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Dubar Trajectoires Sociales Et Formes Identitaires
Dubar Trajectoires Sociales Et Formes Identitaires
TRAJECTOIRES SOCIALES
ET FORMES IDENTITAIRES :
CLARIFICATIONS CONCEPTUELLES
ET METHODOLOGIQUES
Ce texte s’efforce de distinguer, puis de relier, les deux façons d’envisager des
trajectoires individuelles : objectivement comme une « suite de positions » dans un
ou plusieurs champs de la pratique sociale, subjectivement comme une « histoire
personnelle » dont le récit actualise des visions du monde et de soi. Ces deux points
de vue interfèrent souvent dans les multiples usages de la notion d’identité. La clari-
fication des divers sens de ce terme est ici directement reliée à l’explicitation des
méthodes d’analyses qui sous-tendent les utilisations empiriques de la notion
d’identité. Elle nous conduit à présenter deux manières très différentes d’analyser les
trajectoires individuelles selon les définitions que l’on en donne.
Le point de vue développé ici suppose que l’on accorde autant d’importance aux
catégories langagières utilisées par les individus en situation d’entretien de
recherche qu’aux catégories institutionnelles fixant des « positions objectives »
(scolaires, professionnelles...). La prise au sérieux, par le sociologue, des paroles
sur soi d’un sujet, sollicité à « se raconter » dans un « récit de vie » (Bertaux, 1997),
et entrant dans un dialogue particulier, véritable « exercice spirituel » (Bourdieu,
1993), avec un chercheur capable d’écouter, constitue peut-être une condition sine
qua non d’un usage sociologique de la notion d’identité...
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qu’il définit lui-même, à partir d’événements passés ouvrant sur un champ déterminé
de possibles, plus ou moins souhaitables et plus ou moins accessibles. Rappelons
qu’un des principes de base de l’analyse structurale des récits est que l’on peut
retrouver la conséquence derrière la consécution, l’argumentaire narratif derrière la
suite des séquences et l’intervention des actants. Il s’agit enfin de l’organisation
personnelle de catégories et de procédés interprétatifs (Cicourel, 1972) qui manifeste
l’intériorisation d’un ou plusieurs « univers de croyance » concernant la structure
sociale en général et les divers domaines de la pratique sociale (familial, scolaire,
professionnel, relationnel...) en particulier. Rappelons que, pour les sociologues
cognitivistes, la parole met en jeu des dispositifs de catégorisation et des procédés
interprétatifs qui renvoient à des univers logiques qui structurent les identités narra-
tives.
Dans la mesure où l’expression de cette trajectoire subjective est doublement
contrainte, par les catégories lexicales disponibles et les règles syntaxiques mises en
œuvre d’une part, par le contexte de l’entretien de recherche et les questions du
chercheur d’autre part, on peut faire l’hypothèse que le corpus des entretiens
recueillis et des schèmes construits à partir d’eux permet de dégager, de manière
inductive, des types d’argumentation, des agencements typiques, des configurations
significatives de catégories que nous appelons « formes identitaires ». Le terme
« identité » est utilisé ici dans le sens particulier d’articulation d’un type d’espace
significatif d’investissement de soi et d’une forme de temporalité considérée comme
structurante d’un cycle de vie (Dubar, 1991). Ce sens est très proche de celui
« d’espace-temps générationnel », associé à l’idée de quête (Erickson, 1972) et peut
être considéré comme la synthèse du point de vue « stratégique/culturel » développé
par exemple dans L’identité au travail de Sainsaulieu (1985) et du point de vue
« génétique/structurel » théorisé par exemple dans Le sens pratique de Bourdieu
(1980). Les formes identitaires sont des types-idéaux construits par le chercheur
pour rendre compte de la configuration et de la distributions des schèmes de
discours dégagés par l’analyse précédente. Elles constituent des recatégorisations à
partir des ordres catégoriels dégagés par l’analyse inductive des récits, comparés les
uns aux autres puis regroupés par « agrégation autour d’unités-noyaux » (Grémy et
Le Noan, 1977).
Dans les recherches portant sur les salariés de grandes entreprises privées en
modernisation intensive et sur les jeunes sans diplôme en insertion (Dubar, 1992), de
même que dans la recherche sur les relations des chômeurs de très longue durée avec
les agents de l’ANPE (Demazière, 1992), quatre formes identitaires ont été dégagées
inductivement d’un corpus de schèmes d’entretiens de recherche :
— les identités d’entreprise concernent des récits combinant mobilisation au
travail, désirs de promotion interne (« monter ») et croyances dans la coopération
(priorité aux savoirs d’organisation) ;
— les identités de réseau caractérisent des récits mêlant individualisme, antici-
pations de mobilité externe (« sociale »), et croyances dans les vertus de l’autonomie
et du diplôme (priorité aux savoirs théoriques, généraux) ;
— les identités catégorielles sous-tendent des récits valorisant la spécialisation,
se projetant dans des filières de « métier » jugées dévalorisées (« bloquées »), et
scandés par des conflits (priorité aux savoirs techniques) ;
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Cette dernière partie restera surtout programmatique car peu de recherches sont
parvenues, de manière convaincante, à relier les deux démarches précédentes sans
instrumentaliser l’une à la logique de l’autre. Des tentatives existent, reliant des
analyses statistiques de « parcours typiques » avec des données d’entretiens biogra-
phiques regroupées selon des « formes typiques » (Dubar et alii, 1987, Nicole-Dran-
court, 1990, Demazière, 1992) mais l’articulation des deux analyses reste souvent
problématique : ou bien l’analyse statistique préalable ne sert qu’à sélectionner un
petit échantillon de cas dont la présentation d’entretiens constitue ensuite l’essentiel
des résultats (logique de la restitution), ou bien les entretiens ne servent qu’à exem-
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plifier des types obtenus par l’analyse statistique purement nominaliste (logique de
l’illustration). La mise en relation des schèmes discursifs de récits biographiques
avec des processus structurels de détermination sociale reste un exercice largement
virtuel...
Cette insuffisance empirique n’empêche pas certains écrits théoriques de postuler
une étroite correspondance, voire une stricte dépendance causale, entre les « formes
de discours » rattachées à des systèmes d’opinions, d’attitudes ou de dispositions et
les « trajectoires objectives » les plus typiques. Or, il s’agit tout au plus
d’hypothèses simplificatrices qui doivent être soumises à des observations
empiriques susceptibles, sinon de les « valider », au moins de les rendre crédibles.
Pour que cette crédibilité soit fondée, il faut que les données quantitatives
permettant la déterminations des « trajectoires objectives » et les données
qualitatives générant la production de récits typiques de parcours biographiques,
c’est à dire de « trajectoires subjectives », soit à la fois comparables et produites de
façon autonome. Pour être comparables, il faut que les « classes de trajectoires
objectives » soit interprétables de façon compréhensive et que les « discours
typiques » portent bien sur la compréhension du sens de la « biographie sociale »
des sujets (cette notion renvoie, au point de vue sociologique, à une biographie
singulière mais aussi à l’interprétation biographique d’une « trajectoire sociale
objective »). Pour que la confrontation soit effective, il faut aussi que les
regroupements des « récits » (ou de leurs schèmes) n’utilisent pas les catégories
issues de l’analyse statistique ; sinon on ne retrouve, dans l’analyse du « qualitatif »,
que ce qu’on n’y avait mis à partir du « quantitatif » (c’est la posture « illustrative »
si fréquente dans l’utilisation des entretiens en sociologie...).Il faut aussi que les
données d’entretien soient analysées et condensées en schèmes mettant en évidence
des « ordres catégoriels » qui puissent être confrontés aux classes des nomenclatures
statistiques, et pas simplement retranscrites et fournies telles quelles à la sagacité du
lecteur (c’est la posture « restitutive » presqu’aussi fréquente que la précédente).
On voit mieux les difficultés de l’opération. Ainsi la tentation d’associer les
quatre grands types de trajectoires « objectives » (cf. § 2) aux quatre « formes iden-
titaires » (cf. § 3) se heurte-t-elle à de nombreuses objections méthodologiques
concernant les modes de production de ces concepts typologiques et leurs
dépendances à l’égard des contextes de recherche. Il semble bien que les quelques
tentatives faites pour mettre en relation la distribution statistique d’échantillons
d’individus selon leur « forme identitaire dominante », (c’est à dire, en fait, la forme
à laquelle on peut rattacher leur discours tenu dans des circonstances données et
donc contingentes) et leur « classe de trajectoire » statistiquement repérée à l’aide
d’indicateurs considérés comme « objectifs », ne fassent pas apparaître de très fortes
corrélations (Dubar, 1992, Demazière, 1992). Si les « identités de hors-travail »,
associées à des « menaces d’exclusion », semblent plus souvent le fait d’individus
ayant des trajectoires de descente sociale ou de rigidité socio-professionnelle (mais
aussi d’ouvriers âgés sans diplôme) et les « identités de réseau » le fait de personnes
ayant des trajectoires de « contre-mobilité « (mais aussi des jeunes diplômés se
jugeant professionnellement déclassés), il ne semble pas possible de conclure à une
détermination forte des trajectoires « objectives » sur les « formes identitaires »
associées à des formes de discours biographique exprimant des « trajectoires subjec-
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tives ». Mais, sur ce point, il faut être très prudent : les recherches ne permettant pas
de trancher de manière convaincante.
L’un des problèmes les plus épineux est celui du double passage de la trajectoire
« objective » dans un champ déterminé (professionnel, éducatif, familial...) à la
« trajectoire sociale globale » d’une part et de la forme identitaire à laquelle on peut
rattacher un récit spécialisé (professionnel, éducatif, familial...) à une « forme iden-
titaire générale » qui concernerait tous les champs. Peut-on résumer, dans les socié-
tés contemporaines, l’appartenance d’un individu à un moment donné à une position
unique sur une « échelle sociale » ? Peut-on catégoriser un discours biographique
par une configuration unique d’appréciations sur sa « biographie sociale » ? La
« sociologie de la configuration » prônée par Norbert Elias comme définition
spécifique de la discipline (1991b), impliquant « la prise en compte simultanée des
structures institutionnelles et de l’expérience vécue qu’ont les individus de ces
structures » (trad. 1991a), ne reste-t-elle pas essentiellement un projet théorique ? Ne
suppose-t-elle pas une distanciation historique qui implique de reconstituer ex post
l’expérience subjective à partir de traces hétérogènes en choisissant une « biographie
exemplaire » (1991c) à la lumière de ce que les travaux historiques ont reconstitué
de l’époque ? On voit bien la difficulté que l’on rencontre pour concilier la distance
nécessaire à la construction de « trajectoires objectives » avec la proximité inhérente
à la reconstitution de « trajectoires subjectives ». Il n’est pas étonnant que ces deux
points de vue soient rarement mis en œuvre, de manière rigoureuse, dans la même
recherche.
Un dernier problème particulièrement délicat est de saisir la dynamique des
« formes identitaires » : à la fois les processus de conversion d’une forme dans une
autre et les transformations internes, dans le temps, de chacune des formes, en la
confrontant aux changements institutionnels. Il n’y a, pour ce faire, me semble-t-il,
qu’une seule voie : le « vrai » longitudinal (distinct du rétrospectif) consistant à
« suivre » des populations, régulièrement sollicitées à « se raconter », dans des insti-
tutions que l’on puisse observer dans le temps. Ainsi présentée, l’analyse des trajec-
toires rejoint le travail des historiens et leur confrontation nécessaire de plusieurs
temporalités, à l’aide de concepts typologiques (Passeron, 1991) qui concernent
aussi bien des « figures individuelles » (l’entrepreneur protestant ou l’expert de
Weber, le bourgeois de Sombart, l’Affluent Worker de Goldthorpe et alii) que des
types de fonctionnements et de catégories institutionnels (la bureaucratie webe-
rienne, la grande entreprise compétitive de Goldthorpe...). L’art de rendre compré-
hensibles les relations entre ces temporalités est une ressource rare que les socio-
logues ne peuvent ignorer et qui exige la confrontation de données différentes.
Si l’on prend très au sérieux les exigences empiriques de la sociologie et si l’on
se refuse à privilégier les catégories « officielles » et « instituées » sur les catégories
« langagières » et « instituantes », il n’y a pas d’autres voies pour avancer dans
l’élucidation de la dynamique sociale que de mettre en relation des analyses objecti-
vantes des « mouvements de mobilité », saisis au niveau « macro » des statistiques
et permettant de reconstruire des « trajectoires objectives », avec des analyses
compréhensives des « formes de discours biographiques », saisies au niveau
« micro » qui sont à la fois des expressions personnelles de « mondes vécus », des
« espaces de référence » et des « temporalités subjectives » que nous avons appelés,
faute de mieux, « formes identitaires », et qui sont proches de la notion de
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EN GUISE DE CONCLUSION
La distinction initiale des deux faces des processus identitaires dont Kaufmann
proposait un approfondissement conceptuel s’est avérée féconde pour maintenir une
autonomie, mais revendiquer une articulation entre deux démarches aussi impor-
tantes que différentes : celle qui permet d’éclairer la manière dont les « cadres
sociaux d’identification » (traduits en catégories statistiques et en concepts opéra-
toires qui permettent d’analyser les « trajectoires objectives ») conditionnent les
parcours individuels ; et celle qui s’oblige à comprendre les discours biographiques
comme des « processus identitaires individuels » par lesquels les croyances et les
pratiques des membres d’une société contribuent à inventer de nouvelles catégories,
modifier les anciennes et reconfigurer en permanence les « cadres de socialisation »
eux-mêmes. Ce qui veut dire que les « formes identitaires » ne peuvent être considé-
rées comme des formes stables qui pré-existeraient aux dynamiques sociales qui les
construisent. Elles ne sont que des outils d’analyse, des formes provisoires d’intel-
ligibilité que le sociologue construit pour « rendre compte de la façon dont les
membres rendent compte de leurs pratiques » (Garfinkel, 1967).
Le terme « identité » est-il vraiment nécessaire pour cela ? Ne possède-t-il pas le
risque permanent d’une dérive essentialiste l’associant à des « types de personna-
lité », à des « formes stables de parcours » actualisant une détermination initiale
(qu’elle soit d’origine biologique, culturelle ou mystique...) ? C’est possible. Son
intérêt est en fait d’ordre problématique et programmatique : mettre l’accent sur la
question des relations entre ces deux processus relevant de démarches de recherche
différentes que sont les processus biographiques individuels et les dynamiques insti-
tutionnelles collectives (« historiques ») qui maintiennent et font évoluer les catégo-
ries sociales en encadrant les formes de mobilité. Ces relations me semblent incon-
tournables tant les discours biographiques utilisent nécessairement des catégories
linguistiques liées à des catégorisations sociales et tant les dynamiques institution-
nelles passent par des individus aux biographies déterminées. Il n’en reste pas moins
que de nombreux obstacles de méthode et de terminologie demeurent qui ne pour-
ront être surmontés facilement. Est-ce une raison pour renoncer ?
Claude DUBAR
PRINTEMPS(Professions/Institutions/Temporalités)
UFR de Saint-Quentin en Yvelines
47, boulevard Vauban – 78047 GUYANCOURT
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REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES
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