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La Bruyère, Les Caractères, livre VIII, 19

Sujet d'oral • Explication & entretien

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▶1. Lisez le texte à voix haute.

Puis expliquez-le.

Document -

19 (V)

Ne croirait-on pas de Cimon et de Clitandre qu'ils sont seuls chargés des détails de tout
l'État, et que seuls aussi ils en doivent répondre ? L'un a du moins les affaires de terre, et
l'autre les maritimes. Qui pourrait les représenter1 exprimerait l'empressement,
l'inquiétude2, la curiosité, l'activité, saurait peindre le mouvement. On ne les a jamais vus
assis, jamais fixes3 et arrêtés : qui même les a vus marcher ? on les voit courir, parler en
courant, et vous interroger sans attendre de réponse. Ils ne viennent d'aucun endroit, ils
ne vont nulle part : ils passent et ils repassent. Ne les retardez pas dans leur course
précipitée, vous démonteriez leur machine ; ne leur faites pas de questions, ou donnez-
leur du moins le temps de respirer et de se ressouvenir qu'ils n'ont nulle affaire, qu'ils
peuvent demeurer avec vous et longtemps, vous suivre même où il vous plaira de les
emmener. Ils ne sont pas les Satellites de Jupiter, je veux dire ceux qui pressent et qui
entourent le prince, mais ils l'annoncent et le précèdent ; ils se lancent impétueusement
dans la foule des courtisans ; tout ce qui se trouve sur leur passage est en péril. Leur
profession est d'être vus et revus, et ils ne se couchent jamais sans s'être acquittés d'un
emploi si sérieux, et si utile à la république4. Ils sont au reste instruits à fond de toutes
les nouvelles indifférentes5, et ils savent à la cour tout ce que l'on peut y ignorer ; il ne
leur manque aucun des talents nécessaires pour s'avancer médiocrement6. Gens
néanmoins éveillés et alertes sur tout ce qu'ils croient leur convenir, un peu
entreprenants, légers et précipités. Le dirai-je ? ils portent au vent7, attelés tous deux au
char de la Fortune, et tous deux fort éloignés de s'y voir assis.

La Bruyère, Les Caractères, livre VIII, 1696.

1. Les représenter : les peindre, en faire le portrait.

2. L'inquiétude : l'incapacité à ne pas bouger, à rester en place.


3. Jamais fixes : jamais immobiles.

4. La république : l'État.

5. Les nouvelles indifférentes : les nouvelles qui n'ont aucun intérêt.

6. Pour s'avancer médiocrement : pour faire une passable carrière.

7. Ils portent au vent : ils portent la tête fort haute.

▶2. QUESTION DE GRAMMAIRE.

Analysez les propositions dans le passage suivant : « Ils ne sont pas les Satellites de Jupiter, je
veux dire ceux qui pressent et qui entourent le prince, mais ils l'annoncent et le précèdent » (l.
15-17).

CONSEILS

1. Le texte

Faire une lecture expressive

■ Respectez la ponctuation ; posez bien votre respiration dans les phrases longues.

■ Faites entendre l'ironie présente dans le texte, en particulier lorsque vous lisez les
questions rhétoriques (l. 1-3, 7-8 et 25).

■ La Bruyère utilise fréquemment l'accumulation avec des énumérations ou des


juxtapositions. Votre lecture doit souligner ce procédé d'amplification.

Situer le texte, en dégager l'enjeu

■ Dans cet extrait du livre VIII, intitulé « De la cour », intéressez-vous aux qualités de
portraitiste déployées par La Bruyère.

■ Le moraliste s'attaque ici aux courtisans : montrez de quelle manière le portrait se


transforme en caricature.

2. La question de grammaire

■ Relevez les verbes conjugués afin de délimiter les différentes propositions.


■ Vous devez identifier notamment deux subordonnées. Quelle est leur proposition
principale ?

1. L'explication de texte

Introduction

[Présenter le contexte] Dans Les Caractères, La Bruyère propose une satire de la société
française du XVIIe siècle à travers des maximes, des aphorismes ou encore des portraits. Ces
derniers correspondent au goût de l'époque classique : de nombreux auteurs offrent ces
« morceaux choisis » qui plaisent aux lecteurs et leur permettent de montrer leur virtuosité.

[Situer le texte] Dans le livre VIII, intitulé « De la cour », la critique du moraliste se porte sur les
courtisans et la comédie sociale autour du pouvoir royal. [En dégager l'enjeu] Le double portrait
en action des courtisans Cimon et Clitandre, sujets du caractère 19, constitue une satire féroce
des ambitieux.

Explication au fil du texte

Des hommes d'importance (l. 1 à 6)

■ Le portrait des deux courtisans commence par une question rhétorique (« Ne croirait-on pas
[…] ? ») qui prend les lecteurs à témoin : ces derniers, en effet, ont pu rencontrer leurs propres
Cimon et Clitandre.

MOT CLÉ

La diversité formelle des Caractères se retrouve aussi dans la variété des types de portraits :
si certains décrivent un individu doté d'un nom, d'autres sont anonymes, ou encore collectifs.

■ La répétition de l'adjectif « seuls » et l'emploi de l'adverbe « aussi » insistent ironiquement sur


le rôle décisif de ces deux personnages dans la gestion des affaires de l'État. La forme
interrogative et le verbe « croire » au conditionnel suggèrent d'emblée qu'il ne s'agit que d'une
apparence. En outre, le caractère vague de la répartition entre « les affaires de la terre » et « les
maritimes » suscite le soupçon sur la réalité des charges des deux hommes. Ce soupçon se
trouve confirmé par les noms mêmes de Cimon et Clitandre, qui évoquent des personnages de
théâtre, en particulier de la comédie italienne.
■ Avec les verbes « représenter » et « peindre », La Bruyère fait référence à l'art pictural dans
une phrase qui lui permet de souligner indirectement sa propre virtuosité d'écriture. L'emploi du
conditionnel (« pourrait », « saurait ») ainsi que le paradoxe apparent, « peindre le
mouvement », traduisent le défi que représente ce double portrait. L'énumération de
substantifs « l'empressement, l'inquiétude, la curiosité, l'activité » constitue une sorte de
première esquisse des personnages.

Une course sans fin (l. 7 à 15)

■ En brossant le portrait en action de Cimon et Clitandre, décrits par leur comportement et


leurs gestes, La Bruyère en offre une peinture morale. L'emploi du pronom « on » et la question
rhétorique permettent, une nouvelle fois, de prendre à parti le lecteur, et créent une complicité
avec l'auteur.

■ Le recours à l'exagération, notamment avec la négation totale « on ne les a jamais vus assis »,
ou encore l'emploi du champ lexical de la course, transforment ce portrait en caricature tout en
évoquant la fuite en avant (« on les voit courir, parler en courant ») dans laquelle sont engagés
les courtisans, animés par l'obsession de la réussite. La Bruyère insiste sur les gesticulations
frénétiques de Cimon et Clitandre, qui les rapprochent de la « machine ». Mécanique et non
réfléchi (« ils passent et ils repassent »), leur comportement reflète l'asservissement auquel
l'ambition soumet l'homme.

■ L'énumération de conseils ironiques aux lecteurs (« Ne les retardez pas », « ne leur faites pas
de questions », « donnez-leur du moins le temps ») aboutit finalement à la conclusion que les
deux hommes n'ont « aucune affaire ». La course frénétique des deux courtisans n'a en réalité
aucun but, et ils semblent eux-mêmes devenus aveugles à la vacuité de leur activité incessante,
puisqu'il leur faut s'en « ressouvenir ».

Des ambitieux sans talent (l. 15 à 27)

■ Après nous les avoir montrés en action, La Bruyère définit Cimon et Clitandre par une
tournure négative : « ils ne sont pas les Satellites de Jupiter ». L'image renvoie au « prince »
(autrement dit le roi Louis XIV) et à son entourage proche. La Bruyère dévalue à nouveau
l'importance des deux hommes : ils se contentent d'être ceux qui « annoncent » et
« précèdent » le prince, comme « la foule des courtisans ». L'hyperbole « tout ce qui se trouve
sur leur passage est en péril » insiste sur la débauche d'activité dont font preuve Cimon et
Clitandre afin de gagner une place dans cette « foule » en concurrence pour approcher le
prince.

■ La Bruyère spécifie ensuite, cette fois par l'affirmative, la « profession » des deux courtisans :
« être vus et revus ». Il met ainsi en évidence la vacuité de leurs occupations. L'ironie féroce
contenue dans l' antiphrase « un emploi si sérieux, et si utile à la république », souligne la vanité
et l'inutilité des deux hommes.

MOT CLÉ

L'antiphrase est une figure de style qui consiste à dire, par ironie ou par euphémisme,
l'inverse de ce que l'on pense.

■ La fin du texte reprend des éléments traditionnels de la critique des courtisans et de la cour, à
travers la juxtaposition de propositions qui construisent une opposition terme à terme :
« instruits » et « indifférentes », « talents » et « médiocrement ». Ces antithèses permettent de
mettre au jour l'apparence d'activité et de talent que veulent se donner les courtisans. Cimon et
Clitandre témoignent ainsi du règne du paraître en vigueur à la cour : ce n'est pas le mérite ou la
compétence qui comptent mais bien l'image que l'on parvient à donner de soi. La Bruyère
illustre ici le thème baroque du theatrum mundi (le théâtre du monde) : la société s'apparente à
une grande scène où chacun joue un rôle, consciemment ou non, à l'instar des « comédiens »
Cimon et Clitandre.

■ La pique finale est préparée par une question rhétorique, « Le dirai-je ? », qui permet à La
Bruyère d'intervenir explicitement et de renforcer l'effet de chute. Cet effet tient autant au
rythme de la phrase, basé sur une gradation ascendante en rythme ternaire, qu'à la métaphore
du « char de la Fortune » qui marque l'esprit du lecteur par l'opposition entre « attelés » et
« assis ». La référence mythologique concourt à donner une valeur universelle au portrait alors
que la métaphore permet de remettre Cimon et Clitandre à leur véritable place : des esclaves de
la Fortune. La Bruyère montre ainsi sa maîtrise de l' art de la pointe , pratiquée par nombre de
moralistes au XVIIe siècle.

MOT CLÉ

L'art de la pointe repose sur un effet de surprise créé par un trait d'esprit inattendu, un
retournement de situation ou un effet de chute, qui doit amuser et faire réfléchir le lecteur.

Conclusion

[Faire le bilan de l'explication] En définitive, Cimon et Clitandre incarnent la vacuité de


l'existence des courtisans, qui s'évertuent à tenter de s'approcher du pouvoir royal tout en
feignant le talent et l'activité. Ce double portrait constitue une violente satire de la cour
française du XVIIe siècle. En outre, La Bruyère invite ses lecteurs à regarder le spectacle du
monde sans en être dupes.

[Mettre le texte en perspective] Le moraliste s'inscrit ainsi dans la longue tradition de la critique
des courtisans : dans Les Regrets (1558), Du Bellay fustigeait déjà « ces vieux singes de cour, qui
ne savent rien faire ».

2. La question de grammaire
« [Ils ne sont pas les Satellites de Jupiter], [je veux dire ceux qui pressent et qui entourent le
prince] ; [mais ils l'annoncent] et [le précèdent] »

■ Dans ce passage, nous relevons six verbes conjugués, donc six propositions.

■ Quatre propositions indépendantes sont reliées par la juxtaposition (virgule, point-virgule),


puis par la coordination (conjonction de coordination « et »). Une ellipse du sujet figure dans la
dernière proposition (« le précèdent »).

■ « qui pressent » et « qui entourent le prince » sont deux propositions subordonnées relatives
coordonnées par « et », dont l'antécédent est le pronom démonstratif « ceux » ; elles dépendent
de la principale « je veux dire ceux ».

DES QUESTIONS POUR L'ENTRETIEN

Lors de l'entretien, vous devrez présenter une autre œuvre lue au cours de l'année.
L'examinateur introduira l'échange et vous posera quelques questions. Celles ci-dessous sont
des exemples.

1 Sur votre dossier est mentionnée la lecture cursive d'une autre œuvre : les Maximes de
La Rochefoucauld. Pouvez-vous la présenter brièvement ?

2 Quel lien pouvez-vous faire entre cette œuvre et le parcours « La comédie sociale » ?

3 Selon vous, pourquoi l'auteur fait-il le choix d'une forme brève telle que la maxime ?

4 Pouvez-vous comparer la vision qu'ont La Bruyère et La Rochefoucauld de « l'honnête


homme » ?

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