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D'Aristote à Thomas d'Aquin :

Les grands thèmes


Publié le 26/07/2007
Auteur(s) : Jean-Pierre Potier

Dans cette partie du feuilleton sur l'histoire de la pensée


économique sont présentées les grandes thématiques abordées
par les penseurs de l'Antiquité et de la période médiévale.

SOMMAIRE

 Economique et chrématistique
 La "bonne monnaie"
 Le "juste prix"
 Le prêt à intérêt ou la question de l'usure

Economique et chrématistique
Economique et Chrématistique chez Aristote
Aristote (384-322 av. J. C.) dans la Politique (335-322 av. J. C.) traite des
rapports entre l'Economique et la Chrématistique.

1) La place de l'Economique dans la pensée aristotélicienne

Dans la Politique, Aristote affirme que l'homme est "par nature un animal
politique", c'est-à-dire un être social destiné à vivre en communauté. L'homme
doit s'insérer à la fois dans une petite communauté, la famille (communauté
"naturelle" par excellence) et dans une grande communauté, la Cité.

Fils de père et de mère athéniens, le citoyen est le seul à jouir de tous les droits
politiques et judiciaires. Il se réserve les activités militaires, mais il est avant tout
un propriétaire foncier. Il dirige sa "maison" ou "famille", qui comprend les
esclaves (serviteurs, laboureurs, artisans), ainsi que les biens de toutes sortes
(terre, bâtiments, bétail). L'activité agricole vise à l'auto-consommation et ne
revêt pas un caractère professionnel. Le citoyen participe à l'administration de la
justice et aux différentes fonctions politiques. Il doit développer les vertus actives
(activité physique, guerre) et intellectuelles, sans travailler.
Pour Aristote, l'Economique correspond à l'"administration domestique", c'est-à-
dire de la "maison" ou de la "famille". Ce vocable est forgé à partir de maison
(oikos) et de loi (nomos). Il s'agit de l'art du maître de "maison", dans l'usage de
la propriété. L'Economique appartient à la Politique, tout comme la famille
appartient à la Cité.

Dans quelques passages de la Politique (par exemple, I, 8, p. 54), Aristote


affirme que l'art du maître de "maison", qui permet d'assurer les
approvisionnements nécessaires de la famille, peut rendre service aussi au chef
de la communauté politique, pour assurer les approvisionnements de la Cité. Ne
voulant pas séparer les intérêts de la famille de ceux de la Cité, il effleure le
problème du partage entre l'économie privée et l'économie publique.

La question centrale qui préoccupe Aristote au livre I de la Politique est le rapport


entre l'Economique, et l'art d'acquérir des richesses en général ou la
"Chrématistique". Il distingue deux "chrématistiques", l'une incluse dans
l'Economique et l'autre en dehors, opposant ainsi un art naturel à un art non
naturel d'acquérir les richesses.

2) L'art naturel d'acquérir les richesses ("chrématistique naturelle" ou


"nécessaire")

L'art naturel d'acquérir les richesses est une branche essentielle de


l'Economique, nécessaire pour l'obtention des approvisionnements de la famille,
en vue de la consommation immédiate ou pour la mise en réserve. Cet art
naturel d'acquisition procure la "vie heureuse", le "bien vivre". Aristote distingue
ici l'art naturel au sens propre et l'art naturel par l'échange nécessaire (Politique,
I, 8, pp. 51-54 et I, 11, 66-67).

a) Il existe tout d'abord dans l'Economique l'art naturel au sens propre d'acquérir
les richesses, par la prise de possession directe ou par l'utilisation du travail des
esclaves. La possession directe renvoie à la guerre, la pêche, la chasse, sans
oublier la rapine. La guerre a été une source essentielle pour
l'approvisionnement en esclaves des athéniens. L'utilisation du travail des
esclaves dans les activités d'agriculture, d'apiculture, d'élevage permet à la
famille d'obtenir les produits de la terre.

b) Pour chaque famille, l'autosuffisance économique est difficile à maintenir.


L'échange devient nécessaire avec la multiplication des familles. Aristote admet
donc le caractère naturel du "petit négoce", du "petit commerce". Cet échange
peut prendre deux formes (Politique, I, 9, pp. 56-58) : le troc bilatéral (blé contre
vin, par exemple), ou l'échange pratiqué grâce à la monnaie, "d'une manière
toute simple". Dans ce dernier cas, la monnaie ne sert qu'à réaliser l'échange,
sans profit. Aristote admet le rôle crucial de la mer pour l'importation des
approvisionnements indispensables à la Cité, et aussi pour l'exportation des
produits en excédent (Politique, VII, 6, p. 490).
3) L'art d'acquérir les richesses résultant d'une "certaine expérience" : la
"chrématistique" proprement dite ou "commerciale"

En revanche, la chrématistique proprement dite ou " commerciale " se trouve en


dehors de la sphère de l'Economique. Elle est contre-nature. Il s'agit du
commerce en général, qui permet l'enrichissement illimité. Aristote condamne
donc l'échange monétaire sous une forme développée, qui a pour but "le
maximum de profit" (Politique, I, 9, p. 59), l'accumulation de monnaie. Pour
Aristote, la monnaie est ici détournée de son rôle normal et elle devient la
richesse elle-même ; le lien existant entre la monnaie et le besoin social s'est
brisé.

Ces activités commerciales devraient être réservées aux "métèques", des


hommes libres, mais qui n'ont pas le droit d'exercer des activités politiques ou
judiciaires. Aristote suggère même d'instaurer une séparation radicale entre
l'"agora libre", qui serait "pure de tout trafic" et réservée aux citoyens et l'"agora
des marchandises", qui serait ouverte aux artisans, aux marchands vendant les
produits du pays et ceux venus de la mer (Politique, VII, 12, pp. 515-516).

Au sein de la "chrématistique proprement dite", Aristote distingue trois branches


(Politique, I, 10, pp. 63-66 ; I, 11, pp. 67-68) : le commerce extérieur, le prêt à
intérêt et le "louage" de travail.

Le commerce extérieur (par mer) est la forme principale de la "chrématistique


proprement dite", au delà du commerce extérieur strictement "nécessaire" à
l'approvisionnement d'Athènes. Il se manifeste par trois formes : l'armement
naval, le transport de marchandises d'un port à un autre ; la vente à l'entrepôt.

Aristote condamne aussi le prêt à intérêt et le "louage" de travail sous deux


formes : les métiers manuels (artisanat) et le travail non qualifié des man?uvres,
des hommes de peine.

Economique et Chrématistique dans la pensée


scolastique
Dans la pensée scolastique médiévale, le travail est une activité honorable, qui
se trouve réhabilitée. Sous l'inspiration d'Aristote, les auteurs distinguent
cependant deux catégories de travaux :

 les "artes possessivae", qui fournissent les richesses naturelles, applicables


aux besoins de la vie humaine, provenant de l'agriculture, de l'industrie et de
l'administration ;
 les "artes pecuniativae", qui fournissent des richesses artificielles, dans
lesquelles on trouve le commerce, les changes, et l'activité la plus
condamnable, l'usure.
Dans la Somme théologique, de Thomas d'Aquin, l'Economique (Oeconomia)
désigne l'"administration domestique", l'art d'acquérir les biens nécessaires à la
vie de la famille chrétienne. Le but est de "vivre bien" et de contribuer au "bien
commun", à la félicité publique. L'acquisition de richesses ne peut être une fin en
soi. Thomas d'Aquin indique que cet art sert au chef de famille, mais aussi au
chef de la Cité ; il a donc vu les nuances apportées par Aristote (Somme
théologique, Question 77, "De la fraude"). L'Economique ne constitue pas une
discipline autonome. Elle appartient au champ de l'Ethique et de la Justice.

En se référant à Aristote (Politique), Thomas d'Aquin distingue "deux sortes


d'échange" :
 l'échange "naturel et nécessaire", soit par le troc, soit par l'échange
monétaire, destiné à se procurer "les denrées nécessaires à la vie". Thomas
d'Aquin souligne le rôle du chef de famille (ou du chef de la Cité) pour ces
approvisionnements indispensables ;
 l'échange consistant "à échanger argent contre argent, ou des denrées
quelconques contre de l'argent", non plus pour satisfaire les besoins, mais
"pour le gain". Les marchands entrent ici en scène. Ce second type
d'échange est condamnable, car il alimente la "cupidité" sans bornes.

  
On retrouve donc bien le découpage aristotélicien entre la bonne et la mauvaise
chrématistique. Cependant, Thomas d'Aquin ne suit pas Aristote dans sa
condamnation du commerce proprement dit. Il admet que le profit modéré n'est
pas nécessairement contraire à la vertu, si l'intention du commerçant est
moralement bonne : pour subvenir à sa famille, pour secourir les indigents, pour
l'"utilité sociale", afin que son pays ne manque pas du nécessaire. Dans la
Scolastique, le profit peut être assimilé à une sorte de salaire qui récompense la
peine, l'effort fourni.

La "bonne monnaie"
La monnaie chez Aristote
Au livre V de l'Ethique à Nicomaque, après avoir traité, au sein de la "justice
particulière", de la "justice distributive", puis de la "justice correctrice" (dans les
transactions privées volontaires et involontaires), Aristote introduit une troisième
forme, la "justice réciproque". Il est nécessaire de respecter dans les échanges
l'égalité proportionnelle entre les choses : "Soit par exemple A un architecte, B
un cordonnier, C une maison et D une chaussure [_]. Il doit donc y avoir entre un
architecte et un cordonnier le même rapport qu'entre un nombre déterminé de
chaussures et une maison (ou telle quantité de nourriture), faute de quoi il n'y
aura ni échange ni communauté d'intérêts ; et ce rapport ne pourra être établi
que si entre les biens à échanger il existe une certaine égalité" (Ethique à
Nicomaque, traduction de Jules Tricot, Paris : J. Vrin, 1990, pp. 240-242). Les
biens se mesurent au moyen d'un étalon, le besoin réciproque, le lien de la
communauté d'intérêts. Or, le substitut du besoin est la monnaie (ou numisma),
qui existe "non pas par nature, mais en vertu de la loi (nomos)". En tant que
"mesure", la monnaie "rend les choses commensurables entre elles et les amène
ainsi à l'égalité" : ainsi, une maison pourra-t-elle s'échanger contre x paires de
chaussures. En l'absence provisoire d'échange, la monnaie est une "sorte de
gage" ; en effet, bien que soumise aux mêmes fluctuations que les autres
marchandises, elle tend à une "plus grande stabilité" (Op. cit., p. 244). Aristote
met l'accent sur les fonctions unité de compte et réserve de valeur de la
monnaie.

Dans La Politique, Aristote met en évidence le rôle de la monnaie comme


instrument des échanges. Il offre à cette occasion une célèbre explication du
passage du troc à la monnaie. Il affirme, en effet : "Car les différentes choses
nécessaires à nos besoins naturels n'étant pas toujours d'un transport facile, on
se mit par suite mutuellement d'accord, en vue des échanges, pour donner et
recevoir une matière de nature telle que, tout en gardant une utilité intrinsèque,
elle offrît l'avantage de se transmettre aisément de la main à la main pour
assurer les besoins vitaux ; on prit, par exemple, le fer, l'argent, ou tout autre
métal de ce genre, dont au début on détermina la valeur simplement par la
grandeur et le poids, mais finalement on y apposa une empreinte, pour échapper
à la peine de le mesurer, l'empreinte étant mise comme signe de la quantité de
métal" (La Politique, traduction de Jules Tricot, Paris : J. Vrin, 1962, I, 9, pp. 57-
58).

Mais, pour Aristote, l'utilisation de la monnaie présente des risques majeurs,


dans la mesure où son accumulation sans limites, dans le cadre de la
chrématistique proprement dite (cf supra), tend à provoquer des désordres dans
la Cité, à détruire le lien social.

Oresme et la "bonne monnaie"


Dans le Traité sur l'origine, la nature, le droit et les mutations des monnaies (vers
1356), Nicolas Oresme (vers 1320-1382) affirme que la monnaie en tant
qu'instrument d'échange des richesses est fondée sur les métaux précieux dont
la quantité doit être régulée. La communauté doit faire certifier, à ses frais
(monnayage), l'authenticité des monnaies, au moyen d'une empreinte, par son
représentant légitime, le prince. Mais celui-ci ne possède pas la propriété de la
monnaie qui a cours dans son Etat et n'a donc pas le droit de procéder à des
manipulations monétaires : "le cours et le prix des monnaies dans un royaume
doivent être pour ainsi dire une loi, un règlement ferme [_]. D'où il ressort qu'une
mutation des monnaies ne doit jamais être faite, si ce n'est peut-être lorsque la
nécessité s'en impose ou que l'utilité en est évidente pour toute la communauté"
(p. 56).

Oresme distingue les "mutations" relatives à la modification de l'empreinte, au


titre, au poids, au rapport des espèces avec la monnaie de compte, à l'altération
du rapport de valeur existant entre l'or et l'argent. Les "mutations" ont pour effet
l'enrichissement injuste du prince et l'existence de gains contre nature, comme
l'avait souligné Aristote (car ici la monnaie multiplie la monnaie). Pour Oresme, le
gain dans la mutation de la monnaie est même "pire que l'usure", dans la mesure
où il provient d'une opération qui n'a pas été souhaitée par ceux qui la subissent.
L'auteur recense les différentes conséquences de ces pratiques, telles que le
développement de la fausse monnaie, l'exportation du métal précieux à l'étranger
et les entraves au commerce. Il reconnaît toutefois des exceptions justifiant les
mutations de la part de la communauté, ce qui fragilise son argumentation : la
pénurie de métal, la guerre et la défense de l'Etat.

Le "juste prix"
Le "juste prix" dans la Scolastique
Reprenant chez Aristote la notion de "justice distributive", Albert le Grand et son
disciple Thomas d'Aquin vont fondre celles de "justice correctrice" et de "justice
réciproque" dans celle de "justice commutative". Ces deux aspects de la justice
sont présents derrière les questions relatives à la propriété et au "juste prix"
(justum pretium) des marchandises.

Les auteurs de la Scolastiques n'examinent jamais clairement ce qu'il faut


entendre par le "juste prix" des marchandises. Ils traitent, en fait, des violations
de cette norme, d'où les difficultés sur lesquelles butent les lecteurs
d'aujourd'hui. Notons immédiatement que les théologiens ne construisent pas,
même sous une forme embryonnaire, une approche en termes de prix
concurrentiel, mettant en jeu le mécanisme de l'offre et de la demande, même s'il
y a prise en considération du marché, comme par exemple dans la "seconde
scolastique" de Salamanque (A. Lapidus, Le détour de valeur, Paris :
Economica, 1986, pp. 18-22).

Le "juste prix" est apprécié par l' "estimation commune" (communis aestimatio),
qui peut être attestée par des hommes sages, non impliqués directement dans la
transaction, un prix coutumier, fixé en dehors de toute man?vre d'accaparement,
de monopole de vente. En fait, le "juste prix" est délimité à l'intérieur d'une
fourchette variable selon le temps et le lieu. Vendre au dessus de la limite
supérieure (pretium summum) est une injustice commise envers l'acheteur (profit
illicite), vendre au dessous de la limite inférieure (pretium infimum) est une
injustice commise envers le vendeur, qui ne pourra pas entièrement couvrir les
frais de production du bien.

Mais le "juste prix" peut correspondre aussi à un prix légal, fixé en cas de
nécessité par les pouvoirs publics (l'échevin au niveau local ou le Roi au niveau
national), par exemple un prix maximum pour le pain.

Dans la scolastique espagnole de l'Ecole de Salamanque au XVIe siècle, les


théologiens vont rétrécir le champ d'application du "juste prix". Ainsi, Francisco
de Vitoria et Domingo de Soto distinguent-t-il les "choses nécessaire",
indispensables pour satisfaire les besoins humains et les "biens de luxe", non
indispensables à l'homme. Selon eux, le principe du "juste prix" ne s'impose
qu'aux "choses nécessaires".

Le prêt à intérêt ou la question de l'usure


Le prêt à intérêt chez Aristote
Platon n'admettait le versement d'un intérêt que sous la forme d'une indemnité
dans le cas des mauvais payeurs. En revanche, Aristote condamne le prêt à
intérêt dans son principe même, car "la monnaie a été inventée en vue de
l'échange, tandis que l'intérêt multiplie la quantité de monnaie elle-même" (La
Politique, traduction de Jules Tricot, Paris : J. Vrin, 1962, I, 10, pp. 65-66).
L'argent ne doit pas "faire de petits". A ce propos, on notera que le mot "tokos"
en grec désigne aussi bien l'intérêt que l'enfant. Mais Aristote ne discute pas de
la finalité du prêt (consommation des particuliers ou commerce maritime).

Depuis les textes bibliques, il existe une longue tradition chrétienne de


condamnation de l'usure. Cependant, avec le développement de l'économie
monétaire à partir de l'an 1000, l'Eglise catholique durcit la guerre au prêt à
intérêt et l'usure devient un péché capital. Les décrets du pape et les conciles
multiplieront les condamnations. Et les théologiens interviennent sur cette
question.

Le prêt à l'intérêt dans la Scolastique


Les théologiens condamnent l'"usura", entendue comme le "prix de l'usage"
d'une somme d'argent. Le mot "usure" ne doit pas être entendu au sens actuel,
de taux abusif, mais au sens d'"intérêt", à la manière d'Aristote. Les théologiens
argumentent à partir d'une utilisation sélective du droit romain des contrats,
transmis aussi par la tradition du droit canon. Ils se fondent sur la distinction
romaine entre les biens non fongibles (ou durables) et les biens fongibles (ou
consommables).
L'usage des biens non fongibles, comme par exemple une maison ou une terre,
est séparable de la propriété. Ici, on peut envisager soit des contrats de prêt
gratuit ou "commodatum" (commodat), ou bien des contrats de prêt non gratuit
ou "locatio" (location), deux modalités parfaitement légitimes. Dans le cas de la
location, le propriétaire cède l'usage du bien, mais en garde la nue-propriété et le
locataire acquitte le prix de l'usage.

Dans le cas des biens fongibles, tels que le blé ou le vin, on ne peut pas séparer
l'usage de la chose et sa propriété. Le seul contrat acceptable est le "mutuum",
ou prêt gratuit par lequel la propriété du bien est transféré à l'utilisateur. On a
donc là un rapprochement possible avec un contrat de vente. Il n'est pas
possible pour les biens fongibles d'établir un contrat équivalent à la location.

Or, la monnaie va être assimilée aux biens fongibles, car elle existe pour être
consommée, certes pas exactement dans le même sens que le blé ou le vin,
mais au sens de dépense dans l'échange, quelle que soit la finalité
(consommation pure et simple ou investissement productif). Les théologiens
comme Thomas d'Aquin insistent sur le fait que la perception par le prêteur
d'argent d'un intérêt est absolument contraire à la justice, car on ne peut pas
exiger "deux compensations" : la restitution d'une même quantité d'argent et le
prix de son usage, ou l'"usure".

(cf . Extrait de la Somme théologique).

Cependant, les "canonistes" vont établir des listes de "titres extrinsèques",


rattachés au contrat de prêt d'argent, mais sans en faire partie. Sans admettre
l'usure, ces dispositions permettent au créancier la perception éventuelle, en
toute justice, d'un surplus au delà du remboursement de la somme prêtée.

Historiquement, trois premiers "titres extrinsèques" apparaissent : la "poena", le


"damnum emergens" et le "lucrum cessans" (admis, par exemple, par le cardinal
d'Ostie, Henri de Suse cf supra).

La "poena" est une pénalité que l'emprunteur devra acquitter s'il ne rembourse
pas son prêt à la date prévue. Elle est fixée ex ante au moment de
l'établissement du contrat de prêt (poena conventionalis). Dans la Somme
théologique, Thomas d'Aquin en accepte le principe : "Le débiteur qui retient
l'argent de son créancier au-delà du terme fixé lui fait tort de tout ce qu'il aurait
pu gagner avec cet argent" (Question 62, "De la restitution").

Le "damnum emergens" (perte arrivant). Si le prêt n'est pas remboursé à la date


prévue, le créancier subit un dommage. Par exemple, devra engager des frais de
justice pour se faire rembourser, ou emprunter lui-même. Là encore la majorité
des canonistes et des théologiens acceptent l'existence de ce "titre". Dans
la Somme théologique, Thomas d'Aquin l'accepte aussi : "Celui qui consent un
prêt peut, sans péché, stipuler à titre obligatoire pour l'emprunteur une indemnité
pour la perte que lui ôterait quelque chose de ce qui lui revient. Ceci n'est pas
vendre l'usage de l'argent, c'est se garantir d'une perte." (Question 78, "Du
péché d'usure").

Le "lucrum cessans" (gain cessant). Ici, le prêteur aurait droit au même profit qu'il
aurait pu obtenir dans un emploi différent de son argent. On arrive ainsi à la
notion de coût d'opportunité. La validité de ce "titre" est évidemment la plus
discutée dans la littérature scolastique, car il conduit à reconnaître que la
monnaie peut être source de profit. Le gain futur étant aléatoire, cette indemnité
pour manque à gagner ne peut être fixée à l'avance, mais a posteriori. Si l'on fait
entrer le "lucrum cessans" ex ante dans le contrat, le prêt à intérêt deviendrait
alors licite. De nombreux "canonistes" et théologiens le rejetteront encore au
XVe siècle et Thomas d'Aquin l'avait évidemment refusé: "Quant à une indemnité
pour le dommage résultant de ce qu'il ne tire pas profit de son argent, le prêteur
ne peut en imposer l'obligation, parce qu'il ne doit pas vendre ce qu'il ne possède
pas encore et qu'il peut en mille manières être empêché de posséder" (Somme
théologique, Question 78, "Du péché d'usure").

En fait, l'argent ne peut être productif qu'entre les mains de celui qui travaille à le
faire fructifier. Thomas d'Aquin indique que si une personne investit une somme
d'argent dans une entreprise artisanale ou commerciale, elle reste sa propriété
et, au même titre que ses associés, il participe aux risques et "il peut licitement
réclamer, comme venant de son bien, une partie du profit réalisé" (Somme
théologique, Question 78, "Du péché d'usure").
 

Bibliographie
Berthoud (Arnaud) : Aristote et l'argent, Paris : F. Maspero, 1981.
De Roover (Raymond) : La pensée économique des Scolastiques - Doctrines et
méthodes, Paris : J. Vrin, 1971.
Finley (Moses I.) : Economie et société en Grèce ancienne, Paris : La
Découverte, 1984.
Lapidus (André) : Le détour de valeur, Paris : Economica, 1986.
Polanyi (Karl) : "Aristote découvre l'économie", in : Polanyi (Karl) et Arensberg
(Conrad), Les systèmes économiques dans l'histoire et dans la théorie, Paris :
Larousse, 1975.
 

Jean-Pierre POTIER, Professeur de Sciences économiques à l'université


Lumière-Lyon2 et chercheur au laboratoire Triangle - pôle Histoire de la Pensée
(Centre Walras) pour SES-ENS.

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