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Séance n° 9 - La carence de l’autorité de police

Cas pratique :

Vous êtes avocat et vous recevez Mme. X. Celle-ci habite à Bordeaux depuis 20 ans, dans un immeuble
faisant partie d’un quartier prioritaire de la politique de la ville.
Elle vous fait part de ce que, depuis maintenant cinq mois environ, elle et tout le voisinage doivent
supporter le bruit assourdissant généré par des tirs de feux d’artifice et de puissants pétards que des
jeunes du quartier se procurent, d’ailleurs illégalement, par internet.

Depuis un mois environ, ces tirs ont même lieu trois à quatre fois par semaine, généralement entre 22h
et 3h du matin. Ce sont plus de 20 tirs qui ont ainsi eu lieu dans la seule soirée de mardi dernier, vous
dit-elle. Au-delà même des désagréments sonores, qui perturbent le sommeil de tous les habitants du
quartier et notamment des enfants, elle craint que ces tirs, dont certains sont horizontaux, ne provoquent
un jour un drame, par exemple s’ils touchent un véhicule ou un habitant, ou génèrent un incendie.

Aussi Mme X. n’est pas restée sans réaction. Avec d’autres riverains, elle a constitué une association,
« Stop tirs », laquelle a demandé à deux reprises, à la fois au maire et au préfet, de prendre les mesures
nécessaires pour faire cesser les tirs.

L’association s’est cependant heurtée à deux refus.

Elle vous demande donc si un recours devant le juge administratif ne permettrait pas de faire avancer
les choses, précisément s’il est envisageable d’obtenir l’annulation de ces refus, ou même que soit
enjoint au maire et/ou au préfet de prendre les mesures nécessaires pour faire cesser cette situation.
Qu’en pensez-vous ?

Rappel des faits/Qualification juridique :

Des administrés de la commune de Bordeaux, chef-lieu de département, ont formé une association,
personne morale de droit privé, pour signaler au maire et au préfet, autorités de police
administrative locales, l’existence de troubles à l’ordre public générés par des tirs réguliers d'artifice
par des jeunes de leur quartier, troubles caractérisés par des atteints à la tranquillité publique et à la
sécurité publique. Cependant, le maire ainsi que le préfet ont refusé d’intervenir ce qui interroge sur
d’éventuelles carences de des personnes publiques.

Problème(s) juridique(s) :

A l’occasion d’un REP, le JA peut-il prononcer l’annulation de refus d’intervenir d’autorités de polices
administratives en cas de troubles à l’OP avérés ? Peut-il à cette même occasion enjoindre les autorités
de police administrative à faire cesser lesdites troubles à l’OP ?

Cela suppose de savoir dans un premier temps :

- Quelle est l’autorité de police administrative compétente pour faire cesser des troubles à la
tranquillité et la sécurité publique dans un chef-lieu de département ?
- Cette autorité est-elle dans l’obligation d’user de son pouvoir de police administrative en cas
de troubles à l’ordre public portés à sa connaissance ?
Cela suppose également de comprendre, dans un second temps :

- Quels recours sont ouvert devant le JA afin de faire cesser les nuisances ou d’obtenir la
réparation des dommages subis par la requérante
- Au titre de quelle procédure le juge peut-être amener à prononcer des injonctions à
l’administration ?

Règles de droit applicables :

La police administrative peut être considérée comme une activité limitative des libertés exercée par une
personne publique en vue, principalement, de préserver l’ordre public. Cependant, la police
administrative n’est pas le seul moyen permettant de préserver l’ordre public. En effet, la police
judiciaire préserve l’ordre public mais elle le fait de manière répressive, là où la police administrative
le fait de manière principalement préventive.

En droit administratif, l’ordre public renvoie à trois aspects matériels, que sont la sécurité publique,
visant à garantir la sécurité physique des personnes et l’intégrité matérielle des biens, la tranquillité
publique, qui concerne un ensemble d’hypothèses de dérangement ou de troubles dans les conditions
d’existence (rixes, tumultes, attroupements, etc...), et la salubrité publique, dont l’objet est la protection
de la santé publique. L’ordre public s’étend aussi à des éléments immatériels (la dignité humaine avec
CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge ; et la moralité publique de façon non autonome
avec CE, 18 octobre 1959, Société « Les films Lutetia »).

Il existe une police administrative générale nationale (le Premier ministre et le cas échéant le chef de
l’Etat : CE 1919, Labonne) et locale ainsi que des polices administratives spéciales.

Au niveau local, on distingue deux titulaires du pouvoir de police administrative générale : le maire et
le préfet.

C’est la loi municipale du 5 avril 1884, modifiée en 1982 puis en 1995 qui donne compétence à ces
deux autorités en matière de PAG. Ce texte, qui institue une police municipale dévolue au maire,
reconnait malgré tout au préfet des possibilités d’intervention.

Ainsi, au titre de l’article L. 2211-1 s. CGCT : « le maire est chargé, sous le contrôle administratif du
représentant de l’Etat dans le département, de la police municipale, de la police rurale et de l’exécution
des actes de l’Etat qui y sont relatifs ».

Le maire est donc compétent pour exercer une activité de PAG sur le territoire de sa commune. Quant
au préfet, c’est l’article L. 2215-1 CGCT qui prévoit ses possibles interventions en matière de PAG.

Le préfet peut intervenir dans plusieurs situations :

- D’abord pour pallier les insuffisances objectives ou subjectives du pouvoir de police municipal.
Ainsi, il pourra intervenir lorsque le cadre géographique de la police municipale n’est pas
adapté aux caractéristiques du risque de trouble à l’ordre public. Par exemple, il interviendra
lorsque le maintien de l'ordre est menacé dans deux ou plusieurs communes limitrophes (article
L. 2215-1, 2° 3° CGCT). De plus, il pourra se substituer au maire en cas de carence de ce dernier
dans l’usage de son pouvoir de police (article L. 2215-1, 1° CGCT).
Dans ce cadre, le préfet n’intervient que de manière subsidiaire. Le préfet ne pourra donc agir que suite
à la mise en demeure du maire concerné d'agir restée sans réponse.

- Ensuite il peut intervenir grâce à des prérogatives propres, indépendantes de celles du maire,
dans certaines communes. Il peut ainsi procéder à des réquisitions en cas d’urgence (article L.
2215-1, 4° CGCT) ou pour l’organisation de secours en cas de crise (article L. 742-12 CSI). De
plus, certaines communes sont soumises au régime dit « de la police d’Etat » (articles L. 2214-
1 s.). Dans ce cas, le préfet bénéficie de compétences normalement dévolues au maire en
matière d'atteintes à la tranquillité́ publique. Il convient cependant de noter que le maire
continue d'assumer les prérogatives qui ne sont pas prises en charge par le préfet. En matière
de tranquillité́ , le maire reste compétent pour les troubles ordinaires (par exemple en matière de
lutte contre les bruits de voisinage, voir CAA Paris, 27 janvier 2011, Franz A, n° 09PA05922).
Ainsi, dans les communes où la police est étatisée, le maire est compétent pour réprimer les
atteintes à la tranquillité publique en ce qui concerne uniquement les troubles de voisinage, et
le préfet de département est compétent s’agissant des autres atteintes à la tranquillité́ publique.

S’agissant des troubles de voisinage, le juge administratif utilise un faisceau d'indices pour déterminer
s'il y a troubles de voisinage : proximité géographique, récurrence et surtout anormalité par rapport à ce
que l'on est en droit d'attendre (voir en ce sens, TA Marseille, 3 aout 2020, AJDA 2020.2514,
l'utilisation illégale d'engins sur le domaine public ne relève pas de troubles de voisinage)

Ces autorités de police administrative poursuivent la mission de sauvegarde de l’ordre public reconnu
comme objectif de valeur constitutionnelle par le Conseil constitutionnel (CC, 1982 « Loi sur la
communication audiovisuelle »). Cet objectif emporte des obligations pour ces autorités. Ainsi, si le
maire a la possibilité d’agir pour faire cesser les troubles à l’ordre public, il en a également l’obligation.

En effet, le juge administratif a reconnu une obligation d’agir à l’égard des autorités de police en dépit
de la marge d’appréciation dont ils disposent. En effet, le juge n’admet pas que les autorités de police
mettent gravement en cause la préservation de l’ordre public par leurs inactions ou insuffisances. Cette
obligation a été dégagée à l’occasion d’une carence fautive d’un maire sollicité pour faire appliquer une
réglementation préfectorale en matière de camping (CE, 1959 et 1962, Doublet). L’autorité de police
administrative compétente a ainsi le devoir de mettre fin à des troubles avérés à l’ordre public dès lors
qu’ils sont portés à sa connaissance. À défaut, son abstention est donc fautive.

Afin d’apprécier si l’abstention est fautive, le juge prend en compte la nature, la gravité du risque ou du
trouble pour l’ordre public, le fait que l’autorité en ait été informée (CAA Marseille, 21 février 2005,
ministre de l’Intérieur), la difficulté de l’opération de police (CE 1962 Doublet), les initiatives
éventuellement déjà prises par l’autorité de police.

Ainsi, la carence de l’Etat est caractérisée à défaut de la mise place de moyens suffisants de nature à
répondre aux besoins élémentaires des migrants à Calais placés dans des conditions attentatoires à la
dignité humaine (CE, 31 juillet 2017).

De même, la carence de l’administration dans ses missions de protection de la sécurité et de la


tranquillité publiques est caractérisée à défaut de mesure suffisante apte à faire cesser les nuisances
importantes qui ont perduré pendant des années sur les trottoirs de la rue Dejean encombrés en
permanence par des étalages installés sans autorisation (CE, 2018, préfet de police et ville de Paris).

Depuis 2003 (CE, 28 novembre 2003, Commune de Moissy Cramayel), le JA reconnaît plus
facilement le caractère fautif de l’abstention de l’autorité de police. En effet, une faute simple permet,
depuis cet arrêt, la reconnaissance d’une carence là où la jurisprudence Doublet exigeait une faute
lourde.

• De telles irrégularités peuvent emporter deux types de conséquences :

- D’une part, le juge administratif peut engager la responsabilité de l’administration afin de


réparer les différents dommages subis, corporels ou moraux. Une association de riverains a
ainsi été réparée du préjudice moral qu’elle a subi du fait de la carence fautive des autorités
de police qui n’ont pas fait cesser les nuisances importantes et répétées pendant plusieurs
années par l’occupation illégale de la chaussée par des étalages (CE, 2018, préfet de police
et ville de Paris). A cette occasion, le JA peut enjoindre à l'administration de prendre des
mesures nécessaires à la sauvegarde de l’ordre public (CE, 27 juillet 2015, n° 367484)

- D’une part, sur le terrain de la légalité, le juge administratif peut annuler :

▪ Une décision insuffisante notamment en cas d’application irrégulière d’une


compétence de police administrative spéciale. À titre d’illustration, le juge
administratif a annulé l’autorisation d’exploitation en salle du film « Baise moi »
dans la mesure où le ministre de la Culture a méconnu sa compétence en délivrant
un visa d’exploitation comportant une restriction au moins de 16 ans alors que le
film comporte des scènes de sexe non simulées ce qui aurait dû le conduire à refuser
tout visa en application de la règlementation (CE, 2000, Association Promouvoir).

▪ Un refus d’agir opposé par l’administration à une demande émanant d’administrés


victimes du trouble, refus qui sera donc illégal (par exemple, CAA Bordeaux, 11
juin 2002, Dupré et Palach : annulation du refus de mettre fin à des nuisances
sonores). Le juge peut, sur demande du requérant, assortir sa décision d’une
injonction (loi du 8 février 1995) d’instruire à nouveau la demande, ou en cas de
compétence liée de prendre une mesure nécessaire à la préservation de l’ordre
public. Il peut également renforcer son injonction par la condamnation au paiement
d’une astreinte. En cas d’urgence et d’atteinte grave et manifestement illégale à une
liberté fondamentale, le juge des référés liberté peut ordonner à l’administration de
prendre des mesures pour faire cesser le trouble. Ainsi, le juge des référés a
notamment ordonné, au préfet placé en situation de carence, l’installation de
plusieurs points d’eau afin de faire cesser l’atteinte à la dignité humaine des
migrants de Calais (CE, 31 juillet 2017).

Il convient cependant de préciser, sur la question des injonctions, que le juge administratif continue
aujourd’hui de refuser de se substituer à l'administration. En effet, si le juge peut ordonner l’édiction de
mesures administratives juridiques ou matérielles, il se refuse à opérer des choix politiques. (CE, ordo.,
28 juillet 2017, n° 410677, CE, ordo., 31 juillet 2017, n° 412125).

Application à l’espèce :

En l’espèce, les troubles à l’ordre public sont bien établis. Qu’il s’agisse du trouble relatif à la
tranquillité publique occasionné par le bruit provoqué par les tirs de feu d’artifice, mais également du
trouble relatif à la sécurité publique et notamment à l’intégrité physique des personnes et matériel des
biens qui pourraient être occasionnés par une mauvaise manipulation des feux d’artifice.
Une mesure de police administrative pourrait donc permettre de faire cesser ces troubles à l’OP.

L’association s’est ainsi adressée au maire mais également au préfet, tous deux autorités de police
administrative générale. Il convient cependant de relever que Bordeaux est le chef-lieu du département
de la Gironde. Qu’à ce titre, la commune de Bordeaux est soumise au régime de la police d'Etat. Ainsi,
le maire est compétent pour réprimer les atteintes à la tranquillité publique en ce qui concerne
uniquement les troubles de voisinage, et le préfet de département est compétent s’agissant des autres
atteintes à la tranquillité publique.

Ici, les troubles relatifs à la tranquillité publique supportés par Mme X et les habitants du quartiers
peuvent à notre sens être qualifiés de troubles de voisinage : d’abord, se sont bien des habitants du
quartier qui génèrent le bruit, ensuite, les tirs ont bien lieu dans le quartier et non à proximité de celui-
ci, enfin la régularité des tirs (ces tirs ont même lieu trois à quatre fois par semaine, généralement entre
22h et 3h du matin) apportent un autre élément de convergence quant à l’anormalité de la situation.

Le maire de Bordeaux apparaît donc comme étant l’autorité de police administrative compétente en la
matière. De plus et dans le cas où les troubles de voisinage n’auraient pas été retenus par le juge, ce
dernier restait pleinement compétent s’agissant de la sauvegarde de la sécurité publique.

Or ce dernier a refusé d’intervenir. Se pose alors la question de savoir si le préfet pouvait intervenir en
se substituant au maire. En effet, le préfet a la possibilité de se substituer au maire en cas de carence
fautive de ce dernier.

Il nous faut donc nous interroger sur l’existence ou non de cette carence fautive en l’espèce. Le maire
étant tenu à une obligation d’agir, il avait le devoir de mettre fin à ces troubles avérés à l’ordre public
dès lors qu’ils ont été portés à sa connaissance par l’association. En l’espèce son abstention est fautive
: la sécurité publique et la tranquillité publique sont clairement en jeu, le maire a été informé par
courrier de ces troubles, il ne nous est pas fait mention d'initiatives prises par le maire pour faire cesser
le trouble et une ronde nocturne dans le quartier permettrait sans doute de faire cesser le trouble.

Le préfet aurait donc dû intervenir suite à cette carence fautive du maire pourtant mis en demeure. Le
préfet n’ayant pas agi, celui-ci se met également en position de carence fautive, pour les mêmes raisons
que le maire.

Les carences fautives étant constituées, l’association de madame X avait donc la possibilité de saisir le
JA pour demander l’engagement de la responsabilité du maire. Cependant ce n’est pas la voie dans
laquelle souhaite s’engager Mme X, qui envisage de saisir le JA d’une demande en annulation des refus
opposés par les autorités administratives, ce qu’elle est en droit de faire.

En effet, sur le terrain de la légalité, elle peut saisir le JA d’un REP contre les deux refus d’agir opposé
par l’administration aux demandes d’interventions de l’association. Outre l’annulation de ces refus, le
juge pourra, à la demande de l'association, assortir sa décision d’une demande d’injonction visant à faire
cesser les troubles mentionnés. En revanche, ces injonctions ne pourront avoir qu’une visée temporaire
et ne pourront régler la problématique sur le fond, celle-ci relevant d’une question politique.
Conclusion :

Mme X pourra saisir le JA d’un REP afin d’obtenir l’annulation des deux refus opposés par les autorités
de police administrative locales. Le JA pourra à cette occasion prononcer des injonctions visant à faire
cesser les troubles à l’OP.

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