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COMMENTAIRE RÉDIGÉ : Baudelaire, Les Fleurs du mal, 1857 : poème À une passante

La rue assourdissante autour de moi hurlait.


Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,
Une femme passa, d’une main fastueuse
Soulevant, balançant le feston et l’ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.


Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,
Dans son oeil, ciel livide où germe l’ouragan,
La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair... puis la nuit ! - Fugitive beauté


Dont le regard m’a fait soudainement renaître,
Ne te verrai-je plus que dans l’éternité ?

Ailleurs, bien loin d’ici ! trop tard ! jamais peut-être !


Car j’ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,
Ô toi que j’eusse aimée, ô toi qui le savais !

La ville, par la multiplicité de spectacles et les possibilités de rencontres qu’elle offre devient un
puissant excitant pour l’imagination au XIXè s. Ainsi, Baudelaire dans la partie du recueil Les Fleurs du Mal, intitulée
« Tableaux parisiens », peint des scènes de la vie quotidienne, scènes prises sur le vif. Le poème « A une passante »
est un sonnet qui narre la rencontre éphémère et impossible entre le poète et une femme. En quoi ce poème rend-il
compte d’une rencontre amoureuse paradoxale ? D’abord, le texte évoque une rencontre aussi inattendue que
violente. Il propose par ailleurs l’image d’une femme à la fois belle et mystérieuse. Enfin, le poète voue cette relation
amoureuse à l’échec avant même qu’elle ait pu commencer.

Tout d’abord, cette rencontre baigne dans une atmosphère inhabituelle et violente.
Le titre de la partie du recueil concernée (« Tableaux parisiens ») et celui du sonnet nous indiquent
qu’il s’agit d’un univers urbain, motif de rencontre amoureuse peu usité en poésie. En effet, Baudelaire arrête son
regard sur « une passante » aperçue dans Paris. Dans ce poème, c’est aussi sa propre vision de la ville que le poète
nous invite à partager, vision plutôt péjorative. La première phrase traduit l’agressivité de cette atmosphère. La
coïncidence du vers et de la phrase fait ressortir le tumulte environnant : « la rue assourdissante autour de moi
hurlait ». Le vocabulaire choisi montre à quel point le vacarme semble insupportable au poète. Il accentue l’idée
d’enfermement en plaçant l’expression « autour de moi » au milieu de deux termes relatifs au bruit :
« assourdissante » et « hurlait ». Le choix des sonorités, en particulier les assonances en « u ; ou » et les allitérations
en « r ; s », renforcent l’impression d’un bruit intolérable. De plus, une violence latente apparaît ailleurs dans le
sonnet, notamment au travers de termes comme « extravagant ; ouragan ; tue ; soudainement ». Elle n’est donc pas
seulement relative à la rencontre elle-même, elle caractérise aussi l’état d’esprit du poète et ce qu’il perçoit dans le
regard de la femme qu’il contemple. L’écriture baudelairienne, dans Les Fleurs du Mal en particulier, contribue à
mettre en relief ces tensions internes, entre deux points extrêmes : le bien et le mal, la vie et la mort, l’amour et la
violence...
Au milieu de cet environnement agressif, la rencontre fait l’effet d’un véritable choc, d’un coup de
foudre : « un éclair... puis la nuit ! ». Toute la violence de la vision est résumée dans cette expression qui associe de
manière antithétique deux termes qui évoquent des univers opposés. A la lumière fulgurante et brutale de « l’éclair »,
Baudelaire oppose immédiatement le noir et l’obscurité totale du mot « nuit », comme si une lumière d’une telle
intensité l’avait ébloui et rendu aveugle. Cette impression est confirmée par l’utilisation de l’adverbe « puis » précédé
des points de suspension qui semble indiquer la succession des événements dans le temps. La violence de cette
apparition est encore soulignée par le point d’exclamation. Enfin, le poète prend soin de placer le mot « nuit » à la
césure et de le faire suivre d’une pause dans la lecture indiquée par l’emploi d’un tiret. Il le met ainsi particulièrement
en relief et insiste sur le vide, la sidération qui succède à cet éblouissement.

Par ailleurs, dans ce sonnet, l’image de la femme apparaît troublante.


Par sa beauté, d’abord. Dans les trois derniers vers du premier quatrain et le premier vers du
deuxième, Baudelaire décrit la passante qu’il observe. Il souligne sa beauté en mettant d’abord en valeur sa silhouette
longiligne avec les adjectifs « longue » et mince ». Le rythme du vers lui-même semble insister sur la grâce de cette
femme. En effet, les groupes syllabiques vont croissant ; cette cadence majeure fait ressortir la noblesse de sa
démarche, sa distinction. La même idée est reprise dans le premier vers du deuxième quatrain : « agile et noble, avec
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sa jambe de statue ». La métaphore utilisée par Baudelaire qui rapproche cette femme d’une oeuvre d’art met en relief
sa beauté parfaite, sculpturale. Le poète met en lumière la légèreté des mouvements de cette passante qui font une
grande part de son charme : « soulevant, balançant ; agile ». Sa démarche ressemble à une danse gracieuse. Le
poète détaille également sa tenue vestimentaire dont il montre l’élégance : « le feston et l’ourlet ». L’adjectif
« fastueuse », bien qu’il qualifie la main de la femme, connote le raffinement, la richesse. De plus, l’expression « en
grand deuil » qui indique que cette passante est habillée de noir, contribue encore à mettre en évidence son allure
distinguée et digne d’une reine : on peut ainsi relever l’emploi de l’adjectif « majestueuse ».
L’image troublante de cette femme fait d’elle un être mystérieux et duel. En effet, ni le titre du sonnet
ni le poème lui-même ne donnent d’indications précises sur l’identité de cette femme. On remarque d’ailleurs
l’utilisation que Baudelaire fait des articles indéfinis : « à une passante ; une femme ». Le poète ignore tout de cette
femme. La fin du sonnet laisse une grande part d’incertitude quant au devenir de cette femme : « ne te verrai-je plus
que dans l’éternité ? ; j’ignore où tu fuis ». En outre, le mystère et le trouble suscités par cette passante sont renforcés
par la dualité de sa personnalité sur laquelle Baudelaire insiste. En effet, il souligne d’une part la « douceur qui
fascine » et d’autre part « le plaisir qui tue ». La proximité de ces expressions réunies dans un même vers, deux
antithèses, exacerbent le contraste, de même que le parallélisme de la construction de l’alexandrin : nom / pronom
relatif / verbe. Cette forte contradiction qui définit souvent la femme dans l’univers baudelairien est reprise dans
l’évocation de son «oeil » par la métaphore céleste : « ciel livide où germe l’ouragan ». Grâce à cette image mortifère,
le poète met en relief une violence terrible et destructrice dissimulée sous une apparente quiétude. Baudelaire montre
donc l’extraordinaire pouvoir de vie et de mort de la femme, notamment dans le vers suivant : « dont le regard m’a fait
soudainement renaître ». Ce seul instant semble l’avoir profondément bouleversé et fait sortir de sa léthargie.

Mais cette rencontre amoureuse semble vouée à l’échec avant même d’avoir pu commencer.
En effet, le titre lui-même : « à une passante » évoque déjà une impossible communication. Il suggère
avant tout le caractère bref et éphémère de cette rencontre ; la femme ne fait que passer, elle ne s’arrêtera pas. C’est
pourquoi le verbe « passer » est repris dans le premier quatrain : le polyptote « à une passante » et « une femme
passa » crée un écho. La disparition inéluctable de la passante est soulignée par l’idée de fuite mentionnée à deux
reprises : « fugitive beauté ; tu fuis ». Elle est mise en relief par la structure même du poème, en particulier avec
l’enjambement des vers 9 et 10 qui semble l’accentuer. Outre cette fuite irrémédiable, deux constantes opposent tout
au long du sonnet le poète et la femme qu’il observe. En effet, tandis que la « passante » est caractérisée par le
mouvement, le poète lui, est condamné à l’immobilité : « moi, je buvais, crispé comme un extravagant ». Ce vers, mis
en relief par le pronom personnel du début qui marque une rupture avec ce qui précède, souligne la fixité de
l’observateur, probablement assis à la table d’un café. Les adjectifs « crispé » et « extravagant » construisant la
comparaison péjorative trahissent l’état de tension interne du poète, son spleen.
Enfin, c’est tout le poids de la fatalité qui pèse sur cette rencontre. Si dans les deux quatrains,
Baudelaire parle de la passante à la troisième personne du singulier, dans les deux tercets au contraire, il emploie la
deuxième personne du singulier : « ne te verrai-je plus ; tu fuis ; tu ne sais ; ô toi » comme s’il s’adressait directement
à cette passante. Or, son discours est finalement tourné vers lui-même et ne trouve aucune réponse auprès de la
femme à laquelle il est destiné. Il se livre en quelque sorte à une introspection qui s’achève sur un constat d’échec.
D’ailleurs, la fin du sonnet prend une dimension symbolique. Elle montre la présence d’une fatalité contre laquelle le
poète ne peut pas lutter. On relève ainsi dans le dernier tercet de multiples phrases exclamatives qui soulignent le
destin tragique des êtres qui ne se rencontreront jamais vraiment, particulièrement dans les deux cadences majeures :
« Ailleurs, bien loin d’ici! trop tard! jamais peut-être! ». Sont mis aussi en évidence le pessimisme de Baudelaire et son
amertume : « ô toi que j’eusse aimée, ô toi, qui le savais! ». Les deux interjections et le conditionnel passé du dernier
vers, de même que le parallélisme de la construction et l’égalité des deux hémistiches, marque le désespoir du poète,
sa lucidité sur une triste condition humaine.

Dans ce sonnet, Baudelaire fait le récit d’une rencontre amoureuse impossible, et exprime des
sentiments violents, poussés à leur paroxysme. D’abord, c’est un contexte agressif et bruyant qui est le cadre d’une
rencontre amoureuse qui s’avère très décevante et frustrante pour le poète. Ephémère et inattendue, elle est vouée à
l’échec avant même d’avoir pu se construire. Confronté à une image de la femme à la fois séductrice et destructrice
dont il souligne la contradiction, le poète est renvoyé à son propre échec. C’est alors l’occasion pour lui de peindre
une allégorie de la condition humaine dont il traduit la solitude et la vanité. Dans le poème, « À une charogne »,......

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