèce d'assurance à l'intention
des personnes qu'il fallait protéger de tels accidents.
Que démontre ce texte? Il démontre d'abord que la «police» apparaît comme une
administration dirigeant l'État concurremment avec la justice, l'armée et les
finances. En fait, pourtant, elle embrasse toutes ces autres administrations et,
comme l'explique Turquet, elle étend ses activités à toutes les situations, à tout
ce que les hommes font ou entreprennent. Son domaine comprend la justice, la
finance et l'armée *.
Ainsi, vous le voyez, la police, dans cette utopie, englobe tout, mais d'un point de
vue extrêmement particulier. Hommes et choses y sont envisagés dans leurs
rapports. Ce qui intéresse la police, c'est la coexistence des hommes sur un
territoire, leurs rapports de propriété, ce qu'ils produisent, ce qui s'échange sur le
marché et ainsi de suite. Elle s'intéresse aussi à la manière dont ils vivent, aux
maladies et aux accidents auxquels ils sont exposés. En un mot, c'est un homme
vivant, actif et productif que la police surveille. Turquet emploie une très
remarquable expression: l'homme est le véritable objet de la police, affirme-t-il
en substance **.
Bien sûr, je crains un peu que vous n'imaginiez que j'ai forgé cette expression à
seule fin de trouver l'un de ces aphorismes provocateurs auxquels, dit-on, je ne
saurais résister, mais il s'agit bel et bien d'une citation. N'allez pas croire que je
sois en train de dire que l'homme n'est qu'un sous-produit de la police. Ce qui
importe, dans cette idée de l'homme véritable objet de la police, c'est un
changement historique des rapports entre pouvoir et individus. Je dirais, en gros,
que le pouvoir féodal était fait de relations entre sujets juridiques pour autant
qu'ils se trouvaient pris dans des relations juridiques du fait de leur naissance, de
leur rang ou de leur
** lbid.
* T. I, livre l, chap. l, p. 4,
**** Ibid., p. 4.
onze objets de la police. La police s'occupe de la religion, non pas, bien sûr, du
point de vue de la vérité dogmatique, mais de celui de la qualité morale de la vie.
En veillant à la santé et aux approvisionnements, elle s'applique à préserver la
vie; s'agissant du commerce, des fabriques, des ouvriers, des pauvres et de
l'ordre public, elle s'occupe des commodités de la vie. En veillant au théâtre, à la
littérature, aux spectacles, son objet n'est autre que les plaisirs de la vie. Bref, la
vie est l'objet de la police. L'indispensable, l'utile et le superflu: tels sont les trois
types de choses dont nous avons besoin, ou que nous pouvons utiliser dans notre
vie. Que les hommes survivent, vivent, fassent mieux encore que simplement
survivre ou vivre: telle est exactement la mission de la police.
C'est alors que, last but not least, la «police» devint une discipline. Il ne s'agissait
pas simplement d'une pratique administrative concrète ou d'un rêve, mais d'une
discipline au sens académique du terme. On l'enseigna sous le nom de
Polizeiwissenschaft dans diverses universités allemandes, en particulier à
Göttingen. L'université de Göttingen devait être d'une importance capitale pour
l'histoire politique de l'Europe, puisque c'est là que furent formés les
fonctionnaires prussiens, autrichiens et russes -ceux qui devaient accomplir les
réformes de Joseph II ou de la Grande Catherine. Et plusieurs Français, dans
l'entourage de Napoléon notamment, connaissaient les doctrines de la
Polizeiwissenschaft.
A mon sens, l'ouvrage de Justi est une démonstration beaucoup plus fouillée de
l'évolution du problème de la police que l'introduction de De Lamare à son
compendium. Il y a diverses raisons à cela. Premièrement, von Justi établit une
distinction importante entre ce qu'il appelle la police (die Polizei) et ce qu'il
nomme la politique (die Politik). Die Politik est foncièrement à ses yeux la tâche
négative de l'État. Elle consiste, pour l'État, à se battre contre ses ennemis de
l'intérieur comme de l'extérieur, usant de la loi contre les premiers, de l'armée
contre les seconds. La Polizei, en revanche, a une mission positive, et ses
instruments ne sont pas plus les armes que les lois, la défense ou l'interdiction.
Le but de la police est d'accroître en permanence la production de quelque chose
de nouveau, censé consolider la vie civique et la puissance de l'État. La police
gouverne, non par la loi, mais en intervenant de manière spécifique, permanente
et positive dans la conduite des individus. Même si la distinction sémantique
entre la Politik, assumant des tâches négatives, et la Polizei, assurant des tâches
positives, a tôt disparu du discours et du vocabulaire politiques, le problème de
l'intervention permanente de l'État dans la vie sociale, même sans la forme de la
loi, est caractéristique de notre politique moderne et de
Il est un autre point important, dans cette conception de von Justi, qui devait
profondément influencer tout le personnel politique et administratif des pays
européens à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle. L'un des concepts
majeurs de l'ouvrage de von Justi est en effet celui de population, et c'est en
vain, je crois, que l'on chercherait cette notion dans tout autre traité de police. Je
sais fort bien que von Justi n'a inventé ni la notion ni le mot, mais il vaut la peine
de noter que, sous le vocable de population, von Justi prend en compte ce que
les démographes étaient à la même époque en train de découvrir. Dans son
esprit, les éléments physiques ou économiques de l'État, pris dans leur totalité,
constituent un milieu dont la population est tributaire et qui, réciproquement,
dépend de la population. Certes, Turquet et les utopistes de son genre parlaient
aussi des fleuves, des forêts et des champs, etc., mais ils les percevaient
essentiellement comme des éléments capables de produire des taxes et des
revenus. Pour von Justi, au contraire, population et milieu entretiennent en
permanence un rapport réciproque et vivant, et il appartient à l'État de gérer ces
rapports réciproques et vivants entre ces deux types d'êtres vivants. Nous
pouvons dire, désormais, qu'à la fin du XVIIIe siècle la population devient le
véritable objet de la police; ou, en d'autres termes, l'État doit avant tout veiller
sur les hommes en tant que population. Il exerce son pouvoir sur les êtres
vivants en tant qu'êtres vivants, et sa politique est, en conséquence,
nécessairement une biopolitique. La population n'étant jamais que ce sur quoi
veille l'État dans son propre intérêt, bien entendu, l'État peut, au besoin, la
massacrer. La thanatopolitique est ainsi l'envers de la biopolitique.
Je sais fort bien que ce ne sont que projets esquissés et lignes directrices. De
Botero à von Justi, de la fin du XVIe à la fin du XVIIIe siècle, nous pouvons au
moins conjecturer le développement d'une rationalité politique liée à une
technologie politique. De l'idée que l'État possède sa nature et sa finalité propres
à l'idée de l'homme conçu comme individu vivant ou élément d'une population
en rapport avec un milieu, nous pouvons suivre l'intervention croissante de l'État
dans la vie des individus, l'importance croissante des problèmes de la vie pour le
pouvoir politique, et le développement de champs possibles pour des sciences
sociales et humaines, pour autant qu'elles prennent en compte ces problèmes du
comportement individuel à l'intérieur de la population et les relations entre une
population vivante et son milieu.
Le droit, par définition, renvoie toujours à un système juridique, tandis que l'ordre
se rapporte à un système administratif, à un ordre bien précis de l'État -ce qui
était très exactement l'idée de tous ces utopistes de l'aube du XVIIe siècle, mais
aussi des administrateurs bien réels du XVIIIe siècle. Le rêve de conciliation du
droit et de l'ordre, qui fut celui de ces hommes, doit, je crois, demeurer à l'état
de rêve. Il est impossible de concilier droit et ordre parce que, lorsque l'on s'y
essaie, c'est uniquement sous la forme d'une intégration du droit à l'ordre de
l'État.