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Réanimation 14 (2005) 727–735

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Mise au point

Problèmes médicolégaux des intoxications de l’adulte


Medico-legal problems of intoxications in adults
R. Bédry a,*, S. Gromb b, T Ramonatxo c, P Hantson d, P Goyon e
a
Service de réanimation polyvalente et de toxicologie médicale, clinique mutualiste, 46, avenue Docteur-Schweitzer, 33600 Pessac, France
b
Service de médecine légale du vivant, hôpital Pellegrin, place Amélie-Raba-Léon, 33076 Bordeaux cedex, France
c
Division des services de traitement direct et de l’action publique quotidienne du parquet de Bordeaux, France
d
Département des soins intensifs et centre de toxicologie clinique, cliniques Saint-Luc, université catholique de Louvain, Bruxelles, Belgique
e
Groupe hospitalier Pellegrin, CHU de Bordeaux, France

Le texte de cette mise au point a été pour partie réalisé à partir des communications présentées lors de la 2e journée de toxicologie et médecine d’urgence,
Bordeaux, 10 décembre 2004

Résumé

Les problèmes médicolégaux liés aux intoxications touchent la pratique quotidienne des réanimateurs et des urgentistes. Les médecins sont
souvent confrontés au problème du refus de soins, en particulier à la phase finale de l’hospitalisation en réanimation : les patients ne sont plus
sous l’emprise des toxiques et ont récupéré leur libre arbitre. Sur le plan médicolégal, le médecin est en balance entre l’obligation de porter
secours et le respect de la volonté du malade, mais il doit apporter une réponse adaptée aux besoins du patient. L’information donnée au
malade prend ici une valeur primordiale, et une hospitalisation sous la contrainte doit être clairement justifiée. Le décès d’origine toxique doit
systématiquement conduire à une déclaration de mort suspecte, même si le suicide semble évident. C’est au procureur de déclarer qu’il y a eu
suicide, et non au médecin. Des prélèvements scientifiques ou des prélèvements d’organes sont possibles, en accord avec le procureur, et selon
un protocole bien standardisé. Enfin, le directeur administratif d’astreinte à l’hôpital, la nuit et les week-ends, peut représenter une aide
précieuse pour la résolution des problèmes médicolégaux liés aux intoxications : hospitalisation d’office, soins aux mineurs, découverte de
stupéfiants, mort violente, refus de soins...
© 2005 Société de réanimation de langue française. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

The medicolegal problems related to the intoxications touch the daily practice in intensive care and emergency medicine. Physicians are
often confronted with the problem of the refusal of care, in particular with the final phase of the stay in intensive care units: patients are not any
more under the influence of the poisons and recovered their free will. On the medicolegal level, the doctor is out of balance between his
obligation to carry help and the respect of the will of the patient, but it must bring an answer adapted to the needs for the patient. The
information given to the patient takes here a paramount value, and a possible hospitalization under the constraint must be clearly justified. A
toxic death must systematically lead to a declaration of suspect death, even if the suicide seems obvious. The prosecutor only has the role to
declare that there was suicide, not the physician. If organ procurements are considered, it must be in agreement with the prosecutor, and be
carried out according to a well standardized protocol. Lastly, the administrative director on duty at the hospital can represent an valuable help
for the resolution of the medicolegal difficulties which can arise during the care of intoxications.
© 2005 Société de réanimation de langue française. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Intoxication ; Loi ; Mort ; Responsabilité ; Transplantation

Keywords: Poisoning; Law; Death; Responsibility; Organ transplant

* Auteur correspondant.
Adresse e-mail : rbedry@pavillon-mutualite.fr (R. Bédry).

1624-0693/$ - see front matter © 2005 Société de réanimation de langue française. Publié par Elsevier SAS. Tous droits réservés.
doi:10.1016/j.reaurg.2005.10.016
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1. Introduction tions ou le traitement proposés, le médecin doit respecter


ce refus après avoir informé le malade de ses conséquen-
Le suicide, et la tentative de suicide, ne sont pas punissa- ces ») [1]. Ce dernier élément figure également dans la charte
bles dans le droit français actuel. Ce n’était pas le cas avant du patient hospitalisé (annexée à la circulaire ministérielle
un arrêt du 27 avril 1815, où un procès à la mémoire du défunt no 95-22 du 6 mai 1995 : « Tout patient informé par un pra-
aboutissait à une interdiction de sépulture et à une confisca- ticien des risques encourus, peut refuser un acte de dia-
tion des biens. gnostic ou un traitement, l’interrompre à tout moment à ses
Cependant cette atteinte de soi pose plusieurs problèmes risques et périls »), et le code de la santé publique (article L
sur le plan humain, éthique, médical, légal voire religieux. Si 111-4). La seule exception est constituée par l’existence d’un
de récents textes de loi insistent sur le droit des malades à danger menaçant la vie d’un mineur ou d’une personne sous
mourir dignement, à l’indispensable consentement aux soins tutelle : « Dans le cas où le refus d’un traitement par la
pratiqués, le problème posé par la tentative de suicide n’est personne titulaire de l’autorité parentale ou par le tuteur
pas abordé : devons-nous céder à la demande réitérée d’un tel risque d’entraîner des conséquences graves pour la santé
patient à ne pas le soigner ? du mineur ou du majeur sous tutelle, le médecin délivre les
D’autres problèmes médicolégaux sont liés à la spécificité soins indispensables » (article L 111-4 du code de santé publi-
de la prise en charge des tentatives de suicide ou des suici- que) [1].
des : ainsi la mort toxique pose un problème lors de la cons- En cas de problème médicolégal, plainte ultérieure du
tatation du décès, et de la réalisation éventuelle de prélève- patient ou de sa famille par exemple, la base du raisonnement
ments à visée scientifique. des magistrats est le respect de la raison proportionnée (le
Certains de ces problèmes ont été abordés lors de la 2e juge contrôle la proportionnalité de la décision qui doit pren-
journée de toxicologie et médecine d’urgence qui s’est déroulé dre en compte deux ou plusieurs critères, une sorte de contrôle
à Bordeaux le 10 décembre 2004. du risque–bénéfice : l’acte médical doit être strictement néces-
saire et proportionné au but à atteindre). Le médecin doit tout
mettre en œuvre pour convaincre le patient, mais il peut pas-
2. Prise en charge des intoxications volontaires ser outre ce consentement lorsque dans le but de tenter de le
et droit des malades : où est la limite ? sauver, un acte indispensable à sa survie et proportionné à
son état doit être réalisé (ordonnance du juge des référés du
Le code civil précise : « Il ne peut être porté atteinte à 16 août 2002, no°249552, Conseil d’État, 16 août 2002). Cette
l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale possibilité est conforme à l’article 9 de la convention euro-
pour la personne ou à titre exceptionnel dans l’intérêt thé- péenne des droits de l’homme: 1 : « Toute personne a droit à
rapeutique d’autrui. Le consentement de l’intéressé doit être la liberté de pensée, de conscience et de religion... », 2 :
recueilli préalablement hors le cas où son état rend néces- « La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne
saire une intervention thérapeutique à laquelle il n’est pas peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, pré-
à même de consentir » (article 16-3 du code civil, modifié vues par la loi, constituent des mesures nécessaires, ..., à la
par la loi 2004-800 du 06 août 2004, article 9) [1]. La néces- protection de l’ordre, de la santé ... ». Ici l’information don-
sité d’intervention médicale dans un but thérapeutique, et son née par le praticien revêt donc une importance capitale, car il
consentement par le patient sont confirmés en droit pénal (faits a l’obligation de tout mettre en œuvre pour convaincre le
justificatifs), et dans le code de déontologie médicale, avec patient d’accepter les soins indispensables à sa survie dans
un devoir d’information loyale, claire et appropriée (articles une situation mettant en jeu le pronostic vital. Ces explica-
35, 36 et 42) [1]. En particulier l’article 36 précise que « lors- tions doivent concerner la nature des soins proposés, les consé-
que le malade, en état d’exprimer sa volonté, refuse les quences en cas de non-réalisation de ces soins, et elles doi-
investigations ou le traitement proposés, le médecin doit vent être répétées et consignées dans le dossier médical. Cette
respecter ce refus après avoir informé le malade de ses consignation est indispensable car c’est au médecin ou à l’éta-
conséquences ». Or, si le patient suicidant, intoxiqué par des blissement de santé qu’il incombe de prouver que l’informa-
médicaments par exemple, est initialement hors d’état d’expri- tion a été donnée. Enfin, un document de décharge signé de
mer clairement sa volonté, une prise en charge thérapeutique la part du patient, de la famille ou de la personne de confiance
peut lui être imposée (manœuvres d’évacuation, traitement ne constitue pas une décharge de responsabilité : quel que
symptomatique et/ou antidotique...), à condition que la per- soit le mode de preuve utilisé, il peut être combattu. Cepen-
sonne de confiance, un membre de sa famille, le tuteur légal dant, c’est un élément supplémentaire qui montre qu’une
ou un proche ait été informé des soins nécessaires. information a réellement été donnée.
Le véritable problème survient lorsque le patient est guéri Le risque d’un abandon de soin trop « rapide » au vu du
des conséquences somatiques de son geste : il est alors plei- refus du patient peut être considéré comme une non-assistance
nement conscient et peut refuser toute poursuite d’une quel- à personne en péril. Si l’information est correctement don-
conque prise en charge somatique, psychiatrique ou sociale née, et si le médecin respecte la décision de son patient, son
(article 36 alinéa 2 du code de déontologie : « Lorsque le abstention ne sera pas considérée comme délictueuse, et il
malade, en état d’exprimer sa volonté, refuse les investiga- n’encourra pas, notamment, de poursuites pour non-assistance
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à personne en danger (Cassation Criminelle 03/01/1973, Bull. Une fois arrivé dans le service de psychiatrie, un certificat
Crim. no 2). « immédiat » doit être rédigé dans les 24 heures par un psy-
Le médecin est donc dans une position ambiguë où il ne chiatre de l’établissement, confirmant la nécessité de l’hos-
peut soigner un patient conscient sans son accord, mais où pitalisation. Il doit être répété tous les 15 jours puis tous les
une information mal donnée ou insuffisamment convain- mois. La sortie est possible lorsque les conditions de l’hospi-
cante peut l’entraîner vers la non-assistance à personne en talisation en HDT ne sont plus réunies, ou en l’absence des
danger. Il n’existe pas de législation qui réponde précisément certificats réglementaires.
à ce problème, et en cas d’instruction judiciaire le magistrat L’HO est réalisée lorsque les patients compromettent
se fondera sur le respect de la raison proportionnée : la réponse l’ordre public et la sécurité des personnes. Il s’agit alors d’une
médicale au patient est-elle proportionnée à la pathologie pré- procédure administrative prise par le préfet du département.
sentée ? Le préfet prononce, au vu d’un certificat médical circonstan-
Une solution peut être une mesure d’hospitalisation sous cié n’émanant pas d’un psychiatre exerçant dans l’établisse-
la contrainte. En dix ans, le nombre de ces procédures à la ment accueillant le malade, l’hospitalisation d’office. En cas
demande d’un tiers ou du préfet, qui devraient rester excep- d’urgence, mentionné sur le certificat, le maire peut prendre
tionnelles, se sont accrues de 86 %, pour atteindre un total des mesures d’urgence, en prenant un arrêté provisoire. Le
supérieur à 72 000 en 2001 [2]. Les hospitalisations sous la préfet devra alors statuer sur cet arrêté dans les 24 heures,
contrainte, non spécifiques des maladies mentales, sont indis- faute de quoi il devient caduc au bout de 48 heures. Le même
pensables quand la pathologie est à l’origine d’une altération
type de certificat « immédiat » que précédemment est établi
du discernement, d’un refus de soins ou d’une perte du libre
par le psychiatre. Pour la sortie du patient, un arrêté préfec-
arbitre du patient. Au nombre de deux, l’hospitalisation à la
toral doit abroger celui qui a entraîné l’hospitalisation d’office.
demande d’un tiers (HDT), et l’hospitalisation d’office (HO),
Une forme particulière est celle qui découle d’un non-lieu
sont déterminées par la loi du 27 juin 1990 (publiée au J.O.
judiciaire après application de l’article L. 1222-1 du code
du 30 juin 1990) et leurs circulaires d’application des 5 sep-
pénal « N’est pas pénalement responsable la personne qui
tembre 1990 et 13 mai 1991 [1] (Annexe A). La loi est reprise
par le code de santé publique (articles L. 3211 à L. 3214). était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique
En cas d’HDT, le tiers peut être : un membre de la famille, ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le
un proche ou une personne agissant dans l’intérêt du patient contrôle de ses actes » : la sortie n’est possible qu’après
(sauf le personnel soignant en charge du patient ou la direc- deux expertises indépendantes et convergentes.
tion de l’établissement hospitalier), ou une assistante sociale
[3]. Si le tiers ne sait pas écrire, la demande est reçue par le
maire, le commissaire de police ou le directeur de l’établis- 3. Faut-il signer le certificat de décès
sement qui en donne acte. En cas de patient mineur cette pro- en cas de mort toxique ?
cédure n’a pas de support légal, et il appartient au détenteur
de l’autorité parentale de prendre la responsabilité de l’hos- Tout médecin appelé à constater un décès doit rédiger un
pitalisation. Si le demandeur est tuteur ou curateur, il doit certificat (article L. 2223-42 du code général des collectivités
fournir un extrait du jugement de mise sous tutelle ou sous territoriales, et article 76 du code de déontologie médicale).
curatelle. Les deux modèles actuellement usités sont ceux établis par
La demande d’HDT doit être manuscrite et signée par la décret du 24 décembre 1996 [1].
personne qui la formule. Elle comporte les noms, prénoms, Le suicide fait partie des morts violentes, et doit systéma-
professions, âges et domiciles tant de la personne qui demande tiquement aboutir à cocher la case « obstacle médicolégal »,
l’hospitalisation que de celle dont l’hospitalisation est deman- même si le caractère suicidaire de cette agression est évi-
dée et l’indication de la nature des relations qui existent entre dent : il n’est pas de la responsabilité du médecin de statuer
elles ainsi que, s’il y a lieu, de leur degré de parenté. La sur la cause suicidaire de la mort, qui ne peut être confirmé
demande est valable 15 jours, et doit être accompagnée de que par une enquête de police et certaines investigations médi-
deux certificats médicaux (l’un d’un médecin extérieur à l’éta- colégales (dont l’autopsie fait partie). Cette dernière est obli-
blissement hospitalier et l’autre pouvant émaner d’un prati- gatoire en cas de suicide, comme en cas de toute autre mort
cien exerçant dans l’établissement), sauf en cas de péril immi- violente (recommandation noR (99) 3 relative à l’harmonisa-
nent (article L. 3213-3 du code de la santé publique) : un seul tion des règles en matière d’autopsie médicolégale, Conseil
certificat médical est alors possible à condition qu’il men- de l’Europe du 02/02/1999). Le suicide est également claire-
tionne et justifie ce péril. Les médecins réalisant ces certifi- ment exprimé comme cause d’obstacle médicolégal par le
cats doivent être inscrits au conseil de l’ordre, mais ils ne conseil de l’ordre national des médecins [4]. Dans le doute
peuvent établir ces documents s’ils exercent dans l’établisse- entre un suicide et une autre agression, la mort est considérée
ment d’accueil (pour le premier certificat), s’ils sont parents comme suspecte, et il faut également cocher la case « obsta-
ou alliés, au quatrième degré inclusivement, ni entre eux, ni cle médicolégal », ce qui aboutit à la même séquence d’inves-
des directeurs des établissements, ni de la personne ayant tigations. Ces investigations entraîneront probablement des
demandé l’hospitalisation ou de la personne hospitalisée (arti- perturbations importantes dans l’emploi du temps habituel
cle L. 3212-1). des médecins (problèmes administratifs, convocation éven-
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tuelle au commissariat de police...), mais, il est évident que native le classement sans suite de la procédure de recherche
la réalisation d’un certificat attestant que la mort est d’ori- des causes de la mort (absence d’intervention d’un tiers dans
gine naturelle, dans le cas d’un suicide, peut entraîner des le mécanisme du décès, pas de faute pénale) ou la réorienta-
sanctions tant disciplinaires que judiciaires. tion de l’enquête vers la piste criminelle (homicide) ou délic-
À Bordeaux, le bureau des enquêtes pénales du parquet tuelle (homicide involontaire).
s’est inspiré de cette recommandation no°R (99) 3 relative à Ainsi, le Bureau des enquêtes du parquet de Bordeaux dili-
l’harmonisation des règles en matière d’autopsie médicolé- gente 350 à 450 procédures de recherches des causes de la
gale (Conseil de l’Europe du 02/02/1999), et a mis en place mort par an, lesquelles aboutissent à près de 95 % à des clas-
un dispositif en partenariat avec le service de médecine légale sements sans suite après identification d’une cause « natu-
du CHU. La permanence du parquet de Bordeaux est avisée relle » de la mort (c’est à dire ne posant pas de problème
de tout décès non naturel ou suspect, et déclenche une enquête médicolégal). Les 5 % restants font apparaître la responsabi-
judiciaire pour recherche des causes de la mort (article 74 du lité pénale d’un tiers dans le processus mortel, et entraîne des
code pénal). Cette enquête est également diligentée en cas poursuites pénales se répartissant entre les délits d’homici-
d’une personne grièvement blessée lorsque la cause de ses des involontaires (ex : accidents du travail, transport...) et les
blessures est inconnue ou suspecte (disposition ajoutée par la crimes d’homicides volontaires (ex : meurtre, coups mortels,
loi dite PERBEN du 9 mars 2004). Une fois les premières empoisonnement).
constatations effectuées par l’officier de police judiciaire et À Bordeaux, la relative systématisation des autopsies et
le médecin légiste (après un examen préliminaire du corps), des examens complémentaires de médecine légale, outre le
une fiche de « découverte de cadavre » est rédigée et faxée au fait de limiter le risque de laisser un crime impuni présente
parquet. À partir de cette fiche et du compte rendu télépho- également l’avantage pour les familles des personnes décé-
nique du médecin légiste et de l’officier de police judiciaire, dées de donner une explication médicale à une disparition
le magistrat doit décider si une autopsie s’avère nécessaire brutale difficilement acceptable, et d’éviter ainsi que ne se
avec le transport du corps à l’institut médicolégal de Bor- répandent des rumeurs ou autres informations erronées sur
deaux. les circonstances de cette mort. Dès lors, l’autopsie conçue à
En pratique, le parquet de Bordeaux a recours à une autop- l’origine comme un outil essentiel de la preuve de l’existence
sie médicolégale avec les expertises complémentaires décri- d’une infraction, est de plus en plus utilisée comme un outil
tes précédemment dans tous les cas de mort non naturelle visant à démontrer l’absence d’une infraction comme cause
évidente ou suspectée, quel que soit le délai entre l’événe- du décès.
ment responsable de la mort et la mort elle-même, en parti-
culier dans les cas suivants : 4. La mort toxique :
• homicide ou suspicion d’homicide volontaire, coups mor- des prélèvements d’organes peuvent-ils être réalisés ?
tels, empoisonnement ;
• mort subite inattendue, y compris la mort subite du nour- Le patient décédé d’une intoxication est une source sous-
risson ; estimée de don d’organes. À cela plusieurs raisons peuvent
• violation des droits de l’Homme, telle que suspicion de être envisagées.
torture ou de toute autre forme de mauvais traitement ; • La difficulté de diagnostiquer avec certitude une mort céré-
• suspicion de suicide par arme à feu, arme blanche, par subs- brale (certains toxiques, comme les barbituriques, la métha-
tances incendiaires ou intoxication médicamenteuse ou par qualone ou le méprobamate peuvent entraîner un EEG
absorption de produits stupéfiants (overdose) ou par plat), peut être problématique. En présence de facteurs
noyade ; confondants, il faut se tourner vers la réalisation d’exa-
• suspicion de faute médicale en cas de dépôt de plainte ou mens complémentaires radiologiques ou électrophysiolo-
de signalement de la famille ; giques (le plus adapté ici semble être l’angiographie céré-
• accident mortel du travail ou de transport ; brale par voie artérielle ou veineuse, qui montre une
• scènes de catastrophe naturelle ou technologique (acci- absence d’injection des carotides internes et des artères
dents de trains, d’avions, collision en chaînes, incendie ou vertébrales [5]).
explosion de sites industriel...) ; • La réversibilité de l’atteinte d’un organe (à l’exception du
• décès survenus dans des établissements pénitentiaires ; cerveau) par un toxique est-elle possible ? Certains toxi-
• décès survenus dans des locaux de police ou de gendarme- ques s’accumulent en effet dans le foie, le poumon, le
rie ou à l’occasion de l’intervention de la police ou de la cœur..., et pourraient théoriquement être libérés de ces gref-
gendarmerie ; fons après la transplantation. Ce risque est minime, mais il
• corps non identifié, putréfié ou restes squelettiques. est important de connaître les organes qui accumulent les
L’autopsie est réalisée, avec une analyse anatomopatholo- toxiques, et ceux qui présentent des modifications de struc-
gique et toxicologique la plus exhaustive possible. ture ou de fonction, éventuellement irréversibles, après une
À l’issue des conclusions des experts et du résultat de intoxication. Le risque sera également apprécié en fonc-
l’enquête de police ou de gendarmerie, la décision d’orienta- tion du greffon considéré (ex : intoxication sévère par le
tion finale revient au magistrat du parquet avec comme alter- monoxyde de carbone et prélèvement de cœur ou de rein).
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• Existe-t-il des risques spécifiques liés au donneur (hépa- monaire. Un greffon hépatique et un greffon rénal étaient non
tite, VIH...) ? fonctionnels un mois après la transplantation (perte ulté-
• Existe-t-il un problème médicolégal ? Dans ce cas, en rieure de deux greffons rénaux et d’un greffon hépatique).
France, un prélèvement d’organe ne peut être réalisé Aucun décès ni rejet n’a pu être mis en relation avec une
qu’après l’accord du procureur de la République ou du étiologie toxique.
juge d’instruction, du fait du risque de destruction de En ce qui concerne les critères d’acceptation d’un organe,
preuve que cela implique. Les prélèvements (uniquement aucun n’est totalement applicable à tous les toxiques. Si les
à finalité thérapeutique) pourront être pratiqués dans les critères non spécifiques sont ceux en vigueur pour l’évalua-
strictes limites indiquées dans l’accord et sous certaines tion de la qualité des greffons en dehors de toute intoxica-
conditions (arrêté du 27 février 1998 portant homologa- tion, les critères spécifiques sont d’ordre toxicologique. De
tion des règles de bonnes pratiques relatives au prélève- façon tout à fait exceptionnelle il pourrait exister un risque de
ment d’organes à finalité thérapeutique sur personne décé- transfert du toxique au patient receveur, et certains critères
dée ; publié au J.O. du 27 mars 1998) [1] : ont déjà été publiés (Tableau 1). L’interprétation de données
C prise de photographies du corps, au niveau des zones de toxicologiques (résultats des analyses toxicologiques) est tou-
prélèvement, avant toute intervention si le procureur de jours délicate, car les prélèvements sanguins ne renseignent
la République (ou le juge d’instruction) en fait la qu’imparfaitement sur les concentrations tissulaires de toxi-
demande ; ques. C’est alors le rôle du toxicologue clinicien d’interpré-
C les comptes rendus opératoires, des échantillons de sang ter ces résultats à partir des connaissances toxicocinétiques
et d’urine antérieurs au prélèvement, doivent accompa- et des données de la littérature [6].
gner le corps lors de son transport pour autopsie ;
C les greffons non utilisés doivent être adressés au méde-
cin légiste ayant pratiqué l’autopsie. En cas d’impossi- 5. Le rôle du directeur de garde
bilité, un compte rendu descriptif les concernant sera en cas de problème médicolégal
transmis à celui-ci ;
C afin de permettre au médecin légiste d’examiner les La garde de direction (ou plutôt l’astreinte de direction, le
éventuelles ecchymoses, aucun prélèvement de peau ne directeur n’étant pas obligé de rester dans l’hôpital) n’a fait
pourra être effectué sur l’ensemble du corps. jusqu’à maintenant l’objet d’aucune réglementation ni étude
C il ne pourra être procédé a aucun prélèvement, de quel- synthétique. En pratique, le directeur de garde reçoit de fait
que nature que ce soit, sur une personne non identifiée. une délégation du directeur d’établissement pour assurer une
Ainsi, la proportion de donneurs décédés après une intoxi- permanence du fonctionnement des services. Si certaines
cation reste faible (de l’ordre de 1 %), même si elle est actuel- actions peuvent être déléguées à d’autres agents (administra-
lement en augmentation : selon les données nord-américaines tifs pour des défaillances techniques ou matérielles, ou cadres
disponibles par l’Organ Procurement and Transplantation soignants pour la défection de personnels), sa présence est
Network, sur un total de 6081 patients décédés en 2001 et nécessaire dans plusieurs situations compliquées ou délica-
considérés comme des donneurs potentiels, la cause du décès tes : coordination des différents services en cas d’afflux de
était due à une intoxication dans 83 cas, soit 1,4 contre 0,6 % victimes (plan « blanc »...), relations presse–autorités de
en 1994. Elle est également de 1 % en France pour les années tutelle, décisions de police intérieure, absence d’autorisation
1997 à 2001. d’opérer un mineur... ou pour intervenir en tant que conseiller
L’expérience des cliniques universitaires Saint-Luc, en face à des situations délicates (anonymat, admission d’une
Belgique, a permis de dresser un constat favorable en termes personnalité...).
de survie des patients et de viabilité des greffons provenant Parmi les huit principales situations médicolégales devant
de donneurs intoxiqués [6]. Entre 1989 et 1997, 864 prélève- être gérées par le directeur de garde, trois concernent les
ments d’organes ont été réalisés à partir de 293 donneurs. intoxications :
Parmi ces donneurs, 21 patients, (7 %), étaient décédés après • décès par mort violente ou suspecte : le directeur de garde,
une intoxication. Les toxiques impliqués étaient : benzodia- averti par le médecin qui a coché l’obstacle médicolégal
zépines (n = 2), antidépresseurs tricycliques (n = 1), benzo- sur le certificat de décès, suspend les opérations funéraires
diazépines et antidépresseurs tricycliques (n = 1), barbituri- et alerte les services de police ou de gendarmerie ;
ques (n = 2), insuline (n = 2), monoxyde de carbone (n = 3), • admission d’un malade porteur de drogue : la possession
cyanure (n = 1), méthaqualone (n = 1), paracétamol (n = 1), de stupéfiants est un délit, au sens de l’article 222-7 du
méthanol (n = 7). Au total, 58 greffons ont pu être obtenus : code pénal. Le professionnel hospitalier découvrant une
39 reins, six cœurs, deux poumons, neuf foies et deux pan- telle possession (comme d’ailleurs pour le port d’armes)
créas. Les résultats en termes de survie des patients, respec- doit se saisir de la drogue et en avertir la direction de l’hôpi-
tivement à un an et cinq ans, étaient de 100 et 88 % pour les tal (sans révéler l’identité du patient) qui la mettra dans un
greffes rénales, 100 et 100 % pour les greffes pancréatiques, coffre. Selon le code de procédure pénale, le directeur aver-
67 et 67 % pour les greffes hépatiques, 50 et 33 % pour les tit le procureur de la république (sans qu’il n’y ait de carac-
greffes cardiaques, 100 et 100 % pour l’unique greffe bipul- tère d’urgence pour des faibles consommations), sans révé-
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Tableau 1
Recommandations pratiques concernant la viabilité des greffons provenant de donneurs intoxiqués en fonction des toxiques rencontrés (d’après [6], avec
autorisation des éditions Elsevier)
Toxique Greffons potentiels Recommandations
Éthanol (aigu) • Cœur • Cœur, foie et pancréas : exclure éthylisme chronique
• Poumon • La détermination de l’éthanolémie n’apporte aucune indication
• Foie • Biologie hépatique, rénale et pancréatique de routine
• Rein • Morphologie
• Pancréas • Biopsie hépatique et rénale
Méthanol • Cœur ? → contre-indication relative • Exclure éthylisme chronique
• Poumon • Attendre que le méthanol ne soit plus détectable dans le sang et que l’acidose
• Foie métabolique soit corrigée
• Rein • Traitement par 4-méthylpyrazole de préférence à l’éthanol ?
• Pancréas • Biologie hépatique, rénale et pancréatique de routine
• Échocardiographie lorsque le pH est au plus bas, ECG, enzymes cardiaques
• Morphologie
• Biopsie hépatique et rénale
Éthylène-glycol • Cœur ? → contre-indication relative • Attendre que l’éthylène glycol ne soit plus détectable dans le sang et que l’acidose
• Poumon métabolique soit corrigée
• Foie • Traitement par 4-méthylpyrazole de préférence à l’éthanol ?
• Rein → contre-indication • Biologie hépatique et pancréatique de routine
• Pancréas • Morphologie
• Biopsie hépatique
Monoxyde de carbone • Cœur ? → contre-indication relative -Cœur : ECG normal et échocardiographie satisfaisante, élévation minimale des
• Poumon (contre-indication si exposition enzymes cardiaques (troponine ?), soutien minimal en médicaments inotropes,
aux fumées) temps d’ischémie relativement court (< 120 min), rapport poids donneur/receveur
• Foie favorable, éviction des receveurs présentant des résistances pulmonaires élevées.
• Rein Éviction des donneurs avec arrêt cardiocirculatoire prolongé (> 5 min) ou exposi-
• Pancréas tion au CO prolongée
• La détermination de la carboxyhémoglobinémie n’apporte pas d’information
• Correction de l’acidose métabolique
• Oxygénothérapie hyperbare recommandée
• Biologie hépatique, rénale et pancréatique de routine
• Morphologie
• Biopsie hépatique et rénale
Cyanures • Cœur • Attendre que la concentration des ions cyanure sur sang total soit < 7 µmol/L et
• Poumon que l’acidose métabolique soit corrigée, après sevrage des catécholamines
• Foie • Hydroxocobalamine de préférence aux autres antidotes ?
• Rein • Biologie hépatique, rénale et pancréatique de routine
• Pancréas • Morphologie
• Biopsie hépatique et rénale
Paracétamol • Cœur • Biologie rénale et pancréatique de routine
• Poumon • Prévention des dommages cardiaques et rénaux par la N-acétylcystéine ?
• Rein • Morphologie
• Pancréas • Biopsie rénale
Antidépresseurs tricycli- • Cœur → contre-indication absolue • Attendre que la concentration plasmatique des ADT soit < 2 µg/mL
ques (ADT) • Poumon • Biologie hépatique, rénale et pancréatique de routine
• Foie • Morphologie
• Rein • Biopsie hépatique et rénale
• Pancréas
Barbituriques- • Cœur • Attendre que la concentration plasmatique de barbiturique-meprobamate ne soit
méprobamate- • Poumon plus toxique (indispensable si l’EEG seul est utilisé comme test de confirmation
benzodiazépines • Foie de la mort encéphalique)
• Rein • Biologie hépatique, rénale et pancréatique de routine
• Pancréas • Morphologie
• Biopsie hépatique et rénale
Cocaïne • Coeur → contre-indication absolue • Attendre 12-24 heures
• Poumon (contre-indication probable en • Déterminer également l’éthanolémie
cas de « sniffing » chronique) • Biologie hépatique, rénale et pancréatique de routine
• Foie • Morphologie
• Rein • Biopsie hépatique et rénale
• Pancréas
Héroïne, méthadone, • Contre-indication au don d’organes
dextropropoxyphène,
amphétamines...
Organophosphorés, sol- • Données insuffisantes
vants...
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ler non plus l’identité du patient. À charge pour le procureur l’ensemble de la procédure soit tracé (tout noter sur le dos-
d’intervenir dans un cadre légal pour connaître l’identité sier médical) et que le directeur soit prévenu. Si le patient
de celui-ci : à savoir une commission rogatoire donnée par est mineur, la procédure est identique. Le directeur vérifie
un juge d’instruction à un officier de police judiciaire. Il la validité de la procédure et informe le procureur. En
est recommandé de prévenir ensuite les autorités de police dehors de l’urgence le patient doit signer une décharge (s’il
afin de leur demander de venir récupérer les stupéfiants à refuse : tracer le refus, avec témoignages si possible). En
l’hôpital (et surtout de ne jamais les faire amener) ; cas de sortie contre avis médical, le directeur prévient les
• le refus de soins : en cas d’urgence vitale le médecin peut services de police ou de gendarmerie si le patient court ou
donner tout de même les soins à conditions que cette fait courir un risque pour la population.
urgence ait été validée par un deuxième médecin, que

Annexe A. Exemples de certificat d’hospitalisation à la demande d’un tiers (HDT)


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Références

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//www.legifrance.gouv.fr. Durigeu M, Bernard MH. L’obstacle médicolégal dans le certificat de
décès. Rev Prat 2005;55:587–98.
[2] Prieur C. Le nombre d’internements psychiatriques a fortement aug-
[5] Gobeaux RF. Législation des prélèvements d’organes en France.
menté. Le Monde 2004, 28 octobre:8.
Réanim Urgences 2000;9:210.
[3] Senon JL, Lafay N. Hospitalisation à la demande d’un tiers et hospi- [6] Hantson P, de Tourtchaninoff M, Mahieu P, Guérit JM. Prélèvements
talisation d’office, tutelle, curatelle, sauvegarde de justice. Rev Prat d’organes consécutifs aux décès par intoxication : expérience et
2000;50:2285–94. problèmes diagnostiques. Réanim Urgences 2000;9:197–209.

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