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« Ruy Blas … le peuple ». Vu par Hugo, le cas de Ruy Blas semble plié dès la préface de la pièce du même nom.
Or ce personnage qui aurait déjà tombé le masque va pourtant occuper la scène durant cinq actes, preuve qu’on
n’a pas si aisément cerné celui qui endosse tout à tour l’identité de Ruy Blas, du duc d’Olmedo et de Don César.
Comme peu de personnages à ce point, Ruy Blas est le personnage de la métamorphose.
Peut-on jamais dire alors qui est Ruy Blas ? Le héros romantique n’est pas le héros épique triomphal, mais, la
métamorphose, formidable moteur dramatique, est aussi une façon pour le héros de ne jamais quitter la scène
et de tisser avec le spectateur une relation plus aigüe et sensible.
Là, on note l’emploi de la préposition suppressive « sans » et où on remarque aussi qu’il est présenté sous la
forme d’un syntagme nominal, sans verbe, annonçant que Ruy Blas ne sera pas homme d’action, ce que
confirme l’autodéfinition, somme toute lucide qu’il donne de lui, évoquant ses « pensées » et « méditations »,
et se traitant lui-même de « pauvre esprit » ; c’est à l’acte II le champ lexical de la réflexion qui le caractérise
donc.
Son existence est incertaine et laborieuse, ne tenant qu’à un fil. Il n’existe qu’inclus dans un collectif :
Il est également façonné par les autres, se fondant dans le collectif indifférencié (la première personne du
pluriel, « nous ») et se faisant le simple COD :
Il est réduit et se résume lui-même, à sa fonction, dégradante, de « laquais » et par synecdoque, se reconnaît à
contre-cœur en son habit, la « livrée ».
Sa fonction de domestique le rend déjà homme à tout faire : valet qui ouvre et ferme des portes pour
Salluste, mais aussi secrétaire qui rédige pour lui des lettres, il se fait également, à l’acte III sc. 2, juge sévère
1
Hernani, autre personnage hugolien marginal et impétueux, qui affirme à l’acte III « […] je suis une force qui va ! ».
des pratiques douteuses des grands d’Espagne (dans la fameuse scène où il les apostrophe d’abord
ironiquement « Bon appétit, messieurs ! »)
Ruy Blas change d’identité, devenant le duc d’Olmedo (titre que lui octroie Don Salluste pour
manigancer) et opère une véritable métamorphose, faisant de lui certes un héros en déperdition perpétuelle
mais aussi un personnage en réinvention perpétuelle. Quand il avoue à Don César
on pourrait se dire Ruy Blas avoue là par tous les moyens son déficit d’existence : par le préverbe (dé-, de
déguisé), par la tournure passive (« je suis déguisé ») jusqu’à devenir objet (« me transfigure ») ou même simple
attribut du COD « plus qu’un homme ». Pourtant, c’est aussi une façon de se rendre présent dans le discours ;
être objet, être soumis et dominé, être vaguement désigné, être altéré, sont peut-être des façons décevantes
d’être là, mais elles permettent à Ruy Blas d’être là, justement, et pas qu’un peu : à double reprise (parallélisme
de construction « je suis/ je suis ») et multiplication des substituts de soi qui essaiment dans le vers : « me »,
« me », « plus qu’un homme »).
Ruy Blas passe d’une identité à une autre et passe aussi d’une voix à une autre, sa naissance existentielle étant
le fruit d’une proclamation par la Reine qui reprenant son nom, officialise son identité et permet au personnage
de mourir enfin apaisé sur scène ; Dans la concaténation
l’alexandrin est distribué entre l’hémistiche prononcé par Ruy Blas et la moitié de vers prononcée par la Reine
ayant repris le nom du personnage dont la dénomination circule. On peut aussi lire la pièce comme l’histoire
d’un personnage qui refuse la domination sociale mais qui accepte tout à fait la soumission amoureuse ; luttant
pour l’émancipation sociale, il accepte sa mise sous tutelle amoureuse, ayant trop besoin de la reconnaissance
par celle qu’il aime.
Ruy Blas est un personnage tout en mutations, en perpétuelle renégociation de son identité, quels que soient
son nom, son statut et sa fonction. En cela, il épouse les principes profondément romantiques développés par
Hugo mais aussi, porte en lui encore quelque chose de shakespearien auquel Hugo tient particulièrement : une
souplesse et versatilité qui lui procure une capacité de survie autrement dit, d’immortalité où le personnage
est à lui-même son propre caveau mais aussi son propre berceau, fin et renouveau de lui-même, maitre d’œuvre
de sa propre existence réinventée sans cesse comme une œuvre d’art perfectionnée par l’artiste.
Le pitre, en fin de la Nuit des rois ne dit pas autrement, lorsqu’il conclut 2
2
Cf. texte original, acte V
https://www.opensourceshakespeare.org/views/plays/play_view.php?WorkID=12night&Act=5&Scene=1&Scope=scene