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thérapeutiques par l’art


Les médiations
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Ont collaboré à cet ouvrage :
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Paul-Laurent Assoun
Gilles Bourlot
Jean-Daniel Causse
Mario Eduardo Costa Pereira
Marcia Maroni Daher Pereira
Jean Florence
Xavier Gassmann
Mavis Himes
Pascal Le Maléfan
Céline Masson
Lionel Raufast
François Sauvagnat
Silke Schauder
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Frédéric Vinot
Jean-Michel Vivès

thérapeutiques par l’art


Les médiations

Le Réel en jeu
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Conception de la couverture :
Anne Hébert

ISBN : 978-2-7492-4224-8
CF - 2000
© Éditions érès 2014
33, avenue Marcel-Dassault, 31500 Toulouse
www.editions-eres.com

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• Introduction
• Frédéric Vinot, Jean-Michel Vivès
• Dans Les médiations thérapeutiques par
l'art (2014), pages 7 à 9

L
es ouvrages traitant de l’art-thérapie ou des médiations
thérapeutiques par l’art sont de plus en plus nombreux ainsi
que les formations qui s’en réclament. Une publication de plus
était-elle nécessaire ? Les travaux menés jusqu’à présent ont
défriché et exploré des pans importants des processus en jeu
sans pour autant, nous semble-t-il, épuiser la question. Au
point où nous en sommes, il nous a paru pertinent de solliciter
un certain nombre d’auteurs susceptibles de proposer des
repères permettant de cerner la place du Réel dans ces
dispositifs. Le présent recueil est le témoignage de cette
communauté de questionnement.
2
Prenons position : l’expression « art-thérapie », en
rapprochant par un trait d’union les termes art et thérapie,
pourrait laisser croire que la pratique artistique ou la
fréquentation d’une œuvre auraient des effets thérapeutiques
en soi. L’exemple d’illustres artistes (Artaud, Van Gogh,
Schumann…) montre suffisamment qu’il n’en est rien. L’art
n’est pas en soi thérapeutique. Il n’y a pas d’art-thérapie.
3
L’expression « médiation thérapeutique par l’art », quant à
elle, met en avant la notion de médiation, et donc de transfert
nécessaire aux effets de subjectivation. Cependant, concevoir
la dimension thérapeutique comme résultat de la
symbolisation équivaut à prendre le risque de rater un des
enjeux essentiels de la rencontre médiatisée par l’art : le Réel,
soit ce qui échappe à toute possibilité de symbolisation.
4
Le présent ouvrage tente donc de dessiner les fondements
d’une autre approche. Esquissons-en deux.
5
D’une part, donner au Réel une place centrale dans les
modélisations de ces pratiques empêche l’établissement d’une
causalité linéaire liant art et thérapie, et cela du fait même de
la dimension potentiellement corrosive, voire effractive de la
rencontre avec l’œuvre d’art. Cette co-implication de l’œuvre
et de son créateur et/ou récepteur déploie un site, un praticable
– au sens que lui donne Jean Oury – qui recèle une dimension
d’imprévisibilité excluant toute emprise et suspendant
momentanément toute causalité. La rencontre de l’œuvre,
qu’elle soit en création ou créée, ne peut être pré-vue et ne
saurait tendre à la dimension thérapeutique qu’à se situer du
côté de la Gestaltung, de la forme en formation. Intégrer le
Réel au sein de l’élaboration de ces pratiques oblige le
clinicien à se situer du côté de l’ouverture et non de la suture.
6
D’autre part, si tout du Réel ne peut être pris en charge par le
symbolique, comme le propose Lacan, alors l’œuvre peut être
envisagée comme ce qui, dans le même mouvement, révèle et
voile le Réel, laissant pressentir qu’un autre type de rapport à
cet indomptable est envisageable : là où le symptôme suture,
l’art fait rupture et, dans le meilleur des cas,
ouverture. L’expérience des rencontres médiatisées par l’art
indique qu’il est possible de faire autrement avec ce qui résiste
et résistera à la symbolisation. La rencontre peut donc être
autrement orientée : la subjectivation doit certes son tribut à la
nécessaire symbolisation, mais elle repose également sur
l’énigme sans cesse relancée et relançante d’un impossible
dans le rapport du sujet à lui-même.
7
Ni prévision, ni prévention, ni contention, la rencontre
suppose avant tout de se risquer à l’inconnu. Si le terme de
rencontre a pu avoir jusqu’au xviie siècle le sens de combat,
mais également celui de réponse, cette étymologie nous
permet de comprendre en quoi la rencontre médiatisée par
l’art est pour le sujet tout ensemble choc et nécessité de
répondre, soit littéralement : une « com-motion ». C’est, de
récepteur de l’œuvre, devenir émetteur. Pour paraphraser
Freud : là où était la rencontre avec l’œuvre, je dois advenir.
Nous soutenons aujourd’hui que c’est depuis l’impossible à
représenter qui s’impose à nous dans le faire œuvre que le
sujet est sommé de prendre position : la rencontre est alors
non seulement réponse mais également réplique qui, qu’elle
soit théâtrale ou mimétique, implique la dimension de l’esprit.
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L’art : thérapeute ?
Jean Florence

Cette contribution prend sa source dans une expé-


rience et une réflexion partagées depuis de longues
années avec des artistes et créateurs de toutes disci-
plines, avec des responsables d’institutions hospita-
lières, pédagogiques, carcérales, et de divers lieux
d’accueil, avec des psychiatres, des soignants, des
psychothérapeutes, des ergothérapeutes, et des patients,
résidents, pensionnaires participants actifs d’ateliers,
avec des collègues psychanalystes, juristes, sociologues,
anthropologues, philosophes, avec des étudiants et bien
des personnes averties curieuses et passionnées, toutes
et tous intéressés par l’essor des pratiques rassemblées,
tant bien que mal, sous le vocable hybride et discutable
de « l’art-thérapie ». Grande est ma dette envers eux et
vive ma reconnaissance.
L’expérience multipliée et foisonnante de ces véri-
tables laboratoires que sont les ateliers d’expression

Jean Florence, professeur émérite, université de Louvain-la-Neuve,


Belgique, psychanalyste.
12 Les médiations thérapeutiques par l’art

artistique requiert une attention particulière, pour qui


est travaillé par les questions de notre temps dont
celles, éminemment éthiques et politiques, de l’accueil
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et du soin portés à la souffrance, à la solitude, au déses-
poir. La recherche artistique est étroitement liée à ces
questions et si, comme l’a écrit Stig Dagerman, « notre
besoin de consolation est impossible à rassasier 1 », cela
n’empêche pas tous les artisans ouverts à ces questions
de tenir à rencontrer activement, par l’opération obsti-
née des formes infinies de l’invention artistique, cette
lancinante inconsolabilité…

UN VOCABLE HYBRIDE ET DISCUTABLE :


L’ART-THÉRAPIE

Le mot composé d’art-thérapie, intégré depuis


longtemps dans le langage courant, n’est pas sans susci-
ter quelque difficulté, si l’on examine de près l’antino-
mie essentielle que son usage semble avoir résolue. Un
Michel Thévoz, longtemps responsable de la
Collection de l’art brut à Lausanne et fidèle à l’esprit
de Jean Dubuffet, n’hésite pas à affirmer qu’il s’agit là
d’une sérieuse contradiction dans les termes , car « l’art
procède d’une désadaptation heuristique, alors que la
thérapie vise à la réadaptation 2 ». Peut-on dès lors
imaginer, écrit-il, de prescrire l’art comme un exercice
d’hygiène ? C’est évidemment plus radical que de
parler d’hybridité, de métissage, de croisement, voire
de bâtardise. C’est affirmer une incompatibilité. Si les

1. S. Dagerman, Notre besoin de consolation est impossible à rassa-


sier, Arles, Actes Sud, 1993.
2. M. Thévoz, Requiem pour la folie, Paris, Éd. La différence, 1995,
p. 32.
L’art : thérapeute ? 13

animateurs d’ateliers et les divers initiateurs de


programmes de formation en art-thérapie ont dans les
faits passé outre à une objection aussi radicale, il n’en
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reste pas moins qu’elle n’est pas sans fondement et que,
sur le terrain même, un choix décisif s’impose, évitant
une confusion qui serait réellement dommageable,
voire délétère. C’est précisément un manque de problé-
matisation de cette question au sein d’un service de
psychiatrie, ayant entraîné le suicide d’un jeune
patient, qui m’avait incité à développer un débat
critique sur les présupposés sous-jacents de pratiques
d’art-thérapie 3, et à prendre part à un groupe d’artistes
et de psychothérapeutes décidés à réfléchir aux dimen-
sions éthiques et cliniques impliquées par l’appel à la
médiation de l’expression artistique dans le champ
thérapeutique et les milieux de soins.
L’idée d’art-thérapie est en général fort bien reçue,
et suscite sympathie et enthousiasme. Le projet de
devenir thérapeute par le recours à des techniques
issues de disciplines artistiques fait rêver beaucoup de
personnes impliquées dans le soin, l’enseignement,
l’activité culturelle, l’aide sociale, l’expérience artis-
tique, ou des personnes décidées à s’engager dans une
nouvelle activité professionnelle originale, ouverte et
même exaltante. Or, à y regarder de près, il s’agit d’une
activité qui exige une formation fort rigoureuse, non
seulement – cela va de soi – dans la pratique éprouvée
d’une ou plusieurs disciplines artistiques mais égale-
ment dans l’exercice d’une interrogation soutenue sur

3. J. Florence, Art et thérapie, liaison dangereuse ?, Bruxelles,


Publications des Facultés universitaires Saint-Louis, Psychanalyse,
1997.
14 Les médiations thérapeutiques par l’art

ses propres motivations à exercer une thérapie. Ce


terme de « thérapie » est par ailleurs singulièrement
flou, eu égard à toutes les propositions actuelles d’un
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champ en expansion constante. Dès lors, les profes-
sionnels de la santé ne peuvent que faire valoir leurs
propres critères de formation, dont les formes officia-
lisées de psychothérapies fournissent quelques modèles.
Ils veulent du sérieux et de la rigueur. Un débat récent
sur les exigences de formation mettait en évidence la
complexité de la pratique de l’art-thérapie si l’on ajoute
à la formation artistique et (psycho ou socio) théra-
peutique, la capacité pédagogique, la maîtrise de l’ani-
mation de groupe, la connaissance des ressorts du
processus créateur, voire celle de la psychopathologie 4.
La surenchère actuelle des propositions de théra-
pies va de pair avec la variété des modèles de forma-
tion. Certains psychanalystes, jaloux de la pureté de
leur discipline, en sont venus à dénier toute accoin-
tance non seulement avec le thérapeutique en général,
originellement sacral, rituel et médical, mais avec les
psychothérapies elles-mêmes, trop occupées de soigner,
de soutenir, de suggérer, de comprendre, de materner,
ou de vouloir guérir. On s’étonne quand on se souvient
que Freud définissait la psychanalyse comme une
psychothérapie, et l’on s’étonne plus encore de ce que

4. Débat au sein du colloque sur « Le sens du travail artistique en


milieu de soins », avec Paul Biot (Théâtre-Action), France Schott-
Billmann (université Paris-Diderot et Danse primitive) et Jean
Florence (université de Louvain et psychanalyste) organisé par
Culture et Démocratie, Section Art et Santé, à l’hôpital psychia-
trique Saint- Jean-de-Dieu à Leuze-en-Hainaut (Belgique), le
31 janvier 2011. Colloque enregistré sur le site de Culture et démo-
cratie.
L’art : thérapeute ? 15

ceux qui expriment dédain et mépris pour les psycho-


thérapies, persistent à parler de la « cure » analytique et
même à organiser des présentations de « cas » ou de
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« malades » dans des services psychiatriques. Rappelons
en passant que Freud assignait comme but au traitement
psychanalytique (Behandlung) d’abolir les résistances et
les refoulements responsables des symptômes, d’épar-
gner au patient le coût d’énergie dépensée à maintenir
ses conflits intérieurs, de veiller, à partir de ce qu’il est
et de ses dispositions et capacités, à ce qu’il façonne le
meilleur de ce qu’il peut devenir, pour qu’il soit capable
de réaliser et de jouir (leistung- und genussfähig). Il est
surtout soucieux de situer la spécificité de l’analyse au
regard de la médecine, puisqu’il s’adresse à des médecins
désireux de se former à la technique analytique. Il écrit :
« L’élimination des symptômes de souffrance n’est pas
recherchée comme but particulier mais, à la condition
d’une conduite rigoureuse de l’analyse, elle se donne
pour ainsi dire comme bénéfice annexe [Nebengewinn].
L’analyste respecte la singularité du patient, ne cherche
pas à le remodeler selon ses idéaux personnels et se
réjouit s’il peut s’épargner des conseils et réveiller en
revanche l’initiative de l’analysé 5. »
Les artistes qui animent des ateliers d’expression
dans les institutions de soins n’ont pas non plus à avoir
pour visée d’éliminer des symptômes de souffrance,
parce qu’ils sont eux-mêmes accueillis dans des struc-
tures qui prennent expressément en charge cette fonc-
tion médicale et thérapeutique, et que leur tâche

5. S. Freud, « Psychanalyse » et « Théorie de la libido », dans


Résultats, idées, problèmes, t. 2, Paris, Puf, coll. « Bibliothèque de
psychanalyse », 1985, p. 69.
16 Les médiations thérapeutiques par l’art

essentielle est de créer avec les personnes qui s’enga-


gent dans le travail et la recherche d’une discipline
artistique un espace original de liberté, dans le cadre
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que l’institution accorde à l’artiste. Mais l’art-thérapie
s’exerce aujourd’hui dans beaucoup de milieux et selon
des modalités d’organisation de rencontres très
diverses : en privé ou en institution, individuellement
ou en groupe, en présence d’un ou plusieurs anima-
teurs ou observateurs.
Un choix fondamental doit cependant se faire
devant la contradiction dont parle Michel Thévoz
entre l’art et la thérapie.
Certaines associations d’art-thérapie mettent
davantage l’accent sur l’action et la visée thérapeu-
tiques. Dans ce cas la finalité esthétique est subordon-
née à la finalité thérapeutique, et les diverses
techniques empruntées à toutes les pratiques artis-
tiques se mettent en quelque sorte au service d’une
intention de mieux-être, qui doit donc être explicite
et partagée dès le départ par tous les partenaires
concernés. Il reste alors à définir à quel référent de
thérapie l’on fait appel, et quelle sera la répartition des
formations requises pour le double exercice d’un art
et d’une thérapie. Il ne faut pas négliger que, le plus
souvent, c’est au sein des modèles psychothérapeu-
tiques que la référence est recherchée. Cependant
beaucoup de ces praticiens sont en recherche d’élaborer
une méthode originale et indépendante où l’art-théra-
pie aurait sa place, différenciée de l’ergothérapie, de
la psychothérapie ou de la sociothérapie.
En revanche, une autre option est de prendre
résolument appui sur les ressources propres et auto-
nomes d’une pratique artistique. Des artistes ont la
L’art : thérapeute ? 17

conviction qu’il y a dans l’activité artistique elle-même


une dimension initiatique, formatrice et transforma-
trice. La rigueur des exigences requises dans l’usage
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des techniques, dans la rencontre physique et poétique
des objets et des matières, dans le maniement des
outils, peut exercer un effet de transformation person-
nelle qui n’est nullement garanti, et qui est toujours
imprévisible. Pour user du terme par lequel Lacan a
donné une version au Nebengewinn freudien (qui veut
dire gain supplémentaire imprévu, profit associé), on
pourrait dire que dans ce cas, s’il y a « guérison », elle
vient « par surcroît ». Un artiste a de tout autres préoc-
cupations qu’un thérapeute. Il est pris par sa propre
recherche esthétique, et confronté au problème de
vivre, de faire connaître ses œuvres en leur cherchant
un débouché (vente, expositions, galeries pour les arts
plastiques ; espaces spécifiques pour le spectacle, le
chant, le théâtre, la musique ou encore la vidéo, le
film…). Et s’il est intéressé d’intervenir dans un milieu
qui n’est pas celui du monde artistique, par exemple
dans un home pour personnes âgées, dans une prison,
dans un service d’oncologie pédiatrique, ou dans une
unité de soins psychiatriques, il lui faut évidemment
exiger beaucoup de lui-même et être « averti » des
réalités singulières auxquelles il sera confronté. Selon
le mode de convention établie avec l’institution, un
membre du personnel soignant participe aux ateliers,
soit activement, comme les autres participants, soit
par une présence attentive et discrète.
Quelle que soit l’option choisie entre les deux
positions, disons la thérapeutique et l’artistique, et
quelles que soient par ailleurs les solutions mixtes
inventées sur le terrain, il reste que toute pratique
18 Les médiations thérapeutiques par l’art

d’atelier développe un langage particulier, autonome,


qu’il s’agit de construire ou de conquérir dans le champ
du discours convenu et reçu, aussi bien le discours qui
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touche aux thérapies que celui qui touche aux créa-
tions artistiques. L’emprise des idéologies est puissante
en ces domaines, et d’autant plus si elle est méconnue
et subreptice. L’enthousiasme, évoqué en commençant,
qui répond généralement à tout propos sur l’art-
thérapie aujourd’hui, recèle un bon capital d’évidences,
d’idées toutes faites, de stéréotypes, de jugements.
L’ouvrage collectif auquel nous participons ici compte
dans ses visées une analyse critique de ce grand fonds.
L’inventaire de ces présupposés peut en être entrepris,
même si l’on devine que l’on n’envisage aucune
exhaustion achevée de sa masse active et toujours en
autoproduction et régénération… Je tenterai plus loin
de prendre en considération quelques notions très
couramment utilisées et qui sont porteuses de présup-
positions intéressantes à mettre au jour.

L’ART MÉDIATEUR

Mon travail s’étant pour une très grande part inscrit


dans le partage des expériences avec des artistes respon-
sables de la conduite d’ateliers en diverses institutions,
je relèverai les questions émergées au fil de ces rencontres
particulièrement riches, qui m’ont appris à voir, à
entendre, à penser la réalité très concrète.
Je résumerai mon propos en posant que s’il y a un
thérapeute susceptible d’agir au sein de ces pratiques,
c’est le processus complexe lui-même appelé à naître
et à se développer de par le jeu des actions et inter-
actions que le cadre rend possible. C’est une façon de
L’art : thérapeute ? 19

soutenir que l’on cherche à éviter de porter l’accent sur


les personnes et leur psychologie – ou leur éventuelle
psychopathologie – mais plutôt sur la manière de
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mettre les choses à l’œuvre. Si l’art est un développe-
ment anthropologique du jeu, dont on sait qu’il est le
grand éducateur et le grand initiateur au monde, à
l’autre et à soi, il s’agit de faire en sorte que les carac-
tères essentiels du jeu prennent leur libre essor : espace
réservé et temps délimité, règles définies et admises,
activité librement consentie, autonome et gratuite…
Ledit animateur serait le garant, le gardien, de
l’opérativité du jeu.
Il n’est pas étonnant que certains psychanalystes
aient reconnu le traitement analytique comme une
forme de jeu. Le plus engagé en cette matière est sans
conteste D.W. Winnicott 6, constamment nourri de
son expérience clinique de pédiatre et de psychanalyste
d’enfants, et dont on comprend qu’il inspire aujour-
d’hui non seulement des analystes mais des philo-
sophes et des artistes. S’il voit dans les tout premiers
échanges du nourrisson avec son « environnement » le
moment inchoatif crucial de ce qu’est pour tout être
humain l’expérience culturelle, dont chacun est créa-
teur sans en être jamais le propriétaire, il est aisé de
penser qu’un atelier d’expression peut donner ou redon-
ner à chacun la chance de faire l’expérience de ce que les
« phénomènes transitionnels » permettent de créer.
L’appel à cet auteur essentiel nous permet de reve-
nir sur quelques termes déjà utilisés ici, comme celui

6. La référence majeure en cette matière, sur le fond de l’ensemble


de son œuvre, est l’ouvrage Jeu et réalité- l’espace potentiel, Paris,
Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 1975.
20 Les médiations thérapeutiques par l’art

de psychologie ou d’expression, et sur d’autres qui y


sont étroitement associés, dans la langue ordinaire
autant que dans la langue des spécialistes. La psycho-
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logie évoque la connaissance – intuitive ou savante –
des sentiments, des motivations, des pensées, des
comportements d’autrui (pour reprendre une défini-
tion de dictionnaire qui ne s’étonne nullement que cela
vise autrui), et l’expression se relie facilement à la
communication, à la projection, à l’extériorisation,
voire au défoulement… Ces connotations ne sont
nullement exhaustives, mais elles nous conduisent à
examiner de plus près ce qui pourrait bien être la philo-
sophie plus ou moins avouée des diverses positions
possibles en matière d’art-thérapie, ou de médiation
thérapeutique de l’art.
Prenons au vol quelques propositions qui possè-
dent toutes leur évidence, et qui sont très communé-
ment partagées. Il leur arrive de revêtir une forme
impérative. Elles peuvent autant concerner l’activité
artistique que la démarche thérapeutique :
– il est bon de pouvoir s’exprimer, de communiquer ;
– tout ce qui libère l’expression ne peut être que béné-
fique, surtout quand celle-ci s’accompagne d’une
intense décharge émotionnelle. La souffrance est l’ef-
fet des peurs, des angoisses, des conflits, des inhibi-
tions liées à la honte, à la culpabilité ;
– il faut se faire plaisir, retrouver les sources réprimées
de la jouissance sensible et sensuelle, et pour cela être
en contact avec ce qui est éprouvé, vécu et ressenti dans
le corps ;
– l’activité expressive (verbale ou non verbale) favorise
la créativité et l’expression de soi, elle permet de mani-
fester un moi profond et méconnu, elle libère des
L’art : thérapeute ? 21

potentialités insoupçonnées, des énergies vitales inex-


ploitées, elle dévoile une imagination et une fantaisie
qu’une éducation contraignante, des habitudes
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acquises, des croyances ou des idéaux moraux ou reli-
gieux ont entravées ou cadenassées. Elle permet de
retrouver une spontanéité souvent contenue et inhi-
bée par les impératifs sociaux de conformité et de
contrôle de soi. Elle autorise le lâcher-prise et le sujet
aborde la vie de façon plus disponible, sans crispation
ni souci de maîtrise.
Ma réflexion est issue de la problématisation de
ces idées à partir de la confrontation à certains échecs,
parfois dramatiques, de ces bonnes et louables propo-
sitions, dans l’expérience clinique et dans celle des
ateliers d’expression.
Ainsi, il n’est pas prouvé que toute expression soit
bonne en soi, que « mettre des mots » sur un malheur
ou une souffrance soit immédiatement libérateur, que
pousser autrui à s’exprimer lui allège l’existence. C’est
méconnaître la réelle complexité des processus intimes
ainsi sollicités, c’est mésestimer les contradictions,
variables en intensité voire en cruauté, qui sont
présentes et actives en chacun, relativement au désir
de « changer ». L’expérience de la psychanalyse nous
l’enseigne : il y a en chacun, certes, un besoin d’être
désiré, aimé, reconnu, apprécié, mais il y a aussi un
besoin d’autarcie, un refus de savoir, une volonté
d’ignorer, un refus de bouger de ses positions. Il y a
désir de vie et appétit du rien de l’inertie, il y a l’énig-
matique idiosyncrasie. Le désir humain est compliqué,
imprévisible, aventureux, timoré, secret, ambivalent…
et, diraient l’analyste mais aussi l’artiste, conscient et
inconscient.
22 Les médiations thérapeutiques par l’art

À un artiste mûri par une longue expérience qui


dirigeait une académie de peinture et qui demandait à
une personne désireuse d’y entrer ce qu’elle venait y
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chercher, la réponse donnée fut : « Je viens pour pouvoir
m’exprimer. » Il répondit à cette personne, en marquant
une forme discrète d’étonnement : « Tiens ! Quand je
peins, je ne cherche pas à m’exprimer, mais à exprimer
quelque chose… » Cette remarque m’a donné à réflé-
chir, non seulement à la visée d’un atelier artistique ou
aux objectifs d’une académie mais aussi à la notion d’ex-
pression et au « moi » ou au « soi » qui en serait le sujet.
Le propos du peintre déplaçait l’accent de la préoccu-
pation de cette néophyte, centrée sur son moi, à la
recherche d’un « objet », de « quelque chose », inconnu
au départ et qui, peut-être, à un moment, pourrait
surgir de l’activité de peindre. C’est une manière de lais-
ser la psychologie de côté et d’indiquer une direction :
l’art va vers ce qui pourrait être et qui n’est pas encore.
La science, quant à elle, décrit, objective et formule des
hypothèses sur ce qui est. La morale, de son côté, s’oc-
cupe de ce qui doit ou devrait être…
Pourquoi laisser la psychologie de côté en notre
matière ? En raison de son essentielle ambiguïté. La
psychologie, depuis que l’homme s’interroge sur sa
nature, a toujours flotté entre ces trois grands domaines
que constituent l’art, la science et la morale. Elle a
cherché ses fondements et ses références soit auprès des
artistes, écrivains, dramaturges et philosophes, soit
auprès des naturalistes, physiciens, biologistes et méde-
cins, soit auprès des autorités religieuses, politiques ou
administratives. Elle navigue donc entre intuition,
objectivation, édiction de normes. Il semble qu’actuel-
lement le désir de jouir d’un statut scientifique amène
L’art : thérapeute ? 23

les psychologues à développer des méthodes objectives,


et même quantifiables, dans un vœu louable de neutra-
lité. Mais c’est oublier ses multiples attaches : « chas-
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sez le naturel, il revient au galop ». Il s’y cache un
profond désir de savoir et par là même de pouvoir 7.
C’est en cela que la psychologie peut devenir détestable
et, par exemple dans le champ du théâtre, Artaud la
honnissait. C’est chez lui que l’on trouve la plus féroce
dénonciation d’une tentation chez les artistes qui les
éloigne du plus vif de leur pouvoir de porter un regard
neuf sur le réel.
N’hésitons pas à citer ces vigoureux propos
d’Artaud, tirés d’un des textes du Théâtre et son double,
ce qui nous placera au cœur des enjeux de l’expression :
« Tout vrai sentiment est en réalité intraduisible.
L’exprimer c’est le trahir. Mais le traduire c’est le dissi-
muler. L’expression vraie cache ce qu’elle manifeste…
Tout sentiment puissant provoque en nous l’idée du
vide. Et le langage clair qui empêche ce vide, empêche
aussi la poésie d’apparaître dans la pensée. C’est pour-
quoi une image, une figure qui masque ce qu’elle
voudrait révéler a plus de signification pour l’esprit que
les clartés apportées par les analyses de la parole… La
psychologie qui s’acharne à réduire l’inconnu au
connu, c’est-à-dire au quotidien et à l’ordinaire, est la
cause de cet abaissement et de cette effrayante déper-
dition d’énergie, qui me paraît bien arrivée à son

7. Le travail de M. Foucault, sur l’essor des sciences humaines dans


le contexte des transformations historiques du pouvoir politique
nous a été d’une constante incitation à la critique de l’alliance
étroite entre savoir et pouvoir. En particulier : Histoire de la folie à
l’âge classique, Paris, Gallimard (2e édition), 1972, et Surveiller et
punir – Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975.
24 Les médiations thérapeutiques par l’art

dernier terme. Et il me semble que le théâtre et nous-


mêmes devons en finir avec la psychologie… C’est
pourquoi je propose un théâtre de la cruauté […] ce
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qui veut dire un théâtre difficile et cruel d’abord pour
moi-même… il s’agit de cette cruauté terrible et néces-
saire que les choses peuvent exercer contre nous…
Nous ne sommes pas libres. Et le ciel peut encore nous
tomber sur la tête. Et le théâtre est fait pour nous
apprendre d’abord cela 8. »
Ce qui est ici proclamé à propos de l’art théâtral
vaut comme paradigme de toute forme artistique. Il
s’agit dans tous les cas d’une ouverture à ce qui peut
advenir, et non de ressasser ce que l’on sait.
Psychologiser, c’est ressasser ce que l’on sait. Bien
des commentaires et interprétations d’œuvres artis-
tiques par des psys ne relèvent-elles pas de ce qu’Artaud
appelle la réduction de l’inconnu au connu ? Ne procè-
dent-elles pas à la capture d’une œuvre dans les filets
de notions et concepts préfabriqués, et dont l’usage et
l’application ne servent que la jouissance de savoir des
auteurs de ces interprétations ?

LA QUESTION DE L’EXPRESSION

Les remarques qui précèdent ne sont nullement


anodines. Elles nous portent au cœur du problème des
pratiques de l’art-thérapie.
Tout le travail d’un Hans Prinzhorn, précurseur
pénétrant de nos réflexions présentes, a été de créer un
langage juste, respectueux et proche des œuvres pour

8. A. Artaud, « En finir avec les chefs-d’œuvre », dans Le théâtre et


son double, Paris, Gallimard, coll. « Idées », 1974, p. 121.
L’art : thérapeute ? 25

parler des productions plastiques des patients en souf-


france spirituelle (je tente ici de traduire le titre de son
ouvrage majeur : Bildnerei der Geisteskranken 9 que la
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traduction française avait rendu par « Expressions de
la folie »).
S’éloignant du propos initial de son directeur
d’asile dont l’intention, en rassemblant toutes ces
productions spontanées des malades, était étroitement
diagnostique et psychopathologique – il s’agissait pour
lui d’illustrer les hypothèses de l’époque sur les symp-
tômes de psychose – et qui s’inspirait en droite ligne
des travaux de médecine mentale sur « l’art des fous »,
Prinzhorn a voulu instaurer, en créant sa collection,
une conceptualité non réductrice, une conceptualité
qui ne soit pas hétérogène aux processus en jeu dans
ces productions qui relèvent du pouvoir, propre à tout
être humain, de mettre le monde en forme.
Il est difficile de dire si Prinzhorn a pu réaliser son
ambition. Il est malaisé, en effet, lorsqu’on dispose
d’une grande tradition esthétique, philosophique et
psychiatrique, de se passer d’un langage théorique à la
fois si riche et si commode. Il trace cependant une voie
qui traverserait un paysage esthétique et intellectuel
insolite et sur laquelle le psychanalyste, par exemple,
accepterait de marcher sans la canne de la métapsycho-
logie ! Le défi à relever est énorme. Comment, en effet,
donner la priorité au point de vue culturel, anthropo-
logique et au langage de l’esthétique pour aborder des

9. H. Prinzhorn, Expressions de la folie. Dessins, peintures, sculptures


d’asile, trad. A. Brousse et M. Weber, Paris, Gallimard, coll.
« Connaissance de l’inconscient », 1984.
26 Les médiations thérapeutiques par l’art

productions dont on sait en même temps qu’elles


proviennent de l’activité spontanée de patients psychia-
triques ? Comment éviter de ne voir dans ces œuvres
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que des indices, des signes, des symptômes d’entités
psychopathologiques bien répertoriées ? Comment ne
pas instrumentaliser ces expressions pour les besoins
de confirmer des connaissances acquises et d’affiner
l’objectivation de la maladie ? Comment ne pas utili-
ser les œuvres, associées à la pathographie de leurs
auteurs, pour la défense et l’illustration d’une théorie ?
Prinzhorn a le mérite d’avoir tenté de changer de
perspective et, par conséquent, de langage. Ses fines
analyses du processus anthropologique universel de la
Gestaltung, terme difficilement traduisible (mouve-
ment de mise en forme, de création de formes), ne
peuvent éviter de faire appel à une série, fort disparate,
de concepts venus aussi bien de Freud que de
Nietzsche, de Ludwig Klages, d’Eugen Bleuler, de Carl
Jung, de Hermann Rorschach… Je ne puis qu’inviter
à suivre son itinéraire fort mouvementé entre peinture,
médecine, psychiatrie, chant, théâtre, essais et confé-
rences sur la psychothérapie. Toute sa recherche vise à
se dégager de la psychiatrie pour instaurer une vision
qui, forte d’une connaissance des productions des
peuples de la préhistoire, des cultures de toutes les
contrées du monde, des diverses époques de notre
histoire occidentale de l’art, de l’attention aux dessins
ou modelages des enfants, s’intéresse à cette fabuleuse
création de formes. Le processus qui engendre l’œuvre
s’appuie sur une multiplicité de sources, de poussées,
de tendances, de pulsions, d’influences, dont aucun
discours constitué n’est capable de rendre compte à
lui seul.
L’art : thérapeute ? 27

Prinzhorn nous permet, en tout état de cause, de


ne pas croire qu’avec une théorie, fût-elle aussi
complexe et développée que la psychanalyse, nous
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tenons le fin mot de l’affaire et que nos notions, peut-
être un peu fatiguées, de sublimation, de catharsis, de
jouissance, de symbolisation, de projection, de perla-
boration, suffisent à boucler cet immense et mystérieux
territoire.
Revenons donc à la problématisation nécessaire
de la notion apparemment si simple, si évidente, si
partagée par tous, d’expression, et dont l’usage est
souvent solidaire de cette « psychologie » que dénonce
Artaud.
La notion d’expression, confrontée au réel du
mouvement créateur et au témoignage des artistes,
renferme un paradoxe : l’activité expressive – le mouve-
ment de la Gestaltung –, en façonnant un objet, crée-
rait le sujet. L’auteur est comme l’effet de « sa »
production. Si nous sommes aujourd’hui familiarisés
avec la mise en question de la position autocratique et
souveraine de l’auteur, laquelle était depuis longtemps
déjà mise en cause par l’idée antique de l’inspiration
artistique, et que la découverte freudienne, le structu-
ralisme et les développements postmodernes de la
conception de l’art continuent de rendre probléma-
tique, il n’empêche que nous ne guérissons pas d’une
conception divine du sujet, du « créateur ». Avons-
nous vraiment opéré la révolution copernicienne de
notre psychologie de l’art ? Notre pensée, quand elle
aborde des œuvres (et la vie des artistes), n’est-elle pas
encore toute transie de cette psychologie ou encore
marquée par les recommandations de Boileau en son
célèbre Art poétique, « ce qui se conçoit bien s’énonce
28 Les médiations thérapeutiques par l’art

clairement et les mots pour le dire arrivent aisément » ?


Le petit dialogue entre le peintre et la personne venue
à son atelier avec le désir de s’exprimer, prend une
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nouvelle épaisseur. Le mouvement expressif, pour
parler comme Klages ou Prinzhorn, mène le jeu et
engendre l’œuvre produite, qu’elle soit infiniment
modeste ou talentueuse et brillante ; il produit rétro-
activement un sujet qui n’existait pas encore, sauf en
« intention »… Il n’y aurait pas, quelque part, un
certain contenu représentatif, préconstitué, intérieur,
qu’il s’agirait d’extérioriser, mais ce serait la rencontre
– aléatoire – d’un cadre, d’un accueil, d’un lieu, d’un
temps, de matériaux, de paroles partagées, de silences
respectés, qui serait le médiateur efficient, l’agent du
processus créateur de formes. Dans la logique d’un
Boileau, écrire un poème c’est mettre au-dehors, exté-
rioriser voire « projeter » un contenu psychologique
(idées, représentations, émotions… ) dans une expres-
sion qui en serait le reflet. L’interprétation psycholo-
gique d’une création expressive serait la remontée de
cette manifestation vers sa source intérieure, à savoir
le moi (qui sent, pense et conçoit) du sujet. Ceci est
certes une caricature, mais le schème de pensée est,
quant à lui, bien résistant. C’est un tel schème qui rend
si pénibles et si intrusives les interprétations qu’il sous-
tend, même si celles-ci se vêtent d’habits sophistiqués.
L’art, ainsi conçu, est un exercice sans surprise !
Ces quelques réflexions veulent seulement indiquer
que toute pratique d’atelier qui « pousse à l’expression »
aurait à problématiser ses présupposés, en cultivant en
quelque sorte cette discipline critique dont la phéno-
ménologie, avec les courants de pensée auxquels elle a
donné lieu, a été et demeure une école exigeante.
L’art : thérapeute ? 29

L’œuvre d’un Henri Maldiney en est un témoignage,


lui qui n’a cessé d’être en dialogue avec les artistes, à
l’écoute de ce qu’eux-mêmes, traduisant leur expé-
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rience, avaient à nous apprendre 10.

POUR CONCLURE…

Si c’est l’acte artistique qui est comme tel le


médiateur thérapeutique, comme il est dès l’origine le
médiateur entre les hommes, la terre, l’enfer et le ciel,
c’est avec grande précaution que l’on fera appel à ses
pouvoirs, pouvoirs lumineux et occultes, pouvoirs exal-
tants et imprévisibles. L’art libère, émancipe, sème le
trouble et le désordre, il détruit et construit, inquiète
et transporte, divise et rassemble… Loin d’être l’éma-
nation du seul sujet psychologique, génial, possédé,
fou, isolé ou entouré, méconnu ou reconnu, il est
l’œuvre et l’effet de mille réalités et dimensions.
Celui qui entend faire jouer les ressorts d’un tel
médiateur est tenu, éthiquement, de s’ouvrir à cette
complexité. Il est nécessairement tenu de prendre la
mesure de sa responsabilité. Car, pour reprendre ces
mots à Hamlet déjouant le piège tendu par Rosencrantz
et Guildenstern, on ne joue pas des personnes que l’on
invite à entrer dans le processus aventureux d’un atelier
comme on joue d’une flûte !

10. H. Maldiney, Regard, parole, espace, Lausanne, L’âge d’homme,


1973. Un important chapitre sur la notion du « comprendre » en
phénoménologie et en psychanalyse, interroge dialectiquement les
approches de Man Ray, de Cézanne, de Van Gogh, de Paul Klee
et de Wladimir Kandinsky, pour cerner la notion d’expression qu’il
oppose à celle de signification.
30 Les médiations thérapeutiques par l’art

Il s’agit en effet de veiller à la structure institution-


nelle qui l’accueille, en connaissant et respectant ses
objectifs, son organisation, sa hiérarchie et le cadre
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d’espace et de temps qu’elle lui accorde, après avoir,
certes, expliqué son projet et ses modes propres d’in-
tervention. Donner lieu et temps à un atelier est un
acte politique : l’institution, quelle qu’elle soit, accepte
de créer en son sein un espace de liberté, un territoire
où se passeront des expériences touchant au plus
intime des personnes. La question de savoir ce qui
appartiendra au secret partagé des participants et ce
qui pourra en être rapporté aux instances d’accueil est
à aborder d’entrée de jeu. Ce qui ne veut pas dire que
le responsable d’atelier échappe à toute forme d’éva-
luation…
Pour faire de l’atelier un authentique laboratoire
de libre production, il s’agira de définir clairement les
rituels d’entrée et de sortie, les règles du jeu, le statut
et le destin des œuvres produites : à qui appartiennent-
elles ? Seront-elles accessibles au-dehors ? Feront-elles
l’objet d’expositions ? de vente ? Au sein des interac-
tions, de quelle nature seront les consignes, les indica-
tions, les commentaires sur les réalisations, les
jugements sur leur caractère plus ou moins accompli,
réussi, « esthétique » ?… On ne peut faire l’économie
de la rigueur et de la prudence quant au langage utilisé,
langage dont Prinzhorn tenait à exiger qu’il soit homo-
gène à la discipline artistique mobilisée, et non un
langage importé, exogène. Nous renouons ici avec la
critique de toute « psychologie »… Il n’y a pas de créa-
tion sans angoisse, peur, paralysies, doutes – lesquels
ne sont pas nécessairement étrangers au plaisir et à la
joie…
L’art : thérapeute ? 31

L’art étant par excellence « transitionnel », il est


foncièrement dialogue avec les vicissitudes de la vie
sociale, l’histoire de la culture et les formes multiples
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des mouvements contemporains de la création. Sur ce
plan, la curiosité est sans limite…
L’essentiel, au fond, ne réside-t-il pas à laisser à
l’art la possibilité d’exercer au mieux sa très originale
et très originelle médiation ?
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Freud et la médiation.
Logique et pratique
du maillon manquant
Paul-Laurent Assoun

« Freud m’a fait venir dans l’autre pièce et m’a


montré les objets qui sont sur sa table. Il a pris le
Vishnou en ivoire dont les serpents se dressent, le
couronnant d’un dais de têtes de reptiles, et il l’a mis
dans mes mains. Puis il a choisi une toute petite Athéna
située presque à l’extrémité du demi-cercle en disant :
“C’est ma préférée” 1. »
Voici donc comment le créateur de la psychana-
lyse, vers la fin de sa vie, procédait à l’occasion avec tel
de ses patients. À Hilda Doolitle, lors du premier
entretien – que l’on appelle « préliminaire » – il n’hé-
site pas à présenter la collection d’objets archéologiques

Paul-Laurent Assoun, professeur en psychopathologie clinique, univer-


sité Paris VII, psychanalyste.
1. H.D. (Hilda Doolitle), Visage de Freud, 1956, Paris, Denoël,
1977, p. 33.
34 Les médiations thérapeutiques par l’art

qui lui est si chère. Mieux : il lui met littéralement dans


les mains cette statuette hindoue à la signification phal-
lique à peine voilée, et fait une déclaration d’amour à
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sa petite déesse de la sagesse. De quoi se demander,
pour la patiente déjà impressionnée, si elle n’a pas elle-
même vocation à devenir la petite préférée… On aurait
quelque mal à envisager de nos jours un analyste
mettant ainsi en avant ses objets personnels lors de la
prise de contact avec son patient. Freud ne fait-il pas
ainsi acte de « médiation thérapeutique » (sans le savoir
et sans l’appeler ainsi), car après tout il insère de fait
l’objet – avec un visible plaisir de portée esthétique –
dans une relation, analytique, qui n’admet, de prin-
cipe, aucun « tiers » et, de fait, aucun objet… Du
moins montre-t-il son désir archéologisant d’objet,
« désir de l’analyste » du même mouvement.
Façon d’entrer, en situation, dans une question de
fond : comment situer la catégorie de « médiation » dans
la sphère analytique et depuis la scène analytique ? Cette
question, aux importants enjeux cliniques et thérapeu-
tiques, ne s’aborde tout d’abord correctement qu’à
travers sa rationalité. Il faut d’emblée l’affirmer, dans la
mesure où l’expression de « médiation thérapeutique »
est née dans un registre empirique en une acception
technique, sur le mode de l’improvisation pratique où
elle défend sa légitimité, avant de donner lieu à une
élaboration dont les attendus théoriques n’échappent
pas au flou, voire à la confusion et donnent lieu en
conséquence à une sorte de surenchère métaphorique
symptomatique. Par ailleurs, l’accent mis sur l’objet
proprement esthétique semble comporter une « esthé-
tisation » de l’acte thérapique dont la praxis proprement
analytique se distingue de faire l’économie.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 35

Le mot médiation trouve des rebondissements dans


des pratiques diverses, de « l’art-thérapie » à la « média-
tion familiale ». Les objets médiateurs – de la sculpture
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à l’argile ou la pâte à modeler, de la peinture à la photo-
graphie, de l’écriture aux marionnettes, du théâtre à la
danse, du tissu au jouet, de la musique au clown – appa-
raissent comme des « auxiliaires » de l’action thérapeu-
tique, en un effet apparent de caravansérail. Encore
faut-il que la notion n’en devienne aussi « pâteuse » que
son malléable matériau ! Voici en effet la question : en
introduisant ce mot « médiation » dans l’ordre de la
psychanalyse, sans vergogne, c’est-à-dire sans préalables
épistémologiques, on méconnaîtrait ce fait premier qu’il
n’appartient pas au mode de penser analytique. Il ne
s’agit pas pour autant d’opposer le vrai concept et l’acte
pur de l’analyse à quelque trivialité de la médiation
thérapeutique, dont la psychanalyse se démarquerait
jalousement, mais de s’entendre sur ce qui se joue en ce
différend. Non pas médire de la médiation au nom de
quelque psychanalyse pure et dure, mais en repérer luci-
dement les « amphibologies ».
C’est surtout l’occasion, au-delà du constat des
différences et des incompatibilités, de revenir à une
question féconde qui s’adresse en retour à la psycha-
nalyse : quel sens prend la « médiation » (Vermittlung)
dans le texte freudien et dans son logos – car il y a bien
chez Freud une rationalité sui generis, métapsycholo-
gique ? Dans Vermittlung, se fait entendre Mittel, le
« moyen » mais aussi le « milieu ». Y a-t-il une place
pour la catégorie de médiation dans ce que nous dési-
gnons comme l’« entendement freudien 2 » ? Si oui,

2. P.-L. Assoun, L’entendement freudien. Logos et Anankè, Paris,


Gallimard, 1984.
36 Les médiations thérapeutiques par l’art

quel en est le statut ? Et si non, comment y domicilier


une réflexion sur la médiation ? Comment s’inscrit-
elle corrélativement dans la logique de sa praxis ? Car
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la notion de médiation, qui a tôt fait de se réduire en
son usage courant à une acception de batterie de
moyens – voire de « trucs » utiles –, constitue bien un
concept qui engage. Là encore, le « mot » ne doit pas
inciter à céder sur « les choses ».
Si l’action thérapeutique est bien mise en œuvre
– comme ensemble de moyens et de procédés finali-
sés –, dans quelle mesure a-t-elle rapport à l’œuvre
d’art 3 ? Celle-ci est-elle alors instrumentalisée ou vient-
elle féconder l’action qui se déroule sur la scène du
symptôme ?

L’INTER-MÉDIATION : SPECTROSCOPIE D’UN MOT

Le mot, donc : la notion de médiation renvoie à


celle d’intermédiaire. C’est d’abord le fait de servir
d’intermédiaire entre deux ou plusieurs choses. C’est
donc à la fois une action et une donnée. « Action de
servir d’intermédiaire entre un terme ou un être duquel
on part, et un terme ou un être auquel on aboutit 4. »
C’est, par extension, la chose, l’effet intermédiaire entre
deux ou plusieurs choses, objet médiateur, maillon
médiant.
L’intermédiaire est l’entre-deux. Pas de médiation
donc sans logique de l’entre-deux. Elle s’oppose lexica-

3. P.-L. Assoun, « L’œuvre en effet. La posture freudienne envers


l’art », Cliniques méditerranéennes, La psychanalyse (sur)prise par
l’art, n° 80, Toulouse, érès, 2009, p. 27-39.
4. A. Lalande et coll., « Médiation », dans Vocabulaire technique et
critique de la philosophie, Paris, Puf, 2010.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 37

lement à ce qui est donné de façon immédiate. C’est


aussi ce par quoi l’on passe d’un endroit à l’autre, ou
la personne dont on se sert pour atteindre un résultat
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donné. La chose dite « intermédiaire » peut désigner
le lieu de cette transition (ce qui déjà évoque le « tran-
sitionnel » !). Il y a bien, inhérente à une dynamique
de la médiation, l’idée de passage, action de passer,
c’est-à-dire d’aller d’un mouvement continu d’un point
à un autre, soit de parcourir ou de traverser un lieu.
En effet, à moins d’y aller à vol d’oiseau, il est impos-
sible de se déplacer dans l’espace sans transition d’un
lieu à l’autre. Se déplacer, c’est déjà médier. C’est le fait
de circuler, de parcourir ou de traverser un lieu – avec
ou sans idée d’obstacle à franchir. Bref, il y a des choses
qui « passent comme une lettre à la poste » (en prin-
cipe !) et d’autres qui supposent un obstacle – ce qui
suggère au passage une épreuve de délocalisation. Il y
a dans la notion d’entre-deux spatial, en un temps
donné, l’idée de franchissement. Ce peut être aussi un
intermède, soit un espace-temps entre deux actions,
pour faire divertissement ou recréer des forces, une
sorte de temps mort utile. Et dans cet espace-là,
comme dans tout autre, il y a place en principe pour
des objets.
On notera, dans la logique et la topique de la
médiation, cette amphibologie constante de l’espace
et de la pensée. Ce que Kant a génialement ouvert avec
son Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée 5 ? Dans l’es-
pace comme en « la pensée », il est impossible, prati-
quement, d’avancer sans passer d’un lieu à l’autre. On

5. E. Kant, Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée ?, 1786, trad. fr.


Vrin, 2001.
38 Les médiations thérapeutiques par l’art

se souviendra alors que la psyché est aux yeux de Freud


« quelque chose d’étendu », quoiqu’il avoue à la fin de
son trajet ne pas en savoir plus 6. La pensée est déplace-
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ment et le dé-placement appelle et génère une pensée.
La médiation est donc de l’ordre de la trans-location
logique. Cela suppose un lieu ou zone de transit, et en
conséquence des objets susceptibles d’occuper ce lieu de
transition ou même d’en faire fonction. Ces objets sont
alors susceptibles d’être « stylisés », en un effet que l’on
peut appeler « méta-esthétique ».

LOGIQUE DE LA MÉDIATION

L’un, le deux, et le tiers


Pour qu’il y ait médiation, il faut donc que d’abord,
il y ait « de l’un ». Il faut ensuite qu’il y ait nette distinc-
tion entre les éléments – entre l’un et l’autre –, termes
entre lesquels la médiation est requise. Donc, pour des
choses brouillées ou confuses, pas de médiation conce-
vable : si tout est dans tout, rien ne médie, aucune
médiation ne prend place ni n’est concevable. Il faut
qu’il y ait de l’un et de l’autre pour que soit concevable
l’un avec l’autre, l’un par l’autre. Ce que Freud souli-
gnera : il s’agit de sortir de ce vertige, négation du savoir,
où tout se perd dans quelque « bouillie originaire », pour
introduire la « séparation » (Scheidung) et l’articulation
(Gliederung 7). Reste à y ajouter la Vermittlung, ce qui
part de la distinction pour générer une pensée de la liai-
son. Pour articuler ce qui est séparé, il faut un médium.

6. S. Freud, Idées, résultats, problèmes, 22 août 1938, Paris, Puf.


7. Lettre de Freud à Lou Andreas-Salomé du 31 juillet 1915.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 39

La médiation vient donc aménager, voire surmonter


une dualité. D’où l’idée d’arbitrer un contentieux entre
« parties ». C’est son sens juridique et pénal qu’il ne
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faut pas négliger. Elle renvoie à l’entremise destinée à
concilier ou à faire parvenir à un accord, à un accom-
modement des personnes ou des parties faisant état de
différends. Vermitteln, « médier », c’est d’abord cher-
cher à atteindre un accord (Einigung), un « faire-un »
ponctuel, de façon, au moins momentanément, apai-
sante – ce qui suppose qu’il y avait conflit, voire guerre.
Médier, c’est s’interposer autant qu’intercéder. Ce que
l’on retrouve au reste dans les situations de crise qui
suscitent la thérapie dite « médiatisée » (de la crise
conjugale à la crise psychotique).
Médier, c’est aussi transmettre en mettant à dispo-
sition un bien ou un savoir à un autre. Le maître, est,
au-delà du serveur d’informations, l’instance qui fait
médiation entre le savoir et l’autre. La pensée freudienne
de la médiation, antinomique de la dialectique hégé-
lienne, serait bien plutôt à chercher en son affinité avec
la mise en situation talmudique d’un contentieux.
« Contentieux de pensée » en l’occurrence. C’est parce
qu’il y a un nœud de difficultés à débrouiller, dans une
situation donnée, qu’il convient, pour le médiateur
(nommé « rabbi »), de mettre au jour la bonne façon de
nouer la difficulté et de dénouer – ou pas – la contra-
diction, avec les mots qu’il faut. Faire médiation, c’est
trouver le lieu de pensée où la situation conflictuelle peut
et doit trouver sa domiciliation. Quand Freud déclare à
Karl Abraham que « le mode de penser talmudique ne
peut pas nous avoir complètement abandonné », c’est
sans doute, au-delà de quelque appartenance, à cette affi-
nité logique qu’il fait allusion. Même si la difficulté
40 Les médiations thérapeutiques par l’art

semble parfois tirée par les cheveux dans l’argutie talmu-


dique, elle concrétise avec rigueur une action médiatrice.
Et plus la difficulté est corsée, plus le travail médiateur
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doit être fin.

Dialectique et savoir de l’inconscient


Dans la conception hégélienne, la médiation est
le puissant ressort de la Raison dialectique. Or, Freud
n’adhère nullement à un tel modèle de pensée dialec-
tique spéculatif 8. C’est un point à garder à l’esprit une
fois pour toutes dans l’examen des figures freudiennes
de la médiation.
L’entendement freudien est à la fois allergique au
monisme et rétif à ce médiationisme dialectique.
Autrement dit, la médiation n’est pas dotée de la vertu
– qui relève plutôt à ses yeux du mode de penser
magique – de surmonter l’hétérogénéité des prémisses
contradictoires, soit le médium de l’antithèse créatrice
de sens et fécondante, entre thèse et synthèse. Pas de
miracle spéculatif de l’Aufhebung, surmontement/
conservation. Ce qui est une ambiguïté fécondatrice,
fondatrice de la pensée dialectique, ne vaudrait pas plus
aux yeux de Freud qu’un jeu de mots, un tour de passe-
passe rhétorique. Il le référerait volontiers à « l’ani-
misme sans actions magiques » de la rationalité
philosophique en général 9 ! Il est beaucoup plus en
affinité avec une réflexion kantienne sur la nécessité de
structures intermédiaires qui font le ressort de la

8. P.-L. Assoun, « Dialectique et métapsychologie », dans L’enten-


dement freudien, Paris, Gallimard, 1984, p. 263-285.
9. P.-L. Assoun, Freud, la philosophie et les philosophes, Paris, Puf,
coll. « Quadrige », 3e éd., 2005.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 41

connaissance : ainsi, entre la sensibilité et l’entende-


ment, la nécessité de ces entités intermédiaires que sont
les schèmes et les catégories, que Freud finira par
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rapprocher… des fantasmes originaires. Les schèmes
sont littéralement les maillons intermédiaires qui
rendent possible la mise en relation des deux pôles
antithétiques, qui sans eux n’entretiendraient aucune
relation et ne se rejoindraient jamais. Il faut rappeler
que pour Freud les fantasmes infantiles bouchent les
trous laissés par la transmission phylogénétique, faisant
en ce sens « médiation ».
Non liquet ! ou le jugement suspensif
D’ailleurs, s’il est un adage juridique que Freud
assume, en contraste, c’est le Non liquet ! (Littéralement
« ce n’est pas clair. ») Moment où le juge est en posi-
tion de déclarer qu’il ne peut conclure. Le Non liquet !
n’est nullement paresse du jugement, en ce cas il est si
peu de choses claires dans les contentieux qu’il faudrait
y entendre une négation du Droit lui-même. Ce n’est
pas non plus une défaite de la fonction de juge, c’est
bien une forme de jugement suspensif. C’est l’expéri-
mentation, après un examen des plus rigoureux et
honnête du cas et de la norme juridique, qu’il est légi-
time de laisser dans l’indéfini la conclusion ici et main-
tenant : c’était bien la position laissée ouverte en droit
romain. Ainsi Freud juge-t-il qu’il demeure bien un
embranchement, une alternative ouverte entre la
première et la seconde théorie de l’angoisse 10. Cela ne

10. S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, Paris, Puf, 2011.


Cf. notre commentaire de ce moment dans nos Leçons psychana-
lytiques sur l’angoisse, Paris, Economica, 2014, p. 39 et suiv.
42 Les médiations thérapeutiques par l’art

signifie pas simplement qu’il y a du vrai et du faux dans


l’une et l’autre, mais que le théoricien, de l’angoisse en
l’occurrence, se trouve devant une sorte de structure en
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fourche, en une aporie au moins partielle. L’angoisse
peut en effet être déchiffrée comme l’effet automatique
de l’insatisfaction pulsionnelle, ou l’effet de l’angoisse
de castration sur la satisfaction pulsionnelle même. Car
la seconde version, métapsychologiquement supérieure
il est vrai, n’annule pas la première. Il n’est donc pas de
synthèse dialectique qui les intégrât triomphalement.
Freud ne sera pas le Hegel, ni même le Kierkegaard, de
l’Angoisse. Ainsi la médiation solutionnante de la fée
dialectique se trouve-t-elle déboutée par le sens des
apories de la « sorcière métapsychologie » – ce que l’on
retrouve en miroir sur un autre front, celui des rapports
de la métapsychologie à la phénoménologie 11. Le Non
liquet ! ne peut être, dans une conception dialectique de
la médiation, qu’un échec de la raison spéculative,
puisque en ce dernier cas la chose pensée exige la conclu-
sion, « le réel » étant « rationnel ». Dans la conception
métapsychologique, c’est au contraire le ferment aporé-
tique de la pensée du réel. La « sorcière » peut au mieux
aider à se sortir d’un mauvais pas de la clinique en
plaçant l’aporie là où il faut – ce qui est déjà considé-
rable. Mais ce n’est pas la « médiatrice » qui aurait le
dernier mot, c’est celle qui, venant à la rescousse, montre
le chemin. Pour Freud, il y a un courage intellectuel –
au reste plutôt rare – à assumer la suspension de la
synthèse, ce qu’il nomme « l’aptitude au consentement

11. P.-L. Assoun, « La phénoménologie à l’épreuve de la méta-


psychologie. Le sujet en jeu », dans M. Lenormand, I. Letellier
(sous la direction de), Aix-en-Provence, Presses universitaires de
Provence, 2014, p. 25-44.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 43

fragmentaire », ce qui ne condamne pas au relativisme


du « tout se vaut », ramenant au reste au dogmatisme
confus du « tout est dans tout ».
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La quête du maillon manquant
Alors, comment concevoir la médiation dans la
perspective métapsychologique, une fois nettoyée de
ces connotations ?
On peut en approcher la logique par la notion
d'inspiration évolutionniste de « maillon manquant »,
dans l’usage propre qu’en fait Freud. Penser la notion
de maillon manquant et ses effets, c’est aider à fixer la
notion de médiation d’inspiration freudienne.
Il faut bien entendre en ce sens ce que lâche Freud
lorsqu’il suggère à Groddeck, ce moniste frénétique du
« ça-corps », que : « L’inconscient est le maillon
manquant (missing link) entre le psychique et le soma-
tique. » « Peut-être » est-il cela, nuance-t-il, mais il y a
bien là une conception précise de la médiation dont
nous avons cherché à tirer toutes les conséquences pour
une position correcte de la question somatique dans la
logique inconsciente 12.
Il nous faut donc prendre en considération cette
notion de maillon qui va mener au cœur de la concep-
tion freudienne de la médiation. Il est à concevoir
comme une pièce manquante déterminante d’un
puzzle, ce que Wittgenstein a bien perçu dans sa relec-
ture de la conception freudienne de l’inconscient 13.

12. P.-L.Assoun, Corps et symptôme. Leçons de psychanalyse, Paris,


Economica, 3e éd., 2009. G. Groddek, « Lettre de Freud à Georg
Broddek du 5 juin 1917 », dans Ça et moi, Paris, Gallimard, 1977,
p. 44.
13. P.-L. Assoun, Freud et Wittgenstein, Paris, Puf, coll.
« Quadrige », 2e éd., 1995.
44 Les médiations thérapeutiques par l’art

Dire que l’inconscient est le maillon manquant, la


pièce du puzzle à intercaler entre psychique et soma-
tique, c’est couper l’herbe sous les pieds d’un monisme
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archaïsant dont sont friandes toutes les conceptions du
Corps, mais aussi déjouer la récupération psycholo-
giste de la psychanalyse. Le rapport entre l’âme et le
corps ne devient lisible que si j’y introduis le terme
médiant, donc médiateur, de l’Unbewusst. Tant que je
ne dispose pas de l’inconscient, missing link, psychique
et somatique vivent leurs vies séparées. Mais l’incons-
cient ne vient pas les unifier harmonieusement, simple-
ment, c’est l’indispensable pièce vacante pour en cerner
l’entre-deux qui en donne la vérité sur le plan incons-
cient, notamment celui du symptôme dit « soma-
tique », ou de la somatisation comme événement
inconscient. On ne peut comprendre le si mal nommé
« psychosomatique » qu’en disant que psychique et
somatique ont maille à partir avec l’inconscient, copule
qui les met en acte sans jamais les fusionner.
L’inconscient vient potentialiser le lien entre psychique
et somatique.
Il y a bien là une épistémologie concrète. Cela
ouvre la problématique du « truchement » : faire
quelque chose par le truchement de quelque chose
d’autre, c’est faire acte de médiation, le sens du mot
truchement étant significativement passé d’« inter-
prète » (linguistique entre locuteurs appartenant à des
cultures différentes) à « intermédiaire ». On comprend
que trouver le maillon manquant, c’est faire acte d’in-
terprétation, non dans l’acception herméneutique de
génération de sens, mais comme désignation du
manque. Cette pièce manquante a donc une réalité
logique mais aussi esthétique en son genre, puisqu’elle
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 45

doit être visible, voire survisible, ce qui ouvre le rapport


entre représentation et sensibilité (aisthesis).
Il nous fallait traverser cette dimension quelque
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peu aride du différend épistémologique pour en
entendre les résonances pratiques pour la réception
analytique de la catégorie de médiation.

PRAXIS DE LA MÉDIATION

Du « médiateur »
Si le mot « médiation » joue un rôle plutôt discret
chez Freud, n’ouvrant pas une conceptualité à part –
alors même que, comme nous l’avons déjà montré, il
se dégage une conception originale de la médiation –,
le mot « médiateur » est employé de façon explicite,
ses usages ponctuels introduisant une dimension
majeure qui, par une voie inattendue, va nous intro-
duire à la question de l’analyste en sa fonction symbo-
lique et, dans son sillage, à la fonction logique de la
médiation dans la pratique thérapeutique.
Or quand Freud emploie ce terme de « média-
teur », Vermittler ou Mittelmann, c’est en référence à
la figure religieuse. Moïse est désigné comme
« l’homme du milieu (Mittelsmann) entre son peuple
et Jéhova » – ce dont atteste cet excès d’éclat sur sa face,
après sa confrontation avec l’Autre divin, qui a pour
d’effet effrayer son peuple à son retour 14. On notera
qu’un certain « éclat » atteste l’accomplissement de la
médiation (au plus haut niveau) et que cette média-

14. S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, ch. X, GW XIII,


p. 140.
46 Les médiations thérapeutiques par l’art

tion suppose un « mana » qui n’est pas spécialement


rassurant (a contrario de certains usages lénifiants ulté-
rieurs de la notion).
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Plus radicalement encore, le terme, dans son
expansion maximale, désigne le médiateur comme
Erlöser, soit « rédempteur ». Nous voici donc devant
un point vertigineux, à un carrefour qui va du Messie
à… l’analyste.
Rapprochement qui semble des plus équivoques,
donc périlleux quant à la confusion des sphères. S’il y
a quelque chose que l’analyste doit évidemment éviter,
c’est de « se prendre pour un Messie » ! C’est même
très précisément ce qu’il ne peut être. Mais voilà,
l’usage du terme le place, affrontons le paradoxe, entre
Moïse… et saint Paul ! C’est donc une piste qui nous
est imposée par le texte freudien qui, on le sait, excelle
à emprunter les sentiers les plus abrupts et à pratiquer
les terrains les plus glissants pour déboucher sur des
points de vue imposants. Et c’est à passer par ces
« sommets » de la médiation que l’on va voir se déga-
ger sa position propre. Dans Le moi et le ça, l’analyste
est mis en garde que, mis à la place de son idéal du moi
par le patient, il ne soit tenté de « jouer le rôle de
prophète, de sauveur d’âmes, de saint envers le
malade 15 ». Mais si cet avertissement doit se faire de la
façon la plus explicite, c’est que c’est en quelque sorte
le risque du métier. L’analyste est en effet en une posi-
tion et en un lieu où, sous l’effet de radiation transfé-
rentielle, il s’expose à ce pousse-à-l’idéal dans le
fantasme du patient.

15. S. Freud, Le moi et le ça, GW XIII, p. 279, note.


Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 47

L’Erlösung : médiation versus rédemption


Nous sommes donc convoqués à une réflexion sur
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la figure même de la médiation. En fait, l’Erlöser par
excellence, c’est le Christ et son théoricien, celui de
l’Erlösung, le nommé Saül devenu Paul. On est là dans
un fantasme fondateur 16, celui de l’Erlösungphantasie
– soit l’idée qu’un fils divin est venu racheter la faute
originelle. Trilogie imposante de médiateurs nommés
Moïse, Jésus et Paul. Or, restitué dans la réalité de l’his-
toire, le « rédempteur » est « le coupable principal ».
Le Christ pousse à sa perfection et à sa magnitude la
fonction de médiateur : par son sacrifice, il fait bien
médiation entre l’humanité souffrante et le Père divin
auquel il fait dédication de son angoisse. C’est elle,
l’angoisse divine, qui fait médiation, jusqu’au cri du
« Père, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Le Cruficié
est bien un entre-deux vivant, faisant « passage » de la
vie à la mort. C’est la fonction de la médiation comme
incarnation et intercession (déléguée subséquemment
aux saints et aux martyrs).
Il arrive d’ailleurs à Freud d’évoquer « la mort
comme rédempteur » (Erlöser), à savoir dans le cas où
la vie est tellement remplie de souffrances que nous
serions dans la situation de « l’accueillir comme bien-
venue 17 ». Preuve qu’il y aurait dans l’idée de « solu-
tion » ou « médiation accomplie » quelque chose de
mortifère. La Mort serait en effet le médiateur accom-
pli et redoutablement efficace. Figure funeste de la
médiation.

16. P.-L. Assoun, Leçons psychanalytiques sur le fantasme, Paris,


Economica, 2007.
17. S. Freud, Malaise dans la culture, sect. III, GW XVI, p. 447.
48 Les médiations thérapeutiques par l’art

Le psychotique ou la folie du Médiateur


Mais voici qui fait basculer dans ce qui, sur le
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versant psychotique, appelle une doctrine de la
rédemption. C’est aussi une dénomination pour ce
délire dit « de rédemption » (Wahnerlöserwahn 18).
On en connaît la version schrébérienne : on
trouve dans son univers délirant un indéniable remake
du schéma de la Rédemption. Il ne faut pas négliger
la corrélation de son rôle de rédempteur à celui de sa
transformation en femme. Nommé à la fonction de
« femme de Dieu », le président de la Cour d’appel –
qui, du temps où il était un homme sans ambages,
pouvait faire profession de médiateur au sens juridique
et pénal, évoqué plus haut – se trouve bien promu à
faire médiation entre l’humanité et l’Autre divin, au
prix d’une trans-sexuation.
Freud souligne du reste que la partie rédemptive
est la moins originale du contenu du délire, tant « le
délire de rédempteur est une fantaisie qui nous est
familière, il forme si souvent le noyau de la paranoïa
religieuse ». L’idée originale de Schreber, c’est bien celle
du « devenir-femme » de l’homme qu’il est. Reste que
le schéma rédemptoriste est structurellement caracté-
ristique de la psychose. Chez lui, faire le rédempteur
pour de bon, c’est en tirer la conséquence majeure de
la dévirilisation et de l’émasculation. La récompense
en est un poste au plus haut dans la hiérarchie des
êtres : Schreber est bien nommé comme médiateur/
médiatrice entre l’Autre divin et l’Humanité. Médiation

18. S. Freud, Remarques sur un cas de paranoïa décrit autobiogra-


phiquement, GW VIII, p. 250.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 49

qui s’obtient par une position d’exception, « hors sexe »,


puisqu’il n’est plus un homme ni d’ailleurs une simple
femme, mais la Femme appariée au divin, effet de
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« pousse-à-la femme » souligné par Lacan.

De la médiation hypnotique, l’objet-tiers,


à la praxis analytique
Nous voici, ayant ouvert successivement la porte
de la médiation religieuse et celle de la « médiation
folle », en position d'aborder la réalité la plus tangible
de l’analyste. Cette relation qui se joue entre deux a
pour caractère distinctif, donc pour impératif, comme
le rappelle Freud, de ne pas tolérer l’intrusion d’un
« tiers ». Cette formule en forme de constat, voire de
truisme, engage toute une logique que nous entendrons
résonner à la lueur de la mise au point précédente.
Allergie au tiers-objet qui met la psychanalyse en porte-
à-faux par rapport à tout réalisme de la médiation.
C’est l’occasion de reconsidérer l’hypnose, cette
préhistoire de la pratique analytique. Avant de la relé-
guer au rang des archaïsmes ou des curiosa historiques,
il faut bien en mesurer le caractère révolutionnaire aux
yeux de Freud. On se souvient qu’il ne fut question
d’accéder à l’inconscient que par la mise au jour des
effets de la suggestion posthypnotique. Or, cela a été
rendu possible par une dimension littéralement rela-
tionnelle inédite. Qu’a signifié l’hypnose sur le plan de
la médiation thérapeutique ?
D’une part, la relation entre hypnotiseur et
hypnotisé est le modèle d’un épinglage : cette « foule
à deux 19 » constitue un nucleus relationnel.

19. S. Freud, Psychologie des masses et analyse du moi, Paris, Puf, 2010.
50 Les médiations thérapeutiques par l’art

D’autre part, elle impose un semblant de tiers-


objet. C’est « le bouchon de cristal » dont parle Lacan,
cet objet quelconque, plus ou moins clinquant, dont
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on sait qu’il constitue un alibi, une diversion indis-
pensable. Objet pour le regard, peu ou prou fétichisé
à ce titre. C’est en fait l’influence de l’injonction
verbale de l’hypnotiseur qui agit, déguisée en objet du
regard fétichisé.

La praxis analytique ou le sans-médiation


Freud, en instaurant l’analyse, après avoir usé de
cet original dispositif thérapeutique de la suggestion,
réalisera une opération de dés-hypnotisation qui a pour
effet de faire chuter ce fétichisme de l’objet-tiers.
L’analyse est une pratique sans alibi – ce qui constitue
un impératif régulateur de sa praxis. Hypnose épurée
de l’objet du leurre. Le mot alibi lui-même est intéres-
sant, car il fait allusion à ce « quelque chose d’autre »,
ce petit autre en somme, dont un sujet allègue l’exis-
tence pour se dédouaner d’un acte dont on l’accuse.
La médiation thérapeutique postfreudienne se serait-
elle trouvée, en contraste, dans la position de re-cher-
cher des « alibis » ?
Mais en un autre sens, et dans le même mouve-
ment, la procédure analytique réalise la vérité que
l’hypnose contenait mais qu’elle occultait – et devait
mystifier pour fonctionner –, à savoir que c’est par le
seul branchement sur l’autre – et sa parole injonctive
– que ça fonctionne, sauf à rendre au patient son initia-
tive langagière par la libre association…
Le va-tout de Freud, au moment du lâchage de
l’hypnose, est d’aller vers le patient, « rien dans les
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 51

mains, rien dans les poches ». Et c’est cette renoncia-


tion aux media qui libère ce medium absolu qu’est la
parole, inaugurant un exercice sans filet. « Des mots,
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rien que des mots20 » doit aussi s’entendre… sans rien
d’autre. Il faut se représenter, au-delà de l’historique
bien connu, le courage de rompre avec toute technique
ou pharmacie, « lâchez tout » révolutionnaire, décision
en son genre héroïque de refuser désormais tout ce qui
fait diversion au langage.

De l’a-médiation au transfert
La médiation proprement analytique se distingue
donc d’être sans objet autre que l’événement de transfert.
Cette médiation ne tolère ni tiers ni objet, qui
alors aurait fonction de fétiche. Le fétiche est en effet
le plus littéralement ce qui impose sa médiation maté-
rielle 21. C’est, en son genre, en tant que phallus mater-
nel 22, le maillon intermédiaire, le fascinum entre
l’origine trouée déniée et la réalité présente. C’est en
somme la forme matérialiste de l’illusion. C’est ce qui
donne à l’idée de médiation dite « thérapeutique » un
parfum fétichiste, inhérent à la matérialisation poten-
tielle du médium – ce qui ne préjuge pas encore des
conséquences que l’on peut en tirer quant à sa légiti-
mité. Aussi bien y a-t-il une indéniable légitimité du
fétiche, médium de pleine utilité (sauf à reproduire le

20. S. Freud, « Traitement psychique (traitement d’âme) » (1890),


dans Résultats, idées, problèmes, I, Paris, Puf, 1998.
21. P.-L. Assoun, Le fétichisme, Paris, PUF, coll. « Que sais-je ? »,
3e éd., 2006.
22. S. Freud, « Fétichisme » (1927), dans Abrégé de psychanalyse,
Paris, Puf, 2001.
52 Les médiations thérapeutiques par l’art

clivage !). Et le rapprochement entre amulettes et


œuvres d’art est un thème, dans le romantisme, qui
atteste le lien entre esthétique et fétichisation 23.
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Il n’y a donc pas lieu de réactiver la querelle des
icônes et de placer la psychanalyse du côté iconoclaste,
condamnant et détruisant les images (eikones), les
médiations thérapeutiques se situant du côté « icono-
doule », vénération des images ! Il n’en reste pas moins
que la grande querelle byzantine des images du
VIIIe siècle trouve un écho sécularisé significatif dans
cette discussion majeure sur la médiation – entre ceux
qui seraient au service des images (« iconodoules ») et
ceux qui ne viseraient qu’à les détruire. Il ne s’agit en
psychanalyse ni d’une censure hargneuse des images,
qui ont le droit d’exister, ni de la moindre complaisance
iconique. L’enjeu est bien plutôt le statut de la jouis-
sance dans son lieu à la parole et le statut de la repré-
sentation.
Que se passe-t-il en fait dans la relation analy-
tique ? Sur ce fond de renoncement à tout pouvoir
autre que celui de la parole – ce qui est susceptible de
lui donner un style austère –, c’est l’analysant qui, lui,
tente, inlassablement, de réintroduire des médiations,
des objets pour soutenir et alléger, avec les ressources
de l’imaginaire, ce poids de réel de la parole et cette
sommation du symbolique. Il lui faut en effet des
breloques, ne serait-ce que comme porte-manteau au
réel transférentiel. Ce qu’il invente, c’est le transfert,
c’est lui aussi qui promeut l’analyste comme
Mittelmann. On comprend également pourquoi l’ana-

23. P.-L. Assoun, « L’œuvre d’art comme “fétiche” », dans Le féti-


chisme, op. cit., p. 110-111.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 53

lysant accroche, notamment en début d’analyse, un


fantasme de rédemption à son analyste, ce qui va de
pair avec quelque sacralisation des « signes ».
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L’Erlösungsphantasie est un puissant ressort transféren-
tiel, mais précisément l’analyse est destinée à guérir le
sujet, à terme, d’un tel « providentialisme 24 ». C’est
pourquoi Freud s’est régulièrement démarqué d’un tel
fantasme, en revanche compréhensible donc tolérable
chez le patient, mais plus que problématique chez
l’analyste – ce qu’il rappelle, en termes différents, tant
à Pfister, le pasteur analyste : « Vous avez le bonheur
de pouvoir conduire le transfert jusqu’à Dieu 25 » – qu’à
Ferenczi, dont la furor sanandi le promeut en
Providence du patient (week-end compris !).

La médiation et ses objets


Cette pensée de l’a-médiation radicale ne
supprime donc pas l’objet, n’accrédite pas quelque
phobie de l’objet. Précisément, l’objet se réintroduit
envers et contre tout. Partout où il y a de l’entre-deux,
il y a des objets, des biens… mobiliers et immobiliers.
Tout cela, c’est bien littéralement des médiateurs maté-
riels – de l’espace où s’accomplit l’écoute au divan et à
son appareillage, en passant par l’argent qui est là aussi
entre eux deux. Car, jusqu’à nouvel ordre – et en dépit
de l’inlassable vœu utopien –, l’argent s’impose comme
le médiateur obligé des relations sociales. Là où il y a

24. Cf. notre introduction à S. Freud, L’Avenir d’une illusion, Paris,


Éditions du Cerf, 2012.
25. Lettre à Oskar Pfister du 9 février 1909 dans S. Freud,
Correspondance avec le pasteur Pfister, Paris, Gallimard, 1991,
p. 46-47.
54 Les médiations thérapeutiques par l’art

du « gratuit », il faut se demander qui paie en fait, sur


le plan économique et/ou symbolique. L’inégalable
description marxienne de la « forme marchandise » et
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de l’argent rejoint non fortuitement la question du féti-
chisme dont Marx écrit un chapitre inédit. L’argent est
cet agent séparateur qui soutient l’échange social et
s’inscrit au cas par cas dans l’économie symbolique de
jouissance inconsciente du sujet 26, tandis que la média-
tion esthétique réintroduit l’ordre du gratuit.
On comprend à présent qu’il arrive à Freud d’en-
freindre, sans état d’âme particulier, ce principe d’a-
médiation en introduisant des fétiches, en un geste
dont on peut se demander s’il est hors cure ou pas,
comme on l’a vu avec sa prise de contact avec Hilda.
Il lui arrivera d’ailleurs à plusieurs reprises de se lever
brusquement en pleine séance pour aller lui montrer
quelques-unes de ses statuettes préférées, sans craindre
le caractère d’acting exhibitif d’un tel geste. Ainsi
quand, alors qu’il vient d’être question, comme par
hasard, du « transfert maternel » : « Il m’a dit alors qu’il
voulait me montrer un nouveau petit jouet », soit « une
figure copte en terre cuite 27 », au reste ressemblante,
au dire de la patiente, à sa chienne Yofi dont on sait
combien il y fut attaché à la fin de sa vie. Il lui montre
d’ailleurs un « chien en bois cassé » venant d’un
tombeau égyptien. De même, Hilda évoque un véri-
table étalage de « différents trésors » tirés des vitrines

26. P.-L. Assoun, « L’argent et ses symptômes »,Trames. Actualité


de la psychanalyse, n°27, Z’éditions, 1998 ; « L’argent à l’épreuve
de la psychanalyse. Le symptôme social et son envers inconscient »,
dans M. Drach (sous la direction de), L’argent. Croyance, mesure,
spéculation, Paris, La Découverte, 2004, p. 68-82.
27. H.D. (Hilda Doolitle), op. cit., Séance du 9 mars, p. 65.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 55

– de la représentation d’une déesse à tête de chat à une


statuette grecque de style tanagra, concluant tranquille-
ment : « Puis nous sommes retournés au divan 28. »
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Au-delà de la signification possible de cette inter-
vention dans le contexte de la cure avec cette patiente
particulière – qui en ferait le support d’une médiation
thérapeutique archéologique ! –, reste qu’il fait entrer
l’objet médiant dans la relation, n’hésitant pas à faire
des va-et-vient en compagnie du patient entre les
vitrines et le divan. Plutôt qu’une intention de média-
tion thérapeutique, il s’agit d’un geste d’enfant présen-
tant à sa patiente ses chers objets de prédilection, ses
« nouveaux jouets » : voici mon objet, voici le jouet de
mon fantasme ! De fait, il va détacher du décor un
objet pour s’en présenter comme le propriétaire et le
donner à voir au patient. Ce n’est pas qu’il fasse de
l’« art-thérapie » sauvage, mais il éprouve le besoin,
auquel il cède sur le champ, de réintroduire un objet
de soutien à la parole, tout en montrant son désir – au
risque de l’exhiber, d’autant qu’il présente en l’occur-
rence une statuette féminine ! Il lui désigne ce recel de
jouissance que contiennent ses statuettes, petites
imagines, en sorte de partager quelque chose et d’amar-
rer le lien par un nouage spontané.
C’est ce qui donne sa portée à l’environnement
du divan dans le cabinet de Freud, et l’on y voit bien
une armée de figures, d’objets on ne peut plus person-
nalisés qui regardent – fût-ce de leur regard absent –
le patient. Quoique avec le temps, ce sentiment d’être
regardé par ces « icônes » a dû céder la place à la parole
qui les en distrait. Ces objets ne sont donc pas destinés

28. Ibid., séance du 18 mars, p. 93-94.


56 Les médiations thérapeutiques par l’art

à inter-venir en quelque sorte manu militari dans la


cure. Notre idée serait qu’ils viennent incarner, avec le
minimum d’appoint de jouissance fétichique, l’imagi-
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naire transférentiel, renvoyant, au-delà de leur corps
idolâtre, à la figure muette de l’Autre du langage,
comme un rebut faisant relais et support 29. Au fond,
quand Freud se laisse aller – car c’est bien une impul-
sion – à prendre dans ses mains tel de ces objets, et
même à le faire passer dans celles de l’analysante, c’est
son désir d’analyste qu’il met en acte. Acte assez risqué
et dont il ne faut certes pas abuser, mais par lequel il
rappelle qu’il ne recule pas à faire acte de présence dans
son désir de mener l’analyse.
Il est d’autant plus troublant de découvrir ce qui
apparaît comme un quasi-remake de l’épisode freudien
dans la posture de Lacan : s’étant enquis des « goûts »
de tel nouveau patient, celui-ci ayant fait mention de
sa passion pour la peinture, voilà Lacan se mettant à
répéter – mutatis mutandis – le geste freudien : « Il m’a
promené dans son appartement en me demandant de
reconnaître les tableaux. Il y avait un Miró, des
Masson… J’étais subjugué que mon psychanalyste
commence par me montrer ses merveilles 30. » C’est ici
l’heureux possesseur de L’Origine du monde de Courbet,
soigneusement dissimulé, dont il ne soulevait le rideau
que pour quelques élus, qui se révèle. Il lui arrivait
donc de donner à voir ses « merveilles », au moment

29. P.-L. Assoun, « La trame inconsciente : Freud et la métaphore


textile », dans Shmattès : la mémoire par le rebut, Limoges, Lambert-
Lucas, 2007, p. 379-386.
30. D. Widlöcher, La psyché carrefour, Eshel, Georg Editeur, 1997,
p. 19.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 57

d’entamer la traque de l’objet a ! Voilà une version


concrète de la médiation inconsciente du signifiant via
l’objet, cristallisant le « transfert à deux » en quelque
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sorte…
Mais c’est bien plus souvent l’analysant qui
instaure une relation surdéterminée à « ses » objets, par
où un simple et modeste coussin peut prendre valeur
supposée de prime de confort à son égard. C’est aussi
l’attention significative pour tel livre de la bibliothèque
de l’analyste érigé en support fantasmatique. Plus
fondamentalement, l’analysant, lui, est comme l’en-
fant qui vient vers son thérapeute les mains pleines de
ces objets que l’on appelle « jouets » (à traduire comme
on veut, fantasmatiques, transitionnels, fétichiques).
L’enfant, en désignant ses jouets préférés, se montre, il
explique comment il joue et quel genre de joueur il est.
Ces objets ont donc vocation, à l’initiative des enfants
eux-mêmes, il faut le souligner encore, à servir de
médiateurs. Inversement, si on présente à tel enfant,
avec les meilleures intentions, la figure du clown
comme médiateur thérapeutique, on ne peut s’éton-
ner qu’il puisse susciter, dans tels cas, une réaction
phobique et que ça ne le fasse pas rire du tout face à
cette figure unheimlich. C’est peut-être au reste dans
ce type de cas, vécu comme indésirable par la thérapie
médiatisée, que le médiateur produit un effet de vérité
inconscient. Tout dépend de la rencontre, qui décide
de l’opportunité de l’apport d’objet. Winnicott, cet
enfant savant de l’enfance, en invente d’autres pour y
appuyer son intervention, qui, eux, viennent percuter
l’inconscient infantile (ainsi du squiggle). Encore faut-
il que l’usage de ces objets ne devienne pas de facto
manipulation du fantasme de l’enfant – ce à quoi la
58 Les médiations thérapeutiques par l’art

pratique ne résiste pas toujours, de se laisser fasciner


par un objet qui donne un trop beau corps au
fantasme. En bref, l’enfant peut réagir comme s’il se
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demandait à l’occasion, en accusant réception du
« cadeau » de la médiation : « Que me veut-il, avec son
médium ? » La confusion de sentiments n’est pas
exclue ici. Winnicott a eu soin de défétichiser l’usage
de son propre objet transitionnel en le spécifiant par
la notion d’« espace potentiel » – tandis que l’usage
socio-éducatif accueille avec un enthousiasme suspect
l’usage du doudou, censé faire tenir l’enfant tranquille,
parce que « sécure ». Voilà, en effet, une authentique
médiation psychique entre l’enfant et la mère transfor-
mée en catégorie socio-éducative intéressée. On n’ou-
bliera pas que cette sphère transitionnelle –
« médiationnelle » en ce sens – est la rencontre entre
l’initiative inconsciente de l’enfant et la stratégie
inconsciente de la mère qui offre à son enfant un objet
pour l’indemniser de l’envahir et garde-fou contre elle-
même… Voilà ce qui permet de donner toute sa
dimension à la portée inconsciente de la médiation
psychique, au-delà de son instrumentalisation tacite.
Mais finalement, et surtout, n’est-ce pas le psycho-
tique lui-même, qui, avec ses objets – ces « voix »,
« objets petit a » qu’il « a », selon la suggestion de
Lacan 31 –, invente du même mouvement comme
« suppléances » ces objets méta-esthétiques que, spon-
tanément, il produit et que l’on réfère à une sorte
d’« art brut » ? Bref, avant de l’installer dans un
« atelier », il faut se souvenir que c’est dans l’atelier de

31. J. Lacan, « Petit discours aux psychiatres », 10 novembre 1967,


inédit.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 59

son délire qu’il produit ses objets avec lesquels il est


très occupé, jusqu’au stakhanovisme ! À quoi fait
médiation le « palais idéal » du facteur Cheval par
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exemple 32, sinon à l’objet torpide de son délire, ce qui
le rend si impressionnant pour le spectateur, depuis la
rencontre avec un certain objet, cette pierre à la forme
intrigante qui exige la construction inlassable, au
moyen de cette brouette légendaire charriant la pier-
raille ? Le délire, en effet, s’avère la médiation la plus
réaliste et en son genre la plus réussie, en sorte que son
locataire ne veut ni ne peut plus en sortir. La stratégie
consiste à proposer ces objets qui font sortir le loup du
bois pour que le contenu du délire, sortant de l’auto-
gestion ravageante du délire, devienne accessible, trai-
table comme un quasi-fantasme en quelque sorte.

L’analyste médiateur
Si nous refermons la main sur ce tressage, nous
pouvons situer le lieu propre de ce symptôme qu’est
l’analyste, en son originalité absolue. S’il n’est certes
pas un Erlöser, l’analyste est bien Mittelmann (ou
Mittelfrau), l’homme ou la femme « du milieu ». Il
occupe un certain milieu, à ne surtout pas entendre
comme un « juste milieu » mais comme le centre de
gravité – de la pièce même où se produit l’écoute, et
plus encore comme un foyer symbolique. Médiation
et médiateur se confondent en quelque sorte. Peut-on
alors dire qu’il « fait alliance » avec son patient ?
L’alliance est en effet la forme forte de la médiation.
La médiation thérapeutique flirte d’ailleurs souvent

32. P.-L. Assoun, L’énigme de la manie. La passion du facteur Cheval,


Paris, Éditions Arkhè, 2010.
60 Les médiations thérapeutiques par l’art

avec l’idée d’alliance thérapeutique, dans la mesure où


l’objet de médiation apparaît comme l’instrument d’al-
liance intime du thérapeute et de son patient.
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Corrélative-ment, elle ne cesse de faire allusion à un
certain « développement personnel » que favoriserait
la création, notion au statut nécessairement ambigu en
psychanalyse 33.
Au-delà de la critique évidente de cette catégorie
d’alliance thérapeutique, comme hypothéquée par une
« psychologie du moi », il faut relever que le mot alliance
n’est pas tabou dans la perspective freudienne. Il arrive
à Freud de dire explicitement que l’analyste est en posi-
tion de faire alliance avec les pulsions de vie du patient
contre ses pulsions de mort. Ce n’est là que l’une des
formules possibles de cet événement, l’essentiel étant
qu’il soit désigné. Ce n’est pas que les pulsions de mort
soient l’élément démoniaque, le mauvais, le kakon à
exorciser. Mais c’est autour de ce point de liaison-déliai-
son que se joue le destin de la cure. Le nœud de média-
tion – sous quelque forme que ce soit, en son ressort
fondamentalement transférentiel – se place en ce point
où se décident la liaison et/ou la déliaison pulsionnelles.
Mais cela relance la vigilance critique sur la
notion. La médiation n’est pas synthèse heureuse et
esthétisante entre Éros et Thanatos – tant ces deux-là
ne peuvent vivre que sur le mode de la tension, voire
sur le pied de guerre ! Ce serait l’illusion médiation-
niste observable, en effet, dans bien des pratiques. Point
de médiateur providentiel entre ces motions pulsion-

33. P.-L. Assoun, « Prolégomènes à une pensée analytique de la


création », Le Carnet PSY n° 60, Boulogne-Billancourt, Éditions
Cazaubon, 2001, p. 20-23 ; « La “création” à l’épreuve de la méta-
psychologie : l’objet inconscient de la création », dans Psychisme et
création : le lieu du créer, topique et crise, Paris, L’Esprit du temps,
2004, p. 17-41.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 61

nelles de principe hétérogènes, quoique condamnées à


se fréquenter et à s’affronter – c’est même ce qui fait l’in-
tensité de ce que l'on appelle « vie psychique », fécon-
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dée malgré elle autant par la négativité de Thanatos que
par les mouvements d’Éros. Mais précisément l’inter-
vention de l’analyste et l’analyste même se trouvent loca-
lisés, par le mouvement transférentiel, et en quelque
sorte postés à ce point-carrefour où l’analysant projette
et élabore son conflit pulsionnel fondamental. Il est
« désigné » par ce lieu. C’est cet espace qui est, en ce sens
très précis, médiateur. Autrement dit, les grands
moments médiateurs sont ceux où le sujet se confronte
à cette possibilité de liaison/déliaison.

Le puzzle et l’acte : la construction


ou l’œuvre de l’art inconsciente
Ce sont aussi les moments de la « construction ».
C’est ici la notion de lacune qu’il faudrait revisiter.
L’activité médiatrice intervient, en sa dynamique
inconsciente, aux deux pôles de la chaîne : dans le
fantasme, du côté du patient, et dans la construction,
du côté de l’analyste.
Freud notait bien que l’enfant s’évertuait à
combler les « lacunes » (Lücken) laissées dans les
« fantasmes originaires » au moyen de son activité
fantasmatique propre. Quant aux lacunes de souvenirs,
c’est la construction qui les traite. On sait que Freud
introduit cet opérateur, au-delà de l’interprétation,
pour penser cette activité de l’analyste proposant des
fragments successifs au patient 34. Le terme Konstruktion
renvoie à l’idée de « mise en forme » (Gestaltung), ce

34. S. Freud, Constructions dans l’analyse (1937), Paris, Puf, 2012.


62 Les médiations thérapeutiques par l’art

qui légitime de parler de la construction comme d’un


art. Le construct, à bien le reconsidérer dans une
problématique de la médiation, fait office de cet entre-
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deux entre analyste et analysant. La construction
retrouve son sens musicologique comme un texte à
deux voix, au sens du chant grégorien, où la « média-
tion » désigne, comme le rappelle le Trésor de la langue
française, le « partage de chaque verset d’un psaume en
deux parties, la première psalmodiée ou chantée par
un chœur, la seconde par un autre ». Plus modeste-
ment, c’est un échafaudage, qui se met à exister entre
eux. À l’analysant de se souvenir, à l’analyste de
construire. C’est en tant que constructeur qu’il fait
médiateur. Tout se joue dans l’art… de lui donner
forme et de la communiquer au bon moment (kairos).
Cette espèce de fiction de plus en plus réaliste consti-
tue le véritable médiateur, espèce de placenta psychique
qui lie, pendant les moments les plus critiques du
processus interprétatif, le travail psychique de l’un et
de l’autre. Point de fusion psychique : l’image du
placenta est à prendre ici comme ce qui justement
sépare… pour maintenir l’union (au point que Lacan
en fera le premier objet dont on se sépare, précurseur
de l’objet a). Là encore, il est essentiel de localiser le
maillon manquant, cette pièce qui, à être posée, peut
produire tel effet « ecmnésique » de retour d’un frag-
ment d’une « vérité historique » oubliée, en une tona-
lité hallucinatoire. Médiateur, l’analyste l’est bien en
tant que constructeur, faisant truchement entre le sujet
analysé et son refoulé.
Ce qui se met alors à exister dans l’entre-deux,
n’est-ce pas sinon une œuvre d’art, du moins l’œuvre
de l’art analytique – au sens où l’on parle de « l’œuvre
de l’art » pour désigner un produit artisanal accompli ?
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 63

Entre le non-objet et le sur-objet :


semblant et épissure
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Ce trajet à travers la médiation freudienne permet
d’en définir l’usage à travers le type d’existence qu’elle
représente. C’est paradoxalement sur fond du réel de
la non-médiation que se détache le moment d’accro-
chage où quelque chose se met à exister dans l’entre-
deux ainsi créé. Le paradoxe est que ce lieu, de déprise
possible, soit éminemment propice à la fétichisation,
culte de l’Objet. Prise de pouvoir de l’objet qui s’avère
alors la ruine de l’acte thérapeutique. Il est donc essen-
tiel de distinguer, en faisant fond sur une dualité aris-
totélicienne, la praxis analytique, qui vient manifester
l’acte, de la poiésis thérapeutique, qui désigne l’activité
et ses techniques. Si celle-ci se définit par son but et
ses objets dont elle n’est qu’un moyen, celle-là exige
l’autonomie de son acte.
En revanche, il est des moments où se produit une
sorte d’« épissure », pour employer un terme de marine
désignant la jonction de deux bouts de corde – par
entrelacement de leurs torons ou ensemble de fils – ou
de fils, câbles ou conducteurs électriques, ce qui
suppose de tordre leurs extrémités l’une sur l’autre. Ce
qui est à penser en l’occurrence, c’est au fond le mode
d’existence du médium susceptible de soutenir le trans-
fert d’un côté, le fantasme de l’autre, via la construc-
tion. Statut d’« irréel » – le terme est employé par
Freud à propos de la posture face à « l’amour de trans-
fert 35 » – dont la présence soutient matériellement
l’événement transférentiel. Au fond tout amour a

35. P.-L. Assoun, Leçons psychanalytiques sur le transfert, Paris,


Economica, 2007.
64 Les médiations thérapeutiques par l’art

besoin de fétiches, justement parce qu’il les excède par


le désir. C’est à ce nouage que la médiation – au sens
freudien – fait droit.
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Ainsi, nul n’est propriétaire de la construction, ni
l’analyste ni le patient, quoiqu’il revienne au premier,
selon la présentation freudienne, d’en être l’artisan actif
et au second de la légitimer. C’est une « construction
d’appoint » (Hilfskonstruktion) qui, ayant vocation à
disparaître, reçoit un statut d’existence très particulier :
c’est là de façon provisoire, mais, tant que c’est là, cela
soutient le plus matériellement la réalité. C’est en ce
lieu que Freud situe à sa manière ce que Lacan
nommera « le désir de l’analyste », véritable moteur de
la médiation, puisque c’est « ce qui au dernier terme
opère » dans l’acte analytique 36.
C’est sans doute la notion de semblant qui peut
ici aider, dans le registre qu’en a donné Lacan, soit ce
qui soutient le réel. Que la fiction soit hypostasiée, et
se produit « l’êtrification » de ces thérapies, menacées
d’être addictées par leurs propres dispositifs. En
revanche, l’événement transférentiel fait exister des
« semblants » auxquels s’accroche l’effet analytique. Ce
ne sont pas plus que des stations transférentielles, mais
pas moins non plus… Alors tout objet de l’environne-
ment, on l’a vu – le livre de la bibliothèque de l’ana-
lyste, le coussin du divan, etc. –, peut tenir lieu de
semblant, déclenchant son mode d’existence à partir
d’un « rêve diurne » (Tagtraum), comme plus-value et
compensation à la « règle d’abstinence » énoncée par
Freud comme fondatrice de la relation analytique…

36. S. Freud, « Remarques sur l’amour de transfert » (1915), dans


Œuvres complètes, XII, Paris, Puf, 2005.
Freud et la médiation. Logique et pratique du maillon manquant 65

C’est aussi « l’effet esthétique » du semblant. Point où


se rejoignent l’idée et la représentation-image, selon la
caractérisation hégélienne qui prend ici sa portée, et
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dont la figurine freudienne constitue l’emblème.

Le maillon sans cesse manquant


C’est somme toute, considéré en lui-même, le
statut du missing link que nous avons rencontré à l’ori-
gine, dans le mode de penser et la boîte à outils freu-
diens. Car enfin, ce « maillon manquant », c’est un
point imaginaire qui, d’être réalisé, ouvrirait un délire,
mais d’être postulé, rend possible la pensée du proces-
sus, en sa continuité discontinue. C’est parce qu’il ne
sera jamais trouvé qu’il doit être postulé, afin de rendre
possible la continued story du fantasme. C’est cette
pièce manquante du puzzle qui fascine la quête infan-
tile de cet objet qui non seulement occupe un espace
d’attente, mais est une attente : « en attendant quelque
chose qui ne vient pas », c’est là que se loge le lieu
utopique et uchronique de la médiation en son accep-
tion inconsciente… C’est pourquoi l’amateur de
puzzle, l’enfant d’abord, à peine a-t-il goûté le moment
de jouissance d’avoir jeté un coup d’œil sur l’image
enfin réunifiée dont il a reconstitué si patiemment les
fragments, n’a rien de plus pressé que de le remettre en
désordre. Comme pour rejeter à l’eau le poisson
longuement pêché. Preuve que le manque complète-
ment comblé et l’ensemble ordonné se confondraient
avec la mort (la solution sans faille, l’Erlösung sinistre-
ment accomplie 37), tandis que le ressort de sa quête est,

37. J. Lacan, Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 245.


66 Les médiations thérapeutiques par l’art

plutôt que l’ensemble, le goût du maillon manquant.


C’est le tout qui angoisse et l’ultime pièce manquante
qui attire. Le sujet vivant désirant aspire au désordre,
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en sorte qu’à bien y réfléchir, le désir se soutient de la
pièce manquante, lieu vide que viennent occuper les
objets sans l’oblitérer de leur remplissement. (C’est
plutôt quand ce manque ne se reforme plus que la
dépression se constitue.) Ce qui explique en contraste
que le corps de l’objet soit si fascinant, comme bouche-
trou potentiel.
Sur ce chemin, les médiations ponctuelles ont
pour fonction de faire borne et bord à ce trou – ce qui
en produit l’effet esthétique sui generis 38. Telle cette
fameuse pâte à modeler, si prisée en ce qu’elle est à la
fois poly-formelle et a-formelle. Le statut analytique
en est une pâte sans matière, d’où surgit le rapport du
sujet à cet objet du manque actif (nommable par
exemple « objet a »). Le ressort en est bien la dyna-
mique temporelle d’un processus. « Dans le cours des
événements tout deviendra clair », cet adage freudien
démarqué de Nestroy 39 et appliqué à la construction
en marche dans l’analyse signifierait la fonction de
l’analyse comme médiation temporelle du désir, voire
comme figure du Temps…

37. P.-L. Assoun, « De la communion au “mal baptisé”. Un symp-


tôme du christianisme », Penser/rêver, n° 11, « La maladie chré-
tienne », Paris, Éditions de l’Olivier, 2007, p. 25-47.
38. P.-L. Assoun, « Objet de l’origine et corps de l’œuvre », dans
Rodin-Freud collectionneurs.La passion à l’œuvre, Paris, Armand
Colin, 2008, p. 139-158 ; « “Un corps peut en cacher un autre”.
L'effet plastique inconscient », dans H. Guilyardi (sous la direc-
tion de), Qu'est-ce que le corps dans la psychanalyse ?, Association
Psychanalyse et médecine, coll. « Le corps a ses raisons », 2013,
p. 89-103.
39. S. Freud, L’analyse finie et l’analyse sans fin, sect.II, GW XVI,
p. 52.
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Les thérapies de médiation
d’inspiration lacanienne :
dialogues internationaux
Silke Schauder

Support privilégié de la relation clinique, les théra-


pies de médiation constituent une bonne indication
pour des problématiques cliniques variées. Quels sont
les apports de ce dispositif de soin, mais aussi les
limites et écueils ? Comment construire le cadre ?
Comment favoriser, dans une visée narcissisante et
structurante, la créativité du patient ? Et quelle subli-
mation le clinicien est-il à même de soutenir auprès de
son patient ? À quels traumatismes, à quel irreprésen-
table la création pourra-t-elle permettre de faire écran ?
Dans ce chapitre, notre questionnement sera étayé par
un rappel des aspects historiques, les travaux sur l’acte
créateur ayant nourri, souvent de manière complexe,
les pratiques actuelles en thérapie de médiation. Puis,

Silke Schauder, professeur de psychopathologie, université d’Amiens,


responsable du DESU Art-thérapie, université Paris VIII.
68 Les médiations thérapeutiques par l’art

nous discuterons la littérature internationale anglo,


germano et francophone en spécifiant les apports de
Lacan aux thérapies de médiation. En conclusion, nous
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proposerons quelques mises en perspective pour la
pratique et la recherche.

REVUE DE LA LITTÉRATURE INTERNATIONALE

Aspects historiques
Qu’est-ce que les thérapies de médiation doivent
aux travaux psychanalytiques fondateurs, axés notam-
ment sur l’acte créateur et l’artiste ? Sur le plan des
théorisations de l’acte créateur, un rôle essentiel
revient à Otto Rank (1884-1939). Auteur prolifique
et extraordinairement précoce, il transpose, après la
lecture de l’Interprétation des rêves (1900), les prin-
cipes de la psychanalyse à l’œuvre d’art. Dès 1905,
Rank fait lire à Freud son premier manuscrit – inti-
tulé L’artiste – qui contient en germe sa thèse du
Mythe de la naissance du héros (1909). Freud est subju-
gué par la fulgurance du style et le brio des démons-
trations de Rank, qu’il nommera premier secrétaire de
l’Association internationale de psychanalyse. Membre
du fameux ring autour de Freud, Rank sera l’éditeur
pendant vingt ans d’Imago et du Internationaler
Psychoanalytischer Verlag, jusqu’à leur rupture fatale,
pour cause d’hérésie, en 1924. Que s’est-il passé ?
Dans son livre Le traumatisme de la naissance (1924),
Rank avait posé l’hypothèse d’une phase pré-
œdipienne, contraire à la doctrine freudienne qui avait
érigé le complexe d’Œdipe en organisateur unique de
la vie psychique. Nonobstant son bannissement puni-
Les thérapies de médiation d’inspiration lacanienne 69

tif du cercle 1, Rank a su conserver sa créativité et sa


lucidité exceptionnelles qu’il a appliquées aux
domaines tant culturels que cliniques. Après son séjour
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à Paris et son émigration aux États-Unis en 1934, il
sera pionnier dans la théorisation de l’art, de l’angoisse
de séparation, et inspirera profondément les thérapies
centrées sur l’ici et maintenant, aussi bien gestaltistes
qu’humanistes et existentialistes 2.
En résumé, Rank a contribué grandement à l’in-
térêt que la psychanalyse porte au fait artistique et,
partant, aux thérapies de médiation. Dans Aesthetics
and Psychology of the Artist (1921), Hanns Sachs rend
un hommage appuyé à Rank qu’il estime, depuis son
texte de 1907, « far ahead of all others 3 », notamment
en ce qui concerne le rapprochement saisissant qu’il a
opéré entre la capacité qu’ont l’art et l’amour de nous
arracher à notre finitude en nous mettant en contact
avec l’immortalité. Rappelons qu’aux États-Unis, Rank

1. À la lecture attentive de L’art et l’artiste (1932), on peut même


faire l’hypothèse que Rank a su tirer profit de sa rupture avec
Freud, en ce que celle-ci l’a contraint à se positionner de manière
plus autonome.
2. Pour mieux évaluer les apports conceptuels esssentiels de Rank
qui est considéré aujourd’hui comme un génie méconnu à l’ombre
de Freud, lire J. Taft, Otto Rank : A Biographical Study Based on
Notebooks, Letters, Collected Writings, Therapeutic Achievements and
Personal Associations, New York, The Julian Press, 1958 ;
F.B. Karpf, The Psychology and Psychotherapy of Otto Rank : An
Historical and Comparative Introduction, Westport, Connecticut,
Greenwood Press, 1970 ; E. Menaker, Otto Rank : A Rediscovered
Legacy, Columbia University Press, 1982 ; E.J. Lieberman, Acts of
Will : The Life and Work of Otto Rank, Free Press, 1985, trad. fran-
çaise La volonté en acte : la vie et l’œvre d’Otto Rank, Paris, Puf,
1991. Voir également le site http://www.ottorank.com.
3. Loin devant les autres.
70 Les médiations thérapeutiques par l’art

est reconnu comme père fondateur de l’approche


humaniste et de thérapies gestaltistes lesquelles, à leur
tour, vont essaimer leurs concepts clés – prise de
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conscience, insight, expérience authentique, empa-
thie – dans les art-thérapies actuelles.
L’intérêt que porte la psychanalyse à l’art, et
notamment à la littérature, ne s’est pas démenti depuis
cette première heure des fondateurs, à en juger par :
– la Société internationale de psychopathologie de l’ex-
pression qui, depuis sa fondation en 1959 par Robert
Volmat sous la présidence d’honneur de Jean Delay,
traite de ces questions. La Société française de psycho-
pathologie de l’expression et d’art-thérapie existant,
quant à elle, depuis 1964 ;
– le colloque qui a été organisé du 6 au 11 septembre
1964 par Paul Ricœur, Anne Clancier et André Berge
sur Art et psychanalyse, au centre cuturel international
de Cerisy-la-Salle 4 ;
– les rencontres de février 1986 à Marseille sur Art,
littérature et psychanalyse (Arseguel et coll., 1987).
– le colloque d’Annecy, L’art du psychanalyste, qui a mis
à l’honneur le travail de Michel de M’Uzan en 1996
et dont les actes ont été publiés, sous la direction de
François Duparc, Marilia Aisenstein et Bernard
Chervet, en 1998 ;
– le colloque Art et Psychanalyse II qui s’est tenu en
1999, sous la direction d’Hervé Bouchereau et de
Chantal Pontbriand, au Centre canadien d’architec-
ture à Montréal ;

4. Cf. P. Ricœur, A. Clancier et A. Bergé, Entretiens sur l’art et la


psychanalyse, Paris, Éditions Mouton, 1968.
Les thérapies de médiation d’inspiration lacanienne 71

– le colloque interdisciplinaire Art et psychanalyse, orga-


nisé en 2004 par l’ALEPH (Association lilloise pour
l’étude de la psychanalyse et de son histoire) à
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Tourcoing ;
– le séminaire Babel qui, depuis une vingtaine d’an-
nées, réunit sous la direction de Maurice Corcos une
fois par mois, à l’Institut mutualiste de Montsouris à
Paris, des psychanalystes abordant des œuvres d’art 5 ;
– la création, en 2006, par Bernard Chouvier et Anne
Brun du Réseau thématique européen interuniversi-
taire comprenant son équipe de recherche à l’univer-
sité de Lyon II, le groupe Pandora de l’université
Paris 7, l’université catholique de Louvain, les facultés
universitaires de Namur et l’université libre de
Bruxelles, et dont un des colloques, Travail psychique et
processus créateur, s’est tenu les 9 et 10 janvier 2009 à
Lyon II 6. Le dernier en date ayant été consacré à
Passion et création, les 5 et 6 avril 2013 ;
– le colloque franco-allemand Écriture et psychanalyse
qui s’est tenu, sous la direction du psychanalyste laca-
nien Franz Kaltenbeck, le 7 février 2009 à l’Institut
français de Cologne, en Allemagne ;
– l’organisation à l’université de Rennes, par Robert
Colin et Chantal Defernand du Quatrième Groupe,
des journées scientifiques sur L’œuvre d’art : un ailleurs
familier les 6 et 7 avril 2013 ;

5. Cf. M. Corcos (sous la direction de), Babel, psychanalyse et litté-


rature, Paris, EDK, 2002.
6. Il a été publié par A. Brun, B. Chouvier (sous la direction de),
Les enjeux psychopathologiques de l’acte créateur, Bruxelles, De
Boeck, 2011.
72 Les médiations thérapeutiques par l’art

– la création de DU et masters « Arts et thérapies » aux


universités Paris V (Édith Lecourt), Paris VII
(Fernando Bayro-Corrochano) et Paris VIII (Silke
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Schauder), ainsi qu’aux universités de Lyon II (Jean-
Marc Talpin), Nice (Jean-Michel Vives) et Toulouse-
Le Mirail (Jean-Luc Sudres).
L’abondance des réalisations est telle que nous ne
pouvons exposer dans le cadre restreint du présent
chapitre qu’une petite partie. Soulignons cependant
qu’au cours des différentes évolutions, trois changements
importants de paradigme ont eu lieu.
Tout d’abord, la notion de sublimation a été déta-
chée de son acceptation première, dérivée de la seule
sexualité, pour être articulée à des motions plus primi-
tives, archaïques, prégénitales. Parallèlement aux
pulsions sexuelles relevant de pulsions de vie (éros), les
pulsions destructrices ou de mort (thanatos) ont été
intégrées dans une conceptualisation plus complète de
la sublimation. Celles-ci trouveraient un contenant,
une mise en forme provisoire dans l’œuvre 7.
De même, le narcissisme et ses avatars sont
davantage pris en compte pour comprendre plus avant
la dynamique de la création. Aussi Soldt 8 (2007)
atteste-t-il des changements de paradigme qui ont eu
lieu dans l’approche psychanalytique de l’art. À la suite
de Freud, il était courant d’étudier les œuvres d’art en
tant que produits du psychisme de leurs créateurs,

7. Signalons que les journées d’étude de la SFPE de 1994 ont été


consacrées à cet aspect. Cf. B. Steiner et F. Fritschy (sous la direc-
tion de), Mort et création, De la pulsion de mort à l’expression, Paris,
L’Harmattan, 1996.
8. P. Soldt, Ästhetische Erfahrungen. Neue Wege zur Psychoanalyse
künstlerischer Prozesse, Giessen, Psychosozial-Verlag, 2007.
Les thérapies de médiation d’inspiration lacanienne 73

lesquels exprimeraient un compromis entre le désir et


la défense tout en devant être détachés du symptôme.
Or, de telles interprétations sont critiquables du fait
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d’une circularité de l’argumentation courant alors le
risque d’une tautologie : les résultats sont avancés
comme preuve de ce qui est une prémisse de leur
méthodologie, à savoir l’analogie structurelle entre
œuvre, rêve et symptôme névrotique. Dans l’approche
kleinienne, l’œuvre d’art a été posée en tant que tenta-
tive, propre à la position dépressive, de restaurer l’ob-
jet interne endommagé. C’est notamment l’intégration
du contre-transfert dans l’interprétation de l’œuvre
d’art qui peut alors être considérée comme l’apport
majeur de l’école britannique.
Une des théorisations les plus poussées de l’acte
créateur a été proposée par Jacques Lacan 9 qui, dans
Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir (1966), tente
d’éviter les pièges de la psychobiographie pour saisir la
spécificité du désir de l’écrivain tout en dégageant
l’œuvre de la simple formation symptomatique 10. Dans
Lituraterre (1971), un de ses plus beaux textes, Lacan

9. Les œuvres littéraires occupent une place centrale dans la


réflexion de Jacques Lacan – nous lui devons, entre autres, une
relecture novatrice de Hamlet et des commentaires lumineux des
tragédies grecques et de L’échange de Paul Claudel.
10. Parmi les contributions les plus originales au sein de l’approche
lacanienne, citons Slavoj Zizek, qui a introduit une inversion de
l’objet d’étude : ainsi, dans Tout ce que vous avez toujours
voulu savoir sur Lacan sans jamais oser le demander à Hitchcock
(1988), il se sert du cinéma hitchcockien pour éclairer des notions
psychanalytiques lacaniennes. Enfin, dans Bienvenue dans le désert
du réel (2005), il livre une lecture éblouissante de L’otage de Paul
Claudel, prolongeant le travail de Lacan sur un de ses auteurs de
prédilection.
74 Les médiations thérapeutiques par l’art

rend hommage à l’œuvre de Marguerite Duras,


notamment Le ravissement de Lol V. Stein. Enfin, dans
son travail sur le grand écrivain irlandais James Joyce,
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dans le séminaire XXIII (1975-1976, 2005), Lacan
examine le nouage spécifique entre Réel, Symbolique
et Imaginaire qu’assurerait l’œuvre. Il revient alors à
cette dernière une fonction non de symptôme mais
de sinthome, assurant une régulation particulière,
suppléante, des rapports que le sujet entretient avec
le signifiant 11.
C’est notamment dans le cadre des reflexions sur
l’interdépendance entre psychose, perversion et créa-
tion que nous constatons les influences les plus
marquées de Lacan. Dans Art et fantasme (1984), un
collectif d’auteurs fait le point, sous la direction de
Didier Anzieu, Roland Chemama et Murielle
Gagnebin, sur les fonctions structurantes du fantasme
et son devenir dans la création et la psychopathologie.
Ces liens sont étudiés notamment à travers les parcours
d’artistes dont des épisodes de décompensation
psychotique sont valablement documentés, tels que
Rousseau, Hölderlin, Van Gogh 12, Camille Claudel 13,

11. Cette théorisation fort séduisante semble davantage opérer


pour des écrivains, d’emblée pris dans les processus secondaires,
alors qu’il serait intéressant de l’étendre – et de la modifier par voie
de conséquence – à des architectes, des cinéastes, des danseurs, des
musiciens, des peintres ou des sculpteurs, chacun étant intéressé
différemment par le montage et le circuit de la pulsion. Ainsi, il
n’y pas L’artiste, mais des artistes dont l’approche doit être diffé-
renciée selon le mode d’expression et les techniques choisies
(Schauder, 2008).
12. Parmi la pléthore des travaux qui lui sont consacrés, citons les
travaux pionniers de Jaspers (Strindberg et Van Gogh, 1953) et
Minkowska (Van Gogh. Sa vie, sa maladie, son œuvre, 1963).
13. Cf. S. Schauder (2008).
Les thérapies de médiation d’inspiration lacanienne 75

Robert Walser, Antonin Artaud, pour n’en citer que


les plus connus 14. La spécificité des structures psycho-
pathologiques en regard de la création a été étudiée
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dans des monographies que nombre de psychanalystes
ont consacrées à leurs artistes de prédilection.
Citons Gérard Pommier qui, dans Louis du Néant
(1998), mène une réflexion clinique sur le philosophe
Louis Althusser, sa mélancolie et son passage à l’acte
meurtrier sur sa femme. Catherine Millot, quant à elle,
s’est intéressée, à travers Gide, Genet et Mishima, à
l’Intelligence de la perversion (1998) qu’elle théorise,
prenant appui sur les concepts lacaniens. Nous lui
devons également une réflexion psychanalytique sur
La vocation de l’écrivain (1991), livre dans lequel elle
interroge les modalités d’accès à la création chez un
Rilke, un Flaubert, un Gide. Dans le n° 1 de la revue
Insistance consacrée majoritairement à Art – psychana-
lyse – politique (2006), Fabienne Ankaoua et ses colla-
borateurs étudient la musique, le théâtre, la voix, le
son, la danse, en faisant dialoguer ces différentes
formes d’expression artistique avec la psychanalyse.
Fabienne Hulak, dans La lettre et l’œuvre dans la
psychose (2006), s’intéresse aux nouages spécifiques qui
sont à l’œuvre dans la psychose et dans les créations de
sujets psychotiques, tout en s’interrogeant sur les impli-
cations thérapeutiques qui peuvent en résulter 15. Dans

14. Rappelons que Jean Laplanche a publié sa thèse de médecine,


en 1961, sur Hölderlin et la question du père. Le philosophe
Philippe Lacoue-Labarthe a publié, en 1978, son essai La césure du
spéculatif sur ce poète très prisé par Heidegger.
15. Cf. R. Samacher, « Psychose et création… au lieu de la Chose »,
dans C. Masson, Psychisme et création, Paris, L’Esprit du Temps,
2004, p. 87-108.
76 Les médiations thérapeutiques par l’art

le n° 16 de la revue Essaim intitulé Des folies et des


œuvres (2006), Chantal Allier, Pierre Bruno et ses colla-
borateurs ont formé le projet de se « soumettre aux
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positions subjectives de l’auteur » pour aborder,
toujours avec le référentiel psychanalytique, les œuvres,
entre autres, d’Unica Zürn, d’Antonin Artaud, de
Leiris et de Mallarmé. Enfin, Jean-Michel Vivès
propose une théorisation saisissante de la Voix sur le
divan (2012), interrogeant à l’aide des concepts laca-
niens l’énigme de l’expérience musicale – qu’il s’agisse
de la musique sacrée, de l’opéra ou de la techno.
Nous constatons, à la revue des différents travaux
sur art et psychanalyse, que les auteurs ont pris diffé-
rentes positions tant discursives qu’épistémologiques.
Celles-ci ne sont pas toutes transposables aux positions
éthico-cliniques que les praticiens tiennent dans un
dispositif de médiation thérapeutique. Toutefois, ces
différentes avancées nous paraissent fécondes pour un
débat au sein des thérapies de médiation qui tiendra
compte, essentiellement, de la redéfinition de la subli-
mation, de l’intérêt du réperage structural et de ses
incidences spécifiques sur le processus créateur, ainsi
que de la fonction potentiellement suppléante de la
création. Pour contextualiser plus avant ces théorisa-
tions, il conviendrait d’étudier le cas concret de tel ou
tel artiste et de ses modalités nécessairement subjec-
tives pour accéder à la création et « faire œuvre ».

Les modélisations du processus créateur


Les processus psychiques mobilisés par ces diffé-
rents supports n’étant de toute évidence pas identiques,
les modélisations du processus créateur gagneraient à
Les thérapies de médiation d’inspiration lacanienne 77

être différenciées en fonction du mode d’expression


artistique (écriture, peinture, sculpture, etc.). Ce sont
là des points qui intéressent toute réflexion sur les
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thérapies de médiation.
Parmi les modélisations générales du processus
créateur, rappelons celles de Michel de M’Uzan et de
Didier Anzieu. Le premier a tenté dans une approche
freudienne classique, dès 1964, de formaliser, dans ses
Aperçus sur le processus de la création littéraire, le proces-
sus créateur en récusant l’étude de la sublimation qui
lui semble inaccessible à l’investigation psychanalytique
en tant que telle 16.
Nous retenons pour notre discussion l’aspect trau-
matique de l’expérience créatrice qui semble répéter, à
un degré moindre, donc potentiellement assimilable
par le sujet, l’expérience traumatique initiale. C’est là
un point à la fois technique et théorique dont se récla-
ment de nombreux art-thérapeutes, notamment anglo-
saxons et germanophones, dans leur approche clinique
du traumatisme.
Dans Le corps de l’œuvre (1981), Didier Anzieu
portera à cinq les différentes phases du processus créa-
tif, en complétant l’état de saisissement que de
M’Uzan, après Frobenius, avait évoqué par l’appréhen-
sion d’un représentant psychique inconscient ; sa trans-
formation en code organisateur ; la donation d’un
corps à ce code ; et enfin, l’affrontement imaginaire
puis réel à un public. À la suite de Melanie Klein,
Anzieu porte un intérêt particulier au contre-transfert
dans l’analyse de l’œuvre et insiste sur l’étude du

16 Cf. M. M’Uzan, De l’art à la mort, Paris, Gallimard, 1977.


78 Les médiations thérapeutiques par l’art

processus même de la création, du devenir œuvre, la


poïétique, courant qui s’avère actuellement parmi les
plus féconds. C’est donc à l’étude de ce corps que s’em-
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ploie l’auteur dans Créer, détruire (1996), en soulignant
combien le travail créateur a une face négative, destruc-
trice, qui est indissociable de sa face positive et créa-
trice, l’une contrebalançant l’autre. Cliniquement,
cette mixité des pulsions, la complexité de leur intri-
cation et de leur désintrication doit nous intéresser au
plus haut point, cette dynamique pouvant être catas-
trophique dans le cas de l’échec de la sublimation et
précipiter le sujet dans la désorganisation somatique
ou psychique majeure.
De nombreux auteurs ont travaillé à la suite
d’Anzieu sur les processus intéressés par la création.
Ainsi, Chouvier, Kristeva, Green et ses collaborateurs
formalisent, dans leur ouvrage collectif Symbolisation
et processus de création (1998), les différents processus
qui sous-tendent à la fois la création artistique et le
travail créatif dans la cure. Chouvier recense, dans l’ou-
vrage collectif Les processus psychiques de la médiation
(2002), les pratiques en vue d’une métapsychologie de
la médiation. Roussillon y théorise les propriétés spéci-
fiques de l’objet modelé dont sa malléabilité, son indes-
tructibilité et son efficacité, dans le contexte d’un
atelier thérapeutique. L’ouvrage collectif Psychisme et
création (2004), paru sous la direction de Céline
Masson, propose des éléments en vue de constituer une
métapsychologie de la création. Dans Théorie et
clinique de la création (2005), Patrick Martin-Mattera
souligne l’apport spécifique de Lacan pour lequel la
notion de sublimation a été essentiellement création-
niste. La restauration par Lacan de la notion d’ex nihilo
Les thérapies de médiation d’inspiration lacanienne 79

implique « un passage du père au pire, c’est-à-dire le


remplacement d’une conception toute-puissante de la
création (Dieu comme créateur du monde) par une
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conception “en creux” s’appuyant plutôt sur le renon-
cement et le dessaississement 17 ». Martin-Mattera tend
à inscrire la création dans un processus hors phallique
et donne des indications précieuses sur le rapport
complexe qu’entretient l’artiste, en fonction de sa
structure, avec son œuvre, la publication, l’exposition
et la vente, ces différents événements sollicitant sa
capacité à s’en séparer. Dans Psychanalyse et création
(2011) qui est basé sur son séminaire de recherche de
1998, Michel Lapeyre précise avec finesse les diffé-
rentes fonctions de l’œuvre qui, à la fois pratique et
usage de l’inconscient, en permet la connaissance,
révèle le rapport de l’artiste à l’inconscient et consti-
tue son « savoir y faire » avec l’inconscient 18.
Dans ce rapide survol, nous venons de voir quelles
difficultés théoriques méthodologiques émaillent les
différentes approches du processus créateur et, partant,
des processus qui pourront ensuite être étudiés plus
finement dans un dispositif de médiation thérapeu-
tique par l’art. Après avoir posé ces réflexions globales,
nous allons spécifier plus avant comment les concepts
lacaniens ont pu influencer la pratique actuelle des
thérapies de médiation dans le monde anglo-saxon,
germanophone et français.

17. P. Martin-Mattera, Théorie et clinique de la création. Perspective


psychanalytique, Paris, Economica, coll. « Anthropos », 2005, p. 11.
18. M. Lapeyre, Psychanalyse et création. La cure et l’œuvre,
Toulouse, PUM, 2011.
80 Les médiations thérapeutiques par l’art

Apports lacaniens aux thérapies de médiation


Les courants anglo-saxons
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Précisons que, dans le monde anglo-saxon, les
référentiels théoriques des thérapies de médiation sont
extrêmement variés : ainsi coexistent, sans nécessaire-
ment chercher un dialogue fécond, l’art-thérapie
cognitive, l’art-thérapie humaniste, l’art-thérapie
psychodynamique à l’intérieur de laquelle sont repré-
sentés, depuis le début, les majeurs courants psycha-
nalytiques : freudien, jungien, kleinien…
L’art-thérapie systémique s’est développée plus
récemment, proposant notamment la prise en charge
des adolescentes anorexiques avec leurs familles dans
ce cadre de soins spécifique. Ces différentes évolutions
attestent d’une réeelle créativité dans le métissage
conceptuel entre les dispositifs – individuel et groupal
– et les différentes obédiences théoriques.
Dans son mémoire Interdisciplinary Art-Therapy
(2011), Gaelan Harmon-Walker invite à une appro-
priation des concepts lacaniens en faveur des réflexions
art-thérapeutiques 19. Elle estime que l’attention portée
par Lacan au signifiant et à la distinction entre image
et symbole, ainsi qu’à sa conception du nouage entre le
Réel, le Symbolique et l’Imaginaire, peut s’avérer enri-
chissante pour l’art-thérapie. Ce débat introduit une
nette différence par rapport aux positions conceptuelles
des pionnières, Margaret Naumburg (1890-1983)
défendant une approche freudienne classique, et Edith

19. G. Harmon-Walker, Interdisciplinary Art-Therapy, Johnston


Center for Integrative Studies. Graduation Narrative, 2011.
http://www.redlands.edu/docs/Johnston/Coz_McNooz_Summer_
2011.pdf
Les thérapies de médiation d’inspiration lacanienne 81

Kramer (1916-2014) qui soutient, dans une visée plus


pédagogique et non interprétative, que l’art en lui-
même est déjà thérapeutique.
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En Grande-Bretagne, c’est à Joy Schaverien que
nous devons plusieurs relectures intéressantes des
concepts lacaniens et jungiens, dont elle propose une
synthèse originale dans Desire and the Female Therapist :
Engendered Gazes in Art Therapy (1995) et The
Revealing Image: Analytical Art Psychotherapy in Theory
and Practice (1999). Elle y jette les bases d’une
réflexion théorico-clinique sur la dimension constitu-
tive du regard et du désir, en l’occurence du thérapeute
féminin et de son contre-transfert spécifique 20.

Les courants germanophones


En Allemagne, en Suisse et en Autriche, on peut
repérer une évolution comparable, la plupart des
formations en art-thérapie se réclamant de l’approche
psychanalytique tant freudienne que jungienne tout
en se ramifiant, plus récemment, vers les approches
humaniste et systémique. Notons toutefois une parti-
cularité propre à ce contexte culturel, à savoir un
courant d’art-thérapie qui s’inspire de l’anthropo-
sophie fondée par Rudolf Steiner (1861-1925 21).

20. Plus récemment, la même auteure propose au débat Gender,


Countertransference and the Erotic Transference : Perspectives from
Analytical Psychology and Psychoanalysis (2006), en spécifiant plus
avant la question du gender et le transfert érotique en psychana-
lyse.
21. Cf., à titre d’exemple, en Allemagne, www.anthroposophische-
kunsttherapie.de, www.kunsttherapieforschung.de, www.forumhe-
medsektion.net ; en Suisse www.svakt.ch ; en Autriche
www.anthromed.at, qui précisent la spécificité de cette orientation
théorico-clinique.
82 Les médiations thérapeutiques par l’art

Malgré la diversité de ces évolutions, la majorité des


travaux germanophones a toujours pour référentiel
théorique la psychanalyse psychothérapeutique 22.
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À titre d’exemple, citons le Zentrum für Analytische
Kunsttherapie (Centre pour l’art-thérapie analytique)
à Hambourg, qui définit son cadre ainsi : « L’art-théra-
pie analytique est une démarche thérapeutique qui agit
de manière stabilisatrice, soutenante et soignante sur
le développement personnel de l’humain 23. »
De façon assez consensuelle, les praticiens recon-
naissent à l’image une fonction de support et de
médiation d’expression pour l’expérience subjective 24.
Aussi, les images produites et vectorisant un change-
ment potentiel peuvent être traduites en langage
verbal. À travers l’image, un tiers prend place dans la
relation, cette tiercéité étant débattue fréquemment
dans les travaux outre-Rhin.
Weber soutient que dans l’image produite en art-
thérapie, le manque et le désir inconscient se reflètent
et se répètent. D’après cet auteur, il s’agit d’encercler
la « trace vide », de sorte que le « symbolique en tant
que forme générale de l’articulation différentielle »
puisse être intégrable et assimilable dans le « processus
d’inscription » nécessaire à la guérison du sujet (Weber,
1978, p. 91). S’inspirant de cet auteur, Karl-Heinz
Menzen (2001), un des pionniers de l’art-thérapie en

22. Cf., à titre d’exemple, les sites de plusieurs instituts de forma-


tion art-thérapeutiques d’inspiration psychanalytiques :
http://www.ipk-hannover.de/ – http://www.apakt.de/kunstthera-
pie.html – http://www.apakt-muenchen.de/
23. Cf. http://www.z-a-k.net/ C'est nous qui traduisons.
24. Cf. la réflexion sur La fonction de l’image dans l’appareil
psychique que propose Céline Masson (2012).
Les thérapies de médiation d’inspiration lacanienne 83

Allemagne, a mobilisé plusieurs concepts lacaniens sur


lesquels il étaie sa pratique art-thérapeutique auprès
des personnes souffrant d’un cancer 25, en situation de
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traumatisme grave ou démentes. Professeur émerite en
art et thérapie à l’université de Fribourg, cet auteur
souligne la fonction communicative des productions
art-thérapeutiques, hors langage, tout en reconnaissant
une certaine paradoxalité à l’égard de l’approche laca-
nienne qui, elle, donne priorité au langage. Il rappelle
que, dans le stade du miroir, « L’enfant s’approprie une
synthèse qu’il n’est pas encore en mesure de réaliser
pour lui-même. […] Dans cette relation spéculaire, il
lui est donné l’unité du sujet. C’est ce “sujet transition-
nel” de la prime enfance qui attend ici 26 sa
(re)construction thérapeutique […]. Les formes
précoces de reflets psychiques ayant pu être privées par
de graves traumatismes de leur transitionnalité ludique
et de leur polysémie 27 », il s’agit, toujours d’après cet
auteur, de rendre disponibles de nouvelles images
vitales : « Les tentatives de reconstruction de l’identi-
fication originaire, imagée et projective, sont reliées au
“sujet transitionnel” de la prime enfance et tentent de
le dégager de ses aliénations traumatiques. Il s’agit de
“dégager le sens” [Lacan], Bd. 1, 76), de se souvenir de
la forme initiale de l’imagination infantile. »

25. Notons que depuis janvier 2006, l’art-thérapie est intégrée en


Allemagne en tant que soin d’accompagnement adjuvant dans la
liste des AWMF-Leitlinien Register Nr. 051/010, qui fixe les soins
remboursés du cancer.
26. Dans le cadre de la séance d’art-thérapie.
27. K.H. Menzen, Kunsttherapie in der Praxis, 2001, p. 236.
84 Les médiations thérapeutiques par l’art

Aussi Karin Dannecker, dans l’ouvrage collectif


Internationale Perspektiven der Kunsttherapie (Perspec-
tives internationales de l’art-thérapie 28, 2003), tente-
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t-elle de faire le point sur la situation actuelle de l’art-
thérapie en Allemagne, en Autriche, aux États-Unis,
en Grande-Bretagne, en France et en Italie. Sous sa
direction, dix-huit chercheurs, art-thérapeutes et
formateurs confirmés tracent des perspectives en art-
thérapie selon trois axes : définir une nouvelle identité
professionnelle ; des recherches interdisciplinaires ; des
tendances actuelles en art-thérapie, en soulignant notam-
ment l’interpénétration actuelle des référentiels théo-
riques tendant vers un certain éclectisme. Dans Psyche
und Ästhetik. Die Transformationen der Kunsttherapie
(Psyché et esthétique. Les transformations en art-thérapie,
2006), la même auteure, directrice par ailleurs du
master « Art-thérapie » à la Kunsthochschule Berlin-
Weissensee, s’emploie à montrer les implications spéci-
fiques qu’a le dispositif d’art-thérapie sur la dynamique
transféro-contre-transférentielle, laquelle est détermi-
née notamment par la fonction tierce qu’occupe l’ob-
jet créé. C’est dans Das Dritte in Kunst und Therapie
(Le tiers en art et thérapie, 2011) que Sinapius,
Niemann et leurs collaborateurs interrogent plus avant
la tiércéité, essentielle et fondatrice, qui caractérise le
dispositif d’art-thérapie.
Birgit Schneider, dans Narrative Kunsttherapie :
Identitätsarbeit durch Bild-Geschichten (Art-thérapie
narrative : travail identitaire à l’aide d’histoires en images,

28. À titre d’information, nous traduisons chaque fois le titre des


ouvrages, aucun n’étant disponible pour le moment en français.
Les thérapies de médiation d’inspiration lacanienne 85

2009) situe les apports de Lacan majoritairement du


côté de sa critique du Moi. En effet, elle écrit : « D’après
Kraus, Lacan détrône la théorie du narcissisme, qui
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oppose au faux self (au Moi pathologique) l’idéal d’un
Moi stable, sain, en affirmant : “toutes les images du self
sont fausses, parce que le self lui-même est une chimère
(illusion)”. Il n’y aurait donc pas de moi véritable, la
notion d’une relation authentique est un mythe […].
Le moi, d’après Lacan, est toujours un produit de l’ima-
ginaire, pratiquement un Idéal du Moi, qui se constitue
de reflets du contexte social 29. » C’est en ceci que Lacan
se démarque des tenants de l’Ego-Psychology, trop exclu-
sivement intéressés à la restauration des seules fonctions
adaptatives du patient. Il convient de noter que les art-
thérapeutes germanophones se sont essentiellement
approprié le concept lacanien du stade du miroir pour
mieux saisir les processus intersubjectifs que mobilise le
dispositif spécifique de l’art-thérapie. Ainsi, dans leur
ouvrage collectif Bildtheorie und Bildpraxis in der
Kunsttherapie (Théorie et pratique de l’image en art-théra-
pie), Sinapius, Wendlandt-Baumeister, Niemann et
Bolle (2010) se réfèrent explicitement dans leur théori-
sation de l’image à ce concept lacanien 30. C’est notam-
ment le stade du miroir qui trouverait son pendant dans
la dynamique créatrice, et potentiellement correctrice,
d’un atelier art-thérapeutique 31. Dans sa contribution
Spiegelstadium und Intersubjektivität : Zu Jacques Lacans
Theorie des Spiegelstadiums (Stade du miroir et inter-

29. C’est nous qui traduisons.


30. On peut regretter que des élaborations lacaniennes plus
récentes et tout aussi essentielles, telles que le sinthome, n’aient pas
encore trouvé de réception plus active dans ce débat.
31. Cf. Uwe Herrmann, op. cit., p. 265.
86 Les médiations thérapeutiques par l’art

subjectivité : Sur la théorie de Jacques Lacan du stade du


miroir, 2010), Christian Kläui présente succinctement
le concept lacanien du stade du miroir et la lecture qu’il
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en fait. Son propre développement consiste en un
modèle intersubjectif, qui s’inscrit dans le contexte de
travaux actuels sur l’empathie et la reconnaissance inter-
subjective. Puis, l’auteur déduit des possibilités et limites
de la relation spéculaire des implications concrètes pour
la pratique psychanalytique actuelle. À titre d’exemple,
c’est dans Das Progressive Therapeutische Spiegelbild
(2010) qu’est présenté le dispositif art-thérapeutique que
Gaetano Benedetti, pionnier de l’art-thérapie en Italie,
a mis au point pour des patients schizophrènes ou souf-
frant de graves troubles narcissiques (borderline). Voici
son déroulé : le patient et son thérapeute font chacun
un dessin. Puis ils échangent les dessins, posent un
calque par-dessus et dessinent sur ce calque. Ils échan-
gent de nouveau leurs dessins, créeant chacun, tout au
long de la séance, une série de dessins basée sur celle de
l’autre, tout en en étant séparée par le calque. Thomas
Meng (2010) tente de préciser le triple apport de ce
dispositif ingénieux qui instaure :
« 1. une relation verticale – des images d’une série, son
historicité, un dessin par rapport à ceux qui le précè-
dent et le suivent ;
2. une relation horizontale : la simultanéité – le dessin
fait en même temps que celui appartenant à la série du
thérapeute ;
3. une relation dialogique – le dessin entrant en réso-
nance avec celui fait par un autre 32. »

32. T. Meng, op. cit., p. 19. C’est nous qui traduisons.


Les thérapies de médiation d’inspiration lacanienne 87

Ce dispositif, proche du squiggle winnicottien,


pose le thérapeute dans une altérité supportable et
supportante, le jeu des calques permettant d’ouvrir un
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dialogue non effractant avec des patients qui se sentent
facilement intrusés.

Les courants francophones


C’est le présent ouvrage qui fera apparaître les
apports de Jacques Lacan aux thérapies de médiation
en France. Force est de constater que ses concepts ont
essentiellement été mobilisés pour saisir plus avant la
dynamique créatrice dans la psychose (cf. « Les modé-
lisations du processus créateur », du présent chapitre).
Actuellement, ce sont les processus créatifs eux-mêmes
qui sont au centre des recherches 33. Ainsi sont étudiées
la genèse et les différentes étapes de l’élaboration de
l’œuvre d’art, de telles études nécessitant une approche
interdisciplinaire et l’intégration des apports et
méthodes des champs connexes. Ces travaux s’avèrent
les plus féconds pour interroger plus avant les proces-
sus psychiques dans un atelier de médiation et le statut
de l’œuvre produite. Auparavant vue comme une exten-
sion de la problématique inconsciente du sujet, l’œuvre
est abordée tour à tour comme le prolongement projec-
tif d’un fantasme (Gagnebin, 1994), la construction
d’une véritable topique externe (Guillaumin, 1998),
ou encore comme bouclier contre l’éclosion d’un délire

33. Rappelons que Muriel Gagnebin a travaillé de manière substan-


tielle sur ces notions : M. Gagnebin, L’irrépresentable ou les silences
de l’œuvre ?, Paris, Puf, 1984 ; Les ensevelis vivants : Des mécanismes
psychiques de la création, Seyssel, Champ Vallon, 1987 ; Pour une
esthétique psychanalytique. L’artiste, stratège de l’inconscient, Paris,
Puf, 1994.
88 Les médiations thérapeutiques par l’art

psychotique (Lacan, 2005). Soucieuse d’éviter les


« artifices d’une psychanalyse appliquée », Sylvie Le
Poulichet, quant à elle, aborde dans L’art du danger. De
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la détresse à la création (1996), les œuvres de Bram Van
Velde, Alberto Giacometti, Robert Walser et Fernando
Pessoa, en partant des théories de la création qu’ont
élaborées ces artistes eux-mêmes 34. Cette auteure prend
comme axe de travail le narcissisme et ses avatars. Elle
pose l’hypothèse que l’artiste tente de « se faire un
corps étranger 35 » à travers l’œuvre et d’apporter, par
le biais de sa création, une réponse à une expérience
traumatique. Cette dimension foncièrement narcis-
sique de l’œuvre sera amplement débattue dans les
thérapies de médiation.

CONCLUSION

Si nous tentons, en guise de conclusion, de résu-


mer les points essentiels des thérapies de médiation,
celles-ci se constituent essentiellement dans le fait de
proposer :
– une approche en plusieurs phases, basée sur la créa-
tion d’une relation de confiance et une attitude non
intrusive et empathique du clinicien qui, notamment
à travers des interventions suffisamment ouvertes,
respecte l’aménagement défensif et le rythme de son
patient ;

34. Cette attention portée au discours des artistes sur eux-mêmes


est corrélative de l’éthique de la psychanalyse et du statut spéci-
fique qu’elle confère au discours du sujet.
35. Je ne la suis pas sur ce point : l’œuvre aurait plutôt pour fonc-
tion de rendre moins étranger le corps de l’artiste en lui substituant
le corps de l’œuvre.
Les thérapies de médiation d’inspiration lacanienne 89

– un cadre sécurisant, compréhensif et bienveillant qui


offre la possibilité d’exprimer de manière recevable,
puisque relayée par le média, l’expérience subjective et
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souvent traumatisante du patient, ce partage ayant une
fonction réhumanisante importante ;
– une représentation de sa singularité. Celle-ci contri-
bue, à travers la symbolisation, à un réinvestissement
progressif et plus positif de sa condition.
Ces processus devraient faire l’objet de recherches
plus systématiques et comparatives en vue de leur vali-
dation à la fois conceptuelle, clinique et scientifique.
C’est Lynn Kapitann qui, dans An Introduction to
Research in Art-Therapy (Une introduction à la recherche
en art-thérapie, 2010), propose une mise en perspec-
tive prometteuse. Elle invite notamment à construire
des dispositifs liant méthodologie quantitative et quali-
tative afin de pouvoir rendre compte de la dynamique
propre au processus thérapeutique en thérapie de
médiation.

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Un verbal à la seconde puissance.
Une rencontre entre Lacan
et la thérapie des arts d’expression*
Mavis Himes

« M. X : Alors, si la fonction parlante isole l’homme,


qu’en est-il des manifestations préverbales comme la
peinture, la musique et tous les arts qui ne passent pas
par la “cure parlante” ? L’action de peindre est le résul-
tat d’une ouverture, mais dans une continuité qui serait
un peu comme quand vous avez des fils, ça fait comme
du caramel.
Lacan : Je pense que votre préverbal est entièrement
modelé par le verbal. Je dirais que c’est presque un
hyper-verbal. Ce que vous appelez des fils ou des fila-
ments, c’est quelque chose qui est profondément
motivé par le symbole.... J’essaye de dire que l’art est
au-delà du symbolique. L’art est une sorte de savoir-

Mavis Himes, psychanalyste et docteur en psychologie clinique, Toronto,


Canada.
* Traduction de Gerard de Angeli.
96 Les médiations thérapeutiques par l’art

faire et le symbolique est au cœur de la création. Je


crois qu’il y a plus de vérité dans le dire de l’art que
dans n’importe quelle dose de bla-bla-bla. Ça ne veut
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pas dire que c’est créé à la manière ancienne. Et ce n’est
pas du préverbal. C’est un verbal à la seconde puis-
sance 1. »
Ce curieux échange qui eut lieu au cours de l’un
de ses derniers séminaires reflète un réexamen, une
réflexion de Jacques Lacan sur certains des concepts
clés qu’il avait élaborés très tôt dans sa carrière. Je dirais
qu’il s’agit là d’un retravail poétique ou d’une réinter-
prétation créative de ce triumvirat de termes que sont
l’Imaginaire, le Symbolique et le Réel, et qui a servi de
pilier à sa compréhension de la vie psychique.
Comme beaucoup d’autres avant lui, Lacan a
repensé nombre de ses concepts vers la fin de sa vie,
avec le recul de ses années de travail. Et bien qu’il ait
toujours insisté sur les fondements scientifiques et
logiques de sa théorie et de sa pratique, c’est seulement
au cours de ses derniers séminaires qu’il a plus direc-
tement reconnu « le poétique » et « l’artistique »,
comme en témoigne l’échange ci-dessus. Alors que sa
théorie offrait de nombreux points d’intérêt pour les
analystes et les universitaires, il est donc important de
voir dans quelle mesure ses idées sont également
importantes pour ceux qui travaillent dans des secteurs
moins traditionnels de la thérapie.
Les lecteurs nord-américains continuent à être
intimidés par Lacan. La plupart des psys, se fondant
sur sa réputation d’auteur difficile et inaccessible, et se

1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIV (1976-1977), L’insu que sait


de l’une-bévue s’aile à mourre, inédit.
Un verbal à la seconde puissance 97

limitant à quelques documents épars de seconde


source, n’apprécient malheureusement pas à leur juste
valeur ses contributions à la psychanalyse, à la fois dans
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sa relecture de Freud et au travers de ses propres élabo-
rations. Soit ils ne le connaissent pas du tout, soit ils
connaissent de lui sa phrase célèbre : « L’inconscient
est structuré comme un langage. »
L’utilisation des arts d’expression en tant que
modalité thérapeutique dans la pratique clinique nord-
américaine a traditionnellement été considérée comme
une technique qui va au-delà des mots et du langage,
visant à l’expression d’émotions, de cognitions et de
croyances par l’utilisation de modalités alternatives
basées sur la créativité. Cette dichotomie entre le
langage et le verbal, d’une part, et les arts et le non-
verbal, d’autre part, a créé une division artificielle qui
limite le potentiel d’une lecture alternative des arts en
tant que forme d’intervention thérapeutique.
Il n’est pas surprenant que ces modalités soient
utiles et instructives en tant qu’acte de créativité car,
tout comme l’acte psychanalytique, elles impliquent
toujours quelque chose de nouveau. Cela exige un
« aller au-delà », un aller au-delà des mots, du quoti-
dien, du collectif, touchant à quelque chose de singu-
lier et d’unique. En tant qu’êtres parlants, nous
sommes pris et piégés par les limitations du langage en
tant que forme de communication et d’échange, et
c’est par le medium des mots que nous abordons notre
travail dans le processus psychanalytique de l’associa-
tion libre. Cependant, c’est dans le cadre de l’art et de
la production artistique que nous pouvons parfois
aborder plus aisément le non-symbolisable et le non-
pensable, que Lacan définit comme le registre du Réel.
98 Les médiations thérapeutiques par l’art

Étant donné certains parallèles entre l’acte psycha-


nalytique et l’acte créatif, je propose un début de
réflexion sur la relation entre ces deux domaines, une
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réflexion plus intégratrice qui permette une rencontre
thérapeutique différente. Il s’agira de se poser, par
exemple, les questions suivantes : la transcendance des
mots dans la danse et dans la musique offre-t-elle un
potentiel de travail analytique différent ? Les psycha-
nalystes lacaniens devraient-ils faire une place à l’ex-
pression artistique dans leur travail avec les analysés ?
Lacan peut-il contribuer à la communauté des théra-
peutes des arts d’expression ? Et les psychanalystes laca-
niens peuvent-ils apprendre des arts en les intégrant
dans leur propre travail ?
Je commencerai par un bref historique et une vue
d’ensemble de la thérapie des arts d’expression en
Amérique du Nord. Dans un deuxième temps, je
discuterai des principes de bases de la théorie analy-
tique qui touchent à la pratique clinique d’un point
de vue lacanien : langage et ordre symbolique, impos-
sibilité du Réel, vérité et connaissance dans le discours
analytique. Enfin, j’explorerai certaines des ouvertures
et quelques-uns des recoupements qui permettent un
échange entre les arts d’expression et la théorie laca-
nienne, soit l’introduction des arts dans la pratique
clinique.

La thérapie des arts d’expression 2, ou thérapie par


l’expression artistique, est une discipline hybride inté-

2. J’utilise de façon interchangeable l’expression de « thérapie des


arts d’expression » et celle de « thérapie par l’expression artistique »,
sauf indication contraire.
Un verbal à la seconde puissance 99

grant des éléments artistiques et psychologiques/


psychiatriques en un modèle de traitement thérapeu-
tique. C’est un champ multimodal de recherche et de
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pratique qui se revendique comme un « mode de trai-
tement méta-verbal 3 », le préfixe méta signifiant « au-
delà », dans ce cas donc, un mode de traitement qui
va au-delà des mots.
Historiquement, la thérapie des arts d’expression
en Amérique du Nord a suivi de près l’évolution des
approches et des modes de traitement thérapeutique
utilisés en psychiatrie et dans le domaine de la santé
mentale en général. Les pionniers de la thérapie par
l’expression artistique des années 1940 (Naumberg,
Kramer) étaient des praticiens formés à la théorie et à
la pratique psychanalytiques. Naumberg, considérée
comme la mère de la thérapie par l’expression artis-
tique, était elle-même une praticienne formée à la
psychanalyse, qui pensait que la valeur de la thérapie
par l’art était tout à fait similaire, et de façon saisis-
sante, à la doxa freudienne sur la transformation de
l’inconscient en conscient, permettant une prise de
conscience par le patient de ses propres conflits (« Là
où il y a du ça, il doit y avoir du moi »).
L’art était considéré comme un moyen potentiel
pour libérer les éléments réprimés (inconscients) grâce
à l’imagerie mentale et pour découvrir les fantasmes et
les pulsions inconscients. Les termes de sublimation,
catharsis et projection, transfert et contre-transfert,
régnaient en maître dans les écrits de cette première
période. La création artistique était perçue comme une

3. B. Moon, Introduction to Art Therapy : Faith in the Product,


Springfield, Charles C. Thomas, 1994.
100 Les médiations thérapeutiques par l’art

parole symbolique et sa production spontanée comme


l’équivalent des associations libres. Le rôle du symbole
était envisagé comme un moyen pour jeter un pont
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entre les mondes du réel et du fantasme, comme l’avait
indiqué Freud 4.
Conjointement à celle de Freud, l’autre grande
influence exercée sur le mouvement de la thérapie par
l’expression artistique est celle de Jung. On sait que
Jung, après sa rupture avec Freud, a commencé lui-
même à peindre et à utiliser la création artistique avec
ses patients. Pour les praticiens d’inspiration
junguienne, un patient entre dans une relation avec une
image qui lui parle d’une certaine vérité personnelle ;
les symboles produits par les images artistiques et les
rêves sont dans leur ensemble des expressions considé-
rées collectivement comme issues d’un même incons-
cient. Dans ce cadre, l’importance curative de l’objet
artistique est liée à l’acceptation de ces images et de ces
symboles en tant que projections de l’inconscient.
La période classique de la pensée psychanalytique
des années 1940 et 1950 a été progressivement rempla-
cée par les nouveaux courants de la pensée analytique,
comme les relations d’objet, l’Ego psychology et les
modèles relationnels. De la même façon, le mouve-
ment de la thérapie des arts d’expression a été de plus
en plus influencé par les travaux de Klein, Kohut et
d’autres. En particulier, les notions d’espace transition-
nel et de « jeu et réalité » introduites par Winnicott ont
encore davantage préparé le terrain pour une base

4. S. Freud (1900), The Interpretation of Dreams, The Standard


Edition of the Complete Works of Sigmund Freud, vol. IV, London,
The Hogarth Press, 1953.
Un verbal à la seconde puissance 101

théorique s’appuyant sur l’utilisation du jeu, de la créa-


tion artistique et de la créativité dans le traitement.
Cependant, ces tendances ont été remplacées ulté-
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rieurement par les approches humanistes en psychia-
trie, avec l’effervescence des années 1970 qui donna
naissance au courant de la « troisième force en psychia-
trie ». Cette période bourgeonnante de nouveaux
mouvements et développements a inauguré une
nouvelle décennie et une nouvelle génération d’opti-
misme et d’espoir. La nature et la condition humaines
évoluaient vers un esprit d’optimisme considérant que
toutes les personnes pourraient assumer la responsabi-
lité de leur propre destin par un processus d’évolution
et de développement.
Les thérapies de l’expression ont également trouvé
des fondements théoriques dans les travaux de May,
Rogers, Maslow et Moustakas, entre autres. La théra-
pie existentielle, la Gestalt-thérapie, et les autres
approches centrées sur le patient ont toutes été intro-
duites à cette époque, en réaction au déterminisme
perçu comme excessif de la psychanalyse et du beha-
viorisme. On assistait à un bourgeonnement du
monde thérapeutique basé sur des principes huma-
nistes, par lesquels le processus créateur lui-même était
considéré comme une force intégratrice puissante.
Grâce à l’autoexploration, la libération et le lâcher-prise
à l’intérieur d’un processus créateur, on pourrait dépas-
ser la perturbation émotionnelle et les comportements
inadaptés pour accéder aux « parties de libre esprit de
sa personnalité 5 ».

5. J. Robin (sous la direction de), Approaches to Art Therapy, 2e éd.,


London, Brunner-Routledge, 2001.
102 Les médiations thérapeutiques par l’art

Dans le contexte culturel plus large de cette ère


d’ouverture, le monde des arts connaissait également
des mouvements parallèles. Les années 1950 ont vu
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l’apogée de la beat generation pour l’innovation et l’ex-
périmentation, avec une rupture des frontières conven-
tionnelles entre les différentes disciplines artistiques
qui séparaient la danse, le théâtre et la musique. La
décennie des années 1960, qui devait connaître des
changements sociopolitiques importants avec le
mouvement des hippies et les révolutions politiques
sur les campus universitaires, allait fragiliser encore
davantage les frontières dans un grand nombre de
domaines. Les artistes recréaient des œuvres multimo-
dales, du théâtre multimédia et dépouillaient les
formes artistiques anciennes, par exemple en déplaçant
la création artistique dans les rues, les parcs, les musées
et les bâtiments à l’abandon.
Cette période de transition a ensuite été rempla-
cée par la « quatrième force » (spirituelle) ou par l’in-
troduction de la psychologie « transpersonnelle » dans
le champ psy, qui, en plus de la notion de spiritualité,
comprenait également plusieurs des principes holis-
tiques de la psychologie humaniste. L’utilisation de la
création artistique en tant que support à l’imaginaire
a été considérée comme pouvant conduire, d’une part
à une rencontre existentielle avec la vision, la foi et la
révélation, et d’autre part, à une confrontation avec
l’illusion, l’hallucination et le délire, qui rappelait
diverses pratiques thérapeutiques.
Dans le Zeitgeist actuel, il y a même une tendance
que j’appellerais la « cinquième force », se caractérisant
par un glissement relationnel dans le rôle du thérapeute,
passant de celui d’expert de la maladie du patient à celui
Un verbal à la seconde puissance 103

de consultant de son client. Plutôt que de percevoir le


thérapeute comme celui qui applique des principes et
fait des déclarations interprétatives, ce dénigrement du
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rôle de thérapeute a conduit à envisager ce dernier
comme cocréateur du processus de traitement.
Aujourd’hui, différents courants existent toujours
dans le spectre des thérapies des arts d’expression : un
courant plus classique et psychanalytique, un autre
plus alternatif, et un troisième courant plus postmo-
derne, dans lequel la recherche de modèles de rempla-
cement se poursuit toujours. Sur le plan des pratiques
réelles, certains thérapeutes travaillent avec une variété
de populations cliniques dans une variété de contextes
institutionnels (avec des détenus en milieu carcéral,
avec des enfants et des adultes autistes, avec des
victimes d’abus sexuels, avec des survivants de géno-
cides, des malades psychiatriques vivant en milieu rési-
dentiel, des réfugiés traumatisés et des seniors) ;
d’autres, étant à la fois thérapeutes et « clients », recher-
chent une expression créatrice pour leur Angst existen-
tielle, dans la quête d’un sens, d’un réconfort et d’une
vérité alternative.
Que pouvons-nous dire de ces diverses
pratiques ? Comment caractériser cette discipline si
diverse, avec autant de voix discordantes et d’ap-
proches différentes ? Un dénominateur commun, à
la fois dans les tendances psychanalytiques et non
psychanalytiques, est la critique d’une importance
perçue comme exagérée, qui serait donnée à la parole
et au langage, avec une dévaluation du recours exclu-
sif aux « mots ». Cette tendance se manifeste dans
toute la littérature, avec des commentaires typiques
comme les suivants :
104 Les médiations thérapeutiques par l’art

– « Le recours prioritaire aux mots dans la psycha-


nalyse sape l’importance de l’expression artistique.
L’œuvre d’art est dévalorisée en tant que telle, elle est
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réduite à un diagramme sur lequel le langage thérapeu-
tique est épinglé. Les mots imposent l’ordre.
L’organisation du signifiant peut être défensive, desti-
née à maintenir l’inconscient à distance […]. Les théra-
pies de l’expression artistique doivent tenter d’exercer
les arts dans des formes de communication non
verbales 6. »
– « Les arts offrent un milieu psychothérapeutique
qui ne dépend pas des mots. Lorsque nous examinons
les œuvres de nos patients/artistes, nous devons lutter
pour mettre au jour les sentiments, les pensées, l’effort
physique et l’âme de l’œuvre, et nous focaliser sur
ceux-ci. Nous devons toujours engager un travail artis-
tique comme s’il s’agissait d’une icône sacrée, le
symbole d’une histoire sainte... Cela se situe au-delà
des mots 7. »
– « Bien que nous ayons travaillé à partir de la
théorie psychanalytique pour trouver les racines de l’ac-
tion créatrice dans le monde, nous ne pouvons pas
compter sur la pratique psychanalytique pour créer une
base adéquate à la thérapie des arts d’expression. Cette
pratique utilise une parole métaphorique et la forma-
tion de la relation entre le patient et l’analyste au
moyen du mot, alors que la pratique de la thérapie des
arts d’expression est basée sur l’action, le “faire” plutôt

6. P. Whitaker, « The art therapy assemblage », dans H. Burt, Art


Therapy and Post-Modernism : Creative Healing though a Prism,
London, Jessica Kingsley Publishers, 2012, p. 361-362.
7. B. Moon, op. cit., p. 30.
Un verbal à la seconde puissance 105

que le “parler à propos de”. Le mot et le langage sont


des outils d’expression indispensables ; mais ils ne sont
perçus dans cette perspective que comme l’une, parmi
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d’autres, des formes d’expression, et pas nécessairement
la forme dominante 8. »
Chacun de ces thérapeutes souligne les limitations
du langage en tant que mode de la pratique, outil d’in-
terprétation ou composant de l’intervention thérapeu-
tique. Un des auteurs (Whitaker) affirme même que
c’est seulement dans les disciplines du travail social, de
la psychologie, de la psychiatrie et de la psychanalyse
que les mots sont primordiaux, comme s’il y avait
quelque chose de malveillant à propos « du verbal » ou
de toute interprétation qui introduit du « sens ». Cette
polarisation contre le langage provient sans doute
d’idées fausses sur le travail analytique, ou de modèles
et de pratiques analytiques qui ne sont plus en vogue
aujourd’hui.
Un deuxième point qui me frappe dans ma
lecture de la littérature est l’absence ou la confusion
quant aux fondements théoriques de la pratique en
matière de thérapie des arts d’expression.
Par exemple, un thérapeute écrit : « La thérapie
des arts d’expression est un “existant dans ce monde”
dans une relation thérapeutique qui conçoit l’art
comme une façon fondamentale de vivre le “moi à
venir” et la “rémission de la souffrance” […]. Par
conséquent, la recherche d’une conversation adéquate
devient une “recherche” de traditions philosophiques
plus proches de l’épistémologie phénoménologique,

8. E. Levine, « Tending the fire », Studies in Art, Therapy and


Creativity, Toronto, EGS Press, 1995, p. 71.
106 Les médiations thérapeutiques par l’art

de l’esthétique et de l’herméneutique ou de la musico-


logie, de l’histoire de l’art, de l’ethnologie des arts, des
études religieuses et de la psychologie anthropologique,
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que des sciences du comportement ou de la psycholo-
gie clinique 9. »
De telles tentatives pour placer le champ de la
thérapie des arts d’expression dans un cadre théorique
ont été limitées à quelques cliniciens seulement.
Majoritairement, on continue à avoir un besoin persis-
tant de justification et un étalage relatif à un cadre
fondamental de soutien des diverses revendications
thérapeutiques, émises par des cliniciens et des prati-
ciens de la discipline.
Cette absence de modèle a conduit certains à
poser la question de la nature et de la technique du
travail et à les repenser. Levine, dans sa recherche de
légitimité théorique, cite Heidegger en disant que
« l’art est un lieu dans lequel les êtres en viennent à se
montrer pour ce qu’ils sont… une “mise en œuvre” de
la vérité 10 ». Il poursuit son argument en affirmant que
la focalisation sur la vérité, en tant que processus empi-
rique exigeant un certain dévoilement, se prête à l’in-
troduction de la création d’images et autres rituels de
la création artistique, en tant que moyen de la décou-
verte. La découverte énigmatique de la vérité exige une
reddition complète au processus artistique, qui devient
la façon primordiale par laquelle la vérité personnelle

9. P. Knill, « Soul nourishment, or the intermodal language of


imagination », dans S. Levine, E. Levine, Foundations of Expressive
Arts Therapy : Theoretical and Clinical Perspectives, London, Jessica
Kingsley, 1998, p. 38.
10. M. Heidegger, « The origin of the work of art », dans S. Levine,
Poetry, Language, Thought, New York, Harper & Row, p. 77.
Un verbal à la seconde puissance 107

devient manifeste. Et grâce à cette vérité, le potentiel


de donner un sens et une direction à l’existence
humaine existe 11.
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L’approche de Levine est en cohérence avec l’école
française de pensée postmoderne, telle qu’elle a pu fran-
chir l’Atlantique, avec les écrits respectés de Barthes,
Derrida, Foucault et Lacan. Dans la théorie post-
moderne, un refus de catégorisation et de réduction-
nisme, un bouleversement de la pensée binaire et le refus
catégorique d’une vérité singulière peuvent être vus
comme une réaction à la frustration ressentie à l’égard
d’un ordre existant qui a favorisé les solutions simples
et une sorte de mise sous camisole de force des patients.
La recherche de l’authenticité et de la légitimité
au sein de la communauté thérapeutique a presque
forcé la thérapie des arts d’expression récente à cette
opposition binaire entre des approches non verbales et
des approches verbales, ou celles basées sur l’art, par
rapport à celles fondées sur des bases scientifiques. Une
telle dichotomie rappelle le duel classique entre le
rationalisme apollonien et la ferveur dionysiaque,
représentés traditionnellement par les forces de la
raison et de la passion, de l’ordre et du chaos, ou de la
science et de l’art.
Le modèle lacanien de la psychanalyse partage
avec le mouvement de la thérapie des arts d’expression
une certaine frustration à l’égard du statu quo des
pratiques analytiques. Médicalement, c’est une tech-
nique qui rejette également la position de l’analyste
comme une sorte d’expert. À la place, il définit le trans-
fert comme une attente et une projection de l’analysant

11. Ibid.
108 Les médiations thérapeutiques par l’art

sur la figure de l’analyste dans la position de sujet


supposé savoir. En d’autres termes, c’est l’analysant qui
croit en la connaissance ultime de l’analyste en tant
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que personne pouvant l’aider à déchiffrer les racines
de sa douleur. Et cette croyance transférentielle est
nécessaire pour « réveiller l’inconscient 12 ».
Ils ont également en commun une frustration et
un dédain à l’égard des méthodes cliniques qui empê-
chent la possibilité d’émergence de quelque chose de
nouveau ou d’inattendu. Lacan approuverait certaine-
ment l’affirmation suivante écrite par un thérapeute
des arts d’expression : « C’est [la thérapie des arts d’ex-
pression] une discipline dans laquelle nous maintenons
une attitude d’ouverture à l’égard des surprises en
attendant patiemment et humblement […]. Les arts
offrent également la multiplicité et l’opportunité d’ex-
plorer l’impensable, un espace situé au-delà de la mora-
lité, un terrain de jeu traditionnel de lumière et
d’ombre 13. »

La psychanalyse est une méthode unique se


caractérisant par une approche qui incite le sujet à
parler de sa propre vérité. Pour pouvoir apprécier la
signification de cette simple affirmation, il est impor-
tant de se référer tout d’abord au concept de « sujet
en psychanalyse » (le sujet de la psychanalyse, et dans
la psychanalyse), ensuite de bien comprendre la
nature de cette vérité à laquelle la psychanalyse de
Lacan fait référence.

12. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XII (1964-1965), Problèmes


cruciaux pour la psychanalyse, inédit.
13. P. Knill, op. cit., p. 45.
Un verbal à la seconde puissance 109

Dans la psychanalyse, le sujet n’est, par nature, ni


un être fixe et statique, ni un individu changeant
constamment en fonction d’une histoire personnelle
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faite d’événements aléatoires. Au-delà de la singularité
des différences individuelles, le sujet en psychanalyse
est l’effet d’une élaboration de facteurs inconscients
dont il ou elle, par définition, n’a pas connaissance. Le
sujet psychanalytique est un sujet du désir, comme l’a
expliqué Freud, un sujet dont l’inconscient se mani-
feste à travers toutes ses formations inconscientes. La
position paradoxale du sujet est qu’il est travaillé en
lui-même et traversé par des effets qui l’atteignent au
plus profond et au centre de son être psychique. Il est
« sous l’emprise » de ses propres désirs et de leur répres-
sion, de fantasmes et d’objets fantasmatiques, de
pulsions et du cycle perpétuel de leur satisfaction. En
d’autres termes, le sujet est soumis à son inconscient
qui se révèle subrepticement et passagèrement dans des
symptômes, des rêves et des actes manqués (oublis,
maladresses et lapsus) de la vie quotidienne. Cet
inconscient peut occasionner une sorte de paralysie des
pensées, des idées et des comportements, se manifes-
tant par des fixations et des troubles qui amènent
souvent la personne à consulter un analyste. Le carac-
tère inflexible de la motivation inconsciente et les
comportements répétitifs et rigides qu’elle engendre
sont une source de souffrance et de douleur pour le
patient.
En second lieu, le sujet analytique n’est pas un
enfant ou un adulte identifié par le « Je » des phrases
qu’il prononce chaque jour dans ses paroles, ce « Je »
d’un moi basé sur une illusion d’unité et d’intégration.
Il y a le sujet de l’expression, le sujet qui commence
110 Les médiations thérapeutiques par l’art

par le pronom « Je », et il y a le sujet de l’énonciation,


le sujet qui peut dire quelque chose de complètement
différent. C’est ce dernier, le sujet de l’énonciation, qui
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représente la production d’une certaine vérité subjec-
tive au-delà de notre conscience du réel. C’est ce même
sujet qui est à nouveau révélé par le texte de la parole
d’une personne.
Lorsque nous parlons du sujet analytique, nous
sommes donc forcés d’introduire le monde de la parole
et du langage. Le point d’entrée pour Lacan est la
reconnaissance de la détermination primordiale de la
personne par son propre discours 14. Nous habitons le
langage, mais nous sommes également « habités » par
le langage, ou pour le dire comme Lacan « pris dans
ses mécanismes 15 », et quand nous parlons de la consti-
tution du sujet à travers la parole et le langage, nous
sommes forcés de reconnaître l’écart, le manque struc-
tural qui forme la base du sujet humain.
Ceci explique pourquoi nous parlons et nous
parlons encore, tentant de perfectionner nos tentatives
de communication, et en nous persuadant que nos
mots seront toujours pris au pied de la lettre. Nous
oublions, ou nous ne voulons pas reconnaître, que
nous en disons plus que nous ne le pensons, et que
nous donnons de nous-mêmes dans les subtilités du
langage, entre les lignes, dans les nuances des commen-
taires à l’emporte-pièce, et dans les lapsus et les néolo-
gismes combinés. Comme le dit Lacan : « C’est au
niveau du matériel signifiant que se produisent les

14. J. Lacan, op. cit.


15. J. Lacan, « Fonction et champ de la parole », dans Écrits, Paris,
Le Seuil, 1966.
Un verbal à la seconde puissance 111

substitutions, les glissements, les tours de passe-passe,


les escamotages auxquels on a affaire quand on est sur
la voie, sur la trace de la détermination du symptôme
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et de son dénouement 16. »
Le sujet parlant est toujours au point de départ de
l’analyse. On lui demande de parler et il s’exécute. Il
parle pour exposer ses difficultés, ses réflexions sur ses
propres expériences, ses problèmes, et le symptôme qui
l’a conduit à l’analyse. Et pourtant, il est évident qu’il
éprouve une grande difficulté lorsqu’on lui demande
de parler aussi librement, tellement librement qu’il ne
réalise pas à quel point sa liberté est limitée par un
certain nombre de fixations et de satisfactions. Comme
le dit Lacan sur le ton de la plaisanterie : il n’y a rien
d’aléatoire ici dans la production aléatoire des signi-
fiants. Car il existe certains nœuds installés dans la
constitution du sujet, et manifestés par un nouage
dont « la forme, le serrage, ou le fil 17 » sont à la base
du symptôme.
Dans les conditions artificielles imposées par la
psychanalyse, une technique stratégique caractérisée
par des demandes, par le transfert et par des identifi-
cations avec l’analyste et avec les symboles de son passé,
il existe une opportunité ou une possibilité de dénouer
ces éléments chargés de « sens » qui ne peuvent être
dénoués par d’autres moyens. En d’autres termes, la
psychanalyse exige un dénouage de quelque chose qui
ne fasse pas appel à un dialogue basé sur la raison et la
logique. À ce stade, nous pouvons dire que la visée

16. J. Lacan, op. cit.


17. Ibid.
112 Les médiations thérapeutiques par l’art

thérapeutique, le but de la psychanalyse lacanienne est


un certain dénouage, et que le langage en tant que trai-
tement par la parole offre un véhicule pour permettre
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à ce dénouage de s’opérer.
Ce qui est important, ce n’est pas le parler, mais
la structure du langage dans laquelle la personne doit
« s’apparoler 18 ». L’analyste invite l’analysant à aban-
donner toutes les références et le sens, et simplement
à se donner lui-même à ses songeries, et à produire des
signifiants qui constituent des associations libres. Dans
le discours analytique, l’analyste occupe une position
qui crée le « moteur » du processus analytique. Sans
satisfaire aux demandes explicites et aux désirs impli-
cites de l’analysant et sans faire connaître ses propres
désirs, il met en mouvement un processus par lequel
l’analysant puisse confronter ses propres questions tout
en « dirigeant le traitement ». Cette position inconfor-
table, l’antithèse de « celui qui sait » ou de l’expert,
rappelle « l’esprit de non-savoir » d’un maître zen.
Mais par ailleurs, l’analyste a évidemment un
certain savoir-faire analytique, une connaissance de la
technique analytique et de ses mécanismes. Cette
connaissance analytique est associée à celle de la
production grouillante des signifiants du patient,
auxquels il est forcé de ne prêter aucune attention. De
cette façon, l’analyste dépasse le contenu manifeste du
récit, en déconstruisant la fixité de sa structure.
L’analyste sait également que la fonction de la connais-
sance est toujours motivée par une certaine jouissance,

18. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII (1969-1970), L’envers de la


psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991.
Un verbal à la seconde puissance 113

une jouissance qui exige sa constante répétition et qui


bloque la possibilité de toute vérité du côté du patient.
Par exemple, la satisfaction provenant d’une interpré-
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tation facile : vous êtes ceci à cause de cela sans change-
ment qui en résulte pour le patient (ou même la
réponse et alors ?). « L’interprétation, ceux qui l’utili-
sent en ont conscience, est souvent établie grâce à une
énigme. C’est une énigme qui est recueillie autant que
possible à partir des fils du discours de la personne
soumise à l’analyse, et que vous, l’interprète, ne pouvez
en aucune façon compléter par vous-même, et ne
pouvez considérer comme l’aveu sans mentir. C’est une
citation qui est parfois prise à partir du même texte,
d’autre part, sur une affirmation donnée, comme celle
pouvant passer pour un aveu, à condition que vous la
mettiez en relation avec tout le contexte 19. »
En d’autres termes, l’interprétation est une cita-
tion de l’analysant introduisant une énigme. D’une
part, en vertu des connexions du signifiant, l’objecti-
vité cartographiable des configurations subjectives
donne la possibilité d’interprétation ; d’autre part, pour
faire travailler le patient, les commentaires doivent être
limités à une équivocation, une évocation, un demi-
dire (un mi-dire), une question incomplète, une scan-
sion qui ponctue le récit du patient, en imposant une
pause, une hésitation, une interrogation de sa part. De
cette façon, il existe toujours une ouverture à une
nouvelle formation, une nouvelle lecture, et une
nouvelle émergence de la part du patient.

19. Ibid., p. 38.


114 Les médiations thérapeutiques par l’art

C’est la duplicité potentielle du sens de chaque


signifiant, le savoir-faire et l’intervention impénétrables
de l’analyste qui font de la lecture de la parole d’un
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patient un acte de poésie. Même dès le début, Freud
avait bien précisé les aspects métaphoriques du langage
avec ses ambiguïtés, ses doubles sens, ses équivalences
homophoniques. L’inconscient participe avec enthou-
siasme aux équivocations du son et du sens (par
exemple les plaisanteries 20), et c’est sur cette logique
de l’inconscient, par opposition à sa grammaire, que
l’analyste capitalise.
Vous pouvez vous demander pourquoi toute cette
focalisation sur le langage. Qu’en est-il de la personne
qui ne souhaite pas parler, qui ne peut pas s’exprimer
elle-même de façon suffisamment succincte, ou qui
reste facilement bloquée sur les mots ? Ou encore de
l’expression artistique qui recherche un exutoire au-
delà des mots ? Où est le potentiel créateur du sujet
humain ? Comment est-il possible de toucher quelque
chose qui se trouve au-delà de tous ces mots, de ce
nouage et de cet enchevêtrement ? Tout cela est-il
nécessaire pour travailler avec quelqu’un ? Votre Lacan
a-t-il quelque chose à dire à ce propos ?
Et c’est ici, cher lecteur patient, avant de répondre
à ces questions, que je vais introduire ce troisième
registre de la vie psychique selon Lacan, à savoir le
Réel. Comme le dit Lacan lui-même : « J’ai commencé
par l’Imaginaire, j’ai dû ensuite cogiter sur l’histoire
du Symbolique, avec cette référence linguistique pour

20. S. Freud, voir par exemple, Le mot d'esprit et ses rapports avec
l'inconscient et Psychopathologie de la vie quotidienne.
Un verbal à la seconde puissance 115

laquelle je n’ai rien trouvé qui m’aurait convenu, et j’ai


fini par faire sortir pour vous ce fameux Réel sous la
forme même d’un nœud 21. »
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Que pouvons-nous dire sur ce registre défiant
toute description et qui est utilisé de façon interchan-
geable par beaucoup pour se référer à l’inconscient, à
l’inconnu, au mystique ?
De façon constante dans tous les enseignements
de Lacan, la notion de Réel échappe à la symbolisa-
tion, un « indicible » qui fuit la chaîne de la significa-
tion, et dont l’impossibilité d’énonciation est pourtant
toujours au cœur de ce qui est dit. Le Réel représente
quelque chose qui est tout à fait impossible, mais néan-
moins fondamentalement réel, incroyablement into-
lérable mais invariablement constant, le plus invisible-
ment présent en son absence et pourtant voilé par le
langage.
Les expériences d’extrême terreur et d’horreur de
la mort, l’anxiété de l’étrange, la non-compatibilité de
la différence et du rapport sexuel, et la luminosité
joyeuse de notre humanité partagée…, tous ces événe-
ments touchent aux aspects réels de la vie. Le Réel est
le territoire et le cadre topographique des arts, de l’ex-
pression créatrice, du désir ardent de spiritualité, et des
désirs mystiques, ainsi que le contexte de l’émergence
de quelque chose de nouveau.
Une rencontre avec le Réel est une subversion de
la réalité, c’est une définition de la réalité d’une façon
alternative. Ce n’est pas la construction d’une réalité
alternative, mais la production, comme Lacan le

21. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXII (1974-1975), R.S.I., inédit.


116 Les médiations thérapeutiques par l’art

dénommera plus tardivement, d’un sinthome. Ce terme,


qui est un jeu de mots autour de « symptôme », est la
proposition de Lacan pour introduire dans l’analyse le
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potentiel de changement. Le sinthome est l’invention
d’un nouveau nouage (ou d’un nouvel écrit), une
production personnelle qui dépasse la compréhension
normale de la représentation dans la direction de ce qui
est voilé par la représentation et les mots, comme nous
le voyons dans la production artistique.
Si la psychanalyse n’est pas l’encouragement à une
nouvelle connaissance ou à une nouvelle compréhen-
sion pour remplacer une version plus ancienne, c’est
une tentative pour dénouer les enchevêtrements de
certains symptômes bien ancrés. Lacan, dans ses sémi-
naires ultérieurs, utilisera lui-même des nœuds topo-
logiques pour éviter les obstacles de la connaissance et
y échapper. « Le désir de savoir rencontre des obstacles.
Pour donner corps à l’obstacle, j’ai inventé le nœud »,
suggère-t-il 22. La connaissance dans le Réel/du Réel, le
siège de ce qui échappe à la symbolisation, n’est pas
stockée comme le seraient des données qui attendraient
d’être décodées au moyen de la signification, mais exige
plutôt une forme « d’invention », ou de création de
quelque chose de nouveau.
Le pouvoir du langage réside dans sa capacité
poétique et sa faculté inépuisable à produire de
nouvelles formes de sens. En cherchant à obtenir un
rendu précis des faits, nous oublions que la significa-
tion ne se fonde pas sur un texte précis de nos vies,
mais sur des fragments qui sont dénoués. Notre vie

22. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le sinthome,


Paris, Le Seuil, 2005.
Un verbal à la seconde puissance 117

psychique se dévoile au travers d’éléments involon-


taires, fortuits et non digérés qui émergent de notre
inconscient dans notre discours journalier.
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Le cœur de l’expérience analytique n’est pas la
connaissance, ni le sens, ni la création de sens, mais
une approche, une tentative pour obtenir ce qui lui
échappe et l’émergence de quelque chose de nouveau.
La psychanalyse n’est pas une science, dira Lacan à la
fin de ses enseignements. « C’est un délire scienti-
fique », une folie dans laquelle la vérité peut seulement
être aperçue, jamais entièrement connue. Alors que la
vérité est sans cesse à la dérive, il est toujours possible
d’établir une connaissance des signifiants grâce au
transfert mis en jeu par l’analyse. Heureusement, le
signifiant a la capacité d’être dépouillé de son sens
mortifiant et d’engendrer de nouvelles formes de signi-
fication. De cette façon, la psychanalyse accentue une
inventivité qui peut être générée dans le langage lui-
même et dans le renouage du Symbolique et du Réel
en tant qu’invention d’un sinthome.

Comment peut-on alors commencer à introduire


d’autres expressions des arts dans une telle approche
qui privilégie la parole et le discours, le mot et le texte,
par rapport à d’autres formes d’art ? Comment appli-
quer ces enseignements dans la thérapie des arts d’ex-
pression ? Est-il possible de se déplacer au-delà du
Symbolique tout en restant verbal « à la deuxième puis-
sance » ?
Si la raison et l’interprétation sont des obstacles
au traitement analytique, il est évident qu’un medium
non verbal offre un mode d’intervention alternatif.
Cependant, comme Lacan le laisse penser, cela ne
118 Les médiations thérapeutiques par l’art

signifie pas que l’expression artistique soit sans relation


au verbal. Il nous rappelle que « la fonction du langage
dans la parole n’est pas d’informer mais d’évoquer 23 ».
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Anne Carson, la célèbre poétesse et essayiste cana-
dienne, reprend cette idée quand elle écrit : « L’activité
poétique est une méthode pour échapper à l’informa-
tion. Vous sautez depuis un bâtiment lorsque vous
pensez poétiquement. Vous n’accumulez pas des
données et ne vous déplacez pas d’un point à un autre ;
vous avez seulement à savoir ce que vous savez à ce
moment précis 24. » De la même façon, Marguerite
Duras, la célèbre auteure française, écrit : « Il y a une
folie de l’écriture qui est en soi-même, une insanité de
l’écriture, mais qui, en tant que telle, ne fait pas de
vous un fou. Au contraire. L’écriture est l’inconnu.
Avant d’écrire, on ne sait rien de ce qu’on est sur le
point d’écrire. Et dans une totale lucidité 25. »
Toutes les formes d’expression artistique, par
définition, sont évocatrices et métaphoriques. Elles
s’écartent du littéral et du concret. La pensée ration-
nelle est liée au linéaire, au limité et au limitant ; elle
est le collage d’un signe sur un sens. Par contraste, la
pensée artistique est sans amarres, voyageant libre-
ment, et vagabondant en tous sens. Le langage des
rêves est une forme intermédiaire de fonctionnement
psychique ; c’est un langage non lié par la logique et
les conventions habituelles du discours verbal, mais

23. J. Lacan, « La fonction et le champ… », dans Écrits : A


Selection (traduction B. Fink), New York, Norton, 1953, p. 84.
24. Un entretien avec Anne Carson, Brick, 89, Toronto, 2012.
25. M. Duras (1993), Writing (traduction M. Polizzotte),
Cambridge, Lumen Editions, 1998, p. 32-33.
Un verbal à la seconde puissance 119

pas complètement sans limites en raison de sa relation


au sujet rêvant.
Dans l’analyse des rêves, c’est dans la narration (le
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dire) du rêve que l’analysant module son discours,
offrant ainsi une possibilité d’explorer les éléments
signifiants qui dépassent une lecture du contenu mani-
feste. Pendant que l’analysant parle de son rêve, il est
forcé d’introduire dans son discours de nouveaux
éléments signifiants, traduisant le visuel en une repré-
sentation verbale.
La danse, la musique et les arts visuels sont sans
amarres ; comme les rêves, tous contiennent potentiel-
lement la structure d’un rébus, un rendu ou une repré-
sentation énigmatique d’un mot ou d’une phrase, qui
contient en lui une forme particulière d’écrit à déco-
der. Ils sont les instruments du discours, les conditions
nécessaires pour une lecture analytique.
Imaginons que nous assistons à un spectacle d’art
contemporain et postmoderne, une mise en scène de
Robert Lepage, un opéra de Philip Glass ou une choré-
graphie de Pina Bausch ; voire à un concert plus
abstrait avec absolument aucune présentation, ni note
sur le programme pour nous guider. Nous sommes
touchés, nous sommes émus par ce spectacle, et nous
commençons alors le processus d’analyse. Qu’est-ce que
cela signifiait ? Qu’est-ce que l’artiste veut faire passer ?
Oh ! Tellement frustrant. Le désir d’interpréter, de
donner sens, d’analyser ce que nous avons entendu ou
vu. Puis nous nous détendons. Ok, j’ai bien aimé les
mouvements, les sons, l’interprétation. Oh ! Tellement
stupéfiant. L’appréciation du spectacle visuel et le génie
du talent artistique. Et nous recommençons.
Maintenant, que puis-je dire à ce sujet ? Comment puis-
120 Les médiations thérapeutiques par l’art

je exprimer par des mots les images, les sensations, les


perceptions ? Et voici le langage produit pour parler de
la production, les mots et les phrases réels qui sont
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évoqués par l’œuvre d’art dans une sorte d’analyse de
Rorschach.
Si nous donnons à quelqu’un l’opportunité de s’ex-
primer à propos d’un spectacle, comme dans l’analyse
des rêves, nous pouvons alors prévoir que nous enten-
drons quelque chose à propos de cette personne. Dans
son discours, et à son insu, il commencera à révéler
certaines choses sur lui-même. Il dira davantage qu’il
ne le réalise, en raison de la distinction entre l’exprimé
(le dit) et l’énonciation (le dire), la formulation (l’énon-
ciation) et la déclaration (l’énoncé). En échappant à une
lecture littérale, l’art encourage, ou peut-être même
exige que la personne parle sans retenue, révélant ainsi
quelque chose d’elle-même dans son élaboration
verbale. L’interprétation est toujours recueillie à partir
du discours de l’analysé. Mais elle exige un analyste ou
quelqu’un qui sache écouter et entendre ce qui est dit
pour que cette analyse se produise.
Envisageons à présent un niveau d’engagement
encore plus subjectif lorsque nous demandons à une
personne de produire une œuvre d’art en utilisant un
medium qui lui est familier. Laissez-vous aller ; allez-y
et créez quelque chose avec ces matériaux. Ici nous avons
une production spontanée qui émerge clairement de
la personne elle-même. Mais ce qui est important, c’est
que ce n’est pas nécessairement l’œuvre créée en elle-
même qui exige une analyse, mais plutôt ce que la
personne offre dans son discours à propos de son
œuvre. Les questions posées par un thérapeute peuvent
facilement conduire une personne à une position théo-
Un verbal à la seconde puissance 121

rique préconçue de l’analyste, mais comme Lacan nous


le rappelle : l’analyste ne dirige jamais le patient, il peut
seulement diriger le traitement. La question ouverte,
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l’équivocation, l’interrogation, le détail inattendu, la
sédimentation inconsciente. La connaissance doit
toujours demeurer une demi-énonciation (un mi-dire).
Une patiente rêve du Roi Lear. Il est facile de
tomber dans une analyse shakespearienne à propos de
la dynamique de la relation père-fille. Seule ma
patiente est hantée par ses yeux, le regard libidineux
des autres qu’elle imagine la poursuit à chaque mouve-
ment. Les signifiants flottent, isolés de leurs références,
séparés d’un processus qui donne du sens.
Un autre patient rêve d’une femme nue : elle
portait un godemiché et j’ai vu en même temps son vagin.
Un rêve extrêmement sexuel, pensez-vous. Peut-être
fantasme-t-il sur le fait d’être une femme, un homme,
un bisexuel, un transsexuel. Il veut faire l’amour avec
une femme avec un pénis ou un homme dans un corps
de femme. Les associations de l’analyste fusent sans
retenue ! Dans ses associations au fragment du rêve,
mon patient explique : c’était un faux pénis, mais le
vagin était poilu, c’était un vagin normal. Qu’est-ce qui
est faux et qu’est-ce qui est normal ? De quoi parle-t-
il ici ? Je lui pose la question. Mon patient revient au
thème des dernières séances : son désir de devenir
analyste et ce que cela signifie pour lui de devenir
analyste. Je ne veux pas être un imposteur, je veux être
quelqu’un de réel. Plus tard peut-être arriverons-nous
aux fantasmes sexuels et aux autres associations qui ont
émergé ultérieurement. Ma mère a pris la place de mon
père, pelletant le charbon dans le sous-sol. Et je pense
qu’elle a apprécié ! Ma mère est certainement celle qui
122 Les médiations thérapeutiques par l’art

porte la culotte dans la famille. Il y a beaucoup de maté-


riaux, mais ce sont les mots du patient lui-même, ses
propres mots, qui ouvrent sur le travail d’analyse, pas
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la découverte herméneutique recherchée dans le
symbolisme du rêve.
La puissance de l’art comme outil curatif et forme
de sublimation est bien connue des professionnels de
la santé mentale. Il n’est pas rare que les patients tien-
nent un journal, gribouillent ou dessinent, car ils se
débattent avec l’impact psychologique d’expériences
traumatiques réelles (la tragédie du 11 Septembre aux
États-Unis, un tsunami, un traumatisme de guerre,
etc.). Dans un centre anticancéreux où je consulte,
différentes activités sont proposées aux patients pour
les aider à faire face à la maladie et leur apporter un
soutien, par exemple la pratique de la batterie, la théra-
pie par l’expression artistique, l’écriture d’un journal,
la visualisation et la méditation. La possibilité d’incor-
porer ou d’intégrer le Réel traumatique et de « le repré-
senter dans une traduction » au niveau du Symbolique
crée une opportunité par laquelle il peut être débar-
rassé de son pouvoir de strangulation et d’immobili-
sation de la personne. Lorsque le Réel échappe à la
représentation par le Symbolique, les moyens non
verbaux permettent un accès à cette réalité. Si le Réel
traumatique prend l’ascendant, il peut alors être attrapé
au lasso par le Symbolique.
Les symptômes résistent au changement ; ils se
développent en spirales autour d’un cycle de répétition
sans fin. Ils nous sont bien utiles car ils conservent la
connaissance ancestrale nouée avec une certaine jouis-
sance. L’identification avec nos symptômes, avec nos
modèles de fonctionnement rigidifié devient codifiée,
Un verbal à la seconde puissance 123

mais surtout ils commencent à nous animer malgré


leur interférence. Ils servent de combustible à notre
désir de rester verrouillé dans une connaissance
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calmante, malgré nos plaintes ou nos désirs affirmés
du contraire. La soif de sens nous maintient bien sensi-
bilisés aux réponses et aux interprétations. Cette
recherche de connaissance a également un rapport
dialectal avec la jouissance. La jouissance motive la
fonction de connaissance et la connaissance conduit
toujours à une certaine jouis-sens, ou à « un jeu de mots
sur le sens ».
Non seulement les divers médias non verbaux des
arts d’expression (le visuel, le mouvement, le son)
donnent des opportunités de dénouage ou de démê-
lage du sens à partir du signifiant, mais ils fournissent
également un accès au registre du Réel et à la possibi-
lité, pour quelque chose qui échappe à la symbolisa-
tion, d’être exprimé.
C’est à travers la production d’une œuvre artis-
tique que nous pouvons créer un forum potentiel pour
générer quelque chose de nouveau qui puisse se
dénouer, tout en résistant à un retour vers l’ancien. Il
est possible que des traces de l’ancien (symptôme) puis-
sent être « transformées en une création qui fera son
sens pour la première fois et que, plutôt que d’être
interprétées par le Symbolique, elles transformeront le
Symbolique par ce qui n’avait jamais été, jusqu’à
présent, connu de l’Autre ou connu du Je 26 ».

26. B.L. Ettinger, « Weaving a trans-subjective tress or the matri-


xial sinthome », dans L. Thurston, ReInventing the Symptom, New
York, The Other Press, 2002, p. 107.
124 Les médiations thérapeutiques par l’art

En d’autres termes, les vestiges de la jouissance


précieuse par ses traces, par lesquelles elle maintient son
pouvoir dans le symptôme, peuvent être exprimés dans
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et par l’œuvre d’art elle-même. Ce qui est significatif,
c’est l’acte de production, le faire présent sans signifi-
cation, l’advenir de sens pour quelque chose qui était
impossible à signifier. La création d’un certain sinthome,
un savoir y faire peut introduire un nouveau nouage
dans la structure. La « compréhension » de ce qui est
produit peut être moins significative que le simple acte
de produire. Un acte n’a nul besoin de pensée, il doit
d’abord être commis, et la production d’un nouveau
signifiant implique toujours un acte. Le nouveau signi-
fiant est une façon particulièrement unique de faire face
à un dilemme ou à un conflit. Ce qui est significatif, ce
n’est pas le résultat de la création, mais le fait que la
création est hautement singulière et particulière.
Pendant plusieurs années, j’ai travaillé avec une
femme entre 60 et 65 ans, qui avait perdu sa mère lors-
qu’elle avait 4 ans. À la suite d’un épisode neurologique
mineur et avant notre premier contact, elle avait
consulté un thérapeute pour une thérapie individuelle
et, sur la recommandation de ce thérapeute, elle avait
également participé à une thérapie de groupe pour des
« patients traumatisés » souffrant de PTSD (trouble de
stress post-traumatique). En raison de contraintes insti-
tutionnelles sur le nombre de sessions autorisées pour
chaque patient, elle m’avait contactée sur recomman-
dation de son médecin de famille.
Au cours de nos entretiens, ma patiente continuait
à parler longuement de son enfance, se désolant de la
perte de sa mère et du manque d’une vie de famille
idéalisée qu’elle imaginait (l’Imaginaire), et qui aurait
Un verbal à la seconde puissance 125

pu être la sienne si sa mère était restée en vie. Après la


mort de sa mère, elle devait connaître un événement
qu’elle qualifiait elle-même de « malheureux coup du
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sort », à savoir le remariage de son père avec la jeune
fille au pair qui s’occupait de la famille, et qu’elle décri-
vait comme une « méchante belle-mère ». Dès les
premières semaines après le remariage de son père, elle
prétend qu’une chape de plomb s’était abattue sur la
famille, au sein de laquelle plus aucune référence à sa
mère n’était prononcée ; elle et sa sœur aînée avaient
été forcées de vivre ainsi et leurs existences s’étaient
alors poursuivies. Ma patiente avait vécu ensuite la vie
d’une famille traditionnelle, mariée, avec deux enfants
qui poursuivaient leurs études à l’université.
Cependant, elle se plaignait de ne pas se sentir à la
hauteur de sa tâche en tant que mère, n’ayant pas eu
de « modèle à suivre pour ce rôle » dans son enfance.
Dans la plupart des entretiens, les références portaient
sur la mère, sur la mort, sur ses insuffisances et sur sa
douleur pendant l’enfance. De façon récurrente, l’in-
sistance était mise sur mon besoin de « bien apprécier »
et de « bien comprendre » l’ampleur de sa douleur. J’ai
commencé à sentir combien la douleur avait revêtu
l’insistance d’un symptôme de douleur qu’elle conti-
nuait à ressentir dans sa vie quotidienne.
Ma patiente avait un vif intérêt pour l’histoire de
l’art et avait suivi des cours pendant un an à la suite de
notre travail. L’histoire des « peintres maudits » l’avait
fascinée et conduite à lire les biographies d’artistes dont
elle admirait les œuvres, en particulier les expression-
nistes abstraits. Un jour, elle m’informa qu’elle songeait
à s’inscrire à un cours de peinture. Elle me dit qu’elle
avait toujours su qu’elle avait un goût pour les arts.
126 Les médiations thérapeutiques par l’art

Dans l’intervalle de quelques mois, ma patiente


s’était mise à peindre des œuvres abstraites, mais elle
n’avait pas de goût pour la peinture figurative. Son
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professeur l’avait complimentée pour son travail, et un
peu plus tard, elle commençait à faire des expositions
publiques de ses travaux. Sa dépression s’était estom-
pée, et c’est lors de notre dernier entretien seulement
qu’elle se souvint avoir entendu un jour sa sœur dire
que sa propre mère était douée pour la peinture.
Le sinthome est un mode singulier d’inscription,
l’unique écrit de sa propre histoire dans un mode de
production singulier. Pour cette femme, l’apparition
de son intérêt pour l’art avait créé un chemin par
lequel elle avait pu démêler le nœud bien enkysté de
sa dépression.
En conclusion, j’ajouterais à titre de rappel que la
force ou l’impact de toute intervention ne peut être
connu qu’après coup, c’est-à-dire postérieurement à
celle-ci. C’est seulement par son effet sur un sujet qu’il
est possible de voir si un glissement s’est produit dans
sa propre position subjective par rapport à un symp-
tôme ou une plainte. Le dénouage et le renouage d’un
symptôme sont une « affaire d’opportunité » qui
échappe à nos interprétations planifiées ou préparées
et dépasse notre connaissance consciente. Si l’analyste
ne peut pas être surpris, il ne peut y avoir alors aucune
analyse qui vaille la peine d’être conduite. Les théra-
pies des arts d’expression, bien que non verbales ou
même apparemment préverbales, offrent une oppor-
tunité unique d’être surpris « avec sidération ».
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Éléments pour une théorie lacanienne
de la médiation thérapeutique
Mario Eduardo Costa Pereira
et Marcia Maroni Daher Pereira

« Tu, só tu, madeira fria [de meu velho violão]


Sentiràs toda agonia
Do silêncio do cantor. »
Toi, seulement toi, bois frais [de ma vieille guitare]
Sentiras toute l’agonie
Du silence du chanteur.
« O silêncio do cantor » [Le silence du chanteur],
chanson de Silvio Caldas.

Un constat s’impose d’emblée : l’emploi des tech-


niques de médiation est de plus en plus répandu dans
les pratiques psychothérapeutiques contemporaines,

Marcia Maroni Daher Pereira, psychanalyste, São Paulo, Brésil.


Mario Eduardo Costa Pereira, professeur de psychopathologie, univer-
sité de Campinas, Brésil, psychanalyste.
128 Les médiations thérapeutiques par l’art

surtout dans les contextes institutionnels. À l’intérieur


de ce champ forcément très vaste, l’art-thérapie, la
musicothérapie, le psychodrame, les techniques dites
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« du corps », la danse, le modelage, la vidéo, le dessin,
l’écriture…, composent un tableau hétérogène d’ap-
proches se démarquant de façons variables des tech-
niques plus traditionnelles centrées exclusivement sur
la parole.
En effet, la psychopathologie et la clinique
démontrent l’occurrence spontanée de multiples
supports non verbaux, en contraste avec le sens plus
strict d’une talking cure, pour certaines manifestations
psychiques importantes du patient. Le dessin, la pein-
ture, le modelage et l’écriture, parmi d’autres, chez les
psychotiques et le jeu des enfants en constituent des
exemples majeurs. Toute la question est, donc, de
savoir dans quelles circonstances et de quelles manières
peut-on se servir des expressions d’un sujet en proie à
la psychopathologie en tant que médiations thérapeu-
tiques.
Cependant, malgré le caractère fortement intui-
tif du potentiel d’emploi clinique de ces productions
et malgré le foisonnement des techniques se réclamant
de la « médiation thérapeutique », force est aussi de
constater que les fondements conceptuels de ces
pratiques semblent demeurer encore bien fragiles.
Déjà dans les années 1990, dans son ouvrage
devenu une référence incontournable sur les art-théra-
pies, Jean Florence exprimait sa « profonde perplexité »
face à ce qu’il appelait « le développement sans mesure
et le déferlement sans vergogne de toutes sortes de théra-
pies, aussi variées qu’hétéroclites […] et des psychothé-
rapies instituées au sein de la zone d’influence de la
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 129

psychiatrie » (Florence, 1997, p. 9). L’auteur critiquait


alors « le simplisme et le manque de rigueur de nombre
de ces démarches ».
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Plus récemment, René Roussillon souligne le fait
que les théorisations de l’utilisation de médiations dans
le travail clinique, « notamment auprès de patients souf-
frant de problématiques narcissiques-identitaires […]
restent souvent au mieux à un niveau de réflexion “régio-
nale”, sans dégager une théorie d’ensemble » (Brun,
2011, p. 24).
Pour faire face à cette évidente défaillance théo-
rique, Anne Brun défend l’idée « d’une possible et
nécessaire modélisation dans le champ de la psycho-
thérapie psychanalytique de ces pratiques à média-
tion », fondée sur l’élaboration de ce qu’elle appelle
« une métapsychologie de la médiation destinée au soin
psychique » (ibid., p. 8).
Pour ce qui concerne les théorisations inspirées
plus directement de la pensée de Lacan, celles-ci sont
tout aussi rares et souvent éloignées des pratiques
concrètement réalisées dans ce domaine clinique.
De cette façon, le présent texte se donne pour
perspective générale le problème du manque d’une
élaboration lacanienne plus systématisée de l’emploi
de médiations dans les différents contextes de « traite-
ment psychique » psychanalytique.
Plus spécifiquement, nous chercherons à dégager
certains éléments, à notre avis fondamentaux, pour
étayer une théorie et une pratique d’orientation laca-
nienne de la médiation thérapeutique. Nous n’avons
pas la prétention de fournir ici un cadre métapsycho-
logique complet, capable de fonder de manière défini-
tive la médiation thérapeutique dans la pensée de
130 Les médiations thérapeutiques par l’art

Lacan. Plus modestement, nous nous bornerons à


situer le problème clinique posé par l’idée même de
« médiation » à partir de certains points de repère
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cruciaux pour la délimitation lacanienne de la situa-
tion et de l’acte psychanalytiques. Notre question
pourrait donc se formuler de la façon suivante : quels
éléments théorico-cliniques de l’enseignement de
Lacan seraient indispensables pour bien fonder la
spécificité d’une approche lacanienne de la « média-
tion thérapeutique » ?

LACAN ET LA QUESTION DES PRODUCTIONS


NON VERBALES DANS LA CLINIQUE

La participation centrale de productions non


verbales en psychopathologie et dans la clinique s’im-
pose comme une évidence, intéressant Lacan depuis les
débuts de son parcours psychiatrique et psychanalytique.
On constate, par exemple, que le thème des rela-
tions entre la psychose et ses expressions par des
supports autres que la parole interpelle Lacan déjà dans
un texte aussi précoce que celui consacré à la schizogra-
phie, en 1931. Le jeune psychiatre propose alors que
l’écriture de la patiente qu’il y présente jouerait un rôle
de suppléance à un déficit de la pensée, propre au
psychotique : « C’est quand la pensée est courte et
pauvre que le phénomène automatique la supplée. Il
est senti comme extérieur parce que suppléant à un
déficit de la pensée » (Lacan, 1931, p. 382). Ces défi-
cits s’exprimeraient cliniquement en termes de troubles
du langage, repérables sur le plan de l’écriture. Lacan
les énumère : « troubles verbaux ou formels du mot
parlé ou écrit ; troubles nominaux ou du sens des mots
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 131

employés, c’est-à-dire de la nomenclature ; troubles


grammaticaux ou de la construction syntaxique ;
troubles sémantiques ou de l’organisation générale du
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sens de la phrase » (ibid., p. 375). Dans cette perspec-
tive, l’écriture des sujets psychotiques exprimerait direc-
tement les déficits de la pensée et dans le même temps
chercherait à les suppléer. Cependant, la schizographie,
telle que décrite par Lacan dans cet article, est frappée
d’une rigidité fondamentale : « Tout ce qui, de cette
origine, se prend ainsi dans le texte, se reconnaît à un
trait qui en signe le caractère pathologique : la stéréo-
typie » (ibid., p. 382).
Cohérent avec la pensée psychiatrique de son
temps, Lacan concevait la psychose, aux débuts des
années 1930, sous une optique plutôt déficitaire. De
cette manière, même si le support de l’écriture
comportait déjà, à ses yeux, une capacité de suppléance
aux phénomènes psychopathologiques élémentaires,
compte tenu de son caractère stéréotypé, on n’envisage
pas pour l’instant un potentiel de récupération théra-
peutique de la médiation, du moins par l’écriture, de
façon à enrichir la clinique avec le psychotique. La
question reste ouverte : comme passer de la stéréoty-
pie de la production textuelle à un « savoir y faire »,
subjectivement profitable, les phénomènes élémen-
taires de la psychose ?
Dans sa thèse sur la psychose paranoïaque, les
positions de Lacan seront beaucoup plus nuancées
pour ce qui concerne la conception déficitaire de la
psychose et, surtout, quant au statut à accorder à l’écri-
ture de ces sujets. Bien que les écrits d’Aimée aient joué
un rôle absolument central, l’étude qu’il menait alors
avait une visée plutôt psychopathologique. Lacan
132 Les médiations thérapeutiques par l’art

considère qu’il s’agissait d’un cas de paranoïa légitime


(Pereira, 2007), au sens de Claude, avec une particu-
larité qui l’a obligé à préciser son diagnostic : « l’évo-
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lution curable du délire dans notre cas » ( Lacan, 1932,
p. 201). Est-ce que cette caractéristique mettait en
question la nosographie proposée ? Pour y répondre,
Lacan évoquait rien de moins que l’autorité de
Kraepelin, qui a « abandonné le dogme de la chroni-
cité de la psychose paranoïaque », dont la rémission,
pour lui, découlait de « la solution du conflit généra-
teur » (ibid., p. 202), même si une disposition latente
persiste à la récidive délirante. Dans ce cas d’un délire
« à évolution curable », quel rôle auraient joué les écrits
de la patiente ?
Lacan n’en parle pas beaucoup dans sa thèse. Il
remarque plutôt l’effet apaisant du passage à l’acte
d’Aimée, sous la forme de l’agression homicide à
l’égard de la fameuse actrice de théâtre, centre de ses
délires érotomaniaques. Cependant, il n’est plus ques-
tion de « stéréotypie ». Lacan y souligne plutôt la puis-
sance créatrice du texte, ses qualités littéraires et sa
capacité de nous renseigner « sur l’état mental de la
malade à l’époque de leur composition » et « de saisir
sur le vif certains traits de sa personnalité, de son carac-
tère, des complexes affectifs qui l’habitent » (ibid.,
p. 177). L’écriture d’Aimée, loin de se résumer à un
symptôme de plus de sa psychose, constituait pour
cette femme un élément vivant et créateur de sa vie
mentale.
Nous voyons ainsi que la question psychopatho-
logique des éléments non verbaux observés dans la
psychose, aussi bien que leur puissance créatrice, se
sont présentées d’emblée dans le parcours théorique
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 133

de Lacan. L’interrogation plus spécifiquement clinique


sur leur rôle et de leur éventuel emploi dans la situa-
tion analytique se posera de façon plus directe un peu
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plus tard dans le parcours lacanien.

OUVRANT LES PORTES DE L’INCONSCIENT


DE DICK

Vingt ans après la publication de sa thèse, lors de


son premier séminaire public à Sainte-Anne, Lacan
examine longuement un cas très célèbre de l’histoire
de la psychanalyse avec les enfants, et pour lequel la
médiation thérapeutique a joué un rôle décisif. Il s’agit
de l’analyse de Dick menée par Melanie Klein en 1929.
Ce garçon, âgé de 4 ans à l’époque, est décrit par
son analyste comme présentant un niveau général de
développement situé entre 15 et 18 mois. Il n’a pas de
rapports affectifs avec son monde immédiat. Selon
l’observation de M. Klein, chez Dick « la capacité du
symbolisme » ne s’est pas développée de façon satisfai-
sante. En particulier, note Lacan, « il n’adresse aucun
appel » : « cet enfant n’a pas le désir de se faire
comprendre, il ne cherche pas à se communiquer »
(Lacan, 1953-1954, p. 95 et 98). Tout se passe comme
si les choses ne l’intéressaient pas véritablement. Il
campait dans un état d’apathie et d’indifférence envers
tous et tout.
Cependant, souligne Lacan, Dick disposait quand
même « de certains éléments de l’appareil symbolique »
(ibid., p. 96). Il était capable, par exemple, non seule-
ment de comprendre ce que disait Melanie Klein, mais
aussi d’assumer face à son analyste une attitude de
franche opposition et de négativisme. Lacan considère
134 Les médiations thérapeutiques par l’art

même que c’est d’une façon proprement négativiste


que Dick se sert du langage (ibid., p. 98). L’enfant était
capable de comprendre et de jouer avec les notions de
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contenant et de contenu, mais il ne pouvait pas les
investir avec des éléments imaginaires, tels que les
contenus fantasmatiques ordinairement installés par
les enfants à l’intérieur du corps de la mère. Melanie
Klein, dit Lacan, soulignait la pauvreté du monde
imaginaire de Dick. Il semblait incapable de réaliser
une transposition imaginaire entre les objets du
monde, de façon à les investir effectivement d’intérêt
et d’affect.
Lacan exprime l’impasse dans laquelle se trouve
Dick de façon parfaitement synthétique : « Cet enfant
est, jusqu’à un certain niveau, maître du langage, mais
il ne parle pas […]. La parole ne lui est pas venue. Le
langage ne s’est pas accolé à son système imaginaire »
(ibid., p. 99). C’est précisément sur cette inflexion que
portera l’intervention décisive de Melanie Klein,
faisant fonctionner le système de médiation de manière
effective dans le traitement.
Melanie Klein, souligne Lacan, « doit donc renon-
cer à toute technique. Elle a le minimum de matériel.
Elle n’a même pas de jeux – cet enfant ne joue pas.
Quand il prend un peu le petit train, il ne joue pas, il
fait ça […] comme s’il était un invisible » (ibid.).
Malgré sa profonde indifférence en relation à tout
ce qui l’entourait, Dick gardait une ébauche d’imagi-
narisation du monde extérieur. Notamment, il était
capable de s’identifier au petit train, par rapport au
grand train, lequel renvoyait à la figure son père. C’était
le seul point possible pour une intervention. La psycha-
nalyste, observe Lacan, ne procède à aucune interpré-
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 135

tation. Elle lui dit directement : « Dick petit train,


grand train Papa train. » « Là-dessus, l’enfant se met à
jouer avec son petit train, et il dit le mot station, c’est-
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à-dire gare. Moment crucial, où s’ébauche l’accolement
du langage à l’imaginaire du sujet. Melanie Klein lui
renvoie ceci – La gare, c’est Maman. Dick entrer dans
Maman. À partir de là, tout se déclenche » (ibid.,
p. 100).
Par cet acte analytique, lequel a pu relancer la vie
inconsciente de l’enfant, Melanie Klein « greffe bruta-
lement » sur l’inertie de Dick « les premières symboli-
sations de la situation œdipienne ». Cette « greffe » de
symbolique permet qu’un jeu avec les jouets puisse se
mettre en route et, avec lui, démarre une articulation
entre imaginaire et réel. L’efficacité de la médiation par
les jouets tient à l’intervention symbolisante de l’ana-
lyste et, corrélativement, à l’ouverture de l’enfant pour
l’accueillir.
Mais il ne s’agit pas ici de n’importe quelle propo-
sition de symbolisation. Melanie Klein soutient auprès
de Dick la possibilité d’une symbolisation dans une
référence œdipienne, c’est-à-dire une voie d’organisa-
tion de l’érotisme et de la sexuation permettant l’accès
du sujet au lien social. Le psychisme de Dick se relance
par un accrochage forcé d’un S1 (signalant l’inscrip-
tion du sujet dans la chaîne signifiante par l’intermé-
diaire du Nom-du-Père) à un S2, le discours du lien
social, par l’intervention de l’Œdipe. La médiation est
ici le support d’accès à la castration symbolique, soute-
nue par le transfert et référée au social et à la loi.
La jouissance de l’enfant trouvait ainsi un bord et,
de ce fait, le désir, une possibilité de vectorisation. Dick,
par ce dispositif de médiation très simple soutenu par
136 Les médiations thérapeutiques par l’art

son analyste, découvre un moyen de structurer sa vie


pulsionnelle (Lacan parle ici de « développement »)
selon une aliénation symbolique validée socialement.
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LE NOM-DU-PÈRE ET LA MÉTAPHORE PATERNELLE
COMME RÉFÉRENCES FONDAMENTALES
À TOUT TRAITEMENT POSSIBLE DE LA PSYCHOSE

Dans la leçon du 25 avril 1956 de son séminaire


sur les psychoses, Lacan soutient explicitement que,
chez Schreber, il s’agit « d’une certaine incomplétude
de la réalisation de la fonction paternelle » (Lacan,
1956, p. 240).
La problématique du Nom-du-Père commence
ici à prendre tout son essor formel. La forclusion
portant fondamentalement sur le signifiant du Nom-
du-Père, la métaphore paternelle devient impossible
et, de ce fait, même s’il est habité par le langage, l’alié-
nation du sujet aux coordonnées du monde symboli-
quement organisé, en tant que réalité commune, se
trouve compromise. C’est en ce sens que plus tard,
Lacan dira que le psychotique est hors discours, mais
non hors langage.
Dans la perspective théorique ouverte à cette
période de l’enseignement lacanien, la médiation, du
moins celle par la production textuelle, pourrait
permettre à l’analyste de soutenir les efforts de son
patient psychotique pour mettre en place une « tenta-
tive d’autoguérison ». Celle-ci consisterait à réinstau-
rer un minimum de stabilisation imaginaire du monde
à partir du travail du délire, faisant office de métaphore
délirante venant à la place de celle, défaillante, fondée
sur le Nom-du-Père. Voici, en somme, la question
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 137

préliminaire à tout traitement possible de la psychose,


dont parle Lacan dans son article de 1959.
Lacan y explicite sa position à propos de la
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psychose : « Nulle part le symptôme, si on sait le lire,
n’est plus clairement articulé dans la structure elle-
même » (Lacan, 1959, p. 537). Il s’agit, selon lui, d’une
lecture structurale du symptôme articulée en référence
à l’Œdipe.
Dans « D’une question préliminaire à tout traite-
ment possible de la psychose », de 1959, Lacan montre
bien qu’aucune formation imaginaire n’est spécifique,
aucune n’est déterminante ni dans la structure, ni dans
la dynamique d’un processus psychotique (ibid.,
p. 546). Bien au contraire, l’élément central pour la
délimitation psychopathologique de la psychose est
d’ordre symbolique, celui avancé par Freud : la réfé-
rence à l’Œdipe comme organisateur central du
monde subjectif. C’est bien cette opération métapho-
risante qui rend possible au sujet l’accès au champ de
la réalité commune, partagé culturellement avec les
autres.
Avec son schéma R, Lacan présente la façon par
laquelle s’organise, pour le sujet fondé sur la métaphore
paternelle, ce qu’il appelle « le champ de la réalité »,
qui barre l’objet a en le recouvrant. Se posent désor-
mais pour le sujet les significations phalliques et le rôle
tiers du père symbolique, à l’égard du couple imagi-
naire a-a’. L’échec de cette fonction symbolisante
réduit la référence au père uniquement au niveau de
sa participation dans la reproduction sexuée. C’est
pour cela, comme le démontre Lacan dans son sémi-
naire sur les psychoses, qu’une fois sa folie déclenchée
cliniquement, Schreber s’intéresse à Dieu et à son corps
138 Les médiations thérapeutiques par l’art

propre par le biais de la fécondation divine donnant


origine à une nouvelle humanité à partir de sa tran-
sexuation en femme.
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Le trou laissé dans le champ du signifiant par la
forclusion du Nom-du-Père à la place de l’Autre est,
littéralement, « panique » (ibid., p. 558). Il s’impose,
alors, pour le sujet psychotique, confronté à la déstruc-
turation radicale du champ de la réalité, l’élaboration
d’une métaphore délirante capable de stabiliser son
installation au monde.
Pour Lacan, la forclusion du Nom-du-Père tient
fondamentalement à la catégorie de la privation : un
manque réel d’un objet symbolique. En effet, ce signi-
fiant n’a jamais été instauré au lieu de l’Autre et si le
sujet n’avait jamais présenté une psychose cliniquement
déclenchée auparavant, c’est parce qu’il avait réussi à
atteindre un certain équilibre au travers de béquilles
imaginaires lui permettant de se tenir en connexion
avec la réalité, et du fait qu’il n’a pas été frontalement
interpellé au niveau des fonctions symboliques exigées
au signifiant du Nom-du-Père à la place de l’Autre.
Les conséquences de ces positions théoriques pour
une orientation lacanienne de la médiation thérapeu-
tique dans la clinique de la psychose sont majeures. Un
traitement par la parole se montre ici souvent problé-
matique, une fois que les partenaires de la situation
thérapeutique ne s’inscrivent pas dans le champ du
langage selon les mêmes coordonnées référentielles, dans
les conditions ordinaires soutenues par le Nom-du-Père.
En même temps, le sujet psychotique, impliqué dans
l’effort d’élaboration d’une métaphore délirante capable
d’instaurer Un-Père au lieu laissé vide par la forclusion
du signifiant du Nom-du-Père, cherche l’autoguérison
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 139

par tous les moyens pouvant supporter cette opération


de stabilisation du monde imaginaire et, foncièrement,
pouvant donner de bornes à la jouissance.
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Fondés sur la pensée de Lacan entre 1953-1958,
nous devrions alors considérer que la médiation théra-
peutique aurait comme but central de supporter les
efforts du sujet pour la reconstruction de son monde
à partir d’une métaphore délirante réussie, permettant
un minimum d’ouverture au lien social ordinaire.
Dans cette perspective, la médiation devrait participer
concrètement à ce mouvement d’instauration d’Un-
Père, d’une nouvelle et singulière version du Père
symbolique, comme suppléance au signifiant du Nom-
du-Père défaillant.

GIDE OU L’IMPOSSIBILITÉ
DE LA PSYCHOBIOGRAPHIE

Le commentaire de Lacan sur La jeunesse d’André


Gide, la monumentale biographie de l’écrivain publiée
par Jean Delay en 1957, constitue une référence déci-
sive pour l’élaboration d’une pensée lacanienne sur la
médiation thérapeutique. Dans cet article, il sera expli-
citement question pour Lacan des rapports entre la
lettre et le désir.
Dans la première partie de son argument, Lacan
interroge la possibilité même d’une psychobiographie,
en tant que compréhension de l’œuvre littéraire par la
vie personnelle de l’écrivain. Son opposition à ce point
de vue est frontale. Il considère textuellement que « les
abrupts de l’âme sont irréductibles aux normes de la
compréhension » (Lacan, 1958, p. 746).
140 Les médiations thérapeutiques par l’art

Pour étayer ce point de vue, Lacan reprend l’ob-


jection de Proust (1954) à l’égard de la critique litté-
raire, telle que conçue par Sainte-Beuve. Pour celui-ci,
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l’œuvre d’un écrivain est nécessairement une expres-
sion de sa biographie. La vie de l’auteur deviendrait
ainsi la clé pour la compréhension de sa littérature.
Pour saisir l’essence de l’œuvre, il serait donc indispen-
sable de la mettre en rapport avec l’histoire de l’écri-
vain. Le produit littéraire, exprimé concrètement
comme texte, serait, toujours dans la conception de
Sainte-Beuve, une composition entre la biographie de
l’auteur et ses intentions poétiques.
S’autorisant de Proust, Lacan propose « contre
Sainte-Beuve » que les faits de la vie du poète fournis-
sent « le matériel de son message » (ibid., p. 741), la
vérité transmise demeurant irréductible au récit ou à
son contenu. Il est alors indispensable, comme le
soutient la psychanalyse (dans une procédure, selon
Lacan, implicitement assumée par Delay), que le
biographe procède au déchiffrage des signifiants, sans
égard pour aucune forme d’existence présupposée au
signifié. Dichtung (poésie) et Wahrheit (vérité), avance
Lacan en référence à Goethe et à Freud, sont ici telle-
ment proches qu’il faudrait garder toujours à l’esprit
que toute vérité a une structure de fiction (ibid.,
p. 742).
Lacan considère qu’avec la biographie rédigée par
Delay, « la psychologie trouve avec la discipline litté-
raire un affrontement unique ». Il salue, notamment,
le fait que, même disposant de matériaux assez vastes
et privilégiés – les « petits papiers », les notes person-
nelles, cahier de lectures tenu de 20 à 24 ans et les
lettres échangées avec sa mère jusqu’à la mort de celle-
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 141

ci – qui lui ont été confiés par Gide lui-même, le


biographe évite soigneusement la « pédanterie psycho-
logisante ». Soulignant une modulation dans l’écriture
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de Delay, laquelle ne permet jamais que la psychobio-
graphie ne devienne « une postface », mais bien plutôt
une nouvelle préface interrogeant auteur et œuvre dans
de nouvelles perspectives, Lacan fait l’éloge de la
démarche méthodologique utilisée dans La jeunesse de
Gide dans les termes suivants : « Le style, c’est l’objet »
(ibid., p. 740).
Examinons les conséquences à en tirer pour le
problème que nous traitons ici : Lacan nous avertit
contre toute tentation de voir dans les supports d’ex-
pression non verbaux, en tant que médiations théra-
peutiques, l’alibi pour la psychologisation de l’histoire
et des manifestations du patient. Au contraire, pour le
biographe comme pour le thérapeute, la question des
rapports entre l’œuvre et son créateur, il faudrait fonda-
mentalement « détacher l’absence même qui lui a
causé » (ibid., p. 745).
Les « petits papiers », tout autant que les confi-
dences personnelles révélées par Gide directement à
Delay, avaient dès le départ pour adresse le psychobio-
graphe, même si celui-là ne s’incarnait pas encore dans
un personnage concret. La subtilité de Delay a été
justement celle de soutenir ce lieu d’adresse sans s’y
identifier. C’est cette condition de support sans objec-
tivation d’un transfert sauvage qui a permis au
biographe de ne pas réduire la biographie à la psycho-
logie ou à l’imaginaire du biographié.
La suite de l’argument de Lacan comporte des
conséquences encore plus fondamentales. Il rappelle
l’effet dévastateur sur Gide de la destruction par son
142 Les médiations thérapeutiques par l’art

épouse, Madeleine, de l’ensemble de sa longue corres-


pondance avec elle. « Peut-être n’y eut-il jamais plus
belle correspondance » (ibid., p. 762), selon les mots
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de son auteur. Le gémissement d’André Gide, dit
Lacan, « où il brame l’arrachement de ce redoublement
de lui-même qu’étaient ses lettres » (ibid., p. 761),
expose la béance que l’acte de la femme a ouverte dans
son être.
La destruction des lettres, son bien le plus
précieux que l’écrivain a paradoxalement confié à
l’autre, lui a ouvert, par leur manque, les portes du
désir.
Ainsi voyons-nous que l’essentiel de ces lettres en
termes de leurs effets concrets sur le sujet ne tient pas
tant à leur contenu – perdu à jamais – qu’à leur capa-
cité, en négatif, de confronter l’auteur au manque et à
la castration. Les Schaudern de Gide – « un tremble-
ment du fond de l’être, une mer qui submerge tout »
(ibid., p. 751) – ne sont pas sans rapport avec le récit
de sa biographie, mais resteront à jamais irréductibles
à la compréhension. Néanmoins, c’est justement ce
refus éthique et technique de remplir la béance par
l’imaginaire du sens qui permet au biographe de mettre
en évidence la portée subjectivante de la perte.
En termes d’une réflexion sur le rôle de la produc-
tion dans la médiation thérapeutique, l’enseignement
de Lacan interroge donc, au-delà de la création, de
l’élaboration psychique et du sens, son potentiel d’in-
carner concrètement l’objet du manque et, par exten-
sion, cause du désir.
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 143

DE LA PRÉEXISTENCE D’UN REGARD


SUR LE VOYANT : LE SUJET EN TANT QUE TABLEAU
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Dans sa célèbre leçon du 11 mars 1964 intitulée
« Qu’est-ce qu’un tableau ? », dans son séminaire sur
Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse,
Lacan traitait du statut du regard en psychanalyse. Son
argument interrogeait justement l’importance de la
représentation pour une théorie de la cure analytique.
Il soutenait alors que bien au-delà de ce qu’il regarde,
c’est le propre sujet qui est constitué sous le regard de
l’Autre.
Prenant appui sur la Lettre sur les aveugles à l’usage
de ceux qui voient, de Diderot, Lacan rappelle que les
non-voyants sont tout à fait capables de développer
une conception géométrale de l’espace optique. C’est-
à-dire qu’ils conçoivent aisément que le champ de l’es-
pace, qu’ils connaissent comme réel, « peut être perçu
à distance, et comme simultanément ». Pour cela, il
leur suffit de comprendre la correspondance point par
point en ligne droite d’un champ spatial, d’apprendre
la notion temporelle de simultanéité. Il existe donc une
structuration optique de l’espace saisissable même pour
les aveugles.
Cependant, et c’est bien cela que Lacan cherche
à démontrer, le sujet ne se réduit pas à un point de vue,
au lieu d’insertion d’une certaine perspective. La réfé-
rence de Lacan au tableau Les ambassadeurs, d’Holbein,
lui sert comme prototype de la capture aliénante du
sujet, lorsque celui-ci est réduit à la condition de point
géométral, de sujet de la représentation sur une scène
du monde. Si l’observateur se laisse capturer par le
point de perspective dans lequel le tableau essaie de
144 Les médiations thérapeutiques par l’art

l’installer, il devient complètement incapable de voir


l’anamorphose de la tête de mort qui envahit la scène
vers le bas.
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Selon Lacan, le champ géométral s’organise à
partir du sujet de la représentation. Cependant, sous
le regard, le sujet se fait tableau. Cette proposition est
pleine de conséquences pour une théorisation du statut
des productions de la psychopathologie et dans les
médiations thérapeutiques. Elle implique que, d’une
certaine manière, l’observateur est déjà lui-même dans
la toile. Quelque chose fonctionne, à partir du tableau,
comme point lumineux attirant le sujet vers le cadre
proposé par la composition picturale. De façon para-
doxale, dans le tableau se manifeste toujours quelque
chose d’un regard adressé au sujet. Celui-ci, en tant
qu’il se perçoit sous le regard, se voit contraint à
donner à voir, et c’est bien en cela qu’il se fait tableau.
C’est ainsi que se produit l’effet pacifiant de la
peinture : le peintre, par le tableau, invite l’Autre à y
déposer son regard. Cette opération de dompte-regard
est fondamentale pour la stabilisation du monde
subjectif. Pour pouvoir exister, le sujet doit pouvoir
pacifier, en une certaine mesure, ce regard massif qui
le regarde de partout. Jean-Michel Vivès pose cette
urgence dans les termes suivants : « L’infans est plongé
dès son entrée dans le monde dans un espace panop-
tique. Pour pouvoir regarder et y prendre plaisir, le
sujet devra se débarrasser du regard de l’Autre,
“oublier” que le regard de l’Autre pèse sur lui » (Vivès,
2012, p. 37). Voilà donc un élément essentiel pour
bien situer le problème de la médiation dans une réfé-
rence lacanienne : les effets du tableau sur le sujet ne
se jouent jamais uniquement sur le champ de la repré-
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 145

sentation ; il entre en rapport au désir à travers l’écran


central, pacifiant du regard, soutenu par la toile.
Dans le champ de la vision, le sujet ne doit donc
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pas être pris dans un sens « subjectif ». Le tableau
implique la présence du regard de l’Autre, tout en apai-
sant la voracité de son interpellation massive.
Une pensée lacanienne sur la médiation thérapeu-
tique ne se fonderait donc pas uniquement sur le repré-
sentable, ni sur les efforts de représentation. Elle
interrogerait l’adresse de la production : sous quel
regard s’organise la scène de la production thérapeu-
tique ? À quelle adresse, finalement, est-elle consacrée ?
Dans quelle mesure la scène même de production
peut-elle structurer un regard et une adresse à l’Autre ?
Dans quelle mesure l’œuvre est-elle capable de domp-
ter le regard de l’Autre, de le situer à l’intérieur d’une
structure signifiante ? Dans des situations cliniques
telle celle de la psychose, où la difficulté à fixer un lieu
pour l’Autre joue un rôle psychopathologique majeur,
la mise en place des conditions d’une production struc-
turante des rapports du sujet à l’altérité peut alors
constituer une ressource thérapeutique de très grande
importance.

« CE N’EST PAS LA MÊME CHOSE DE DIRE JOYCE


LE SINTHOME OU BIEN JOYCE LE SYMBOLE »

L’accent mis par Lacan sur la dit-mension du réel


pour penser la clinique rend progressivement plus
complexe ce que nous appellerions ici « la scène de la
production thérapeutique », soit quand la médiation
implique la création d’un objet, d’un texte, d’une
forme artistique. Le corps et, corrélativement, la jouis-
146 Les médiations thérapeutiques par l’art

sance, deviennent des points d’ancrage à part entière


pour situer l’incidence subjective de l’œuvre.
Avec l’introduction de la notion de « lalangue »,
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en particulier, Lacan souligne un rapport du sujet à la
langue et à la parole qui va bien au-delà de la produc-
tion de significations ou de la soumission à l’altérité
de la loi symbolique. Le terme se réfère à une jouis-
sance propre à l’appropriation et à l’usage concret,
corporel, de la langue. Selon cette optique, la théorie
de la production dans un contexte thérapeutique ne
saurait se résoudre au seul registre symbolique, puis-
qu’il y a une valeur de face, réelle, de jouissance d’être
dans le jeu de lalangue. L’accent est mis dans le réel de
l’expérience corporelle, du corps en tant que siège de
la satisfaction pulsionnelle. Parler, jouer, créer, produire
constituent des jouissances de plein droit, irréductibles
au sens, à la loi ou à la signification, ou même à la subli-
mation. Dans cette perspective, la médiation thérapeu-
tique peut être pensée aussi comme moyen de
permettre et d’autoriser qu’un sujet ait accès à certaines
formes de jouissance. Et d’en prendre la responsabilité.
Toute cette vision va de pair, pour Lacan, avec une
dissémination de la référence au Nom-du-Père.
Progressivement, il en arrivera à le concevoir non plus
en tant que référence signifiante unique, fonctionnant
comme point d’ancrage nécessaire du sujet au monde
symbolique commun et, par extension, au lien social,
mais comme possibilités plurielles d’ordination du
champ de la réalité : il sera question désormais de
« noms-du-père ».
Différents agencements signifiants pourront dès
lors faire office de S1. Dans le séminaire R.S.I., Lacan
exprimera la dispersion des noms-du-père par ce mot :
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 147

« essaim » (en évoquant, par homophonie, le S1).


Comme de toute façon, il n’y a pas dans l’Autre un
signifiant fondamental qui garantirait une fois pour
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toutes l’accès du sujet à la complétude de la jouissance
pleine, il revient à chacun la tâche de trouver/créer ses
propres points d’ancrage au monde et aux autres.
Étrange paradoxe : pour habiter le lien social, il faut se
référer au semblant de fondement apporté par la Loi,
sans pour autant être dupe de cette supposée garantie
venant de la version du monde proposée par le Père
symbolique. L’inscription dans le lien social, par la voie
de l’affirmation (Bejahung) subjective de son adhésion
à la métaphore paternelle sous sa modalité œdipienne,
n’épargne pas au sujet l’errance de chercher ses propres
fondements. Sans garanties dans l’Autre.
À la fin de sa vie, la théorisation des manières
dont les dit-mensions du réel, du symbolique et de
l’imaginaire pouvaient tenir ensemble, et l’introduc-
tion de la notion de « sinthome » comme quatrième
rond du nœud borroméen à quatre, ont permis à
Lacan de poser de manière originale le statut de
l’œuvre pour penser la situation analytique et la direc-
tion du traitement. Il s’agissait bien de chercher de
nouvelles solutions aux questions que, jusque-là, Lacan
traitait par les différentes références au Nom-du-Père.
Il convient de rappeler ici que la première nomination
que Lacan avait donnée à son quatrième nœud était
justement celle de « nom-du-père ».
Lors de sa conférence donnée le 16 juin 1975 à la
Sorbonne, intitulée « Joyce le symptôme », Lacan affir-
mait qu’en proposant ce titre, il donnait à Joyce « rien
de moins que son nom propre » (Lacan, 1975, p. 162).
Il s’agissait pour lui de démontrer le caractère vivant
148 Les médiations thérapeutiques par l’art

et efficient de sa nouvelle façon de poser la probléma-


tique du Nom-du-Père. Dans cette démarche, Joyce
jouerait le rôle d’une sorte de paradigme. L’écrivain,
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« désabonné de l’inconscient », avait réussi – c’est la
thèse de Lacan – à ne pas sombrer dans la psychose à
cause de son écriture. À une particularité près : si celle-
ci avait pu stabiliser le nouage entre réel, symbolique
et imaginaire pour Joyce, ce n’est pas par une articula-
tion du sens sur le plan du récit. Il ne s’agit pas à
proprement parler d’une symbolisation, mais de
quelque chose qui parvient à s’inscrire à partir de l’ap-
pel provoqué sur le lecteur par l’évidence de la jouis-
sance de l’écrivain dans la production de son écrit :
« Le symptôme chez Joyce est un symptôme qui ne
vous concerne en rien, c’est le symptôme en tant qu’il
n’a aucune chance qu’il accroche quelque chose de
votre inconscient à vous » (ibid., p. 165).
Pour mieux expliciter son point de vue, Lacan
suggère la lecture des pages de Finnegans Wake, sans
chercher à les comprendre : « Si ça se lit […], c’est
parce qu’on sent présente la jouissance de celui qui
écrit ça » (ibid.). Autrement dit, Joyce aurait réussi à
s’approprier l’écriture selon un style qui la subvertit.
La littérature joycienne interpelle le lecteur par la jouis-
sance qu’elle comporte, et non pas par son sens ou par
un déchiffrage possible. Cependant, cette jouissance si
évidente n’éclôt pas ouvertement en psychose, car elle
finit par interpeller l’Autre de la réalité commune, pour
qui l’écriture de Joyce est devenue une énigme. Par ce
détour, elle peut s’inscrire comme symptôme aux yeux
du lien social : « Cette jouissance est la seule chose que
de son texte nous puissions attraper. Là est le symp-
tôme » (ibid., p. 167).
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 149

Joyce aurait voulu, rappelle Lacan, « être quelqu’un


dont le nom, très précisément le nom, survivrait à
jamais » (ibid., p. 166). Et c’est justement par l’étran-
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geté jouissante de son écriture que le grand écrivain
irlandais aurait réussi à se frayer une voie de reconnais-
sance dans le lien social. Son étrange littérature inter-
pellerait les universitaires, présageait Joyce, pour trois
cents ans. Et avec elle, le nom de son auteur sera
reconnu. Par son écriture, l’écrivain accède à sa singula-
rité et fait reconnaître son nom auprès de l’Autre. Par
cette voie, Joyce se constitue une certaine référence à
l’inconscient : « C’est en tant que l’inconscient se noue
au sinthome, qui est ce qu’il y a de singulier chez chaque
individu, qu’on peut dire que Joyce, comme il est écrit
quelque part, s’identifie à l’individual. Il est celui qui se
privilégie d’avoir été au point extrême pour incarner en
lui le symptôme, ce par quoi il échappe à toute mort
possible, de s’être réduit à une structure qui est celle
même de lom… » (ibid., p. 168).
Les conséquences de cette position théorique pour
une réflexion lacanienne sur les médiations thérapeu-
tique peuvent être lues plus explicitement dans le sémi-
naire de 1975-1976, démarrant quelques mois après
la conférence sur Joyce, consacrée au sinthome. Lacan
situe la visée de son enseignement dans les termes
suivants : « J’annonce ce que sera cette année mon
interrogation sur l’art. En quoi l’artifice peut-il viser
expressément ce qui se présente d’abord comme symp-
tôme ? En quoi l’art, l’artisan, peut-il déjouer, si l’on
peut dire, ce qui s’impose du symptôme ? À savoir, la
vérité ? » (Lacan, 1975-1976, p. 22).
Lacan explique alors que c’est de Joyce qu’il abor-
derait ce quatrième terme, en tant qu’il complète le
150 Les médiations thérapeutiques par l’art

nœud de l’imaginaire, du symbolique et du réel :


« Tout le problème est là – comment un art peut-il
viser de façon divinatoire à substantialiser le sinthome
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dans sa consistance, mais aussi bien dans son ex-
sistence et dans son trou ? » (ibid., p. 38).
Lorsque Lacan s’interroge sur la folie de
Joyce (ibid., p. 77), il reprend son ancienne distinction
entre le vrai et le réel : « Quelle est la relation du réel
au vrai ? Le vrai sur le réel, si je puis m’exprimer ainsi,
c’est que le réel […] n’a aucun sens » (ibid., p. 116).
Un paradoxe apparent est ainsi installé. La jouissance
n’est plus à comprendre forcément du côté de la folie.
C’est bien elle qui, dans certaines de ses modalités,
peut permettre la stabilisation du monde subjectif.
Dans la version de « Joyce le Symptôme » publiée en
1979, Lacan insiste sur le fait que « lom a un corps »
et que « avoir, c’est pouvoir faire quelque chose »
(Lacan, 1979, p. 566). Joyce en fait écriture. Ce qui
lui épargne de sombrer dans la folie.

LA MÉDIATION, LE RÉEL ET LA CONTRIBUTION


DU PSYCHOTIQUE AU LIEN SOCIAL

Nous voyons ici comment Lacan réalise le passage


d’un moment théorique plus classiquement structura-
liste, où la psychose est pensée à partir de la référence
au signifiant du Nom-du-Père, responsable de la légi-
timation de l’inscription du sujet dans la loi symbo-
lique, vers une dissémination du S1. Désormais,
l’articulation de la paire S1-S2 n’est plus conçue
comme la forme indispensable pour la stabilisation de
l’installation du sujet dans la réalité commune.
Dans un premier temps, la psychose était conçue
comme structure d’un sujet découlant de la forclusion
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 151

du signifiant du Nom-du-Père. Tant que celui-ci fonc-


tionne comme S1, comme agent et garant de la méta-
phore paternelle, le sujet peut s’inscrire dans une
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chaîne ordonnée, capable de produire des significations
phalliques, et dans un code symbolique partagé avec
les autres.
Avec l’accent mis sur le manque structurel d’un
signifiant dans l’Autre, la forclusion devient générali-
sée. Dans cette perspective, l’incomplétude du symbo-
lique est une condition universelle avec laquelle chacun
aurait à trouver un moyen de savoir y faire. Devant
l’absence d’une garantie symbolique transcendantale
des rapports du sujet au réel, en dernière instance, la
folie est le lot de l’homme normal. L’installation dans
une aliénation à la version du père organisée par la réfé-
rence à la loi œdipienne, en tant que fondatrice du lien
social, ne constitue que la forme stabilisée d’une folie
commune, permettant l’instauration d’un champ de
la réalité socialement validé. De toute manière, le
discours courant ne constitue pas un accès privilégié
au réel, dans lequel lom acquiert la conviction d’exis-
ter. Cette aliénation commune ne fournit qu’une
version de la réalité où il est possible de s’inscrire dans
le monde avec les autres, selon des coordonnées
symboliques communes plus au moins stables.
Néanmoins, cette folie commune n’est pas équi-
valente à la psychose. Celle-ci reste une fonction liée à
la forclusion du Nom-du-Père. C’est le statut de la
psychose qui change.
Désormais, la psychose n’est plus nécessairement
frappée du sceau du déficit et de l’exclusion. Du fait
même de son écart à l’égard de la version commune de
la loi symbolique, la psychose ouvre la possibilité de la
152 Les médiations thérapeutiques par l’art

création et du nouveau, ce qui lui permet d’apporter


un enrichissement au lien social. Pour cela, il faudrait
pouvoir atteindre une certaine perméabilité entre les
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mondes de la folie singulière du psychotique et celle
partagée à l’intérieur du discours social hégémonique.
Dans le commentaire de Lacan sur Dick, la
médiation pouvait être lue comme un moyen d’impri-
mer chez le sujet les signifiants fondamentaux de la loi
œdipienne, de façon à lui permettre d’investir le
monde et son corps propre selon une référence symbo-
lique commune. C’est une opération organisatrice,
mais aussi de normalisation, au sens d’un appauvris-
sement des possibilités existentielles de chacun.
Avec l’introduction du sinthome, il s’agirait de
permettre au sujet de faire de la singularité de sa jouis-
sance le symptôme auquel il peut s’identifier et par
lequel il gagne consistance, stabilisation, pouvant alors
se présenter comme nouveauté unique – irréductible
aux idéaux sociaux établis : « C’est en tant que l’in-
conscient se noue au sinthome, qui est ce qu’il y a de
singulier chez chaque individu, qu’on peut dire que
Joyce […] s’identifie à l’individual » (Lacan, 1975-
1976, p. 168).
Dans cette perspective, en tant que moyen, la
médiation thérapeutique devrait participer à une direc-
tion du traitement cherchant à permettre au sujet la
constitution de son sinthome et à se présenter à partir
de lui au lien social. En tant que produit, elle consti-
tuerait la possibilité pour le sujet d’apporter sa propre
contribution au discours, toujours incomplet et
toujours en lutte contre sa propre stagnation. Car, nous
a appris Freud, Éros, c’est la capacité perpétuelle du
renouveau.
Éléments pour une théorie lacanienne de la médiation thérapeutique 153

BIBLIOGRAPHIE
BENOIST, V. 2009. « La schizophrénie chez l’enfant en 1953 :
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VIVÈS, J.-M. 2012. La voix sur le divan, Paris, Aubier.
• Structure du symptôme et formes de
création artistique : quelles
articulations ?
• François Sauvagnat
• Dans Les médiations thérapeutiques par
l'art (2014), pages 155 à 177

L
’histoire – relativement brève – des rapports entre
psychanalyse et création artistique peut s’envisager sous au
moins trois registres (Sauvagnat, 2005). Sur un fond
relativement bien articulé de « pathographie » revendiqué
autant par l’école de la Salpêtrière (songeons à la célèbre
Iconographie), les psychiatres contemporains (songeons à la
façon dont Sérieux et Capgras discutent de la
symptomatologie de Strindberg), et le courant de la
dégénérescence (songeons à la façon dont C. Lombroso
discutait, assez finement du reste, des
« mattoïdes » [Sauvagnat, 1991]), Freud, sans y renoncer
entièrement – voir par exemple le cas de C. Haizmann –,
promeut un renversement célèbre, par lequel l’« artiste
précède le psychanalyste » : la « sensibilité » de l’artiste lui a
fait pressentir la description des mécanismes psychiques tels
que les exposera la psychanalyse. Il reprend de façon
également renversée la problématique presque deux fois
millénaire de la sublimation, en suggérant que les pulsions
impliquent nécessairement ce qu’il définit, assez
sommairement, comme « inhibition quant au but », en lui
donnant au moins trois valeurs différenciées (Sauvagnat,
2009). Enfin, suggérant presque constamment que le délire,
loin d’être une production déficitaire, est au contraire création,
alloplastie, et ceci tout particulièrement dans son texte sur le
président Schreber, il y ajoute, au début des années 1920, la
notion que le délire est aussi tentative de guérison.
2
Ce syntagme avait été repris et discuté presque
immédiatement par plusieurs auteurs : Max Müller, Prinzhorn,
et tout un courant est venu par la suite tenter de confirmer ce
dernier point de vue, autour de la notion de « Bildnerei der
Geisteskranken ».
3
On n’a plus guère aujourd’hui idée des diverses tentatives de
guérison des psychoses qui avaient déjà vu le jour en 1930, à
une époque où la psychanalyse existait déjà depuis un tiers de
siècle, et où aucun traitement médicamenteux spécifique
n’était encore apparu ; rappelons néanmoins que S. Freud
avait déjà produit ses derniers articles sur ce thème (et Max
Müller les critiquera). Depuis longtemps le Burghölzli, dirigé
par la famille Bleuler, avait accueilli des tentatives de
psychothérapie des psychoses, notamment par C.G. Jung (on
connaît le cas Otto Gross) ; à la suite de H. Nunberg, K.
Landauer avait publié un cas de guérison d’une catatonique, et
avait théorisé sa « technique passive » ; Bychowski, qui
résidait alors à Varsovie, avait déjà publié un ouvrage – dont il
ne reparlera plus guère par la suite – sur les guérisons
religieuses des psychoses (Metaphysik und Schizophrenie) ;
Schilder avait déjà produit d’importants travaux, développant
notamment l’idée que la déstructuration schizophrénique est
un processus par strates, irrégulier et réversible, constituant
souvent une continuité par rapport aux troubles
hypocondriaques ; H. Prinzhorn, Morgenthaler avaient déjà
publié leurs ouvrages sur les créations psychotiques.
4
Nous ne discuterons pas ce dernier courant dans le détail – il
faudrait évidemment y distinguer ce qui relève de l’intérêt
purement esthétique, inspiré du « Kunstwollen » d’Alois
Riegl, ce qui relève d’une volonté de reconsidérer le
fonctionnement psychique des personnes psychotiques et
s’éloignant le plus possible des butées décrites par Jaspers, ou
pire encore de celles décrites par Carl Schneider, et ce qui
relève de considérations plus précises sur la façon dont des
effets thérapeutiques peuvent être attendus de pratiques
artistiques. Nous nous contenterons de discuter ce dernier
aspect : dans quelle mesure la création artistique peut s’avérer
thérapeutique, et quels types d’indications on pourrait
suggérer aux artistes intervenant auprès de sujets
psychotiques.

L’héritage des « mécanismes de guérison


dans les psychoses »
5
Il n’est pas inutile de rappeler comment Max Müller, par
exemple, dans sa thèse, comprend la phrase freudienne. Il ne
lui donne pas seulement une valeur descriptive (le symptôme
psychotique étant opposé au symptôme névrotique par le
caractère primaire du premier, son apparition d’emblée) ; il
considère qu’elle ouvre la possibilité de mettre en œuvre une
véritable modification de la symptomatologie psychotique, et
ceci de cinq façons.
6
Il envisage d’abord les « modifications des relations avec
l’environnement » : relations de transfert, telles qu’elles
peuvent être mises en œuvre dans un cadre institutionnel ou
privé. Il s’agit, note-t-il, le plus souvent d’un transfert délirant,
pouvant avoir une note érotomaniaque, dont le maniement
reste problématique et souvent difficilement contrôlable.
7
Puis il envisage des mécanismes d’autoguérison, sous trois
aspects :
l’élaboration par rationalisation et systématisation (« il
s’agit fondamentalement, explique M. Müller (1930), de
mettre de l’ordre dans le chaos qui a fait irruption, de
relier les nouvelles expériences étrangères au stock
d’expériences antérieures et de reconstituer l’unité
morcelée de la psyché ») ;
l’élaboration des contenus pulsionnels (« le délire, après
s’être éloigné de la réalité extérieure et de ses conflits
insupportables pour le sujet, finit par élaborer un
compromis avec elle, par lequel elle se trouve
reconnue », sans que les exigences pusionnelles du sujet
soient en fait désavouées) ;
l’autolimitation (« la connaissance endopsychique d’une
perte des limites du moi, la différenciation lacunaire du
moi et du monde extérieur, et du trouble de leurs
relations donne lieu à des tentatives de guérison et ainsi à
une construction pathoplastique du tableau morbide »). Il
en envisage deux cas de figure : une relative pacification
du sujet, qui « végète dans un délire chronique », ou bien
une déconstruction progressive du monde délirant, soit
par une simple adaptation de surface, soit par isolation
des contenus délirants.

8
Enfin, cinquième option, il présente les mécanismes de
« refoulement », qu’il comprend essentiellement comme prise
de distance par rapport aux contenus délirants, « critique du
délire » au sens de Jaspers. Le sujet, sans renoncer
fondamentalement au délire, a adopté en quelque sorte une
« comptabilité en partie double ». Ce dernier mécanisme sera
particulièrement développé par la suite par Paul Federn, qui
introduira la notion de « re-refoulement ».
9
Avant de dire un mot sur la façon dont les travaux lacaniens
ont tenté de mieux spécifier ce qui peut avoir valeur
stabilisatrice dans les psychoses, il n’est pas inutile d’évoquer
comment les différents versants du symptôme s’articulent.
10
Le symptôme est considéré, dans la tradition lacanienne,
comme une partie inéliminable de la subjectivation – point de
vue qui s’oppose maximalement aux conceptions normatives
du behaviorisme, ou encore à l’idéologie de l’enchancement »
prônée par les conceptions dites « transhumanistes » qui
fleurissent tout particulièrement outre-Atlantique.

Cinq abords du symptôme


11
Nous distinguerons cinq types d’abord du symptôme qu’on
peut dégager des élaborations produites par J. Lacan :
12
1. Selon la série inhibition, symptôme, angoisse, défenses
caractérielles![1]

[1]
S. Freud, Inhibition, symptôme, angoisse ; J. Lacan,
Le…
, la construction du sujet est essentiellement comprise comme
élaboration de son angoisse ; partant de la « frayeur »
inspécifiable, une sorte de métaphore va s’opérer, élaborant
l’angoisse à partir d’une situation spécifique, dont l’écriture
psychique va constituer le symptôme ; à partir de là, deux
mécanismes complémentaires vont se mettre en place,
l’inhibition d’une part, comme mise à distance de l’angoisse,
et les défenses caractérielles, qui tendront à « minimiser »,
nier…, le contenu symptomatique. Dans la mesure où Freud
met sur le même plan de détresse l’envahissement pulsionnel
et l’absence de réponse de la part de l’Autre primordial, la
problématique de la sublimation a certes été caractérisée par
Freud comme « inhibition quant au but » pulsionnel, les
sublimations sont certes corrélées aux « avancées de la
civilisation », mais on peut penser que, fondamentalement, la
lecture proposée par J. Lacan dans son séminaire L’éthique est
au plus proche du message primordial de Freud : si la
sublimation est inévitable, c’est parce que l’être humain est
radicalement confronté à la « chose » inconnaissable (Das
Ding) au cœur de l’Autre, cela-même dont l’artiste ne peut
que témoigner (Sauvagnat, 2005).
13
2. Selon le principe d’après lequel le symptôme représente une
nomination secrète du sujet![2]

[2]
J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du désir »,
dans…
, principe qui, chez Freud, apparaît en quelque sorte
secondaire : cette nomination figure dans les titres d’au moins
deux des Cinq psychanalyses, sous un mode quasi
« totémique » ; dans le cas de l’Homme aux rats, le lien entre
ce « nom-symptôme » et la fonction paternelle est
néanmoins direct, et il se vérifie également dans les autres cas.
L’usage des travaux de Giovanni Morelli, dans son article sur
le Moïse de Saint-Pierre-aux-Liens, renvoie également de
façon très forte à cette connexion entre paternité et nomination
par le symptôme (Sauvagnat, 1991, 1993, 1994, 1995). Chez
Lacan, le lien entre symptôme, nomination et fonction
paternelle est constamment réaffirmé, spécialement à partir de
« Fonction et champ de la parole et du langage ». Dans ce
texte, le symptôme est envisagé comme transgénérationnel,
comme « protêt », refus d’un héritage trop lourd à porter, celui
de la « dette ». Il s’agit donc d’une face de la nomination qui
n’est pas celle de la « renommée », de la « noblesse » du nom,
mais au contraire de la transmission de l’échec, de la faute, de
l’impuissance (cas Dora), ou encore de la transmission d’un
héritage purement formel, des « armes », du « blason ». De ce
point de vue, le « nom-du-père », loin d’être un attribut
« acquis d’avance », apparaît comme un problème au cœur de
toute subjectivation.
14
3. Selon le principe posant que le symptôme représente un
« pari inconscient![3]

[3]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI (1968-1969), D’un
Autre à…
». Cette notion, qui n’a pas encore été dégagée de façon nette,
concerne les rapports du sujet à son objet du désir, en tant que
celui-ci représente un enjeu, avec un double aspect : d’une
part cet objet représente une possibilité de jouissance, mais
d’autre part, cette jouissance, comme dans le Pari de Pascal
auquel Lacan se réfère clairement dans son séminaire D’Un
Autre à l’autre, doit être mise en regard de l’amour de l’Autre,
de la grâce divine dont il ne peut s’empêcher de dépendre.
L’objet, de ce point de vue, est au cœur du symptôme en tant
qu’il essaie de nouer la jouissance du sujet et la réponse,
toujours sans garantie, de l’Autre. Partant, le symptôme se
donne inconsciemment comme une sorte de traite sur la
garantie de l’Autre, oscillant entre l’auto-punition (de la
jouissance masochiste de la déréliction à la tentative de créer
l’angoisse de l’Autre) et la pensée magique, en passant par la
recherche angoissée des signes d’amour. La fixation libidinale
au cœur du symptôme prend donc son sens par rapport à ce
double versant de l’objet, l’impliquant nécessairement dans
une sorte de pari. Cette problématique est centrale lorsqu’il
s’agit d’envisager, pour le sujet, une modification de ses choix
inconscients.
15
4. Selon le principe que le symptôme se présente comme une
nécessité absolue, il est ce qui « ne cesse pas de s’écrire![4]

[4]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX (1972-1973), Encore,
Paris,…
». Cet aspect de répétition implacable, déjà notable dans les
cas névrotiques – par exemple lorsque Freud remarque à
propos du petit Hans qu’à partir du moment où il a vu tomber
un cheval, le nouage de son symptôme se réalise,
« dorénavant, tous les chevaux tomberont » –, est
particulièrement frappant dans les cas psychotiques.
L’automatisme mental comme « machine » qui fonctionne de
façon incessante, les pensées imposées, les stéréotypies
s’imposent comme une machinerie qui « ne cesse pas de
s’écrire » ; ce qui est vrai de certaines hallucinations
psychotiques (spécialement celles dites « interrompues » au
moment où, comme dans le cas Schreber, le sujet se sent
sommé de répondre) est également vrai de vécus
hypocondriaques délirants, dans lesquels le sujet se sent tout
autant « désigné », enchaîné aux phénomènes qui
l’envahissent.
16
5. Selon le principe en vertu duquel le symptôme, sous sa
forme la plus radicale, « inguérissable », est confrontation
directe à l’impossible de l’Autre sexe![5]

[5]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII (1975-1976), Le
sinthome,…
. J. Lacan a particulièrement retravaillé l’affirmation de S.
Freud selon laquelle tout symptôme psychonévrotique aurait
un motif sexuel. Parmi les points essentiels qu’il a développés,
on peut évidemment noter l’insistance sur le nouage entre les
formes d’amour et les formes de jouissance, jusqu’à sa
formulation dans Encore : « la jouissance n’est pas signe de
l’amour », cette contradiction trouvant d’ailleurs ses premières
racines dans les textes de Freud sur la « Psychologie de la vie
amoureuse ». La thèse de l’inexistence du rapport sexuel – la
notion selon laquelle les formes d’attraction sexuelle
masculine, qu’il caractérise comme « perverses », et les
formes d’attraction sexuelle féminine, qu’il qualifie
d’« érotomanes », présentant des niveaux d’incompatibilité
particulièrement élevés – intervient alors pour donner un
nouveau statut au symptôme : comme ce qui, précisément, se
présente comme un effort pour répondre, pour résoudre, pour
solutionner l’inexistence du rapport sexuel. C’est ainsi que le
terme proposé pour caractériser le montage particulier par
lequel Joyce arrive à stabiliser les phénomènes de télépathie
délirante qui s’imposent à lui : un mélange subtil
d’allitérations phonématiques détruisant l’attribution des
paroles qui s’imposent à lui, de référence à
l’identité irlandaise, de références à la théorie de la beauté
selon saint Thomas d’Aquin (claritas), d’où le nom que
J. Lacan propose pour le symptôme de Joyce : sinthome.
Parallèlement, Joyce a une relation de proximité extrême
« comme le gant à la main » avec son épouse Nora – une
relation pratiquement impossible pour un sujet névrosé.
17
Si le symptôme s’inscrit selon ces cinq modalités (au moins),
qui nous sont apparues distinctes, chacune d’entre elles est
susceptible de donner un type de réponse distinct à la question
de savoir en quoi la création artistique est susceptible d’avoir
des effets thérapeutiques.

Du cadre névrotique de la réalité…


18
Dans la réécriture de son séminaire sur les psychoses
intitulée D’une question préliminaire à tout traitement de la
psychose, J. Lacan, cherchant à décrire les spécificités du
monde vécu par D.P. Schreber, met en évidence huit traits qui
selon nous correspondent à huit types différents de sentiments
de « néo-réalité ». C’est certainement le texte de J. Lacan dans
lequel il détaille le plus les vécus délirants, dont on peut se
demander s’il ne peut pas être utilisé plus largement que dans
le cas Schreber lui-même. Nous examinerons plus loin cette
possibilité.
19
Ces huit formes de vécus délirants doivent être contrastées par
rapport à la façon dont J. Lacan décrit les vécus de réalité chez
les névrosés. Pour lui, ceux-ci sont le résultat de l’interaction
de deux « triangles » originaires, l’un imaginaire (entre la
mère du « miroir », l’enfant et le phallus comme objet
primaire maternel), l’autre symbolique (entre la mère
« symbolique », celle de la parole, l’enfant en tant que situé
dans une « place symbolique », et le père). Le sentiment de
réalité est présenté comme résultant de la façon dont
interagissent ces deux triangles, ou plutôt de la façon dont le
symbolique envahit, mord sur l’espace imaginaire. Dès lors,
quatre types d’expériences sont donnés comme marquant
particulièrement la réalité du névrosé. Deux d’entre elles sont
assez facilement repérables : la façon dont il se qualifie au
regard du miroir et la façon dont il se qualifie par rapport à un
rival, notamment au regard de l’idéal du moi ; deux autres
plus secrètes : la façon dont il se qualifie comme « phallus
maternel » (au regard du désir maternel), et enfin la façon dont
le père incarne, par son désir, une place pour la mère
(métaphore paternelle, nomination, etc.). Ce quadrangle de la
réalité, s’il est bien évidemment susceptible d’être touché par
les expériences traumatiques, angoissantes, dépressives,
impose néanmoins certaines limites au sujet : il donne des
limites à son corps (les expériences « hallucinatoires » du
névrosé sont très limitées), lui fait envisager la temporalité
comme un continuum terminé par son propre décès (alors que
ceci est rarement le cas de sujets schizophrènes,
mélancoliques, etc), tend à simplifier sa sexuation (même si
elle est toujours marquée d’un « trait de perversion »,
spécialement évident dans les cas masculins), lui fait
envisager autrui comme un semblable (et non pas comme une
ombre, un monstre, etc), au moins dans certaines limites
imposées par des vécus de rivalité ou de guerre.

… à la multiplicité des réalités délirantes


psychotiques
20
Or ce cadre éclate dans les cas psychotiques. J. Lacan, avec
son schéma I, propose de considérer au moins huit types de
vécus de réalité psychotiques, en s’appuyant sur le cas
Schreber, dont l’avantage est certainement qu’il a été rédigé
par un magistrat rompu aux subtilités du témoignage.
Initialement haeckelien, c’est-à-dire scientiste, D.P. Schreber
en est venu à considérer ses vécus délirants comme une
expérience religieuse. Dieu s’impose à lui, d’une façon
« classique » même si elle est extrême, par des révélations qui
d’emblée bouleversent les coordonnées de son monde. Son
mémoire est marqué par deux exigences : montrer, certes,
qu’il est à nouveau capable d’exercer ses activités de
magistrat, mais pour cela, il sait bien qu’il doit faire la preuve
d’un esprit critique « raisonnable », capable de reconnaître
l’intensité des troubles tout en les insérant dans un cadre de
pensée partageable, justifiable dans un cadre juridique. Trois
domaines sont traités, comme le remarque J. Lacan : d’une
part, la divinité, le « créateur », d’autre part, lui-même comme
« créature », et enfin, le monde, comme dépendant de la
création divine.
21
Voici la reconstruction qui est proposée par J. Lacan des
différents vécus schrébériens :
22
1. Le vécu de « laissé tomber par le créateur » désigne à la
fois un vécu hallucinatoire (sentiment de désignation,
hallucinations interrompues, insultes hallucinatoires) et des
vécus corporels (menaces de laisser-tomber du corps), allant
semble-t-il jusqu’aux formes catatoniques. Il signe en quelque
sorte la forclusion, par laquelle l’instance paternelle apparaît
comme inopérante au regard de la puissance maternelle. Les
manifestations du dieu schrébérien en sont caractéristiques :
déchaînement du signifiant dans le réel, perte des limites du
corps, sentiment d’être incapable de contrôler les proférations
divines, auxquelles il doit à chaque instant fournir des
« preuves de vie » en répondant aux questionnements
hallucinatoires incessants.
23
2. Corrélativement, il éprouve le sentiment que les êtres
autour de lui ne sont pas des êtres vivants mais des pantins,
des mannequins, etc. Ces êtres sont caractérisés comme
« créatures de la parole », irréelles du fait même qu’elles ne
sont composées que de signifiants : ce sont par exemple des
oiseaux qui apparaissent après que Schreber s’est senti « laissé
tomber » par Dieu ; ce sont tout aussi bien les infirmiers des
institutions où il sera accueilli, qui pour lui, s’ils sont doués de
parole, sont néanmoins des ombres. On peut donc considérer
que dans ce cas, « l’intersubjectivité » (la supposition
qu’autrui soit un semblable) a disparu, même si la parole
subsiste. De même, l’espèce humaine a selon lui disparu, ou
du moins il en est persuadé au plus fort de son délire.
24
3. Schreber lui-même tente de se maintenir malgré ces vécus
langagiers intrusifs, soit en « répondant » aux voix
hallucinées, soit en tentant de s’en séparer, et finalement en
tentant de les bloquer par des activités de chants ou des
vocalisations stéréotypées. Cette « décision » de se maintenir
contre vents et marées est présentée comme une protestation
liée à l’idéal du moi du sujet.
25
4. Son corps est habité par une jouissance transsexualiste,
annoncée à l’orée de son épisode délirant (« il serait beau
d’être une femme subissant l’accouplement ») : on a donc un
réinvestissement du corps, tout à fait distinct du sentiment
d’« être devenu un cadavre », et même contradictoire. Alors
que du côté des manifestations 1, 2, 3, toute référence à « la
vie », c’est-à-dire au phallus, a disparu, on constate au
contraire une réémergence du « sentiment de la vie » à travers
ces sensations transsexualistes.
26
5. On note chez lui des pratiques de travestissement, et il
guette sur son corps des transformations corporelles qui
seraient l’indice – morphologique, pigmentaire, de teint, etc. –
de la féminisation.
27
6. Alors que le temps semble s’être arrêté avec le vécu de « fin
du monde » par lequel il a eu le sentiment que l’humanité
avait disparu, voilà qu’apparaît une nouvelle temporalité, celle
du « futur de la créature » : Schreber, au terme de la
transformation corporelle dont il pense faire l’objet, est
persuadé qu’il va connaître une série de grossesses
successives grâce auxquelles l’humanité future renaîtra.
Néanmoins, ce qui est remarquable au regard de ce qui est
souvent affirmé dans certains cas de transsexualisme, il
n’éprouve nulle hâte à compléter cette transformation. Elle
peut, estime-t-il, prendre plusieurs siècles ; ce qui suggère que
lui-même se sente doté d’une longévité particulièrement
exceptionnelle.
28
7. En dépit de ces transformations, Schreber se sent
particulièrement engagé à l’égard de son épouse ; cet amour,
contre vents et marées, se maintient, il n’est nullement ressenti
comme contradictoire avec l’idée d’être lui-même appelé à
être l’épouse de Dieu. Lacan le situe en outre dans la même
perspective de son idéal du moi que la protestation dans
laquelle Schreber se maintient à l’égard de la parole (voir
3, supra).
29
8. Enfin, parallèlement à l’amour constant pour son épouse,
Schreber, pour être restauré dans ses droits, rédige son
mémoire, dans lequel il témoigne de son expérience en la
présentant (notamment en ce qui concerne les phénomènes
transsexualistes) comme un phénomène religieux, et en même
temps pour dénoncer le complot ourdi par Dieu et Flechsig
contre lui. Ce mémoire est à la fois un écrit de justification
(pour recouvrer ses droits après avoir été placé sous tutelle et
pouvoir retravailler) et de protestation.

Formes de réalité et modes de stabilisation


30
On constate donc qu’alors que le sujet névrosé va osciller
entre quatre pans qui structurent sa réalité, dans le cas
Schreber, ce sont huit formes de réalités qui se développent de
façon relativement indépendante, et parfois contradictoire.
31
Ainsi, du point de vue de la temporalité, Schreber décrit une
fin du monde (voir 2, supra), ouvrant une nouvelle ère dans
laquelle il est seul sur terre, le reste des vivants ayant été
détruits, qui n’est pas sans ressemblance avec la temporalité
mélancolique. En revanche, plusieurs vécus contredisent cette
intuition : sa fidélité éternelle à son épouse, qui assez
rapidement lui apparaît comme préservée de la catastrophe
générale ; sa transformation en femme est présentée comme
graduelle, pouvant prendre plusieurs siècles…
32
La passivité imposée par les phénomènes hallucinatoires
contraste fortement avec la résistance qui leur est opposée ; en
outre, il reste un magistrat, capable de négocier sa libération
une fois l’épisode catatonique passé, et il est capable de
développer des arguments recevables selon une logique
juridique.
33
Un des points les plus marquants concerne le « sentiment de la
vie », un sentiment régulièrement associé par les névrosés au
phallus, sous ses différentes formes. D’un côté, il estime qu’il
a subi une « éviration » (Entmannung), de l’autre, la
dimension phallique lui est restituée par une transformation en
femme présentée comme graduelle.
34
Si nous nous intéressons maintenant aux mécanismes de
stabilisation qui ressortent de la lecture par J. Lacan du cas
Schreber, on peut noter au moins trois aspects :
35
1. Les décompensations successives sont présentées comme
liées à deux types d’événements, d’une part, les fausses
couches successives de l’épouse de D.P. Schreber, d’autre part
la promotion à un poste de premier plan dans la hiérarchie de
la justice.
36
2. Le vécu psychotique au moment du déclenchement est
double : d’un côté l’envahissement par des hallucinations
verbales inquisitrices, pénétrant son corps, de l’autre, des
intuitions de tonalité transsexuelle.
37
3. Ce n’est pas un mais trois mécanismes de stabilisation qui
sont en jeu : les différentes tentatives de lutte contre les voix,
qui lui permettent d’affaiblir dans une large mesure le poids
de cette affliction ; ce qu’il faut bien appeler des négociations
avec le « devenir-femme » qui se concluent par l’idée d’une
féminisation progressive, même si les pratiques transvestistes
sont, elles, assez rapidement présentes ; et enfin, la relation
privilégiée avec son épouse, qui commande très largement
l’écriture du mémoire autobiographique et la répartition qu’il
permet entre phénomènes de « préjudice » et phénomènes
donnés comme « religieux ».
38
L’ensemble a permis une stabilisation relativement
satisfaisante de quelques années, avant la rechute finale.

Quelques cas cliniques


39
À partir de là, et sans préjudice de l’examen d’autres cas dans
lesquels la description des vécus délirants serait aussi
minutieuse et aussi bien organisée que dans le cas Schreber,
on peut contraster différents types de positions des
productions artistiques de sujets psychotiques.
40
Dans un certain nombre de cas, force est de considérer que les
pratiques artistiques, si fascinantes soient-elles, ne contribuent
que faiblement à une stabilisation. J. Lacan en décrit un cas
dans son article « Écrits “inspirés” : schizographie » de 1931.
Il s’agit d’une patiente qui écrit sous inspiration, en proie à
des phénomènes élémentaires intenses, marqués par de très
fortes allitérations. On ne note aucune prise de position
particulière à l’égard de ces phénomènes, qui en quelque sorte
s’imposent à elle sans faire à proprement parler stabilisation.
41
Nous avons été amené à rencontrer deux sujets ayant une
pratique artistique remarquable, chez qui en revanche aucune
stabilisation concomitante n’était décelable. Le premier, âgé
de 18 ans, pris en charge dans un institut de rééducation,
dessinait deux types de figures très différentes : d’une part,
des séries de chemins reliant des sites géographiques,
suggérant qu’il était en train de créer quelque stabilisation
alors même que son usage du langage restait pauvre, avec des
réversions pronominales, et le contact avec autrui très
problématique. D’autre part, des figures humaines, bouche
ouverte, yeux écarquillés. Ces deux types de figures n’étaient
jamais associés, la seconde étant liée à une assez forte
agitation que rien ne semblait pouvoir calmer. C’est
probablement pour cette raison que la responsable de l’atelier
concerné n’avait pas tenté de faire davantage associer les deux
types de figures. Ce sujet avait comme caractéristique de ne
pas supporter la présence de très jeunes enfants, très
probablement associés par lui au deuxième type de figure, au
point d’avoir des comportements particulièrement dangereux.
42
Dans un autre cas, un sujet de 19 ans qu’on aurait pu
diagnostiquer hébéphrène, au contact très parcellaire, dessinait
sans discontinuer tous les objets des pièces où il se trouvait,
avec un talent certain, une grande minutie, réalisant des clairs-
obscurs complexes. Malgré toutes les ressources de la
psychothérapie institutionnelle, cette position de copiste
appliqué n’avait pas pu se modifier dans le sens d’une prise de
position plus interactive avec autrui, ce sujet ayant développé
par ailleurs un vécu de type symbiotique avec sa mère,
notamment en ce qui concerne son fonctionnement corporel.
43
Un autre cas présentait un positionnement où la subjectivation
s’affirmait de façon toute différente. Cette jeune fille,
hospitalisée à plusieurs reprises pour des épisodes où des
intuitions délirantes érotomanes l’avaient conduite à
pourchasser un présentateur de télévision, avait entièrement
changé de position. Les intuitions érotomanes avaient fait
place à un tableau de schizophrénie dysthymique. Les
expériences amoureuses qu’elle décrivait se présentaient
comme envahies par un sentiment de vide, lié semble-t-il au
fait que son énonciation ne lui semblait jamais assurée
(« ce n’est pas vraiment moi qui parle… quand on me parle,
j’ai l’impression qu’on s’adresse à quelqu’un d’autre »). Elle
écrivait des poèmes en prose de contenu énigmatique, avec de
fort belles descriptions de paysages gardant toujours une
connotation mélancolique. À deux reprises, elle m’a indiqué
souhaiter réaliser un voyage vers une ville côtière, avec des
points de vue particulièrement remarquables, où elle
s’assiérait sur un banc, contemplerait le paysage, et mettrait
fin à ses jours. S’il est indubitable que les pratiques d’écriture
peuvent, comme dans le cas de Joyce, recréer un cadre
permettant au sujet d’exister, le moment que nous avons ici
isolé réalisait plutôt l’inverse, une sorte d’absorption dans le
paysage au point d’y mourir. On pourrait également ici
évoquer le cas, très célèbre en Grande-Bretagne, de Sylvia
Plath, dont le style douloureux et diaphane ne lui a guère
permis d’échapper à son destin psychotique et suicidaire, ou
encore le cas du poète hongrois Attila Jozsef (Sauvagnat,
1995).
44
Au rebours, nous souhaiterions évoquer les cas d’un auteur
qui était un des favoris de S. Freud, le Suisse Conrad-
Ferdinand Meyer (Sauvagnat, 1997). Ce sujet de structure
authentiquement mélancolique (deux hospitalisations dans
lesquelles il a présenté un syndrome de Cottard tout à fait net
ne laissent aucun doute à ce sujet) avait développé, après une
première hospitalisation à l’âge de 26 ans, une pratique
d’écriture remarquable, qui l’occupait de façon constante. Il
écrivait des nouvelles dans le style de Mérimée, basées sur des
événements historiques dans lesquels le moment décisif,
toujours suicidaire, n’avait pu être éclairé par les historiens.
Ses nouvelles reconstituaient le vécu intime du héros, et
décrivaient par le menu comment, par un choix décisif mais
inconscient, soit graduel soit brutal, il avait secrètement
manœuvré de façon à devenir un héros suicidaire. Fils
d’historien, ayant une parfaite connaissance de l’histoire de
l’Europe depuis le Moyen Âge, Meyer écrivit donc à sa façon
une série de résolutions de mystères dans un style
particulièrement ciselé, qui en font un classique de la
littérature germanique ; sa technique était celle du récit
enchâssé. Vivant avec sa sœur (d’une dévotion sans limites)
après le décès de ses parents, Meyer avait dès son enfance
présenté des phénomènes psychotiques : terrorisé par les
fictions qui provoquaient chez lui des cauchemars que rien ne
semblait pouvoir calmer, il souffrait également d’une crainte
délirante d’être « souillé ». Ses récits enchâssés, en mettant en
scène une victime expiatoire ayant pris secrètement le risque
suprême, semblent avoir limité pendant des années ses vécus
mélancoliques, jusqu’à ce qu’il fasse courir le bruit, grâce à un
roman à clé, qu’il aurait eu des rapports incestueux avec sa
sœur. Le résultat, catastrophique, fut une rupture totale avec
cette dernière et son décès. Meyer avait franchi les limites :
après avoir tant de fois décrit des « autotrahisons », tout en se
maintenant accroché à son objet, il dépassait enfin les limites
et s’expulsait lui-même d’un monde des vivants où sa place
n’avait jamais été bien solide. Une décompensation
mélancolique de première grandeur s’ensuivit, dont il ne se
remit jamais totalement.

Quelques conclusions
45
Les pratiques d’art-thérapie sont d’autant plus intéressantes
que la variété des possibilités est quasi infinie, et que la
théorie psychanalytique a depuis longtemps établi qu’il
existait véritablement un privilège des artistes pour saisir les
subtilités de la subjectivité humaine. Nous avons ici tenté de
contribuer à la difficile question des positions qui peuvent être
prises par des sujets psychotiques s’adonnant à des activités
artistiques, au-delà de leur contribution éventuelle à la
création de nouvelles formes. Pour cela, nous avons tenté de
faire le point des divers abords des vécus délirants et des
modalités symptomatiques. Nous avons noté à quel point, par
rapport aux vécus de réalités névrotiques, les vécus
psychotiques pouvaient être variés, présentant au demeurant
entre eux des rapports qui sont parfois de subordination,
parfois de parallélisme, parfois de contradiction. Nous avons
présenté quelques cas de figures, mettant en regard des formes
de créations artistiques et d’évolutions de symptômes, en
direction – ou non – d’une stabilisation. Il s’agit ici d’une
simple esquisse, qui demanderait à être complétée par de
multiples cas cliniques.

Notes
[1]
S. Freud, Inhibition, symptôme, angoisse ; J. Lacan,
Le Séminaire, Livre X (1962-1963), L’angoisse,
Paris, Le Seuil, 2004.
[2]
J. Lacan, « Subversion du sujet et dialectique du
désir », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966.

[3]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVI
(1968-1969), D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil,
2006.

[4]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX
(1972-1973), Encore, Paris, Le Seuil, 1975.

[5]
J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII
(1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005.




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Le concept de création ex nihilo
et ses enjeux cliniques
Jean-Daniel Causse

Dans le Séminaire sur L’éthique de la psychanalyse,


Lacan évoque la notion de création ex nihilo, c’est-à-
dire une création à partir de rien, ou tirée du nihil, du
néant, de ce qui n’est pas 1. La thèse de Lacan est que
la création ex nihilo éclaire de façon décisive le concept
freudien de das Ding – dont il est amplement question
dans ce Séminaire –, mais aussi la pulsion et surtout la
sublimation. C’est justement dans un chapitre consa-
cré à la sublimation et à l’art que Lacan se sert du
concept de création ex nihilo pour dire que, en réalité,
toute création authentique est création à partir de rien
et que c’est cela dont il est question en psychanalyse.

Jean-Daniel Causse, professeur au département de psychanalyse de


l'université Montpellier III, psychanalyste.
1. J. Lacan, Le Séminaire, Livre VII (1959-1960), L’éthique de la
psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1986, p. 139-152. Lacan revient un
peu plus loin sur la notion de la création ex nihilo, dans un chapitre
consacré à la pulsion de mort, aux pages 252-253.
180 Les médiations thérapeutiques par l’art

Il n’en reste pas moins que le lecteur peut se deman-


der ce qui justifie l’utilisation d’un concept qui n’ap-
partient pas au lexique de la psychanalyse, dont la
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philosophie a fait de son côté un usage très limité, et
qui relève en réalité de la religion. C’est la théologie
chrétienne des premiers siècles qui, reprenant un héri-
tage du judaïsme, a construit l’idée d’une création ex
nihilo pour se démarquer de la philosophie grecque,
mais aussi pour combattre les hérésies. Augustin fait
par exemple de la creatio ex nihilo une arme contre le
manichéisme.
Ce qui nous intéresse ici est de savoir ce que
Lacan fait de ce concept, et ce qu’il implique pour la
psychanalyse. Il y a en tout cas un écart entre Freud et
Lacan à propos de l’art et de la sublimation. D’une
certaine manière, Lacan soustrait la sublimation au
registre de l’imaginaire, et en partie au symbolique,
pour la saisir en fonction du réel. Autrement dit, la
sublimation n’est pas d’abord une énergie non sexuelle
qui ferait que l’on échangerait un « but qui est à l’ori-
gine sexuel contre un autre qui n’est plus sexuel, mais
qui est psychiquement parent avec le premier 2 ». Elle
n’est pas non plus tellement la mise en œuvre des
fantasmes dans le sens où l’artiste par sa création
« donne corps aux images de sa fantaisie 3 ». La subli-
mation stricto sensu est située du côté du réel dans son
rapport avec das Ding, la Chose freudienne. Elle donne
une représentation à ce qui n’a pas de représentation,

2. S. Freud (1909), « La morale sexuelle “civilisée” et la maladie


nerveuse des temps modernes », dans La vie sexuelle, Paris, Puf,
1982, p. 33.
3. S. Freud (1930), Malaise dans la civilisation, Paris, Puf, 1971,
p. 25.
Le concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques 181

qui est un trou dans l’image ou un vide central. Dans


cette perspective, Lacan définit la sublimation comme
ce qui « élève un objet […] à la dignité de la Chose 4 »,
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et c’est cela qui fait la création ex nihilo.

LE CRÉATEUR ET LE DÉMIURGE

Avant de nous intéresser à la reprise lacanienne de


la notion de création ex nihilo, considérons d’abord
son élaboration classique. On l’a dit : c’est la pensée
chrétienne qui, dès le IIe siècle après Jésus-Christ, a
forgé le concept de creatio ex nihilo dans le cadre de la
théologie patristique. L’affirmation centrale est alors
qu’il n’y a de création qu’en fonction de ce qui n’était
pas, et non à partir de ce qui est déjà là, quelque chose
qui serait préexistant. C’est en fonction du nihil, du
rien, du néant, que le créateur produit son œuvre.
Dans sa formulation ancienne, la doctrine chrétienne
du ex nihilo a un sens polémique à l’égard de l’idée
d’un démiurge, c’est-à-dire un Dieu qui crée le monde
à partir de la matière existante, comme c’est le cas dans
le Timée de Platon 5. Le terme « démiurge » signifie
littéralement l’artisan, l’ouvrier, celui qui fait quelque
chose de ses mains. C’est l’idée d’un Dieu artisan, un
Dieu qui fabrique quelque chose à l’aide d’une matière
déjà-là. Or la création ex nihilo n’est pas un acte de
fabrication. Créer n’est pas fabriquer et le Dieu créa-
teur n’est pas un Dieu artisan. Il crée ex nihilo.

4. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 133.


5. Cf. à ce sujet L. Brisson, « Le démiurge du Timée et le créateur
de la Genèse », dans M. Canto-Sperber et P. Pellegrin (sous la direc-
tion de), Le style de la pensée. Recueil en hommage à Jacques
Brunschwig, Paris, Les Belles Lettres, 2002, p. 25-39.
182 Les médiations thérapeutiques par l’art

Toutefois, à y regarder de près, l’idée de création


ex nihilo n’est pas une évidence ou, en tout cas, elle est
problématique au regard des textes de la Genèse.
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Quand on lit la Genèse (1,1-2), en effet, au commen-
cement, il n’y a pas rien, mais quelque chose qui est
« informe et vide », c’est-à-dire en hébreu « tohu-
bohu ». La version Segond de la Bible traduit : « Au
commencement, Dieu créa les cieux et la terre. La terre
était informe et vide : il y avait des ténèbres à la surface
de l’abîme, et l’esprit de Dieu planait au-dessus des
eaux. » Chouraqui, quant à lui, propose la traduction
suivante : « À l’origine, Elohîms créa les ciels et la terre,
la terre était tohu-et-bohu, une ténèbre sur les faces de
l’abîme, mais le souffle d’Elohîms planait sur les faces
des eaux. Elohîms dit : “Une lumière sera.” Et c’est une
lumière. » La question est de savoir ce qu’est ce tohu-
bohu. Est-ce un déjà-là, un élément préexistant d’où le
créateur tire sa création, ou y a-t-il création ex nihilo ?
C’est en tout cas cette présence d’une matière primor-
diale qui a conduit des philosophes et des théologiens
à refuser l’idée de création ex nihilo. Pour Paul Ricœur,
par exemple, l’idée de création ex nihilo n’apparaît
qu’avec les Pères de l’Église, en contexte hellénistique,
et elle ne correspond pas à la pensée hébraïque. Ricœur
en conclut que « créer, c’est former, donner figure et
consistance » et que dans les récits des origines
« l’abîme est là, les ténèbres aussi, ainsi que les eaux
primordiales », donc « la parole ne crée pas de rien 6 ».
On ne trouve pas, il est vrai, dans le récit biblique, la

6. Cf. P. Ricœur et A. LaCocque, Penser la Bible, Paris, Le Seuil,


1998, p. 61.
Le concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques 183

formulation claire d’une création ex nihilo. Il s’agit


plutôt d’un travail de conceptualisation à partir du
livre de la Genèse, mais aussi du prologue de l’Évan-
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gile de Jean lorsqu’il affirme que « au commencement
était le Verbe », avant d’ajouter que « tout fut par lui
et rien de ce qui fut ne fut sans lui » (Jean 1, v. 1 et 3).
La problématisation patristique s’enracine également
dans le judaïsme où on ne trouve pas davantage expri-
mée, en tant que telle, une création ex nihilo 7, mais où
le verbe hébraïque bârâ’, qui signifie créer, a le sens fort
de faire surgir quelque chose de totalement nouveau,
sans existence préalable. Or, c’est ce verbe qui est utilisé
pour dire qu’au commencement Dieu créa.

REPENSER UNE CRÉATION EX NIHILO

Comment peut-on repenser à présent l’idée de


création ex nihilo ? Et de quelle façon Lacan en propose-
t-il un redéploiement puisque, pour lui, il ne s’agit pas
de reprendre un contenu théologique, mais de penser la
pertinence d’une structure ? C’est ce qu’il faut dévelop-
per en fonction de trois éléments principaux.

Un retrait inaugural
D’abord, l’idée de création ex nihilo suppose un
Dieu qui se déprend de lui-même, qui fait du vide en
lui-même, ou qui se retire de l’espace. D’une certaine

7. Un rare texte pouvant évoquer l’idée d’une création ex nihilo est


celui du deuxième livre des Maccabées 7, 29, rédigé en grec : « Je
t’en conjure, mon enfant, regarde le ciel et la terre et vois tout ce
qui est en eux, et sache que Dieu les a faits de rien et que la race
des hommes est faite de la même. »
184 Les médiations thérapeutiques par l’art

manière, la création est une forme de la kénose 8. Elle


désigne un retrait du divin, une manière de s’absenter
et donc de ne pas saturer le monde par une présence
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totalisante. La création ne désigne pas une divinité
dont la toute-puissance occupe tout, fait tout, mais un
monde dédivinisé, inscrit radicalement dans la contin-
gence et l’éphémère. Le monde pensé comme création
est un monde qui existe grâce au retrait du divin. Le
récit biblique de la Genèse, dans cette perspective,
déploie un principe de transcendance – le divin est
situé hors du monde –, afin de penser que la création
n’est pas une émanation du divin, son prolongement,
une participation à sa substance, mais une réalité qui
existe dans sa différence propre. C’est donc au point
précis où Dieu n’est pas que le monde advient, et non
pas de là où il est. En d’autres termes, la création ex
nihilo signifie d’abord que l’Autre n’est pas tout, qu’il
y a un vide en l’Autre.
Le premier à avoir pensé cela, à la fin du
XVI siècle, en tout cas d’une façon déterminante, c’est
e

sans doute le grand rabbin, cabaliste, Isaac Louria


(1534-1572), avec la fameuse théorie du Tsimtsoum,
en hébreu, la rétraction, le retrait 9. Sa théorie du

8. Cf. cette question, J.-D. Causse, « Psychanalyse, mort de Dieu


et kénose », Laval théologique et philosophique, 67, fév. 2011, p. 25-
35. Cf également le chapitre 2 de J.-D. Causse et É. Cuvillier,
Traversée du christianisme. Exégèse, anthropologie, psychanalyse, Paris,
Bayard, 2013.
9. Cf. à ce sujet les pages très éclairantes de M.-A. Ouaknin,
Tsimtsoum. Introduction à la méditation hébraïque, Paris, Albin
Michel, 1992. Le Tsimtsoum ne représente que la première étape
du processus de création qui comprend deux autres étapes, celle
de la Chevira (brisure) et celle du Tiqoun (réparation). Pour une
approche plus globale, on se réfèrera à G. Scholem, Les grands
courants de la mystique juive, Paris, Payot, 2002.
Le concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques 185

Tsimtsoum part de l’idée que le monde est venu du


vide de Dieu. Le monde vient du nihil, d’un espace
vide, qui est constitué par la rétractation du divin, le
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retrait de Dieu lui-même. La question à laquelle Louria
veut répondre est un peu spéculative et elle consiste à
se demander comment il peut y avoir des choses qui
ne soient pas Dieu si Dieu est tout en tout, c’est-à-dire
s’il occupe tous les domaines possibles. À cette ques-
tion, Louria répond par la doctrine du Tsimtsoum,
théorie selon laquelle Dieu a créé en lui-même un point
de vide ; il s’est retiré en lui-même afin de dégager un
espace pour ce qui n’est pas lui, un espace pour ce qui
lui est extérieur. Dieu renonce, d’une certaine manière,
à la totalisation de lui-même pour qu’il y ait le monde.
C’est en ce sens que la création est le fruit de l’absence
divine et c’est cela dont témoignent les grands récits
bibliques de la création. Il témoigne d’un divin qui
crée par le geste d’un retrait de lui-même, un exil en
lui-même, ce que Jean-Luc Nancy appelle un « absen-
théisme 10 ». Il n’y a de création qu’en prenant appui
sur un point de vide, ou de retrait, en l’Autre. Là où,
au contraire, la présence de l’Autre ne se corrèle à
aucune absence, là où elle est omniprésence, toute
création est rendue impossible.
Ajoutons ici deux précisions : d’abord, Louria
insiste sur une articulation de la présence et de l’ab-
sence. En effet, l’absence n’est pas une désolation de
l’être parce qu’elle est une absence habitée. Il y a ce que
Louria appelle Reshimou, c’est-à-dire une trace, une
empreinte, ou un reste, qui fait du vide autre chose

10. Cf. J.-L. Nancy, La déclosion (Déconstruction du christianisme


I), Paris, Galilée, 2005.
186 Les médiations thérapeutiques par l’art

qu’un retrait qui ne laisserait rien en se retirant, qui


retirerait tout. Pour porter la vie, le retrait doit laisser
une trace de son retrait. On a ici quelque chose de
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comparable à l’articulation de la présence et de l’ab-
sence dans le maternel : lorsque la mère s’absente,
déposant par exemple le tout petit enfant dans son
berceau pour qu’il dorme, elle ne retire pas tout de sa
présence. Elle lui laisse de quoi faire de cette absence
une forme de présence, elle dépose dans l’enfant le
pouvoir de symboliser l’absence. Il y a une présence in
absentia. Mais à l’inverse quand la mère se rend
présente auprès de l’enfant, quant elle est là, elle n’est
pas toute là. Sa présence reste marquée du sceau de
l’absence. Elle est une présence qui fait qu’une part
d’elle n’est pas cernable, ni disponible, ni même acces-
sible. C’est autre chose lorsqu’il y a clivage, c’est-à-dire
lorsque la présence est toute présence ou que l’absence
est toute absence, sans qu’aucune articulation de la
présence et de l’absence ne soit possible. Dans ce cas,
le vide signifie non pas la possibilité de créer mais le
désastre. Il faut souligner un autre élément complé-
mentaire dans la théorie du Tsimtsoum de Louria : l’es-
pace vide fait toujours l’objet d’une tentative de
reconquête en vue de reconstruire une totalité. C’est
pourquoi la pensée du Tsimtsoum suppose toujours
qu’il y ait une injonction qui fasse limite. Entropie de
l’être créé, explique Ouaknin, « à qui la parole divine
doit instaurer la limite par un cri : Daï, “ça suffit” 11 ».
Et Ouaknin relève que le Daï « en retour va nommer
Dieu qui se limite lui-même, sous la forme du Nom

11. M.-A. Ouaknin, op. cit., p. 15.


Le concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques 187

Chadaï, contraction de l’expression chéamar leolamo


daï : celui qui a dit à son monde ça suffit 12 ». Il y a
donc une logique de l’incomplétude qui affecte tout à
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la fois le sujet et l’Autre, et qui est constitutive du prin-
cipe de création ex nihilo.
Dans la ligne de Louria, Levinas est celui qui, en
philosophie, a sans doute repris avec le plus de finesse
la doctrine de la création ex nihilo, notamment dans
Totalité et infini. Il déploie lui aussi l’idée du
Tsimtsoum : « Dans la création ex nihilo, l’infini se
produit en laissant une place à l’être séparé. Il renonce
à l’envahissement par la totalité et se retire de l’éten-
due ontologique. L’idée de création ex nihilo, qui
reconnaît la séparation de l’être créé, permet d’affir-
mer l’ordre du désir […]. Une créature séparée rompt
le système. Elle pose un être en dehors de tout
système 13. » On a ici l’opposition chère à Levinas entre
totalité et infini : la création est la marque de l’infini
en ce qu’elle résiste à toute volonté de totalisation. Il
y a donc reprise de la théorie du Tsimtsoum, mais
également insistance sur la création, qui n’est création
que si elle donne naissance vraiment à de l’autre et non
pas à du même. En réalité, il y a bien un rapport établi
entre le créateur et la création, mais c’est un rapport
où il y a de l’altérité authentique et irréductible. Ainsi,
écrit encore Levinas : « La force de l’idée biblique de
création ex nihilo n’est pas qu’elle est plus miraculeuse
que celle du démiurge de Platon qui crée un monde à
partir d’une matière existante, c’est que l’être séparé et

12. Ibid. Chadaï est un des noms du divin dans le judaïsme.


13. E. Levinas (1961), Totalité et Infini. Essai sur l’extériorité, Paris,
Le livre de poche, 1990, p. 107.
188 Les médiations thérapeutiques par l’art

créé est un étranger pour le créateur 14. » Voici l’idée


centrale : ce qui est vraiment créé n’est jamais le
prolongement du créateur, mais ce qui lui est extérieur
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alors même qu’il en est l’origine. La création est une
séparation, ce qui dans la logique de la Genèse biblique
se manifeste par l’acte même de la parole qui sépare les
êtres et les choses : la nuit et le jour, le ciel et la terre,
etc. La séparation affecte tout autant le créateur que la
création : créer signifie l’existence de la création sans
le créateur, une existence déliée, à distance, et donc elle
est une coupure. En ce sens, Levinas ajoute qu’on peut
appeler « athéisme cette séparation si complète que
l’être se maintient tout seul dans l’existence 15 ». La
création ex nihilo, parce qu’elle est création d’une véri-
table altérité et non pas émanation ou prolongement
du créateur dans sa création, est une forme d’athéisme,
non pas au sens banal d’une négation qui est souvent
une simple dénégation, mais d’un vide constitué dans
le lieu de l’Autre.
On a alors un premier élément de reprise par
Lacan du concept de création ex nihilo lorsqu’il dit que
« la perspective créationniste est la seule qui permette
d’entrevoir la possibilité de l’élimination radicale de
Dieu 16 ». Lacan relève, lui aussi, le rapport étroit entre
l’idée de création ex nihilo et un retrait du divin, un
repli, bref ce qu’il appellera dans le Séminaire sur
L’éthique, en référence à Hegel, la mort de Dieu. Or si
la création suppose « l’élimination radicale de Dieu »,

14. Ibid., p. 58.


15. Ibid., p. 52.
16. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 253.
Le concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques 189

Lacan ajoute tout de suite qu’à l’inverse « dans la


pensée évolutionniste, Dieu, pour n’être nommable
nulle part, est littéralement omniprésent 17 ». Lacan
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établit donc un rapport d’opposition entre la création
et l’évolution, et soutient que seule une pensée créa-
tionniste est compatible avec une perspective analy-
tique 18. La raison en est la suivante : l’évolutionnisme
est une pensée, dit-il, de l’omniprésence du divin, c’est-
à-dire une présence de l’Autre sans retrait, sans perte,
et disons hors castration. Ce qui naît ne se détache
alors jamais de son origine, dont il est seulement l’éma-
nation ou une poursuite. La création est au contraire
une pensée du retrait et de l’« évidement » de l’Autre.
La création ex nihilo est une castration de l’Autre. C’est
en ce sens que Lacan articule création ex nihilo et mort
de Dieu, si l’on comprend que la mort de Dieu n’est
pas non plus ici une simple négation, mais une version
de la mort freudienne du père de la horde primitive.
C’est pourquoi, Lacan peut souligner que Dieu est
mort en réalité depuis toujours. Autrement dit, cette
mort ne signifie rien d’autre que ce qui a toujours déjà
été perdu ; elle est l’absence de ce qui a toujours déjà
été absent. Cette absence n’est pas absence de quelque
chose qu’on aurait eu et puis perdu. Elle ne présup-
pose aucun plein ou aucune présence préalable et elle
est, à proprement parler, absence de rien. Elle est une
absence qui suppose qu’on reconfigure entièrement les

17. Ibid.
18. Inutile de dire que cette distinction entre création et évolution
n’a rien à voir avec la façon dont certains courants religieux, fonda-
mentalistes, critiquent aujourd’hui l’évolution au nom d’une
lecture littéraliste des récits bibliques de la création auxquels ils
accordent une valeur de vérité « scientifique ».
190 Les médiations thérapeutiques par l’art

concepts d’absence et de présence, parce que cette


absence-là – si on veut conserver le terme – est tout
aussi bien une présence.
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Le potier de Heidegger
Dans L’éthique de la psychanalyse, Lacan reprend
le concept de création ex nihilo en se référant à un texte
important de Heidegger sur das Ding, la Chose 19. Dans
une relecture du texte freudien de l’« Esquisse d’une
psychologie scientifique », Lacan fait de das Ding un
nom du réel, c’est-à-dire ce qui est présent en creux ou
sous la forme du vide. Plus exactement, à cette époque,
Lacan dira que la Chose est ce qui du réel primordial
« pâtit du signifiant », dans le sens où tout ne peut pas
se dire de l’Autre, tout n’entre pas dans le langage.
À partir de là, Lacan pose la question de savoir ce
qu’est une Chose ou, plus exactement, ce qui fait la
« choséité » de la Chose, son essence si l’on veut.
Qu’est-ce qui fait d’un objet une Chose au sens de das
Ding ? Ou, pour le dire dans les termes de Lacan,
qu’est-ce qui permet d’élever un objet à la dignité de
la Chose et donc d’en faire quelque chose d’autre
qu’un objet simplement utilitaire ? C’est la question
que déploie Heidegger en prenant l’exemple du potier,
c’est-à-dire cet artisan ancestral qui fait œuvre de
façonner un vase. Heidegger relève que le geste fonda-
mental du potier consiste en réalité à entourer le vide
avec de la matière, c’est-à-dire à cerner le vide, à lui
donner une forme, une représentation, mais que le vase

19. M. Heiddeger (1954), « La chose », dans Essais et conférences,


Paris, Gallimard, 1958.
Le concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques 191

est issu de ce vide. Autrement dit, « ce qui fait d’un vase


une chose ne réside aucunement dans la matière qui le
constitue, mais dans le vide qui contient 20 ». D’une
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certaine manière, le potier ne fait rien d’autre qu’en-
tourer le vide avec de la matière. Il lui donne une scène.
Le vide n’est donc pas le contenu du vase, mais son
contenant. Le potier circonscrit le vide avec l’objet créé
et c’est ce qui lui donne le statut de Chose. On a ici un
geste très archaïque, celui par exemple qui s’effectue
sur la paroi des grottes préhistoriques. Ces peintures
rupestres sont une façon de donner une représentation
au vide de la Chose. Elles cernent par un imaginaire,
elles entourent de signifiants, une cavité, un creux, cela
dans l’ombre ou la nuit d’un lieu. C’est aussi, d’une
certaine manière, tout l’art des cathédrales de venir
donner une représentation majestueuse au vide, c’est-
à-dire d’entourer un lieu vide par des ornements, une
splendide bâtisse. C’est cette conception heideggé-
rienne du vase comme Chose que Lacan met en rela-
tion avec la création comme création ex nihilo : « Si
vous considérez le vase dans la perspective que j’ai
promue d’abord, comme un objet fait pour représenter
l’existence du vide au centre du réel qui s’appelle la
Chose, ce vide, tel qu’il se présente dans la représenta-
tion, se présente bien comme un nihil, comme rien.
Et c’est pourquoi le potier, tout comme vous à qui je
parle, crée le vase autour de ce vide avec sa main, qu’il
le crée tout comme le créateur mythique, ex nihilo, à
partir du trou 21. » Et plus loin : « L’introduction de ce

20. Ibid., p. 200.


21. J. Lacan, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p. 146.
192 Les médiations thérapeutiques par l’art

signifiant façonné qu’est le vase, c’est déjà tout entière


la notion de la création ex nihilo. Et la notion de la
création ex nihilo se trouve coextensive de l’exacte
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situation de la Chose comme telle 22. » Ainsi, la créa-
tion, en tant qu’acte fondamental, est ce geste qui
consiste à circonscrire un vide, à le cerner, donc à le
symboliser, et à lui donner une forme, une représen-
tation, une image. Autrement dit, la création réside
dans la capacité subjective de faire apparaître quelque
chose, non pas à partir de ce qui est, mais en fonction
de ce qui n’est pas, de ce qui est « rien ». C’est ainsi
pour chacun la capacité de donner une forme à sa
propre existence, c’est-à-dire d’en inventer des figures
pour autant qu’à cette place du vide, à cette place
vacante, il n’y ait pas ce qui l’obture, qui bouche, et
qui alors ne permet plus d’imaginer quoi que ce soit
(comme le trauma où il y a alors répétition du même,
reproduction à l’identique, toujours la même chose).
Au fond, l’acte de création, au sens où Lacan l’entend,
consiste en ceci que la création n’est pas une reproduc-
tion ; elle est une production. Elle est la marque d’un
singulier, de ce qui n’existe pas deux fois de la même
façon et qui fait donc l’œuvre d’un seul. Il y a ce qui
s’invente à la condition qu’il y ait ce lieu – le lieu de
l’Autre – qui est un lieu vide et, de cette façon, ouvert
au champ de la représentation. On peut illustrer ce
vide nécessaire à la création et à la représentation par
l’exemple simple du jeu de pousse-pousse : il s’agit
d’une plaquette, limitée par un cadre, où l’on fait glis-
ser de petites cases qui portent chacune une lettre. Le
jeu consiste à former des mots en déplaçant les lettres

22. Ibid., p. 147.


Le concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques 193

à l’intérieur du cadre. Le jeu fonctionne à la condition


qu’une case reste vide, faute de quoi le mouvement des
lettres serait tout simplement impossible. La pièce
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centrale du jeu est ainsi une case vide, une lettre
manquante, qui permet d’écrire et de figurer des mots.
Autrement dit, les lettres et les mots sont mis en
mouvement grâce à une seule lettre qui, elle, a été reti-
rée. C’est cette case vide qui est la condition de possi-
bilité du mouvement de la représentation. En ce sens,
toute création marque la place de ce qui ne peut être
représenté que comme absent. Comme le potier de
Heidegger, la création institue la place de la Chose sous
la forme d’un vide et c’est ce qui fait que l’objet repré-
sente ce qui n’est pas là. C’est ce qui permet à Lacan
de définir la sublimation comme une « sublimation
créationniste 23 », dans le sens où elle organise une
ronde des signifiants autour d’un vide central qui,
quant à lui, est hors représentation.

Éthique et création ex nihilo


Brièvement, il faut encore noter que ce n’est pas
sans raison si Lacan utilise la notion de création dans
un Séminaire consacré à l’éthique de la psychanalyse.
On ne peut, dans le cadre limité de cette contribution,
reprendre les discussions que Lacan mène avec les
traditions morales classiques, celle d’Aristote et de Kant
en particulier. Relevons simplement que Lacan pose
ici le problème du bien et ce qui fait que la psychana-
lyse n’est pas un « service des biens 24 ». Celui-ci exige

23. Ibid., p. 251.


24. Ibid., p. 367.
194 Les médiations thérapeutiques par l’art

toujours le savoir d’un maître sur ce qu’est le bien de


chacun et dispose des moyens pour y conduire. Ce
n’est pas que le service des biens n’existe pas. Il a même
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une fonction qu’on ne peut économiser car il est néces-
saire – comme la morale commune – à un vivre
ensemble. Mais la psychanalyse découvre que sous le
« bien » se cache souvent un mal, et un mal d’autant
plus puissant qu’il prend justement le visage de ce qui
est fait pour le bien de l’autre. La perversion, mais aussi
le surmoi de la névrose obsessionnelle, empruntent
sans cesse les voies d’un bien qui débouche sur un mal
possible. L’acte analytique tient une autre position en
favorisant l’émergence d’un sujet et de son désir. C’est
à partir de là que Lacan esquisse alors l’idée d’une
éthique qui se conjugue à une esthétique, ce qui a
conduit Philippe Lacoue-Labarthe a suggéré, à propos
du Séminaire lacanien, le néologisme d’« esthéthique »,
avec deux h, pour indiquer une sorte de contraction
du bien et du beau 25. Il s’agit ici de dire que la création
n’est pas la reproduction du même, ni une imitation
de ce qui est, mais qu’elle est ce que quelqu’un va
pouvoir créer, pour lui et pour lui seul.

25. « Ce que construit Lacan n’est rien d’autre que ce que vous me
permettrez d’appeler une esthéthique – avec deux h. Laquelle, donc,
pour être aussi une éthique, veut arracher l’esthétique à l’esthétique,
comme pratiquement toutes les philosophies de l’art de notre temps.
C’est-à-dire arracher l’esthétique à ce qui la constitue comme telle
depuis Platon, à savoir comme mimétologie » (P. Lacoue-Labarthe,
« De l’éthique : à propos d’Antigone », dans Lacan et les philosophes,
Paris, Albin Michel, 1991, p. 31).
Le concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques 195

QUELQUES ENJEUX CLINIQUES

À partir de ce qui a été développé, on peut dessi-


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ner trois pistes pour la clinique.

Un trou dans l’Autre


Dans le Séminaire Livre XIII, Lacan apporte la
précision suivante à propos du vase heideggérien et de
la création : « Le vase a servi depuis très longtemps à
exprimer quelque chose […]. Cela nous dit quoi ?
“Deus creavit mundum ex nihilo.” Qu’est-ce que ça veut
dire ? Cela veut dire que le vase, il le fait autour du
trou. Que ce qui est essentiel, c’est le trou. » L’essentiel
n’est pas la représentation, mais ce qui permet qu’il y
ait une représentation, ce qui l’autorise. Que l’essen-
tiel soit le trou veut dire, sur un plan clinique, que
toute création véritable témoigne d’un vide qui est une
source de vie et qui est une puissance de l’invention.
Mais de quel trou s’agit-il, sinon du trou dans l’Autre ?
Créer, c’est donc instituer ou réinstituer un trou dans
l’Autre et, en ce sens, c’est signifier qu’il n’y a de créa-
tion que là où l’Autre n’est pas plein, totalisant, trop
là. Cliniquement – en particulier dans le cadre de la
médiation artistique – il faut penser ce qui permet que
l’acte de la création – ce dont chacun peut être
capable – est toujours une façon d’opérer la décomplé-
tude de l’Autre, c’est-à-dire de faire surgir quelque
chose de là où il ne sait pas, là où il ne voit pas, et
disons, là où il n’est pas. On en saisit la portée pour la
clinique des psychoses. Dans la création, ce n’est pas
le sens qui est l’essentiel mais le trou, la source de
l’œuvre, ce qui soutient la représentation et qui, de ce
fait, n’est pas le trou du désastre, de l’engloutissement,
196 Les médiations thérapeutiques par l’art

mais le trou qui permet de créer une forme de soi et


une figure du monde.
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Une rupture de causalité
La création ex nihilo est une rupture du système
de causalité et en cela elle s’oppose à l’idée d’une créa-
tion qui crée à partir de ce qui est déjà là. Créer à partir
de ce qui est « déjà là » veut dire que c’est ce qui est
« déjà-là » qui constitue la cause directe de ce qui sera,
et donc que rien ne peut venir en dehors de ce qui est
déjà là. Il y a une cause nécessaire à tout ce qui est.
C’est cette pensée de la causalité que la création ex
nihilo vient défaire. La création ex nihilo a pour fonc-
tion, de manière tout à fait différente, d’instaurer ce
qui n’a pas de cause, ce qui est sans cause, ce qui n’est
necessité par rien, et qui pourtant peut arriver. Dans
une pensée classique de la création ex nihilo, le monde
n’est pas une nécessité. Il n’a pas de raison explicative ;
il n’y a pas de justification à son existence. Le monde
de la création ex nihilo est là sans raison, pour rien. Il
est créé de rien dans le sens de ce qui appartient à la
contingence. C’est ce qui arrive sans qu’on puisse le
prévoir, ni le programmer, sans que cela soit le fruit
d’une détermination préalable. Jean-Luc Nancy
souligne à ce propos qu’ex nihilo veut dire à la fois
« une absence de necessité » et « l’existence du donné
sans raison 26 ». C’est le principe de causalité qui fait
défaut. On a ici un élément majeur de la clinique
quand on fait valoir que toute création rompt avec une
chaîne logique de la causalité, c’est-à-dire qu’il y a ce

26. J.-L. Nancy, op. cit., p. 39.


Le concept de création ex nihilo et ses enjeux cliniques 197

qui fait que je ne suis pas seulement l’effet d’une déter-


mination inconsciente, l’effet subjectif de ce qui a été
et qui a scellé mon destin, mais qu’il y a une place –
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celle du sujet – pour ce qui est indéterminé et qui est,
en l’absence de toute cause. L’art pensé comme créa-
tion ex nihilo soustrait le sujet à un système de causa-
lité – de ce qui était vient ce qui sera – pour ouvrir des
capacités d’invention, de création, susceptible de
renouveler ce qui détermine. En ce sens, l’art est une
pensée de l’anti-destin.

Un monde commun
Dans le texte que nous avons évoqué de Essais et
conférences, Heidegger écrit que « la chose rassemble 27 »,
autrement dit, l’objet est une Chose pour autant qu’il
fasse du lien, qu’il mette en relation, qu’il soit une
passerelle entre les humains. La Chose est le monde
commun, le monde partageable et, en ce sens, la créa-
tion est constitution ou reconstitution, via l’art, de tout
un monde commun, s’il est vrai que ce que nous parta-
geons, ce n’est pas d’abord un imaginaire mais sa
source (même s’il y a de l’imaginaire commun).
Autrement dit, les humains ne sont pas liés par une
même possession, un même rapport à l’objet, mais par
ce qui fait défaut à chacun, c’est-à-dire par une même
absence constitutive de l’être au monde. L’art mani-
feste le vide central qui donne à chacun de pouvoir être
dans un monde commun. Il signifie un lieu où l’on
peut habiter ensemble au nom de ce qui manque à
chacun et qui forme le lien social.

27. M. Heidegger, Essais et conférences, op. cit., p. 211.


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Pulsion et médiation :
qu’est-ce qu’un dispositif ?
Frédéric Vinot

Les mots cadre et dispositif sont souvent employés


l’un pour l’autre dans la pratique des médiations théra-
peutiques. Si de nombreuses propositions théoriques
se sont portées sur la question du « cadre psychanaly-
tique », il est tout à fait étonnant de repérer que Lacan
(que ce soit dans ses séminaires ou ses écrits) ne s’est
jamais exprimé sur cette question avec ce vocable.
Certes, le mot cadre est bien utilisé par Lacan, mais il
renvoie à tout autre chose que ce que les psychanalystes
contemporains pouvaient, ou ont pu depuis dévelop-
per sur le cadre psychanalytique. Il s’agira de s’interro-
ger sur les conséquences d’une différenciation
spécifique entre cadre et dispositif au sein même des
pratiques à médiations. Proposer une distinction entre

Frédéric Vinot, maître de conférences en psychopathologie clinique,


université de Nice Sophia Antipolis, psychanalyste.
200 Les médiations thérapeutiques par l’art

les deux n’a pas d’autre intérêt que d’en souligner les
modalités d’interaction. Voyons, dans un premier temps,
comment cette différence peut se manifester dans une
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clinique où l’intervention de l’artiste a sa place.

L’ARTISTE ET L’INSTITUTION

Tous les soirs d’hiver, des hommes et des femmes


se présentent devant la porte d’un centre d’héberge-
ment d’urgence. Le nombre de places à l’intérieur étant
limité pour raison de sécurité, il est des soirs plus diffi-
ciles que d’autres où les intervenants doivent choisir
entre ceux et celles qui entreront et ceux qui resteront
dehors. Certaines règles de fonctionnement viennent
donner quelques repères : priorité aux femmes, aux
personnes âgées, à ceux particulièrement touchés par
la maladie… Mais vient régulièrement un moment où
ces repères ne dispensent plus les intervenants de faire
une sélection : qui faire entrer et qui laisser dehors ?
Devant l’insupportable de ces choix à répétition, la
structure spatiale fantasmée de l’institution est soudai-
nement marquée par la dichotomie dedans-dehors,
dichotomie qui n’en demandait pas tant pour asseoir
sa prévalence imaginaire. Les murs ici deviennent
rigides, opaques, dessinant les contours d’une alterna-
tive exclusive : soit on est dedans, soit on est dehors.
La question qui travaille les intervenants et qui s’en-
tend dans la culpabilité dont ils font part dans les
séances de supervision, devient peu à peu celle-ci :
« Comment sortir de cette dichotomie source de souf-
france, comment lui supposer un au-delà alors même
qu’on laisse un homme dehors dans le froid, sous la
pluie ? »
Pulsion et médiation : qu’est-ce qu’un dispositif ? 201

C’est précisément dans ce centre d’accueil qu’un


artiste peintre a décidé de poser son carton à dessin 1
et ses pinceaux le temps d’un hiver. Ce dernier propo-
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sait de faire le portrait d’« usagers » ou d’intervenants,
les œuvres ainsi réalisées se sont mises soir après soir à
habiller les murs blancs du local, laissant ainsi des traces
du passage d’hommes et de femmes qui avaient accepté
le rôle de modèle d’un soir.
Trois remarques sur cette intervention : premiè-
rement, en posant son chevalet dans ce centre d’ac-
cueil, l’artiste n’était animé par aucun élan de charité,
aucune volonté de faire du bien, ni même aucune
intention thérapeutique. Il est probable que les effets
décrits ci-dessous soient en lien avec cette position
qualifiable d’éthique qui exclut toute volonté pour
l’autre.
Deuxièmement, l’accrochage de ces portraits eut
pour effet de littéralement trouer de regard ces murs
qui paraissaient si opaques et épais. Ces regards, tout
en étant insaisissables, surgissaient des portraits et
perçaient de fenêtres les murs qui auparavant se
donnaient pour impénétrables. Il ne s’agissait pour
autant pas de regards accusateurs, surmoïques. Le
regard des portraits, dans sa dimension de pulsion

1. J’avais initialement écrit « chevalet » mais Hervé Courtain,


contacté pour accord de cette publication, m’a signalé qu’il n’avait
volontairement pas utilisé de chevalet, précisant que cela « indui-
sait une difficulté de travail plus proche des difficultés quotidiennes
des personnes accueillies ainsi qu’une souplesse de fonctionnement,
tout en évitant de faire ressortir de façon criante un statut d’artiste
bien installé dans le lieu » (Correspondance avec l’artiste). On peut
voir le travail d’Hervé Courtain, sur sa galerie virtuelle :
http://courtain.herve.free.fr/portrait_halte_de_nuit.html
202 Les médiations thérapeutiques par l’art

partielle, faisait trou dans l’Imaginaire institutionnel


qui était encouragé par les fantasmes suscités par l’acte
de fermer la porte : tout à coup, un au-delà du dedans-
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dehors se dessinait.
Troisièmement, les tableaux n’étaient pas là pour
demeurer : dès le début il était prévu qu’ils seraient
décrochés à la fin de la saison. Ceci eut pour effet de
faire apparaître, à l’ouverture suivante, des « vides »
laissés sur les murs 2. Ces vides, en même temps qu’ils
renouvelaient l’aspect, l’apparence même des murs,
manifestaient une nouvelle forme de trou : les traces
de passage étaient effacées. L’absence des œuvres décro-
chées s’offrait donc comme support à un travail
psychique d’effacement dont on sait l’importance.
Effacer les traces des passages – tout comme des traces
de pas – étaient moins les annihiler (ou les expulser)
qu’en faire surgir l’éventuelle dimension signifiante :
ces murs ne seraient jamais plus les mêmes du fait
même du décrochage des portraits. Avènement du lieu

2. Cet « espace vide » n’est pas sans évoquer le texte de M. Klein,


« Les situations d’angoisse de l’enfant et leur reflet dans une œuvre
d’art et dans l’élan créateur », Psychanalyse d’enfant, Petite
Bibliothèque Payot, 2005. Le commentaire qu’en fit Lacan dans
le séminaire VII est peu développé. S’il néglige étonnamment la
dimension du regard présente dans le texte initial mais non concep-
tualisé en tant que tel, il a cependant le mérite – essentiel – de faire
la part entre ce qui relève des sujets peints pour remplir l’espace
vide et la fonction psychique de cet espace vide. Pour démontrer
ses hypothèses, M. Klein se réfère en effet explicitement à la signi-
fication mimétique ou représentative des tableaux peints (par
exemple « le portrait de la vieille femme au seuil de la mort semble
être l’expression du désir primaire, sadique, de détruire » p. 144),
alors que Lacan met moins l’accent sur ce qui remplit le vide que
ce qui le cerne dans l’acte même de peindre.
Pulsion et médiation : qu’est-ce qu’un dispositif ? 203

comme « porte-empreinte de l’absence 3 ». Ce n’est pas


pour rien que Lacan a pu élever l’effacement de la trace
à la dignité de l’acte 4. Cette question d’une possible
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valeur psychique de l’effacement prend dans la clinique
de l’errance, qui est une clinique du pas – à entendre
aussi bien comme le pas de la marche (forcé ou impos-
sible), le pas de tout ce qu’on n’a pas, ou encore
comme le pas de porte sur lequel on fait la
manche… –, une importance, un relief particulier 5.
Ainsi, le dispositif de l’intervention artistique
(portrait, accrochage puis décrochage) venait entamer
les murs en ce qu’ils ne pouvaient plus donner à penser
l’institution seulement selon la dichotomie dedans-
dehors. Les murs avaient été troués de regards, et le
regard que portaient sur eux les intervenants s’en trou-
vait modifié : il y avait eu une autre expérience subjec-
tive que celle du dedans/dehors. C’est ici l’occasion
d’avancer sur cette différence entre cadre et dispositif.

CADRE ET DISPOSITIF

Étymologiquement 6, le mot cadre est emprunté


à l’italien quadro, employé comme nom du carré en
géométrie (début XIVe siècle). Depuis le XVIe siècle, il

3. G. Didi-Huberman, Génie du non-lieu, Paris, Éditions de


Minuit, 2001, p. 147.
4. « La disparition est redoublée de la disparition visée qui est celle
de l’acte lui-même de faire disparaître », J. Lacan, Le Séminaire,
Livre IX (1961-1962), L’identification, inédit.
5. F. Vinot, « Exclusion sociale et non-lieux : des espaces urbains
à la pulsion », Recherches en psychanalyse, 2011/2 n° 12, p. 140-
148. DOI : 10.3917/rep.012.0140
6. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, t. 1, Paris,
Le Robert, p. 320.
204 Les médiations thérapeutiques par l’art

désigne concrètement la bordure (carrée à l’origine)


d’un tableau, d’un miroir ou d’un châssis fixe. Le mot
prend ensuite une autre connotation lorsqu’il vient à
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désigner « l’ensemble des officiers et sous-officiers
dirigeant les soldats d’un corps de troupe ». Le
Dictionnaire historique de la langue française relève par
ailleurs une ambigüité concernant le verbe cadrer,
dont il est difficile de dire s’il est lié au cadre tel que
présenté plus haut ou au latin quadrare, « convenir à,
être conforme à ».
Du point de vue de son emploi dans les théories
psychanalytiques, il est possible d’établir la lignée d’une
« pensée du cadre » qui, partant de Donald Winnicott
(le cadre pris comme environnement qui contient,
holding environment 7), passerait par l’article princeps
de José Bleger 8 (pour qui le cadre est dépositaire de la
part psychotique de la personnalité, c’est-à-dire la
partie indifférenciée et non dissoute des premiers liens
symbiotiques), pour se référer ensuite de façon
constante à la théorie de la fonction contenante élabo-
rée par Wilfred Bion. Par là, Bion envisage la symbo-

7. « Le cadre analytique représente alors la mère avec sa technique,


le patient étant un petit enfant […]. Le cadre de l’analyse repro-
duit les techniques primitives de maternages, les toutes premières.
Elle invite à la régression en raison de sa stabilité. La régression
d’un patient est un retour organisé à une dépendance primitive ou
une double dépendance. Le patient et le cadre se fondent dans la
situation originelle heureuse du narcissisme primaire »
(D.W. Winnicott (1954), « Les aspects métapsychologiques et
cliniques de la régression au sein de la situation analytique », dans
De la pédiatrie à la psychanalyse, Paris, Payot, 1969, p. 259-260).
8. J. Bleger, « Psychanalyse du cadre psychanalytique », dans
R. Kaës (sous la direction de), Crise, rupture et dépassement, Paris,
Dunod, 1979.
Pulsion et médiation : qu’est-ce qu’un dispositif ? 205

lisation par transformation par « l’objet contenant »


des éléments bêta, éléments bruts projetés, en éléments
alpha, éléments disponibles pour la pensée. La théorie
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des enveloppes psychiques élaborée à partir des travaux
de Didier Anzieu est dans la lignée de cette pensée du
cadre. Anzieu, en effet, conçoit le cadre à l’instar des
« enveloppes constitutives de la psyché, qui font de
celle-ci un appareil à penser les pensées, à contenir les
affects et à transformer l’économie pulsionnelle 9 ». Il
ressort de cette conception du cadre beaucoup trop
rapidement esquissée quelques éléments saillants
comme :
– le recours à la théorie du contre-transfert ;
– la primauté de la distinction dedans-dehors ;
– le développement d’une enveloppe narcissique à
partir de la sensation d’un contenant, l’enveloppe
résultant de l’introjection de l’objet contenant 10.
Le mot dispositif, quant à lui, renvoie dès son
origine à une tout autre dimension : disposer vient en
effet du latin disponere, de dis (séparé de) et ponere
(poser), autrement dit « placer en séparant distincte-
ment 11 ». Après avoir été introduit dans un contexte
théologique sur lequel nous reviendrons plus bas, il a
commencé au XIIIe siècle à être employé comme un
terme de droit, désignant l’énoncé final d’un jugement
qui contient la décision du tribunal. Or, avec la déci-
sion, du latin decidere provenant de caedere (césure),

9. D. Anzieu, « Cadre psychanalytique et enveloppes psychiques »,


Journal de la psychanalyse de l’enfant n° 2, 1986, p. 12-24.
10. A. Ciccone, « Enveloppe psychique et fonction contenante :
modèles et pratiques », Cahiers de psychologie clinique n°17, 2001/2,
p. 81-102.
11. A. Rey, op. cit., p. 613.
206 Les médiations thérapeutiques par l’art

nous retrouvons l’acte de couper, trancher, acte de


séparation. On pressent déjà qu’une pensée du cadre
se différenciera nettement de celle du dispositif : d’un
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côté l’enveloppe, de l’autre la coupure. Tout aussi bien,
nous pourrions dire que cette distinction cadre/dispo-
sitif concerne le corps, conçu dans sa dimension de sac
(enveloppe) ou dans sa fonction érogène (coupure).
Or, l’histoire se chargea de mêler très étroitement le
mot dispositif aux formidables discussions théolo-
giques au sujet de l’Incarnation. C’est un point essen-
tiel : il nous semble difficile de cerner ce qui pourrait
faire la particularité du terme dispositif sans saisir ses
liens avec l’Incarnation, et les questions que celle-ci
pose à la psychanalyse.

DISPOSITIF ET INCARNATION :
LA VOIE DES OXYMORES

Dans son petit ouvrage Qu’est-ce qu’un dispositif ? 12,


Giorgio Agamben rappelle que dispositio fut le terme
que les Pères latins de l’Église choisirent pour traduire
le mot grec Oikonomia. Oikonomia (qui signifie admi-
nistration, gestion de la maison -oikos) fut introduit dans
la théologie chrétienne au IIe siècle lors du débat sur la
Trinité (le Père, le Fils, et l’Esprit). À cette époque, le
dogme de la Trinité pose problème : si Dieu est trois
personnes, on risque alors une accusation de poly-
théisme et un retour vers des pratiques religieuses que
le christianisme cherche à éradiquer. Mais, comme il
faut maintenir ce dogme trinitaire, les théologiens intro-
duisent une subtile distinction entre la « substance

12. G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages


poche/Petite Bibliothèque, 2007.
Pulsion et médiation : qu’est-ce qu’un dispositif ? 207

divine », qui est « une », et l’oikonomia (l’économie) de


la création qui est « trine ». Face à la crainte d’un retour
caché du polythéisme et du paganisme, l’oikonomia fit
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donc argument.
Voici ce qu’écrit Agamben : « Dieu quant à Son être
et Sa substance est certainement un, mais quant à Son
oikonomia, c’est-à-dire la manière dont il organise Sa
maison, Sa vie et le monde qu’Il a créé, Il est trine. Tout
comme un bon père peut confier à son fils la responsa-
bilité de certaines fonctions et de certaines tâches, sans
pour autant perdre de son pouvoir et de son unité, Dieu
confie au Christ “l’économie” et le gouvernement des
hommes 13. »
L’oikonomia est donc le dispositif (dispositio) par
lequel le dogme trinitaire fut introduit dans la foi chré-
tienne, jusqu’à se spécialiser pour signifier l’Incarnation
du Fils 14.
Il est capital de saisir que le terme dispositif (soit
l’oikonomia ou dispositio) est en lien direct avec
l’Incarnation, c’est-à-dire avec le mystère de la venue
de l’illimité dans le limité, soit du Verbe dans la chair.
Le mystère de l’Incarnation repose précisément sur
cette question : comment Dieu peut-il s’incarner ?
C’est la question de la double nature de Jésus, comme
Verbe incarné : nature à la fois divine et humaine. Ce
qui a posé un autre problème redoutable aux théolo-
giens du Moyen Âge et de la Renaissance, que l’on
peut résumer ainsi : pour que le Christ existe comme
Verbe incarné, il faut qu’il soit vrai homme et vrai

13. Ibid., p. 23.


14. On parlera alors du « dispositif de l’économie incarnation-
nelle » dont Paul est le fondateur. Cf. M.-J. Mondzain, Image,
icône, économie, Paris, Le Seuil, 1996.
208 Les médiations thérapeutiques par l’art

Dieu, et non une apparence de l’un ou de l’autre. S’il


est vrai homme, il faut que la nature humaine lui
appartienne à titre de substance et non d’accident. S’il
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est vrai Dieu, il faut que sa substance soit celle-là même
du Verbe divin. Mais la substance se définit d’être une
pour chaque être : comment donc pourrait-elle être
double, duplice pour l’être du Verbe incarné 15 ?
Question « cruciale » pour la psychanalyse à partir
du moment où elle s’interroge sur la façon dont un
signifiant peut venir animer le corps humain (en tant
que Körper) et donc en faire un corps pulsionnel (en
tant que Leib). Comme l’écrit Jean-Michel Hirt : « En
s’incarnant, Dieu accepte de participer à la nature
humaine et non pas l’inverse ; en se logeant dans les
entrailles de la Vierge Marie, il fait surgir un nouage
différent entre le corps et la chair, tel que le pulsion-
nel devient désormais la voix de l’humain dans l’homme
[…]. L’Incarnation a rendu possible une mise en
langue de la vie pulsionnelle 16. » Qu’est-ce donc que
la pulsion, si ce n’est l’articulation d’un mouvement
continu (Freud a toujours décrit la poussée pulsion-
nelle comme continue) et d’une forme discontinue (le
représentant représentatif ) ? Voilà donc le paradoxe,
non plus théologique mais métapsychologique, que
prend en charge la psychanalyse : c’est bien une forme
limitée qui permet à la poussée illimitée de s’incarner 17.
À ce titre, le terme d’incarnation est au cœur de la

15. G. Didi-Huberman, Fra Angelico, Dissemblances et figuration,


Paris, Flammarion, 1990, p. 116-117.
16. J.-M. Hirt, « L’amour à deux faces », Topique, 2008/4 n° 105,
p. 9.
17. A. Didier-Weill, Lila et la lumière de Vermeer, Paris, Denoël,
coll. « L’espace analytique », 2003, p. 83.
Pulsion et médiation : qu’est-ce qu’un dispositif ? 209

question de la pulsion et le mystère chrétien de


l’Incarnation peut être considéré comme une inven-
tion culturelle qui vise à en rendre compte.
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C’est ainsi qu’un des prédicateurs les plus presti-
gieux du XVe siècle, saint Bernardin de Sienne, eut
recours à toute une série de formulations oxymoriques
absolument admirables qui vont nous permettre de
saisir clairement le lien avec les pratiques à média-
tions : « L’Incarnation est le moment où l’éternité vient
dans le temps, l’immensité dans la mesure, le Créateur
dans la créature, Dieu dans l’homme, la vie dans la
mort […] l’infigurable dans le figurable, l’inénarrable
dans le discours, l’inexplicable dans la parole, l’incir-
conscriptible dans le lieu, l’impalpable dans le tangible,
l’invisible dans la vision, l’inaudible dans le son 18. »
L’insistance et la diversité des modalités senso-
rielles ont de quoi frapper. On ne peut s’empêcher de
penser aux nombreux types de médium utilisés en
atelier : « l’inaudible dans le son » renvoie à la musique,
« l’invisible dans la vision » évoque les pratiques pictu-
rales, « l’incirconscriptible dans le lieu » définit avec
perspicacité la question du mouvement dansé, et enfin
« l’impalpable dans le tangible » n’est pas sans faire
penser aux pratiques de modelage et aux arts plastiques
(la plastique, du grec plastikos, a été considérée comme
une propriété de la matière, envisagée en elle-même
comme plus ou moins malléable, ou comme matériau
d’une action transformatrice 19).

18. Cité par D. Arasse, L’Annonciation italienne, Paris, Hazan,


2003, p. 12.
19. J. Morizot, R. Pouivet, Dictionnaire d’esthétique et de philoso-
phie de l’art, Paris, Armand Colin, 2010, p. 352.
210 Les médiations thérapeutiques par l’art

Or, ces modalités sensorielles, en tant que s’arti-


culant à l’Autre, ne peuvent pas faire l’économie du
pulsionnel. Je propose donc de repérer les effets de
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dispositif en tant qu’ils permettent à une pulsion
partielle d’opérer ce travail d’incarnation représenta-
tive : il y a dispositif là où une dimension continue
pulsionnelle vient s’incarner dans une représentation
signifiante, forcément discontinue, limitée, puisque
procédant de la limite elle-même. Cela ne veut abso-
lument pas dire qu’il s’agit de « faire parler » à la suite
d’un atelier à médiation. Cela signifie plutôt qu’au
travers de la médiation (et non pas seulement du
médium), la satisfaction pulsionnelle tend à trouver
une nouvelle forme, à s’inventer, plus précisément à
créer de nouveaux parcours, et cela en fonction des
possibilités offertes par la structure du patient. Passons
donc maintenant aux usages singuliers qui font dispo-
sitif selon la structure.

DISPOSITIF ET STRUCTURES :
LA QUESTION DE LA COUPURE

D’une part, si le névrosé aspire – tragiquement et


vainement – dans son symptôme à une satisfaction
pleine que l’on supposera néanmoins impossible, l’ef-
fet-dispositif signerait alors les joies et les trouvailles
dues à un ratage réussi. Dans les névroses, le rapport à
la Chose se soutient soit sur le versant de l’aversion, du
dégoût, de l’insatisfaction, soit sur celui d’un évitement
du trop-plein de plaisir, jusqu’à rendre le désir impos-
sible. Nous comprenons alors l’effet-dispositif comme
création de ces tentatives de retrouvailles (wiederzufin-
den, écrit Freud dans La négation), tentatives toujours
Pulsion et médiation : qu’est-ce qu’un dispositif ? 211

promises à la non-satisfaction, mais qui peuvent pour


autant déboucher sur autre Chose que l’inhibition, le
symptôme et l’angoisse… Disons même : le saut des
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retrouvailles (répétitions) à la trouvaille créatrice
(unique) porte ici la signature de l’effet-dispositif.
Mais si la névrose se construit sur une articulation
du continu/discontinu débouchant sur l’objet a, soit
ce que Freud nomme « renoncement pulsionnel
(Triebverzicht 20), doit-on pour autant exclure de l’effi-
cace de ce principe les sujets psychotiques ? La ques-
tion est délicate et peut être reformulée ainsi :
l’expérience psychotique est-elle celle d’un sujet entiè-
rement livré à la jouissance continue de la poussée
pulsionnelle ? Sur ce point, Erik Porge a proposé
récemment une remarquable mise au point que nous
allons reprendre. Son hypothèse (ici à propos de la voix
comme objet a) est la suivante : « En ce qui concerne
la voix, ce qui fait office de coupure est la scansion de
son émission. La scansion de la parole crée la voix
comme objet a 21. » Ce qui est compréhensible ainsi :
pour parler, il me faut bien reprendre, réitérer le
nouage du continu et du discontinu, à savoir le nouage
de la voyelle et de la consonne. Si je parle uniquement
en voyelles, qui sont de l’ordre de l’ouverture, du
continu, de l’illimité, je suis incompréhensible ; et
prononcer uniquement des consonnes, qui sont de
l’ordre de la pure coupure, pure discontinuité, est stric-
tement impossible. Il faut donc bien arriver à nouer

20. F. Vinot, « Renoncement pulsionnel vocal et exclusion sociale »,


Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe, 2008/1 n° 50,
érès, p. 185-197.
21. E. Porge, Voix de l’écho, Toulouse, érès, 2013, p. 35.
212 Les médiations thérapeutiques par l’art

ces deux dimensions discontinu et continu, limite et


illimité, pour accéder à qu’on appelle une articulation.
L’objet perdu par l’articulation de la voyelle et de la
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consonne est, en l’occurrence, la voix.
Or, Porge rappelle que Lacan énonce au sujet du
délire que « nous devons chercher à voir en quoi la voix
dans le délire répond tout spécialement aux exigences
formelles de ce a, pour autant qu’il peut être élevé à la
fonction signifiante de la coupure, de l’intervalle
comme tel 22 ». Et Porge de constater que « les voix de
Schreber, et en particulier celles des phrases interrom-
pues manifestent pleinement le caractère de coupure
de la voix 23 ». En ce sens, le délire est inclus dans la
formule du fantasme. Le fantasme n’est donc pas la
voie pour différencier névrose et psychose car voix du
délire et voix du névrosé ont « les mêmes caractéris-
tiques formelles d’objet séparable suppléant à la
défaillance du sujet à se nommer 24 ». Cela ne signifie
pas qu’il n’y ait pas de différence structurale entre
névrose et psychose, mais celle-ci ne réside pas en la
coupure dans le pulsionnel.
Pris sous l’angle de la coupure et de la scansion,
cela nous permet de poser que l’effet-dispositif dont le
sujet psychotique peut se faire l’inventeur lui permet-
tra de composer différemment avec cet Autre jouisseur
en lui donnant une forme par exemple, et donc un
bord, une limite, ou une localisation, autres formes
d’invention de scansion, de coupure. Comment donc
permettre l’invention d’un effet-dispositif en ce qui
concerne le sujet psychotique ? Nous nous appuierons
22. J. Lacan, Le désir et son interprétation, 20 mai 1959, inédit.
23. E. Porge, op. cit., p. 36.
24. Ibid., p. 37.
Pulsion et médiation : qu’est-ce qu’un dispositif ? 213

ici sur une proposition lumineuse de Christophe


Chaperot et ses collaborateurs en ce qu’ils cherchent à
repérer ce qu’il en serait d’une dimension partielle du
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cadre. Parler de partialité du cadre, partialité compo-
sée de son caractère singulier et manquant, revient à
évoquer cette dimension que nous nommons disposi-
tif. Si la part d’incomplétude du cadre est assumée dans
son énonciation même, alors les sujets peuvent s’em-
parer de cette zone informe, non déterminée, pour
construire (au sens freudien) leur propre dispositif,
c’est-à-dire leur propre système de balisage de la jouis-
sance. Et Chaperot d’indiquer que « la marge, l’espace
vide définissant le partiel du cadre singulier, sépare et
individualise, ce qui correspond à la fonction de l’ob-
jet a dans la dynamique aliénation-séparation 25 ».

L’EFFET-DISPOSITIF :
LA MÉDIATION N’EST PAS L’INTERMÉDIAIRE

Cela nous permet maintenant de préciser la fonc-


tion du pulsionnel dans les médiations en ses liens à la
coupure. Disons-le d’emblée : l’objet a peut être conçu
comme médiation entre le sujet et l’Autre. Considérer
la médiation sous l’angle de l’objet a, c’est en souligner
la dimension de séparation : toute médiation est sépa-
ration, « sépartition » invente même Lacan dans le
Séminaire L’angoisse, en référence au placenta et aux
caduques. De quoi s’agit-il ? Pendant la grossesse, le
fœtus n’aspire ni ne pompe ce dont il a besoin direc-
tement sur le corps maternel : il pompe l’oxygène et

25. C. Chaperot, C. Pisani, E. Goullieux, P. Guedj, « Réflexions


sur le cadre thérapeutique et l’institution : médiatisation et carac-
tère partiel », L’évolution psychiatrique, n° 68, 2003, p. 504.
214 Les médiations thérapeutiques par l’art

les substances nutritives qui lui sont nécessaires dans


le placenta (par l’intermédiaire du cordon) et le
placenta prélève à son tour celles-ci dans l’organisme
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maternel. Le placenta joue ainsi dans les deux sens.
Autrement dit, le placenta est un intermédiaire, entre
le fœtus et la mère. Celle-ci peut fantasmer l’enfant
comme un vampire, il n’en reste pas moins que les
deux entités ne sont pas en contact direct. Or, le
placenta et les caduques sont précisément ce qui tombe
et qui est perdu à la naissance. La perte du placenta
inhérente à la naissance n’est pas seulement une sépa-
ration d’avec le corps de l’Autre maternel, elle implique
une séparation dans laquelle l’enfant – donc pas seule-
ment la mère – perd une partie de lui-même. Idem
pour le sein : l’enfant pompe le lait dans le sein, qui, à
son tour, va puiser dans l’organisme maternel de quoi
le fabriquer. Tout comme le placenta, il doit connaître
le même destin de cession, à savoir le sevrage qui, en
tant que tel, concerne tout aussi bien l’enfant que la
mère. Ainsi, là où le sein comme organisme fait inter-
médiaire (organe ambocepteur) entre l’enfant et sa
mère, le sein en tant qu’objet a fait médiation entre le
sujet et l’Autre du fait même de son caractère cessible.
On saisit ici la distinction entre intermédiaire et média-
tion : une conception psychanalytique de la médiation
ne peut pas faire l’économie des fonctions de perte, de
séparation et de coupure que celle-ci implique, et
même suppose. Pris sous cet angle, on ne peut qu’être
frappé par le fait que le premier usage du mot média-
tion eut le sens de division 26…

26. A. Rey, Dictionnaire historique de la langue française, tome II,


Paris, Le Robert, 1995, p. 1214.
Pulsion et médiation : qu’est-ce qu’un dispositif ? 215

MÉDIATION ET INCARNATION : « S’INCARNER,


C’EST SE VIDER »
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Cette distinction entre intermédiaire et médiation
se repère dans le récit de l’Annonciation qui sert de réfé-
rence narrative à l’Incarnation dont nous avons parlé
plus haut. L’Annonciation, dont le texte initial se trouve
dans l’Évangile de saint Luc, est le récit du dialogue
entre l’ange Gabriel et Marie. Gabriel lui annonce qu’elle
aura un enfant qui sera le fils de Dieu. Elle s’en étonne,
ne comprend pas, questionne Gabriel qui lui répond,
puis finalement en vient à dire « je suis la servante du
seigneur, qu’il m’advienne [ou qu’il me soit fait] selon
ton Verbe (fiat mihi secundum verbum tuum 27) ». Sur ce,
le messager s’en va. Fin de l’Annonciation.
S’appuyant sur ce récit, Bernard Chouvier a très
bien mis en exergue la fonction de l’ange Gabriel qui
est celle de « tiers […] assurant la communication
entre le monde d’en haut et le monde d’en bas […].
Représentant de la transcendance divine, il en est à la
fois le messager et l’intermédiaire : il transmet à la
jeune femme le message du Père et l’explicite. Son rôle
est celui de l’interprète, de l’initiateur et de l’interces-
seur 28 ». L’Annonciation apparaît alors « comme une
figuration inductrice et une métaphore prégnante du
processus médiateur 29 ». Notons par ailleurs que cette
analyse amène Bernard Chouvier à évoquer toute la

27. Il existe une véritable dimension de Bejahung dans ce « oui »


(cf. F. Vinot, « Du pan de tableau au pan de transfert », Cliniques
méditerranéennes n° 80, Toulouse, érès, 2009, p. 198).
28. B. Chouvier, « Objet médiateur et groupalité », Revue de psycho-
thérapie psychanalytique de groupe, n° 41, p. 15-27.
29. Ibid.
216 Les médiations thérapeutiques par l’art

symbolique à laquelle auront recours les peintres pour


représenter l’Annonciation : objets, gestuelles des
personnages, et lieux sont alors vus et lus selon les
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dogmes iconologiques. Par exemple, on peut voir dans
certaines Annonciation un vase transparent. Pourquoi ?
Parce que le verre représente cette matière que le flux
lumineux peut traverser sans pour autant endomma-
ger, on est ici dans le symbolisme de la virginité de
Marie, tout comme le Jardin clos (hortus conclusus)
représente également le corps de Marie d’où naît le
fruit. Les études iconologiques déterminent en fait une
interprétation du tableau qui s’appuie sur la fonction
de représentation et d’univocité du sens. Nous sommes
dans le registre du lexique et du symbolisme. Des cher-
cheurs comme Daniel Arasse et Georges Didi-
Huberman ont bien montré que les tenants de
l’iconologie installent un rapport de signification à
l’œuvre. Ce faisant, c’est l’empire du sens qui aboutit
en fin de compte à nier le cœur même du tableau, à
savoir l’irreprésentable.
Cependant, l’Annonciation a réussi à travailler
différemment certains peintres, ceux-là mêmes qui n’ont
pas reculé devant ceci qu’il y a de l’irreprésentable dans
la peinture. Cet irreprésentable n’est pas une limitation,
une impuissance de la peinture qu’on pourrait un jour
réduire grâce à la technique, elle est un point d’impos-
sible, un Réel avec lequel elle se structure et dont nous
allons sous peu évoquer les effets de création.
Reprenons : distinguer l’intermédiaire de la
médiation nous permet donc d’avancer que si la fonc-
tion d’intermédiaire se réfère à l’ange Gabriel, celle de
médiation renvoie plutôt à l’idée même d’Incarnation
sous-tendue dans l’Annonciation. L’intermédiaire est
Pulsion et médiation : qu’est-ce qu’un dispositif ? 217

Gabriel, la médiation est le Christ comme relevant


d’une double nature illimitée/limitée. Ne parle-t-on
pas d’ailleurs du Christ médiateur ? Médiateur, il l’est,
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mais moins comme messager de Dieu (il serait alors
intermédiaire) que lieu du mystère fondateur de la foi
chrétienne, un mystère absolu, incompréhensible,
impensable, impossible à exprimer dans les catégories
et les représentations humaines 30.
Si, face au mystère de l’irreprésentable, l’oxymore
put servir de recours à saint Bernardin de Sienne,
certains peintres de la Renaissance inventèrent – hors
de toute iconologie – un procédé particulier, baptisé
par Fra Angelico figura. Ce sont des taches ou zones

30. Au sujet de la figure christique, on peut certes mettre en avant


la dimension de rédemption dont la psychanalyse se sépare radica-
lement, mais on peut aussi en souligner la dimension d’anéantisse-
ment, d’effacement, nommée par les iconophiles « kénose ». Ce que
M.-J. Mondzain décrit ainsi : « La kénose du Fils désigne chez saint
Paul l’acceptation par le Christ de revêtir la forme de l’esclave, c’est-
à-dire que l’épiphanie du Fils dans le visible s’est opérée sous le signe
de la déréliction et de la mort. L’anthropomorphisme du Christ est
allé jusqu’à l’abandon du Père, la rupture sacrificielle entre l’image
et le modèle. La kénose signifie donc bien la désertion de la divi-
nité hors du monde […]. Quand le Verbe s’est fait chair, il s’est vidé.
Cet évidement de l’incarnation se retrouve à son tour dans la
défense de l’icône elle-même. En aucun cas, l’icône n’est pleine du
Christ. » Plus loin : « L’icône du Christ est vide de sa présence char-
nelle et réelle – ce en quoi elle diffère radicalement de l’eucharis-
tie – mais est pleine de son absence, qui, par la trace qu’elle laisse
et le manque qu’elle incarne, produit l’essence même du visible.
S’incarner, c’est se vider ou, ce qui revient au même, devenir
semblable à son image. Quand le Verbe s’est fait chair, la divinité
ne s’est pas remplie de matière, pas plus que la matière de divinité.
L’icône comme mémorial de l’incarnation, est donc bien un mémo-
rial de l’évidement qui s’opère par l’infinité du trait »,
(M.-J. Mondzain, op. cit., p. 121-123).
218 Les médiations thérapeutiques par l’art

informes, floues, multicolores, qui ne s’intègrent pas


complètement au système représentatif que prétend
soutenir le tableau par ses effets de ressemblance. Cette
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figura (ou « pan de tableau », selon l’expression de
Didi-Huberman 31) dépasse, outrepasse tout à coup son
aspect figuratif, si bien qu’au sens de Fra Angelico la
figure est l’inverse du figuratif. Autrement dit, moins
ça a de forme, plus ça figure ce qui est au-delà de la
forme, l’irreprésentable. Ces taches ont pour effet de
présenter la matière picturale même au spectateur, et
non plus de lui représenter une signification. C’est d’au-
tant plus enseignant lorsque des pans surgissent dans
le transfert 32 : point à garder en tête pour toute
pratique clinique par trop « cadrante » : un dispositif
(visant à ce travail d’incarnation pulsionnelle) soutient
en lui-même la possibilité de l’informe, de l’irreprésen-
table, puisqu’il en est issu. Cette préoccupation qui
laisse être l’informe est ainsi écrite par Y. Bonnefoy :
« Tache, épiphanie de ce qui n’a pas de forme, pas de
sens, tu es le don imprévu que j’emporte jalousement,
laissant inachevée la vaine peinture. Tu vas m’illumi-
ner, tu me sauves. N’es-tu pas de ce lieu et de cet
instant un fragment réel, une parcelle de l’or, là où je
ne prétendais qu’au reflet qui trahit, au souvenir qui
déchire ? J’ai arraché un lambeau à la robe qui a
échappé comme un rêve aux doigts crispés de l’en-
fance 33. »
Néanmoins, une fois cette coupure en place
(dispositif ), son effet doit être appréhendé au sein du

31. G. Didi-Huberman, La peinture incarnée, Paris, Éditions de


Minuit, 1985.
32. F. Vinot, « Du pan de tableau au pan de transfert », op. cit.
Pulsion et médiation : qu’est-ce qu’un dispositif ? 219

fantasme, défini par Lacan comme… « ce qui fait à la


réalité son cadre 34 » ! Voilà donc une proposition pour
penser l’articulation dispositif/cadre au sein des
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pratiques à médiations. L’un n’exclut pas l’autre, bien
au contraire : si le dispositif renvoie à l’objet a, le cadre,
lui, renvoie au poinçon qui sert de prisme, de fenêtre
permettant l’articulation (et non le rapport) du sujet
au réel.

RETOUR À L’INSTITUTION, SANS L’ARTISTE

C’est bien de cette expérience dont font part les


membres du centre d’hébergement lorsque les limites
dedans/dehors sont trouées de regard. Le lieu d’héber-
gement ne se réduit plus à une enceinte fermée sur elle-
même mais prend littéralement corps, au sens d’une
incarnation, et comme tel il devient habitable, vivable
d’y pratiquer l’accueil, y compris pour ceux qui ne
peuvent pas entrer. La limite dedans-dehors n’est plus
l’unique axe qui règle les pratiques. Prenons le risque
de proposer qu’une extimité se dessine ici…
Les oxymores de saint Bernardin de Sienne pren-
nent alors plus de force puisque après ceux évoqués
plus haut, dont nous avions souligné la dimension
étonnamment sensorielle, il évoque : « L’artisan entre
dans son œuvre, la longueur dans la brièveté, la largeur
dans l’étroitesse, la hauteur dans la bassesse, le conte-
nant dans le contenu. » La déstabilisation topogra-
phique provoquée par ces formulations invite à penser

33. Y. Bonnefoy, La vie errante, Paris, NRF, Gallimard, 1997, p. 26.


34. J. Lacan, « Allocution sur les psychoses de l’enfant », dans
Autres écrits, Paris, Le Seuil, 2001, p. 366. Nous soulignons.
220 Les médiations thérapeutiques par l’art

une autre topologie, toujours cet au-delà de la dicho-


tomie dedans-dehors, cet au-delà du cadre comme
enveloppe (le contenant qui vient dans le contenu s’in-
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vagine bien plus qu’il ne s’introjecte), au-delà auquel
l’extimité de das Ding nous convoque et dont les
nœuds borroméens furent une réponse ultérieure 35.
Les ateliers à médiation thérapeutique par l’art sont
une façon de faire place à la Chose au sein même de la
pratique clinique et de l’institution qui l’héberge. Il n’est
pas certain que le cadre suffise pour cela, et c’est le sens
de toute l’attention que nous portons à cette question
du dispositif. Dès lors on comprendra en quoi mettre
en place un atelier à médiation au sein d’une institution
peut se révéler souvent délicat, et provoquer certaines
difficultés. La question est celle-ci : un atelier à média-
tion par l'art amène-t-il quelque chose de plus à une
institution ou quelque Chose ? Autrement dit, le rapport
de l’institution au cadre (soit la question du dedans/
dehors) permet-il d’accueillir l’insistance de ce qui
échappe au cadre et qui nécessite un dispositif ?

35. Par exemple à propos des nœuds : « De ces cercles, il n’en est
pas un qui, d’être enveloppé par un autre, ne se trouve envelop-
pant par rapport à l’autre » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre XXIII
(1975-1976), Le sinthome, Paris, Le Seuil, 2005, p. 34).
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Il n’y a pas d’art-thérapie
Manifeste pour une tératologie
Proposition d’un dispositif d’ateliers
d’artistes : L’Esquisse
Xavier Gassmann, Céline Masson

AU NOM DE QUOI SOIGNER ?


L’INSTITUTION SUBVERSIVE ET LE MONSTRUEUX

L’effondrement du questionnement, du sens


donné aux symptômes plombés par le DSM et sa
logique de normativité et d’éradication de la dimen-
sion créative du symptôme, est la difficulté que vivent

Xavier Gassmann, chargé de cours à l’université Paris-Diderot, cher-


cheur associé au CRPMS, psychanalyste, psychologue, hôpital René-
Dubos.
Céline Masson, maître de conférences en psychopathologie clinique et
psychanalyse, HDR, psychanalyste, université Paris-Diderot, Sorbonne
Paris Cité, CRPMS, EA 3522, 75013, Paris, France, coresponsable du
groupe de recherches Pandora, sur les processus de création :
« Psychanalyse, corps et société », psychologue au centre médico-social
de l’OSE (12e, Œuvre de secours aux enfants).
222 Les médiations thérapeutiques par l’art

les institutions dites « de santé mentale ». La peur de


penser en dehors des consignes a fait du discours un
outil économique et commercial. Au prix du renonce-
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ment à l’idéologie scientiste, une société peut travailler
à s’extraire de la déshumanisation comportementaliste.
Dans un premier temps, nous souhaitons criti-
quer la notion d’art-thérapie car il y a une contradic-
tion même dans les termes. L’acte de faire une œuvre
est un acte subversif, asocial, sans aucune visée ortho-
pédique. Il ne peut y avoir de prescription d’un
« régime de création » parce que l’art n’est pas un exer-
cice hygiénique conforme aux attentes de la société.
L’art procède d’une désadaptation heuristique
alors que la thérapie vise la réadaptation d’un sujet 1.
Il y a contradiction même dans les termes d’art et de
thérapie. Et ce, même si l’art peut guérir de surcroît
comme le dit Lacan de l’analyse. Mais guérir de quoi ?
L’art traite du vide et le rien peut prendre corps,
l’absence prendre forme, il s’agit alors de composer
avec le rien. C’est l’absence qui se manifeste sur la
surface où peuvent se révéler des formes inattendues.
Ces formes visent le réel qu’il s’agit d’approcher car
inatteignable (« le Réel, c’est l’impossible » dit Lacan).
Faire voir dans le visible ce qui y manque, exhiber l’ab-
sence des corps et les traces de mémoire afin de
retendre la toile de la réalité. Le processus créateur
travaille les objets internes dans la matérialité de
l’œuvre. Matière brute, matière à créer en déployant
des figures parfois monstrueuses, inquiétantes.

1. M. Thévoz, Requiem pour la folie, Paris, Éd. La différence, 1995,


p. 32.
Il n’y a pas d’art-thérapie. Manifeste pour une tératologie 223

Exploiter la part sombre afin de faire surgir des anges


du bizarre 2.
Trouver peut-être la voie des monstres en soi afin
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de signer un pacte avec le diable et faire expression de
ces figures qui nous habitent sans qu’elles nous enva-
hissent. Voilà pourquoi nous parlons d’art tératolo-
gique, en ce sens qu’il y a lieu de faire sortir les
monstres afin de les avoir à l’œil.
On sait que les représentations de monstres sont
très présentes dans les images fréquentées par les
enfants et les adolescents (jeux vidéo, dessins animés,
films…). Les productions des préadolescents dans le
cadre de psychothérapies sont fréquentes et émergent
aisément. La sortie des monstres dans des représenta-
tions reflète le mouvement d’un psychisme débordé
par des affects parfois contradictoires et violents. La
projection des monstres, reflet d’une monstruosité
interne, est liée à l’expression des modifications
internes propres à l’adolescence. L’adolescent fait
l’épreuve de la métamorphose, des transformations
parfois étranges et inquiétantes du corps, de la sexua-
lité. Les figures de monstres permettent de fixer l’an-
goisse que les représentations de la phase de latence ne
permettent plus de fixer.
Cette formation des figures parfois informes,
« déformes », permet au sujet de réorganiser les conflits
psychiques qui le submergent. Le monstre, de nature
hybride, est une figure composite issue de la culture et
de la transformation qu’en fait l’enfant à partir de ces

2. Selon le titre d’une exposition qui s’est tenu au musée d’Orsay


en avril 2013.
224 Les médiations thérapeutiques par l’art

données culturelles. Cette figure composite est à la fois


extérieure/culturelle et intérieure/psychique-plastique,
transformée par l’appareil psychique. Le monstre
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permet des projections fantasmatiques de figures
parentales permettant des compositions insolites, alté-
rations de schémas corporels composés d’éléments
hétérogènes empruntés aux humains, aux animaux
voire aux végétaux.
En ce sens, ce sont des « choses incroyables » et
nous ajouterons « invoyables », des représentations de
ce qu’il y a en l’homme de plus informe, aux limites
de l’humain, là où le psychique côtoie le non-
psychique, la menace d’inanimation. Pourtant, on est
encore du côté du vivant et du côté d’un moi qui se
vide de son énergie, où le conflit pulsionnel (entre les
pulsions de vie et les pulsions de mort) est le plus vif.
L’art est certainement tératologique, touchant à l’in-
fantile et aux monstres conservés dans la mémoire
(l’animal d’angoisse) et qui font retour dans les cauche-
mars de l’adulte. On touche à ce que Foucault appe-
lait l’inéducable, « l’incorrigible ».

UN DISPOSITIF POUR CRÉER DANS LE TEMPS :


L’ESQUISSE AU SERVICE DES ADOLESCENTS

Après cet éclairage conceptuel, nous proposerons


l’exemple d’un dispositif d’ateliers d’artistes avec des
adolescents hospitalisés. Nous souhaiterions interroger
ce qui vient s’articuler entre l’art et le thérapeutique.
Notre question reviendrait plutôt à interroger en
quoi l’art n’a pas pour vocation d’être thérapeutique. Si
telle n’est pas sa vocation, comment envisager la
présence démultipliée d’activités artistiques dans les
Il n’y a pas d’art-thérapie. Manifeste pour une tératologie 225

lieux thérapeutiques mais aussi dans les lieux sociaux


et éducatifs ? Si ce n’est pas l’art qui est thérapeutique,
nous interrogerons toutefois la notion de processus
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associé à la création et nous envisagerons alors la
notion de dispositif comme lieu de recueil de cette
expérience engendrée par l’acte créatif. Acte qui laisse
sourdre un mouvement psychique, et c’est à cette
geste-là que nous allons nous intéresser, c’est-à-dire à
ce nouage singulier que le sujet développe depuis le
réel de la matière brute.
Ce texte aura pour visée de dégager une réflexion
clinico-théorique à partir d’un groupe de recherche
clinique sur la création à l’adolescence en partenariat
hôpital/université (hôpital René-Dubos, Pontoise, et
l’université Paris-Diderot, CRPMS).
Confronté aux enjeux du remaniement de l’ado-
lescence, le sujet en adolescence est aux prises avec ce
qui, dans la relation d’objet advient à partir d’une
perte nécessaire. Lorsque la séparation en tant que
processus n’est pas dialectisable, elle maintient le sujet
dans une position d’inféodation qui le clôture dans
un enfermement. L’issue paradoxale est fréquemment
marquée par des ruptures sous la forme de mises en
actes, qu’elles soient auto ou hétéro-agressives. Ouvrir
un espace de créativité à l’endroit de ces mises en
fermeture, telle est la proposition faite à partir de ces
ateliers de création menés par des artistes à l’hôpital.
La plupart des adolescents reçus à L’Esquisse
– hôpital de jour pour adolescents – se présentent
avant tout derrière un repli phobique associé à une
inhibition psychique. Ces manifestations ont pour effet
de les maintenir enfermés toujours plus massivement
et de les amener à se distendre de tout lien social.
226 Les médiations thérapeutiques par l’art

Reçus dans ce désarroi, leur admission à L’Esquisse


se présente comme l’accès possible à un remaniement
de leur position subjective, là où ils sont fréquemment
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restés figés dans une position d’objet inféodé à l’Autre.
Dans cette perspective, la démarche proposée à
L’Esquisse est de mobiliser l’adolescent du côté de son
choix et de l’inviter à s’inscrire à cet endroit. Cela va
se traduire dans la pratique par la mise en place d’un
accueil individualisé où chaque adolescent vient à
L’Esquisse en fonction d’un planning qu’il détermine
avec ses référents, représentés par un psychologue ou
un psychiatre et une infirmière. Ces référents vont le
recevoir dans un premier temps sur un rythme hebdo-
madaire, où il s’agit d’entrevoir avec l’adolescent
comment il s’approprie la démarche qu’il a initiée et
ce qu’il peut dire de ce qu’il trouve dans les différents
espaces où il s’est inscrit.
Son admission est au départ organisée autour des
accueils dits « informels ». Dans un second temps, il
accédera aux ateliers artistiques. Cette décomposition
en deux temps, nous l’avons soutenue afin de laisser
du temps à l’adolescent mais aussi à l’équipe soignante.
Dans les accueils informels, les adolescents sont
reçus par deux infirmières et ils sont invités à propo-
ser comment ils souhaitent organiser ce temps qu’ils
vont passer ensemble. Ils ne sont pas seulement invi-
tés à dire comment ils vont faire usage du lieu mais ce
qu’ils peuvent amener comme proposition singulière.
Il s’agit à ce moment de permettre à l’adolescent de
s’autoriser de son choix mais aussi de le confronter aux
autres.
Ces accueils informels ont ceci de particulier que,
s’ils sont encadrés par les infirmières, celles-ci ne sont
Il n’y a pas d’art-thérapie. Manifeste pour une tératologie 227

pas là pour faire proposition en lieu et place des adoles-


cents. Il est de fait fréquent d’assister à des moments
de silence où bruissent certaines tensions qu’il s’agit de
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contenir avec délicatesse. Une dynamique de groupe
s’initie dans ces accueils informels, en tant que l’ado-
lescent retrouve à chacun de ces moments le même
groupe mais qui sera différent lors des autres accueils
proposés tout au long de la semaine.
Qualifier ces accueils d’informels n’est pas sans
effet tant du côté de l’adolescent que de ses parents. La
dimension énigmatique sous-tendue par ce signifiant
interpelle et certains, en particulier les parents,
voudraient lui donner une définition arrêtée et défini-
tive. Au contraire, il s’agit bien de maintenir ouvert
l’effet énigmatique du signifiant, quand bien même la
solution pour les adolescents peut consister au départ
à occuper ce temps de façon identique d’une séance à
l’autre.
Prenons l’exemple de Pierre qui est un adolescent
de 17 ans adressé par une structure de consultation.
Quelques mois après avoir débuté son année de
première, il arrête soudainement sa scolarité sous
prétexte de maux de ventre associés à des nausées, où
il redoute en particulier d’être vu en train de vomir. La
crainte de rencontrer ce regard le conduit à se replier
au domicile familial. Dans un premier temps, les
parents accompagnent leur fils vers quelques explora-
tions physiologiques, jusqu’au moment où un des
médecins rencontrés laissera entendre le substrat
anxieux de ce symptôme.
Lors du premier entretien, Pierre s’étonne encore
d’une liaison possible de son symptôme avec l’angoisse,
précisant qu’il n’en éprouve pas. Du côté des parents,
228 Les médiations thérapeutiques par l’art

la mère se montre très attentive à la symptomatologie


de son fils, ce qu’elle associera plus tard à sa petite
enfance en rappelant qu’au cours de sa première année,
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il avait déjà rempli l’intégralité du carnet de santé. Ce
recours au réel du corps dans la relation à la mère s’est
ancré très tôt, là où le père de son côté a tendance à
voir son fils comme un simulateur.
Ce qui caractérisera Pierre dans ses premières
rencontres avec L’Esquisse et tout au long de son
cheminement, c’est précisément de s’autoriser de ses
choix. Alors que dans les accueils informels il est dans
des groupes où il fait figure de « grand », il se réfugie
fréquemment derrière les propositions des autres.
Dans le cheminement de l’accueil de l’adolescent,
une fois cette première période d’admission – ce temps
pour voir – passée, proposition est faite à l’adolescent
de repenser sa venue à L’Esquisse en intégrant une
autre modalité qui est celle des ateliers artistiques.
Ces ateliers, l’adolescent en entend parler dès son
admission mais aussi dès son orientation vers
L’Esquisse, en tant qu’ils sont un trait singulier ayant
conduit à la création de l’hôpital de jour.
Effectivement, notre choix en posant ces ateliers
artistiques comme une pièce centrale du dispositif de
soin n’était pas tant de les inscrire comme condition
thérapeutique mais comme participant au projet théra-
peutique.
Notre hypothèse est de soutenir que le processus
de création tel qu’il est développé par un artiste dans
le cadre d’un atelier artistique permet une relance de
la mobilité psychique jusqu’alors figée dans les méca-
nismes d’inhibition. Cette relance peut servir d’appui
pour réarticuler les enjeux du processus adolescent.
Il n’y a pas d’art-thérapie. Manifeste pour une tératologie 229

Toutefois, si l’adolescent est interpellé sur ce


versant, cela ne se fait pas seul à seul, bien au contraire.
Si l’atelier artistique mobilise l’adolescent, au sens où
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l’artiste l’invite à entrer dans un processus de création
sous-tendu par la démarche que lui-même soutient en
tant qu’artiste, il ne peut se suffire à lui seul.
Néanmoins, quelle est la fonction de ces ateliers
tels qu’ils sont développés à L’Esquisse ? Que pouvons-
nous dire du cheminement qu’ils proposent et comment
sont-ils articulés au processus thérapeutique ?
Tout d’abord, lorsque nous précisons que l’atelier
artistique ne peut se suffire à lui seul, nous entendons
par là qu’il ne s’agit pas de l’isoler ou de le confondre
avec la démarche thérapeutique.
Dans cette perspective, plutôt que de rabattre l’art
sur le thérapeutique ou même de les unir sous la forme
d’une unicité de temps, de lieu et d’action, nous
proposons de déplier leur articulation jusqu’à produire
plusieurs scènes qui visent à ouvrir des espaces de
dialectisation.
Ces espaces ont pour visée de produire des discours
et de rendre audible chacun d’eux en tant qu’ils vont
trouver des récepteurs sur des scènes différenciées.
Ainsi, il s’agit de rendre audible le discours de l’ar-
tiste dans un espace thérapeutique, non pas en tant
qu’il pourrait venir dire quelque chose de la psycho-
pathologie de l’adolescent, ou bien même d’une lecture
artistique des symptômes, il s’agit d’entendre ce que
l’artiste peut dire de ce qu’il perçoit de l’appropriation
par l’adolescent de l’objet qu’il lui propose.
Chaque atelier artistique est encadré d’un temps
de pré et postgroupe où sont présents l’artiste, l’infir-
mière et un psychologue ou psychiatre. Dans le post-
230 Les médiations thérapeutiques par l’art

groupe en particulier, il s’agit d’entrevoir comment


l’adolescent intègre le processus de création dans lequel
il l’invite à entrer : dans quelle mesure investit-il ce
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cheminement ? Reste-t-il dans une position de collage
à la forme supposée attendue, ce qui se réduirait à un
cheminement purement adaptatif, voire orthopédique.
Ce qui est alors visé par les artistes, tels qu’ils
l’expriment, ce n’est pas tant la belle forme ou la bonne
forme, mais comment l’adolescent va rendre sensible
la sienne propre.
Pour ce faire, les artistes proposent la scène artis-
tique qui est la leur et en tant que structure de soin,
nous n’intervenons pas dans ce choix. De la même
manière, aucun adolescent n’est orienté sur un atelier
en fonction de sa psychopathologie. Ce qui ordonne
son inscription à un atelier, c’est le choix qu’il fait
entendre à ses référents à l’occasion des entretiens
hebdomadaires.
Certes, une proposition peut venir des référents,
mais là aussi l’inscription appartient à l’adolescent. De
fait, là encore, l’adolescent peut se donner le temps de
voir en participant à une ou deux séances d’un atelier
sans que son inscription soit définitive. À la suite, s’il
décide de poursuivre, son inscription sera engagée et sa
sortie de l’atelier devra se négocier sur une scène avec
l’artiste et sur l’autre dans le cadre des entretiens avec ses
référents.
Il s’agit effectivement de laisser à l’adolescent le
temps de comprendre le processus dans lequel l’artiste
lui propose de s’engager.
Sur le choix de l’atelier, prenons l’exemple de cet
adolescent qui fréquemment lors des entretiens nous
fait entendre le rapport singulier qu’il entretient à sa
Il n’y a pas d’art-thérapie. Manifeste pour une tératologie 231

voix. Ce qu’il ne cesse de souligner c’est sa tonalité


particulière qu’il attribue aux multiples interventions
chirurgicales qu’il a subies depuis sa naissance marquée
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par une grande prématurité, si grande que le pronos-
tic vital était engagé.
Il rappelle qu’il a connu de multiples interven-
tions orthophoniques mais il reste toujours circons-
pect devant cette tonalité qui donne à sa voix ce timbre
particulier ; très grave, rocailleuse, elle laisse effective-
ment penser à une voix d’outre-tombe et lui l’associe
souvent à une voix de « vieux ».
Dès son inscription à L’Esquisse, il se montre très
demandeur. Il est âgé de plus de 18 ans et il a inter-
rompu sa scolarité l’année précédente sans même
passer l’examen de fin d’année. Il se montre fréquem-
ment dans une grande asthénie, au point de s’endor-
mir lors de temps intermédiaire. Il reste très évasif lors
des entretiens avec une propension à peine feinte, de
recourir à l’évitement dès qu’il se trouve face à des
souvenirs ou des événements encombrants.
Lorsqu’il décide de participer à l’atelier musique,
il recourt à ce même mécanisme lorsque l’artiste invite
les adolescents du côté du chant à passer au micro. Il
préfère dans ce cas se réfugier auprès du synthétiseur
et proposer une ambiance musicale. Cette voix devant
laquelle il reste en retrait revient néanmoins fréquem-
ment dans les entretiens à travers ses interrogations.
Là où il reste sur le seuil d’une mise en jeu de l’objet
voix, nous lui proposons d’envisager de participer à
l’atelier théâtre. Dans le jeu transférentiel, il laisse en
suspens sa décision pendant plusieurs semaines prétex-
tant qu’il a déjà participé enfant à une pratique théâ-
trale. Néanmoins, il décide d’aller voir ce qui se passe
232 Les médiations thérapeutiques par l’art

dans cet atelier et la comédienne lui propose d’inté-


grer un rôle ; celui d’un prince qui s’adresse à ses
sujets, il doit déclamer. Tel qu’il le rapporte lors des
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entretiens, la comédienne lui indique comment poser
cette voix, en particulier pour qu’il puisse, dans le jeu
théâtral, se faire entendre. S’il relève que cette
démarche n’est pas facile pour lui, il fait état de sa
surprise à l’occasion d’un atelier musique où ils ont
réalisé un enregistrement. Il dit avoir découvert sa voix
et l’avoir trouvée mélodieuse, ce que l’infirmière
confirmera.
Cette mise en jeu de l’objet partiel, telle que l’ado-
lescent en trouve une mise en scène possible lors des
ateliers artistiques, est selon nous un des moteurs
inconscients qui préside au choix de l’atelier à travers
la matière brute que l’artiste propose d’appréhender.
Toutefois, c’est à travers la rencontre avec l’artiste
que quelque chose de cet objet vient à se dévoiler, en
aucun cas ce choix ne se constitue sous la forme d’une
indication thérapeutique.
Effectivement, c’est dans l’après-coup et à partir des
entretiens que nous pouvons progressivement relever ce
qui est venu se négocier pour l’adolescent dans ce choix.
À l’origine de l’inscription, ces éléments ne sont pas
manifestement présents et le choix de l’adolescent se
porte sur la proposition de l’artiste, telle que les référents
peuvent la relayer, mais aussi à partir de ce qu’il a pu en
entendre dans sa relation avec les autres adolescents.
La proposition de l’artiste, c’est effectivement ce
autour de quoi se fait la rencontre pour l’adolescent.
Toutefois, tant à partir de ce que les adolescents
peuvent en dire mais aussi depuis ce que les artistes
nous font entendre de cette rencontre, ce que nous
Il n’y a pas d’art-thérapie. Manifeste pour une tératologie 233

pouvons relever, c’est avant tout une rencontre qui


consiste autour d’une matière brute.
Que ce soit les mots de la langue de l’écrivain, la
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plastiline de la plasticienne, les sons du musicien, la
matière corps du danseur ou du comédien, nous
constatons que dans la démarche de l’adolescent, il y
a une manière de rencontrer cette matière qui peut être
équivalente au jeu de la lalangue.
Cette matière telle qu’elle est portée par l’artiste,
l’adolescent va la rencontrer dans sa forme brute, en
tant qu’il s’en autorise une malléabilité singulière.
De la même manière que l’infans tire jouissance
de ce bain sonore depuis les signifiants maternels, nous
observons dans ces ateliers un premier temps où l’ado-
lescent, sur invitation de l’artiste, pétrie et malaxe ce
bain de matière qu’il lui propose. Ce n’est pas tant que
cette matière soit déposée là sous une forme brute,
mais la démarche de l’artiste n’étant pas de solliciter
l’adolescent sous une forme déjà réglée, il le sollicite
de fait à éprouver cette matière dans un rapport singu-
lier. Et c’est dans la découpe singulière qui sera la
sienne que l’adolescent va en extraire une forme. Dans
ce cheminement, l’artiste ne laisse toutefois pas l’ado-
lescent dans un isolement absolu. Il lui donne aussi à
entendre par quel mouvement lui-même passe, et dans
quelles références il inscrit son travail. Les artistes
amènent de fait très régulièrement les œuvres d’autres
auteurs avec lesquels ils travaillent.
L’extraction de l’objet advient ici comme l’esquisse
d’un nouveau nouage qui rend compte de la manière
dont l’adolescent s’auteur-ise, depuis les signifiants de
l’autre, à cette nouvelle mise en forme.
234 Les médiations thérapeutiques par l’art

Examinons maintenant la façon dont se noue


cette auteur-isation, arrêtons-nous sur la manière dont
Paul Audi interroge cette question : « À quoi cela sert-
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il de léguer une pensée avec un nom d’auteur ? Cela
sert à en créer une autre. En effet, le nom d’auteur n’est
pas un référent : c’est un signifiant. C’est le signifiant
de la création. En revanche, la non-“autorisation” des
pensées est un coup porté contre la création de pensée.
C’est faire en sorte que ne surgisse aucun “nouveau”,
puisque tout est déjà là, dans l’ancien, lequel ancien
n’est même pas ancien puisqu’il n’a jamais été
nouveau 3. »
Dans ces ateliers, les adolescents sont effective-
ment convoqués par les artistes en position d’auteur.
Auteur, au sens où ils sont amenés à venir témoigner
d’un acte et cela en des lieux et des temps différents.
Tout d’abord sur la scène de l’atelier, où l’artiste
ne vient pas tant juger la qualité de la production, de
l’objet créé mais octroyer un statut à la forme advenue.
Dans la démarche ici créée, ne s’agit-il pas d’élever l’ob-
jet à la dignité de la Chose, au sens où « la sublimation
creuse, vide, excave ou “vacuolise” un objet en non-
objet 4 » ? Effectivement, ces ateliers de par la dyna-
mique de création qu’ils soutiennent inscrivent les
adolescents dans cette démarche de recherche créative
dans laquelle les artistes sont eux-mêmes engagés. Ce
n’est pas tant l’objet fini qui est recherché dans ces
ateliers mais plutôt « le mouvement de créer en tant

3. P. Audi, Créer, Introduction à l’esth/éthique, Paris, Verdier, 2010,


p. 202.
4. J.-M. Jadin, « La création de la jouissance », dans La jouissance
au fil de l’enseignement de Lacan, Toulouse, érès, 2009, p. 117.
Il n’y a pas d’art-thérapie. Manifeste pour une tératologie 235

que, sur le plan de la vie subjective absolue, il se donne


à comprendre comme ce “mouvement (personnel)
rendu à l’infini” – c’est-à-dire à l’infini des possibilités
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humaines 5 ».
Dans un second temps, au cours des entretiens
avec ses référents, ce dont l’adolescent rend compte,
c’est précisément de cette auteur-isation à penser, au
sens où il donne à entendre comment il se saisit de ce
qu’il trouve dans l’atelier et comment il se fait auteur
de son acte.
Précisons que dans les ateliers artistiques sont
également présentes les infirmières qui participent elles
aussi à l’ensemble de l’atelier proposé par l’artiste. Seuls
les psychologues et les psychiatres n’y participent pas.
Dans ce jeu entre la présence et l’absence, il s’agit de
soutenir une ouverture à la parole en tant qu’il invite
l’adolescent à témoigner de cette pensée. Dans le cours
de ces entretiens, l’infirmière intervient à la manière
d’un « porte-parole », au sens où elle peut de sa place
rendre compte du « mouvement en train de se faire »
qu’elle perçoit chez l’adolescent, discours qui ouvre à
une possible dialectisation avec l’adolescent.

DONNER FORME(S) POUR VIVRE

Notre hypothèse dans la mise en œuvre de ces


ateliers est de penser que l’adolescent trouvera des lieux
possibles de « mises en forme » en prenant appui sur
des supports étayés par l’artiste. Et l’objet (créé) advien-
dra éventuellement de surcroît bien qu’attendu par les

5. P. Audi, op. cit., p. 210.


236 Les médiations thérapeutiques par l’art

artistes. De quel objet s’agit-il ? Nous proposons de le


nommer objet psychique/plastique.
C’est par l’objet créé (sorti de rien) que l’adoles-
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cent se confronte à ses actes afin de trouver son exis-
tence subjective. Il met en acte son rapport aux objets
de (son) désir. Créer, c’est produire, faire advenir mais
tout produire n’est pas forcément un créer. Créer
suppose l’implication de la vie subjective et narcissique,
« y mettre sa peau 6 » comme l’écrit Paul Audi, « il faut
créer », ce que je nomme le faire-œuvre. Il faut créer
pour que la vie vive, dit Audi, afin qu’elle prenne du
plaisir à vivre, à sur-vivre. Vivre au sens fort de s’éprou-
ver soi-même, être à soi-même. La création permet un
surcroît de vivre, elle inscrit un acte dans l’économie
psychique et pulsionnelle qui renégocie son rapport au
monde. Comment se dresser face au monde là où les
re-pères sont incertains ? Comment prendre cette
« décision fondamentale » (Audi) de soi à soi et de soi
à quelques autres pour ouvrir un possible afin qu’il
s’institue dans le maintenant ? Comment faire formes
pour exister ? Affronter le désordre et prendre le risque
de la vie, donc des formes en devenir, c’est affronter la
Chose, expérience du sans-bords, du chaos, conjurée
par le geste de création. Créer, c’est surseoir à la mort.
La forme naît du vide, de l’informe mouvement
de la matière et la déchirure est l’ouverture d’un
mouvement sur lui-même risquant l’inanimation
psychique. Au contraire, la crise marque l’arrachement,
le pro-jet, elle est principe de possibilisation.
(Ermöglichung, Heidegger dit que le projet arrache le
projetant à soi et l’emporte au loin, ce transport étant

6. Ibid., p. 63.
Il n’y a pas d’art-thérapie. Manifeste pour une tératologie 237

un retour à sa dimension véritable. « Deviens ce que


tu es ; tu ne l’es qu’à en faire ta propre possibilité 7. »)
Pour reprendre la formulation interrogative de
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Maldiney : « L’être s’ouvre-t-il réellement dans le
projet ? », je dirais le sujet s’ouvre-t-il dans la crise ? Il
s’ouvre à l’événement-crise qui déploie une tempora-
lité dans la forme produite. Cette forme attendue et
fortuite car le réel est ce qu’on n’attend pas, mais à la
fois il nécessite une vacance, cette disponibilité propre
au psychique pour accueillir l’état de crise. Le réel ne
m’attend pas, il s’impose mais je le reçois selon un
certain état structural. La crise est-elle attendue ? En
somme, l’inattendu est-il attendu ? L’inattendu est
propice à recevoir l’inactuel, et en ce sens l’inattendu
est attendu au moment où l’inactuel se présentifie dans
la ligne d’horizon. L’œuvre, par exemple, malgré sa part
d’inattendu est toujours attendue, la forme se révèle
dans son autogenèse, forme au contact de l’informe
qui est l’occasion de l’événement-crise. La crise suit des
directions de sens engendrant son espace et son temps
propres. Ces directions suivent des mouvements qui
ont une rythmicité, et de ce fait les formes restent
mouvantes et toujours possibles. Le faire-œuvre reprend
ces directions de sens et vise à donner un contenu dans
une forme objectivable. La forme produite sort de ces
directions pour se situer dans la direction des choses.
L’espace de création 8 se construit pour le jeune
avec l’artiste, aux prises avec sa problématique d’un
rapport à l’angoisse face à quoi il interpose un objet.

7. Cité par Henri Maldiney, « Crise et création », dans Existence,


crise et création, La Versanne, Encre marine, 2001, p. 102.
8. Voir D. Le Breton, « Adolescence et prise en charge thérapeu-
tique », Adolescence, n° 74, 4/2010, p. 781-793.
238 Les médiations thérapeutiques par l’art

Devant cet artiste qui fait entendre son processus


« narcistique » (C. Masson), l’adolescent a la possibi-
lité d’aménager un espace de renarcissisation en restau-
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rant les frontières entre le dedans et le dehors, et ainsi
de ménager cette « autre scène » de renégociation
pulsionnelle et d’apprivoisement des tensions. Cet
espace lui fournit un étayage afin de créer sa relation
au monde et aux autres, en ce sens c’est une épreuve
de vérité qui inscrit le jeune dans le temps, déposant
des traces qui viennent comme un appel dans le temps,
témoignage de l’événement d’histoire et traces d’ave-
nir. Dans ce cadre, le jeune peut s’autoriser à déposer
des traces, à devenir lui-même voire à se faire un nom
(d’auteur). Être auteur de sa vie comme de son œuvre,
donner sens de manière créative à sa vie en se l’appro-
priant, tel serait le chemin parcouru par les jeunes avec
un interlocuteur qui en a fait sa mission et qui, par sa
présence, donne sens à l’enfance de l’art.
À l’occasion d’un entretien, Pierre Soulages
répond : « Le geste ! Je ne comprends pas quand on
me parle de geste ! Quelle que soit la peinture qu’on
fasse, il y a toujours un geste. Ce qui m’intéresse, c’est
la trace du geste sur la toile. Le geste m’importe peu.
Ce qui, moi, m’intéresse, c’est ce que ce geste produit
sur la toile : cette trace peinte sur la toile, possédant
ses propres qualités physionomiques, uniques parce
qu’une touche ne ressemble jamais à une autre. Cette
touche, cette trace, ont des qualités réelles et spéci-
fiques, un certain contour, une longueur, une épais-
seur, une matière. Il s’établit alors entre elles, le fond
et le reste de la surface, que l’on pourrait recouvrir ou
laisser nue, un ensemble de relations. Ces relations me
guident dans mon travail. Je ne suis pas un peintre
Il n’y a pas d’art-thérapie. Manifeste pour une tératologie 239

gestuel. Quand on voit un grand coup de brosse qui


traverse trois mètres de toile, on sent le geste qui en est
l’origine. Mais ce geste s’est incarné dans la toile et
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moi, ce qui m’intéresse, ce n’est pas ce geste mais son
incarnation picturale 9. »
Le travail de l’artiste permet l’inscription de ces
traces sur une surface par ce geste qui engage le sujet ;
la trace oriente, ouvre les voies de la mémoire, touche
(ces touches de matière) à un essentiel (Michel Nedjar
dit « j’ai touché mon noyau d’être »). Ce recours à la
matière afin de rendre possibles les formes restées en
arrière-fond.
Claude Louis-Combet évoque quant à lui la
pratique de la fiction autobiographique comme ce qui
a joué un rôle de « médiation psychologique, psycho-
thérapeutique 10 » pour prendre ensuite le relais d’une
expérience spirituelle. Il dit à juste titre le « recours »
à l’écriture qui prend racine dans l’expérience
psychique dont la « douleur d’abandon » fournirait la
matière d’écriture. Édifier par l’écriture le clair-obscur,
cette présence absence/disparition de la Mère dont il
parle. Édifier par l’écriture le visage de l’absenté,
donner forme, par le récit, le texte, la matière, à l’en-
vahissant sentiment d’abandon.
Il dit s’abandonner aux mots pour édifier le texte,
reformuler en quelque sorte le vécu d’abandon. « Il

9. Entretien avec Bernard Ceysson dans le catalogue « Pierre


Soulages », musée d’art et d’industrie de Saint-Étienne,
18 novembre-20 décembre 1976. On peut retrouver cet entretien
sur http://www.pierre-soulages.com/pages/entretiens/SaintEtienne
1976/entretienCeysson1976.html.
10. C. Louis-Combet, « Du champ psychique au champ spirituel :
de l’abandon aux mots à l’abandon par les mots », Insistance, n° 7,
1/2012, p. 29-35.
240 Les médiations thérapeutiques par l’art

avait cru en leur pouvoir de réhabiliter, magiquement,


hypnotiquement, la présence sombre en absence :
présence de la Mère cosmique et érotique, présence de
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Dieu, fondateur de sens et garant d’éternité 11. » D’une
figure à l’autre, l’écriture est en quête d’un visage,
d’une présence disparaissante. Apparition/disparition
mais où chaque disparition est un éloignement supplé-
mentaire que l’écriture ramène dans un moment de
présence, d’ici là et de jadis.

OUVERTURE POUR NE PAS CONCLURE :


QU’EST-CE QU’UN DISPOSITIF ?

L’articulation entre l’artistique et le thérapeutique


se soutient depuis la fonction du dispositif tel qu’il est
ici développé, mais pour ce faire, encore faut-il, comme
le formule de Agamben, qu’il « implique un processus
de subjectivation 12 ». Quand bien même cette subjec-
tivation passe par un exercice de violence, il précise :
« Le dispositif est donc, avant tout, une machine qui
produit des subjectivations et c’est par quoi il est aussi
une machine de gouvernement 13. »
Toutefois, dans ce même essai, il précise que « les
dispositifs auxquels nous avons affaire dans la phase
actuelle du capitalisme […] n’agissent plus par la
production d’un sujet, mais bien par des processus
que nous pouvons appeler des processus de désubjec-
tivation 14 ».

11. Ibid, p. 34.


12. G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris, Rivages, coll.
« Poche », 2007, p. 40.
13. Ibid., p. 42.
14. Ibid., p. 43-44.
Il n’y a pas d’art-thérapie. Manifeste pour une tératologie 241

La contradiction relevée par Agamben s’appuie


sur l’enjeu de la position du sujet dans le dispositif où,
dans nos sociétés contemporaines, il serait avant tout
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en position d’utilisateur, ce qui n’est pas très éloigné
de la nomination d’« usager » telle qu’elle s’est déve-
loppée dans les services au public.
Ainsi, et à la suite de Foucault comme le rapporte
Agamben, pour produire de la subjectivation, le dispo-
sitif se doit de soutenir un rapport de force et c’est bien
sous cette forme d’un rapport de force entre le théra-
peutique et l’artistique que du sujet peut advenir.
L’artiste se soutient de son désir de créer qui intervient
comme un appel. L’adolescent s’en saisit, s’y appuie et
l’artiste se fait dès lors le porte-voix d’une demande
restée informulée qui trouvera par la matière un lieu
d’empreinte. Porté par l’artiste, l’adolescent pourra
énoncer une parole en souffrance au thérapeute et, au
travers de ses formes composées, énoncer son histoire.
Les lieux sont distincts et un fil les relie, le dispositif,
porté par l’institution investie par le désir de soigner.
L’artiste quant à lui ne vise pas le thérapeutique et il
nous paraît fondamental justement de ne pas
confondre les lieux et les fonctions.
Dans quelle mesure ce croisement de discours
ouvre à une relation de pouvoir et de savoir qui
soutient un processus de subjectivation ? Cela inter-
roge la manière dont le savoir issu des ateliers artis-
tiques, c’est-à-dire celui porté par l’artiste, trouve un
lieu pour se parler dans le dispositif, de façon à ne pas
être utilisé sous la forme d’une instrumentalisation qui
ne viserait qu’à produire une nouvelle mascarade.
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Utiliser les arts de la marionnette
en psychopathologie clinique
Fondements et principes
Pascal Le Maléfan

La présence de marionnettes dans des dispositifs


psychothérapeutiques existe depuis bientôt un siècle,
et elles font aujourd’hui partie des médiations fréquem-
ment utilisées aussi bien avec l’enfant qu’avec l’adulte.
Ce succès est à mettre en parallèle avec l’évolution
récente des arts de la marionnette, qui donne à ce
médium une nouvelle envergure propre à interroger les
impasses ou les perspectives sourdes de notre moder-
nité. La mort, l’aliénation, l’emprise, la dissociation
sont, en effet, les registres d’excellence de la marion-
nette contemporaine, mais également l’éthique de
l’autre, la révolte et la subversion de l’objet de consom-
mation. C’est grâce à sa sémiotique particulière, son
mode de figuration par le mouvement, que ces

Pascal Le Maléfan, professeur en psychopathologie clinique, université


de Rouen, psychanalyste.
244 Les médiations thérapeutiques par l’art

messages peuvent se transmettre à un public qui n’est


pas uniquement composé d’enfants, loin de là.
S’il y a un parallèle entre l’évolution du théâtre de
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marionnette et l’utilisation thérapeutique de celle-ci,
il n’y a pas cependant d’engendrement de l’une par
l’autre. L’utilisation psychothérapeutique des marion-
nettes met généralement en scène des types de marion-
nettes traditionnelles et une grammaire de leur
utilisation assez classique, symbolisée par la présence
d’un castelet derrière lequel se dissimule le montreur.
Le marionnettiste contemporain, lui, se montre et
donne à voir un lien puissant avec son presque-objet,
faisant parfois spectacle d’un retournement qui place
le marionnettise lui-même dans une indistinction des
corps et des formes, de l’animé et de l’inanimé.
Cependant, même classique, la marionnette garde
un pouvoir d’évocation sans pareil. Balançant entre le
Double et l’Unique, elle est l’instrument du faire-
semblant, jusqu’à la caricature parfois, et ce qui s’opère
à travers elle est de l’ordre d’une délégation. La marion-
nette énonce mais l’énonciateur est ailleurs. La déléga-
tion correspond alors à un décalage obligé, à une
impossible superposition totale entre le montreur et sa
marionnette. Ce point constitue le réel du lien marion-
nettique. Cependant, toute marionnette participe du
réel par l’étrangeté qu’elle provoque, et la provocation
par une touche du réel est même un des motifs du
théâtre de marionnettes contemporain.
Touche au réel, la marionnette est aussi un objet
symbolique, car elle se constitue sur du manque dont
son enveloppe imaginaire habille la présence dans un
contour identifié par un nom. Avec la délégation, elle
est encore objet spéculaire et porte-parole. Toutes ces
Utiliser les arts de la marionnette en psychopathologie clinique 245

dimensions sont au fondement de son utilisation


thérapeutique ou psychothérapeutique, et représentent
les spécificités de ce médium.
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Trois possibilités s’offrent alors. Soit la marion-
nette est l’élément central d’un dispositif, qu’il soit à
visée psychothérapeutique ou de création. Soit elle est
un élément parmi d’autres dans le cadre de la relation
thérapeutique ou psychothérapeutique. Soit encore,
bien que plus rare, elle est l’unique vecteur d’une rela-
tion thérapeutique ou psychothérapeutique.
À ces trois possibilités correspondent : les ateliers
thérapeutiques et les groupes psychothérapeutiques à
médiation en institution ; les psychothérapies ludiques
ou celles d’orientation psychanalytique ; l’utilisation
d’un support ludique dans la compliance ou l’infor-
mation médicale.
Nous nous attacherons dans ce chapitre au
domaine de la psychopathologie clinique et à la place
qui peut être faite à la marionnette dans la rencontre
avec les problématiques qui s’y croisent. Ce sont les
deux premières possibilités de son utilisation qui seront
ici exploitées, à partir d’une pratique en hôpital de jour
pour enfants et de celle en centre médico-psycholo-
gique (CMP) de secteur infanto-juvénile.

D’UNE PRATIQUE ORDINAIRE…


AVEC MARIONNETTE

Commençons par notre pratique la plus actuelle,


celle en CMP où nous avons une activité de psycho-
logue orientée par la psychanalyse. Comme on sait, les
motifs de rencontre avec un psychologue dans ce type
de lieu de soins sont très divers, et nous précisons
246 Les médiations thérapeutiques par l’art

qu’elle peut se faire, là où nous intervenons, en


première consultation, ou suite à une consultation
médicale. Pour les familles, accepter ou demander à
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rencontrer un psychologue pour leur enfant ou leur
adolescent correspond généralement à un consente-
ment à venir parler de ce-qui-ne-va-pas, et très vite les
raisons de fond sont des questions de vie ou de mort,
d’impasse et de possible dépassement. Rien d’anodin
en somme, car les souffrances sont toujours présentes.
Cependant, certains sujets sont rétifs au fait de
parler, ou ont un investissement problématique de la
parole, même s’ils acceptent la rencontre et ne refusent
pas le lien. Parler ne leur convient pas, pour diverses
raisons. C’est ici qu’entre en jeu la marionnette comme
truchement, délégation et support de profération.
Nous devrions écrire : « peut entrer en jeu ». Le choix
de faire figurer des marionnettes dans le lot
d’objets/jouets mis à disposition des patients est en
effet un choix éminemment personnel. D’autres clini-
ciens ne le feraient pas, ou feraient d’autres choix qui
révèleraient tout autant leur rapport singulier à des
modes d’expression. C’est là un des premiers points
que nous souhaitons relever. Si des marionnettes sont
présentes dans la panoplie des objets/jouets que nous
proposons, c’est que nous avons un lien particulier avec
elles qui nous familiarise depuis longtemps à leur
dimension spécifique. Appelons-la ouverture vers un
mode de signification alliant le mouvement à la parole.
Il s’agit aussi d’un pari, celui qu’une mise en mouve-
ment précédera et accompagnera une parole, car la
chaîne signifiante passant par la voix embrayera sur la
chaîne signifiante du mouvement. Donner la possibi-
lité à un sujet de se saisir d’une marionnette – et ici
Utiliser les arts de la marionnette en psychopathologie clinique 247

d’une marionnette à gaine, qui recouvre la main


comme un gant –, c’est en effet faire le pari, avec lui,
qu’il se verra et s’entendra là où il n’est pas, pour para-
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phraser Paul Valéry 1. Cette expérience de « non-moi »
(encore Valéry) est au principe même de toute pratique
de la marionnette et fait le fond de toute utilisation
psychothérapeutique de celle-ci. Mais c’est tout autant
faire le pari que le mouvement seul signifie, en une
grammaire que les marionnettistes ont depuis long-
temps fixée. Paul Claudel, cette fois, au sujet de la
marionnette japonaise du bunraku, est la référence :
« La marionnette […] n’a de vie et de mouvement que
celui qu’elle tire de l’action. […] Ce n’est pas un acteur
qui parle, c’est la parole qui agit 2. »
Exposer à la présence de marionnettes dans un
dispositif psychothérapeutique revient donc à orienter
un sujet vers un mode de division créatrice, où il peut
s’entendre d’un point où il ne se sait pas, et vers un
régime discursif où la parole n’est pas le mode unique
de mobilisation des signifiants. Dans la langue des
marionnettistes, il s’agit respectivement de la distan-
ciation/profération et de la projection/manipulation.
Or, si la marionnette émarge principalement au registre
iconique, qui renforce son inscription dans la dimen-
sion imaginaire et la prise dans le mouvement, la
convention qui la supporte et la produit est entière-
ment structurée par les lois du langage et dépend des

1. « Qui regarde sa main, se voit être ou agir là où il n’est pas »


(P. Valéry, Mauvaises pensées et Autres, II, Paris, Gallimard, coll. « La
Pléiade », 1942, p. 814).
2. Lettre de P. Claudel au professeur Miyajima de Tokyo,
17 novembre 1926, dans L’oiseau noir dans le soleil levant, Paris,
Gallimard, 1929, p. 1551-1552.
248 Les médiations thérapeutiques par l’art

trois registres RSI, si bien que son action, et tout ce qui


en ressortit, constituent un discours 3. Là réside son
originalité dans les moyens de produire de la symbo-
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lisation et dans la reprise du processus de subjectiva-
tion. Lorsque les mots ne peuvent pas réduire
l’innommable, une mise en forme autant qu’une mise
en mouvement peuvent venir montrer ce qui ne trouve
aucune autre voie de figuration et d’accrochage aux
signifiants. D’agir, la marionnette met sur la piste d’un
texte muet au service du désir du sujet 4.
La marionnette a donc prise sur l’in-visible et l’in-
dicible. Nous retrouvons ici ce que Pierre Fédida a pu
écrire au sujet du processus psychothérapeutique lui-
même comme engendrement d’une marionnette : tout
processus psychothérapeutique est engendrement et
mise en mouvement de l’informe, de cet informe qui
nourrit le symptôme 5. Un tel engendrement, précise
Fédida, notamment avec des enfants, consiste en la co-
construction d’une figurabilité de l’indicible et de l’ir-
représentable : un simple bout de papier fera aussi bien
l’affaire, ou encore un fragment de matériau ramassé,
qui viendront construire un espace figural et signifiant,

3. « J’entends par discours y compris des actes, des démarches, les


contorsions des marionnettes prises dans le jeu… », (J. Lacan, Le
Séminaire, Livre III (1955-1956), Les psychoses, Paris, Le Seuil,
1981, p. 63).
4. « C’est-à-dire qu’à tous les niveaux du jeu de sa marionnette, il
emprunte quelques éléments pour que leur séquence suffise à
témoigner d’un texte, sans lequel le désir qui y est convoyé ne serait
pas indestructible » (J. Lacan, « La psychanalyse et son enseigne-
ment [1957] », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 446).
5. P. Fédida, « Nous sommes des êtres de papier », Puck, 10, 1997,
p. 13-15.
Utiliser les arts de la marionnette en psychopathologie clinique 249

mais animé, détaché et déjà en mouvement d’être


adressé, et occasion pour un discours singulier qui reste
à déchiffrer.
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Mais lorsqu’il s’agit de véritables marionnettes,
elles sont truchement et métaphores, objets de trans-
fert pour un sujet qui ne veut encore rien savoir de son
désir et le délègue dans un détour qui contourne la
censure. Une marionnette peut tout dire dans l’espace
du jeu : elle n’est pas seulement le porte-parole du sujet
qui l’utiliserait sciemment pour se faire entendre, mais
elle parle aussi pour elle-même en quelque sorte, et, à
travers ce qu’elle peut dire ou faire, le sujet reçoit son
message… de façon inversée. C’est cette inversion
même, par la manipulation ou dans un spectacle, qui
rend possible une délégation des fantasmes, des plus
rassurants aux plus effrayants, dont l’expression et l’ap-
propriation deviennent alors possibles, car c’est la
marionnette qui les énonce plutôt qu’ils ne sont énon-
cés par elle. La fonction délégative de la marionnette
est un de ses attraits, pour autant que le sujet – et ici
l’enfant – consente à s’en saisir.

Déplacer le lieu d’énonciation


Nous prendrons l’exemple de Yvan, 5 ans, que sa
mère amène parce qu’elle en a assez qu’il se mure dans
son silence sitôt sorti de la maison. Avec elle, il est une
vraie « pipelette ». Une autre « sortie » est évoquée lors
de ce premier entretien : le père les a abandonnés, et
madame ne veut en dire plus, surtout à son fils…, mais
précise que le mutisme extra-domus d’Yvan est apparu
peu après. Les difficultés à l’école sont importantes car
il n’échange pas, sauf avec quelques filles ; les adultes,
250 Les médiations thérapeutiques par l’art

surtout les hommes, lui feraient peur. Nous sommes


enfin prévenus qu’il ne nous parlera pas…
Pas de surprise, donc. Yvan, resté seul avec nous,
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pique du nez sur sa chaise et lance des regards alentour.
Nos quelques questions et relances sur ce qu’a pu dire
sa mère n’amènent aucune réponse de sa part. Il reste
là pourtant et fixe maintenant la boîte à jouets. Nous
lui proposons alors de s’en approcher, de prendre ce
qui lui plaît et d’en parler ensemble. Il fouille et tombe
sur les marionnettes, en prend une – celle d’une femme
aux cheveux blancs : une grand-mère – et la contemple
mais ne l’utilise pas encore. Nous intervenons pour lui
indiquer comment s’en servir et lui proposons qu’elle
dise quelque chose. Yvan ajuste sa main dans la forme
mais aucune parole ne vient. Un branchement s’est
toutefois effectué qui constitue une promesse de jeu et
de signification. Mais pas un mot jusqu’à la fin de la
séance, que nous interrompons en proposant à Yvan
de revenir nous voir la semaine suivante. Petit acquies-
cement de sa part d’un signe de tête. Sa mère est elle
aussi d’accord, bien que sceptique sur ce qui peut se
passer…
La semaine suivante Yvan vient seul dans le
bureau. Il ne répond pas à notre salut mais croise notre
regard et va directement vers la boîte à jouets dont il
extrait la marionnette « grand-mère ». Mais il en prend
une autre – un homme en uniforme – et les regarde
toutes les deux en les entrechoquant parfois. Nous
intervenons en lui proposant de nous en donner une
et d’inventer une histoire. Immédiatement, Yvan nous
donne celle de l’homme en uniforme. Nous la mettons
à notre main et il en fait de même avec la sienne.
S’ensuit un échange, avec des mouvements et avec des
Utiliser les arts de la marionnette en psychopathologie clinique 251

paroles de notre part, cherchant à savoir qui est cette


« dame » et ce qu’elle veut. Yvan consent seulement à
opiner quand il souhaite répondre positivement à une
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question, ou à secouer la tête de façon énergique pour
dire « non ». Le jeu consiste alors à voir cette « dame »
se rapprocher de l’homme en uniforme et à lui monter
sur la tête… Mais pas un mot.
Les séances suivantes se passent selon la même
trame mais les échanges entre les marionnettes s’inten-
sifient. Toujours aucun mot de la part d’Yvan, qui vient
à chaque fois décidé et apparemment ravi. Sa mère l’est
moins car elle espérait un changement immédiat et
révèle que ce fils la rend parfois furieuse et agressive
envers lui. Mais ce qui a changé, annonce-t-elle, c’est
qu’il demande avec insistance ce qu’est devenu son
père, ce à quoi elle ne sait trop répondre car il y a ici
un secret qui semble inavouable et à taire. Le mutisme
est donc partagé.
Au bout de deux mois de cette facture, ils ne
reviendront plus. Le symptôme était bien ici « vérité
du couple familial 6 » et la proposition de parole a
rencontré un impossible à dire.
Le choix d’Yvan d’animer une marionnette pour
dire sans parler est une illustration de la capacité de
l’enfant à trouver ce qui lui convient dans un cadre
transférentiel. Ces marionnettes sont en effet les
« nôtres » et elles sont d’emblée constitutives de notre
espace transférentiel et solidaires de la règle fondamen-
tale du tout dire, comme du désir de l’analyste « d’ob-

6. J. Lacan, « Note sur l’enfant », dans Autres écrits, Paris, Le Seuil,


2001, p. 373.
252 Les médiations thérapeutiques par l’art

tenir la différence absolue 7 ». S’en saisir est donc un


acte sous transfert, ce qui différencie ce « jeu », adressé,
des pratiques thérapeutiques ludiques avec marion-
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nettes (certaines « thérapies par le jeu ») où le théra-
peute partage activement le jeu avec l’enfant en y
mêlant ses fantasmes.

PSYCHOSE ET MARIONNETTE
Une objection à cette hypothèse d’un espace
métaphorique de la marionnette surgit lorsqu’on réflé-
chit à la particularité de la psychose. Objection concer-
nant précisément le type de lien entre le psychotique
et la marionnette, créée ou trouvée. Le rapport à l’ob-
jet, ici, n’est pas d’emblée métaphorique mais méto-
nymique ; la délégation et la sublimation sont
suspendues au profit d’une indistinction.
Profit oui, car tout rapport métonymique à un
objet concret dans la psychose, a fortiori fabriqué, est
une création qui produit de l’unification, du site. Un
espace métonymique est par conséquent le premier
temps indispensable à créer dans l’abord psychothéra-
peutique des psychoses à l’aide de la marionnette, pour
ensuite, éventuellement, ouvrir une voie vers des
semblants d’effets métaphoriques articulés à trois
dimensions : l’élaboration du manque d’objet, la limi-
tation du débordement de l’imaginaire par le cadre
d’une médiation imaginaire, et les tentatives de se faire
représenter par délégation. Nous nous appuierons ici
sur notre pratique de la marionnette thérapeutique en
hôpital de jour.

7. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XI (1963-1964), Les quatre concepts


fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 248.
Utiliser les arts de la marionnette en psychopathologie clinique 253

Dispositif marionnettique et psychothérapie


des psychoses infantiles
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Faire la proposition d’une utilisation psychothé-
rapeutique de la marionnette pour des enfants psycho-
tiques dans les institutions de soins répond en fait à
plusieurs arguments.
Théorique d’abord, dans la mesure où à partir de
l’enseignement retiré d’exemples de la clinique psychia-
trique classique et du domaine de l’art brut, il semble
que le principe de fond se dégageant de l’utilisation
thérapeutique de la marionnette est le rapport méto-
nymique que le sujet engage avec elle, métonymie
accentuée dans la fabrique, le façonnage, l’habillage et
la nomination de celle-ci.
Éthique ensuite, car la proposition faite à un
enfant psychotique de participer à un atelier-marion-
nettes où il lui sera demandé de fabriquer, façonner sa
propre marionnette, n’est pas seulement une proposi-
tion d’activité mais un support pour la création d’une
place qui soit de nouveau habitable pour lui. Toute
institution de soins devrait offrir des moments de
fabrique, des moments étayant l’effort de rassemble-
ment de la dispersion qui caractérise le destin psycho-
tique 8. Les marionnettes peuvent constituer une telle
offre, mais toujours à soumettre à la volonté du sujet
qui doit pouvoir la refuser.
Thérapeutique enfin, résultat se dégageant d’une
pratique suffisamment longue pour être repéré, dans
la mesure où ce média, pour le psychotique qui

8. J. Oury, Création et schizophrénie, Paris, Galilée, 1989.


254 Les médiations thérapeutiques par l’art

cherche à régler son rapport à son Autre, est un


possible support, vecteur d’une distanciation pacifiante.
Mais la création seule n’est pas suffisante à rendre
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compte d’un tel travail de pacification, il y faut un
dispositif pour qu’il s’oriente. Ce dispositif revient prin-
cipalement à faire exister une coupure entre le sujet et
sa marionnette, comme de faire en sorte que la marion-
nette fabriquée ne soit pas un double ni pure ressem-
blance, mais reste marquée par du manque, par un point
de fuite. Quatre éléments sont ici à repérer dans cette
optique et forment la structure de ce que nous appelons
l’espace marionnettique en psychothérapie : la distan-
ciation, le regard, la voix, la nomination.

La distanciation
Un des buts principaux du travail thérapeutique
avec des enfants psychotiques est d’une manière géné-
rale de faire advenir une distanciation suffisante dans
leur rapport au monde. C’est un des effets de la stabi-
lisation. Avec les marionnettes, le travail de distancia-
tion est au cœur du rapport qu’elles induisent. L’art de
la marionnette repose entièrement sur elle, qui revient
à faire exister symboliquement une illusion, aussi bien
du côté du spectateur que du manipulateur, celle de
faire croire que la matière peut s’animer. Or, toute la
tradition de la marionnette a fait ressortir que l’un et
l’autre, le spectateur comme le marionnettiste, tirent
leur plaisir d’un travail contre cette illusion, en ceci qu’il
leur faut prendre une distance avec elle.
La difficulté ici vient du fait que ce travail de
distanciation est une opération portant principalement
sur l’articulation du symbolique et de l’imaginaire,
Utiliser les arts de la marionnette en psychopathologie clinique 255

permettant un relâchement de la prise du second par


le premier, et son rétablissement, pour un temps bref
– celui de la représentation. Or, la psychose est
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marquée par une défaillance de l’ordre symbolique qui
manque du signifiant primordial pour l’orienter, ce qui
s’accompagne de troubles de la relation à l’imaginaire
et d’un rapport sans distance avec le réel. Ainsi, la diffé-
renciation entre soi et l’image n’est rien moins qu’éta-
blie pour l’enfant psychotique, et si l’on fait
l’hypothèse que la marionnette est une sorte de dépôt
narcissique en tant qu’objet spéculaire, on ne sera pas
étonné de retrouver chez de tels enfants tous les phéno-
mènes de régression topique au stade du miroir, en
présence d’une marionnette qu’ils ont fabriquée. Par
ailleurs, ce registre imaginaire débridé est le lieu où
l’emprise de l’Autre sur le sujet tend à se révéler. Il est
sûr que la marionnette peut en certaines occasions
venir à l’incarner et devenir… réelle. De sorte qu’on
assiste plutôt, massivement parfois, à différents esca-
motages de la distanciation. Il s’agit alors d’une dé-
distanciation, schématiquement dans deux sens
opposés : celui de la fusion et de la persécution.
Dans un tel cas de dé-distanciation, le rôle des
thérapeutes est d’abord de rappeler ce que sont les
principes mêmes du théâtre de marionnettes, notam-
ment que chaque marionnette a un nom propre, qui
ne doit pas changer ; c’est son identité. Il est aussi utile
d’insister sur le fait que pour parler, seules les marion-
nettes doivent se montrer, leurs « propriétaires » étant
cachés derrière le castelet. Ces rappels visent donc
essentiellement à introduire les éléments de la struc-
ture de l’espace marionnettique comme balises pour
chaque sujet, afin d’orienter vers des effets de méta-
256 Les médiations thérapeutiques par l’art

phorisation. Et un des signes tangibles d’un accès à un


semblant de métaphorisation, c’est le plaisir sinon la
jubilation que les enfants peuvent éprouver à manipu-
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ler leurs marionnettes ou à voir celles des autres. À ce
moment, fugace parfois et toujours à consolider, il
s’agit d’une soustraction du réel, moins massif dans sa
prise du sujet, et d’une assomption, dans et par le
champ scopique, d’une identification spéculaire avec
laquelle il est possible de jouer.

Métonymie d’abord
Mais dans ce travail de positionnement par
rapport à l’Autre que permet la marionnette au sein de
ce dispositif, et en fonction de ce que nous avons dit
plus haut, il est patent qu’avant tout semblant de méta-
phorisation possible, c’est à l’émergence d’un lien
métonymique à la marionnette qu’on assiste. Ce type
de lien caractérise le rapport que maints enfants
psychotiques entretiennent avec certains objets dont
ils ne se séparent pas, souvent jour et nuit. Ces objets
sont dans un rapport de continuité avec eux-mêmes,
sans coupure, au caractère hautement défensif. Ainsi,
cet enfant invité à participer au groupe marionnettes,
qui ne pouvait lâcher un serpent en plastique enroulé
autour du cou et qu’il transportait partout avec lui. Le
premier moment du travail, auquel il a consenti petit
à petit, fut de laisser momentanément cet objet pour
investir la construction de sa marionnette. Cette
dernière, mi-animale mi-humaine, à la tête impression-
nante car étrange, eut également cette dimension
métonymique dans un premier temps, sans véritable
distanciation. Le consentement supplémentaire de cet
Utiliser les arts de la marionnette en psychopathologie clinique 257

enfant fut de passer derrière le castelet pour la


« couper » de lui en la montrant, ce qui s’accompagna
dans l’institution de la possibilité de détacher le serpent
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de son cou pour le montrer et le faire parler comme
une marionnette.
Cette métonymisation est donc à soutenir, à
accompagner, mais aussi à limiter dans un travail de
distanciation.
À propos du rapport métonymique aux objets
dans la psychose, Ginette Michaud a montré qu’il peut
être le support d’un mode électif du transfert dans la
relation thérapeutique avec le psychotique en créant
un espace métonymique. Ce constat est tiré de sa
pratique utilisant des médiations à caractère anthropo-
morphe (des sculptures avec de la pâte à modeler 9).
À partir de là, le dispositif mis en place doit favoriser
l’adresse à l’autre, en l’occurence, dans notre espace
marionnettique, le spectateur et les thérapeutes. C’est
dans l’adresse, en effet, qu’il y a un déplacement
possible capable, par la distanciation qu’elle suppose,
de faire évoluer la relation métonymique entre le sujet
et sa marionnette. Or le regard et la voix sont deux
vecteurs privilégiés dans ce travail.

Le regard
Quelques mots sur le dispositif pour bien faire
comprendre cette dynamique du travail. Après le
temps de construction des marionnettes, qui en géné-
ral occupe la moitié d’une session, il est proposé aux

9. G. Michaud, Essais sur la schizophrénie et le traitement des


psychoses, tome 1 : L’impossible réalité, Toulouse, érès, 2004.
258 Les médiations thérapeutiques par l’art

enfants d’aller les montrer à tour de rôle derrière un


castelet. Il leur est précisé que les marionnettes doivent
parler là et pas ailleurs, et aussi qu’une marionnette
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peut en appeler d’autres pour jouer ensemble et se
montrer en spectacle. Il est important que chacun,
lorsqu’il ne fait pas jouer sa marionnette, vienne en
spectateur regarder les autres. Selon les enfants, cette
exigence n’est pas toujours facile à respecter, et
d’ailleurs ceux qui ont le plus de mal à tenir cette place
de spectateur sont aussi ceux qui se prêtent le moins
bien à l’artifice du castelet. Car de quoi s’agit-il avec
ce castelet, qui matérialise au fond une ligne de sépa-
ration entre deux espaces complémentaires, si ce n’est
une mise en scène de l’absence et de la présence, condi-
tion première de toute symbolisation ? D’un ordon-
nancement de la jouissance aussi, qui porte
essentiellement sur le regard comme objet pulsionnel.
Il s’agit bien en effet de jouer, pour soi en manipulant
sa marionnette, mais surtout pour un autre qu’on ne
voit pas, le spectateur, en visant son plaisir dans une
adresse. Il peut être néanmoins entendu et il est même
possible de dialoguer avec lui dans la pure tradition du
Guignol. Ce qui est vu, en revanche, par l’enfant qui
manipule et qui est caché aux yeux du spectateur, c’est
la marionnette, sa marionnette, offerte aux regards des
autres. C’est bien par elle, par son entremise, à
distance, que le sujet est présent aux autres et qu’il se
donne à voir. Par la manipulation, l’enfant s’absente
de lui-même et se distancie de sa marionnette pour
l’autre : la voie du manque d’objet est ainsi ouverte. Le
dispositif du théâtre de marionnettes est par consé-
quent un moyen pour dompter le regard et l’orienter
vers une déflection. Ce point est non négligeable pour
Utiliser les arts de la marionnette en psychopathologie clinique 259

des enfants qui, du fait de l’Autre auquel ils ont affaire,


réagissent défensivement et sur un mode persécutif aux
signes de sa présence, qui passe électivement par le
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regard mais aussi la voix, à un moindre degré la
posture, tous vecteurs d’un désir ressenti comme un
commandement auquel le sujet ne peut échapper.

La voix, la nomination
Antoine Vitez a précisé que la marionnette entre-
tient un rapport particulier à la parole. Si on fait trop
parler une marionnette, elle risque de perdre son sens,
de ne plus être une marionnette car elle deviendrait
trop ressemblante à l’humain, être de parole. Ce qui
fait sa spécificité, c’est le geste, le mouvement, qui est
en lui-même une parole avec sa syntaxe 10. Une autre
dimension du rapport à la parole dans la pratique de
la marionnette est de rendre sensible que l’énoncé (ce
que « dit » une marionnette) ne coïncide pas avec
l’énonciateur (la marionnette elle-même) ; cette voix
vient toujours d’ailleurs, avec un décalage spatial et une
intonation, non familière le plus souvent.
Ces éléments peuvent également participer à une
certaine maîtrise du registre pulsionnel de la voix,
registre qui a un caractère affolant dans la psychose,
accentuant, justement, l’impression de la marionnet-
tisation du sujet. La voix qui tonne, qui intime, qui
envahit dans les hallucinations, voix écholalique qui
s’impose en venant d’un Autre extérieur, sont en effet
des modalités couramment présentes dans la psychose
infantile. La proposition de faire parler sa marionnette

10. A. Vitez, « L’âme et la partie pour le tout », dans Théâtre public,


34/35, 1980, p. 23-31.
260 Les médiations thérapeutiques par l’art

en régulant l’énoncé et l’énonciation comme celle d’ac-


céder à d’autres modes de signification par le jeu en
dehors de la seule parole énoncée, peuvent être saisies
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par certains enfants pour opérer une métabolisation et
une syntonisation de leur délire. D’autres n’y parvien-
dront pas et la stabilisation passera par d’autres voies,
d’autres dispositifs ou par leur effort seul. C’est en tout
cas la direction du travail que nous avons suivie, recon-
naissant au cadre du théâtre de marionnettes une
dimension thérapeutique exploitable.
Cette dimension, quant à la voix, se complète de
l’importance de la nomination. Chaque marionnette
a un nom propre qu’elle doit garder jusqu’à la fin.
Nommer est un acte qui sépare, crée une distance et
fait le lit d’une métaphorisation qui pourra prendre le
relais de la métonymisation évoquée plus haut. Si l’art
de la marionnette, c’est la partie pour le tout et de la
métonymie, dit encore Antoine Vitez, la nomination
d’une marionnette vient réduire la prise dans cette
contiguïté. Il n’y a pas de marionnette qui ne soit
nommée, comme d’humain qui ne s’identifie dans un
nom.

Du différentiel dans la médiation


À partir des éléments précédents, nous pouvons
conclure qu’avec l’enfant schizophrène, c’est bien un
travail sur l’imaginaire auquel on est convié, visant une
consistance moïque à partir de laquelle le positionne-
ment par rapport à l’Autre sera possible et à une limi-
tation de la jouissance débordante. Cependant, cette
proposition reste à discuter et concerne le statut des
limites de l’image spéculaire chez le psychotique. De
Utiliser les arts de la marionnette en psychopathologie clinique 261

quelle image s’agit-il ? Qu’est-ce qui la fait tenir


puisque l’opérateur phallique est absent ?
Avec l’enfant paranoïaque, c’est un réglage de
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l’Autre, une mise à distance de ses effets destructeurs
à laquelle nous assistons.
On retrouve bien là les aspects majeurs offerts par
la marionnette : unification et distanciation, aspects
pouvant être utilisés dans la construction d’une défense
qui serve à habiter le monde en échappant au destin
d’être dans la dispersion, le dénouage, ou celui d’être
un pantin sans subjectivité propre.

Et l’autiste ?
L’approche psychanalytique des sujets autistes qui
prend en compte leurs constructions défensives et leurs
modes d’investissement, montre le rapport spécifique
à un objet pulsionnel particulier : la voix 11. Si nous
pouvons renvoyer au développement ci-dessus concer-
nant les trois dimensions de l’espace marionnettique
dans la psychothérapie des psychoses (la distanciation,
le regard, la voix), notre expérience nous a indiqué que
les enfants autistes auxquels nous avons proposé ce
dispositif s’en sont servis pour engager leur voix.
Contrairement à leur attitude habituelle de mise à
distance du monde environnant, ils utilisent pleine-
ment le castelet pour faire parler leur marionnette,
illustrant bien que la jouissance vocale se soutient d’un
effacement de la confrontation au regard de l’autre qui
lui aussi disparaît, seule condition pour lui adresser
quelque chose, même d’embryonnaire.

11. Cf. J.-C. Maleval, L’autiste et la voix, Paris, Le Seuil, 2009.


262 Les médiations thérapeutiques par l’art

CONCLUSION

Les ressources de la marionnette en psychopatho-


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logie clinique sont nombreuses et l’histoire de son utili-
sation psychothérapeutique est riche d’expériences qui
en montrent son efficace. Mais c’est à une recherche
continue que nous sommes conviés, celle qui associe
la réflexion sur la clinique à celle des témoignages de
tous les sujets qui ont trouvé dans la marionnette une
voie reflétant leur capacité de créativité. Et nul doute
que les évolutions du théâtre de marionnettes, comme
les commentaires et recherches qu’il suscite, peuvent
être des appuis fructueux pour la recherche et l’inter-
vention clinique.
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Dévoilement, révélation
et voilement de la voix
Enjeux invocants de la médiation
thérapeutique utilisant la musique
Jean-Michel Vivès

La musique se trouve régulièrement convoquée


au sein des dispositifs traditionnels prenant en charge
les troubles des sujets délirants. Cela se rencontre aussi
bien en Grèce antique (Pigeaud, 2010) que dans le
n’doep en Afrique, le vaudou en Haïti ou le candom-
blé au Brésil (Rouget, 1980). L’expérience du clinicien
intervenant dans le champ de la psychose confirme
cette observation anthropologique. Alors que l’inter-
prétation permet de lever le refoulement et de faire
choir le symptôme névrotique, comme nous le savons
depuis que S. Freud a mis en évidence la stucture
langagière du symptôme, elle reste le plus souvent

Jean-Michel Vivès, professeur en psychopathologie clinique, université


de Nice Sophia Antipolis, psychanalyste.
264 Les médiations thérapeutiques par l’art

impuissante face au délire (Didier Weill, 1995). Que


la musique, utilisée dans certaines conditions, permette
une mise en suspens de la forclusion questionne :
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quelles sont les « qualités » de la musique dont ne
disposeraient pas la parole et qui permettraient au sujet
en rupture du pacte symbolique de le nouer à nouveau,
ne fût-ce que momentanément ?
Longtemps, on a idéalisé l’action de la musique,
son « pouvoir », sa magie. Pour s’en convaincre, il suffit
de rappeler les espoirs déçus d’Esquirol emmenant des
aliénés au spectacle, tentant un traitement de masse
par l’organisation de concerts à la Salpêtrière par des
professeurs et des élèves du Conservatoire de musique.
Les résultats ne sont pas à la hauteur : « Mes aliénés
étaient très attentifs, leurs physionomies s’animaient,
quelques larmes coulèrent, mais nous n’obtînmes point
de guérison, pas même d’amélioration dans leur état
mental » (Esquirol, 1830).
Aujourd’hui, les recherches menées concernant
l’utilisation de la musique dans le cadre de thérapies
médiatisées ont des visées certes moins ambitieuses,
mais également moins naïves : personne ne s’aviserait
de soutenir que la seule écoute de la musique pourrait
être thérapeutique, ou pour le dire autrement et de
façon plus abrupte, il n’existe pas de musico-thérapie.
Depuis le milieu du siècle dernier, les « effets » de
la musique ont fait l’objet de recherches scientifiques.
Ce fut d’abord l’œuvre d’auteurs anglo-saxons
(Hevner, 1936, 1937 ; Cattell, 1953, 1954) qui, à
partir d’une démarche expérimentale, étudièrent prin-
cipalement les rapports entre affects et écoute musi-
cale. Parallèlement à ce courant, des chercheurs français
ont développé une psychologie de la musique d’orien-
Dévoilement, révélation et voilement de la voix 265

tation expérimentale et/ou clinique, riche d’enseigne-


ments (Frances, 1958 ; Lecourt, 1977, 1988, 1994 ;
Imberty, 1981 ; Zenatti, 1994). Ici, la production
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sonore et musicale du patient se trouve au centre du
questionnement, notamment sous l’angle de l’impro-
visation sonore, interprétée comme une forme d’asso-
ciation libre qu’il conviendrait d’analyser au sein de la
dynamique transférentielle (Lecourt, 2002). Cette
modestie n’empêche pas la pertinence de la démarche,
comme le montrent les études visant à évaluer (Jost,
2001 ; Mac Donald, 1999) ce type de pratique, et tout
particulièrement auprès des patients psychotiques et
autistes.
Notre contribution, tout en reconnaissant sa dette
envers ces travaux précurseurs, tentera de mettre en
évidence une dimension autre en partant de la ques-
tion de la voix telle que la psychanalyse freudo-laca-
nienne nous permet de l’appréhender. Il s’agira moins
de comprendre comment la musique peut avoir une
incidence sur la dynamique affective du patient que de
repérer comment elle peut participer à tenir à distance
les voix auxquelles le patient psychotique est confronté.
Pour comprendre la spécificité et la pertinence du
dispositif thérapeutique médiatisé par la musique, il
nous paraît nécessaire de repérer de façon précise les
enjeux « musicaux » de la naissance du sujet psychique.
En effet, nous faisons l’hypothèse que la voix, comme
objet pulsionnel, la voix donc et pas seulement la
parole, occupe une place déterminante dans la surrec-
tion du sujet et que la musique – même lorsqu’elle
n’est pas vocale – sollicite la dynamique pulsionnelle
invocante où se rejoue indéfiniment cet énigmatique
instant où du sujet est advenu là où le réel était.
266 Les médiations thérapeutiques par l’art

VOIX, PULSION INVOCANTE ET POINT SOURD

L’objet voix ne fait pas partie de la liste des objets


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pulsionnels établie par Freud, qui repéra essentielle-
ment les objets oral (le sein), anal (les fèces), et phal-
lique (le phallus). Il faudra attendre les années 1960,
et les travaux de Lacan sur la psychose, pour que soient
introduits dans la dynamique pulsionnelle l’objet
« regard » et l’objet « voix » (Porge, 2012). En confé-
rant à l’invocation, comme au regard, le statut de
pulsion, Lacan propose une nouvelle dialectique des
pulsions. Aux côtés de l’objet oral et de l’objet anal,
articulés à la demande (l’objet oral est associé à la
demande à l’Autre, l’objet anal à la demande de
l’Autre), Lacan introduit le regard et la voix qui, tous
deux, concernent le désir – le regard est associé au désir
à l’Autre, la voix au désir de l’Autre.
Chez Lacan, l’approche de la voix trouve son
origine dans l’étude des hallucinations psychotiques
qui envahissent et prennent possession du sujet,
notamment dans le cas du délire paranoïaque.
Néanmoins, Lacan extraira très rapidement l’objet voix
de cette particularité psychopathologique pour l’in-
clure dans la dynamique même du devenir sujet. La
voix, et la pulsion qui lui est attachée, la pulsion invo-
cante, acquerra peu à peu dans le champ pulsionnel
un statut particulier du fait de son lien étroit au signi-
fiant et à la parole.
La voix est l’objet visé par la pulsion invocante.
Invocare, en latin, renvoie à l’appel. Le sujet invocant
est celui qui est capable de soutenir l’hypothèse qu’il
existe un Autre non sourd, susceptible de pouvoir l’en-
tendre et donc de lui répondre. Pour pouvoir tenir
Dévoilement, révélation et voilement de la voix 267

cette position, l’infans se sera, dans un premier temps,


rendu sourd à la voix primordiale. Pour pouvoir dispo-
ser d’une voix, il est nécessaire en effet de ne pas être
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totalement envahi par celle de l’Autre. Il convient donc
que le sujet constitue un point intrapsychique, que
nous nommons point sourd. Point sourd que nous
définissons comme le lieu où le sujet, après être entré
en résonance avec le timbre originaire, s’y est rendu
sourd pour pouvoir disposer de sa propre voix en se
mettant à l’abri de celle de l’Autre (Vivès, 2002, 2012).
Or, comme le rappelle Lacan dans le Séminaire XI,
Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse
(Lacan, 1964), on ne peut fermer l’oreille, qui ne
possède pas de sphincter. Face à la voix de l’Autre, pas
d’échappée possible. Peut-être est-ce cette particularité
qui donne à la voix cette place prépondérante au sein
du phénomène des hallucinations. À partir de là, nous
avançons que la constitution du point sourd ne s’étaie
en rien sur une fonction corporelle, mais se trouve être
l’effet d’une opération langagière : la métaphore.
Soutenir l’hypothèse du point sourd permet de repen-
ser, dans le champ du sonore, la dynamique de la
surrection du sujet dans le temps de la constitution du
refoulement originaire, temps du commencement
absolu où ce qui n’existait pas est appelé à advenir dans
son rapport à la voix de l’Autre.

IL ÉTAIT UNE VOIX…

Dans les années 1895 (S. Freud, 1887-1904),


Freud décrit la naissance du sujet de la façon suivante :
à l’origine, l’infans est amputé d’une part de lui-même
à la suite de l’expulsion de l’état de souffrance qu’en-
268 Les médiations thérapeutiques par l’art

traîne la rupture de l’état d’équilibre homéostatique.


Cette expression prend la forme d’un cri qui n’est pas
encore un appel, mais seulement la tentative de mettre
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à distance l’éprouvé douloureux. Le cri n’est pas pour
autant dépourvu de toute utilité puisqu’il attire l’at-
tention de l’environnement qui mettra en œuvre l’ac-
tion spécifique visant à neutraliser l’état de souffrance.
Si le cri du nouveau-né ne peut pas être considéré dans
un premier temps comme un appel, il tente d’expri-
mer l’état de souffrance qui envahit le petit d’homme.
Ce cri ne se constituera en appel que dans un second
temps, suite à la réponse fournie par la voix de l’Autre
dans laquelle se marquera son désir à travers une
adresse à l’enfant (Leader, 2006). Le circuit de la
pulsion consiste dans le fait de « se faire voix » pour
contacter l’Autre, et d’obtenir de lui qu’en réponse il
donne de la voix. Selon la très éclairante formule de
M. Poizat, cette manifestation sonore de « cri pur » se
fera alors « cri pour » (Poizat, 1986).
Après avoir résonné au timbre de l’Autre, le sujet
en devenir dans le même temps l’assume et le rejette.
En effet, il assume ce timbre originaire du fait qu’un
« oui » ait accueilli la voix archaïque (Bejahung) – oui
à l’appel à advenir –, et tout à la fois la rejette
(Ausstossung), le sujet devant pouvoir s’y rendre sourd
pour pouvoir acquérir sa propre voix. Nous sommes
ici confronté à un « non » (Ausstossung) qui se met au
service d’un « oui » (Bejahung), ce qui permettra au
sujet à venir de posséder une voix (Didier-Weill,
2010). L’infans dans un même mouvement dit « oui »
et « non » au timbre originaire, s’en empare et s’en
sépare. C’est dans ce double mouvement que le sujet
en devenir pourra, à son tour, acquérir et donner de la
Dévoilement, révélation et voilement de la voix 269

voix. Celui qui n’aura pas pu structurer ce nécessaire


assourdissement se verra envahi par la voix de l’Autre.
Celui qui n’aura pas réussi à se rendre sourd à cette voix
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primordiale y restera à jamais suspendu, en souffrance.
Pour le dire autrement, le sujet doit pouvoir, après
l’avoir acceptée, oublier la voix originaire, sans qu’il y
ait oubli de l’acte d’oubli. C’est par cet oubli inou-
bliable que se noue, dans sa dimension subjectivante,
la pulsion invocante.
Qu’est-ce qui permettra ce processus de subjecti-
vation ? C’est la transformation, par la lecture qu’en
fera l’Autre, du cri de l’infans en appel. Qu’est-ce qui
fait du cri un appel ? C’est l’accueil que reçoit ce cri,
l’accusé de réception que l’Autre en donne. Telle est la
thèse que Lacan avance dans la « Remarque sur le
rapport de Daniel Lagache » : « Plutôt [le sujet] se
plaira-t-il à y retrouver les marques de réponse qui
furent puissantes à faire de son cri appel » (Lacan,
1960).
D’un côté, il y a un émetteur qui s’ignore
encore comme tel (l’infans), de l’autre, un récepteur
(l’environnement maternant) qui se comprend immé-
diatement comme tel. Ce récepteur va se transformer
en émetteur : prise dans une « violence interprétative »
(Aulagnier, 1975), la mère interprète le cri comme une
parole supposée de l’infans qu’elle met, dès sa nais-
sance, en position de sujet-supposé-parlant. Elle accuse
réception de ce cri et fait l’hypothèse qu’il veut dire
quelque chose, qu’il présente le sujet au monde. Nous
reconnaissons ici la définition du signifiant : ce qui
représente le sujet pour un autre signifiant. Le cri de
l’infans ne représente pas l’infans pour la mère, auquel
cas nous serions dans le registre du signe ; il représente
270 Les médiations thérapeutiques par l’art

plutôt le sujet pour l’ensemble des signifiants à venir.


La réponse de l’Autre va transformer le cri qui devient
alors signification du sujet à partir des signifiants de
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l’Autre.
Nous pouvons dès lors décrire la genèse des trois
temps du circuit de la pulsion invocante à partir de celui
que décrit Freud concernant le circuit de la pulsion
scopique, dans « Pulsions et destin des pulsions » (Freud,
1915).
1. Être entendu : ce moment mythique correspondrait
à l’expression du cri. À ce stade, le sujet n’existe pas
encore. Nous nous situerions au niveau de ce que
Lacan épingle à l’occasion de son Séminaire X,
L’angoisse, sous la paradoxale formule de « sujet de la
jouissance 1 ». Cette position active ne sera donc perçue
comme telle que dans l’après-coup de la rencontre avec
l’Autre qui fera de ce qui est entendu un appel trans-
formant la manifestation vocale de l’état de détresse du
nourrisson, en appel. Appel dans lequel l’environne-
ment maternant s’attache à lire une demande. C’est la
jaculation vocale qui est interprétée comme signifiante.
La voix est prise comme objet premier. Objet perdu à
partir du moment où la mère donne une signification
à cette voix, la voix comme objet est perdue derrière
ce qu’elle signifie pour l’Autre. La voix comme objet
est ce premier objet perdu, ce qui choit dans la forma-
tion du signifiant.
2. Entendre : ce deuxième temps correspondrait à l’ap-
parition de l’Autre de la pulsion qui répond au cri.

1. « C’est le sujet de la jouissance, pour autant que ce terme ait un


sens » (J. Lacan, Le Séminaire, Livre X (1962-1963), L’angoisse,
Paris, Le Seuil, 2004, p. 203).
Dévoilement, révélation et voilement de la voix 271

L’infans est alors confronté à la réponse de l’Autre.


L’assomption du point sourd se ferait avec l’apparition
de l’Autre interprétant : l’interprétation signifiante du
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cri voile la dimension réelle de la voix à laquelle le sujet
se rendra sourd pour accéder au statut de sujet parlant.
3. Se faire entendre : le troisième temps serait celui où
le sujet-en-devenir se fait voix, allant quêter l’oreille de
l’Autre pour en obtenir une réponse. Ce temps serait
celui de la position subjective où le sujet constitue un
Autre non sourd susceptible de l’entendre. Le sujet qui
était invoqué par le son originaire va, pris dans le
langage, devenir invocant. Dans ce retournement de
situation, il va conquérir sa propre voix, il va, selon la
formule de Lacan, « se faire entendre » (Lacan, 1964).
Or, pour qu’il puisse se faire entendre, il faut non
seulement qu’il cesse d’entendre la voix originaire – ce
que ne réussit pas à réaliser le psychotique –, mais qu’il
puisse invoquer, c’est-à-dire faire l’hypothèse qu’il y a
un Autre non sourd pour l’entendre. Il ne s’agit plus
d’« être entendu » comme cela s’est passé au moment
où l’Autre primordial a répondu au cri, ni
d’« entendre » comme cela fut le cas à l’occasion de la
réponse que l’Autre donna à ce cri – ou plus primiti-
vement encore au moment où le réel humain est entré
en résonance avec la voix qui a appelé le sujet à adve-
nir ; il s’agit de « se faire entendre ».
C’est dans ce retournement de la pulsion que
Freud fait l’hypothèse qu’un nouveau sujet pourrait
apparaître et, décrivant le destin de la « pulsion de
regarder » en forme de retournement-renversement du
couple pulsionnel « regarder/être vu », c’est avec ce
troisième temps, c’est-à-dire la recherche d’une satis-
faction à être regardé, que Freud emploie pour la troi-
272 Les médiations thérapeutiques par l’art

sième fois le terme de sujet : « a) Le regarder, en tant


qu’activité dirigée sur un objet étranger ; b) l’abandon
de l’objet, le retournement de la pulsion de regarder
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sur une partie du corps propre, en même temps le
renversement en passivité et la mise en place du
nouveau but : être regardé ; c) l’installation d’un
nouveau sujet auquel on se montre pour être regardé
par lui » (Freud, 1915).
Freud qualifie ici l’Autre de la pulsion de « nouveau
sujet ». Quelle est donc cette différence qualitative que
Freud distingue dans cette nouveauté ? Disons que ce
« nouveau sujet » est celui que le sujet-en-devenir
suppose et, qu’au-delà, il constitue, c’est-à-dire un Autre
non sourd mais pas pour autant « pan-phonique »
(Vivès, Vinot, 1999).

L’ACTIVITÉ MUSICALE :
ENTRE SENS ET JOUISSANCE

La voix de l’Autre possède donc deux faces néces-


saires à la subjectivation de l’infans et pour autant, à
première vue, contradictoires : d’une part, en tant que
vecteur du langage, la voix est subjectivante (c’est sa
dimension symbolique) ; d’autre part, comme objet de
jouissance (c’est sa dimension réelle), elle propose au
nouveau-né de ne pas advenir comme sujet.
Cette double fonction de la voix de l’Autre pour-
rait s’énoncer dans une double injonction : un «Viens »
que viendrait limiter un « Deviens ». Ces deux posi-
tions de la voix ont pu être imaginarisées dans la
mythologie grecque d’une part, par la voix des sirènes,
et d’autre part, par le chant d’Orphée qui réussit à
neutraliser le dangereux appel de ces êtres mi-femmes,
Dévoilement, révélation et voilement de la voix 273

mi-oiseaux qui ravissent de leurs chants les marins


passant près des côtes où elles s’exposent, les condui-
sant à la mort.
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Quelles caractéristiques possèdent les voix des
sirènes ? Le texte homérique qualifie leur voix de
« phthoggos » (Kahn, 1993, Bentata, 2000, Vivès,
2008). Ce mot, en grec ancien, désigne une produc-
tion sonore en rapport avec le cri, et plus généralement
l’inarticulé. Le grognement du cyclope est également
qualifié de « phthoggos » par Homère. La voix de la
sirène, comme le grognement du cyclope, mettrait au
premier plan la dimension sonore et non signifiante
de l’énoncé par une mise à mal de l’articulation.
Pour pouvoir entendre la voix des sirènes au
XII chant de l’Odyssée, Ulysse devra se faire enchaîner
e

au mât de son vaisseau, après avoir enduit de cire les


oreilles de ses compagnons, et leur avoir demandé de
ne pas le détacher quels que fussent ses ordres. Les
sirènes disent à Ulysse : « Viens ici, viens à nous !…
Viens écouter nos voix ! » Qu’importe en fait le texte,
les sirènes ne sont que voix qui expriment dans leurs
vocalisations vociférantes un désir absolu à l’égard du
sujet. Ce que véhiculent ces voix est une promesse de
jouissance et de savoir absolu. Elles remettent le sujet
en rapport avec un temps d’avant la loi (Assoun,
1995). Alors que la voix en tant que telle disparaît
derrière la signification dans l’acte de parole, alors
qu’elle apparaît enchaînée par la loi du signifiant chez
la chanteuse, chez la sirène, elle occupe, déchaînée, le
devant de la scène, se faisant pure matérialité sonore.
Proche du cri, elle hurle à qui veut l’entendre : « Jouis,
nous te l’ordonnons ! Que rien ne t’arrête ! À toi le
savoir absolu ! »
274 Les médiations thérapeutiques par l’art

Nous pourrions lire ici une image du monde


sonore auquel le psychotique est confronté : une voix
absolue qui condamne le sujet. L’auteur dramatique
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allemand Georg Büchner donne une autre saisissante
illustration de cette voix déchaînée de ses amarres
symboliques, lorsqu’il fait dire au poète Lenz dont il
raconte le naufrage dans la folie : « Mais [dit Lenz à
son ami le pasteur Oberlin], vous n’entendez donc pas
cette voix atroce qui hurle tout autour de l’horizon et
qu’on appelle d’habitude le silence ? » (Büchner, 1879).
Le psychotique serait celui qui continue à entendre
cette voix hurlante qui émane du réel, là où le névrosé
par la constitution du point sourd n’entendrait que
silence.
La voix de l’Autre primordial n’est pas, dans la
plupart des cas, réduite à cette seule dimension. Il existe
une autre dimension qui travaillera, elle, à la subjectiva-
tion de l’infans. Cette dimension autre peut se lire à
travers l’épisode relaté par Appolonios de Rhodes dans
ses Argonautiques. Les Argonautes embarqués pour aller
conquérir la toison d’or sous le commandement de
Jason, celui-ci demanda au poète-chanteur, Orphée, de
les accompagner, afin de rendre sourds leurs compa-
gnons aux pernicieuses voix des sirènes. Ce qu’il réussit
à faire. Pas totalement d’ailleurs puisqu’un des valeureux
marins, Boutès, cédant aux voix des sirènes, se jeta à
l’eau pour aller les rejoindre. Sans doute ce au-moins-
un permettait-il de montrer que le chant d’Orphée n’est
pas tout-puissant face à la voix des sirènes. Tout du réel
de la voix ne saurait être pris en charge par la loi du
signifiant. La question qui se pose à nous est alors la
suivante : qu’est-ce qui dans le chant d’Orphée permet
à presque tous les marins de le préférer à la voix des
Dévoilement, révélation et voilement de la voix 275

sirènes ? C’est – j’en fais l’hypothèse – l’existence d’un


point de jouissance rendu présent par la voix d’Orphée,
articulé à une parole qui se trouve elle du côté du
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symbolique. Il y a dans le chant du poète à la fois un
appel à jouir, transmis par la dimension continue et
réelle de la voix, mais également un appel à advenir,
transmis par la discontinuité de la parole prise dans les
rets du symbolique où peut s’entendre l’expression d’un
désir. Le chant orphique est investi en tant qu’il est
supporté ici par cet enjeu de jouissance.
De même, l’investissement du langage trouverait
sa source dans le désir de retrouver la présence d’un
signe concernant le désir de l’Autre dont la voix est le
vecteur. Ce qui non seulement fait de la voix un objet
de jouissance, mais le positionne comme objet à perdre
pour pouvoir prendre la parole. Cette légende des
Argonautes nous indique en quoi le chant (mélange
de voix et de langage) est ce qui permet de faire taire
la voix, ou du moins de s’y rendre sourd. Le chant n’est
pas, à partir de là, ce qui permet le mieux d’exempla-
riser la voix comme objet. Il est tout au plus la révoca-
tion de la voix, ce qui permet de la tenir à distance. Il
est un dompte-voix, comme le tableau est, selon Lacan,
un dompte-regard (Lacan, 1964). Cette scène mythique
serait l’illustration la plus simple que nous pourrions
donner du fonctionnement d’un dispositif thérapeu-
tique utilisant la musique : la musique qui articule les
dimensions de réel, symbolique et imaginaire serait ce
qui permet, prise dans une relation transférentielle, de
« dompter » les voix réelles hallucinées, non pour les
faire disparaître mais pour leur offrir un « lieu-tenant ».
276 Les médiations thérapeutiques par l’art

LA MUSIQUE, LIEU-TENANT DE LA VOIX

Ce lieu-tenant est à entendre comme lieu où la voix


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pourrait être tenue. On chante, on fait de la musique
pour faire taire la voix de l’Autre mais également pour
l’invoquer. En ce que le chant, forme stylisée du cri,
participe d’une jouissance archaïque qui n’a pas encore
reçu ce que la psychanalyse nomme « castration symbo-
lique », mais participe également du désir en ce que l’in-
vocation du sujet chantant implique que ce dernier n’est
pas sans reconnaître la place vide de l’objet que ses voca-
lisations viennent à la fois souligner et masquer.
La musique propose un dispositif qui, tout au
long de la vie du sujet, lui permettrait d’approcher les
enjeux de jouissance et de perte de cette jouissance qui
ont présidé à sa naissance. L’activité musicale serait la
commémoration inconsciente de cet instant mythique
où le sujet s’est vu arraché au chaos par la rencontre
avec la voix de l’Autre, lui permettant d’acquérir à son
tour une voix.
Les patients spontanément tentent d’y avoir
recours pour « traiter » leurs voix. Ainsi, on peut remar-
quer que Daniel Schreber lui-même avait pu tenter de
mettre en place un dispositif « musicothérapique »
visant à dompter ses voix, mais dont les effets apai-
sants, pour n’être pas pris dans une dynamique trans-
férentielle analysée, semblent n’avoir pu s’inscrire
psychiquement : « Le piano, et la lecture des livres et
des journaux – pour autant que l’état de ma tête le
permette –, sont les principaux moyens défensifs par
lesquels je parviens à faire s’évanouir les voix […] ;
pour les moments, la nuit par exemple, où cela n’est
guère commode, ou bien quand un changement d’oc-
Dévoilement, révélation et voilement de la voix 277

cupation devient une nécessité pour mon esprit, j’ai


trouvé dans la remémoration de poèmes un heureux
stratagème » (Schreber, 1975).
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Dans ce qu’il met en place ici, il est intéressant de
prendre en compte les trois dimensions dont il se sert
pour tenter de sortir du déchaînement symbolique :
– le recours à la musique comme espace intermédiaire
entre sens sans signification (la musique « parle » à
chacun même si elle ne dit rien) et hors-sens (la
musique en convoquant l’objet-voix propose une jouis-
sance mise en forme, bornée et intraduisible) ;
– le recours à la lecture comme un essai d’enchaîne-
ment de la pensée dans une signification précise et
contrôlée ;
– le recours au mélange des deux points précédents
dans l’utilisation de la remémoration de poèmes,
alliant par là même la composante musicale des rimes
et de signifiants précis voire anodins, ne s’adressant pas
à lui.
Ces trouvailles de Schreber pointent la façon dont
il tente à la fois de tenir à distance ses voix mais égale-
ment de s’inscrire différemment dans le circuit de la
pulsion invocante, même si cela ne semble pas pouvoir
tenir.
Ce qui différencie les inventions schrébériennes
des rencontres médiatisées par la musique que nous
mettons en place est que ces dernières conduisent le
patient à expérimenter peu à peu, à travers notre désir
s’exprimant dans une improvisation musicale qui
s’adresse à lui, un autre type de rapport au son, à la
voix, qui lui permettrait peu à peu de voiler le réel
envahissant et de naître au symbolique (Vivès,
Audemar, 2003). Car si le mot est le meurtre de la
278 Les médiations thérapeutiques par l’art

chose, la musique en est la commémoration. Qu’il


s’agit d’entendre ici comme commémoration du
meurtre et de la chose, permettant par là même une
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évocation et une révocation de cette Chose primor-
diale à laquelle le sujet doit pouvoir tenir sans pour
autant s’y abîmer.
Cette question de l’improvisation nous semble
extrêmement importante en ce qu’elle est commune à
l’Autre primordial et au thérapeute. Nous l’avons vu,
la mère doit pouvoir interpréter le cri de l’enfant et
pour cela, « improviser », au sens musical du terme,
une réponse. Cette réponse, qui représente un appel
adressé à l’enfant, repose sur le rapport qu’entretient
la mère au langage et à la Loi, comme en musique, où
l’improvisation s’effectue à partir de règles intériori-
sées. En improvisant sa « sonate maternelle »
(Quignard, 1996), la mère introduit la loi qui conduit
le présujet à la parole. L’improvisation est le processus
qui, au-delà de la Chose, découvre la mère à l’infans,
qui entend alors le « Deviens » qui pacifie le « Viens ».
Si le désir est à l’origine de la capacité d’improvisation
maternelle et de la naissance du sujet, il est également
ce qui permet au sujet, dans le cadre d’une thérapie
médiatisée par la dimension sonore/musicale/vocale,
de basculer d’une position d’envahi par la voix de
l’Autre à celle de sujet potentiellement invocant. Si la
musique est bien, comme nous en faisons l’hypothèse,
un « dompte-voix », le dispositif thérapeutique qui
l’utilise proposerait au patient, là où il n’y avait
jusqu’alors que tohu-bohu, de s’assourdir à ce bruisse-
ment du réel pour pouvoir s’inscrire dans le concert
du monde. Fiat vox !
Dévoilement, révélation et voilement de la voix 279

BIBLIOGRAPHIE
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Écriture(s), médiation
et psychanalyse
Gilles Bourlot

Lorsque Socrate opposait la parole à l’écriture,


cette polarité en appelait une autre, l’opposition
modèle/copie 1. L’écriture était considérée comme infé-
rieure au modèle de la parole, celle-ci se déployant de
vive voix et en présence d’un interlocuteur. La parole
était posée comme une instance vivante, alors que
l’écriture était réduite à la production d’un texte sans
répondant ni adresse : un écrit est silencieux, il ne peut
pas se nuancer en fonction de ses lecteurs et il ne peut
se défendre lui-même s’il est attaqué… L’opposition
parole/écriture peut dénigrer celle-ci comme un miroir
déformant la pensée. Cette opposition en recouvre
alors d’autres : pensée en mouvement/arrêt sur image,

Gilles Bourlot, docteur en psychologie clinique et psychopathologie,


psychologue clinicien, chargé de cours à l’université de Nice Sophia
Antipolis, Service universitaire de psychiatrie de l’enfant et de l’ado-
lescent, Fondation Lenval.
1. Platon, Phèdre, Paris, GF-Flammarion, 1997.
284 Les médiations thérapeutiques par l’art

réalité/représentation, voix/regard, sonore/visuel 2…


À l’écriture peuvent donc être associées les dimensions
du silence, de la fixité et de l’absence. Seule la parole
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ouverte sur l’altérité serait-elle capable de maintenir
une pensée en mouvement et d’empêcher la fermeture
d’un discours sur lui-même ?
Dans ce paradigme, l’écriture risque d’être réduite
à la clôture mortifère de la représentation sur elle-
même. À l’époque de Platon, l’enjeu était celui de la
transmission et de la mémoire 3. Ce qui s’élabore dans
une rencontre médiatisée par la parole peut-il être
transmis en dehors de cette médiation ? La parole n’est-
elle pas la médiation fondamentale de la transmission
comme elle est la médiation par excellence de la
rencontre humaine ? Depuis la position de Platon, ce
débat a traversé la pensée occidentale jusqu’à Derrida.
En arrière-plan, une problématique de la vie était
fondatrice d’une conception de la parole comme
instance ouverte sur l’infini de ses reformulations
potentielles. L’éloge de la parole correspondait bien
souvent à un éloge de l’inachèvement, alors que l’écri-
ture était située du côté d’une fixité mortifère.
Il existe, à cet égard, ce qu’il faudrait appeler la
subversion freudienne de la notion d’écriture. Avec
Freud, en effet, l’écriture change de statut : elle est
notamment élevée à la dignité d’un modèle permettant
de penser la vie psychique. Ainsi, dans L’interprétation

2. « L’écriture est un procédé de notation du langage par des signes


s’adressant à la vue » (cf. E. Souriau, Vocabulaire d’esthétique, Paris,
Puf, 1990, p. 633). En grec ancien, graphein signifiait à la fois écrire
et peindre, cf. Platon, op. cit., p. 232.
3. Le texte constitue une mémoire externe, Platon, op. cit., p. 178.
Écriture(s), médiation et psychanalyse 285

du rêve, il s’agit fondamentalement d’explorer le travail


d’une écriture : de rêve en rêve, tout se passe comme si
« quelque chose d’inconnu » n’en finissait pas de
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s’écrire 4. En quel sens des processus psychiques sont-ils
de l’ordre de l’écriture ou de la « réécriture 5 » ? La
conception métapsychologique du rêve et du symptôme
comme systèmes d’écriture peut-elle renouveler l’idée
même d’écriture, voire ses différentes modalités 6 ? Nous
formulerons ainsi notre fil rouge : de quelle(s) média-
tion(s) l’écriture est-elle le nom ?

MODÉLISATIONS MÉTAPSYCHOLOGIQUES DE
L’ÉCRITURE

Y a-t-il plusieurs écritures ? Ne faut-il pas distin-


guer l’écriture « littéraire » et l’écriture « théorique » ?
Par où passe la frontière entre ces registres ? Notre
intention est de souligner à la fois l’équivocité du mot
écriture et la pluralité de ses modèles. Il y a effective-
ment plusieurs registres d’écritures et différentes modé-
lisations sont possibles, celles-ci étant profondément
liées aux théories de la créativité et de l’inconscient.
Nous illustrerons ce positionnement à partir de trois
axes de réflexions.

4. S. Freud (1900), L’interprétation du rêve, chapitres VI et VII,


Paris, Puf, 2003. Voir dans ce sens J. Derrida, « Freud et la scène
de l’écriture », dans L’écriture et la différence, Paris, Le Seuil, 1967,
p. 293-340.
5. J. Lacan, Le Séminaire, Livre I (1953-1954), Les écrits techniques
de Freud, Paris, Le Seuil, 1975.
6. J. Lacan, Le Séminaire, Livre XX (1972-1973), Encore, Paris,
Le Seuil, 1975.
286 Les médiations thérapeutiques par l’art

« Phantasieren » et écriture littéraire


Partons d’une question préalable : dans quelle
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activité psychique l’écriture prend-elle ses forces vives ?
De ce point de vue, c’est l’activité de Phantasieren 7 qui
constitue l’essence de l’écriture au sens littéraire. Entre
l’écrivain et son œuvre, il y a une médiation psychique :
l’espace de ses fantasmes. C’est à la fois la source
psychique de l’écriture et son pouvoir d’évocation chez
le lecteur qui forment les enjeux du texte intitulé « Le
créateur littéraire et l’activité imaginative 8 ». Ce qui
intéresse Freud, c’est cette disposition propre aux écri-
vains, dès lors qu’ils puisent dans leur imagination la
matière nécessaire pour fictionner. L’énigme est
double : il s’agit de comprendre ce qui fait passage vers
l’écriture et d’élucider ce qui rend possible une œuvre,
au sens de la rencontre des lecteurs avec un texte.
À propos de la première facette de l’énigme, Freud
remarque ceci : de même qu’un enfant, lorsqu’il joue,
a tendance à créer son propre monde, l’écrivain suit sa
fantaisie dans l’univers du texte. La Phantasie est une
médiation essentielle dans la vie psychique : elle se situe
entre un sujet et la réalité, elle se déploie entre un sujet
et sa créativité. Cette imagination permet de créer une
marge à l’intérieur de laquelle l’écrivain peut faire vivre
ses fantasmes. Écrire, c’est pour l’écrivain « jouer » : ces
activités relèvent d’une ressource, l’activité imagina-

7. Cf. J. Laplanche et J.-B. Pontalis (1967), Vocabulaire de la


psychanalyse, Paris, Puf, 1973, p. 152-157.
8. S. Freud (1908), « Le créateur littéraire et l’activité imaginative »
dans L’inquiétante étrangeté et autres textes, Paris, Gallimard, coll.
« Folio bilingue », 2001, p. 231-263.
Écriture(s), médiation et psychanalyse 287

tive 9. Il s’agit de « jouir » de ses propres fictions et de


leur donner corps.
La place du Phantasieren ne peut être figée : elle
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peut dépendre de rencontres, de dispositifs, de circons-
tances ou de choix. Nous verrons plus loin qu’un
dispositif comme celui des ateliers d’écriture peut
contribuer à réouvrir la capacité de « jouer-écrire ». En
outre, cette place semble connaître des moments clés
dans notre vie : il y a l’enfant qui joue, l’adolescent qui
est appelé à « renoncer », pour une part, aux jeux
enfantins, et l’adulte qui a plus ou moins cessé de
jouer, ou qui a appris à jouer autrement que l’enfant.
« L’enfant qui joue » est plus ici une instance
psychique, un modèle métapsychologique qu’une étape
psychologique. Cette approche de l’écriture ouvre un
champ de questions décisives concernant la créativité
et ses destins. Dans quelle mesure l’adulte qui écrit un
roman fait-il la même chose qu’un enfant qui joue ?
S’agit-il par l’écriture créatrice et son jeu fictionnel de
« médiatiser » son rapport au monde ? Freud nous
rappelle la fonction de l’écriture comme celle des rêves
diurnes et des « châteaux en Espagne » : il s’agit de
rendre possible un espace intermédiaire entre le sujet et la
« réalité extérieure 10 ». Tout se passe comme si l’activité

9. « Le Phantasieren, c’est la Phantasie, c’est-à-dire l’imagination


en acte, le fait de s’adonner aux produits de l’imagination
(Einbildungskraft). […] On peut penser qu’il s’agit du problème
classique de l’écrivain et de l’imagination comme “fantaisie” en
sorte que “l’activité de fantaisie” est le propre du Dichter » (cf.
P.-L. Assoun, Dictionnaire des œuvres psychanalytiques, Paris, Puf,
2009, p. 462).
10. Cf D.W. Winnicott (1971), Jeu et réalité, Paris, Gallimard,
2002. L’enjeu demeure la question de l’espace intermédiaire
comme médiation psychique.
288 Les médiations thérapeutiques par l’art

imaginative devenait, au cours de la vie, de plus en plus


« interne » : tandis que le jeu de l’enfant se déploie au
grand jour avec des objets visibles, l’adolescent tend à
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fantasmer comme l’adulte qui se plonge dans des rêve-
ries diurnes.
Les fictions de l’imagination viennent jouer le rôle
d’une « soupape de sûreté » face aux épreuves de la
réalité. L’opposé du jeu fictionnel, comme de l’écriture
littéraire, c’est bien la réalité. L’écrivain, comparable en
cela au rêveur diurne, est celui qui ose, plus ou moins 11,
donner vie à ses fantasmes dans le corps du texte. La
deuxième facette de l’énigme devient alors pensable.
D’où vient le plaisir du lecteur qui se plonge dans la
fiction d’un roman ? À travers l’œuvre littéraire, comme
jadis dans le jeu enfantin, il s’agit de « jouir désormais
de nos propres fantasmes, sans reproche et sans
honte 12 ». Cette idée articule plaisir esthétique et
fantasmes inconscients. Il faudrait développer ici l’espace
de l’art comme le lieu d’une « jouissance fictionnelle 13 ».
Il y a là un enjeu métapsychologique, au sens où l’écri-
ture déplace les lignes entre la représentation et la
censure. Si l’espace littéraire n’est pas sans rapport avec
les fantasmes, avec les pulsions et leurs différents destins,
cela pourrait aussi conduire à la problématique de la
« sublimation 14 ». Cette notion correspond à la fois à un

11. Jusqu’où une écriture peut-elle faire prévaloir les fantasmes sur
la réalité ? (cf. C. Rosset, « L’écriture violente », Nouvelle revue fran-
çaise, n° 328, Paris, Gallimard, 1980).
12. S. Freud (1908), Le créateur littéraire et l’activité imaginative,
op. cit., p. 263.
13. Cf. F. Guattari, Soixante-cinq rêves de Frantz Kafka et autres
textes, Nouvelles éditions Lignes, 2007, p. 26.
14. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, op. cit., p. 465.
Écriture(s), médiation et psychanalyse 289

des destins des pulsions (où la création ouvre des possi-


bilités de déplacements du pulsionnel) et un chapitre
énigmatique de la métapsychologie, resté à l’état de
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projet. Freud avait différencié refoulement et sublima-
tion, tout en laissant énigmatique cette proposition : le
destin pulsionnel de la sublimation n’est pas de l’ordre
du refoulement. N’est-ce pas en ce sens que l’écriture
peut « mettre en scène » les fantasmes les plus crus ?
Enfin, l’intérêt de Freud pour l’écriture tient aussi
à une conception heuristique de la création et de l’art :
il pense à la littérature à la fois comme une écriture de
l’imaginaire et comme un mode de connaissance singu-
lier. Freud interroge à la fois les relations entre connais-
sance et fiction, et la littérature comme médiation pour
penser la vie psychique à travers l’œuvre d’art 15. La place
des fictions littéraires dans l’élaboration des théories
de l’inconscient demeure fondatrice d’une épistémo-
logie subversive, au sein de laquelle fiction et vérité
peuvent devenir inextricables 16. Freud relie fondamen-
talement écriture et créativité, ce qui concerne aussi,
bien évidemment, sa propre écriture 17. Quels sont les
fils qui relient si intensément écriture et créativité ?

Ce que l’invention de la psychanalyse doit à l’écriture


Les rapports qu’entretiennent la psychanalyse et
l’écriture sont d’origine. Et si, pour Freud, l’écriture

15. E. Gomez Mango, J.-B. Pontalis, Freud et les écrivains, Paris,


Gallimard, 2012.
16. G. Bourlot, « Fictions et destins des fictions : enjeux épistémo-
logiques de la fiction chez Freud », Cliniques méditerranéennes,
n° 84, Toulouse, érès, 2011, p. 75-92.
17. F. Roustang, « Du chapitre VII », Nouvelle revue de psychana-
lyse, n° 16, Paris, Gallimard, 1977, p. 65-95.
290 Les médiations thérapeutiques par l’art

ou plutôt une écriture avait joué le rôle de modèle pour


la parole en séance ? Nous en venons ici à la méthode
de la libre association et à son idée directrice : des jeux
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signifiants peuvent surgir dès lors qu’un sujet laisse
advenir un flux de mots et de pensées, sans les censu-
rer… Cette conception présuppose la possibilité d’une
découverte signifiante ou d’une reprise interrogative de ce
qui a eu lieu dans un discours. La « règle fondamentale »
participe d’un « modèle optimiste » de la parole et du
langage : il y a le pari sous-jacent qu’un récit peut révé-
ler « quelque chose d’inconnu » et « traduire les conte-
nus fantasmatiques inconscients 18 ». La parole possède
ce pouvoir d’aller plus loin que le locuteur et elle a,
souvent, cette possibilité de surprendre par ses dimen-
sions étonnantes : équivocité signifiante, idée sponta-
née, lapsus, oubli… En ce sens, la parole demeure la
médiation par excellence de la psychanalyse. Notre
questionnement va toutefois se situer en amont de
cette règle fondamentale. Y a-t-il un modèle à la source
du récit « associatif » ? Cette question de la « préhis-
toire » de la méthode psychanalytique est très vaste : il
y a bien sûr plusieurs dimensions, et nous ne choisi-
rons ici que celle qui va nous permettre de mieux
repenser les liens entre écriture, créativité et « logique
associative ». Cette question est, par définition,
obscure, voire mythique. Freud s’est-il d’ailleurs préoc-
cupé de l’origine de sa méthode ?

18. J. Kristeva, « Les métamorphoses du “langage” dans la décou-


verte freudienne (Les modèles freudiens du langage) », dans
Actualité des modèles freudiens. Langage-image-pensée, Paris, Puf,
1995, p. 23.
Écriture(s), médiation et psychanalyse 291

En 1920, une publication intitulée « Sur la préhis-


toire de la technique analytique » aborda cet enjeu :
elle paraissait sans nom d’auteur, signée de la seule
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initiale F. Cette publication mentionnait un article de
Ludwig Börne (L’art de devenir un écrivain original en
trois jours) en évoquant les rapports de filiation entre
Freud et cet écrivain : « Lorsque le professeur Freud
fut amené à lire cet article de Börne, il apporta une
série de données qui peuvent être importantes pour la
question ici abordée de la préhistoire de l’exploitation
de l’idée spontanée. Il raconta qu’à quatorze ans il avait
reçu en cadeau les œuvres de Börne et qu’aujourd’hui,
cinquante ans plus tard, il possédait toujours ce livre,
le seul datant de sa jeunesse. Cet écrivain avait été le
premier dans les écrits duquel il s’était plongé […]. Il
était particulièrement étonné de trouver exprimées,
dans les instructions à suivre pour devenir un écrivain
original, quelques pensées qu’il avait toujours cultivées
et défendues19. »
Ce texte posait la question de la créativité à un
autre niveau, celui des filiations et des héritages qui
échappent à la conscience. Comment départager le
texte original de ses rejetons ? L’absence de signature à
la fin de cet article supposait cette double question, de
l’origine et de l’invention : quelle place Freud tient-il
dans son invention ? À la fin d’un texte aussi bref que
radical, Börne avait formulé ces conseils : « Prenez
quelques feuilles de papier et écrivez pendant trois
jours consécutifs, sans falsification ni hypocrisie, tout

19. S. Freud (1920), « Sur la préhistoire de la technique analytique »,


dans Résultats, idées, problèmes, tome I, Paris, Puf, p. 255-258.
292 Les médiations thérapeutiques par l’art

ce qui vous passe par la tête. Écrivez ce que vous pensez


de vous-même, de vos femmes, de la guerre des Turcs,
de Goethe, du procès criminel de Fonk, du Jugement
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dernier, de vos supérieurs, et les trois jours écoulés,
vous serez hors de vous d’émerveillement pour les
nouvelles idées inouïes que vous aurez eues. Voilà l’art
de devenir un écrivain original en trois jours 20 ! » C’est
ce modèle d’écriture que l’on peut retrouver, quelque
peu transposé, dans l’« association libre ». Le modèle
de la parole dans la cure, c’est bien une forme d’écriture
idéalisée comme espace de créativité, une écriture très
particulière dont Börne avait fait l’éloge et que Freud
avait lue, adolescent. Tout se passait comme si l’écri-
vain Börne était une instance de Jeu qui avait indiqué
sinon La règle, du moins un chemin à suivre pour
pouvoir inventer une autre façon de mettre en jeu le
discours.

Rêve, écriture et vie psychique


Jusqu’à présent nous avons présupposé l’écriture
comme l’inscription utilisant un support extérieur au
sujet. Or, d’un point de vue métapsychologique, s’il y
a bouleversement du champ de l’écriture, c’est tout
d’abord dans la mesure où elle n’est plus conçue
comme une matérialisation « externe » de signes. Avec
l’écriture du rêve, c’est la limite extérieur/intérieur qui
se trouve subvertie. Cette conception de l’écriture
consiste à repenser son déploiement, du côté de
l’Inconscient. En même temps, la position de l’écri-

20. L. Börne, « L’art de devenir un écrivain original en trois jours »,


Littoral, n° 2, Toulouse, érès, 1981, p. 157-159.
Écriture(s), médiation et psychanalyse 293

ture comme métaphore de la vie psychique et de la


mémoire inconsciente est problématique et, d’une
certaine manière, fondamentalement énigmatique. Ce
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thème de l’écriture « psychique » a d’ailleurs connu des
destins théoriques divers et variés. Derrida, par
exemple, en fait un aspect essentiel de l’apport freu-
dien, tout en soulignant que les « métaphores » de
l’écriture inconsciente font vaciller la notion même
d’écriture 21.
Des mots ou des locutions semblent parfois
« inscrits » au cœur des symptômes, c’est là un des
apports des Études sur l’hystérie 22 : « écriture » et
« texte » sont proches ici d’un paradigme théorique qui
met au jour un fonctionnement psychique par traces,
inscriptions et traductions. Un symptôme peut cacher
et exprimer un proverbe de la langue la plus lointaine.
S’il y a des traces signifiantes et des phrases imprimées,
c’est bien dans un noyau pathogène ou dans un
fantasme insistant. En outre, chaque nuit, les rêves
semblent poursuivre le travail d’une écriture en quête
de figurations et de symboles. Tout se passe comme si
l’écran du rêve était une page blanche où se déploie
une « écriture en images 23 ». Dans cette perspective,
une psychanalyse relance et interroge des processus
d’écriture (rêves, symptômes…) : le texte sous-jacent
d’un symptôme peut se révéler et se redéployer dans
l’acte de parole. Parler d’un symptôme ou d’un rêve,

21. J. Derrida, « Freud et la scène de l’écriture », op. cit., p. 296.


22. S. Freud, J. Breuer (1895), Études sur l’hystérie, Paris, Puf, 2002,
p. 142-145.
23. S. Freud (1900), L’interprétation du rêve, chap. VI, op. cit.,
p. 319.
294 Les médiations thérapeutiques par l’art

n’est-ce pas à la fois interroger un champ signifiant et


en réécrire le texte 24 ? La parole elle-même, les récits
produits sur le divan réécrivent ce qu’ils énoncent :
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raconter un vécu, un rêve ou un événement, c’est
fondamentalement « traduire », « reconstruire »,
« réécrire 25 ».
L’écriture psychique est un processus ouvert, qui
peut évoquer une superposition de textes, avec de
multiples strates, à l’image d’un « palimpseste 26 ». Ce
paradigme reste, bien évidemment, à interroger, et
nous ne pouvons déployer ici toutes ses nuances, il
s’agit plutôt d’indiquer un des apports freudiens en la
matière. Celui-ci est fondé sur une découverte : il
n’existerait pas de rêve ni de symptôme sans des
systèmes d’écritures inconscients. C’est dans cette
problématique (formation du symptôme et travail du
rêve) que l’attention de Freud s’est portée vers la méta-
phore de l’écriture comme processus. Le mot « écri-
ture » désigne alors l’enjeu du passage d’une langue à une
autre. L’écriture est par essence médiation, par exemple
entre une pensée inconsciente et une figuration
onirique : elle est une trans-formation, une « traduc-
tion », une « transposition », un « transfert » (Übertra-
gung). Quant à l’acte de déchiffrer des rêves et des
symptômes, il suppose, à nouveau, une « traduction » :
des sensations en récits, des images en mots, de l’expé-
rience hallucinatoire en bribes narratives, du visuel au

24. Ibid., chap. VII.


25. J. Lacan, Le Séminaire, Livre I (1953-1954), Les écrits tech-
niques de Freud, Paris, Le Seuil, 1975, séance du 13 janvier 1954.
26. Ibid., séances des 20 et 27 janvier 1954.
Écriture(s), médiation et psychanalyse 295

sonore, ce qui renvoie à des jeux signifiants 27. En effet,


il ne suffit pas de voir un tableau, encore faut-il
pouvoir raconter ce qui s’y passe ou dire quelque chose,
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ne serait-ce que son titre… Un des intérêts cliniques
de cette conception est de repérer qu’une « même »
représentation (comme le tableau du rêve) peut avoir
plusieurs facettes et destins (le récit de la scène, le
souvenir du titre… ). En ce point, modèles métapsy-
chologiques et travail clinique sont inextricables. Par
souci de concision, nous arrêtons là notre balisage
théorico-clinique des modèles de l’écriture, tout en
soulignant une dimension : écrire, c’est essentiellement
transposer et traduire des représentations en les faisant
passer d’une langue à une autre.

CHAMPS CLINIQUES DE L’ÉCRITURE

Métapsychologie et clinique étant intimement liées,


cette étape de notre réflexion ne fera, d’une certaine
façon, qu’aborder les mêmes enjeux sur un autre versant,
celui de la rencontre clinique. Il y a, là encore, plusieurs
registres d’écritures, et l’écriture peut faire médiation en
diverses occasions, aussi bien d’ailleurs dans le vif d’une
rencontre que dans l’« après-coup ». La problématique
de la médiation par l’écriture nous renvoie précisément
à une pratique essentielle dans notre propre expérience :
les ateliers d’écriture. Concernant cet aspect, nous pose-
rons ici les linéaments d’une réflexion qui s'insuit dans
une approche psychanalytique de la créativité, et qui sera
développée par ailleurs.

27. G. Bourlot, J.-M. Vivès, « Freud et la dimension sonore du


langage », L’Évolution psychiatrique, vol. 77, n° 4, 2012, p. 503-517.
296 Les médiations thérapeutiques par l’art

À propos des ateliers d’écriture : de quelle(s) média-


tion(s) s’agit-il ?
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Dans quelle mesure l’écriture, impulsée dans un
atelier, relève-t-elle d’une « médiation par l’art » ? Peut-
elle en même temps constituer une « médiation théra-
peutique » ? S’agit-il de deux formulations équivalentes
ou de deux approches à différencier ? En tout état de
cause, il y a de multiples façons d’animer des ateliers
d’écriture et de faire des propositions d’écriture. Plus
fondamentalement, les médiations, pratiquées notam-
ment en institutions (l’écriture, le théâtre, la danse…),
sont souvent présupposées « thérapeutiques » comme
s’il s’agissait d’une évidence. Or, cela ne va pas de soi :
il s’agit d’une pseudo-évidence qu’il convient d’inter-
roger 28.
Tout atelier implique en effet des préconceptions
(théoriques, cliniques, esthétiques ou fantasma-
tiques…) de la médiation en jeu. Autrement dit : l’écri-
ture n’existe pas comme « une » pratique objective : il
y a des conceptions et des pratiques relativement hété-
rogènes et subjectives. Ainsi, par exemple, un écrivain
peut tout à fait animer, avec ses conceptions et son
expérience de l’écriture, un atelier dans une institu-
tion, sans pour autant se référer à un « savoir clinique »
ou à une « visée thérapeutique ». Sans entrer ici dans
une querelle des dispositifs, la tension peut être plus
ou moins complexe entre des paradigmes et des axes
distincts (« créativité artistique »/« intention thérapeu-
tique »). Dans quelle mesure un atelier d’écriture, qui

28. Cf. J. Oury, M. Depussé, À quelle heure passe le train…


Conversations sur la folie, Paris, Calmann-Lévy, 2003.
Écriture(s), médiation et psychanalyse 297

se déploie dans une institution psychiatrique par


exemple, s’inscrit-il dans la tendance à « évaluer » le
patient ou/et dans le besoin du clinicien de confirmer
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son « savoir » dans la production du patient ?
De ce point de vue, notre positionnement est
clair : un atelier d’écriture peut très bien fonctionner
en privilégiant la médiation par l’art et en permettant
la rencontre vivante avec un écrivain, sans que celle-ci
s’appuie sur des références théorico-cliniques. À cet
égard, les apports d’un écrivain comme Hubert
Haddad sont essentiels : sa pratique des ateliers est
« littéraire », au sens où elle s’enracine dans l’espace
littéraire, ce qui permet notamment de concevoir de
multiples articulations possibles entre divers registres
(poèmes en prose, expérimentations oulipiennes,
contes… ) et des propositions d’écriture stimulantes 29.
Le matériau de base de tels ateliers d’écriture, c’est à la
fois la passion d’un écrivain pour l’écriture et la litté-
rature elle-même (poèmes, incipits…), comme si les
textes littéraires pouvaient être la médiation potentielle
entre un sujet et sa propre créativité. Il y a bien alors la
possibilité d’une médiation par l’art sans pour autant
se référer à un « savoir » d’ordre psychopathologique.
La médiation sous-jacente dont nous nous approchons
ici, à travers l’écriture littéraire, est celle du Jeu.
Les questions nodales que nous tentons de formu-
ler par ces remarques sont probablement celles-ci : à
partir de quel(s) schéma(s) théorique(s) ou représen-
tation(s) préalable(s) une médiation comme l’écriture
sera-t-elle proposée et pratiquée au sein d’un atelier ?

29. H. Haddad, Le nouveau magasin d’écriture, Paris, Zulma, 2006.


298 Les médiations thérapeutiques par l’art

Quelle préconception de l’écriture vient inspirer une


pratique médiatisée dite « artistique » ? La pratique
d’une médiation n’est-elle pas aussi un vecteur
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psychique où se transmettent des représentations
conscientes et inconscientes ? Sur ce point, nous rejoi-
gnons Jean Florence lorsqu’il nous rappelle ceci : « Tout
thérapeute, qu’il le veuille ou non, qu’il le sache ou non
et qu’il veuille le savoir ou non, transmet à la personne
qui fait appel à ses soins une conception des
choses… […]. Si, davantage, l’activité proposée se
supporte d’une technique artistique – qu’elle soit
picturale, sculpturale, musicale ou théâtrale –, le théra-
peute ne peut s’empêcher de mettre en jeu quelque
option esthétique sinon philosophique 30. » Cette mise
en jeu se révèle tout particulièrement dans nos choix,
où médiation et transmission se retrouvent intriquées.

Choix d’écritures et de textes


L’orientation d’un atelier d’écriture dépend en
effet de choix à la fois décisifs et subjectifs. Ainsi, dans
notre pratique en hôpital de jour pour adolescents,
nous commençons bien souvent l’atelier par une
proposition d’écriture qui s’appuie sur un texte litté-
raire. Il s’agit parfois de lire quelques haïkus, ou encore
de proposer une seule phrase, évocatrice, qui « donne
à rêver » et qui suffit pour « lancer » les adolescents vers
une écriture inventive. Au commencement de l’atelier,
il y a donc un texte proposé comme une surface de jeu.

30. J. Florence, Art et thérapie. Liaison dangereuse ?, Bruxelles,


Publication des Facultés Universitaires Saint-Louis, 1997, p. 31.
Nous soulignons.
Écriture(s), médiation et psychanalyse 299

C’est bien le choix d’un texte et d’un jeu qui ouvre


l’atelier. Un texte littéraire peut être choisi, lu et
proposé comme un vecteur d’associations, comme une
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sorte de squiggle 31. Autre exemple : le choix de propo-
ser aux adolescents des jeux surréalistes, comme le
« cadavre exquis », afin d’entraîner l’écriture vers des
jeux de hasard, des assemblages étonnants et des
productions poétiques qui créent immanquablement
de la surprise. Avec ce style de proposition, l’écriture
peut devenir un pur jeu où chacun écrit une partie
d’une phrase qui émanera du collectif et qui surgira
finalement comme une fantaisie poétique.
Un atelier d’écriture est ainsi un laboratoire de
découvertes, d’expériences et d’étonnements, qui
n’existe qu’à partir des choix de ceux qui l’animent,
comme celui de commencer par la lecture d’un texte
ou d’un jeu. À travers la lecture d’un texte littéraire, le
rapport au monde réel peut se trouver soudain
suspendu, le temps d’une rêverie d’images et de mots 32.
Lecture de textes littéraires et écriture de textes person-
nels sont alors mis en tension dialectique au sein de
l’atelier. Mais pourquoi lire tels haïkus ? Pourquoi pas
un poème de Baudelaire ou une phrase d’Éluard ? Si
l’atelier d’écriture relève d’une pratique « non objecti-
vable », c’est que la subjectivité de ceux qui l’animent
est son substrat vivant, dès la formulation d’une propo-
sition d’écriture car, comme le souligne Marc-Alain
Ouaknin, « le simple fait de lire tel livre plutôt que tel
autre, tel chapitre, tel commentaire, etc., dépend de

31. Voir en ce sens M.-A. Ouaknin, Bibliothérapie. Lire, c’est guérir,


Paris, Le Seuil, 1994, p. 199.
32. Nous retrouvons ici l’articulation Littérature/Phantasieren…
300 Les médiations thérapeutiques par l’art

notre historicité, de notre manière d’être dans une


tradition de sens et de vie 33 ».
Nous insistons donc sur cet aspect : c’est à travers
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la médiation de « propositions » inattendues et évoca-
trices que de multiples possibilités de jouer/créer
peuvent être ouvertes. En ce sens, il y a un choix préa-
lable qui peut être un vecteur de la créativité, un choix
qu’il est possible d’appeler « le parti pris de la littéra-
ture 34 ». Cet aspect nous conduit à préciser un point
nodal des rapports entre médiation par l’art et présence
de l’artiste.

L’ouvert et le fermé
Après avoir souligné la dimension des choix
subjectifs inhérents à un atelier d’écriture, il est néces-
saire de mentionner l’enjeu institutionnel de l’art et de
l’altérité. Une question subsidiaire demeure, en effet :
est-il pertinent de favoriser des ateliers où la créativité
serait animée par des artistes35 ? La pratique des média-
tions aurait probablement plus de consistance si de
telles questions étaient pleinement déployées en insti-
tution, en amont de la mise en place d’un atelier : qui
peut animer tel atelier conçu à partir d’une médiation
dite « artistique » ? Les « thérapeutes » en titre peuvent-
ils céder leur place, le temps d’un atelier, à des écri-
vains, ou bien peuvent-ils travailler avec eux ?
Ces questions correspondent à celle de la place de
l’art et des artistes dans une institution, ce qui renvoie
au degré d’ouverture de celle-ci sur l’altérité. Il y a là

33. M.-A. Ouaknin, op. cit., p. 244.


34. H. Haddad, « Préface », op. cit.
35. J. Florence, op. cit., chap. III.
Écriture(s), médiation et psychanalyse 301

une problématique fondamentale, celle des cloisonne-


ments disciplinaires et des lignes de fractures imagi-
naires ou réelles entre « intérieur » et « extérieur 36 ».
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À cet égard, la psychothérapie institutionnelle se
présente à nous comme un champ d’expériences déci-
sives, et un héritage symbolique nécessaire pour
pouvoir penser ces enjeux liés à la médiation par l’art,
et pour radicaliser les questions d’« ouverture » et de
« fermeture » de l’institution, questions dont les ateliers
sont un révélateur important 37.
Ainsi, notre approche de l'écriture comme média-
tion conduit à interroger, à différents niveaux, les liens
entre la créativité, la littérature et les écrivains. Dans
cette perspective, il serait nécessaire de poursuivre une
réflexion sur les relations dialectiques qui peuvent se
déployer entre l'expérience psychanalytique et l'espace
littéraire : ne s'agit-il pas, fondamentalement, de
renouer avec les potentialités créatrices de la parole, de
retrouver les jeux signifiants du langage, ou encore
d'explorer la valeur fabulatrice du récit ?

36. J. Oury, Il, donc, Paris, Union Générale d’Éditions, 1978.


37. Cf Recherches, n° 21, Histoires de La Borde, Fontenay-sous-Bois,
Cerfi, 1976.
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Plusieurs scènes pour une chair :
théâtre, transe et délinquance
Lionel Raufast

La scène peut-elle parler aux adolescents de leurs


frénésies délinquantes autrement qu’en brandissant un
diagnostic ? À travers l’accompagnement de Brandon,
mineur placé au centre éducatif fermé de Narbonne,
nous répondrons par l’affirmative. Il s’agira de repérer
en quoi l’atelier théâtre a été pour lui l’occasion de
parler autour d’un savoir qu’il pensait ne pas pouvoir
se dire. Partager avec un clinicien une expérience qui
porte un nom, pourvu qu’on ose l’employer dans une
société qui ne l’aime pas beaucoup. Parler donc de la
transe et des savoirs de l’archaïque qui lui sont atta-
chés. Mais pas n’importe comment, et surtout pas de
n’importe où. Nous montrerons qu’il est possible de
s’adresser à la transe du lieu de la scène afin d’y forger

Lionel Raufast, docteur en psychologie clinique, chargé de cours à l’uni-


versité de Nice Sophia Antipolis, Centre éducatif fermé de Narbonne.
304 Les médiations thérapeutiques par l’art

un dispositif de relance du désir. Plus encore, la


rencontre avec Brandon nous permettra de proposer
au lecteur une hypothèse centrale : celle de l’existence
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d’une fonction interprétative scénique. La scène – mais
ne devrions-nous pas dire plutôt les scènes – interprète
tout autant que l’acteur. Elles peuvent le faire parce
qu’elles sont des maquettes anthropologiques (Pradier,
2000) qui mettent en scène simultanément la crise et
sa possibilité de résolution. C’est au style paradoxal de
cette interprétation que l’acteur, qui ne peut plus être
seulement patient, va devoir répondre poétiquement.
Ainsi, nous visiterons un instant la scène de simu-
lation. Celle qui chuchote au sujet que faire semblant
peut avoir des conséquences surprenantes. À l’abri
derrière le masque du comédien, ses « simulations »
seront peut-être visitées par la vérité des songes. Les
histoires anodines sont parfois chargées de plus vieilles
histoires. De celles dont on ne peut parler qu’à travers
un détour. Mais pour que cette parole se déploie, il faut
encore qu’une « interprétation préliminaire des proces-
sus inconscients » (Reik, 1949) flotte sur scène. Si c’est
le cas, et le clinicien y veille, les rejetons du refoulé y
seront bien accueillis. Même si nous ne nous attarde-
rons pas sur cette modalité d’interprétation scénique,
nous fournirons au lecteur quelques éléments pour
pouvoir la repérer et la mettre en œuvre sur le terrain.
Mais l’essentiel du propos est ailleurs. En mettant
en lien la furie de ses expériences délinquantes et son
vécu scénique, Brandon s’est offert une nouvelle voie
subjective. Sur scène, ses tentatives de transe ont trouvé
à la fois où s’exprimer et à qui parler. Cela l’a aussi
autorisé à relancer son désir sans céder aux sirènes de
la toute-puissance. Ce n’était pas chose acquise. Elle
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 305

était même fort mal engagée. La rencontre avec cet


adolescent nous aura également permis de postuler
l’existence d’une autre forme d’interprétation scénique
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que celle qui s’adresse à l’inconscient refoulé. Nous
l’appellerons scène de transgression. Certaines scènes
convoqueraient simultanément le crépitement senso-
riel du pictogramme (Aulagnier, 1975) et la question
du désir de l’Autre. Janus-Bifrons. La Transe et sa voie
interprétative. Mais là où les furies guerrières de
Brandon interprétaient le désir sur le mode de la toute-
puissance, la scène de transgression mettrait au centre
du jeu désirant ce trou dans le savoir, ouvert par le flux
pictographique, et partagé par la communauté des
hommes. À la transe déchaînée et privée d’initiation
(Clément, 2011) viendraient répondre les logiques
théâtrales de l’interprétation et de la métamorphose.
Mais avant de parler de cette scène de transgression, il
convient de dire quelques mots sur une sœur plus
familière, à savoir la scène de simulation.

LA SCÈNE DE SIMULATION :
UN ŒDIPE-TIGRE SOUS CONTRÔLE JUDICIAIRE

On désespère et, il faut l’avouer, on s’ennuie


parfois. Sur scène tout est si évident. Rien ne dépasse
des rôles sociaux appris à la lettre. On se dit qu’on va
essayer d’éviter l’incontournable jeu de rôles où les
adolescents délinquants prennent la place des victimes.
Comment assouplir un peu ces histoires déjà mille fois
écrites dans les clips de rap ou à la télévision ? On se
demande si nos propres résistances n’orchestrent pas
cette crispation. Passer une séance « normale » avec ce
public, c’est-à-dire sans heurt, violence, ni cri, est
306 Les médiations thérapeutiques par l’art

parfois un objectif compréhensible. Et puis non, c’est


semble-t-il, autre chose. Lorsqu’on leur demande, les
adolescents répondent. Ils ne veulent pas être des
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« bouffons » et ils savent qu’on veut les faire jouer des
trucs « bizarres ». Ah bon ? Mais d’où savent-ils ça ?
On peut longtemps rester au seuil de ce bien-entendu.
Et puis, parfois, plus souvent qu’on ne le croit, un
mystérieux personnage, comme un tigre vert à pois
violets, vient rompre la monotonie des clichés psycho-
sociaux. Au fil des improvisations, le tigre livre son
histoire. Il habite un « quartier » en Inde avec une
femme et des enfants. Il n’attaque pas tout le monde
et les raisons de ses raids sanglants sont énigmatiques.
Sa colère est sélective et aléatoire. Chacun le cherche
et pourtant il reste introuvable. Achille pourra dire plus
tard que l’Inde est le seul pays visité par son nouveau
beau-père. Son arrivée en fanfare n’est pas sans bous-
culer le fonctionnement familial, prenant Achille au
dépourvu. En suivant la piste du tigre vert à pois
violets, nous avons pu aider Achille à mieux
comprendre les enjeux de l’arrivée récente de son beau-
père. Pour qui se prenait cet homme, pour une fois
non violent et sincèrement amoureux de sa mère ? La
haine d’un compagnon qui tient enfin la route est-elle
directement avouable ? Pas si sûr… Mais ce tigre, à la
fois taciturne et inquiétant, a aussi beaucoup parlé à
José. Il a suivi ses aventures et participé en tant que
villageois d’Inde à construire son épopée. Il s’interro-
gera au cours d’une séance particulièrement chargée
sur le ton monotone ou la bonne humeur systématique
avec laquelle il décrit les ravages du félin. Il se confron-
tera, dans les larmes, aux affects réprimés venus d’une
autre scène où violence et alcoolisme empêchent d’ex-
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 307

primer ses émotions sous peine de mort. Finalement,


les délinquants peuvent être des névrosés comme les
autres !
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Freud avait déjà repéré que le théâtre pouvait, sous
certaines conditions, nous mettre en contact de
manière poétique avec « la jouissance provenant
de notre vie d’affect dont nombre de sources ont été
rendues inaccessibles » (Freud, 1905, p. 321). Ce qui
est valable pour le spectateur l’est également pour les
comédiens (en tous les cas dans le cadre spécifique des
médiations thérapeutiques). Le clinicien n’aura qu’à
soutenir le processus en proposant des improvisations
suffisamment « bizarres » pour permettre une utilisa-
tion non rationnelle des histoires et des personnages
créés. Une fois le « tigre » chargé de bribes d’histoires
refoulées, il s’agira de ne pas écraser ses énigmes sous
des interprétations trop massives ou précoces.
L’essentiel étant de laisser l’analysant dépasser progres-
sivement l’opposition entre fiction et réalité, et vivre
des expériences qui, dans une autre situation, auraient
renforcé les résistances. Sur scène, le clinicien encou-
ragera un éventuel processus d’association libre. Le pire
étant de transformer l’atelier de théâtre en un lieu de
lecture psychique de productions artistiques de l’autre.
Nous proposons de considérer que c’est la scène
qui favorise, par son activité interprétative, l’émergence
des personnages qui en disent plus que prévu sur la
vérité inconsciente du sujet. Nous appellerons ce style
scénique : scène de simulation 1. Mais dans le champ

1. La référence aux travaux de J.-M. Pradier (2000) en ethno-


scénologie n’est évidemment pas fortuite…
308 Les médiations thérapeutiques par l’art

thérapeutique, comment opèrerait-il ? C’est T. Reik


(1949) qui va nous mettre sur la voie. Le psychanalyste
a théorisé ce qu’il appelle l’atmosphère « magique » du
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cabinet du psychanalyste. Il la compare nommément
à celle qui baigne la scène théâtrale. Ces deux disposi-
tifs culturels ont en commun de créer une ambiance
étrange entre le sobre et le fantastique, le quotidien et
le magique, la réalité matérielle et psychique. Pour
mettre en place cette scène, il s’agit donc de bien
soigner son atmosphère interprétative « prodigieuse ».
Le noir d’abord, pas d’éclairage aux néons et si possible
de grands drapés sombres (pendrillons) qui cachent la
profusion des objets habituels. La sollicitation senso-
rielle ensuite. La lumière chaude, colorée et diffuse des
projecteurs à lampes 2. Le jeu des textures du sol lorsque
l’on peut jouer pieds nus. Le calme enfin. Une salle un
peu excentrée et préservée des multiples passages issus
de la vie institutionnelle. Un dispositif un peu surréel
donc. En tous les cas, où la coupure avec la vie quoti-
dienne fait sensation. C’est bien cet entre-deux fantas-
tique qui soutient la scène de simulation. Le style
interprétatif proposé au sujet pourrait se dire comme
ceci : « Tu vas jouer à faire semblant. Mais ce semblant
risque à tout moment de laisser affleurer un autre pays.
Celui d’Oberon, de Titiana et de Prospero. Celui des
songes et des apparitions qui dévoilent les désirs inter-
dits. Que vas-tu en faire ? » Achille et José ont semble-
t-il entendu ce message silencieux. Ils ont répondu par
une nouvelle interprétation, celle qui met en scène cet

2. Ces projecteurs à lampes dit « PAR » sont aussi appelés projec-


teurs « flood », ce qui n’est pas sans dévoiler une certaine lucidité
de la part des éclairagistes…
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 309

étrange tigre vert à pois violets. À charge ensuite au


clinicien, comme nous y invite Reik (1949), de
permettre une transformation progressive des visions
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« magiques » imprégnées d’inconscient en une vision
réflexive plus consciente que pourront se réapproprier
les sujets. Mais limiter la psychanalyse à la logique
interprétative de la scène de simulation serait une
erreur. C’est du côté de la clinique des adolescents
délinquants qu’une autre direction nous a été indiquée.
La sorcière métapsychologique aurait plus d’un tour
dans son sac. Elle serait même capable de construire
un autre style d’interprétation scénique capable de
proposer une voie subjectivante aux effets de résur-
gence pictographique de la transe. Revenons à la
clinique pour suivre sa piste.

LA SCÈNE DE TRANSGRESSION :
À QUOI JOUENT-ILS ?

Parfois cela arrive à la fin de la séance, les choses


tournent un peu en rond, on pense même à remballer
le matériel. Le plus souvent, cela se produit à l’entrée
sur scène ou à l’allumage des projecteurs. Alors, près
du rideau noir, à même le sol ou devant un projecteur,
quelque chose de différent se passe. Tout d’abord, les
histoires scénarisées cèdent la place à un silence très
particulier. Il peut durer plusieurs longues secondes.
Dans une structure s’occupant d’adolescents délin-
quants, on prévient une collègue. Ce matin, c’est les
« pires ». C’est-à-dire ceux qui arrivent à user l’institu-
tion. Elle a tout préparé. Les draps noirs dans la salle
recouvrent les objets usuels. Les projecteurs à lampe
sont allumés et diffusent à la fois chaleur et couleur.
Elle entend monter les adolescents dans les escaliers.
310 Les médiations thérapeutiques par l’art

Ils hurlent. Ils joutent avec les éducateurs. Bientôt ils


entrent. La clinicienne craint un instant le pire. Et là,
contre toute attente, ils se fixent devant les projecteurs,
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silencieux, comme hypnotisés. Ce silence dure. La
clinicienne le respecte. Au bout d’une vingtaine de
secondes les adolescents sortent de leur torpeur. Ils
risquent quelques remarques quasi interjectives :
« C’est stylé ! » « C’est comme un chauffage ! » Reste
que la séance qui suit sera à la fois très riche et très
personnelle. Les adolescents improviseront sur le pays
du rouge et du bleu. Des pays étrangement familiers…
Et dire qu’au-dehors de l’atelier ces mêmes adolescents
paraissent d’une aridité sans faille… À quoi jouent-ils ?
Ou plutôt, à quoi ne jouent-ils plus ?
Dans un autre atelier théâtre, au cœur d’un quar-
tier très difficile de la cité niçoise, le jeune Ibrahim parle
sous le projecteur bleu pendant plusieurs minutes. Le
regard est hagard. Tout se centre autour d’une action qui
se répète dans une sorte de course folle. C’est la présence
sensorielle, rythmique, épidermique qui l’emporte. Les
mots restent pauvres et semblent glisser sur une sorte
d’atmosphère invisible : « ça hurle ça hurle, j’accélère, je
le réveille ça ne marche pas… je suis triste… je repars…
je cours… ça hurle… ça hurle… j’accélère… je je le
réveille ça ne marche pas… je suis triste… je repars…
je cours… », etc. Cela dure longtemps et aucune histoire
plus élaborée ne vient compléter cette course furieuse.
Cette fois-ci, c’en sera trop pour le reste du groupe qui
le fera taire et s’arrangera pour qu’il ne revienne pas. Il
faut dire que ces moments-là ne laissent pas indifférents,
y compris du côté du clinicien qui assiste, à même sa
sensorialité, à ces ambiances crépusculaires de (petit)
vacillement du monde.
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 311

L’URMENSCH COMME SOUFFLEUR ?


CRÉPITEMENT SENSORIEL
ET ATMOSPHÈRE SCÉNIQUE
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Ça commence donc toujours comme ça. Par une
sorte de silence un peu hébété. Le corps s’immobilise
face à un projecteur ou encore dans un coin sombre,
sous un bureau par exemple. Quelque chose se passe à
même la chair. Une sorte de crépitement sensoriel.
Qu’est-ce à dire ? Le corps est mis en excès. Il crépite
d’une sorte de bombardement de stimulation du côté
de la sensation. Dans les furies délinquantes, l’alcool,
les coups, les cris, la vitesse et les terreurs participent
de ce corps excédé. Du côté des sensations, ça ne s’ar-
rête plus ! Sur scène, cette mise en crépitement est plus
subtile. Elle n’en est pas moins efficace. La chaleur des
projecteurs, les sons qui rompent avec ceux entendus
lors des activités quotidiennes, les nappes colorées qui
émergent du noir ou les contacts de la peau avec les
éléments physiques de la scène stimulent bien le corps
du côté de la sensation. Cette exhortation sensorielle
met le corps dans un drôle d’état. Les danseurs appel-
lent ça « mettre son corps en état de danse ». Et nous,
comment l’appelons-nous ? Proposons une hypothèse.
Nous sommes ici au cœur d’un processus très
archaïque de rapport au monde. Celui-là même que
Freud (1932), dans son texte « Sur la prise de posses-
sion du feu », pointait comme étant le savoir fonda-
mental de l’homme des origines, celui de l’Urmench 3.

3. C’est P.-L. Assoun (2004) qui a réussit à capter dans la méta-


psychologie freudienne la référence freudienne à l’existence d’un
savoir originaire et sensuel du corps. C’est à lui que nous devons
d’avoir été « sensibilisés » à ces hypothèses.
312 Les médiations thérapeutiques par l’art

Pour le psychanalyste viennois, il fut donné à l’homme


des origines de connaître le monde à l’aide de ses sensa-
tions corporelles. Ce n’est pas une hypothèse de
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jeunesse mais bien une proposition mûrie dans un
texte tardif. Le moins que l’on puisse dire, c’est qu’elle
ne rencontrera pas un succès immédiat. À une excep-
tion notable cependant, celle de Theodor Reik (1948).
Ce lecteur attentif de Freud va prolonger l’hypothèse
freudienne en montrant qu’elle est à double sens.
Éprouver des sensations en son « dedans » permettrait
de prendre contact avec l’empreinte sensorielle du
monde. Mais la réciproque serait aussi vraie. À l’ori-
gine des temps humains, la surface corporelle aurait
été le premier intermédiaire trahissant ce « qui se
passait en dedans ». À la face de l’Autre, notre désir
nous trahissait donc par tous les pores de notre peau.
Mais en quoi cette cognition corporelle originaire se
distinguerait-elle du simple contact issu d’une poignée
de main ? La réponse de Reik est ingénieuse. Son style
serait celui des atmosphères. Il n’y aurait rien à éprou-
ver qui soit de l’ordre d’une sensation localisée et bien
délimitée dans une zone corporelle. Il s’agirait plutôt
d’une sorte de bain diffus de sensation, à la fois partout
et nulle part, contribuant à créer un état de conscience
modifié. Naîtrait alors le monde relationnel des
ambiances, des flux et des reflux sensoriels.
C’est précisément ici que nous situons la clinique
sensorielle qui annonce l’atmosphère singulière propre
à la scène de transgression. Creusons encore un peu cette
piste. Quels seraient les éléments psychiques qui orches-
treraient, sur scène, cette mise en atmosphère des sens ?
L’hypothèse reikienne d’un savoir ancestral de
« l’homme-animal » est loin d’être ingénue d’un point
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 313

de vue anthropologique. Mais il y a dans le champ méta-


psychologique un auteur qui peut constituer une alter-
native à ce recours mythologique à l’animal. P. Aulagnier
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(1975) propose de considérer un mode de représenta-
tion très particulier qu’elle appelle le pictogramme. Nous
en retiendrons trois caractéristiques majeures qui vien-
nent éclairer la piste de ce rapport originaire au monde.
Tout d’abord, le pictogramme emprunterait à la senso-
rialité son matériel sans se confondre avec elle, puisqu’il
résulterait d’une co-construction psychique et affective
complexe. Son mode d’apparition serait donc à distin-
guer de la « simple » information sensorielle consciente.
Ensuite, le pictogramme renverrait à une dimension,
celle de l’originaire, qui excéderait celle des représenta-
tions de mots et de choses. Enfin, et surtout, son expres-
sion flouterait massivement les limites entre soi et l’autre.
Le pictogramme se joue donc des limites corporelles.
C’est là que résiderait le secret de son expression « atmo-
sphérique ».
Notre proposition est donc la suivante : la scène
serait capable, sous certaines conditions, de mettre le
patient à bout portant du savoir-faire pictographique
de l’Urmensch. Elle se ferait pour l’occasion scène de
transgression. Mais pour qu’il y ait scène, il faut qu’il y
ait une interprétation. Revenons donc à la clinique
pour suivre sa piste. Car c’est du côté d’un adolescent
en particulier que c’est venu insister.

BRANDON : UN VOYAGE DU PARC À LA SCÈNE

Brandon participe aux ateliers de théâtre au


centre éducatif fermé de Narbonne depuis deux
séances. Il est habituellement prolixe et envahissant.
314 Les médiations thérapeutiques par l’art

Il a tendance à sortir des jeux d’improvisation en


venant directement m’interpeller ou me provoquer
sur des sujets sensibles. Mais ce jour-là il ne dit rien,
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s’assoit sur scène et regarde au loin. Il reste silencieux
pendant cinq bonnes minutes. Son regard est vide et
son corps en tension. Parfois il incline un peu la tête.
Les autres adolescents le laissent tranquille et font
comme s’il n’existait pas, même si l’un d’entre eux me
glisse un : « Brandon il est vraiment perché aujour-
d’hui ! » Je me demande pour ma part s’il n’a pas
encore abusé du cannabis ou de l’alcool. Est-ce une
nouvelle provocation ? Quelques minutes après,
Brandon sort de son silence pour me dire qu’il est
« bien » et que c’est comme s’il avait fumé un
« énorme pétard ». La séance se termine et Brandon
a peu joué, dans un état second et plus silencieux que
d’habitude. Il a tout de même réussi à évoquer son
frère et les jeux qu’ils avaient ensemble lorsqu’ils se
précipitaient du haut des escaliers dans une sorte de
caisse en bois blanc. Une improvisation, certes, mais
le voile de la fiction est extrêmement mince. C’est
son histoire qu’il raconte sur scène. Les autres adoles-
cents semblent un peu gênés. Brandon termine sur
un « on est complètement tarés avec mon frère…
mais ma mère… elle est paumée en fait ». Dans sa
dernière improvisation, il parle au groupe de ses super-
pouvoirs. C’est la consigne. Chacun est détenteur de
superspouvoirs et cela finit par embarrasser la vie.
Brandon, encore mal remis de son expérience inau-
gurale, raconte au reste du groupe qu’il est invulné-
rable. Il ne respecte pas vraiment la consigne. Ses
mots sont étonnement pauvres et répétitifs. Son
histoire tourne en boucle sur le thème de l’invulné-
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 315

rabilité. Il parlera aussi d’énigmatiques « blondinets »


qui ne peuvent rien lui faire. Je lui propose un
moment d’association libre mais, là encore, ça tourne
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en rond. Il aurait ce superpouvoir lui assurant que
rien ne pourrait lui arriver s’il le décidait. Il ne peut
rien en dire de plus. Je rate la question des « blondi-
nets » et me plonge dans des considérations théo-
riques sans doute plus défensives que créatives. Fin
de séance. C’est dans l’entretien individuel qui suit
que Brandon désire revenir sur la séance de théâtre.
Il me coupe la parole : « Mais tu sais, je voulais te
dire… j’étais bien la dernière fois… j’étais perché
comme si j’avais fumé. » À partir de là, Brandon ne
viendra plus guère au théâtre. Il n’y jouera plus que
des fantaisies relevant de la scène de simulation. Cela
tournera autour de ses relations avec son frère,
Sébastien, toujours en danger, qu’il faudrait venir
sauver de tous les dangers dans des institutions aussi
imaginaires que surréelles.
Avant d’aller plus loin il convient de marquer un
temps d’arrêt. Le saisissement scénique de Brandon
n’a duré que quelques minutes. Mais il a été l’origine
d’un travail profond de mise en histoire. Le décalage
a de quoi surprendre. Mais c’est bien à partir de ce
moment que Brandon a désiré travailler sur lui et plus
précisément sur ce qu’il ne pouvait avouer sans risquer
la prison : les furies du parc. Grâce à l’atelier de
théâtre, ce parc municipal a fait son entrée sur la scène
du psy et non à la première page des faits divers.
Quelques précisions concernant l’histoire de Brandon
vont nous permettre de mieux comprendre cette
entrée fracassante.
316 Les médiations thérapeutiques par l’art

UNE FAMILLE PRISE DANS LES TENAILLES

Brandon n’est pas inscrit dans n’importe quelle


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histoire. Au moment où il me parle, son père est
entendu par la justice. Il risque gros. Sa mère aussi
risque une peine de prison pour complicité. Elle a
semble-t-il laissé se développer l’horreur. De quoi
s’agit-il ? Le père de Brandon a une étrange habitude.
Il boit. Beaucoup trop. Et lorsqu’il est complètement
ivre, il va faire un petit tour dans les chambres du bas
où dorment les filles. Personne n’entend rien mais
Brandon se souvient de ces étranges allées et venues
qui n’affolaient personne. À l’occasion, le père de
Brandon tape sur tout ce qui bouge. Brandon en fait
les frais. Sa mère et son frère aussi. Finalement le père
est « jeté dehors ». Mais la famille sans son chef morti-
fère se délite. Quand il n’a pas bu le père est « rigolo »
et il « tient » la famille, remarquera l’adolescent. Les
choses ont beau être terribles, elles ne sont jamais
simples 4. Le père réintègre finalement le foyer familial.
Après une courte période heureuse, l’horreur fait à
nouveau sensation. Les viols reprennent avec, cette
fois-ci, un raffinement nouveau. L’homme fait boire
toute la famille et lorsqu’il descend avec la cadette, il
lance parfois un : « On va rendre ta mère jalouse !
Regarde comme elle est laide ! » Le montage pervers
n’est pas bien loin… La violence physique est égale-
ment présente et une pluie de coups est souvent au

4. C’est à cette époque que Brandon commence à jouer avec son


frère, Sébastien, à leurs premiers jeux de « tarés ». Ils détournent
un coffre à jouets de son usage. Ils montent dedans et se précipi-
tent du haut des escaliers. Parfois, ils sont éjectés et ils se blessent.
Ils en gardent des cicatrices qu’ils exhibent fièrement.
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 317

menu. Mais les garçons ont grandi et les choses sont


moins faciles de ce côté-là. Brandon ne verra plus long-
temps ces sinistres affaires. À la même époque, il est
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signalé comme étant en danger et placé en famille d’ac-
cueil. Il voit moins son père et ne rentre que les week-
ends. Un soir, il repère pourtant un portable avec
lequel joue la plus petite. Elle n’a que 10 ans. Lorsqu’il
apprend que c’est un cadeau du père, il confisque le
mobile. Les messages qu’il voit sur ce dernier ne le
rassurent guère. Le piège est en train de se refermer sur
la benjamine. Brandon décide alors de dénoncer son
père. La parole familiale se libère. Le père fuit, non sans
menacer Brandon de mort. Il sera rattrapé quelques
années plus tard par la justice au moment même de la
fameuse séance de théâtre.

UN ESSAI MORTIFÈRE DE TRANSE :


PASSER SES VACANCES AVEC LES « BLONDINETS »

Brandon décrit donc son expérience scénique


comme un moment de béatitude proche de l’ivresse
cannabique. Mais il y a plus intéressant pour notre
hypothèse. Brandon associe son vécu sur scène à celui
qui accompagnait ses « jeux de tarés » avec son plus
jeune frère, Sébastien. Devenus adolescents et multi-
pliant les cambriolages, ils se retrouvent certains soirs
dans le parc de leur petite ville. Et là, régulièrement,
le même rituel se répète. D’abord du rosé. Beaucoup
et très vite. L’ivresse arrive rapidement. Ensuite, les
chamailleries avec son frère. Quelques gifles et des
cris. Mais l’essentiel de ce terrible jeu « fraternel »
vient à la séance d’après. Les étranges « blondinets »,
dont parlait Brandon dans son improvisation, font
318 Les médiations thérapeutiques par l’art

leur apparition. Une fois ivres d’alcool et de colère,


Brandon et son frère entrent dans une sorte d’état
second. Le jeu consiste alors à « chercher » des blon-
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dinets, c’est-à-dire des écoliers paisibles rentrant du
collège ou du lycée. Lorsqu’ils traversent le parc pour
regagner leurs pénates, Brandon et Sébastien les
provoquent et les agressent avec une violence terri-
fiante. Les victimes parviennent en général à s’échap-
per sans trop de dommages. Les agresseurs ne les
poursuivent pas et se calment le plus souvent sur un
banc. Leur retour sur terre est vécu de manière apai-
sée et étonnamment légère. Ces deux frères se livrent
pourtant à des jeux bien dangereux. Cela leur vaudra
d’être suivis de très près par la justice et placés dans
des structures spécialisées. C’est dans ce cadre que
Brandon me rencontrera.
La condamnation morale des faits est certes néces-
saire, mais elle n’épuise pas la question qu’ils soulèvent.
Brandon ne peut dire grand-chose sur l’état « perché »
qu’il a ressenti sur scène, mais à chaque fois que je l’in-
vite à aller un peu plus loin, il me renvoie au même
lien. Ce qu’il a vécu sur les planches ressemblerait en
« tout petit » à ce qu’il éprouvait lorsqu’il matraquait
les blondinets, ivre de violence et d’alcool. La compa-
raison peut paraître peu flatteuse mais il faut peut-être
y réfléchir à deux fois avant de la rejeter en bloc. Que
se passerait-il donc ? Nous proposons de considérer
que Brandon et son frère, dans le parc (et donc, il faut
le rappeler, sur scène si nous suivons l’analogie propo-
sée), entrent dans ce qui pourrait ressembler à une
tentative avortée et inquiétante de « transe ».
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 319

DES VACANCES DE LA VIE ?

Mais une transe, même avortée, ça mène à quoi ?


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Avançons dans l’analyse pour tenter de répondre à cette
question. Catherine Clément poursuit depuis quelques
années un travail anthropologique autour des états de
conscience modifiée. Son ouvrage récent sur la transe
éclaire particulièrement la clinique que nous avons
rencontrée sur scène. Les descriptions qu’elle fait de
cette technique du corps correspondent à ce que
Brandon a pu décrire. Une transe, c’est d’abord un
crépitement, une mise en excès sensoriel du corps
jusqu’à ce que les repères habituels bouillonnent et se
troublent. Mais entrer en transe, ce serait surtout se
mettre en éclipse de la vie. Ceux qui se mettent en
transe sont bien souvent des sujets dont la place
psychique ou sociale est peu enviable. Enlisés dans des
logiques de domination sociale, de genre ou des
conflits identificatoires insolubles, certains sujets parti-
raient en transe comme on part en vacances (Clément,
2011, p. 16). La transe donne ainsi des ailes senso-
rielles à la révolte. Elle est une mise en éclipse, une
transgression d’un ordre des choses vécu comme
surmoïque et écrasant. « Du possible sinon j’étouffe ! »
pourrait être son chant d’entrée. Face à cette position
irrespirable, le « Je suis ailleurs » de la transe offrirait
une alternative précieuse à celui qui s’épuise à dire :
« Je ne suis pas que ça ! » Sortir de transe, c’est comme
sortir d’une cure de jouvence. Mais pourquoi ce senti-
ment de libération ? C’est que l’empreinte de l’éclipse
est une sécurité (ibid., p. 17). Il y a bien un ailleurs des
assignations étouffantes et le sujet peut donc décider
à tout moment de « prendre la porte ». On comprend
320 Les médiations thérapeutiques par l’art

mieux pourquoi Brandon tenterait d’y accéder, lui qui


a souvent concédé qu’il jouait à cache-cache avec le
bonheur mais que ce dernier avait trouvé une bonne
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planque. La pirouette est belle mais elle masque une
réalité pénible. Sans valider un discours victimaire, il
n’est pas faux que cet adolescent cumule les souffrances
psychiques, familiales et sociales. Chemin faisant, il est
possible qu’il se soit peu à peu perdu…

LE SECRET DE LA TRANSE : UNE TRANSGRESSION


DES PROCESSUS INTELLECTUELS
PAR LE PICTOGRAMME ?

Que la transe soit une tentative de révolte et une


éclipse pour échapper à une vie étouffante, soit. Qu’elle
soit en partie commune aux furies du parc et au saisis-
sement scénique, c’est notre hypothèse. Mais quelle
serait la structure de la transe ? En d’autres termes, que
se passerait-il lorsque Brandon, ivre de scène, d’alcool
ou de violence, tenterait de partir en vacances de la
vie ? La psychanalyse peut ici donner la réplique à l’an-
thropologie. Nous proposons de considérer l’accès de
transe comme une réactualisation provisoire des atmo-
sphères pictographiques, celles-là mêmes qui consti-
tueraient le mystérieux savoir-faire de l’Urmensch.
Cette proposition permet de mieux comprendre
plusieurs points cliniques rencontrés. Tout d’abord, la
mise en crépitement sensoriel et le vécu atmosphé-
rique. Brandon les décrit comme communs à ses expé-
riences sur scène et au parc. Nous avons vu que ces
caractéristiques sont précisément celles des processus
pictographiques. Sur ces deux points les éléments
cliniques apportés par Brandon, les caractérisations
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 321

anthropologiques et les propositions psychanalytiques


convergent précisément. La transe serait un espace de
transgression des représentations de choses et de mots
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(rendus responsables de l’asphyxie du désir) par le
crépitement pictographique. Le cannabis n’y serait
pour rien. C’est l’originaire qui sonnerait l’appel de la
transe.
Mais cette réactualisation du savoir pictogra-
phique est-elle décrite par les auteurs ? Est-elle-même
possible ? Pour Reik, l’ancien savoir sensoriel sur le
monde pourrait refaire surface dans certaines circons-
tances. Dans ces cas-là, il y aurait une interruption
momentanée du fonctionnement habituel de notre
mécanisme psychique pour laisser la place à des
méthodes antérieures qui ne sont pas appliquées autre-
ment (Reik, 1948, p. 134). Nous tenons là une belle
définition psychanalytique de la transe et de sa scène
de transgression. Mais la déception est étrangement au
rendez-vous. Il est très étonnant que Reik, auteur des
années plus tôt de conférences sur le rite et le rituel
religieux 5, ne fasse pas le lien entre ces moments de
réactualisation d’un savoir sensoriel archaïque et les
dispositifs scéniques. C’est l’exemple de la télépathie
qui est choisi et la force du propos retombe. C’est bien
ce lien laissé vacant par Reik entre savoir sensoriel
originaire et scène que notre travail propose de faire.
Du côté de P. Aulagnier (1975), l’hypothèse d’une
réactualisation du champ originaire est encore plus

5. C’est en 1919 que T. Reik publia la première édition du rituel,


mais ses conférences datent des années qui s’écoulèrent entre 1914
et 1919. Elles ont été prononcées à Berlin et à Vienne devant
l’Association internationale de psychanalyse.
322 Les médiations thérapeutiques par l’art

complexe. Lors de précédents travaux (Raufast, 2007),


nous avions montré que la résurgence du pictogramme
se faisait, chez cet auteur, sous le signe majoritaire de
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la psychopathologie. Le « Je », porteur des processus
intellectuels au moyen des représentations de mots, est
forclos de l’originaire. Pire encore, lorsque le picto-
gramme parvient à resurgir, il se fait dévastateur et
psychotisant. La réactualisation tourne au ravage.
Malgré tout, une proposition marginale éclaire ce
paysage épistémologique un peu sombre. Hors
psychose, le pictogramme pourrait surgir sur la scène
du Je. Mais la figure de la dévastation ferait place à celle
de la désorientation. Le Je serait ahuri, sidéré, déso-
rienté, par l’expérience pictographique. Il ne saurait
alors que tirer de ce savoir radicalement Autre. Il le
contemplerait sans pouvoir advenir. Mieux, il se « fade-
rait », c’est-à-dire que sidéré il renoncerait à poser la
question du désir. P. Aulagnier (1975, p. 78) laisse à la
philosophie le soin de décider si ce moment de fading
du Je est un moment d’éveil, de confusion ou de luci-
dité. Mais ce renvoi à la philosophie est-il inéluctable ?
Ici, les travaux de Sophie de Mijolla-Mellor (2005)
deviennent incontournables. L’auteur propose de
considérer une dimension psychique qu’elle appelle
l’archaïque. Nous sommes au plus près de ce qui nous
intéresse ici. En quoi consisterait cette expérience ?
L’archaïque se définirait comme l’incarnation de survi-
vances ou de moments d’actualisation d’un vécu fossile
à situer clairement du côté du pictogramme. La sculp-
ture, la philosophie ou les mythes magico-sexuels
seraient des espaces d’expression de l’archaïque. Nous
attrapons donc cet appel au vol pour le ramener vers
la scène en faisant une étape par la transe.
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 323

LES « VACANCES » DU JE COMME RESSORT DE


L’ÉCLIPSE MAIS NON COMME FIN
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La transe relèverait de l’expérience archaïque. Elle
serait une réactualisation transgressive des ambiances
pictographiques. Nous comprenons mieux pourquoi
elle permettrait de partir en vacances de la vie. La
procédure est simple mais efficace. Le Je, ébloui par le
surgissement pictographique, n’a plus les moyens de
se poser la question du désir. C’est embarrassant. Mais
cet embarras à une contrepartie intéressante. Le Je,
sidéré, n’a plus non plus la capacité de poser la ques-
tion du désir de l’Autre. Or, nous avons vu que le désir
écrasant d’une altérité vécue comme toute-puissante
était le terrain le plus favorable à la transe. L’originaire,
avec son étrange savoir sensoriel et atmosphérique, met
le Je et sa question du désir entre parenthèses. C’est sa
transgression qui rend la révolte de la transe symboli-
quement efficace 6. Cet artifice chuchote une vérité : il
y a une faille structurelle dans la toute-puissance
supposée du désir de l’Autre.
Il est temps maintenant de revenir à la scène pour
y donner une dernière fois la réplique à Brandon.
Même si la scène et le parc ont en commun de propo-

6. Lors d’une séance du mois de septembre, l’adolescent désire reve-


nir sur ce qui se passe lors de ses « nuits de folie ». Il faut dire
qu’ayant fugué avec un camarade, il vient de remettre le couvert,
ce qui a bien failli l’emmener directement en prison. Lorsqu’il est
dans ces situations « d’adrénaline », Brandon m’assure qu’il est
invulnérable. Devant ma moue dubitative, il précise son propos.
Ce n’est pas que sa peau soit en acier ou incassable, mais c’est plutôt
qu’il a la sensation que, dans cet état-là, rien ne peut lui arriver.
Plus précisément, que l’Autre ne peut plus rien lui faire.
324 Les médiations thérapeutiques par l’art

ser un appel à la transgression pictographique, faudrait-


il suivre cet adolescent jusqu’au bout dans l’ana-
logie stricte qu’il propose entre ces deux dispositifs ?
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Nous répondons non, au nom d’un problème fonda-
mental d’interprétation.

LA QUESTION DE L’INTERPRÉTATION
DÉLINQUANTE DE LA TRANSE

En quoi le théâtre n’est-il pas le déchaînement du


parc mais peut être une possibilité de médiation théra-
peutique ? Poser la question, c’est aussi reconnaître que
le dispositif délinquant est un dispositif social qui
propose une organisation et un savoir sur la transe. Cet
encadrement est certes déviant mais que sonne le
tocsin, et nous reverrons ces vieilles lunes labellisées
sous le sceau de l’héroïsme guerrier. Que dire alors de
cette interprétation délinquante des furies du parc, ne
serait-ce que pour s’en dégager ? Nous rejoignons ici les
travaux de J.-M. Vivès (2012) sur la figure du DJ prési-
dant aux rassemblements de musique techno. Derrière
l’autel de la rave, le père de la horde version postmo-
derne changerait de programme et se montrerait infini-
ment généreux. La toute-puissance du désir de l’Autre
ne serait plus menaçante. Elle pourrait même se parta-
ger en miroir au sein des fraternités festives. Les « nuits
de folie » de Brandon ne sont pas exactement celles de
la rave mais elles s’en rapprochent 7. Le dispositif de

7. Dans les transes du parc, le montage est encore plus fragile et le


jeu avec la Chose encore plus risqué. Là où le nom ou le style du
DJ proposent des ultimes points d’accrochage symbolique, Brandon
ne peut compter que sur son jeune frère. C’est ce dernier qui arrête
la pluie de coups pour que l’ivresse ne tourne pas au ravage.
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 325

confortation sensorielle 8 joue ici à plein. Il nous appa-


raîtrait funeste de passer à côté de cette activité inter-
prétative pour n’y voir qu’un déchaînement aveugle de
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jouissance. L’interprétation délinquante de la transe et
de son jaillissement pictographique ne va cependant
que dans un seul sens. Celui qui propose de répondre
à la puissance aliénante du désir de l’Autre par une
mise en toute-puissance de son propre désir. On a vu
moins inquiétant mais on a vu aussi moins efficace…

LA SCÈNE DE TRANSGRESSION :
DU PICTOGRAMME COMME MYSTÈRE
ET NON COMME OBSTACLE

Mais alors, serions-nous condamnés à jouer et


rejouer sur scène le rôle qu’occupe le frère de Brandon
face aux « chasses aux blondinets » ? Assurément pas !
Le théâtre pourrait être un de ces lieux où le jaillisse-
ment pictographique permettrait de relancer le désir,
non du côté de la toute-puissance mais de celui du
doute et de son interprétation. C’est exactement le type
de scène que décrit l’ethnologue C. Gallinni (1988)
lorsqu’elle étudie les transes dansées de l’Argia en
Sardaigne. Piqués par un animal imaginaire, les sujets
s’éclipsent d’abord. Ils rentrent en transe. Une folie
sensorielle et pictographique les saisit. Cela a pour effet
de les couper du reste de la communauté. Un deuxième
temps survient. Celui de la réintégration. La commu-
nauté, par les moyens du symbolique, va chercher à

8. L. Raufast, « La psychanalyse par les sens : ce que l’acteur


enseigne à l’analyste », Cliniques méditerranéennes, 84, 2 ,2010,
p. 47-58.
326 Les médiations thérapeutiques par l’art

savoir quelle est l’histoire de la bête qui a piqué les


malheureux. Tout réside dans l’activité d’interprétation
de ce crépitement pictographique qui met le sujet hors
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jeu. La mise en histoire ne se fera pas attendre, même
si le ratage rituel des premières interprétations vient
rappeler que le désir de l’Autre échappe toujours un
peu. L’insecte sera finalement débusqué ainsi que sa
véritable histoire. Cette histoire ne sera pas sans abor-
der des questions fondamentales qui tourmentaient les
« piqués » et écrasaient leur désir. Mais ce que font les
rituels de possession, la scène théâtrale peut le faire
aussi. La scène de transgression serait cette scène. Elle
surinvestirait simultanément, et de manière paradoxale,
la transgression pictographique et les moyens symbo-
liques de son interprétation. Ces moyens symboliques
sont soutenus traditionnellement par la dimension
sacrée, mais les dieux n’en ont pas le monopole y
compris sur scène. C’est à partir de ces garde-fous que
pourra s’opérer la confrontation au désir de l’Autre
(qu’il soit Dieu, dieu, être, ruisseau, personnage, spec-
tateur, auteur ou partenaire de jeu). Le crépitement
pictographique de la transe trouverait à qui parler. Point
important qui ferait la différence avec l’encadrement
délinquant : sur la scène de transgression, le désir ne
sera jamais posé comme tout-puissant. Le surgissement
pictographique ne lui résiste-t-il pas en le mettant
d’abord en défaut ? Si la réponse partagée par la
communauté est « oui », alors le style interprétatif de
la scène de transgression pourra se formuler comme
ceci : « Tu vois bien que ce flux pictographique résiste
aux mots et aux catégories qui rendaient ton existence
irrespirable. Les assignations de l’Autre ne sont pas
toutes-puissantes. Toute certitude peut devenir la proie
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 327

du doute. Cela te laisse encore à désirer ! » C’est à cette


interprétation implicite que le sujet se devra de
répondre en créant des interprétations nouvelles adres-
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sées à l’Autre : « Que vas-tu nous en dire ou faire ressen-
tir, à nous, qui sommes avec toi et qui partageons ta
surprise et ton ignorance ? »
C’est ce trajet qu’a pu faire Brandon. En premier
lieu, il a rencontré, sur scène, un savoir familier. Celui
de la transe et de ses atmosphères pictographiques. La
surprise a dû être de taille pour lui. Là aussi, il est donc
permis de l’éprouver ? Le pictogramme n’est pas qu’un
hors la loi réservé aux nuits du parc ? Loin de rejeter
l’archaïque, le style interprétatif de la scène de trans-
gression a pu permettre à Brandon de l’éprouver autre-
ment que du côté de la toute-puissance. Au théâtre,
ses expériences sensorielles, archaïques et transgressives
lui ont permis de réintégrer les furies du parc dans une
histoire de vie. C’est à ce moment qu’elles sont deve-
nues un sujet inépuisable de questionnement et de
mystère. Le solide dispositif symbolique d’interpréta-
tion de la scène de transgression a permis d’accomplir
cette bascule en toute sécurité. Quelques séances ont
suffit à produire cette amorce. Ce qui s’est dit après
peut se contenter d’un bureau plus classique. Celui de
l’analyste s’est quand même substitué au tribunal du
juge comme espace d’adresse. Il faut le remarquer. Ce
faisant, Brandon a entamé son retour parmi la commu-
nauté des hommes. Il a, à ce moment précis, parlé de
projet professionnel et d’avenir. Un projet n’est qu’un
projet, mais le désir qui le soutient n’est pas une mince
affaire. Nous espérons avoir montré que c’est sur scène
que cette mise en histoire et cette réintégration ont été
rendues sinon probables, au moins possibles.
328 Les médiations thérapeutiques par l’art

EN GUISE DE CONCLUSION PROVISOIRE :


LE THÉÂTRE COMME MÉDIATION THÉRAPEUTIQUE
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Mais au-delà du cas de Brandon, pour quels
patients se destinerait cette scène thérapeutique de
transgression ? Pour les névrosés ? Cela leur ferait
peut-être le plus grand bien, mais ils en resteront sûre-
ment à jouer avec les figures poétiques de leur conflit
identificatoire. La scène de simulation reste leur
domaine. Les délirants ? Peut-être pas, même si
certains auteurs (Attigui, 2012 ; Brun, 2007) propo-
sent des expériences convaincantes. Alors qui ? Eh
bien, pour tous ceux que C. Clément repère comme
les égarés contemporains de la transe et de son dispo-
sitif de mise en interprétation. Ces voyageurs qui navi-
guent dans l’entre-deux, jamais à leur place, dans une
vie à éclipses. Les patients du Borderline qui refusent
obstinément de choisir et qui filent entre les doigts
des cliniciens ou des institutions. La transe est peut-
être un monde meilleur mais, nous l’avons vu, le piège
peut se refermer sur une activité délinquante déchaî-
née. Échec et mat. Qui ramasse les morceaux ? Des
institutions « du bout du monde » où des cliniciens
décalés crient « Soigne qui peut » (ibid.) ? Pourront-
ils encore relever le gant longtemps sans verser dans
une orthopédie psychologisante qui vise le retour à la
norme sociale ? Même en agitant le père et tous les
séminaires de Jacques Lacan, ce risque social existe bel
et bien. Au final, certains adolescents délinquants
offrent un bon exemple de ces vies placées sous le
signe de ces transes malentendues. De ces vies de
furieux sauvant leur désir dans la toute-puissance de
l’éclipse. Ils permettent aussi de constater les ravages
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et délinquance 329

sur le corps, le psychisme ou la place sociale qui


découlent des interprétations délinquantes de la trans-
gression pictographique. Celles qui proposent de l’en-
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tendre comme une preuve de toute-puissance. La
présence de ces adolescents dans des structures margi-
nales où leurs mouvements permanents sont stoppés,
un temps, par la menace de l’incarcération, permet
parfois de leur faire une offre. Celle de l’expérience
des scènes de transgression pour parler de leurs transes
en ne perdant pas de vue ce qu’il en coûte d’éjecter la
catégorie du doute. Le théâtre peut permettre cette
rencontre en troquant la cellule psychologique pour
une scène ouverte. Sur les planches qui brûlent, il ne
s’agit pas de les ramener à la raison. Il s’agit plutôt de
leur permettre de répondre à ce désir de l’Autre qui a
menacé de les noyer corps et âme. Sans rejeter, cette
fois, ni la force pictographique des savoirs archaïques,
ni l’incertitude liée au jeu désirant. Ils pourront peut-
être alors à cette condition revenir de leurs vacances
en désirant ardemment, comme Rimbaud l’y invitait,
réinventer la vie.
On appelle ça une métamorphose, et du temps de
la vieille Rome c’était une option envisageable…
« O tempora ! O mores ! »

BIBLIOGRAPHIE
ASSOUN, P-L. 2004. Corps et symptôme. Leçons de psychana-
lyse, Paris, Anthropos.
ATTIGUI, P. 2012. Jeu, transfert et psychose. De l’illusion théâ-
trale à l’espace thérapeutique, Paris, Dunod.
AULAGNIER, P. 1975. La violence de l’interprétation,
7e édition, Paris, Puf, 2003.
330 Les médiations thérapeutiques par l’art

BRUN, A. 2007. Médiations thérapeutiques et psychose infan-


tile, Paris, Dunod, coll. « Psychismes ».
BRUN, A. 2012. « Les médiations thérapeutiques dans les
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n° 78, érès.
CLÉMENT, C. 2011. L’appel de la transe, Paris, Stock, coll.
« L’autre pensée ».
DE MIJOLLA-MELLOR, S. 2005. « De l’informe à l’ar-
chaïque », Recherches en psychanalyse, 2005/1, n° 3,
p. 7-19.
FREUD, S. 1905. « Personnages psychopathiques à la scène »
(trad. française), dans Œuvres complètes, tome VI, Paris,
Puf, 2006, p. 319-326.
FREUD, S. 1932. « Sur la prise de possession du feu », dans
Résultats, idées, problèmes, vol. II, Paris, Puf, p. 191-
196, 1985.
GALLINI, C. 1988. La danse de l’Argia. Fête et guérison en
Sardaigne, Lagrasse, Verdier.
PRADIER, J.-M. 2000. La scène et la fabrique des corps.
Ethnoscénologie du spectacle vivant en Occident, (Ve siècle
av. J.-C., XVIIIe siècle), Bordeaux, PUB.
RAUFAST, L. 2007. Une étude psychanalytique de la sensua-
lité. Le malaise institutionnel des travailleurs sociaux
comme convocation à une étude psychanalytique du corps
sensuel au cœur du lien social, thèse de doctorat
Psychologie clinique et pathologique, université de
Nice-Sophia Antipolis, juin.
RAUFAST, L. 2011. « La psychanalyse par les sens : ce que
l’acteur enseigne à l’analyste », Cliniques méditerra-
néennes, 84, 2, p. 47-58.
REIK, T. 1928. « Préface », dans Le rituel. Psychanalyse des
rites religieux, trad. M.-F. Demert, Paris, Denoël, 1974.
REIK, T. 1948. Écouter la troisième oreille, l’expérience inté-
rieure d’un psychanalyste, Paris, Les Introuvables, 1976.
VIVÈS, J.-M. 2013. La voix sur le divan. Musique sacrée,
opéra, techno, Paris, Aubier, coll. « Psychanalyse ».
Table des matières
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Introduction
Frédéric Vinot et Jean-Michel Vivès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
L’art : thérapeute ?
Jean Florence . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Freud et la médiation. Logique et pratique
du maillon manquant
Paul-Laurent Assoun . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Les thérapies de médiation d’inspiration
lacanienne : dialogues internationaux
Silke Schauder . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
Un verbal à la seconde puissance.
Une rencontre entre Lacan et la thérapie
des arts d’expression
Mavis Himes. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Éléments pour une théorie lacanienne
de la médiation thérapeutique
Mario Eduardo Costa Pereira
et Marcia Maroni Daher Pereira . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 127
332 Les médiations thérapeutiques par l’art

Structure du symptôme et formes de création


artistique : quelles articulations ?
François Sauvagnat . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 155
Le concept de création ex nihilo
et ses enjeux cliniques
Jean-Daniel Causse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 179
Pulsion et médiation :
qu’est-ce qu’un dispositif ?
Frédéric Vinot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 199
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Il n’y a pas d’art-thérapie.
Manifeste pour une tératologie.
Proposition d’un dispositif d’ateliers d’artistes :
L’Esquisse
Xavier Gassmann et Céline Masson . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
Utiliser les arts de la marionnette
en psychopathologie clinique.
Fondements et principes
Pascal Le Maléfan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 243
Dévoilement, révélation et voilement de la voix.
Enjeux invocants de la médiation thérapeutique
utilisant la musique
Jean-Michel Vivès . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 263
Écriture(s), médiation et psychanalyse
Gilles Bourlot . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 283
Plusieurs scènes pour une chair : théâtre, transe et
délinquance
Lionel Raufast . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 303
Collection
« érès poche – psychanalyse »

Marie-Christine Laznik
Trois enfants autistes en psychanalyse
Sous la direction de Marie Dominique Amy
Autismes et psychanalyses
Évolution des pratiques, recherches et articulations
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Daniel Oppenheim
Parents en deuil
Erik Porge
Les noms du père chez Jacques Lacan
Erik Porge
Voix de l’écho
Pierre Bruno
Le père et ses noms
Pierre Bruno, Fabienne Guillen
Phallus et fonction phallique
Marie-José Del Volgo
L’instant de dire
Le mythe individuel du malade dans la médecine moderne

Ophélia Avron
La pensée scénique
Groupe et psychodrame
Marcel Czermak
Patronymies
Considérations cliniques sur les psychoses
Joël Dor
Le père et sa fonction en psychanalyse
Jean-Pierre Lebrun
Un monde sans limite
Suivi de Malaise dans la subjectivation
Jacques Hassoun
Les contrebandiers de la mémoire
Michèle Benhaïm
L’ambivalence de la mère
Charles Melman
Nouvelles études sur l’hystérie
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Jean-Michel Fourcade
Les patients-limites
Psychanalyse intégrative et psychothérapies
Jean-Jacques Rassial
Le passage adolescent
Antonino Ferro
L’enfant et le psychanalyste
Sous la direction de Thierry Vincent
Soigner les anorexies graves
La jeune fille et la mort

Gérard Pommier
La névrose infantile de la psychanalyse
Serge Lesourd
Adolescences... rencontre du féminin
LES INÉDITS

Sous la direction de Patrick Ben Soussan et Roland Gori


Peut-on vraiment se passer du secret ?
L’illusion de la transparence
Sous la direction de Nancy Barwell,
Pierre Bruno et Véronique Sidoit
Le savoir du psychanalyste
Catherine Morin
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Schéma corporel, image du corps, image spéculaire
Neurologie
Alain-Noël Henri
C’est pas des blagues
Histoires pour rire et pour penser
Charles Melman
Travaux pratiques de clinique psychanalytique
Marie-Claude Lambotte
Le discours mélancolique
De la phénoménologie à la métapsychologie

Jean José Baranes


Langages et mémoire du corps en psychanalyse
Charles Melman
Problèmes posés à la psychanalyse
Charles Melman
Une enquête de Lacan
Jean-Daniel Causse, Henri Rey-Flaud
Les paradoxes de l’autisme
Nestor A. Braunstein, Sigmund Freud, Jacques Nassif
Psychanalyse ou morale sexuelle : un dilemme centenaire

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