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Souveraineté, sous-développement et le paradoxe

nationaliste congolais
Pierre Englebert
Dans Mondes en développement 2003/3 (no 123), pages 63 à 87
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0302-3052
ISBN 2804143031
DOI 10.3917/med.123.0063
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précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.
Souveraineté, sous-développement
et le paradoxe nationaliste congolais1
Pierre ENGLEBERT (*)

INTRODUCTION :
LE PARADOXE CONGOLAIS

I l serait ardu d’imputer à l’Etat congolais les vertus supposées des Etats.
Créé comme façade institutionnelle d’une entreprise étrangère
d’exploitation de l’ivoire et du caoutchouc, il s’est d’abord reproduit
comme l’instrument d’un système colonial d’extraction, tour à tour violent et
paternaliste. Indépendant, il est devenu le théâtre et la raison de cinq années de
chaos, rythmées de mutineries, sécessions, rébellions, assassinats, coups et
interventions extérieures, y compris celle des Nations Unies, avant de laisser la
place à 32 ans d’un régime étouffant, prédateur et, finalement, ruineux. La
"libération" du régime mobutiste en 1997 ne fit qu’ajouter violence armée au
quotidien congolais d’arbitraire et de pauvreté, menant rapidement à la partition
militaire du pays, la chute quasi-totale de l’appareil administratif et la
marginalisation d’une société civile encore embryonnaire. Au cours de toutes
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ces années, jamais les Congolais n’ont eu la chance de choisir librement ni leurs
dirigeants, ni leur système politique.

La faillite du projet étatique au Congo s’ajoute à l’hétérogénéité de ses


populations, aux dislocations de l’occupation étrangère, aux rébellions armées,
et à la dispersion géographique de ses ressources naturelles, au point que la
République Démocratique du Congo (RDC) aurait pu rationnellement cesser
d’exister, en tant qu’Etat, il y a déjà quelque temps.

(*)Professeur Associé, Département de Politique, Pomona College, Claremont, CA 91711,


USA - Email : penglebert@pomona.edu

1
Cet article développe certains arguments qui apparaissent dans «Why Congo Persists:
Globalization, Sovereignty and the Violent Reproduction of a Weak State», Queen
Elizabeth House Working Paper, number 95, février 2003. Il est basé, entre autres, sur trois
séjours de terrain effectués au cours des années 2001 et 2002 à Kinshasa, au Nord Kivu, en
Province Orientale et au Katanga. Je dois une grande gratitude à ceux qui m’ont aidé dans
mes recherches au Congo. Bien qu’ils n’aient aucune responsabilité quant au contenu de cet
article, avec lequel certains seront sans doute en désaccord, je préfère ne pas les remercier
nommément. Qu’ils se sachent, toutefois, appréciés et remerciés.

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La RDC compte en effet quelque quatorze zones culturelles et pas moins de


365 groupes ethniques2. Les affrontements violents entre ces derniers (tels
qu’entre les Lunda et Balubakat du Katanga, les Lulua et Luba du Kasai, les
Hema et Lendu de Province Orientale ou les Banyarwanda et la plupart des
autres groupes du Kivu) ne sont pas rares. Au fil du temps, les Congolais ont
aussi développé des identités provinciales concurrentes. Ainsi, une animosité
certaine existe entre les Katangais et les Kasaiens, tandis que les Kivutiens sont
intensément particularistes. De plus, dans chaque province, les Congolais ont
tendance à faire une distinction entre "autochtones" et "non-autochtones",
fondement d’une discrimination envers les derniers. Finalement, la distribution
géographique des populations se concentre dans les zones frontalières, avec
comme résultat un pays périphérique sans réel ancrage démographique3.

En outre, l’intégrité économique et territoriale du Congo a subi les assauts


répétés des invasions étrangères et de l’informalisation des réseaux
commerciaux au cours de la dernière décennie. Deux fois depuis 1996, le
Rwanda et l’Ouganda ont envahi le Congo et organisé ou encouragé des
rébellions locales. Dans le cas du Rwanda, les rebelles congolais ont des liens
culturels et ethniques significatifs (bien qu’ambigus) avec leur patron étranger,
qui n’ont pas manqué d’aviver les craintes d’irrédentisme dans les provinces du
Nord et Sud Kivu4. Avant 1996, ces provinces avaient commencé un processus
de dissociation vis-à-vis du reste du pays. Denis Tull suggère qu’au début des
années quatre-vingt-dix, les Kivus faisaient déjà "culturellement et
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économiquement autant partie de l’Afrique de l’Est" et subissaient
"l’émergence de vibrants réseaux économiques informels et trans-frontaliers".
Aujourd’hui, "la plupart des biens de consommations dans l’Est congolais
viennent du Rwanda et d’Ouganda" et "les devises rwandaises et ougandaises
circulent librement dans les régions frontalières de l’Est congolais"5.

Le taux de change du franc congolais diffère aussi entre Kinshasa et l’Est où les
devises imprimées après 1998 ne sont pas acceptées. Le central téléphonique
pour Kisangani est celui de la Somalie. A Goma, il faut composer le préfixe

2
Isidore Ndaywel è Nziem. Histoire générale du Congo: De l’héritage ancien à la
République Démocratique. Paris : Duculot, 1998, 256-7.
3
Voir Jeffrey Herbst. States and Power in Africa: Comparative Lessons in Authority and
Control. Princeton, NJ : Princeton University Press, 2000, 148.
4
Voir, par exemple, l’interview de l’ancien Sous-Secrétaire d’Etat américain aux Affaires
africaines, Herman Cohen, dans le journal congolais Congopolis dans laquelle il déclare
que le «démembrement» du Congo et la création d’un Etat indépendant du Kivu restent
parmi les objectifs politico-stratégiques du Rwanda en RDC (www.digitalcongo.net,
21 Octobre 2002).
5
Denis M. Tull, “The Dynamics of Transnational Violence in the Great Lakes Region: State
Transformation and Social Crisis in Kivu (DR Congo)”, in : Oßenbrügge, Jürgen (ed.):
Transnational Social Spaces in Africa, Hamburg : LIT Verlag, 2003:4.

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rwandais et les téléphones cellulaires Rwandacel remplacent ceux de Kinshasa


dont le réseau ne fonctionne pas dans la région.

L’Angola, la Namibie et le Zimbabwe ont aussi occupé de larges segments du


territoire congolais entre 1998 et 2002, officiellement pour le compte du
gouvernement de Kinshasa. Toutefois, le Zimbabwe a essayé de profiter de sa
présence militaire en RDC pour réorienter les économies du Kasai et du
Katanga en faveur d’intérêts commerciaux zimbabwéens et vers les marchés
d’Afrique australe, renforçant ainsi une tendance entamée préalablement6.
D’après Michael Nest, les années quatre-vingt-dix ont en effet vu une
dépendance commerciale croissante du Kasai envers le Katanga, tandis que ce
dernier devenait "entièrement dépendant des réseaux de transport du Sud"7.
Simultanément à ces occupations extérieures (et non sans liens avec elles), la
diminution du contrôle de l’Etat sur ses ressources et ses frontières a favorisé
l’informalisation, la criminalisation et l’internationalisation de l’exploitation des
ressources naturelles du Congo, composées essentiellement de diamants, or,
cuivre, cobalt, uranium, bois et, plus récemment, de colombo-tantalite (ou
coltan). Le Congo s’est ainsi vu pénétré par des réseaux internationaux qui
travaillent souvent en marge des lois et passent outre aux structures étatiques
existantes, avec la complicité des dirigeants congolais8.

Les multiples faillites de l’Etat congolais, ses polarisations sociales aiguës et les
assauts des phénomènes de globalisation devraient logiquement faire du Congo
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un excellent candidat à la dislocation et à la reconfiguration aux mains de
"mouvements d’auto-détermination" ou de puissances étrangères, que ceux-ci
soient motivés par des sentiments d’injustice ou par l’appât du gain9. Après
tout, si le Sud Soudan s’est battu depuis des dizaines d’années pour se libérer
du joug d’un Etat contrôlé par le Nord, pourquoi les Kasaiens, éternellement
marginalisés, ne se rebellent-ils pas?10 Si la Somalie, ethniquement homogène,

6
Sur le rôle des réseaux militaro-commerciaux zimbabwéens au Congo, voir Global Witness.
Branching Out : Zimbabwe’s Resource Colonialism in Democratic Republic of Congo,
Londres, février 2002, ainsi que Final Report of the Panel of Experts on the Illega
Exploitation of Natural Resources and Other Forms of Wealth of the Democratic Republic
of Congo. New York: Conseil de Sécurité des Nations Unies, S/2002/1146,
16 octobre 2002.
7
Michael Nest. 2001. "Ambitions, Profits and Loss : Zimbabwean Economic Involvement in
the Democratic Republic of Congo." African Affairs 100 : 479.
8
Voir le rapport des Nations Unies, Final Report of the Panel of Experts…, op.cit., ainsi que
les témoignages devant la Commission des Grands Lacs du Sénat de Belgique
(www.senat.be). Voir aussi IPIS “Supporting the War Economy in the DRC : European
Companies and the Coltan Trade. Five Case Studies,” janvier 2002.
9
Voir Michael L. Ross. “Oil, Drugs and Diamonds : How Do Natural Resources
Vary in their Impact on Civil War ?”, manuscrit non publié, et Richard Snyder.
“Does Lootable Wealth Breed Disorder? States, Regimes and the Political
Economy of Extraction”, manuscrit non-publié.
10
Exception faite de «l’Etat minier du Sud Kasai» de 1961-62.

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s’est fracturée, pourquoi les pièces du puzzle congolais ne se détacheraient-elles


pas? Et si des réseaux identitaires et économiques transnationaux ont facilité
des mouvements contre l’Etat au Sri Lanka, en Indonésie ou en Algérie,
pourquoi ne produiraient-ils pas des résultats similaires au Congo? Beaucoup
d’observateurs avaient en effet prédit, à la chute de Mobutu, que le Congo ne
résisterait pas aux traditions séparatistes des provinces du Katanga, Kasai et
Kivus. Il n’était pas alors déraisonnable de s’attendre, comme aujourd’hui, à ce
que les contradictions de l’Etat congolais, jusque là figées par les contraintes de
la guerre froide, fassent finalement surface dans un monde où normes de
souveraineté et de territorialité semblaient battre en retraite.

Et pourtant, le Congo persiste. Parmi toutes les épreuves auxquelles l’Etat


congolais a fait face depuis 1990, on ne compte ni sécession ni aucun autre
mouvement visant à changer fondamentalement sa nature. Les forces
étrangères d’occupation n’ont pas, non plus, procédé à son "dépeçage" mille
fois annoncé. Au contraire, tous les pays en guerre au Congo ont réaffirmé
dans l’accord de cessez-le-feu de Lusaka de 1999, et dans de nombreux autres
instruments par après, leur attachement à l’intégrité territoriale du Congo. Les
compagnies étrangères ont préféré, dans leur grande majorité, travailler avec ce
qu’il restait d’état plutôt qu’avec les rebelles. Finalement, les gouvernements
occidentaux et les organisations internationales ont continué à soutenir l’état,
financièrement et diplomatiquement, et à décourager les alternatives
institutionnelles.
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Non seulement le Congo continue-t-il à exister au-delà de toute espérance de
vie raisonnable, mais les Congolais professent en outre une ferveur
remarquable dans leur attachement à l’Etat. Là où l’on s’attendrait à
l’émergence d’identités alternatives, on découvre au contraire une profession de
loyauté quasi-unanime au Congo, autant parmi les forces gouvernementales que
parmi les rebelles, groupes d’opposition ou institutions de la société civile.

Par exemple, lors d’une rencontre entre le Président Joseph Kabila et les
dirigeants rebelles Jean-Pierre Bemba (du Mouvement de Libération du Congo)
et Adolphe Onusumba (du Rassemblement congolais pour la Démocratie-
Goma) en janvier 2002, les trois hommes (dont les organisations sont
largement responsables de la partition du pays) "réaffirmèrent leur volonté de
voir le Congo retrouver son unité"11. Kabila déclara plus tard au journal belge
Le Soir qu’il partageait les sentiments nationalistes et patriotiques de Bemba,
ainsi que sa dévotion aux «intérêts supérieurs de la nation»12.

11
Bureau d’Etudes et de Recherches Consulting International. L’an I de Joseph Kabila au
pouvoir : l’Etat de gouvernance sous Kabila II. Kinshasa : BERCI, 14 janvier 2002.
12
Colette Braekman, interview de Joseph Kabila, Le Soir, 2 mai 2002.

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Ces aspirations à l’unité nationale ne sont pas le seul fait des discours de
circonstance de la classe politique. Les personnes interrogées par sondage
d’opinion, en décembre 2001, sur leurs désirs pour l’année 2002, citèrent le plus
souvent la paix et la réunification du pays (42%), bien au-delà des élections
démocratiques (2%). Au cours de quatre sondages en 2001, une moyenne de
70% des Congolais disait craindre la partition du pays13. Quelques années
auparavant, en 1998, 89% avaient déclaré s’y opposer14. Malgré leur ampleur,
ces chiffres communiquent mal l’intensité surprenante avec laquelle les
Congolais affirment leur nationalisme. Entretien après entretien, que ce soit
avec les agents de l’Etat, les académiques, la société civile, les groupes rebelles
ou les organisations traditionnelles, on rencontre sur le terrain une uniformité
de vues tout à fait extraordinaire sur cette question. À Kisangani, des
organisations de femmes dont les enfants sont mal nourris et n’ont plus accès à
l’école m’ont dit que leur premier objectif était l’unité du pays, et un militant
des droits de l’homme m’a affirmé que "les Congolais ne veulent pas voir leur
pays balkanisé"15. Même au Katanga, avec ses traditions sécessionnistes, André
Tshombé, le fils du président séparatiste Moïse Tshombé, m’a déclaré que
malgré la diversité du pays, "nous sommes aussi Congolais"16. Les Congolais ne
parlent en fait jamais d’ajustements territoriaux, de partition ou de
reconfiguration, mais ils utilisent des mots tels que "balkanisation" ou
"dépeçage", et semblent voir universellement toute idée
de changement territorial comme diabolique, conspiratrice, et comme
l’expression certaine d’une machination extérieure (au cœur de laquelle
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beaucoup voient les Etats-Unis) dont l’objectif est d’empêcher le Congo
d’atteindre sa grandeur naturelle.

Cet article part de la prémisse que l’attachement des Congolais à leur Etat est
paradoxal. Il tente d’élucider ce paradoxe en suggérant que la souveraineté
internationale du Congo a été préservée, et peut-être même renforcée, par les
Congolais et les acteurs externes, alors même que l’existence réelle de l’état, sur
le terrain, diminuait. Pour les élites congolaises, la souveraineté représente une
force essentielle, qui permet la conversion de l’état faible en une ressource
matérielle et politique substantiellement supérieure aux bénéfices potentiels de
stratégies locales d’autodétermination. À cause des bénéfices associés à la
reconnaissance internationale de la souveraineté du Congo, les élites politiques
choisissent de poursuivre des carrières au niveau national plutôt que
d’entreprendre des stratégies locales avec peu d’espoir de reconnaissance et
d’un statut souverain. En conséquence, la violence politique s’articule autour

13
Bureau d’Etudes et de Recherches Consulting International. L’An I …, 60.
14
Sondage de novembre 1998, cité dans Bureau d’Etudes et de Recherches Consulting
International. Les leçons à tirer de la conférence nationale souveraine et ses implications
pour le dialogue intercongolais Kinshasa : BERCI, juin 2001, 61.
15
Interviews, Kisangani, novembre 2001.
16
Interview, Lubumbashi, avril 2002.

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des termes de l’intégration de différentes factions au sein de l’état, en non


autour de la nature même de l’Etat. Les populations préfèrent, quant à elles,
reproduire l’état, malgré ses abus, parce qu’il offre une structure de
prédictibilité qu’elles ne peuvent espérer des mouvements rebelles ou des
«seigneurs de guerre»17. Les Congolais choisissent dès lors d’exprimer leurs
spécificités culturelles en compétition l’un avec l’autre, sous forme de
factionnalisme et de polarisation ethnique et régionale, plutôt qu’en contraste
avec l’Etat comme le ferait un mouvement d’autodétermination. Les intérêts
étrangers, tels que les compagnies internationales qui investissent dans
l’exploitation des ressources naturelles du Congo, ont aussi avantage à avoir à
faire à une entité souveraine, qui leur permet l’accès à divers mécanismes
d’assurance et d’arbitrage en cas de risque "souverain".

Pour conclure, Congolais et étrangers partagent un intérêt matériel à ce que le


Congo reste le Congo et adoptent des comportements politiques et
économiques qui garantissent sa reproduction malgré ses faiblesses.
Antagonismes ethniques, invasions extérieures, globalisation des marchés et
dilution des frontières sont, en définitive, de compte de peu de poids par
rapport aux bénéfices de la reproduction souveraine de l’Etat. Ces forces
garantissent toutefois que l’état reste faible, ce qui profite aussi aux élites qui
peuvent alors s’en approprier les ressources en relative impunité.

L’équilibre souverain inhibe ainsi les ajustements institutionnels qui pourraient


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augmenter la capacité de l’Etat congolais (ou autre) et améliorer la qualité de sa
gouvernance. En ce sens, la préservation et la reproduction de la souveraineté
du Congo font obstacle à son développement. Chacun en bénéficie à court
terme, mais le pays s’appauvrit à long terme, comme son histoire économique
l’illustre.

Cet article approfondit cette argumentation. Dans une première partie, les
bénéfices pour les élites politiques d’un Etat faible sont illustrés. Les manières
par lesquelles la reconnaissance internationale de la souveraineté du Congo
permet sa reproduction comme Etat faible sont discutées dans les deux parties
suivantes. L’article se tourne ensuite vers l’articulation du discours nationaliste
et le renforcement des structures nationales comme stratégie d’accès au
domaine souverain. Les deux dernières parties explorent, d’une part, les liens
entre ce type de reproduction souveraine et le sous-développement et, d’autre
part, la spécificité du Congo à cet égard par rapport aux autres Etats d’Afrique.

17
Je dois cette observation à Alice Sindzingre.

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Souveraineté, sous-développement et le paradoxe nationaliste congolais 69

LES BÉNÉFICES DE LA FAIBLESSE

L’Etat faible est une ressource pour ses dirigeants et ceux qui dépendent d’eux.
En effet, la possibilité d’utilisation de l’état faible comme instrument de
prédation est l’élément essentiel de la logique de sa survie et de sa reproduction.
Ceux qui bénéficient d’une parcelle d’autorité de l’état peuvent l’utiliser afin
d’extraire des ressources de leurs concitoyens, par la grâce de la faiblesse même
d’un Etat qui ne peut contrôler les déviances opportunistes en son sein.
Nombreux parmi ceux qui ne jouissent pas d’un tel accès peuvent aussi
toutefois profiter de ces pratiques au travers des liens de redistributions
clientélistes qui sous-tendent la légitimité des élites.

Ceci est particulièrement vrai au sommet de l’Etat où Laurent-Désiré Kabila,


par exemple, était le prototype d’une stratégie d’enrichissement personnel sous
le voile d’une reproduction de l’Etat au son d’un discours de libération
nationale. Derrière la mystique Lumumbiste et l’image du héros nationaliste
résistant à Mobutu, Kabila était en fait un entrepreneur et le Congo devint son
fonds de commerce à partir de 1997. Sa compagnie personnelle d’import-
export, COMIEX, conclut plusieurs contrats sous l’autorité de l’Etat après sa
prise du pouvoir18.

Les rumeurs de sa participation au trafic de diamant furent aussi crédibilisées


par la découverte de pierres précieuses dans son bureau, suite à son assassinat
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en janvier 2001, et par le meurtre dans les jours suivants de onze diamantaires
libanais par les forces de sécurité congolaises19.

Kabila n’était pas seul, toutefois, à profiter de ses exactions, et c’est dans la
redistribution des ressources des élites que la reproduction de l’état faible
trouve son support populaire. Ainsi, les revenus clientélistes s’ajoutent aux
avantages que les "petits" agents de l’Etat retirent de leur parcelle de
souveraineté (exactions de police, appropriations de frais administratifs, et
autres manifestations quotidiennes de petite corruption), pour créer une masse
critique de bénéficiaires de l’état faible qui acquiescent à sa privatisation de facto
en faveur des élites et permettent ainsi au système de fonctionner et de se
reproduire. Aussi surprenant que cela puisse paraître à l’observateur imprégné
d’une distinction hypothétique entre état prédateur et société civile résistante, la
logique de prédation de l’état faible pénètre jusqu’aux moindres des "cadets
sociaux"20. Ainsi, les jeunes qui, armés de pelles, arrêtent les voyageurs sur les

18
Voir, par exemple, Africa Research Bulletin : Economic, Financial and Ttechnical Series,
septembre-octobre 2001, 14028.
19
Observatoire de l’Afrique centrale, volume 5, numéro 42, 14-20 octobre 2002
www.obasc.com/obsv5n43-ProcessMzee1021.html.
20
L’expression est de Jean-François Bayart. L’Etat au Cameroun. Paris: Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1985, 236-282.

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70 Pierre ENGLEBERT

routes interurbaines pour demander un support financier à leurs travaux


invisibles de reconstruction, participent en fait à la même logique. C’est de la
faiblesse même des routes - une dimension physique de l’état qu’ils contrôlent
localement - qu’ils tirent leurs revenus. Loin de vouloir les réparer, ils ont tout
intérêt, à court terme, à maintenir la détérioration de l’infrastructure locale qui
force les voitures à ralentir, permettant ainsi la taxation, quand bien même le
développement de leur région en souffre sans doute à long terme. Dans ce cas-
ci comme dans d’autres, c’est donc le disfonctionnement de l’Etat et de ses
institutions qui permet leur conversion en ressources privatisées. Une partie
significative des Congolais, à commencer par les élites politiques, a donc peu de
raisons de souhaiter une amélioration de la capacité administrative de l’Etat ou
la qualité de sa gouvernance.

LA SOUVERAINETÉ, GARANTE DE L’ÉTAT FAIBLE

Si la faiblesse de l’état est une condition nécessaire à sa conversion en


ressource, elle n’est toutefois pas suffisante. Pour que l’état faible se reproduise,
pour que sa nature prédatrice ne sabote pas sa propre existence, il faut aussi
qu’il bénéficie d’une reconnaissance internationale de sa souveraineté. En effet,
la reconnaissance et l’affirmation de la souveraineté du Congo par les autres
Etats et par le système des Nations Unies, libèrent les élites politiques
congolaises de l’impératif de contrôle effectif de leur territoire et de leurs
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populations, et les dispensent de l’exercice de construction de l’Etat. La
garantie juridique d’existence de l’état, implicite dans la reconnaissance de sa
souveraineté, permet aux élites congolaises de négliger la capacité
institutionnelle de leur Etat et de vaquer en relative impunité à la privatisation
de leurs rôles publics21. La souveraineté fait ainsi de la mauvaise gouvernance
une stratégie politique soutenable. Elle permet à l’état de s’imposer à ses
citoyens sans avoir continuellement recours à la force et sans capacité réelle de
pénétration sociale. Pour reprendre la terminologie classique de Migdal, la
souveraineté exonère les élites politiques des pénalités associées à la dichotomie
"Etat faible/société forte"22. Elle garde en vie des institutions qui feraient
autrement banqueroute.

La souveraineté permet non seulement la survie institutionnelle mais aussi la


domination politique. Les agents de l’état dérivent un certain pouvoir, au niveau
domestique, des signes de leur légitimité internationale. La souveraineté,
sanctionnée dans la sphère des relations inter-étatiques, donne substance,

21
Voir Robert H. Jackson et Carl G. Rosberg. «Why Africa’s Weak States Persist:
The Empirical and the Juridical in Statehood» World Politics, 35(1), 1982, 1-24, pour un
argument similaire.
22
Joël Migdal. Strong Societies and Weak States : State-Society Relations and State
Capabilities in the Third World. Princeton, NJ : Princeton University Press, 1988.

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structure et puissance aux institutions et au personnel de l’état, les rendant


incontournables aux congolais et facilitant ainsi leurs activités prédatrices23.
Bien sûr, la reconnaissance internationale n’est pas l’unique source de contrôle
sur les populations locales, au Congo comme ailleurs. Sans reconnaissance, des
groupes rebelles sont parfois capables d’exercer un contrôle local sur la base de
leur légitimité ou de leur capacité à développer certaines structures sociales. Les
cas de l’Armée de Résistance Nationale de Yoweri Museveni en Ouganda au
début des années 1980 ou du Front de Libération du Peuple Erythréen en
Ethiopie au début des années 1990 viennent à l’esprit.

Toutefois, en l’absence d’une forte légitimité domestique, la preuve d’une


légitimité internationale, telle qu’offerte par la reconnaissance du statut
souverain d’un gouvernement, peut être utilisée comme instrument de contrôle
politique.

Un de ses principaux avantages est de donner un sceau officiel de politique


gouvernementale aux activités prédatrices des dirigeants. Ceci fut le cas, par
exemple, avec la politique mobutiste de "zaïrianisation" des biens des résidents
étrangers en 1974 qui fut en fait un simple transfert de propriété (c’est-à-dire
un vol) au bénéfice des membres du gouvernement et de leurs alliés, sous
couvert de politique économique nationaliste. Ce fut aussi le cas de la loi de
1981 qui priva les congolais d’origine rwandaise (les Banyarwanda) de leur
citoyenneté, un exemple de répression d’une minorité au travers de l’usage des
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lois, monopole du pouvoir souverain. Cette loi fut ensuite confirmée au début
des années 1990 par le parlement de transition mis en place par la Conférence
Nationale Souveraine24. La capacité d’agir comme pouvoir souverain aura aussi
permis à certains, dans l’administration Kabila, de s’insérer dans ce que les
Nations Unies ont décrit comme de l’"asset stripping" ou le "plumage" des biens
publics. Selon le rapport final du panel d’experts des Nations Unies sur
l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres formes de richesses de
la RDC, un "réseau d’élites" étatiques et militaires Congolaises et
Zimbabwéennes "ont transféré des biens d’une valeur d’au moins cinq milliards
de dollars du secteur minier public à des compagnies privées sous leur contrôle,
au cours des trois dernières années, sans compensation ni bénéfices pour le
Trésor d’Etat de la République Démocratique du Congo"25.

Dans ce cas-ci, la souveraineté est un artifice légal qui protège les élites d’Etat et
leurs alliés dans leur exploitation des ressources du Congo. Les dirigeants

23
C’est en partie la raison pour laquelle les visites à l’étranger des chefs d’Etat africains
et leurs rencontres avec d’autres chefs d’Etat reçoivent généralement une couverture
médiatique disproportionnée en Afrique.
24
On notera que la Conférence Nationale considéra nécessaire de s’attribuer l’adjectif
«souveraine» dans sa lutte avec l’Etat pour le contrôle politique du pays.
25
Final Report of the Panel of Experts… Rapport du Conseil de Sécurité des Nations Unies
cité, (traduction de l’auteur).

Mondes en Développement Vol.31-2003/3-n°123


72 Pierre ENGLEBERT

rebelles, par contre, privés de caractère souverain, ne bénéficient pas des


mêmes options. A l’Est du pays, le Rwanda et l’Ouganda ont depuis 1998
directement exploité les ressources locales sous leur contrôle militaire, passant
outre aux groupements rebelles locaux. Ces derniers, quant à eux, ont essayé de
contrôler et de taxer la production résiduelle des ressources, mais sont restés
incapables de développer des relations contractuelles d’exploitation et de
transferts de propriété, car il leur manque la personnalité juridique.

Dans chacun des cas mentionnés, la capacité du gouvernement d’agir comme


prince souverain confère un sceau de légalité au vol et à la persécution, et
contribue aux stratégies d’accumulation des élites. Que ce soit dans le cas de la
zaïrianisation, des Banyarwanda ou de l’exploitation des ressources naturelles
du pays, les instruments de prédation sont des instruments législatifs et
exécutifs réservés aux Etats. Les rebelles peuvent toujours adopter décrets et
règlements pour s’approprier les biens d’autrui et les ressources du pays, mais
ils ne pourront imposer la légalité de ces textes après le conflit, et ne pourront
non plus les mettre en pratique sans le monopole et l’usage de la force. En
contraste, l’adoption de lois pénalisant certains groupes sociaux est un
instrument de domination réservé au souverain, quelle que soit sa faiblesse et
son absence effective de monopole de la force.

La souveraineté internationale n’est pas utile qu’au niveau domestique. Elle


fonctionne aussi comme bouclier contre les interférences extérieures,
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permettant aux gouvernements prédateurs d’invoquer le principe de non-
ingérence dans leurs affaires intérieures en réponse aux tentatives faites pour
mitiger leurs excès. Alors que les groupes rebelles, quel que soit leur niveau
effectif de contrôle local, ne bénéficient pas du principe de non-ingérence dans
leurs affaires intérieures, seuls les cas les plus extrêmes de génocide ou de
crimes contre l’humanité permettent d’enfreindre ce principe de droit
international vis-à-vis d’Etats. Contre l’exploitation économique quotidienne de
l’Etat souverain, il n’y a pas de remède légal à la disposition des populations
locales.

Les trois rapports récents des Nations Unies sur l’exploitation des ressources
naturelles du Congo furent ainsi plus critiques des exactions du Rwanda et de
l’Ouganda que de celles du gouvernement congolais et de ses alliés angolais et
zimbabwéens. Le premier de ces rapports ne mentionnait en fait que les
gouvernements ougandais et rwandais. Ce n’est qu’après avoir reçu les plaintes
de ces deux pays à propos de leur traitement discriminatoire que les enquêtes
des Nations Unies ont été étendues au gouvernement congolais qui fut
finalement critiqué dans le rapport d’octobre 2002. Et quand bien même ils se
voient accusés pour leurs abus, les gouvernements peuvent toujours se cacher
derrière le bouclier juridique de leur souveraineté, avec la sympathie probable
d’autres gouvernements, comme l’atteste l’absence de condamnation par la
majorité de l’Afrique des fraudes électorales et des pratiques prédatrices

Mondes en Développement Vo.31-2003/3-n°123


Souveraineté, sous-développement et le paradoxe nationaliste congolais 73

récentes de l’administration Mugabe au Zimbabwe. Pour reprendre les mots du


porte-parole du gouvernement congolais, Kikaya Bin Karubi, en réponse aux
accusations des Nations Unies, "le gouvernement congolais est le
gouvernement légitime de ce pays … Quoi que nous fassions, c’est légitime"26.

Ceci ne signifie pas pour autant que cette ligne de défense soit toujours
couronnée de succès. Comme le rapport des Nations Unies le montre, le
gouvernement congolais (ou certains de ses membres) fut en fait l’objet
d’accusations pour son exploitation des ressources du pays. C’est toutefois une
ligne de défense dont les acteurs non-souverains ne disposent pas. Il y a ainsi
une présomption favorable vis-à-vis des gouvernements souverains. Il y a aussi
peu de recours en droit international contre les contrats passés entre
gouvernements et compagnies étrangères pour l’exploitation des ressources
naturelles.

TRADUIRE LA SOUVERAINETÉ EN RESSOURCE


MATÉRIELLE

La souveraineté a non seulement les rôles adjuvants à la prédation d’Etat


décrits ci-dessus, mais elle représente aussi une valeur intrinsèque pour les
détenteurs du pouvoir d’Etat. Elle permet tout d’abord l’accès à l’aide au
développement, qui nourrit les réseaux de patronage et représente une des
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voies par lesquelles l’état est transformé en ressource27. Bien qu’ils apparaissent
limités aux élites politiques, les flux financiers de l’aide au développement
profitent à une section relativement large de la société congolaise qui se les
approprie au travers des budgets de l’état et des réseaux de clientèle qui
émanent des élites. Il importe peu que ce soit le budget de l’état ou les comptes
particuliers des élites politiques qui reçoivent ces fonds, dans la mesure où la
distinction est essentiellement formelle, puisqu’une grande partie du budget de
l’Etat congolais est de facto privatisée. Beaucoup de fonctionnaires dont les
salaires échoient au budget de l’état sont en effet fictifs. Leurs salaires
représentent en fait la privatisation d’une ressource publique.

En outre, le budget de l’Etat (lorsqu’il y en a un, ce qui n’était pas le cas sous
Laurent-Désiré Kabila), se confond en grande partie avec les fonds
discrétionnaires de la présidence. En 1992, par exemple, la Banque du Zaïre
rapportait que 95% du budget zaïrois était alloué aux services de la présidence
(65% selon la Banque mondiale), alors que 4% revenait à l’agriculture et 0%

26
DR Congo Plunder Denied, BBC News
http://news.bbc.co.uk/1/hi/world/Africa/2349631.stm.
27
Voir à ce propos l’ouvrage de Christopher Clapham. Africa and the International System:
The Politics of State Survival. Cambridge, Cambridge University Press, 1996.

Mondes en Développement Vol.31-2003/3-n°123


74 Pierre ENGLEBERT

aux services sociaux28. L’aide est donc une ressource importante pour ceux au
pouvoir. Son octroi est conditionné par les normes de souveraineté et
d’intégrité territoriale, puisque seuls les pays reconnus comme souverains
reçoivent de l’aide extérieure29.

La souveraineté est aussi souvent une condition préalable aux investissements


internationaux, dont les élites locales bénéficient dans la mesure où l’état
impose des taxes et des droits d’entrée à ces opérateurs. Ces investissements
sont fréquemment conditionnés par les disponibilités d’assurance et d’arbitrage
dont l’octroi dépend du statut souverain du récipiendaire des investissements.
L’Agence Multilatérale de Garantie des Investissements de la Banque mondiale,
par exemple, ne travaille qu’avec les entités souveraines. L’Overseas Private
Investment Corporation du gouvernement des Etats-Unis n’offre également
d’assurance qu’aux investisseurs opérant dans des entités reconnues par le
gouvernement américain. En conséquence, il est beaucoup plus facile au
gouvernement de Kinshasa qu’aux autorités rebelles d’attirer des investisseurs
étrangers dans les régions qu’il contrôle. En fait, depuis la chute de Mobutu, il
n’y a eu que deux cas de contrats d’investissements entre compagnies
étrangères et autorités non-étatiques au Congo. Dans le premier cas, Anglo-
American, une compagnie sud-africaine, conclut un accord d’investissement
(pour près d’un milliard de dollars) avec Laurent-Désiré Kabila quelques
semaines avant la prise du pouvoir par ce dernier en 1997. Ce ne fut toutefois
qu’après la chute de Mbuji-Mayi et de Lubumbashi, c’est-à-dire alors qu’il
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restait peu de doutes sur le sort du régime Mobutu, que la compagnie Anglo-
American se décida à sauter les pas. Comme le note Michael Ross, il s’agissait
donc d’un contrat futur basé sur l’anticipation du statut souverain de Kabila,
plutôt que d’un contrat réellement passé entre une compagnie étrangère et un
groupe rebelle30.

Dans le second cas, la First International Bank of Grenada (FIBG), une


compagnie poursuivie pour fraude aux Etats-Unis, accepta en novembre 1999
de dépenser 16 millions de dollars pour la rénovation de 15 hôpitaux et de
quelques routes en territoire sous contrôle du Rassemblement Congolais pour
la Démocratie - Mouvement pour la Libération (RCD-ML), apparemment en
échange de l’octroi d’un rôle équivalent à celui d’une banque centrale pour la
région de l’Est sous contrôle du RCD-ML, et pour le droit de mettre en

28
Chiffres cités par William Reno. Warlord Politics and African States. Boulder,
Col. Lynne Rienner Publishers, 1998, 151-152.
29
Les acteurs non-étatiques reçoivent parfois de l’aide humanitaire qui peut être suffisante
pour leur permettre de maintenir leur domination locale, comme dans le cas du Sudanese
People Liberation Army (SPLA) au Sud Soudan ou des camps de réfugiés Hutus
du Rwanda au Congo de 1994 à 1996.
30
Michael L. Ross. “Booty Futures : Africa’s Civil Wars and the Futures Market for Natural
Resources.” Manuscrit non publié. UCLA, Département de Sciences Politiques,
juillet 2002.

Mondes en Développement Vo.31-2003/3-n°123


Souveraineté, sous-développement et le paradoxe nationaliste congolais 75

circulation une nouvelle monnaie dans cette région, dont la valeur serait
garantie par les ressources minérales locales sous contrôle du RCD-ML31. Mais,
aussi peu crédible que la FIBG, le RCD -ML vint bientôt à perdre la plus
grande partie de son contrôle territorial et disparut comme force politique
significative, mettant un terme à cette expérimentation. Mis à part ces deux
exceptions possibles, les investissements étrangers sont restés le monopole des
zones sous souveraineté internationale.

LA PRÉFÉRENCE NATIONALE

Malgré les échecs répétés de l’Etat et les multiples polarisations de leur société,
les bénéfices de la souveraineté promeuvent l’adoption par la plupart des
Congolais de préférences nationalistes plutôt que sécessionnistes ou
révolutionnaires. Les élites politiques désirent maintenir l’Etat, failli mais
souverain, parce qu’il représente une ressource, à la fois instrumentale et
intrinsèque, dont ils peuvent s’approprier les bénéfices. La logique néo-
patrimoniale du pouvoir congolais garantit ensuite qu’un nombre significatif de
non-élites bénéficient aussi de la privatisation prédatrice de l’Etat, dans la
mesure où ils participent aux réseaux de clientèles des élites, et se refusent dès
lors à contester l’existence et la domination de l’Etat. En outre, les individus qui
ne participent pas au partage de ces ressources trouvent aussi une certaine
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utilité dans la prédictibilité de l’Etat par rapport à l’inconnu et au désordre,
associés aux rébellions.

Pour les élites, le discours nationaliste offre une légitimation idéologique à leur
stratégie de marchandisation des institutions publiques, un instrument de
reproduction de l’Etat, et un moyen de stigmatiser l’expression d’identités
alternatives32.

Pour les citoyens en général, le nationalisme est l’expression politique d’une


préférence pour des institutions établies, quoique disfonctionnelles. Bien que
cette préférence explique en grande partie la prévalence du discours nationaliste
à travers le pays, l’analyse qui suit insiste davantage sur les comportements et
les motivations des élites, dans la mesure où ces dernières, évoluant sans
contrainte démocratique, sont presque entièrement responsables de la nature
du système politique congolais.

31
Africa Research Bulletin, décembre 1999-janvier 2000, 14162-14163.
32
Le discours nationaliste permet aussi aux élites politiques de pointer le doigt sur l’étranger
(et surtout l’Américain et sa puissance économique qui est tenu pour responsable de
contrats supposés “léonins” qui seraient à l’origine de la misère des congolais. On est
pourtant en mal d’en trouver, depuis la fin du colonialisme, qui n’implique pas les élites
congolaises parmi les principaux bénéficiaires.

Mondes en Développement Vol.31-2003/3-n°123


76 Pierre ENGLEBERT

La rapidité avec laquelle les élites politiques de la fin de la période coloniale


abandonnèrent la défense de leurs intérêts régionaux pour la poursuite
d’objectifs nationalistes illustre les bénéfices qu’ils trouvèrent dans cette
idéologie pour leur quête du pouvoir. A la "Table Ronde" de 1960, où fut
négociée la future constitution du pays, l’idée d’un Congo unifié fut rapidement
déclarée non-négociable. En rejetant un système qui voulait donner davantage
de pouvoirs aux provinces, le politicien Joseph Iléo déclara, par exemple, que
"la conférence n’a certainement pas pour objectif de préparer l’éclatement du
Congo"33. La plupart des élites régionales échangèrent ensuite leurs demandes
séparatistes ou fédéralistes pour des postes dans l’administration nationale.
Joseph Kasavubu, dont l’Association des Bakongo (ABAKO) avait annoncé
précédemment la création d’une "République du Kongo Central" fondée sur
l’identité bakongo, se vit offrir la présidence du Congo par les Belges qui
craignaient son séparatisme34.

En échange d’un tel accès au cœur de l’Etat, il effaça toute référence à


l’autonomie ou à l’irrédentisme bakongo de son discours public. Moïse
Tshombé suivit la même logique quelques années plus tard.

Après avoir rejeté l’idée nationale et lancé la sécession du Katanga de 1960 à


1963, il accepta finalement le poste de premier ministre congolais en 1964,
échangeant ses aspirations régionales autonomistes pour un accès central au
pouvoir d’Etat. Et Albert Kalonji, qui fut président du "Grand Etat Minier du
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Sud-Kasai" de 1960 à 1962 devint plus tard ministre de l’Agriculture du Congo.

Il en est de même pour les dirigeants rebelles contemporains. Leur participation


au "Dialogue inter-congolais" depuis 1999 a presque entièrement consisté à
négocier leur réintégration au sein du gouvernement, sans qu’un programme
politique particulier n’émerge de leurs revendications. Le Mouvement de
Libération du Congo (MLC) de Jean-Pierre Bemba est essentiellement
composé d’anciens mobutistes et bénéficiaires du régime de Mobutu qui ont
pris les armes au niveau de la Province de l’Equateur pour forcer leur
réintégration dans l’Etat kabiliste dont ils avaient été exclus en 1997. Le
Rassemblement Congolais pour la Démocratie, basé à Goma (RCD-Goma),
souvent accusé de visées séparatistes, n’a pas non plus l’indépendance ou la
sécession comme objectifs. Plutôt qu’un combat d’autodétermination, la
rébellion du RCD est un exercice de repositionnement politique par certaines
élites Tutsi congolaises basées dans les Kivus qui ont été marginalisées à la suite
de la rupture diplomatique entre Kinshasa et Kigali en 199835. C’est pourquoi

33
J. Gérard-Libois, La Sécession katangaise. Bruxelles, CRISP, 1963, 41.
34
Benoit Verhaegen et Jacques Vanderlinden. 1980. «La Politique» In Jacques
Vanderlinden (ed.). Du Congo au Zaïre 1960-1980 : Essai de bilan. Bruxelles,
CRISP, 112.
35
Cet exercice a connu un certain succès avec l’«Accord Global et Inclusif» d’avril 2003 par

Mondes en Développement Vo.31-2003/3-n°123


Souveraineté, sous-développement et le paradoxe nationaliste congolais 77

l’usage du discours nationaliste est utile à ces élites, afin de justifier leur intérêt à
participer à un gouvernement national contre lequel elles ont en fait lutté
depuis plusieurs années. Selon le Secrétaire Général du RCD-Goma, Azarias
Ruberwa, "Nous voulons un Congo uni. Il y a plus d’avantages à un Congo uni qu’à
un Congo partitionné. Nous n’avons jamais songé à faire sécession. Il nous est
impossible de le concevoir. Nos dirigeants viennent de toutes les provinces. Ce
que nous voulons c’est un changement dans la gestion du pays et plus
d’autonomie pour les provinces. Nous voulons le fédéralisme. Nous disons oui
à l’unité du Congo, mais jamais à l’unitarisme […]. L’intégrité territoriale nous
permet de rester une puissance en Afrique […]. Créons la nation congolaise car
elle n’existe pas encore"36.

Les nombreuses divisions factionnelles qui ont frappé le RCD depuis sa


création en 1998 reflètent cette logique.

A chaque fois, le schisme est intervenu lorsque certains dirigeants du


mouvement n’ont plus voulu attendre d’hypothétiques meilleures conditions de
réintégration. En mai 1999, réalisant que le Rwanda n’avait plus l’ambition
d’une prise militaire de Kinshasa, le dirigeant du RCD Wamba-dia-Wamba
établit sa propre faction, le RCD-Kisangani, et chercha la protection de
l’Ouganda. En février 2001, ce fut le tour du RCD-National de se séparer du
reste de l’organisation, à cause aussi d’un manque de satisfaction avec les
ambitions limitées du parrain rwandais, plus intéressé à chasser les Hutus dans
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les Kivus et en Province Orientale qu’à prendre le pouvoir à Kinshasa.
Finalement, en mai 2002, une autre faction encore, le RCD-Authentique, vit le
jour. Ces trois groupes ont déclaré leur volonté de "travailler avec Kinshasa" et
les deux premiers furent signataires de l’accord de partage de pouvoir de Sun
City que le RCD-Goma refusa de signer.

Au Congo, la violence politique est donc un instrument de réinsertion des


groupes marginalisés et exclus. Cette violence n’a pas pour objet de
restructurer, révolutionner ou réformer l’état, ni a fortiori de s’en séparer. Le
mariage de la violence politique à un discours nationaliste universel n’est donc
que superficiellement paradoxal. Alors qu’ils luttent pour l’accès au pouvoir
afin de favoriser les intérêts particularistes de leur propre groupe identitaire, le
langage nationaliste permet aux élites politiques d’établir les coalitions
nécessaires à cet objectif et de définir les autres comme non-patriotiques pour
les tenir à l’écart. C’est pourquoi Joseph Kabila avait qualifié l’accord de Sun
City de 2002 sur le partage du pouvoir entre le gouvernement et le MLC d’acte
"patriotique", impliquant par-là que le RCD-Goma, exclu de l’accord, était un

lequel Jean-Pierre Bemba du MLC et Azarias Ruberwa, président du RCD-Goma, sont


devenus vice-présidents de la République pour une période de transition vers des
élections.
36
Azarias Ruberwa, interview à Goma, novembre 2001, italiques ajoutées par l’auteur.

Mondes en Développement Vol.31-2003/3-n°123


78 Pierre ENGLEBERT

ennemi du Congo. Au Congo, la surenchère nationaliste est donc un produit


dérivé de la course au pouvoir. Le discours nationaliste devient ainsi le
fondement de la reproduction des institutions moribondes de l’état, niant
légitimité aux scénarios alternatifs et limitant les défis politiques au
factionnalisme armé pour le contrôle de l’état lui-même ou au domaine bénin
de la "société civile". En renforçant ainsi la reproduction de l’état, le
nationalisme garantit le potentiel prédateur de ses institutions.

Bien que les ressources naturelles du pays soient localisées dans des régions
relativement éloignées de la capitale, la faible probabilité qu’un mouvement
sécessionniste puisse être reconnu internationalement - et acquérir par là les
vertus de la souveraineté - réduit considérablement l’attrait des stratégies
séparatistes pour les élites régionales. Autonomie et sécessionnisme ne font
partie de l’arsenal politique au Congo que lorsque la souveraineté de l’Etat
central est mise en doute de l’extérieur ou quand certaines circonstances
déprécient les bénéfices matériels de la souveraineté. Ce fut le cas à
l’indépendance en 1960, alors que la viabilité des anciennes colonies africaines
n’était pas encore établie et que le chaos dans la capitale mena certains pays
étrangers à considérer d’autres options qu’une reconnaissance automatique du
Congo en tant que tel. Cela s’est encore produit au début des années 1990
quand l’obstructionnisme anti-démocratique du régime Mobutu et son recours
à la violence contre les étudiants de l’Université de Lubumbashi conduisirent
l’Occident à le marginaliser et à couper l’essentiel de l’aide extérieure au pays.
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Dans ces circonstances, il est rationnel pour les élites régionales de prendre en
compte l’affaiblissement du statut international de l’Etat et d’expérimenter des
stratégies locales d’accès au pouvoir et aux ressources du pays. Cette logique de
coûts/bénéfices semble avoir animé les sécessions du Katanga et du Sud-Kasai
dans les années 1960 et les quêtes autonomistes de ces mêmes régions dans les
années 1990. L’arrivée au pouvoir de Kabila en 1997, embaumée de rhétorique
nationaliste et forte du soutien préliminaire des parrains occidentaux du Congo,
mit un terme à ces opportunités locales d’autodétermination et ramena les
Congolais à la table de l’Etat. Quand le nationalisme prévaut, l’expression des
identités locales se voit réprimée. Le clientélisme et la polarisation ethniques
montent en conséquence et coexistent, ainsi, avec le discours nationaliste37.

La probabilité d’une sécession est donc maximisée si les bénéfices escomptés


des ressources locales en l’absence de reconnaissance internationale dépassent
ceux associés au contrôle total - ou même partiel - de l’état national souverain.
Dans la mesure où elles représentent le choix d’élites politiques de récupérer les
griefs culturels ou économiques locaux, les décisions séparatistes doivent dès

37
Pour une discussion plus en profondeur de cet argument avec illustrations basées sur les
Chokwe du Katanga et les Tutsis des Kivus, voir Pierre Englebert, «Why Congo
Persists..., art. cit..

Mondes en Développement Vo.31-2003/3-n°123


Souveraineté, sous-développement et le paradoxe nationaliste congolais 79

lors être comprises comme les résultats de calculs rationnels de coûts et


bénéfices. Daniel Treisman a montré, dans le cas de l’ancienne Union
soviétique, qu’il y avait une forte relation entre le potentiel économique d’une
région et son degré d’activisme séparatiste. Les régions ethniques à population
nombreuse et industrialisées, qui produisaient des matières premières ou
exportaient des produits industriels, étaient significativement plus séparatistes.
Celles qui dépendaient des subsides de l’Etat central avaient tendance à être
plus prudentes.

Comme Treisman le remarque, ceci suggère un élément de calcul rationnel38.


Au Congo, la dépendance des régions vis-à-vis de l’Etat est plus qu’une
question de subsides ; c’est une question d’accès aux institutions de l’Etat
comme ressources privées. Dans toute décision de faire ou non sécession, les
élites comparent les bénéfices d’un tel accès à l’Etat avec les avantages qu’elles
peuvent obtenir d’un contrôle des ressources naturelles locales. Ces derniers
avantages restent toutefois limités, dans la mesure où les groupes
sécessionnistes ne sont habituellement pas reconnus en Afrique. Sans cette
reconnaissance, le contrôle physique des ressources est généralement
insuffisant pour en tirer des avantages économiques réels. En conséquence, le
choix national l’emporte d’habitude.

ENCOURAGEMENTS EXTÉRIEURS À LA SOLUTION


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NATIONALE

Les choix des élites politiques congolaises vis-à-vis de l’Etat sont largement
déterminés par les normes internationales et les pratiques des Etats tiers, qui
représentent en fait les sources extérieures principales de la reproduction d’un
Etat faible comme le Congo. Malgré sa négligence des intérêts des Congolais, le
reste du monde continue à considérer comme légitime les actions des agences
de l’Etat congolais, tandis que celles d’institutions alternatives, comme les
groupes rebelles, les organisations non-gouvernementales, les églises ou les
autorités "traditionnelles", restent marginalisées et considérées comme
secondaires. Après un bref interlude au début des années 1990, Etats
occidentaux et organisations internationales sont venus contribuer, une fois
encore, à la reproduction de l’idée du Congo, alors que de nombreux éléments
sur le terrain militaient pour sa dissolution. Même quand les dynamiques locales
tendent vers un effacement du Congo, une logique globale continue à le
maintenir en vie en créant et maintenant certaines incitations au comportement
nationaliste. Le Congo démontre ainsi que les bénéfices de la souveraineté ne se
sont pas érodés à l’ère de la globalisation. Malgré la dilution, maintes fois
anticipée des Etats au sein de forces globales, particulièrement les marchés et

38
Daniel Treisman. «Russia’s ‘Ethnic Revival’ : The Separatist Activism of Regional
Leaders in a Poscommunist Order» World Politics, janvier 1997, 49(2), 239.

Mondes en Développement Vol.31-2003/3-n°123


80 Pierre ENGLEBERT

les institutions d’action collective internationale telles que les Nations Unies, les
avantages de la souveraineté continuent à garantir la reproduction d’un Etat
aussi faible que le Congo et à rendre prohibitifs les coûts de stratégies
alternatives d’autodétermination.

Les paragraphes suivants se rapportent aux deux dimensions extérieures qui


contribuent à la reproduction du Congo : le système des Nations Unies, et les
politiques d’aide extérieure des principaux soutiens occidentaux du Congo,
c’est-à-dire la Belgique et les institutions de Bretton Woods.

Comme en 1960, les Nations Unies ont constitué ces dernières années le
facteur le plus important pour la survie du Congo et pour le maintien de sa
souveraineté juridique, malgré sa dislocation physique. L’ONU n’a eu de cesse,
depuis 1997, de réaffirmer l’intégrité territoriale et la souveraineté du Congo, et
sa présence sur le terrain, avec quelque 5.000 hommes, a représenté ces
dernières années le seul élément d’unification du pays. Les 15 résolutions
votées par le Conseil de Sécurité sur le Congo ou les Grands Lacs depuis 1996
mentionnent 31 fois le principe du respect de l’intégrité territoriale. L’ONU a
aussi démontré une présomption que la reconstruction de l’Etat pourrait
remédier aux maux du Congo, malgré les tendances de l’Etat à faciliter
l’exploitation des ressources du pays par ses élites politiques. Le Panel d’experts
de l’ONU sur l’exploitation illégale des ressources du Congo conclut, en effet,
dans son rapport d’octobre 2002, que "l’établissement d’un gouvernement
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transitoire inclusif représentera un pas vers la fin de l’exploitation des
ressources naturelles du Congo [parce qu’il] garantira la restauration du
contrôle d’un gouvernement central"39. Le plus étrange est que cette conclusion
suit la présentation très détaillée, sur de nombreuses pages, des exactions des
officiels gouvernementaux et des rebelles au cours des dernières années.
Comment la réunion de ces acteurs gouvernementaux et rebelles dans un
"gouvernement inclusif" pourrait permettre de réduire plutôt que de magnifier
leur exploitation du pays n’est pas démontré dans le rapport, et ne tombe pas
sous le sens commun. Finalement, la présence de la Mission de l’ONU au
Congo (MONUC) à Kinshasa et à travers le pays a renforcé la perception de
validité de l’Etat, transformant un système jusque là en désarroi en
interlocuteur local unique d’un groupe important de fonctionnaires et de
militaires représentant la communauté internationale. Les vols des avions de la
MONUC au-dessus des lignes de démarcation entre forces gouvernementales
et rebelles, les seuls qui lient Kinshasa aux territoires rebelles depuis 1998, ont
également permis de maintenir l’idée d’un pays et ont été utilisés par certains
pour des activités d’arbitrage monétaire entre les deux régions (dont les taux de
change diffèrent), facilitant ainsi l’intégration économique du pays.

39
Final Report of the Panel of Experts, Rapport du Conseil de Sécurité des Nations Unies cité, 28.

Mondes en Développement Vo.31-2003/3-n°123


Souveraineté, sous-développement et le paradoxe nationaliste congolais 81

Le "bateau de la paix" de la MONUC qui a remonté le fleuve de Kinshasa


jusqu’à Kisangani en 2001 avec un chargement humanitaire représentait aussi
un défi à la partition du pays. S’il n’y avait pas eu tant de divisions et de
rancœurs entre les vedettes de la chanson congolaise, le projet de la MONUC
d’organiser des concerts de la paix à Kinshasa et en territoires rebelles en 2002
aurait représenté le volet culturel de la reproduction de l’Etat congolais par les
Nations Unies.

L’aide au développement, bilatérale ou multilatérale, a aussi contribué au


renforcement du Congo, particulièrement depuis l’arrivée de Laurent-Désiré
Kabila au pouvoir en 1997, et plus encore depuis la succession de son fils
Joseph en janvier 2001. Alors que les arrêts d’aide du début des années 1990,
qui marquèrent la fin du régime Mobutu, donnèrent lieu à des stratégies plus
centrifuges de la part des élites régionales, le désir des donateurs et des
créditeurs de travailler avec les administrations Kabila a rassemblé à nouveau
les Congolais dans leur poursuite du pouvoir d’état, dans la mesure où l’aide
alimente les réseaux de patronage qui définissent les relations de pouvoir en
société congolaise. Alors que Laurent-Désiré Kabila dilapida rapidement ce
capital de bonne volonté de la part des pays protecteurs du Congo, son fils a
jusqu’à présent développé une meilleure image publique et a enregistré des
succès certains dans la promotion vis-à-vis de l’étranger de son rôle de garant
de l’unité du Congo.
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L’incitation au nationalisme que la quête à l’aide au développement produit s’est
trouvée magnifiée au Congo par les préférences très publiques des pays
créditeurs envers l’intégrité territoriale. L’Occident avait puni Mobutu pour son
manque de soumission au programme démocratique, mais il a depuis lors mis
plus d’emphase sur les questions d’unité nationale, encourageant les politiciens
congolais à jouer le jeu du nationalisme davantage que celui de la démocratie.
Les participants au "Dialogue inter-congolais" de Sun City en avril 2002 étaient,
par exemple, bien au courant de cette préférence car le gouvernement avait
reçu des promesses de nouveaux versements d’aide s’il revenait du dialogue
avec un accord politique réussi. Bien que très partiel (il n’incluait pas le RCD-
Goma et d’autres groupes de moindre importance), l’accord qui fut finalement
conclu en avril 2002 entre le gouvernement et le MLC (et qui devint caduc
quelques mois plus tard) fut toutefois suffisant pour créer une nouvelle vague
de support occidental à l’état central. Le Directeur Général du Fonds Monétaire
International, Horst Köhler, visita en effet Kinshasa quelques jours à peine
après le retour de la délégation gouvernementale de Sun City et, si l’on en croit
la presse kinoise, en raison "des nouveaux progrès dans la mise en œuvre de
l’accord de Lusaka et des accords conclus entre le gouvernement et le MLC
[….]. Ce sont là des éléments essentiels pour le FMI afin d’aider la RDC et
pour transcender la situation que le pays a connue depuis longtemps [….]. Le
Directeur du FMI a promis de préparer le terrain pour un support intégral de la

Mondes en Développement Vol.31-2003/3-n°123


82 Pierre ENGLEBERT

communauté internationale pendant que le processus de paix et la réunification


du pays continuent"40.

Ce message fut renforcé par le Ministre belge des Affaires étrangères, Louis
Michel, qui était aussi à Kinshasa fin avril 2002 et selon qui "la Belgique croit
profondément dans la capacité des Congolais à marcher sur le chemin de la
réconciliation afin d’avoir accès aux possibilités énormes de l’aide
internationale"41. L’annonce par le FMI au début mai qu’un programme
d’urgence multi-secteurs de 700 millions de dollars pour le Congo était pris en
considération ne fut donc pas une réelle surprise pour les Congolais. Lors d’une
mission au Congo en mars 2002, le FMI avait déjà établi un lien entre la
participation de la communauté financière internationale à la reconstruction de
la RDC et le progrès du Dialogue inter-congolais42. La Banque mondiale fut la
première toutefois à joindre l’action à la parole avec la signature, le 4 mai 2002,
d’un accord de crédit de 454 millions de dollars comme financement partiel
d’un "programme d’urgence multi-sectoriel de reconstruction et de
réhabilitation", essentiellement dédié à des investissements d’infrastructure. La
Banque avait aussi apparemment approuvé une semaine auparavant un crédit
d’aide budgétaire de 45 millions de dollars43.

D’une façon générale, donc, le choix de l’état ou son rejet par le séparatisme
sont partiellement fonction de la capacité de l’état souverain à fournir les
ressources de l’aide extérieure aux élites politiques congolaises et à leurs
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supporters. Alors qu’au début des années 90 l’Occident avait conditionné cette
commercialisation de la souveraineté à la démocratisation, il suffit aujourd’hui
de préserver l’état pour y avoir accès. Les Congolais ont ajusté leurs stratégies
politiques en conséquence. Comme le tableau 1 l’illustre, les tentatives de
sécession et les principales rébellions répondent aux signaux de l’aide
extérieure. Le tableau suggère effectivement que, depuis 1960, les versements
d’aide ont été significativement moindres, en moyenne, dans les années qui
précèdent les activités séparatistes ou rebelles que dans les années qui précèdent
les moments de paix sociale, avec l’implication possible que les élites
congolaises ajustent effectivement leurs comportements en fonction des
bénéfices économiques de la souveraineté.
Le coefficient de corrélation entre aide extérieure et rébellions ou sécessions
dans l’année suivante est de -0.43.

40
www.digitalcongo.net [accès le 3 mai 2002]
41
A. Nkinsi / MMCNews.com [www.digitalcongo.net, accès le 3 mai 2002]
42
Hervé Bomey / MMCNews.com [www.digitalcongo.net, accès le 3 mai 2002]
43
Déo Mulima Kapuku | La Référence Plus [www.digitalcongo.net, accès le 6 mai 2002]

Mondes en Développement Vo.31-2003/3-n°123


Souveraineté, sous-développement et le paradoxe nationaliste congolais 83

Tableau : Aide extérieure, sécessions et rébellions, 1960-2000


Versements annuels moyens (millions de dollars courants)
- Au cours des années qui précèdent
les tentatives de sécession ou de rébellion 257,3
- Au cours des autres années 519,3
Statistique t = 2,794
Probabilité d’obtenir une telle valeur de t par simple chance = 0,0042
Données non disponibles pour 1968.
Source: OCDE. Distribution géographique des flux financiers, Paris, années diverses.

Le fait que l’aide extérieure n’ait pas affaibli l’Etat congolais est un élément
particulièrement important. Tout en utilisant un discours de promotion de la
"société civile" et en insistant sur leur volonté d’encourager les organisations
non-gouvernementales, les créditeurs du Congo continuent, en fait, à vouloir
aider l’état per se et communiquent clairement leurs préférences aux acteurs
politiques congolais. Après la période de faiblesse de l’état de la première moitié
des années 1990, le retour de l’aide programmatique sous Joseph Kabila a
virtuellement ramené l’état à la vie44.

Paradoxalement, le lien entre aide extérieure et souveraineté est un phénomène


post-Guerre Froide. Durant cette période, l’aide extérieure était en effet plus
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facilement donnée à des groupes rebelles, particulièrement si ces derniers se
soulevaient contre des états clients de l’autre super-puissance. Les rebelles
congolais sont donc en quelque sorte les victimes d’un monde unipolaire qui les
conçoit comme indignes de recevoir plus que de l’aide humanitaire d’urgence.
Ceci est encore une dimension supplémentaire par laquelle le nouveau monde
globalisé aide en fait à la reproduction de l’état plus qu’il ne l’affaiblit.

Les influences politiques et économiques externes n’ont donc pas réduit les
bénéfices associés à la souveraineté, ni le calcul nationaliste qui en découle, à
l’ère de la globalisation.

La norme internationale selon laquelle l’autorité politique qui hérite de l’état


post-colonial reçoit automatiquement les attributs de la souveraineté, tandis que
les mouvements sécessionnistes en sont généralement privés, reste le facteur le
plus important dans la conceptualisation de l’autodétermination au Congo.
Cette norme est à la base du paradoxe congolais, c’est-à-dire l’absence de

44
Voir Nicolas van de Walle. African Economies and the Politics of Permanent Crisis,
1979-1999. Cambridge University Press, 2001, et Patrick Chabal et Jean-Pascal Dalloz.
Africa Works : Disorder as Political Instrument. Bloomington : Indiana University Press,
1999, pour d’excellents arguments sur les effets des programmes d’ajustement structurel
sur la reproduction des Etats africains.

Mondes en Développement Vol.31-2003/3-n°123


84 Pierre ENGLEBERT

mouvement crédible d’auto-détermination et la ferveur nationaliste dans un


Etat culturellement hétérogène, exerçant son pouvoir dans un pays riche de
ressources naturelles, et répressif.

SOUVERAINETÉ ET SOUS-DÉVELOPPEMENT

Quel est le lien entre l’argument de la reproduction de l’état post-colonial


souverain au Congo et son sous-développement?
La réponse à cette question repose sur trois éléments.

Premièrement, comme les faits précédents l’ont suggéré, l’ironie du


nationalisme et de l’anti-sécessionnisme congolais, en tant que réponses à la
souveraineté post-coloniale, est qu’ils créent un contexte favorable au
démembrement des richesses du pays.
Le Congo est maintenu afin d’être mis en pièces. Les conditions dans lesquelles
le Congo est reproduit garantissent en effet sa faiblesse institutionnelle. Cette
dernière facilite l’utilisation du pouvoir d’état par les élites politiques aux fins de
leurs stratégies d’accumulation personnelles.
L’échec du domaine public engendre les succès privés. La société épouse un
état qui sert à la dépouiller.

Deuxièmement, et de manière liée à cette première observation, les normes


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internationales qui donnent le ton à la reproduction du Congo sapent
l’émergence de forces qui pourraient contribuer à plus de responsabilité
institutionnelle et à une meilleure gouvernance.
La "diabolisation" des alternatives à l’état-nation prive les Congolais d’une
option de sortie, au sens donné à ce terme par A. Hirschman45.

Il importe probablement peu de savoir si les Congolais exerceraient une telle


option si elle leur était donnée. Mais intégrer la partition du pays dans le
domaine du concevable aurait le mérite de changer les paramètres du calcul
politique des élites congolaises. Si la communauté internationale substitue une
norme d’efficacité institutionnelle à celle de continuité territoriale post-
coloniale46 les élites congolaises pourraient trouver certains avantages à
promouvoir des niveaux régionaux, plutôt qu’un niveau national, d’agrégation
sociétale. Théoriquement, les élites choisiraient le niveau d’action politique qui
maximiserait le développement de la capacité de l’état, dans la mesure où celui-

45
Albert Hirschman. Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms,
Organizations, and States. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1970.
46
Comme suggéré dans le dernier ouvrage de Jeffrey Herbst, op. cit. A noter, également, que
les nouvelles politiques de conditionnalité de la Banque mondiale, qui font de la
performance gouvernementale la condition de nouveaux flux financiers, émanent d’une
conception semblable.

Mondes en Développement Vo.31-2003/3-n°123


Souveraineté, sous-développement et le paradoxe nationaliste congolais 85

ci maximiserait aussi les revenus de l’aide et certains bénéfices de la


souveraineté, comme les investissements étrangers. Bien que les élites
continueraient à chercher les rentes de l’aide pour leur bénéfice privé, elles
devraient désormais opérer dans un contexte qui neutraliserait les avantages de
souveraineté associés à la faiblesse de l’état, et rendrait la poursuite des gains
individuels compatibles avec celle du bien-être public. Ce contexte pourrait être
sous-national ou promouvoir la formation d’un contrat social
développementiste au niveau national. Il est toutefois peu probable qu’un tel
changement de normes ouvrirait une boîte de Pandore d’ajustements
territoriaux, comme il est souvent craint, tant les coûts fixes d’une telle option
sont élevés pour les élites, ne fût-ce que du point de vue de l’incertitude des
dynamiques enclenchées.

Troisièmement, le nationalisme post-colonial produit, dialectiquement, la


polarisation ethnique, facteur de conflits sociaux qui contribuent aussi à
retarder le développement. Les stratégies politiques qui transforment l’état en
ressource, et leur expression nationaliste, font obstacle à l’expression des
identités culturelles locales qui trouvent dès lors des échappatoires dans le
clientélisme "tribal", la différenciation et la polarisation ethniques. C’est
pourquoi les Congolais, qui se disent tous nationalistes, se plaignent toujours
du "tribalisme" d’autrui. La perpétuation de l’Etat congolais, dans sa forme
aliénante actuelle, renforce donc le micro-identitaire comme échappatoire
culturelle à l’anomie du domaine public de l’état faible. Le nationalisme
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engendre l’ethnicité.

Le processus de différenciation ethnique est ainsi utilisé, non pas pour défier
l’identité nationale prônée par l’état, mais comme justification des demandes de
participation aux bénéfices du système. Ceci entraîne à la fois des conflits
locaux entre groupes ethniques (Katangais et Kasaiens, Hema et Lendu,
Banyamulenge et autres Kivutiens, etc.), et des choix de politiques
économiques et sociales biaisés vers la redistribution des ressources de l’Etat en
faveur des groupes dont les élites ont accès à l’Etat. Dans un cas comme dans
l’autre, la capacité de l’état et le développement économique en souffrent.

LE CONGO EST-IL DIFFÉRENT ?

Le cas du Congo est-il unique ou nous apporte-t-il des éléments


comparativement utiles? Bien que plus extrême sans doute que de nombreux
autres Etats africains dans ses déviances politiques, le Congo n’est pas pourtant
si différent de ses pairs et fait face aux mêmes contraintes normatives
internationales. Dans un livre récent, Young et Beissinger montrent que, en
comparaison avec l’Eurasie post-soviétique, les conflits africains se développent
beaucoup plus généralement à propos du contrôle de l’état qu’à propos du
contrôle territorial, et s’étonnent de l’absence d’autodétermination ethnique

Mondes en Développement Vol.31-2003/3-n°123


86 Pierre ENGLEBERT

dans les larges zones de désordre en Afrique47. Une base de données récente
sur les conflits à travers le monde de 1946 à 2001 indique aussi que le
pourcentage de conflits d’origine territoriale en Afrique est d’environ 33%,
alors qu’il atteint 45% pour le reste du monde48.

Il y a deux explications à ce phénomène.

D’abord, comme suggéré par Beissinger et Young, peu d’états africains sont
fondés sur un concept ethno-national mais dérivent plutôt leur identité de leur
définition territoriale. En conséquence, le statut de minorité n’est pas souvent
vécu comme un statut de domination par un Etat appartenant à un autre
groupe. L’Etat est défini de manière neutre comme le territoire post-colonial et
tout groupe capable bénéficie d’une chance de se l’approprier.

Ensuite, la pauvreté économique de l’Afrique transforme la souveraineté en


ressource comparativement importante. Ceci n’est pas nécessairement le cas
dans des pays plus industrialisés où d’autres sources de revenus non
dépendants de la souveraineté altèrent la structure des coûts et bénéfices de
l’acte de rébellion49.

De plus, certains des cas actuels d’autodétermination en Afrique ne


représentent plus vraiment de réelle volonté séparatiste mais s’apparentent
plutôt à des stratégies de renégociation de l’intégration de ces groupes à l’Etat.
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Il semble en être ainsi des séparatismes casamançais au Sénégal et Lozi en
Zambie, par exemple. Dans la plupart des autres cas de violence politique en
Afrique, la logique du Congo semble aussi pouvoir s’appliquer. En effet, ni le
conflit du Libéria, ni celui de la Sierra Leone, n’ont produit de mouvement
d’autodétermination, opposant davantage factions à factions pour le contrôle
de l’Etat. Les rebelles de Côte d’Ivoire étaient en route pour Abidjan et se sont
rapidement satisfaits de portefeuilles gouvernementaux. Les seuls mouvements
clairement d’auto-détermination sont l’Erythrée, le Somaliland, et le Sud-
Soudan. Dans les deux premiers cas, le principe d’autodétermination post-
coloniale fut en fait respecté, puisque ces deux entités avaient un passé colonial
distinct, respectivement de l’Ethiopie et de la Somalie italienne. Seul le Sud-
Soudan représente vraiment une exception au niveau continental et suggère que
lorsque race, religion et ressources sont distribuées de manière similaire, un
seuil d’activisme identitaire peut être franchi. Mais dans la plus grande partie de
l’Afrique, le Congo, quoique inflationniste, semble représenter la norme plutôt

47
Mark Beissinger et Crawford Young. “The Effective State in Postcolonial Africa and Post-
Soviet Eurasia : Hopeless Chinera or Possible Dream?” dans Beissinger et Young (eds.).
Beyond State Crisis : Postcolonial Africa and Post-Soviet Eurasia in Comparative
Perspective. Washington, DC : Woordrow Wilson Center Press, 2002, 479.
48
Peace Research Institute of Oslo, Journal of Peace Research, 39(5), 2002.
49
Voir ainsi le cas de Taiwan qui se passe de souveraineté.

Mondes en Développement Vo.31-2003/3-n°123


Souveraineté, sous-développement et le paradoxe nationaliste congolais 87

que l’exception en matière de souveraineté, d’auto-détermination et de sous-


développement.

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