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Souverainte RD Congo I
Souverainte RD Congo I
nationaliste congolais
Pierre Englebert
Dans Mondes en développement 2003/3 (no 123), pages 63 à 87
Éditions De Boeck Supérieur
ISSN 0302-3052
ISBN 2804143031
DOI 10.3917/med.123.0063
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INTRODUCTION :
LE PARADOXE CONGOLAIS
I l serait ardu d’imputer à l’Etat congolais les vertus supposées des Etats.
Créé comme façade institutionnelle d’une entreprise étrangère
d’exploitation de l’ivoire et du caoutchouc, il s’est d’abord reproduit
comme l’instrument d’un système colonial d’extraction, tour à tour violent et
paternaliste. Indépendant, il est devenu le théâtre et la raison de cinq années de
chaos, rythmées de mutineries, sécessions, rébellions, assassinats, coups et
interventions extérieures, y compris celle des Nations Unies, avant de laisser la
place à 32 ans d’un régime étouffant, prédateur et, finalement, ruineux. La
"libération" du régime mobutiste en 1997 ne fit qu’ajouter violence armée au
quotidien congolais d’arbitraire et de pauvreté, menant rapidement à la partition
militaire du pays, la chute quasi-totale de l’appareil administratif et la
marginalisation d’une société civile encore embryonnaire. Au cours de toutes
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1
Cet article développe certains arguments qui apparaissent dans «Why Congo Persists:
Globalization, Sovereignty and the Violent Reproduction of a Weak State», Queen
Elizabeth House Working Paper, number 95, février 2003. Il est basé, entre autres, sur trois
séjours de terrain effectués au cours des années 2001 et 2002 à Kinshasa, au Nord Kivu, en
Province Orientale et au Katanga. Je dois une grande gratitude à ceux qui m’ont aidé dans
mes recherches au Congo. Bien qu’ils n’aient aucune responsabilité quant au contenu de cet
article, avec lequel certains seront sans doute en désaccord, je préfère ne pas les remercier
nommément. Qu’ils se sachent, toutefois, appréciés et remerciés.
Le taux de change du franc congolais diffère aussi entre Kinshasa et l’Est où les
devises imprimées après 1998 ne sont pas acceptées. Le central téléphonique
pour Kisangani est celui de la Somalie. A Goma, il faut composer le préfixe
2
Isidore Ndaywel è Nziem. Histoire générale du Congo: De l’héritage ancien à la
République Démocratique. Paris : Duculot, 1998, 256-7.
3
Voir Jeffrey Herbst. States and Power in Africa: Comparative Lessons in Authority and
Control. Princeton, NJ : Princeton University Press, 2000, 148.
4
Voir, par exemple, l’interview de l’ancien Sous-Secrétaire d’Etat américain aux Affaires
africaines, Herman Cohen, dans le journal congolais Congopolis dans laquelle il déclare
que le «démembrement» du Congo et la création d’un Etat indépendant du Kivu restent
parmi les objectifs politico-stratégiques du Rwanda en RDC (www.digitalcongo.net,
21 Octobre 2002).
5
Denis M. Tull, “The Dynamics of Transnational Violence in the Great Lakes Region: State
Transformation and Social Crisis in Kivu (DR Congo)”, in : Oßenbrügge, Jürgen (ed.):
Transnational Social Spaces in Africa, Hamburg : LIT Verlag, 2003:4.
Les multiples faillites de l’Etat congolais, ses polarisations sociales aiguës et les
assauts des phénomènes de globalisation devraient logiquement faire du Congo
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6
Sur le rôle des réseaux militaro-commerciaux zimbabwéens au Congo, voir Global Witness.
Branching Out : Zimbabwe’s Resource Colonialism in Democratic Republic of Congo,
Londres, février 2002, ainsi que Final Report of the Panel of Experts on the Illega
Exploitation of Natural Resources and Other Forms of Wealth of the Democratic Republic
of Congo. New York: Conseil de Sécurité des Nations Unies, S/2002/1146,
16 octobre 2002.
7
Michael Nest. 2001. "Ambitions, Profits and Loss : Zimbabwean Economic Involvement in
the Democratic Republic of Congo." African Affairs 100 : 479.
8
Voir le rapport des Nations Unies, Final Report of the Panel of Experts…, op.cit., ainsi que
les témoignages devant la Commission des Grands Lacs du Sénat de Belgique
(www.senat.be). Voir aussi IPIS “Supporting the War Economy in the DRC : European
Companies and the Coltan Trade. Five Case Studies,” janvier 2002.
9
Voir Michael L. Ross. “Oil, Drugs and Diamonds : How Do Natural Resources
Vary in their Impact on Civil War ?”, manuscrit non publié, et Richard Snyder.
“Does Lootable Wealth Breed Disorder? States, Regimes and the Political
Economy of Extraction”, manuscrit non-publié.
10
Exception faite de «l’Etat minier du Sud Kasai» de 1961-62.
Par exemple, lors d’une rencontre entre le Président Joseph Kabila et les
dirigeants rebelles Jean-Pierre Bemba (du Mouvement de Libération du Congo)
et Adolphe Onusumba (du Rassemblement congolais pour la Démocratie-
Goma) en janvier 2002, les trois hommes (dont les organisations sont
largement responsables de la partition du pays) "réaffirmèrent leur volonté de
voir le Congo retrouver son unité"11. Kabila déclara plus tard au journal belge
Le Soir qu’il partageait les sentiments nationalistes et patriotiques de Bemba,
ainsi que sa dévotion aux «intérêts supérieurs de la nation»12.
11
Bureau d’Etudes et de Recherches Consulting International. L’an I de Joseph Kabila au
pouvoir : l’Etat de gouvernance sous Kabila II. Kinshasa : BERCI, 14 janvier 2002.
12
Colette Braekman, interview de Joseph Kabila, Le Soir, 2 mai 2002.
Ces aspirations à l’unité nationale ne sont pas le seul fait des discours de
circonstance de la classe politique. Les personnes interrogées par sondage
d’opinion, en décembre 2001, sur leurs désirs pour l’année 2002, citèrent le plus
souvent la paix et la réunification du pays (42%), bien au-delà des élections
démocratiques (2%). Au cours de quatre sondages en 2001, une moyenne de
70% des Congolais disait craindre la partition du pays13. Quelques années
auparavant, en 1998, 89% avaient déclaré s’y opposer14. Malgré leur ampleur,
ces chiffres communiquent mal l’intensité surprenante avec laquelle les
Congolais affirment leur nationalisme. Entretien après entretien, que ce soit
avec les agents de l’Etat, les académiques, la société civile, les groupes rebelles
ou les organisations traditionnelles, on rencontre sur le terrain une uniformité
de vues tout à fait extraordinaire sur cette question. À Kisangani, des
organisations de femmes dont les enfants sont mal nourris et n’ont plus accès à
l’école m’ont dit que leur premier objectif était l’unité du pays, et un militant
des droits de l’homme m’a affirmé que "les Congolais ne veulent pas voir leur
pays balkanisé"15. Même au Katanga, avec ses traditions sécessionnistes, André
Tshombé, le fils du président séparatiste Moïse Tshombé, m’a déclaré que
malgré la diversité du pays, "nous sommes aussi Congolais"16. Les Congolais ne
parlent en fait jamais d’ajustements territoriaux, de partition ou de
reconfiguration, mais ils utilisent des mots tels que "balkanisation" ou
"dépeçage", et semblent voir universellement toute idée
de changement territorial comme diabolique, conspiratrice, et comme
l’expression certaine d’une machination extérieure (au cœur de laquelle
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Cet article part de la prémisse que l’attachement des Congolais à leur Etat est
paradoxal. Il tente d’élucider ce paradoxe en suggérant que la souveraineté
internationale du Congo a été préservée, et peut-être même renforcée, par les
Congolais et les acteurs externes, alors même que l’existence réelle de l’état, sur
le terrain, diminuait. Pour les élites congolaises, la souveraineté représente une
force essentielle, qui permet la conversion de l’état faible en une ressource
matérielle et politique substantiellement supérieure aux bénéfices potentiels de
stratégies locales d’autodétermination. À cause des bénéfices associés à la
reconnaissance internationale de la souveraineté du Congo, les élites politiques
choisissent de poursuivre des carrières au niveau national plutôt que
d’entreprendre des stratégies locales avec peu d’espoir de reconnaissance et
d’un statut souverain. En conséquence, la violence politique s’articule autour
13
Bureau d’Etudes et de Recherches Consulting International. L’An I …, 60.
14
Sondage de novembre 1998, cité dans Bureau d’Etudes et de Recherches Consulting
International. Les leçons à tirer de la conférence nationale souveraine et ses implications
pour le dialogue intercongolais Kinshasa : BERCI, juin 2001, 61.
15
Interviews, Kisangani, novembre 2001.
16
Interview, Lubumbashi, avril 2002.
Cet article approfondit cette argumentation. Dans une première partie, les
bénéfices pour les élites politiques d’un Etat faible sont illustrés. Les manières
par lesquelles la reconnaissance internationale de la souveraineté du Congo
permet sa reproduction comme Etat faible sont discutées dans les deux parties
suivantes. L’article se tourne ensuite vers l’articulation du discours nationaliste
et le renforcement des structures nationales comme stratégie d’accès au
domaine souverain. Les deux dernières parties explorent, d’une part, les liens
entre ce type de reproduction souveraine et le sous-développement et, d’autre
part, la spécificité du Congo à cet égard par rapport aux autres Etats d’Afrique.
17
Je dois cette observation à Alice Sindzingre.
L’Etat faible est une ressource pour ses dirigeants et ceux qui dépendent d’eux.
En effet, la possibilité d’utilisation de l’état faible comme instrument de
prédation est l’élément essentiel de la logique de sa survie et de sa reproduction.
Ceux qui bénéficient d’une parcelle d’autorité de l’état peuvent l’utiliser afin
d’extraire des ressources de leurs concitoyens, par la grâce de la faiblesse même
d’un Etat qui ne peut contrôler les déviances opportunistes en son sein.
Nombreux parmi ceux qui ne jouissent pas d’un tel accès peuvent aussi
toutefois profiter de ces pratiques au travers des liens de redistributions
clientélistes qui sous-tendent la légitimité des élites.
Kabila n’était pas seul, toutefois, à profiter de ses exactions, et c’est dans la
redistribution des ressources des élites que la reproduction de l’état faible
trouve son support populaire. Ainsi, les revenus clientélistes s’ajoutent aux
avantages que les "petits" agents de l’Etat retirent de leur parcelle de
souveraineté (exactions de police, appropriations de frais administratifs, et
autres manifestations quotidiennes de petite corruption), pour créer une masse
critique de bénéficiaires de l’état faible qui acquiescent à sa privatisation de facto
en faveur des élites et permettent ainsi au système de fonctionner et de se
reproduire. Aussi surprenant que cela puisse paraître à l’observateur imprégné
d’une distinction hypothétique entre état prédateur et société civile résistante, la
logique de prédation de l’état faible pénètre jusqu’aux moindres des "cadets
sociaux"20. Ainsi, les jeunes qui, armés de pelles, arrêtent les voyageurs sur les
18
Voir, par exemple, Africa Research Bulletin : Economic, Financial and Ttechnical Series,
septembre-octobre 2001, 14028.
19
Observatoire de l’Afrique centrale, volume 5, numéro 42, 14-20 octobre 2002
www.obasc.com/obsv5n43-ProcessMzee1021.html.
20
L’expression est de Jean-François Bayart. L’Etat au Cameroun. Paris: Presses de la
Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1985, 236-282.
21
Voir Robert H. Jackson et Carl G. Rosberg. «Why Africa’s Weak States Persist:
The Empirical and the Juridical in Statehood» World Politics, 35(1), 1982, 1-24, pour un
argument similaire.
22
Joël Migdal. Strong Societies and Weak States : State-Society Relations and State
Capabilities in the Third World. Princeton, NJ : Princeton University Press, 1988.
Dans ce cas-ci, la souveraineté est un artifice légal qui protège les élites d’Etat et
leurs alliés dans leur exploitation des ressources du Congo. Les dirigeants
23
C’est en partie la raison pour laquelle les visites à l’étranger des chefs d’Etat africains
et leurs rencontres avec d’autres chefs d’Etat reçoivent généralement une couverture
médiatique disproportionnée en Afrique.
24
On notera que la Conférence Nationale considéra nécessaire de s’attribuer l’adjectif
«souveraine» dans sa lutte avec l’Etat pour le contrôle politique du pays.
25
Final Report of the Panel of Experts… Rapport du Conseil de Sécurité des Nations Unies
cité, (traduction de l’auteur).
Les trois rapports récents des Nations Unies sur l’exploitation des ressources
naturelles du Congo furent ainsi plus critiques des exactions du Rwanda et de
l’Ouganda que de celles du gouvernement congolais et de ses alliés angolais et
zimbabwéens. Le premier de ces rapports ne mentionnait en fait que les
gouvernements ougandais et rwandais. Ce n’est qu’après avoir reçu les plaintes
de ces deux pays à propos de leur traitement discriminatoire que les enquêtes
des Nations Unies ont été étendues au gouvernement congolais qui fut
finalement critiqué dans le rapport d’octobre 2002. Et quand bien même ils se
voient accusés pour leurs abus, les gouvernements peuvent toujours se cacher
derrière le bouclier juridique de leur souveraineté, avec la sympathie probable
d’autres gouvernements, comme l’atteste l’absence de condamnation par la
majorité de l’Afrique des fraudes électorales et des pratiques prédatrices
Ceci ne signifie pas pour autant que cette ligne de défense soit toujours
couronnée de succès. Comme le rapport des Nations Unies le montre, le
gouvernement congolais (ou certains de ses membres) fut en fait l’objet
d’accusations pour son exploitation des ressources du pays. C’est toutefois une
ligne de défense dont les acteurs non-souverains ne disposent pas. Il y a ainsi
une présomption favorable vis-à-vis des gouvernements souverains. Il y a aussi
peu de recours en droit international contre les contrats passés entre
gouvernements et compagnies étrangères pour l’exploitation des ressources
naturelles.
En outre, le budget de l’Etat (lorsqu’il y en a un, ce qui n’était pas le cas sous
Laurent-Désiré Kabila), se confond en grande partie avec les fonds
discrétionnaires de la présidence. En 1992, par exemple, la Banque du Zaïre
rapportait que 95% du budget zaïrois était alloué aux services de la présidence
(65% selon la Banque mondiale), alors que 4% revenait à l’agriculture et 0%
26
DR Congo Plunder Denied, BBC News
http://news.bbc.co.uk/1/hi/world/Africa/2349631.stm.
27
Voir à ce propos l’ouvrage de Christopher Clapham. Africa and the International System:
The Politics of State Survival. Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
aux services sociaux28. L’aide est donc une ressource importante pour ceux au
pouvoir. Son octroi est conditionné par les normes de souveraineté et
d’intégrité territoriale, puisque seuls les pays reconnus comme souverains
reçoivent de l’aide extérieure29.
28
Chiffres cités par William Reno. Warlord Politics and African States. Boulder,
Col. Lynne Rienner Publishers, 1998, 151-152.
29
Les acteurs non-étatiques reçoivent parfois de l’aide humanitaire qui peut être suffisante
pour leur permettre de maintenir leur domination locale, comme dans le cas du Sudanese
People Liberation Army (SPLA) au Sud Soudan ou des camps de réfugiés Hutus
du Rwanda au Congo de 1994 à 1996.
30
Michael L. Ross. “Booty Futures : Africa’s Civil Wars and the Futures Market for Natural
Resources.” Manuscrit non publié. UCLA, Département de Sciences Politiques,
juillet 2002.
circulation une nouvelle monnaie dans cette région, dont la valeur serait
garantie par les ressources minérales locales sous contrôle du RCD-ML31. Mais,
aussi peu crédible que la FIBG, le RCD -ML vint bientôt à perdre la plus
grande partie de son contrôle territorial et disparut comme force politique
significative, mettant un terme à cette expérimentation. Mis à part ces deux
exceptions possibles, les investissements étrangers sont restés le monopole des
zones sous souveraineté internationale.
LA PRÉFÉRENCE NATIONALE
Malgré les échecs répétés de l’Etat et les multiples polarisations de leur société,
les bénéfices de la souveraineté promeuvent l’adoption par la plupart des
Congolais de préférences nationalistes plutôt que sécessionnistes ou
révolutionnaires. Les élites politiques désirent maintenir l’Etat, failli mais
souverain, parce qu’il représente une ressource, à la fois instrumentale et
intrinsèque, dont ils peuvent s’approprier les bénéfices. La logique néo-
patrimoniale du pouvoir congolais garantit ensuite qu’un nombre significatif de
non-élites bénéficient aussi de la privatisation prédatrice de l’Etat, dans la
mesure où ils participent aux réseaux de clientèles des élites, et se refusent dès
lors à contester l’existence et la domination de l’Etat. En outre, les individus qui
ne participent pas au partage de ces ressources trouvent aussi une certaine
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Pour les élites, le discours nationaliste offre une légitimation idéologique à leur
stratégie de marchandisation des institutions publiques, un instrument de
reproduction de l’Etat, et un moyen de stigmatiser l’expression d’identités
alternatives32.
31
Africa Research Bulletin, décembre 1999-janvier 2000, 14162-14163.
32
Le discours nationaliste permet aussi aux élites politiques de pointer le doigt sur l’étranger
(et surtout l’Américain et sa puissance économique qui est tenu pour responsable de
contrats supposés “léonins” qui seraient à l’origine de la misère des congolais. On est
pourtant en mal d’en trouver, depuis la fin du colonialisme, qui n’implique pas les élites
congolaises parmi les principaux bénéficiaires.
33
J. Gérard-Libois, La Sécession katangaise. Bruxelles, CRISP, 1963, 41.
34
Benoit Verhaegen et Jacques Vanderlinden. 1980. «La Politique» In Jacques
Vanderlinden (ed.). Du Congo au Zaïre 1960-1980 : Essai de bilan. Bruxelles,
CRISP, 112.
35
Cet exercice a connu un certain succès avec l’«Accord Global et Inclusif» d’avril 2003 par
l’usage du discours nationaliste est utile à ces élites, afin de justifier leur intérêt à
participer à un gouvernement national contre lequel elles ont en fait lutté
depuis plusieurs années. Selon le Secrétaire Général du RCD-Goma, Azarias
Ruberwa, "Nous voulons un Congo uni. Il y a plus d’avantages à un Congo uni qu’à
un Congo partitionné. Nous n’avons jamais songé à faire sécession. Il nous est
impossible de le concevoir. Nos dirigeants viennent de toutes les provinces. Ce
que nous voulons c’est un changement dans la gestion du pays et plus
d’autonomie pour les provinces. Nous voulons le fédéralisme. Nous disons oui
à l’unité du Congo, mais jamais à l’unitarisme […]. L’intégrité territoriale nous
permet de rester une puissance en Afrique […]. Créons la nation congolaise car
elle n’existe pas encore"36.
Bien que les ressources naturelles du pays soient localisées dans des régions
relativement éloignées de la capitale, la faible probabilité qu’un mouvement
sécessionniste puisse être reconnu internationalement - et acquérir par là les
vertus de la souveraineté - réduit considérablement l’attrait des stratégies
séparatistes pour les élites régionales. Autonomie et sécessionnisme ne font
partie de l’arsenal politique au Congo que lorsque la souveraineté de l’Etat
central est mise en doute de l’extérieur ou quand certaines circonstances
déprécient les bénéfices matériels de la souveraineté. Ce fut le cas à
l’indépendance en 1960, alors que la viabilité des anciennes colonies africaines
n’était pas encore établie et que le chaos dans la capitale mena certains pays
étrangers à considérer d’autres options qu’une reconnaissance automatique du
Congo en tant que tel. Cela s’est encore produit au début des années 1990
quand l’obstructionnisme anti-démocratique du régime Mobutu et son recours
à la violence contre les étudiants de l’Université de Lubumbashi conduisirent
l’Occident à le marginaliser et à couper l’essentiel de l’aide extérieure au pays.
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37
Pour une discussion plus en profondeur de cet argument avec illustrations basées sur les
Chokwe du Katanga et les Tutsis des Kivus, voir Pierre Englebert, «Why Congo
Persists..., art. cit..
Les choix des élites politiques congolaises vis-à-vis de l’Etat sont largement
déterminés par les normes internationales et les pratiques des Etats tiers, qui
représentent en fait les sources extérieures principales de la reproduction d’un
Etat faible comme le Congo. Malgré sa négligence des intérêts des Congolais, le
reste du monde continue à considérer comme légitime les actions des agences
de l’Etat congolais, tandis que celles d’institutions alternatives, comme les
groupes rebelles, les organisations non-gouvernementales, les églises ou les
autorités "traditionnelles", restent marginalisées et considérées comme
secondaires. Après un bref interlude au début des années 1990, Etats
occidentaux et organisations internationales sont venus contribuer, une fois
encore, à la reproduction de l’idée du Congo, alors que de nombreux éléments
sur le terrain militaient pour sa dissolution. Même quand les dynamiques locales
tendent vers un effacement du Congo, une logique globale continue à le
maintenir en vie en créant et maintenant certaines incitations au comportement
nationaliste. Le Congo démontre ainsi que les bénéfices de la souveraineté ne se
sont pas érodés à l’ère de la globalisation. Malgré la dilution, maintes fois
anticipée des Etats au sein de forces globales, particulièrement les marchés et
38
Daniel Treisman. «Russia’s ‘Ethnic Revival’ : The Separatist Activism of Regional
Leaders in a Poscommunist Order» World Politics, janvier 1997, 49(2), 239.
les institutions d’action collective internationale telles que les Nations Unies, les
avantages de la souveraineté continuent à garantir la reproduction d’un Etat
aussi faible que le Congo et à rendre prohibitifs les coûts de stratégies
alternatives d’autodétermination.
Comme en 1960, les Nations Unies ont constitué ces dernières années le
facteur le plus important pour la survie du Congo et pour le maintien de sa
souveraineté juridique, malgré sa dislocation physique. L’ONU n’a eu de cesse,
depuis 1997, de réaffirmer l’intégrité territoriale et la souveraineté du Congo, et
sa présence sur le terrain, avec quelque 5.000 hommes, a représenté ces
dernières années le seul élément d’unification du pays. Les 15 résolutions
votées par le Conseil de Sécurité sur le Congo ou les Grands Lacs depuis 1996
mentionnent 31 fois le principe du respect de l’intégrité territoriale. L’ONU a
aussi démontré une présomption que la reconstruction de l’Etat pourrait
remédier aux maux du Congo, malgré les tendances de l’Etat à faciliter
l’exploitation des ressources du pays par ses élites politiques. Le Panel d’experts
de l’ONU sur l’exploitation illégale des ressources du Congo conclut, en effet,
dans son rapport d’octobre 2002, que "l’établissement d’un gouvernement
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39
Final Report of the Panel of Experts, Rapport du Conseil de Sécurité des Nations Unies cité, 28.
Ce message fut renforcé par le Ministre belge des Affaires étrangères, Louis
Michel, qui était aussi à Kinshasa fin avril 2002 et selon qui "la Belgique croit
profondément dans la capacité des Congolais à marcher sur le chemin de la
réconciliation afin d’avoir accès aux possibilités énormes de l’aide
internationale"41. L’annonce par le FMI au début mai qu’un programme
d’urgence multi-secteurs de 700 millions de dollars pour le Congo était pris en
considération ne fut donc pas une réelle surprise pour les Congolais. Lors d’une
mission au Congo en mars 2002, le FMI avait déjà établi un lien entre la
participation de la communauté financière internationale à la reconstruction de
la RDC et le progrès du Dialogue inter-congolais42. La Banque mondiale fut la
première toutefois à joindre l’action à la parole avec la signature, le 4 mai 2002,
d’un accord de crédit de 454 millions de dollars comme financement partiel
d’un "programme d’urgence multi-sectoriel de reconstruction et de
réhabilitation", essentiellement dédié à des investissements d’infrastructure. La
Banque avait aussi apparemment approuvé une semaine auparavant un crédit
d’aide budgétaire de 45 millions de dollars43.
D’une façon générale, donc, le choix de l’état ou son rejet par le séparatisme
sont partiellement fonction de la capacité de l’état souverain à fournir les
ressources de l’aide extérieure aux élites politiques congolaises et à leurs
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40
www.digitalcongo.net [accès le 3 mai 2002]
41
A. Nkinsi / MMCNews.com [www.digitalcongo.net, accès le 3 mai 2002]
42
Hervé Bomey / MMCNews.com [www.digitalcongo.net, accès le 3 mai 2002]
43
Déo Mulima Kapuku | La Référence Plus [www.digitalcongo.net, accès le 6 mai 2002]
Le fait que l’aide extérieure n’ait pas affaibli l’Etat congolais est un élément
particulièrement important. Tout en utilisant un discours de promotion de la
"société civile" et en insistant sur leur volonté d’encourager les organisations
non-gouvernementales, les créditeurs du Congo continuent, en fait, à vouloir
aider l’état per se et communiquent clairement leurs préférences aux acteurs
politiques congolais. Après la période de faiblesse de l’état de la première moitié
des années 1990, le retour de l’aide programmatique sous Joseph Kabila a
virtuellement ramené l’état à la vie44.
Les influences politiques et économiques externes n’ont donc pas réduit les
bénéfices associés à la souveraineté, ni le calcul nationaliste qui en découle, à
l’ère de la globalisation.
44
Voir Nicolas van de Walle. African Economies and the Politics of Permanent Crisis,
1979-1999. Cambridge University Press, 2001, et Patrick Chabal et Jean-Pascal Dalloz.
Africa Works : Disorder as Political Instrument. Bloomington : Indiana University Press,
1999, pour d’excellents arguments sur les effets des programmes d’ajustement structurel
sur la reproduction des Etats africains.
SOUVERAINETÉ ET SOUS-DÉVELOPPEMENT
45
Albert Hirschman. Exit, Voice and Loyalty : Responses to Decline in Firms,
Organizations, and States. Cambridge, Mass. : Harvard University Press, 1970.
46
Comme suggéré dans le dernier ouvrage de Jeffrey Herbst, op. cit. A noter, également, que
les nouvelles politiques de conditionnalité de la Banque mondiale, qui font de la
performance gouvernementale la condition de nouveaux flux financiers, émanent d’une
conception semblable.
Le processus de différenciation ethnique est ainsi utilisé, non pas pour défier
l’identité nationale prônée par l’état, mais comme justification des demandes de
participation aux bénéfices du système. Ceci entraîne à la fois des conflits
locaux entre groupes ethniques (Katangais et Kasaiens, Hema et Lendu,
Banyamulenge et autres Kivutiens, etc.), et des choix de politiques
économiques et sociales biaisés vers la redistribution des ressources de l’Etat en
faveur des groupes dont les élites ont accès à l’Etat. Dans un cas comme dans
l’autre, la capacité de l’état et le développement économique en souffrent.
dans les larges zones de désordre en Afrique47. Une base de données récente
sur les conflits à travers le monde de 1946 à 2001 indique aussi que le
pourcentage de conflits d’origine territoriale en Afrique est d’environ 33%,
alors qu’il atteint 45% pour le reste du monde48.
D’abord, comme suggéré par Beissinger et Young, peu d’états africains sont
fondés sur un concept ethno-national mais dérivent plutôt leur identité de leur
définition territoriale. En conséquence, le statut de minorité n’est pas souvent
vécu comme un statut de domination par un Etat appartenant à un autre
groupe. L’Etat est défini de manière neutre comme le territoire post-colonial et
tout groupe capable bénéficie d’une chance de se l’approprier.
47
Mark Beissinger et Crawford Young. “The Effective State in Postcolonial Africa and Post-
Soviet Eurasia : Hopeless Chinera or Possible Dream?” dans Beissinger et Young (eds.).
Beyond State Crisis : Postcolonial Africa and Post-Soviet Eurasia in Comparative
Perspective. Washington, DC : Woordrow Wilson Center Press, 2002, 479.
48
Peace Research Institute of Oslo, Journal of Peace Research, 39(5), 2002.
49
Voir ainsi le cas de Taiwan qui se passe de souveraineté.
***