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RJF 2019

Bénéfices industriels et commerciaux


C 1123. Comment évaluer l’usufruit de titres : à partir des résultats
imposables prévisionnels ou des distributions prévisionnelles ?

CONCLUSIONS du rapporteur public Émilie Bokdam-Tognetti

CE 9e-10e ch. 30-9-2019 no 419860, Sté VP Santé ; CE 9e-10e ch. 30-9-2019 no 419855, Sté Hôtel Restaurant Luccotel> Lire les
observations…

Le contexte du litige
1. Les présentes affaires portent sur un schéma d’ingénierie patrimoniale ayant connu un certain succès dans les années
2000 et au début des années 2010 – jusqu’à ce que la loi 2012-1510 du 29-12-2012 de finances rectificative pour
2012 en réduise l’attractivité fiscale en prévoyant, au 5 de l’article 13 du CGI, l’imposition au nom du cédant du produit
résultant de la (première) cession à titre onéreux d’un usufruit temporaire ou, si elle est supérieure, la valeur vénale de
cet usufruit, non en tant que plus-value, mais dans la catégorie de revenus à laquelle se rattache, au jour de la cession, le
bénéfice ou revenu procuré ou susceptible d’être procuré par le bien ou le droit sur lequel porte l’usufruit temporaire cédé.

2. Ce montage consistait, pour un particulier détenant directement ou par le biais d’une SCI créée par lui la pleine propriété
d’un bien immobilier loué par une entreprise – en général elle-même contrôlée directement ou indirectement par ce même
particulier –, à céder à cette entreprise pour une durée fixe l’usufruit, selon le cas, de ce bien immobilier ou des parts
sociales de cette SCI.

3. Cette pratique a parfois suscité des interrogations de la part de l’administration fiscale, sur deux terrains distincts : celui
de l’abus de droit – qui n’est pas en cause ici – et celui du prix de cession de l’usufruit – pouvant conduire à
redressement lorsque l’administration, soit le considérant trop élevé, a regardé la cessionnaire comme ayant commis un
acte anormal de gestion et rehaussé à due concurrence son bénéfice imposable, le cédant étant par ailleurs imposé sur la
libéralité qu’il a reçue, soit au contraire, l’estimant trop faible, y a vu, compte tenu des liens d’intérêts entre les parties, une
libéralité consentie par le cédant à la société cessionnaire et a rectifié dans les écritures de celle-ci la valeur d’inscription à
l’actif du droit cédé en vertu de votre jurisprudence min. c/ Société Raffypack CE 5-1-2005 no 254556 : RJF 3/05 no 213,
chronique F. Bereyziat RJF 5/05 p. 314, concl. E. Glaser BDCF 3/05 no 25, obs. H. de Feydeau BGFE 2/05 p. 8,
rehaussant d’autant son actif net. Les présentes affaires ressortissent de cette dernière configuration.

4. S’interroger sur l’existence d’un écart à la valeur vénale réelle – premier temps de la caractérisation d’une libéralité –
suppose de déterminer le juste prix d’un usufruit temporaire de parts sociales, compte tenu de tous les éléments dont
l’ensemble permet d’obtenir un chiffre aussi voisin que possible de celui qu’aurait entraîné le jeu normal de l’offre et de la
demande à la date où la cession est intervenue.

5. Si l’exercice est déjà délicat pour évaluer la pleine propriété des titres d’une société non cotée, la difficulté est accrue
pour l’usufruit temporaire de tels titres, en l’absence systématique de transaction portant sur le même droit qui pourrait
servir de comparable pertinent.

6. Afin de déterminer sa valeur, revenons d’abord brièvement sur ce droit.

7. L’article 578 du Code civil définit l’usufruit comme « le droit de jouir des choses dont un autre a la propriété, comme le
propriétaire lui-même, mais à la charge d’en conserver la substance », l’article 582 du même Code en tirant comme
conséquence logique le droit de l’usufruitier de jouir de toute espèce de fruits que peut produire l’objet. L’article 599 du
Code civil interdit au propriétaire, de quelque manière que ce soit, de nuire aux droits de l’usufruitier.

8. Des trois attributs classiques de la propriété (usus, fructus, abusus), usus et fructus sont donc réservés à l’usufruitier
pour toute la durée du démembrement. En revanche, il ne peut disposer de la chose entièrement à sa guise – pas plus
que le nu-propriétaire, en ce qu’il ne peut nuire aux droits de l’usufruitier.

9. Lorsque l’usufruit porte sur des parts sociales, l’usufruitier a droit aux fruits de ces parts, donc aux dividendes. La
distribution du droit de vote entre nu-propriétaire et usufruitier est régie par la loi et par les statuts. L’article 1844 du Code
civil prévoit ainsi que « si une part est grevée d’un usufruit, le droit de vote appartient au nu-propriétaire, sauf pour les
décisions concernant l’affectation des bénéfices, où il est réservé à l’usufruitier ». Si ce même article autorise les statuts à
déroger à ces dispositions, cette faculté ne concerne toutefois pas l’octroi du droit de vote à l’usufruitier pour l’affectation
des bénéfices – dès lors que toute autre répartition porterait atteinte au droit aux fruits de l’usufruitier.

10. Tout usufruit étant, par construction, appelé à prendre fin, l’expression « usufruit temporaire » pour désigner des
schémas de démembrement tels ceux en cause aujourd’hui relève, comme l’ont relevé de nombreux commentateurs (par
ex. H. Novasse, Revue fiscale du patrimoine 2013 no 3, étude 9), d’une facilité de langage. Il serait sans doute plus
approprié de parler d’usufruit à durée fixe ou à durée déterminée, par opposition à l’usufruit viager qui, s’il est lui aussi
temporaire dans l’absolu, est en revanche infini du point de vue de son titulaire en ce qu’il s’éteint avec la mort de son
détenteur. Lorsque l’usufruitier est une personne morale, l’usufruit ne peut être qu’à durée fixe, et inférieure à trente ans,
en vertu de l’article 619 du Code civil.

11. Eu égard à ces caractéristiques, plusieurs méthodes d’évaluation de la valeur réelle d’un usufruit peuvent sembler
envisageables.

12. Sur ce point, précisons d’emblée que, dans votre décision CE 24-10-2018 no 412322, 412323 : RJF 1/19 no 36, concl. R.
Victor @ (C 36), qui portait par ailleurs sur le cas particulier de l’acquisition simultanée par deux personnes d’un bien en
démembrement et non sur la cession par le plein propriétaire initial du seul usufruit d’un bien dont il conserve la nue-
propriété, vous n’avez pas tranché la question : vous avez seulement rappelé qu’en l’absence de transaction pertinente,
l’appréciation de la valeur vénale doit être faite en utilisant « les méthodes » d’évaluation qui permettent d’obtenir un
chiffre aussi voisin que possible de celui qu’aurait entraîné le jeu normal de l’offre et de la demande, et que dans le cas de
l’acquisition d’un bien en démembrement de propriété, « constitue une telle méthode d’évaluation » celle qui définit des
prix de la nue-propriété et de l’usufruit tels qu’ils offrent le même taux de rendement interne de l’investissement pour
l’usufruitier et le nu-propriétaire. Il ne saurait s’en déduire qu’elle est la seule méthode possible.

13. La première approche envisageable, préconisée par quelques auteurs, mais aussi par la DGFiP dans son guide
(remontant à 2006 et souvent taxé d’obsolescence par les praticiens) de l’évaluation des entreprises et des titres de
sociétés, part de l’évaluation du titre en pleine propriété pour en déduire la valeur de l’usufruit.
Cette approche, qui suppose de connaître la valeur de pleine propriété d’une part sociale (ce qui n’est déjà pas toujours
simple…), suppose aussi de connaître la clé de répartition de cette valeur entre nue-propriété et usufruit. Elle repose sur
la prémisse que la valeur de la pleine propriété est égale à la somme de celles de la nue-propriété et de l’usufruit – ce qui
est communément admis au motif que le tout est égal à la somme des parties mais que l’on aurait pu un instant remettre
en question, compte tenu de ce qu’en cas de démembrement, non seulement l’avantage économique lié à la réunion de
tous les attributs entre les mains d’une seule personne est absent mais l’attribut d’abusus semble partiellement s’évaporer
(v., notamment, sur ce point, l’analyse de D. Barthélémy, Dr. fisc. 29/12 comm. 379).
En matière de droits d’enregistrement, la clé de répartition entre usufruit et nue-propriété est simple car prévue par la
loi : l’article 669 du CGI instaure un barème lié à l’âge de l’usufruitier, sauf dans le cas des usufruits constitués pour une
durée fixe, estimés à 23 % de la valeur de la propriété entière pour chaque période de dix ans de la durée de l’usufruit,
sans fraction.
L’article 669 du Code ne vise toutefois pas l’impôt sur le revenu ni l’impôt sur les sociétés. Si l’article 74 SE de l’annexe II
renvoie au barème prévu par cet article en matière de plus-values immobilières des particuliers, il ne concerne que le
calcul de la plus-value imposable chez le cédant et ne porte pas sur le prix de cession à retenir pour ce calcul (qui
demeure le prix réel) mais sur la reconstitution du prix d’acquisition de la nue-propriété ou de l’usufruit du bien, qui avait
été acquis en pleine propriété.

14. La seconde approche envisageable consiste à évaluer directement la valeur de l’usufruit, par la
capitalisation et l’actualisation des fruits nets qui en sont attendus. Cette évaluation financière, reposant sur la méthode
des flux futurs de trésorerie actualisés (ou discounted cash-flows, « DCF »), est celle préconisée par la majorité des
praticiens et auteurs, dans la ligne des travaux du doyen Aulagnier. Cette méthode apparaît, dans sa logique et son esprit,
particulièrement adaptée à la nature même de l’usufruit. Elle est toutefois parfois critiquée par certains comme
méconnaissant l’unicité du bien démembré et la règle PP = NP + U, en ce qu’elle peut en certaines hypothèses aboutir à
une évaluation de l’usufruit supérieure à la valeur de pleine propriété des parts, notamment lorsque cette dernière repose
sur une combinaison de méthodes incluant une approche patrimoniale par l’actif net.

15. En l’espèce, les parties aux deux cessions en litige avaient calculé la valeur de l’usufruit en évaluant d’abord la pleine
propriété des parts selon une approche purement patrimoniale des SCI, aboutissant à une valeur quasi nulle compte tenu
de leur endettement après l’acquisition des immeubles par emprunt et sans tenir compte de la prise de valeur des
sociétés liées à l’effet de levier, puis en appliquant à la valeur de pleine propriété ainsi calculée le barème de l’article 669
du CGI pour déterminer la fraction correspondant à l’usufruit. L’administration a, quant à elle, apprécié la valeur vénale
réelle des usufruits cédés de manière directe, entendant appliquer une méthode fondée sur l’actualisation des fruits.
Elle a ainsi évalué la valeur de l’usufruit en appliquant un coefficient d’actualisation de 5 % à la valeur capitalisée des
revenus locatifs annuels, nets de charges et de la charge d’impôt sur les sociétés théorique de l’usufruitier.

16. Compte tenu des moyens soulevés, vous n’aurez ici à vous prononcer, ni sur la plus ou moins grande pertinence de la
méthode financière par rapport à celle partant de l’évaluation en pleine propriété, ni sur l’éventuelle combinaison de cette
méthode financière d’évaluation avec une approche plus patrimoniale et sur les éventuels correctifs à apporter à la valeur
obtenue par la méthode DCF.
Vous n’aurez pas davantage à vous pencher sur l’une des principales difficultés rencontrées lors de la mise en œuvre
pratique de cette méthode : celle du choix du juste taux d’actualisation (faut-il, comme certains, retenir le taux de
rentabilité de l’investissement en cause ou du moins celui, en cas de société à prépondérance immobilière, du bien
immobilier sous-jacent, ou se fonder sur des données de marché pour apprécier le rendement pouvant être attendu d’un
investissement présentant le même degré de risque ?).

Détermination, en cas de recours à la méthode des flux futurs


de trésorerie actualisés, des flux à prendre en compte
17. Vous n’êtes en effet saisis que de moyens portant sur la détermination, en cas de recours à la méthode des flux futurs de
trésorerie actualisés, des flux à prendre en compte.
18. Dans les deux affaires, la cour administrative d’appel de Nantes a jugé qu’au motif qu’étaient en cause des titres de SCI
relevant du régime fiscal des sociétés de personnes et dont le résultat était avant la cession imposé à l’impôt sur le revenu
entre les mains d’une personne physique dans la catégorie des revenus fonciers, le vérificateur avait pu regarder les
loyers issus de la location des immeubles comme constituant le flux brut pertinent à capitaliser et à actualiser pour
déterminer la valeur de l’usufruit. La cour en a déduit que les requérantes n’étaient pas fondées à soutenir que le
revenu futur attendu devait être apprécié au regard du résultat distribuable et en tenant compte de la situation de
trésorerie disponible de la SCI.

19. Ce raisonnement est assurément erroné : il ne s’agit en effet pas de capitaliser et d’actualiser le résultat fiscal des SCI,
mais les flux de trésorerie que l’usufruit des titres de ces SCI est susceptible de procurer aux usufruitiers. Or le bénéfice
distribuable est une notion distincte du bénéfice fiscal. La circonstance que l’associé d’une SCI soit, en vertu de l’article 8
du CGI, imposé sur sa quote-part des résultats de la société de personnes, quand bien même elle n’aurait pas été mise
en distribution, est ainsi inopérante et ne saurait permettre de regarder cette quote-part comme le flux futur de trésorerie
que l’usufruitier peut escompter percevoir pendant la durée de son investissement. Ce qu’il faut apprécier, c’est la faculté
d’appréhension effective, et non purement fiscale, de bénéfices par l’usufruitier.

20. À cet égard, il ne saurait s’évincer de la circonstance que les articles L 232-11 et L 232-12 du Code de commerce sur le
calcul du bénéfice distribuable et la distribution de dividendes ne concernent que les sociétés commerciales que les
sociétés civiles ne connaîtraient pas d’acte de distribution. Par ailleurs, ni le principe posé par l’article 1832 du Code
civil, ni la circonstance que l’article 1844-1 du même Code prévoie que « La part de chaque associé dans les
bénéfices et sa contribution aux pertes se déterminent à proportion de sa part dans le capital social… », n’impliquent que
les bénéfices d’une société civile soient automatiquement, à proportion de ses droits, ceux de l’associé, sans décision
d’affectation ni faculté pour la société de ne pas procéder à des mises en réserve facultatives ou à des inscriptions en
report à nouveau. La Cour de cassation l’a clairement jugé à plusieurs reprises : même dans une société de personnes,
les dividendes n’ont pas d’existence juridique avant la constatation de sommes distribuables par l’organe social
compétent et la détermination de la part de bénéfices attribuée à chaque associé (Cass. com. 4-2-2014 no 12-23.894 F-
D : RJDA 5/14 no 433 ; Cass. com. 13-9-2017 no 16-13.674 FS-PBI : RJDA 12/17 no 804).

21. Ainsi, les flux à actualiser en cas d’usufruit de parts sociales d’une société à prépondérance immobilière ne doivent
pas se confondre avec ceux en cause en cas d’usufruit portant sur le bien immobilier lui-même. Dans le second cas,
l’usufruitier perçoit des loyers, et doit lui-même acquitter les charges d’entretien et de réparation ainsi que, le cas échéant,
les intérêts d’emprunt. Dans le premier, il percevra un dividende de la SCI qui, elle, détient l’immeuble, paie les
intérêts et rembourse l’emprunt. Ce dividende dépendra, d’une part, de l’existence d’un bénéfice distribuable et, d’autre
part, de la décision de distribuer tout ou partie de ce bénéfice plutôt que de le mettre en réserve.

22. Quand l’usufruitier détient la totalité ou quasi-totalité des parts, il y a fort à parier qu’il votera la maximisation du
bénéfice effectivement distribué compte tenu du bénéfice distribuable. Mais il convient de tenir compte d’éventuelles
stipulations limitatives dans les statuts et des besoins d’autofinancement de la société, au regard notamment de ses
projets d’investissement futurs.

23. Quant au montant du bénéfice distribuable, s’il sera évidemment lié aux loyers perçus par la société à raison de
l’immeuble par ailleurs loué par l’usufruitier, il ne sera pas déterminé par ce seul élément.

24. Il pourra notamment dépendre – en positif comme en négatif – des produits et des charges liés aux autres projets de
cette société. C’est le cas dans l’affaire portée par la société VP Santé.

25. Dépendra-t-il aussi des annuités d’emprunt remboursées chaque année par la SCI dont les titres sont démembrés,
comme le soutiennent les requérantes ?

26. À la différence des intérêts, qui constituent des charges financières, les annuités remboursant le capital d’un emprunt
ne grèvent pas le résultat comptable. Ils affectent toutefois la trésorerie dont dispose la société pour verser effectivement
des sommes à ses associés – trésorerie qui, à l’inverse, ne sera pas affectée par les éventuels amortissements, lesquels
renforcent ainsi, en ayant limité le montant du bénéfice distribuable, la capacité d’autofinancement de la société.

27. Il est donc certain qu’il convient de tenir compte de l’incidence de l’endettement sur la trésorerie de l’entreprise, en ce
qu’elle affecte les dividendes pouvant être versés en numéraire à l’associé. La seule question est celle des modalités de
cette prise en compte : doit-elle s’opérer par la déduction pure et simple du bénéfice distribuable, pour le calcul des flux de
trésorerie à actualiser, des annuités d’emprunt remboursées par la SCI durant l’usufruit ?

28. Lorsqu’est en cause l’évaluation, par la méthode DCF, de la valeur de l’entreprise elle-même, les analystes calculent
la somme actualisée des flux de trésorerie disponibles de l’entreprise pendant une période donnée déterminés à partir de
ses résultats d’exploitation majorés des dotations aux amortissements et diminués des variations du besoin en fonds de
roulement et des investissements. Ils ajoutent ensuite la valeur terminale de l’entreprise, réputée égale à la somme
actualisée des flux dits normatifs (ceux attendus en période de « croisière » ou « à maturité ») tendant à l’infini. Puis, pour
calculer la valeur unitaire de chaque action, ils retranchent du total des flux futurs ainsi obtenu le montant de l’endettement
net aux fins d’identifier, au sein de cette valeur d’entreprise, le montant correspondant aux capitaux propres (par
opposition aux flux de trésorerie générés par l’entreprise qui reviendront à ses prêteurs). Enfin, ils divisent ce montant par
le nombre d’actions pour obtenir la valeur par action.

29. Mais il ne s’agit pas ici de calculer la valeur de l’entreprise par la méthode DCF, pour ensuite calculer la valeur des titres
en pleine propriété puis répartir celle-ci entre usufruit et nue-propriété : il s’agit de déterminer directement la valeur de
l’usufruit des titres à partir des flux de trésorerie que l’usufruitier pourra percevoir. Il nous paraît en résulter, d’une
part, que la valeur terminale n’a selon nous guère de pertinence pour calculer un usufruit temporaire, l’usufruit n’étant pas
cédé ni conservé à l’issue de l’opération et le terme de l’usufruit correspondant en principe à la période estimée des flux.
Quand bien même l’on chercherait à tenir compte d’éventuels flux postérieurs à la fin de l’usufruit (tels que des
remboursements ou rémunérations de compte courant d’associé), il ne s’agirait pas d’une logique de valeur terminale,
mais d’extension de la période explicite de valorisation. Il nous semble en résulter, d’autre part, que les flux de trésorerie
en cause ne doivent pas se confondre avec ceux pris en compte pour évaluer, selon la méthode DCF, la valeur
intrinsèque de l’entreprise. Ainsi, alors que pour la DCF d’une entreprise, l’on se désintéresse en principe de la politique
de distribution (les montants non distribués et restant investis dans l’entreprise accroissent sa valeur), celle-ci devient
centrale pour l’usufruit.

30. Or, sauf stipulation statutaire prohibant une telle affectation, les associés peuvent décider, dans la limite du bénéfice
juridiquement distribuable (profit de l’exercice, diminué des pertes antérieures et des réserves légalement ou
statutairement obligatoires, augmenté du report à nouveau), la répartition de dividendes supérieurs au montant de la
trésorerie disponible en banque. Le dividende est alors dû pour la totalité de son montant à l’associé, mais faute de
pouvoir être payée en numéraire dans les neuf mois, la part de ce dividende supérieure aux disponibilités de l’entreprise
fait l’objet d’une inscription en compte courant et ne donne lieu à appréhension effective par l’associé que plus tard,
lorsque et dans la mesure où la société dispose de la trésorerie nécessaire. Si cette pratique est peu courante chez les
sociétés de capitaux, dans la mesure où elle pénalise l’associé pour qui l’inscription en compte courant vaut appréhension
fiscale des sommes et emporte donc imposition, elle est en revanche indolore fiscalement pour les associés de sociétés
de personnes, en tout état de cause imposés sur leur quote-part des bénéfices réalisés par ces sociétés.

31. Lorsqu’une SCI est endettée et dégage un bénéfice supérieur à sa trésorerie disponible, il apparaîtrait donc possible de
tenir compte, dans les flux de trésorerie que pourra prévisiblement percevoir l’usufruitier temporaire des titres de cette
SCI, de sommes correspondant à la partie des bénéfices distribuables excédant la trésorerie de l’entreprise. Mais une
telle prise en compte ne saurait s’opérer qu’à la condition impérative de prendre en considération le différé de perception
de ces sommes dans le temps (pouvant même avoir lieu après la fin de la période fixée pour la durée de l’usufruit) et les
conséquences en termes d’actualisation de ce décalage.

32. En d’autres termes, s’il est exclu de capitaliser et d’actualiser chaque année la totalité du bénéfice comptable distribuable
lorsque celui-ci est supérieur à la trésorerie disponible de l’entreprise, et s’il ne faut donc tenir compte que du montant de
dividende susceptible d’être effectivement versé en numéraire à l’usufruitier, l’on pourrait toutefois tenir compte
d’éventuels flux en numéraire qui seraient versés à l’associé postérieurement à l’année de réalisation et d’affectation
juridique des dividendes, lié à un apurement progressif des dividendes inscrits en compte courant au fur et à mesure
que l’entreprise dégage des surplus de trésorerie.

33. C’est ce que préconisent certains auteurs (voir notamment L. Benoudiz, Dr. fisc. 6/19 comm. 140 ; ou encore S. Guillaud-
Bataille, JCP N 45-46/14) – tandis que d’autres procèdent plus simplement par limitation des fruits à actualiser aux seuls
flux effectivement décaissés en trésorerie par l’entreprise au profit des associés pendant la durée de l’usufruit lui-même.

34. Si la première solution – ne pas assimiler dividende distribuable et trésorerie disponible et tenir compte, au sein des flux
futurs de trésorerie de l’usufruitier, d’une possibilité de distribution d’un dividende supérieur aux disponibilités en banque
de l’entreprise avec versement du numéraire plusieurs années après – est la plus sophistiquée et sans doute la plus
intellectuellement séduisante, elle nous paraît se heurter à trop de difficultés.
D’abord, si elle est juridiquement possible, il peut sembler douteux qu’une telle pratique de distribution puisse être
systématique en cas de décalage d’ampleur entre la trésorerie et le bénéfice comptable. Elle dépend en outre de la
probabilité même que la trésorerie permette un jour un tel remboursement. Sa prise en considération dans la valorisation
de l’usufruit dépendra enfin de l’horizon temporel dans lequel le retour sur investissement est exigé.

35. La solution inverse consistant à ne prendre, pour calculer les flux de trésorerie que générera la détention de l’usufruit
des titres, que le montant du bénéfice distribuable dans la limite de la trésorerie effectivement disponible a, par contraste,
le mérite de la simplicité. Point n’est besoin de reconstituer à quelle date il est prévisible que la trésorerie permettra –
compte tenu des autres engagements de la société (tels que des avances en compte courant consenties par d’autres
associés) – de rembourser tout ou partie des dividendes inscrits sur le compte courant de l’usufruitier, ni de s’interroger
sur la rémunération de ce compte courant, ni enfin de se lancer dans l’exercice délicat de détermination (sinon
d’imagination, en l’absence d’historique) de ce que pourra être la sensibilité de la politique effective de distribution de la
société à l’état de sa trésorerie. Dès lors, même si elle conduit à omettre une partie de l’avantage économique potentiel lié
à l’usufruit, elle nous semble plus praticable et, par suite, préférable. Mais, que ce soit par un plafonnement définitif du
montant des distributions annuelles prises en compte dans les fruits, ou par une perception différée (pénalisée par le
coefficient d’actualisation) d’une partie des dividendes, la situation de trésorerie de l’entreprise ne peut en tout état de
cause être ignorée pour évaluer directement la valeur financière d’un usufruit.

36. Par suite, dans les présentes affaires, en jugeant que, pour déterminer par la méthode DCF la valeur directe d’un
usufruit de parts sociales d’une SCI, l’évaluation du revenu futur attendu par l’usufruitier ne dépend pas du montant des
distributions prévisionnelles de cette SCI, que l’administration avait pu en l’espèce, au motif que les SCI relevaient du
régime fiscal des sociétés de personnes, regarder les loyers issus de la location des immeubles comme le flux brut
pertinent à capitaliser et actualiser, et qu’il n’y avait pas lieu de prendre en compte les flux de trésorerie liés au
financement de l’activité sociale, la cour a commis une erreur de droit. Le ministre reconnaît d’ailleurs l’erreur de la cour
à s’être fondée sur le régime fiscal des SCI.

37. Vous annulerez ces arrêts et renverrez les affaires à la cour. La charge de la preuve de l’existence d’une
libéralité, et donc d’un écart à la valeur vénale, reposera sur l’administration.


38. Par ces motifs, nous concluons :
– à l’annulation des arrêts de la cour administrative d’appel de Nantes du 15 février 2018 ;
– au renvoi des affaires à cette cour ;
– et à ce que l’État verse à la société Hôtel Restaurant Luccotel et à la société VP Santé la somme de 3 000 € chacune
au titre de l’article L 761-1 du Code de justice administrative.

C 1125. Location d’avions d’affaires à un client en communauté


d’intérêt : modalités de preuve de la minoration du prix

CONCLUSIONS du rapporteur public Karin Ciavaldini

CE 8e ch. 17-7-2019 no 425607, SARL Voyag’Air > Lire les observations…

Le contexte du litige
1. M. F. était le gérant et l’associé majoritaire de la société Voyag’Air. Celle-ci a fait l’objet d’une vérification de comptabilité
au titre de la période du 1er janvier 2009 au 29 février 2012, à l’issue de laquelle l’administration fiscale a estimé que son
activité de location d’avion d’affaires ne s’effectuait pas dans le cadre d’une gestion normale. Elle a considéré que les
prestations de location d’un avion d’affaires au bénéfice de M. F. avaient été consenties à un prix minoré, sans
contrepartie identifiable, et que ces renonciations à recettes présentaient, dès lors, le caractère d’une libéralité constitutive
d’un acte anormal de gestion.

2. Elle a procédé à la réintégration dans les résultats de la société des exercices clos les 31 décembre 2007, 2008, 2009,
2010 et 2011 de sommes correspondant à la différence entre les recettes déclarées et celles reconstituées. Il en est
résulté, en matière d’impôt sur les sociétés, la réduction des déficits reportables enregistrés au titre des années 2007 à
2010 et une cotisation supplémentaire au titre de l’année 2011. Après rejet de sa réclamation, la société a saisi le tribunal
administratif de Strasbourg qui, par un jugement du 29 juin 2017, a réduit ses résultats au titre des exercices clos en
2010 et 2011 et l’a, par suite, déchargée partiellement de la cotisation supplémentaire d’impôt sur les sociétés à laquelle
elle avait été assujettie au titre de l’année 2011 (TA Strasbourg 29-6-2017 no 1406621). La société a fait appel du
jugement, en tant qu’il n’avait pas fait intégralement droit à sa demande. Sa requête a été rejetée par un arrêt du
27 septembre 2018 de la cour administrative d’appel de Nancy (CAA Nancy 17-9-2018 no 17NC02118) contre lequel la
société se pourvoit en cassation sous le no 425607.

3. L’administration fiscale a également notifié à M. F. une proposition de rectification tirant les conséquences du fait qu’elle a
estimé que les sommes en cause constituaient des revenus distribués imposables entre ses mains dans la catégorie
des revenus de capitaux mobiliers. Des cotisations supplémentaires d’impôt sur le revenu, assorties de la pénalité pour
manquement délibéré, ont été mises à sa charge au titre des années 2009, 2010 et 2011. Après rejet de sa réclamation,
M. F. a saisi le tribunal administratif de Strasbourg qui, par un jugement du 29 juin 2017 (TA Strasbourg 26-6-2017
no 1406614), l’a déchargé, en droits et pénalités, des impositions supplémentaires mises à sa charge au titre des années
2010 et 2011 et a rejeté le surplus de sa demande. M. F. a fait appel de l’article 3 du jugement et, par un arrêt du
27 septembre 2018, la cour administrative d’appel de Nancy, après avoir prononcé un non-lieu à statuer à concurrence de
sommes dégrevées en cours d’instance, a, par l’article 2 de l’arrêt, rejeté le surplus de la requête (CAA Nancy 27-9-2018
no 17NC02117). M. F. se pourvoit en cassation sous le no 425606.

Une gestion déficitaire constitue-t-elle par elle-même un acte anormal


de gestion ?
4. L’acte anormal de gestion correspond à la situation où une société décide de s’appauvrir à des fins étrangères à son
intérêt, comme vous l’avez rappelé dans la décision de Plénière fiscale CE plén. 21-12-2018 no 402006, Sté Croë Suisse :
RJF 3/19 no 246 chronique V. Villette p. 303, concl. A. Bretonneau p. 390 (C 246)).

5. Selon votre jurisprudence, l’élément intentionnel est présumé lorsque l’avantage est accordé à un tiers avec lequel
l’entreprise se trouve en relation d’intérêt (voir notamment : CE 5-1-2005 no 254556, min. c/ Sté Raffypack : RJF 3/05
no 213 ; CE 10-11-2010 no 309148, min. c/ Sté Corbfi : RJF 2/11 no 153, concl. E. Cortot-Boucher BDCF 2/11 no 18 ;
CE 20-12-2011 no 313435, Sté Boulogne-Distribution : RJF 3/12 no 212). Tel est le cas dans les présents litiges : les deux
uniques clients de la société Voyag’Air sont M. F. et l’association AGIPI, au sein de laquelle la société était associée
jusqu’en mai 2010 et dont M. F. était le président.

6. Mais il appartient à l’administration d’établir que la société s’est appauvrie à des fins étrangères à son intérêt. À cet égard,
vous jugez de manière constante que l’administration n’a pas à se prononcer sur l’opportunité des choix de gestion
opérés par une entreprise (cf. en dernier lieu, le rappel par la décision Sté Croë Suisse ; voir aussi Section, CE 13-7-2016
no 375801, SA Monte Paschi Banque : RJF 11/16 no 937, concl. É. Bokdam-Tognetti p. 1359 (C 937), chronique N.
Labrune p. 1245 ; CE 23-1-2015 no 369214, SAS Rottapharm : RJF 4/15 no 300, concl. M. -A. de Barmon BDCF 4/15
no 42 ; CE 27-4-2011 no 327764, Sté Legeps : RJF 7/11 no 783 avec chronique C. Raquin p. 699, concl. L. Olléon BDCF
7/11 no 81).

7. La société soutient que la cour a commis une erreur de droit en estimant que l’administration avait apporté cette preuve.

8. La cour s’est exclusivement fondée sur le caractère déficitaire de l’exploitation au cours des années 2006 à 2009,
années au cours desquelles le prix horaire hors taxe pour la location d’un avion était fixé à 1 320 € et où la société
supportait des charges constituées par les loyers versés au crédit-bailleur dans le cadre de l’acquisition en 2006 d’un
nouvel avion d’affaires. La cour a estimé que la situation déficitaire observée de 2006 à 2009 résultait uniquement de
l’absence de facturation par la société à ses clients d’un prix horaire lui permettant de couvrir ses frais et de rechercher la
rentabilité de son activité. Elle a déduit la « minoration des prix horaires de location » des seules circonstances, d’une
part, que le prix pratiqué au cours des années 2006 et 2009 ne permettait pas de rendre l’activité rentable et, d’autre part,
que le prix horaire a été porté à 1 500 € hors taxe à compter de l’année 2010. Dès lors qu’elle a jugé que la société ne
justifiait pas avoir bénéficié en retour de contreparties, elle en a déduit l’existence d’un acte anormal de gestion.

9. Cette approche, qui repose entièrement sur des éléments internes à la société et ne se fonde en rien sur une
comparaison des prix pratiqués par cette dernière avec les prix du marché pour une prestation comparable, nous
paraît entachée d’erreur de droit. Une telle comparaison nous paraît en effet nécessaire pour caractériser une éventuelle
minoration des prix horaires de location, qui est le point de départ de la démonstration. Vous jugez ainsi que le caractère
normal ou anormal de la rémunération des prêts contractés par une entreprise auprès d’une autre entreprise à laquelle
elle est liée doit être apprécié par rapport à la rémunération que le prêteur devrait verser à un établissement financier ou
un organisme assimilé auquel cette entreprise n’est pas liée et emprunterait, dans des conditions analogues, des sommes
d’un montant équivalent (CE 19-6-2017 no 392543 à 392545, min. c/ Stés General Electric France et General Electric
Capital : RJF 10/17 no 908, concl. M. -A. de Barmon p. 13 (C 908)). De même, la valeur vénale d’actions non admises à la
négociation sur un marché réglementé doit être appréciée compte tenu de tous les éléments dont l’ensemble
permet d’obtenir un montant aussi voisin que possible de celui qu’aurait entraîné le jeu normal de l’offre et de la demande
à la date où la cession est intervenue (CE 23-12-2011 no 327562, Sté Lagardère : RJF 3/12 no 220, cl. E. Geffray au
BDCF 3/12 no 28). On peut encore mentionner la décision CE 3-12-2010 no 310946, min. c/ Sté de produits
pharmaceutiques et d’hygiène : RJF 4/11 no 479, qui juge qu’en se bornant à faire valoir que la rémunération des
prestations en cause dans le litige était environ trois fois supérieure aux charges supportées par les prestataires qui les
assuraient, l’administration ne peut être regardée comme apportant la preuve de ce que cette rémunération serait
excessive par rapport aux contreparties obtenues par la société. Le commissaire du gouvernement Pierre Collin indiquait :
« Seule compte la comparaison entre le prix payé pour la prestation dans le cadre de relations internes au groupe et le
prix qui serait payé pour la même prestation obtenue d’une entreprise indépendante ».

10. Nous pensons donc que la cour a conclu à l’existence d’un acte anormal de gestion par un raisonnement entaché
d’erreur de droit, qui ne permet en rien d’établir la minoration des prix horaires de location reprochée à la société. Cette
faille dans le raisonnement ne nous paraît pas pouvoir être compensée par le fait qu’au stade suivant de l’examen du
litige, celui de l’évaluation du montant de l’avantage consenti, la cour a mentionné que, dans la réponse aux observations
du contribuable du 24 octobre 2012, l’administration s’était référée au prix pratiqué par une autre société pour un jet de
quatre places, plus petit que celui utilisé par la société Voyag’Air.

11. Nous vous proposons donc d’annuler, sous le no 425606, l’article 2 de l’arrêt attaqué et sous le no 425607, l’intégralité de
l’arrêt attaqué et de renvoyer les affaires à la cour. Vous pourrez, dans chaque affaire, mettre à la charge de l’État le
versement respectivement à M. F. et à la société Voyag’Air de la somme de 1 500 €.

12. Tel est le sens de nos conclusions.

C 1127. Provision pour encours douteux : déductibilité


des provisions pour faire face à une diminution de la valeur
d’encours ?

CONCLUSIONS du rapporteur public Nicolas Chayvialle

CAA Versailles 9-7-2019 no 17VE01531, CRCAM Centre Ouest > Lire les observations…

1. Le présent litige concerne la déduction par un établissement de crédit de la provision pour encours douteux prévue par le
règlement CRC 2002-03 du 12-12-2002 relatif au traitement comptable du risque de crédit.
2. Ce règlement prévoit deux écritures que les établissements de crédit doivent comptabiliser lorsque le recouvrement
d’une créance est compromis par des difficultés rencontrées par la contrepartie. D’une part, lorsque la créance devient
douteuse, l’établissement de crédit doit comptabiliser une provision pour dépréciation sur encours douteux en vertu
de l’article 13 du règlement. Le montant de la provision doit être calculé à partir de la différence entre, d’une part, les flux
contractuels initiaux déduction faite des flux déjà encaissés et les flux prévisionnels, déterminés notamment en fonction
des garanties susceptibles d’être appelées. D’autre part, lorsque l’établissement de crédit accepte, face aux difficultés de
son débiteur, de réaménager les conditions financières du prêt, en réduisant le montant des taux d’intérêts, il doit, en vertu
de l’article 6 du même règlement, enregistrer dans ses comptes une décote correspondant à la perte de la valeur de la
créance due à la réduction de ce taux d’intérêts. Le montant de la décote correspond à l’écart entre les flux contractuels
initialement attendus et les flux futurs escomptés compte tenu de la restructuration du prêt.

3. En outre, la réglementation comptable impose aux établissements de calculer les pertes selon leur montant actualisé.
Pour reprendre la définition du site Vernimmen : « L’actualisation consiste à déterminer la valeur d’aujourd’hui de flux qui
se produiront dans le futur … Elle permet de comparer des sommes reçues ou versées à des dates différentes ». Un flux
d’une valeur nominale de 10 000 euros ne sera pas comptabilisé pour la même valeur selon que sa perception intervient à
un horizon de 3, 5 ou 10 ans. Pour reprendre le bon vieux dicton : « Un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ». S’agissant
de la dépréciation pour encours douteux, l’actualisation aboutit concrètement à minorer les flux prévisionnels – notamment
la valeur de la garantie – en fonction du délai de la mise en œuvre de la garantie. Le montant de la perte actualisé tient
ainsi compte non seulement de la probabilité que le client ne s’acquitte pas d’une partie de sa dette, mais également du
retard du client dans les paiements escomptés.

Une position favorable au contribuable déjà adoptée par le Conseil


d’État
4. La question de principe relative à la déduction de ces écritures sur le fondement de l’article 39 du CGI a été tranchée par
le Conseil d’État dans la décision de renvoi (CE 10-5-2017 no 385218, CRCAM Centre Ouest : RJF 8-9/17 no 781, concl.
M. -A. Nicolazo de Barmon p. 1174 (C 781)).

5. Suite à une vérification de sa comptabilité au titre des exercices clos entre 2005 et 2007, la CRCAM Centre Ouest, qui
exerce l’activité d’établissement de crédit mutualiste, a saisi l’administration fiscale d’une réclamation tendant à la
déduction du résultat imposable de ces exercices de deux types de provisions qu’elle estimait avoir réintégrée
extracomptablement à tort.

6. En vertu du 5o du 1. de l’article 39 CGI, en effet, sont déductibles du bénéfice imposable : « Les provisions constituées
en vue de faire face à des pertes ou charges nettement précisées et que des événements en cours rendent probables, à
condition qu’elles aient été effectivement constatées dans les écritures de l’exercice ». Les conditions de déduction ont
été précisées par la décision de l’assemblée du contentieux du Conseil d’État Société générale (CE ass. 28-6-1991
no 77921, Société générale : RJF 8-9/91 no 1052 avec concl. N. Chahid-Nouraï p. 604) en indiquant « qu’une entreprise
peut valablement porter en provision et déduire des bénéfices imposables d’un exercice des sommes correspondant à
des pertes ou charges qui ne seront supportées qu’ultérieurement par elle, à la condition que ces pertes ou charges
soient nettement précisées quant à leur nature et susceptibles d’être évaluées avec une approximation suffisante, qu’elles
apparaissent comme probables eu égard aux circonstances constatées à la date de clôture de l’exercice et qu’elles se
rattachent aux opérations de toute nature déjà effectuées à cette date par l’entreprise ; qu’en outre, en ce qui concerne les
provisions pour charges, elles ne peuvent être déduites au titre d’un exercice que si se trouvent comptabilisés, au titre du
même exercice, les produits afférents à ces charges et qu’en ce qui concerne les provisions pour perte, elles ne peuvent
être déduites que si la perspective de cette perte se trouve établie par la comparaison, pour une opération ou un
ensemble d’opérations suffisamment homogènes, entre les coûts à supporter et les recettes escomptées ».

7. Par l’arrêt CAA Versailles 8-7-2014 no 12VE04103 : RJF 11/14 no 984, qui s’était initialement prononcé sur le litige, la
cour administrative d’appel de Versailles avait rejeté la demande de la société au motif que l’actualisation de la
provision pour encours douteux ou pour dette restructurée correspond non à une perte ou à une charge déductible au
sens de l’art. 39, 1-5o du CGI mais à un manque à gagner d’intérêts futurs. La cour s’est inspiré de la jurisprudence qui
subordonne la déduction d’une provision pour perte à l’existence d’une diminution d’actif net (CE 10-6-1992 no 93912,
Club Français du Livre : RJF 6/92 no 788, avec chronique J. Turot p. 471).

8. Saisi en cassation, le Conseil d’État, après avoir rappelé qu’un manque à gagner ne saurait être assimilé à une perte ou
charge pour l’application de l’art. 39 du CGI, a toutefois admis qu’un établissement de crédit peut déduire les provisions
destinées à tenir compte de la dépréciation affectant les prêts qu’il consent s’il justifie que la valeur probable de
réalisation de ces prêts est, à la clôture de l’exercice, inférieure à leur valeur nominale. Cette solution s’inscrit dans la
lignée des décisions antérieures du Conseil d’État admettant des dérogations au principe dit de nominalisme. Si en vertu
de ce principe les entreprises doivent comptabiliser leurs créances pour leur valeur nominale, sans pouvoir constituer de
provision pour tenir compte de la faiblesse ou de l’absence d’intérêts prévus, la jurisprudence admet des dérogations dans
l’hypothèse de circonstances rendant probable la cession des créances avant leur date d’échéance ou une défaillance
des débiteurs impliquant la perte définitive des créances (CE 17-1-1994 no 115512, SA Foster Wheeler Française :
RJF 3/94 no 241, concl. G. Bachelier BDCF 9/94 p. 29 ; CE 13-7-2007 no 289233 et 289261, Sté Volkswagen France :
RJF 11/07 no 1217 avec chronique J. Burguburu p. 943, concl. S. Verclytte BDCF 11/07 no 119).

9. Au regard de ces principes, le Conseil d’État a ensuite opéré une distinction entre les deux catégories d’écritures
litigieuses. S’agissant de la décote sur prêt restructuré, d’une part, il a estimé qu’elle enregistre uniquement la perte
d’intérêts futurs, résultant de la restructuration du prêt. Il a donc confirmé l’impossibilité de déduire cette décote du résultat
fiscal. S’agissant de la provision pour encours douteux, d’autre part, le Conseil d’État a, au contraire, estimé qu’elle
enregistre une diminution de la valeur vénale des encours, et non un manque à gagner d’intérêts futurs et pouvait donc
donner lieu à une provision déductible du résultat imposable. La censure et le renvoi prononcés par le juge de cassation
concernent donc uniquement la provision pour pertes prévisionnelles sur créances douteuses.

Une position favorable au contribuable refusée par l’administration


10. En dépit de la décision du Conseil d’État favorable à la société contribuable au plan des principes concernant la provision
restant en litige, l’administration fiscale maintient sa position dans le dernier état de ses écritures. Son argumentation se
situe sur deux plans.

11. D’une part, l’administration maintient que les provisions litigieuses correspondent à un manque à gagner pour la part
correspondant au délai de mobilisation de la garantie de l’emprunteur. Cette analyse nous semble contraire aux
principes énoncés par le juge de cassation qui a expressément admis la déduction des provisions calculées selon les
modalités fixées par le règlement de 2002, lequel prévoit expressément la prise en compte dans le montant de la
provision de l’impact de ce délai sur le montant de la perte prévisionnelle. Dans le même ordre d’idées, le ministre fait
valoir que les flux contractuels initiaux retenus par le règlement de 2002 pour le calcul de la provision comprennent non
seulement le remboursement du capital mais également les intérêts correspondants. Il en déduit que la méthode
d’actualisation aboutit à tenir compte d’un manque à gagner d’intérêts futurs. Toutefois, outre qu’il tend à remettre en
cause les prescriptions de la réglementation comptable, dont le Conseil d’État a admis la compatibilité avec le droit fiscal,
cet argument ne peut qu’être écarté pour des raisons de cohérence interne. En effet, l’actualisation à partir du taux
contractuel a précisément pour objet de faire disparaître les intérêts des flux contractuels initiaux, de sorte que pour
l’appréciation de la perte prévisionnelle, le montant actualisé de la garantie mobilisé sera comparé au montant du capital
restant à rembourser. Vous écarterez cette objection de principe.

12. D’autre part, l’administration fait valoir que la société ne justifie pas du montant des pertes prévisionnelles
provisionnées, ni du mode de calcul des provisions. Ainsi qu’il a été dit, en vertu de l’article 39, 1, 5o du CGI et de la
jurisprudence Société générale précitée, la déduction d’une provision est subordonnée notamment à deux conditions. En
premier lieu, la perte ou charge provisionnée doit être nettement précisée, tant dans sa nature que dans son montant. À
cet égard, si le recours à des méthodes statistiques pour déterminer le montant d’une provision est admis, c’est sous
réserve que la méthode soit appropriée et fondée sur des données propres à la société (CE Plén. 7-11-1975 no 86136 :
RJF 12/75 no 542 avec chronique B. Martin Laprade p. 372, concl. M. -A. Latournerie Dr. fisc. 11/76 c. 395 : pour des
provisions pour dépréciation de stock). En second lieu, la probabilité de la perte à la clôture de l’exercice doit résulter d’un
événement en cours à cette même date. Et il appartient en principe aux sociétés d’apporter la preuve que les provisions
qu’elles entendent déduire de leur résultat fiscal respectent les conditions de l’article 39 (CE 16-4-1982 no 17218 :
RJF 6/82 no 531 ; CE 11-1-1985 no 36783 : RJF 3/85 no 361 ; CE 2-3-1988 no 45625-71877 : RJF 4/88 no 412 ; CE 5-6-
2002 no 199431, Sté Champel Allaigre Sorets : RJF 8-9/02 no 906)

13. En l’espèce, vous constaterez que la société n’apporte pas cette preuve. Après avoir produit un tableau de trois lignes
correspondant à des exemples de calcul de la provision pour trois créances considérées comme douteuses, la société
communique dans son dernier mémoire le fichier de ses créances douteuses pour l’année 2007 ainsi que les modalités
d’actualisation de la provision précisant pour chaque client la nature de la garantie, le montant des flux futurs avant
actualisation, le délai de recouvrement ainsi que le taux d’intérêt utilisé, dont la société fait valoir qu’ils correspondent au
taux d’intérêt contractuel. Ce nouvel élément nous semble insuffisant. Il ne comporte aucune précision ni sur le délai de
recouvrement des garanties retenues, ni sur les modalités selon lesquelles les créances ont été considérées comme
douteuses, alors que vous avez jugé que les prescription du règlement 2002-03 du comité de la réglementation bancaire
du 12 décembre 2002 ne permettaient de regarder comme telles que les créances ayant fait l’objet d’un ou plusieurs
impayés depuis trois mois au moins (CAA Versailles 12-2-2019 no 16VE03657, SA BNP Paribas Personal Finance :
RJF 7/19 no 628). En outre vous constaterez que ce fichier ne concerne que l’exercice clos 2007 et non les autres
exercices. Il nous semble que la société ne justifie ni de la probabilité ni des modalités de détermination du montant des
provisions litigieuses.

14. La société fait valoir qu’elle a produit les justificatifs correspondants dans le cadre de la vérification de comptabilité dont
elle a fait l’objet. Toutefois, il sera rappelé que les conclusions portent sur des impositions initiales et que les provisions
litigieuses n’ont pas été réintégrées par le service mais par la société elle-même au stade de ses déclarations. Si vous
nous avez suivi, vous jugerez que la société ne justifie ni de la probabilité ni du montant de la provision litigieuse.

La fin de non-recevoir
15. Mentionnons enfin que l’administration a opposé à la société une fin de non-recevoir tirée de ce que les conclusions
présentées par la société requérante au juge de l’impôt (1 705 172 €) excédaient dans leur montant le quantum de la
réclamation préalable (1 664 150 €). L’article R 200-2 du LPF interdit au contribuable de demander au juge la décharge
d’une imposition supérieure à celle contestée dans la réclamation préalable. Toutefois, les conclusions de la société dont
le renvoi a été prononcé par le Conseil d’État (1 614 678 €) respectent ce quantum. Le ministre n’est donc pas fondé à
contester la recevabilité des conclusions restant en litige. En tout état de cause, si vous nous avez suivi, vous n’aurez pas
besoin de statuer sur cette fin de non-recevoir et vous pourrez rejeter au fond la demande de la CRCAM Centre Ouest.


Tel est le sens de nos conclusions dans cette affaire.
RJF 2019
(c) 2023 Editions Francis Lefebvre

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