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LA FOLIE DE LA NORME : DE LA NORME À LA CRISE

Christophe Dejours

Presses Universitaires de France | « Le présent de la psychanalyse »

2019/2 N° 2 | pages 121 à 140


ISSN 2677-7924
ISBN 9782130804062
Article disponible en ligne à l'adresse :
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La folie de la norme :
de la norme à la crise

CHRISTOPHE DEJOURS

Il y a bel et bien, aujourd’hui, une passion de la norme.


Non sans conséquences. Avant de chercher à comprendre
pourquoi la folie de la norme déclenche la jouissance de
ceux qui la promeuvent, menace de crise psychopatholo-
gique les seconds, et laisse aux derniers la liberté de choisir
la belle indifférence, peut-être convient-il d’abord de préci-
ser ce qu’on entend par norme. La norme en statistique
comme en biologie renvoie à des lois de la nature, comme le
cycle des astres ou la régulation de la glycémie, aux lois qui
résident dans le monde céleste. En revanche la norme dans
le monde sublunaire, celui qu’étudient la sociologie ou la
psychopathologie, renvoie à des lois immanentes construites
et instituées par les êtres humains. La norme est de ce fait
variable et tributaire de chaque peuple en son histoire.
« Là où la loi (instituée) « règne souverainement », elle
constitue une instance hétéronome qui s’impose à tous, et
cette hétéronomie est la condition première de l’autonomie dont
jouissent les hommes qui vivent sous son règne » (Supiot,
2015, p. 243). Ainsi s’exprime Alain Supiot. Et il poursuit :
« Ce montage normatif est le même que celui de l’institution
du langage. Pour pouvoir s’exprimer librement, chaque
locuteur doit se soumettre à la loi de la langue dans laquelle
il parle. Il nous faut obéir aux règles impersonnelles qui
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réfèrent certains signifiants à certains signifiés pour accéder


à l’autonomie de penser et d’expression que donne la maî-
trise de cette langue. C’est à cette condition que nous pou-
vons accéder à l’univers réflexif qui est celui des langues
naturelles, c’est-à-dire à un univers où nous pouvons nous
observer nous-mêmes et parler dans ces langues des règles
qui nous gouvernent » (ibid., p. 243-244).
Pousser vers sa limite le propos de Supiot, mènerait jus-
qu’à l’examen des conditions de possibilité du langage poé-
tique, dans cette mesure où, comme l’écrit Jérôme Thélot :
« Le travail poétique, on l’a compris désormais, n’est que
celui d’être homme, n’est que celui d’exercer cette traduc-
tion, de s’essayer à cet essai et de rencontrer ce problème
– celui de vérifier l’un par l’autre les deux sites de la condi-
tion humaine, la vie et le monde, d’intensifier le langage par
l’affectivité et l’affectivité par le langage, de ressourcer réci-
proquement et d’inventer sans arrêt possible ces deux
régions de l’expérience, de souffrir cette contradiction et de
la supporter, de la douer de sens, de la musicaliser et de la
conduire à la conscience de soi, de la provoquer et ainsi de
la recréer. Passer sa vie à parler, à ne rien faire que l’huma-
nité de l’homme, à inventer l’humanité, est le travail des
poètes » (Thélot, 2013, p. 117).
Si j’évoque la poésie qui par essence se fait rebelle à toute
normalisation, c’est parce qu’elle se bat quand même avec le
réel, pour chercher à en dire la vérité subjective. « Son effort
(celui de Bonnefoy) sera donc de définir une juste posture
qui tienne compte des aspects contradictoires de l’expé-
rience humaine, qui répond au propre partage de sa person-
nalité qu’il dit lui-même prise « entre une sorte de
matérialisme inné » et « un souci inné de la transcendance »,
qui soit apte à assumer la contradiction qui est « la fatalité du
réel ». L’expérience poétique tient lieu d’exercice spirituel :
la poésie, au lieu de fuir la chimère, voudrait se proposer
comme une initiation à la réalité même. Jean Starobinski a
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ainsi pu définir cette poésie comme une « eschatologie


athée ». Il y a donc une normativité inhérente au geste poé-
tique, une volonté si l’on suit Yves Bonnefoy, de « servir la
cause du vrai, de façon radicale » écrit André Beetschen qui
cite aussi Bonnefoy. Le jeu inlassable entre le réel, le lan-
gage, la poésie et la norme, je le place ici parce qu’il me
semble indissociable de cet enjeu qui surgit inévitablement
quand on s’approche de la folie de la norme, à savoir : les
conditions de possibilité pour une subjectivité d’advenir à
soi-même, dont Maine de Biran (1810), le premier, a
montré que c’est dans l’effort que la vie subjective se révèle à
elle-même : « Volo, ergo sum, ergo cogito » : « La vie dont
nous parlons ne se confond […] pas avec l’objet d’un savoir
scientifique, objet dont la connaissance serait réservée à
ceux qui sont en possession de ce savoir et qui ont dû
l’acquérir. […] Car la vie se sent et s’éprouve soi-même en
sorte qu’il n’y a rien en elle qu’elle n’éprouve ni ne sente. Et
cela parce que le fait de se sentir soi-même est justement ce
qui fait d’elle la vie. Ainsi tout ce qui porte en soi cette pro-
priété merveilleuse de se sentir soi-même est-il vivant, tandis
que tout ce qui s’en trouve dépourvu n’est que de la mort.
La pierre, par exemple, ne s’éprouve pas soi-même, on dit
que c’est une « chose ». Les plantes, les arbres, les végétaux
en général sont également des choses, à moins qu’on ne
fasse apparaître en eux une sensibilité au sens transcendantal,
c’est-à-dire cette capacité de s’éprouver soi-même et de se
sentir soi-même qui ferait justement d’eux des vivants – non
plus au sens de la biologie mais au sens d’une vie véritable,
laquelle est la vie phénoménologique absolue dont l’essence
consiste dans le fait même de se sentir ou de s’éprouver soi-même
et n’est rien d’autre – ce que nous appellerons encore une sub-
jectivité » (Henry, 1987, p. 15-16).
Normativité et normalisation indiquent deux vectorisa-
tions de la norme. La normativité est cette capacité qu’ont les
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êtres humains d’établir entre eux des accords sur la signifi-


cation des mots, des actes et des conduites. La normativité
est la propriété sur laquelle s’édifie la possibilité pour les
êtres humains de se comprendre et de vivre ensemble, pro-
priété sans laquelle, il n’y aurait que Tour de Babel et
recours généralisé à la violence pour traiter les conflits qui
naissent entre eux. La normalisation, en revanche, c’est
l’usage de toutes sortes de techniques en vue de domestiquer
ou de contraindre les conduites humaines à se conformer
aux normes instituées.
Il y a donc une ambivalence de la norme instituée. Elle
peut générer le meilleur, le vivre ensemble, mais elle peut
aussi conduire au pire lorsqu’elle ne joue plus comme réfé-
rence dans une délibération, mais comme diktat au service
de la tyrannie.
Force est alors d’interroger la normalité dans notre champ
spécifique, celui de la psychopathologie. Freud a commencé
par un intérêt pour la psychopathologie, pour la névrose.
Dans un deuxième temps il a remis en cause la distinction
entre pathologie et normalité, non seulement dans L’Inter-
prétation du rêve, mais plus radicalement encore dans ses
écrits sur la sexualité où il montre comment la perversion se
niche au principe même de la sexualité humaine. Contester
jusqu’à l’existence d’une frontière stable entre pathologie et
normalité, aussi bien qu’entre perversion et normalité, ce
n’est pas pour autant affirmer que Freud aurait édifié une
théorie de la normalité. La folie de la norme, pour autant
qu’elle soit effectivement au rendez-vous du siècle, nous
invite quant à elle à reprendre la question de la normalité en
termes métapsychologiques. À l’époque de ma formation,
quand la discussion battait son plein avec l’antipsychiatrie
de Laing et Cooper en Angleterre, la psychiatrie politique de
Basaglia et Jervis en Italie, la critique de l’asile et de la loi de
1838 de Foucault et la schizo-analyse de Guattari en
France, la tendance était forte, qui voulait réhabiliter le
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génie de la psychose et de la perversion. Avec en contrepar-


tie cette idée que l’être normal ne serait en somme rien
d’autre qu’un crétin social, englué dans le conformisme
petit-bourgeois. La normalité à cette époque tendait à se
confondre avec le résultat pitoyable d’un assujettissement
aux techniques de la normalisation. La normalité pourtant,
ne devrait pas être réduite à cette caricature du conformisme
de benêt. La santé, contrairement aux définitions inlassable-
ment répétées de l’organisation mondiale de la santé, n’est
pas un état de bien-être physique, psychique et social. Et elle
n’est assurément pas un cadeau de la nature. Sans les arti-
fices raffinés de l’aide et de l’assistance d’autrui, nous
devrions à la nature de mourir tous, quelques heures ou
quelques jours après notre naissance. Et malgré ces bons
soins, nous arrivons à l’âge adulte avec de nombreuses mala-
dies, les yeux bigleux, les dents pourries, les allergies, les
insomnies, les céphalées, les lombalgies, les mycoses et
autres cystites, les angoisses et les phobies… La santé
n’existe pas. Ce n’est donc pas un « état ». C’est un idéal, à
jamais inaccessible. Dans le meilleur des cas nous pouvons
aspirer à un compromis, moins prestigieux et moins décora-
tif sans doute, qui n’est autre que la « normalité ». Encore
convient-il de souligner que la normalité n’est pas non plus
un cadeau de la nature. Elle est conquise au prix d’une lutte
incessante contre les risques de la maladie physique, avec ce
qu’elle implique en termes d’hygiène et de diététique et
contre les risques de décompensation psychopathologique,
avec ce que cela implique en termes d’habiletés à traiter les
conflits et à élaborer des compromis avec soi-même d’abord,
avec l’autre ensuite, avec le monde enfin. Le monde étant ici
entendu au sens arendtien du terme. Et en dépit des talents,
voire du génie de chacun de nous, dans cette lutte pour
conserver la normalité, à la fin, nous perdons la partie et
nous mourrons tous d’une maladie, d’un accident ou de la
guerre.
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Comment se peut-il que la norme instituée socialement


dont le rôle de référence peut être tellement fécond dans la
lutte pour la normalité, puisse se muter en fléau destruc-
teur ? La norme instituée n’a pas, me semble-t-il, de vertu en
soi. La normalité, entendue ici comme référence partagée
d’abord, mais aussi comme procès de construction
d’accords entre humains – accords normatifs – ensuite,
révèle son pouvoir structurant à condition qu’elle puisse
faire l’objet d’un procès d’appropriation individuelle. Pour
pouvoir profiter du pouvoir émancipateur de la norme, il
faut que le sujet trouve des espaces où il puisse apporter sa
contribution à la discussion et à la négociation de cette
norme, c’est-à-dire qu’il puisse s’engager dans la délibéra-
tion normative avec l’autre. C’est en apportant sa contribu-
tion à la normativité qu’un individu s’approprie la norme.
La folie de la norme commencerait lorsque cet espace de
négociation se rétrécit au point de s’annuler. La norme se
retourne alors contre le sujet, elle devient injonction à obéir.
Commence ici le règne de la normalisation.
On peut sans doute chercher et peut-être identifier chez
nos patients plusieurs théâtres où s’engage la dynamique de
la normativité. Dans la plupart des situations où l’on est
client, impliqué par des relations de service, il y a une marge
de négociation où se jouent des dimensions de la normati-
vité. Mais, c’est du moins ce que suggère la clinique, une des
sphères où cette dynamique de la normativité est inévitable-
ment mise en jeu, c’est la sphère du travail professionnel. Et
c’est dans le rapport subjectif au travail que l’on peut sans
doute saisir au mieux la façon dont la normativité se grippe
parfois au point de tourner à la normalisation, avec son cor-
tège de conséquences en cascade.
Dans le monde du travail, la folie de la norme se concré-
tise lorsque de la norme instituée on passe à la norme forma-
lisée par la figure du nombre. Le moment décisif de cette
mutation de la norme en nombre se situe dans ce qu’on
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désigne sous ne nom de tournant gestionnaire qui a com-


mencé dans la dernière décennie du XXe siècle et bat aujour-
d’hui son plein, au point d’avoir installé sa domination sur
le monde du travail dans la planète entière. Aussi bien dans
la production industrielle et les entreprises privées que dans
le secteur public, et au sein de ce dernier, le secteur du soin
et de la santé.
La folie de la norme réduite au nombre passe par l’intro-
duction d’une novlangue, le langage managérial, fortement
anglicisé dont les incidences sur notre culture sont bien ana-
lysées par François Rastier (2003). En voici quelques
exemples dans le glossaire français du système de santé.
« Recommandations pour la pratique clinique » (RPC),
« Références médicales opposables » (RMO), « plan, do,
check, act », Accréditation, Normes Iso, Agence Française
de Normalisation (AFNOR), « Recommandations médi-
cales et professionnelles », « standards de pratiques »,
« Conférences de consensus », « Evidence based médicine »
(EBM), « Évaluation des pratiques professionnelles ».
« L’apparition de l’évaluation et du contrôle qualité dans le
monde de la santé correspond à une standardisation (ou
normalisation) des pratiques soignantes. » Cette standardi-
sation repose sur un double postulat : « il est possible de
“produire" du soin moins cher […] ; parmi les différentes
stratégies de soin possibles, certaines sont meilleures que
d’autres […] Il s’agit de définir un standard du soin, dit stan-
dard de qualité ou “bonnes pratiques cliniques”, et d’élimi-
ner les pratiques déviantes, de faire en sorte que chaque
acteur se conforme à la nouvelle norme » (Dumesnil, 2011,
p. 29). On objectera peut-être que tout ce vocabulaire
concerne essentiellement le soin, au sens médical du terme,
et que la psychanalyse comme praxis n’en relève peut-être
pas. Que Freud définisse la psychanalyse comme « un pro-
cédé médical qui vise à la guérison de certaines formes de
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nervosité (névroses) au moyen d’une technique psycholo-


gique » ne saurait toutefois se comprendre sans revenir à ses
textes sur la technique, d’où il vient que le ressort majeur de
la cure est la Versagung, (frustration ou refusement), et que
son processus relève surtout de l’interprétation dissociative,
c’est-à-dire de l’analyse orientée vers la déliaison des
constructions herméneutiques agrégées depuis la névrose
infantile. La Versagung du côté de l’analyste est la condition
de l’élaboration – Erarbeiten – ou de la perlaboration – Dur-
charbeiten – du côté du patient, cette dernière ne pouvant se
poursuivre que pour autant que le psychanalyste se refuse à
l’aider, a fortiori à le soigner. Force est donc d’admettre que
dans la perspective de Freud, la psychanalyse ne relève pas
du soin, mais au contraire d’une exigence de travail imposée
au patient par le refusement de l’analyste. À ce point que
l’éthique de la psychanalyse soit d’abord à l’opposé de
l’éthique du soin.
Cette opposition ne signifie nullement que le psychana-
lyste se désintéresse des incidences de sa technique sur le
devenir du patient et sa lutte pour la normalité et il lui arrive
de céder à la tentation de mélanger le cuivre à l’or, et
d’enfreindre les règles de la psychanalyse au profit de la psy-
chothérapie. Et lorsque la normalisation gestionnaire
s’attaque à la psychothérapie, de facto, c’est aussi la psycha-
nalyse qui est délibérément visée. N’est-ce pas en effet au
prétexte de la dimension instrumentale du soin que la psy-
chanalyse est prise à partie par les pouvoirs publics ?

Jeanne

Jeanne me consulte à la suite d’un incident cardiaque.


Elle pense que ce dernier pourrait bien être en rapport avec
son travail. Elle aurait, dit-elle, « somatisé ». Elle sent qu’elle
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se déprime, elle a même parfois des idées suicidaires. Sa vie


n’a plus de sens. Et il faudrait peut-être en finir.
Jeanne était très occupée par son activité professionnelle,
dans laquelle elle était engagée avec passion et qu’elle conti-
nue de pratiquer jusqu’à maintenant. Jeanne travaille dans
un établissement de soins psychiatriques. Son orientation
est, sans ambivalence, psychanalytique. Toutes ses activités
s’inscrivent dans une coopération avec les autres personnels
soignants dans leur ensemble, vis-à-vis desquels Jeanne a
aussi des responsabilités de transmission. L’orientation doc-
trinale de l’établissement est celle de la psychothérapie insti-
tutionnelle, inscrite dans la tradition du service. De ce fait,
Jeanne est habituée à dire ce qu’elle pense, elle ne craint pas
les controverses ni les conflits et on tient compte en général
de son opinion dans les réunions d’équipe.
Depuis quelque temps des changements importants se
produisent dans l’organisation du travail de cet hôpital. La
doctrine de la psychothérapie institutionnelle est combattue
par la nouvelle administration, qui remet aussi en cause ces
activités.
La situation se dégrade inexorablement. Dans une phase
où elle est de plus en plus isolée et où la plupart des collègues
capitule ou pactise avec la direction administrative, elle sort,
un soir, de l’hôpital dans un état de profond désarroi. Pen-
dant la nuit, elle est sujette à d’intenses douleurs abdomi-
nales. Elle pense qu’elle somatise, que c’est de l’angoisse,
que cela va passer. Mais ça ne passe pas. Au petit matin elle
appelle son généraliste qui la fait hospitaliser illico : infarctus
du myocarde.

Les transformations de l’organisation du travail

Il y a de cela environ quatre ans, un nouveau directeur


général administratif a été nommé. Formé au New Public
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Management, il est investi d’une mission : « remettre en


ordre l’institution, installer des méthodes d’évaluation des
activités de soin (tarification à l’activité), rationaliser les
budgets, introduire des outils de gestion analytique, établir
des protocoles de soin, réduire les coûts de main d’œuvre,
etc. Dès l’arrivée du nouveau directeur administratif, le
directeur médical de l’établissement est désigné comme la
cible à abattre. Épuisé à la longue de faire tampon entre
l’administration et ses collègues médecins, le directeur
médical finit par donner sa démission.
Son remplaçant va exercer de concert avec l’administra-
tion une pression et un contrôle sans relâche sur les méde-
cins-chefs jusqu’à ce que successivement cinq d’entre eux
démissionnent tour à tour. La résistance des médecins ayant
été vaincue, il s’attaque maintenant aux psychologues. Il
leur prescrit le nombre d’actes à exécuter chaque semaine,
donne l’ordre que chaque psychologue consigne dans des
tableaux informatiques une quantité impressionnante de
données sur les malades, sur leurs familles, qui sont autant
de violations du secret professionnel. Certaines psycho-
logues s’insurgent. Plusieurs sont licenciées. Les autres
cessent de protester et s’inclinent en silence. Les plus jeunes
seront fermement incitées à se former aux psychothérapies
cognitivo-comportementales si elles souhaitent rester dans
l’établissement.
Quand elle vient me voir, Jeanne est en arrêt de travail à la
suite de l’infarctus. Elle ne voit pas comment reprendre ses
activités dans les conditions qui lui sont faites, mais elle ne
peut pas quitter l’institution, ce serait une lâcheté qui la dés-
honorerait. Et puis son travail, c’est l’engagement d’une vie
entière, elle ne peut pas lâcher les patients. Et elle me
demande de lui donner mon avis. Me voici à mon tour assez
perplexe. Il apparaît qu’elle ne peut compter sur aucun sou-
tien ni aucune solidarité dans son institution, tous les appuis
possibles ayant d’ores et déjà été boutés dehors. À nouveau
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La folie de la norme : de la norme à la crise 131

immergée dans ce milieu devenu hostile, le risque de pous-


sée hypertensive suivie d’un accident cardiaque est trop
important pour qu’elle puisse raisonnablement reprendre
ses activités. Insister par mes questions sur son passé pour
essayer de saisir ce qui l’empêche inconsciemment de recon-
naître la réalité de la défaite et de se protéger en se tenant à
l’écart de la folie de la norme qui s’est emparée de l’institu-
tion, c’est inévitablement disqualifier sa posture de lutte
pour l’intérêt commun et les valeurs de la psychothérapie
institutionnelle. À l’inverse, ne pas accuser réception du
risque létal qu’elle me paraît courir si elle retourne à son tra-
vail, c’est faire comme si je n’avais pas entendu ce qu’elle dit.
Je ne sais pas bien comment intervenir. Mon silence est
compris par elle comme de l’indifférence typique des ana-
lystes les plus niais. La tension monte entre son angoisse et
sa colère. Craignant une poussée hypertensive, sentant
l’urgence d’une réponse, je ne trouve finalement qu’à lui
confesser que je ne sais pas. Formule assez piteuse du refuse-
ment. Du point de vue analytique reconnaître sa défaite et le
triomphe impitoyable du New Public Management va
passer par un travail périlleux. Au sortir des séances, il
arrive, comme à l’issue de celle-ci, qu’elle ressente des dou-
leurs thoraciques. Je lui propose de passer à trois séances par
semaine ce qu’elle accepte sans protester.
Si ma patiente ne peut pas déroger aux exigences de son
métier, c’est parce qu’elles sont liées à un certain engage-
ment dans la psychanalyse d’une part, dans la psychothéra-
pie institutionnelle d’autre part, qui est traversée par une
tradition politique située à gauche depuis sa fondation, de
Tosquelles à Bonnafé en passant par beaucoup d’autres.
Plier devant les nouvelles orientations de l’établissement où
elle travaille, ce serait être déloyale à l’égard de ses engage-
ments, mais aussi trahir des figures familiales engagées et
prestigieuses. Le jeu des investissements identificatoires
l’ont certes tenue toute sa vie, mais l’enferment aussi dans
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une posture dont elle ne peut pas se dégager. D’autres


membres du personnel de l’établissement, après tout, moins
fermes dans leurs positions ont plié, se sont résignés ou sont
devenus collaborateurs du système.
Les identifications chez la patiente servent aussi de
défense contre la relation avec sa mère qui avait exercé sur
sa vie et sa famille une domination délétère. Mais c’est
quand même parce qu’elle a ce passé et cette histoire fami-
liale que la patiente s’est engagée en psychiatrie auprès de
malades difficiles. À la loupe de la clinique, on découvre que
ce sont les fragilités du terrain psychique qui sont au prin-
cipe de la mobilisation du génie de l’intelligence. Même son
opiniâtreté et la stabilité de ses investissements dans son
métier ressortissent à des identifications « rigides » qui font
d’elle une personne de confiance, loyale, combattive et
entraînante pour ses collègues.
L’activité professionnelle, ici, fonctionne comme une
épreuve dont le sujet peut parfois sortir grandi. Ou, pour
reprendre la théorie traductive de Laplanche, le travail fonc-
tionne comme une énigme qui permet de dé-traduire et
retraduire les messages énigmatiques implantés par les
adultes lorsque la patiente était enfant. En d’autres termes,
le génie de l’intelligence, dans son métier, vient précisément
de ce que ce dernier est en même temps l’occasion d’un tra-
vail de soi sur soi, qui s’apparente à une perlaboration.
Nous sommes ici au cœur de la sublimation comme res-
sort de l’intelligence au travail d’une part, comme occasion
d’accomplissement de soi, d’autre part, avec en prime le
plaisir inégalable d’un accroissement de la subjectivité. Or il
n’existe que deux sphères d’accomplissement de soi :
l’accomplissement de soi dans le champ érotique et cela
passe par l’amour, et l’accomplissement de soi dans le
champ social et cela passe par le travail et la reconnaissance
du travail par l’autre. Ou pour le reprendre en termes plus
métapsychologiques, les pulsions ne trouvent de destin non
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La folie de la norme : de la norme à la crise 133

pathologique que par des satisfactions dans le champ éro-


tique d’un côté, dans celui de la sublimation de l’autre.
Même si la sublimation est tenue pour une défense par
Freud, c’est la seule défense qui ne se traduise pas par un
rétrécissement du moi, mais par son accroissement, ce que
l’on peut aussi entendre comme un accomplissement de soi.
Dans la situation faite à la patiente, les injonctions qui lui
sont adressées l’obligeraient à trahir les règles de métier.
Tous les métiers ne sont pas soumis à une déontologie. En
revanche tous ils sont soumis à des règles de travail bien fait,
à des règles de l’art, à des règles de métier. Or les règles de
travail, sont toujours en même temps des règles sociales de
savoir-vivre, de respect de l’autre, d’entraide, de préve-
nance, de vivre ensemble et de solidarité. De sorte qu’en fin
de compte, chaque métier est structuré par des règles résul-
tant d’une activité déontique, qui articulées entre elles
forment un éthos professionnel. Ne pas respecter les règles
de travail c’est aussi, nolens volens, en venir à une violation
des valeurs de l’éthos professionnel. Ce faisant un risque
psychique se révèle, c’est qu’à force de trahir l’éthos profes-
sionnel, on en vient à apporter son concours à des actes que
moralement on réprouve. Le conflit psychique qui en résulte
se traduit par une forme de souffrance spécifique qu’on
désigne sous le nom de « souffrance éthique ». La souffrance
éthique ouvre la porte au mépris de soi, voire au-delà à la
haine de soi, avec des risques psychopathologiques dont le
suicide sur le lieu du travail est l’expression la plus spectacu-
laire actuellement.
Dans la nouvelle organisation, ce dont la patiente a le plus
souffert, c’est de la façon dont un certain nombre de ses col-
lègues, qu’elle appréciait, se retournent et deviennent des
collaborateurs de la nouvelle administration. Ils trahissent et
collaborent à la déstructuration de ce qui les avait jusque-là
mobilisés dans une œuvre commune, au détriment de
valeurs que maintenant ils violent ostensiblement. La
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134 Christophe Dejours

confiance disparaît, la méfiance la remplace, chacun est


désormais seul dans un environnement qui prend bientôt la
forme d’une menace. La peur s’installe dans un monde
social de travail dévasté, où le sens commun de la justice est
perdu : effondrement du monde commun ouvert à la plura-
lité des hommes que Hannah Arendt désigne sous le nom de
loneliness, traduit en français par « désolation ». Et dans ce
cas il n’y a plus de place pour la sublimation. Le monde de
la loneliness produit par le New Public Management est une
organisation du travail qu’il est justifié de qualifier d’antisu-
blimatoire.
Si donc la sublimation est au rendez-vous de toutes les
activités de métier, il faut admettre aussi qu’elle ne dépend
pas que du sujet individuellement. Elle dépend de l’autre, de
la qualité de la coopération et de la rationalité du travail par
rapport aux valeurs dans le monde social et pas seulement
par rapport à l’efficacité dans le monde objectif.

Adaptation ?

La mise en échec de la dynamique de la sublimation chez


Jeanne ne procède pas uniquement du tournant gestionnaire
mis en œuvre par la nouvelle administration. Le moment
fatidique qui déclenche la décompensation est celui de la
confrontation à la duplicité de ses collègues. Peut-être
touche-t-on ici à la question la plus épineuse de la folie de la
norme. Face aux risques psychiques de la normalisation, la
majorité de nos semblables, en effet, contrairement à
Jeanne, parvient à demeurer dans la normalité. Maintenant
c’est cette normalité qui devient énigmatique. Le fait de se
retourner, c’est de facto, courir le risque de la trahison de
soi. L’investigation analytique de ce carrefour dans l’écono-
mie de la sublimation suggère que, contre le risque de la
souffrance éthique, il est possible de mobiliser des défenses
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La folie de la norme : de la norme à la crise 135

spécifiques qui permettent d’engourdir la conscience morale


et d’esquiver l’épreuve de l’angoisse éthique. Mais le retour-
nement, semble-t-il, passe par un temps critique qui précède
et déclenche en même temps la mobilisation de ces
défenses : lorsque Jeanne a été humiliée et harcelée publi-
quement par le directeur administratif, au cours d’une réu-
nion du personnel, les collègues n’éprouvent pas que de la
peur : la peur de se retrouver peut-être bientôt à la place de
la patiente. Il y a autre chose : le spectacle de harcèlement
exerce aussi un effet de fascination qui, comme chez les
enfants médusés par les films de violence, provoque la jouis-
sance. Et cette jouissance fonctionne comme un piège psy-
chique qui fait des spectateurs que sont les collègues, nolens
volens, des complices de l’acharnement de la direction sur
Jeanne. Ce piège psychique pourrait être le moment mutatif
à partir duquel les défenses contre la souffrance éthique vont
instantanément se mettre en mouvement. S’installe de cette
façon un clivage.
Au plan éthique, le clivage se traduit par l’akrasie, dont on
peut identifier deux formes. La première recourt à des ratio-
nalisations qui ne procèdent pas d’une pensée personnelle.
À sa place sont reprises des formules toutes faites prêtes à
l’emploi, mises à disposition par les media ou par le café du
commerce, sur le réalisme économique, la mondialisation,
la guerre économique,… Cette akrasie n’épargne pas cer-
tains psychanalystes qui pratiquent ainsi le coaching des
cadres dans les entreprises, c’est-à-dire qu’ils assistent ces
derniers dans leur rôle de serviteurs zélés de la folie de la
norme, avec des justifications relevant de la rationalisation.
L’autre forme d’akrasie peut être caractérisée comme
« paresseuse ». L’angélisme remplace ici la rationalisation. Il
se dit sous la forme d’une ignorance de cette vaste stratégie
de restructuration de la cité par la normalisation gestion-
naire. L’angélisme va parfois jusqu’à la revendication d’une
minorité intellectuelle : « je ne suis pas assez instruit pour
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pouvoir comprendre la situation. Ça me dépasse complète-


ment. Je n’ai aucune connaissance en dehors de mon métier.
Je ne connais que la clinique individuelle. Je ne suis qu’un
simple praticien. Je fais mon travail au mieux, et pour le
reste, ça ne me regarde pas. » La candeur est la face visible
de la minorité intellectuelle dégagée de toute responsabilité
vis-à-vis de la normalisation à laquelle – c’est la face non-
visible – il apporte sa contribution consciencieuse.
Lorsque le clivage akrasique est au principe de l’adapta-
tion à la normalisation, on peut se demander si cette forme
de normalité ne serait pas mieux caractérisée par le terme de
normopathie. C’est-à-dire comme un aménagement grâce
auquel il serait possible de consentir à servir, en s’épargnant
la souffrance du conflit psychique. La normopathie serait,
dans cette perspective, une tentative pour rendre compte au
niveau métapsychologique de ce que La Boétie analysait en
termes de philosophie morale et politique sous le nom de
servitude volontaire : « Une seule chose en est à dire [= fait
exception], en laquelle, je ne sais comment, nature défaut
aux hommes pour la désirer, c’est la liberté, qui est toutefois
un bien si grand et si plaisant qu’elle perdue, tous les maux
viennent à la file, et les biens même qui demeurent après elle
perdent entièrement leur goût et saveur, corrompus par la
servitude ; la seule liberté, les hommes ne la désirent point,
non pour autre raison, ce semble, [= ce me semble], sinon
[pour ce] que s’ils la désiraient ils l’auraient, comme s’ils
refusaient de faire ce bel acquêt seulement parce qu’il est
trop aisé » (La Boétie, 2014, p. 42).
Rendu à ce point de la discussion vient la question acca-
blante de ma propre normalité. Je suis effectivement taraudé
par cette question de la façon dont je me tiens moi-même à
la frontière entre normalité souffrante et normopathie. Nous
recevons parfois des normopathes. Ils nous consultent alors
pour des questions relatives à ce qui se joue pour eux dans
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La folie de la norme : de la norme à la crise 137

leur secteur névrotique, avec toutes les apparences de l’indi-


vidu ordinaire. Ce qui fait d’eux des normopathes, à savoir
l’absence de conflit généré par leur servitude volontaire,
reste à la marge, enfermé dans un silence implacable, impé-
nétrable, clivé du préconscient et que l’analyste ignore. Mais
nous recevons aussi des patients qui, comme Jeanne payent
le prix fort pour leur souffrance éthique face à la folie de la
norme.
Que faire de tout ce matériel clinique dont nous sommes
nolens volens dépositaires ? C’est à ce niveau que se pose
pour moi la question de ma lassitude, de mon épuisement à
porter ces questions, de mon envie de déclarer forfait, de
capituler… et de rejoindre ainsi le chemin d’une moindre
souffrance en choisissant à mon tour le confort de la normo-
pathie.
Que signifie pour un psychanalyste de lutter contre la nor-
malisation ? Continuer à pratiquer la psychanalyse, contre
vents et marées ? Mais est-ce une réponse suffisante ? Je ne
pourrais, en effet, continuer à pratiquer la psychanalyse si
j’étais complètement seul à le faire. Ce n’est possible que si
je peux témoigner de ma pratique devant mes pairs, et me
soumettre à leur regard critique. Seulement voilà ! Qu’est-ce
que la parité dont j’ai besoin pour me soumettre à cette
épreuve ? Elle repose avant toute chose, me semble-t-il, sur
des règles de métier que je partage avec eux. Mais, est-ce
que nous souscrivons tous aux mêmes règles de métier ? Et
en deçà : sommes-nous tous d’accord sur le bien-fondé de
faire référence à des règles et même de parler de technique
analytique ? Et dans le cas où nous nous accorderions sur
des règles de métier, accepterions-nous pour autant le prin-
cipe d’une activité déontique, c’est-à-dire d’une activité de
production de règles dans le champ de la pratique analy-
tique ? Si des règles de l’analyse existent, alors, comme toute
règle instituée, à l’inverse des normes biologisantes, elles
sont évolutives, en fonction des transformations du monde
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humain dans lequel nous pratiquons. De mon point de vue


la folie de la norme constitue une lame de fond qui boule-
verse la clinique. En prononçant ces mots, j’entends déjà la
voix de collègues qui pensent l’inverse. La clinique selon eux
ne bouge pas. En surface peut-être, mais sur le fond ils
pensent qu’elle ne bouge pas, et que toute remise en cause
des règles du métier ne peut être que le fait d’une dérive
opportuniste qui se méprend sur le polymorphisme de la
forme et prend cette dernière pour le fond.
Mais si en raison de la puissance extraordinaire du tour-
nant néolibéral, la folie de la norme réduit inexorablement
les marges de liberté et d’autonomie et si un jour prochain
nous ne pouvons plus exercer la psychanalyse que clandesti-
nement, comme cela a déjà été le cas dans les pays d’Europe
centrale, il nous faudra bien adapter nos règles de travail à la
clandestinité. Nous n’en sommes pas là. Nous sommes
avant la dictature. Comme le dit pourtant Alain Supiot dans
son cours au Collège de France, la dictature n’est pas un
accident de l’ultra libéralisme. La psychanalyse, les psycha-
nalystes ont-ils ou non un rôle à jouer dans l’effort collectif
pour conjurer la dictature ? Question, ô combien embarras-
sante. Car dans l’espace public, le psychanalyste n’a aucune
compétence, en tant qu’il est psychanalyste, à adopter une
position normative. Au contraire ! Il ne peut que rester du
côté de la question. Mais comment remonter jusque dans
l’espace public l’expérience clinique de la folie de la norme
et de la normalisation ? En quels termes, avec quelle rhéto-
rique le psychanalyste peut-il parler des questions qu’il se
pose lorsqu’il s’adresse aux autres, dans les institutions ou
dans l’espace public ? À ces questions je n’ai pas de réponse.
J’éprouve souvent l’envie de capituler et de profiter de
l’espace d’autonomie qui nous reste, tant que ce sera pos-
sible, pour continuer à pratiquer l’analyse en me désintéres-
sant du reste. Et après advienne que pourra ! Position
akrasique s’il en est. Car toutes ces interrogations, je le sais
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La folie de la norme : de la norme à la crise 139

bien, sont solidaires de celles que posent l’artisan, l’artiste


ou le poète. «Le XXIe siècle, a dit l’un d’eux, c’est bien possi-
blement celui qui verra la poésie périr, étouffée sous les
ruines dont il couvre le monde naturel autant que la société »
da Cunha, 2016). Ces mots sont durs car ils viennent d’Yves
Bonnefoy, c’était en 2008. Et en 2014 : « À condition bien
sûr que l’état du monde permette à la vie privée de penser
qu’elle a droit à sa plénitude possible. Ce qui n’est plus
guère envisageable aujourd’hui, ni même licite. Trop de vio-
lence et de non-sens secoue l’horizon, accablant des inno-
cents aux mains vides. On peut et on doit désigner ce qui
serait la réalité, la plénitude. On ne peut pourtant y pré-
tendre, en ce moment de l’histoire. » (Bonnefoy, 2016).
Dures encore ces paroles, pour cette raison qu’elles viennent
de Bonnefoy justement. Mais voici ce qu’il dit pour achever
son propos : « Espérons pourtant. Espérons, contre toute
évidence, que l’humanité pourra un jour habiter poétique-
ment sa terre, miraculeusement épargnée ».
Et je terminerai sur les dernières lignes du texte d’André
Beetschen parce que j’en partage l’esprit : « J’ai souhaité »
écrit-il « tantôt rapprocher, tantôt éloigner le poète et le psy-
chanalyste, en demeurant confiant dans une proximité de
fond. » « L’art alarmé par la poésie », écrit Bonnefoy :
J’espère que la psychanalyse entendra longtemps, elle aussi,
une semblable et amicale alarme » (Beetschen, 2011,
p. 144).

Références bibliographiques
Beetschen A., « La question de fond pour le poète et le psychanalyste »,
in Yves Bonnefoy, Écrits récents (2000-2009), Actes du colloque
réuni par Patrick Labarthe et Odile Bombarde (14-16 oct. 2009),
Genève, Slatkine Érudition, 2011.
Bonnefoy Y., « Entretien avec Aliocha Wald Lasowski », Le Magazine
Littéraire, 4 juillet 2016.
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140 Christophe Dejours

Da Cunha A., in Le Magazine littéraire, 2008 : cité in Le Monde, 3-


4 juillet 2016, p. 19.
Dumesnil J., Art médical et normalisation du soin, Paris, Puf, « Souf-
france et théorie », 2011.
Henry M., La Barbarie, Paris, Grasset, Essai, 1987.
La Boétie E. de, Discours de la servitude volontaire, texte établi et annoté
par André Tournon, Paris, Librairie philosophique J. Vrin, 2014.
Rastier F., Apprendre pour transmettre, Paris, Puf, « Souffrance et théo-
rie », 2013.
Supiot A. La Gouvernance par les nombres, Paris, Fayard, 2015.
Thélot J., Le Travail vivant de la poésie, Paris, Éditions Encre Marine,
2013.

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