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ANALYSE LINEAIRE « LE PAIN », Le parti pris des choses, F.

Ponge
I) Le pain assimilé au monde (la surface/la croute du pain)
 Aspects MELIORATIFS associés à la surface du pain
1ère strophe : la description de la surface rapprochée du monde
- Le pain est sublimé dès la première ligne : l’adjectif « merveilleux » donne immédiatement à cette
description une nouvelle dimension. Cette référence au conte introduit l’idée de dépassement de
l’ordinaire pour un aliment qui l’est pourtant. (opposition ordinaire/extraordinaire)
- « panoramique » montre le travail du poète autour de la polysémie ou polyphonie des mots. L’adjectif
renvoie à la fois au paysage embrassé d’un seul regard mais semble aussi contenir l’origine latine du
mot pain « panem », tout comme le terme « impression » qui peut se référer autant à la sensation
qu’à l’imprimerie ou au mouvement artistique qu’est l’impressionnisme (par des touches ou des
impressions, l’artiste recrée une vision d’ensemble). Le poète semble donc amorcer également une
réflexion autour de la création poétique.
- « quasi » modalisateur qui a un effet d’atténuation sur l’hyperbole qui suit
- Gradation et hyperbole associent le pain au monde : « les Alpes, le Taurus, la Cordillère des
Andes » : conception à la fois HAUTE et LARGE du monde.
- Pléonasme « à disposition sous la main » redondance intéressante qui rapproche le monde à portée
mais qui permet aussi de se figurer ce « pain-monde » directement dans notre main.
- On note par ailleurs depuis le début de ce paragraphe, l’introduction d’un connecteur logique
« d’abord ». Le deuxième paragraphe débute par « ainsi donc ». Ces connecteurs qui jalonnent le texte
donnent au poème l’aspect d’une dissertation, d’une réflexion ordonnée.
2ème strophe : la création du « pain-monde »
- « masse amorphe » a-morphe = sans forme, étymologiquement.
- On assiste alors à la fabrication du pain avec la genèse du monde de façon simultanée : « en train
d’éructer » = le gonflement sous l’effet du levain, « four stellaire » = le four à pain, « durcissant » =
cuisson, « vallée (…) crevasses » = description de la croûte en train de se former. Mais toute la phrase
peut également être comprise comme représentant la création du monde.
- En effet, les termes employés sont tous des termes géographiques : « vallée », « crevasse », etc. Le
mot croûte n’apparaît à aucun moment dans le poème mais l’allitération en « c » « cr » semblent se
faire l’écho de la rigidité de cette surface.
- Et c’est principalement l’adjectif « stellaire » qui nous amène à cette lecture : le four stellaire, c’est « le
four étoilé »… on passe donc des braises du four à pain aux étoiles de la voûte céleste. La dernière
phrase de ce paragraphe n’a d’ailleurs que peu de rapports directs avec le pain : aucun des termes
employés n’y fait référence. Elle est, encore une fois, nettement articulée avec ce qui précède : « Et »,
« dès lors ».
- Finalement, le seul terme qui fasse référence à la croûte du pain est le mot : « dalle ». On peut
s’interroger sur le tiret qui sépare la mention de la croûte et la première description de ce qu’il y a
dessous. Ponge a en effet l’habitude de jouer sur les signes, et ici, le tiret « ressemble » à la « dalle »
mentionnée plus haut, et sépare nettement dans la phrase le dessus et le dessous, comme la croûte
pour le pain.
- Cette première approche de la mie – puisque a priori c’est de cela qu’il s’agit – est assez curieuse.
L’expression « sous-jacente » est à considérer : comme on l’a déjà vu, Ponge joue sur les doubles
sens : c’est étymologiquement ce qui gît dessous (la mie), mais c’est aussi le terme employé pour
parler d’une intention, d’une pensée dissimulée. C’est à relier aux termes « mollesse » et « ignoble »
qui sont péjoratifs, et s’appliquent davantage à un être humain (c’était déjà le cas, plus haut, du
verbe « éructer » et de l’adjectif « amorphe »).
- Transition : C’est d’ailleurs ce champ lexical qui va créer la transition avec le troisième paragraphe et le
début de notre second mouvement. Il s’accentue avec des adjectifs qui relèvent d’un jugement moral
au début de la strophe suivante.
II) Le pain assimilé à la vie (la mie)
 Aspects PEJORATIFS associés à l’intérieur (la mie) du pain
- 3e strophe : Dans un mouvement logique, Ponge passe de l’extérieur à l’intérieur, en continuant à
mêler panification et création du monde.
- Le « sous-sol » est à rapprocher ainsi de la « dalle » qui précède, et fonctionne sur le même registre.
Quant aux adjectifs « lâche » et « froids », ils sont encore péjoratifs : une signification morale
commence alors à se dégager du poème, et va en s’amplifiant.

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- Le terme « tissu » est lui davantage scientifique, comme si le texte se voulait une démonstration
scientifique.
- Le champ lexical de la nature apparaît, associé ensuite à la vie et l’humanité de façon générale :
« pareil à celui des éponges » : la comparaison, ici, renvoie à une multitude d’interprétations : l’éponge
végétale est un des premiers organismes vivants : on est toujours dans la création du monde. La suite
reprend alors ce thème du végétal, et la métaphore mêle la flore et l’humain. C’est enfin, pour terminer le
paragraphe, la finalité des choses qui est alors évoquée.
- Après la création, on arrive logiquement à l’achèvement, qui ici ressemble à une mort : « rassit »,
« fanent », « rétrécissent », « se détachent », « friable ». Ce dernier terme rappelle assez directement la
décomposition. L’aposiopèse finale tend à suggérer combien la disparition est terrible. Comme pour le
tiret du paragraphe précédent, on peut se demander s’il faut voir dans les points de suspension (dans
leur représentation graphique) le dessin même de l’effritement…
- Transition : Dans ces trois paragraphes, on voit donc la création du pain et la création du monde.
Cependant, certains indices laissent à penser qu’une troisième lecture est possible. Ponge ne nous
parlerait-il pas également de la création poétique ? Tous ces jeux sur les signifiants, le terme « tissu
» qui est l’étymologie du mot « texte », l’impression panoramique dont il parle, la construction d’un
monde nouveau que l’on a « sous la main », l’emploi de terme moraux… On peut alors comprendre les
choses différemment. Ainsi, les « fleurs » sont aussi ce que l’on appelait autrefois « fleurs de rhétorique
» pour désigner les figures de style, les « sœurs siamoises soudées » peuvent représenter les lettres,
tout comme les « plans nettement articulés » peuvent décrire les phrases. Enfin, il est curieux de
retrouver, dans le terme « éponge », le nom du poète…
III) Une conclusion introduite par une rupture brutale « brisons-là »
- La polysémie de l’expression « Brisons-là » peut encourager une relecture du poème à travers le filtre
de la création artistique uniquement.
- Brisons la croûte, la miche de pain. Tout simplement pour la manger.
- Briser le pain : geste sacré, on brise le pain à l’église pour reproduire le geste du Christ et
partager son corps symbolique entre les disciples.
- « brisons-là » : on peut aussi l’entendre ainsi : arrêtons-nous là ; n’allons pas plus loin.
- Ce texte est-il alors une fable, fable du pain, du monde, de l’écriture ? C’est ce que peut nous faire
penser la fin de ce troisième paragraphe, qui annonce une morale ou plutôt une leçon.
- Il reste en effet à s’interroger sur l’objet – pain. Le choix de cet objet n’est pas anodin. C’est une des
bases de la vie humaine, nourriture première de toute civilisation sous une forme ou une autre. Mais
c’est aussi, à cause de cela entre autres, quelque chose de très religieux et de très symbolique. C’est le
« corps du Christ » des religions chrétiennes, c’est l’objet sacralisé de la table. La leçon serait-elle
alors celle-ci : à trop vouloir sacraliser les choses, on devient incapable de les considérer pour ce
qu’elles sont réellement. Dans ce texte, finalement, le pain perd son identité première sous la
multitude des interprétations.
- Est-ce alors la parole de l’auteur que l’on entend, sa position personnelle ? Autrement dit, arrêtons de
faire toutes ces lectures symboliques, ces jeux de mots, ces interprétations multiples. Ces trois
lectures différentes de cette expression semblent dénoncer le langage et ses possibilités infinies. Ponge
le dénonce, mais en même temps il en joue constamment.
- Quant à dernière partie de la phrase, elle confirme la morale déjà évoquée : « car le pain doit être sans
notre bouche moins objet de respect que de consommation », avec un dernier jeu sur « dans notre
bouche ». Soit l’organe de la parole, et celui qui va servir à lire le poème, soit celui du goût pour
déguster le pain. Il y a chez Ponge un plaisir du goût très net. Il faut savourer le pain comme on
savoure les mots, autrement dit : prenons le parti des choses.

Conclusion : Sans pouvoir véritablement définir la forme de ce texte, nous pouvons en montrer l’incroyable
audace, la modernité. Ponge dans sa conception de la poésie n’est pas sans rappeler Rimbaud, auteur
inclassable lui aussi qui s’émancipe par la création poétique de formes convenues et classiques. Le thème
du pain les unit, ici dans un poème en prose, chez Rimbaud dans « les effarés ». Ils nous rappellent tous
deux qu’ils sont des artisans des mots et qu’à travers eux peuvent se dessiner un autre monde une autre
réalité qui nous permet d’atteindre une vérité sur ce qui nous entoure.

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Si Baudelaire dans son projet d’écriture poétique tendait à extraire la beauté du mal, Ponge nous invite de
son côté à donner ou rendre une certaine noblesse aux objets de notre quotidien. Tous deux nous
rapprochent également d’une conception de l’art qui prend une dimension nouvelle. Des textes tels « une
charogne » ou ici « le pain » semblent des natures mortes ou des vanités. La mort et la vie se côtoient
nous en rappelant l’aspect éphémère et la vanité des Hommes sur terre.

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