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20. Au-delà du salariat ou en deçà de l’emploi ?


L’institutionnalisation du précariat
Robert Castel
Dans Repenser la solidarité (2007), pages 415 à 433

Chapitre

L ’emploi stable et protégé a constitué le socle principal de la construction de la


solidarité dans la société salariale. C’est sur la base de l’appartenance
professionnelle que se sont montés les systèmes de protection pour mutualiser la
1

prise en charge des risques sociaux. Une typologie devenue classique a qualifié de
« corporatiste-conservateur » ce modèle qui en France (mais aussi en Allemagne et
dans d’autres pays d’Europe occidentale) fait dépendre les principales protections
garanties aux citoyens de la place qu’ils occupent dans la hiérarchie de la division
sociale du travail (Esping-Andersen, 1999). Dans cette configuration, les prestations
sociales sont faiblement redistributrices et fortement inégalitaires puisqu’elles
reflètent largement la hiérarchie salariale. Mais elles sont en même temps fortement
protectrices et leur interprétation en termes de « corporatiste-conservatrice » devrait
ajouter que si la solidarité s’exerce d’abord au sein de la « corporation », l’ensemble
des salariés sont néanmoins assurés et protégés par les régulations générales du droit
du travail et de la protection contre les risques sociaux. Dans cette structure, la
protection sociale se déploie sur la base d’un continuum différencié de positions.
Différencié, parce que la solidarité y est construite à partir de la catégorie
socioprofessionnelle, et que les diverses catégories socioprofessionnelles portent des
caractéristiques très différentes. Mais continuum quand même, parce que toutes les
catégories de salariés, des plus basses (niveau SMIC) aux plus élevées (cadres
supérieurs) bénéficient des mêmes prérogatives sur le plan du droit et que l’État, en

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dernière instance, garantit la synchronisation de cette pyramide d’emplois. En


principe et dans la mesure où ce système fonctionne, aucune catégorie n’est exclue
de l’accès à un minimum de ressources et de droits nécessaires pour assurer son
indépendance sociale. Pour tous les salariés et quelle que soit la position qu’ils
occupent dans la hiérarchie socioprofessionnelle, le statut de l’emploi forme la base de
l’économie de la solidarité [1]. La solidarité est une composante de la citoyenneté
sociale inscrite dans le statut de l’emploi.

C’est à partir de ce cadre que je voudrais situer la réflexion proposée sur un « au-delà 2
du salariat ». Pour ce faire, il faut rectifier cette formulation qui risque d’induire un
contresens sur le devenir du salariat. On ne peut pas dire que nous sommes, ni même
sans doute que nous allons vers un « au-delà du salariat ». Nous ne sortons pas du
salariat parce que le salariat demeure la forme largement dominante de
l’organisation du travail (de l’ordre de 90 % de la population active en France) et que
l’on n’observe pas de baisse significative de cette proportion [2]. Par contre, on
observe une transformation profonde de la condition salariale. Le salariat apparaît
de moins en moins structuré par cette configuration spécifique de la relation
salariale par laquelle, en contrepartie du rapport contractuel à travers lequel il met sa
capacité de travail à la disposition d’un employeur, le salarié bénéficie de toutes les
prérogatives du droit du travail et de la protection sociale.

Soit donc la double donnée massive qui me paraît être au cœur de la conjoncture 3
actuelle. D’une part, le salariat est toujours la forme dominante de l’organisation du
travail dans notre société et les discours sur la sortie du salariat n’ont aucune
consistance (pour ne rien dire des proclamations sur la sortie ou sur la fin du travail).
Mais d’autre part et en même temps, l’emploi classique est de moins en moins la
forme dominante de la structuration du salariat, en entendant par emploi classique
la figure qu’il a prise dans la société salariale : un emploi à plein temps, programmé
pour durer (contrat à durée indéterminée) et encadré par le droit du travail et par la
protection sociale. Autrement dit, nous n’allons pas vers un « au-delà du salariat »,
mais nous nous déplaçons sans doute vers un au-delà, ou un en deçà, de la forme
quasi hégémonique de la relation salariale moderne qui s’était construite sous le
capitalisme industriel [3].

Je voudrais tirer les implications qui découlent de ce constat. S’il est vrai que l’on 4
observe un tel glissement dans le contenu que recouvre la notion d’emploi, peut-être
faut-il commencer à se demander si ce n’est pas la conception même de l’emploi qui
se transforme profondément, ainsi que la relation entre emploi et non-emploi.
Pouvons-nous continuer à opposer plein-emploi et chômage, emploi au sens plein du
terme et formes « a-typiques » d’emplois, emploi et « petits boulots », condition
salariale et précariat ? L’hypothèse proposée est que l’on assiste à un glissement de

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l’emploi classique vers des formes d’activités en deçà de l’emploi et qui pourrait
déboucher à la limite sur une société de pleine activité toute différente d’une société
de plein-emploi. Ce mouvement dessinerait une sortie de la société salariale qui ne
serait pas pour autant une sortie du salariat, car la plupart de ces activités pourraient
demeurer salariées, mais elles perdraient des prérogatives essentielles qui avaient été
rattachées à l’emploi et lui donnaient un statut. Ce qui ne manquerait pas de poser de
redoutables problèmes pour « repenser la solidarité » dans un paysage aussi différent
de celui dans lequel les principales solidarités s’étaient constituées dans la société
salariale sur la base du statut de l’emploi.

Du salariat au précariat

Partons d’un constat sur lequel à peu près tout le monde s’accordera sans doute. On 5
observe aujourd’hui une perte d’hégémonie de cet emploi « classique » dont la
position commence à se dégrader dans les années 1970. Cette prise de conscience
s’est faite progressivement avec le développement de deux transformations décisives
dans le monde du travail, l’installation d’un chômage de masse et la précarisation
croissante des relations de travail.

– Il y a un chômage de masse qui affecte depuis plus de vingt ans environ un dixième 6
de la population active. Cette proportion a pu varier quelque peu au-delà ou en deçà
de ce seuil en fonction de la conjoncture. Mais le fait décisif paraît être l’existence
apparemment incompressible d’une population hors travail qui se compte par
millions, en dépit des multiples tentatives déployées au niveau des politiques de
l’emploi et du traitement social du chômage, et en dépit aussi des alternances
politiques.

– Parallèlement on a assisté au gonflement des formes dites « a-typiques » d’emplois 7


à durée limitée (CDD), missions d’intérim, travail à temps partiel. Actuellement plus
de 74 % des nouveaux contrats de travail passés dans l’année se font sous une de ces
formes « a-typiques ». D’où la multiplication des situations caractérisées par des
alternances entre deux emplois, la succession de périodes d’activités et d’inactivité
surtout pour les jeunes entrant sur le marché du travail. On peut appeler précarité
ces rapports plus labiles au travail qui contrastent avec la stabilité et la consistance
du rapport classique à l’emploi [4]. Mais peut-être faut-il aller au-delà de ce qui
commence à faire figure d’évidence et interroger plus avant la relation qui existe
aujourd’hui entre emploi et chômage d’une part, et entre stabilité et précarité de
l’emploi d’autre part.

Par rapport au chômage, il faut rappeler que le chômage au sens moderne du mot a 8

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été défini et se pense, explicitement ou implicitement, sur l’horizon du plein emploi.


Christian Topalov a bien montré que notre conception du chômage qui se constitue
dans les pays industrialisés entre la fin du XIXe siècle et le début du XXe siècle
suppose la réunion d’un certain nombre de conditions précises, et en particulier une
définition rigoureuse de la population active et une nomenclature de métiers
répertoriés correspondant à des exigences de qualification et durée qui ne sont pas
celles de n’importe quelle activité. Par exemple un chiffonnier ou un travailleur
occasionnel ne font pas à proprement parler partie de la population active et
lorsqu’ils ne travaillent pas, ce ne sont pas des chômeurs (Topalov, 1994) [5]. Le
chômage est ainsi la conséquence d’un déficit entre l’offre et la demande d’emploi
dans le cadre strictement défini de l’ensemble des emplois, et le chômeur est un
« demandeur d’emploi » en attente de trouver une place dans la nomenclature des
emplois qui existent ou qui se créent. Lorsque l’attente se prolonge, on parle de
« crise » entendue comme un désajustement plus ou moins grave entre l’offre et la
demande d’emploi sur le marché du travail. Mais la gravité de ces situations de non-
emploi ne remet pas en question la complémentarité entre chômage et emploi.

Je fais l’hypothèse qu’il pourrait y avoir aujourd’hui des formes de non-emploi qui ne 9
seraient pas exactement du chômage, en ce sens qu’il y aurait des demandeurs
d’emploi qui ne seraient pas susceptibles de trouver un emploi. Ils seraient dans le
non-emploi plutôt que dans le chômage parce qu’il y aurait un manque d’emplois qui
ne serait pas susceptible d’être résorbé. Tout se passe en effet comme si le nouveau
régime du capitalisme s’avérait incapable d’assurer le plein-emploi, comme le montre
l’existence de ce chômage de masse apparemment incompressible et le fait aussi que
même lorsque création d’emplois il y a il ne s’agit pas d’emplois de régime commun
mais d’emplois « a-typiques » [6]. Pour le dire autrement, dans la conjoncture actuelle
et toutes choses égales par ailleurs, on ne pourrait combattre le chômage par le
retour à l’emploi sous sa forme classique. Il y aurait ainsi un non-emploi qui ne
relèverait pas de la forme classique de sortie du chômage consistant à rétablir
l’équilibre entre l’offre et la demande d’emploi.

Dans la même logique, il faudrait réinterroger ce que l’on entend par précarité de 10
l’emploi. Elle est communément pensée par opposition à la stabilité de l’emploi
commes le montre l’expression de « formes a-typiques d’emplois » qui souligne un
déficit par rapport au CDI conçu comme la forme canonique du contrat de travail.
Mais cette lecture pourrait ne plus être adaptée à la situation actuelle s’il est vrai que
la dynamique profonde des transformations de l’emploi va dans le sens de leur
expansion. Expansion encore limitée car ces contrats de travail restent très
minoritaires en termes de stocks (13 % des emplois aujourd’hui, contre 3 % en 1970).
Mais en termes de flux, c’est-à-dire d’entrée sur le marché du travail, ils sont au

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contraire prépondérants (plus de 70 % des nouveaux contrats de travail


actuellement). Si cette dynamique se poursuivait, l’instabilité de l’emploi
remplacerait bientôt la stabilité de l’emploi comme le régime de croisière de
l’organisation du travail. Il n’y aurait alors guère de sens à nommer « a-typiques » des
formes d’emploi désormais majoritaires.

Il y a sans doute plus grave. Ces formes dites « a-typiques » ne représentent elles- 11
mêmes que des cas particuliers, en quelque sorte eux-mêmes « classiques », des
dérogations par rapport à l’emploi canonique. Elles sont d’ailleurs parfaitement
reconnues et assez bien protégées par le droit du travail. Cependant il faut les
replacer dans le champ, lui aussi en expansion, de contrats de travail encore plus à
distance de l’emploi classique. Ainsi les dispositifs mis en place depuis le « pacte pour
l’emploi des jeunes » initié par Raymond Barre en 1977. Ils se sont multipliés depuis à
travers des réalisations comme les TUC (travaux d’utilité collective) ou les CES
(contrats emploi-solidarité), pour ne nommer que les plus connus. On en a compté
environ trente-cinq dont il serait fastidieux de faire l’inventaire, d’autant que la
plupart ont disparu, mais aussitôt remplacés par d’autres. Aujourd’hui, ils sont
actualisés dans le volet emploi de la loi de cohésion sociale votée en 2005 et
concernent à la fois le secteur marchand et le secteur non marchand : contrats
d’avenir, contrats d’accompagnement dans l’emploi, contrats d’apprentissage,
contrats de professionnalisation, contrats jeunes en entreprises, contrats d’initiative
emploi, revenu minimum d’activité… Programmés pour la plupart sur cinq ans, ils
devraient concerner entre deux et trois millions de personnes.

À cette nébuleuse, il faudrait associer la foule mal explorée des stages. Gratuits ou 12
faiblement rémunérés, ils oscillent du stage bidon à l’emploi déguisé et concernent
environ 800 000 jeunes (Collectif Génération précaire, 2006). Mais il faudrait
également prendre en compte une bonne part des emplois récemment relancés par le
« plan de développement des services à la personne » du ministre de la Cohésion
sociale. On dit communément de ces services qu’ils représentent un inépuisable
« gisement d’emplois », ce qui n’est pas faux à condition d’ajouter qu’il s’agit
fréquemment d’activités faiblement qualifiées et à temps partiel, un prestataire (ou
le plus souvent une prestataire) distribuant des services de quelques heures à
plusieurs personnes.

Mentionnons encore le développement des situations précaires dans le secteur 13


public qui passe généralement pour incarner la stabilité de l’emploi. Pourtant en
2002, 16 % des salariés du public relevaient d’un contrat court, contre 12 % des
salariés du privé, et c’est dans le secteur public que leur proportion a le plus
augmenté depuis 1990, passant de 11 % à 16 %, contre 9 % et 12 % dans le secteur privé
(Favre, 2006). Ces situations sont extrêmement hétérogènes, CDD, auxiliaires,

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diverses sortes de vacataires et d’emplois aidés, mais elles sont fortement marquées
par la précarité : seulement 24 % de bénéficiaires d’un contrat court en 2000 se
retrouvaient en CDI un an plus tard.

Enfin (mais je risque de ne pas être exhaustif), il faudrait inscrire dans ce panorama 14
ces deux initiatives récentes que représente l’instauration du contrat nouvelle
embauche (CNE) et du contrat première embauche (CPE). Ces contrats sont
dérogatoires au droit du travail en donnant à l’employeur un pouvoir quasi absolu
dans les procédures, ou plutôt par l’absence de procédures de licenciement. Là aussi
ces nouveaux contrats prennent place dans une longue série de mesures qui
restreignent progressivement les garanties du droit du travail (Droit social, 2005).
L’ampleur inattendue de la mobilisation contre la dernière en date de ces mesures, le
CPE, a contraint comme on le sait le gouvernement à la rapporter. Comme la goutte
d’eau qui fait déborder le vase, elle a été le révélateur d’une prise de conscience de la
profondeur et de la gravité d’un processus de précarisation depuis longtemps à
l’œuvre dans le champ du travail.

Car c’est bien de cela en dernière analyse qu’il s’agit. Certes, la plupart de ces mesures 15
sont à chaque fois présentées comme provisoires et destinées à servir de transition
dans un parcours devant mener à « l’emploi durable », comme on dit toujours. Mais
l’expérience de ceux qui empreintent ces parcours est souvent toute différente. À la
place d’une transition vers l’emploi durable, on observe fréquemment le passage d’un
stage à un autre stage, ou d’un contrat aidé vers un autre contrat aidé ou un emploi à
durée limitée, avec entre-temps des périodes plus ou moins longues d’inactivité,
supportées par un peu d’aide sociale, un peu d’aide familiale lorsqu’elle existe, et
parfois aussi quelques activités délinquantes. On assiste ainsi à une installation dans
ces activités censées être provisoires et qui deviennent, si ce n’est permanentes, tout
au moins elles-mêmes à durée indéterminée.

De sorte qu’il faudrait sans doute aussi reconsidérer ce que l’on doit entendre 16
aujourd’hui par précarité. De même que vers la fin des années 1970 la montée d’un
chômage de masse a d’abord été pensée comme un moment de crise dont on allait
sortir à plus ou moins long terme, les premiers développements de la précarité ont
eux aussi été le plus souvent considérés comme un mauvais moment à passer dont
on devait pouvoir « s’en sortir » en faisant preuve d’un peu de patience. On a même
pu entendre des éloges de cette précarité interprétée, pour les jeunes surtout, comme
des occasions de multiplier les expériences et d’enrichir leur background
professionnel. Mais aujourd’hui la précarité s’installe en même temps qu’elle se
développe. Elle devient ainsi une condition en quelque sorte « normale » de
l’organisation du travail avec ses caractéristiques propres, et son propre régime
d’existence. De même que l’on parle de condition salariale (caractérisée par le statut

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de l’emploi de la société salariale), il faudrait parler de condition précaire entendue


comme un registre propre d’existence du salariat. Une précarité permanente qui
n’aurait plus rien d’exceptionnel ou de provisoire. On pourrait appeler « le précariat »
cette condition sous laquelle la précarité devient un registre propre de l’organisation
du travail.

Sortir du non-emploi par le sous-emploi ?

Je propose de rapprocher les deux propositions que je viens d’avancer : 17

1. Il y a du non-emploi de masse qui n’est plus exactement du chômage mais


plutôt un déficit d’emplois ne permettant plus de considérer l’ensemble des
chômeurs comme des demandeurs d’emploi en situation de vacance plus ou
moins longue par rapport à l’emploi.
2. On assiste parallèlement à l’institutionnalisation de conditions de travail qui
demeurent le plus souvent des activités salariées, mais qui ne s’inscrivent plus
complètement dans les cadres d’une condition salariale à part entière. Elles
dérogent sur un ou plusieurs points par rapport aux garanties du statut de
l’emploi quant à la durée, et/ou à la rémunération, et/ou au droit du travail,
et/ou à la protection sociale. Comme cas limite d’une situation
particulièrement dégradée, on peut évoquer le Revenu minimum d’activité
(RMA) institué par une loi de décembre 2003 portant réforme du RMI et repris
dans la loi de cohésion sociale de 2005. Il concerne des allocataires du RMI
auxquels est proposé ou imposé un contrat de travail d’une durée de 6 mois
renouvelable deux fois pour 20 heures de travail hebdomadaires payées au
SMIC. La rémunération comprend l’allocation du RMI payée par l’argent public,
complétée par une contribution de l’employeur pour atteindre le SMIG horaire.
Les droits sociaux attachés au salariat (allocation chômage, droit à la retraite)
sont établis sur cette part restreinte versée par l’employeur, de l’ordre de 130
euros par mois. Si l’on a mauvais esprit, on peut calculer qu’il faudrait travailler
ainsi 160 ans pour s’ouvrir un droit complet à la retraite.

À ces deux données – l’existence d’un non-emploi apparemment incompressible et 18


l’institutionnalisation de formes de sous-emploi –, il faut en ajouter une troisième
pour reconfigurer l’état actuel du marché du travail. On assiste en effet depuis
quelques années à une extraordinaire pression, pour ne pas dire à un chantage, afin
de pousser tout le monde au travail. Les discours sur la fin du travail et même sur le
partage du travail, pourtant si proches dans le temps, sont maintenant bien loin dans
les esprits. La polémique autour des lois Aubry sur la réduction du temps de travail

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en particulier a donné lieu à une étonnante succession de diatribes contre ces


dispositions accusées de mener la France à la ruine et d’installer nos concitoyens
dans l’oisiveté. « La France ne doit pas être un parc de loisirs », assénait pendant l’été
2004 le Premier ministre Jean-Pierre Raffarin, au sein d’un concert de nombreuses
autres déclarations exprimant l’orientation politique actuellement dominante en
France. Parallèlement, on culpabilise de plus en plus les chômeurs soupçonnés de ne
pas vouloir travailler (les « chômeurs volontaires »), et on accuse les bénéficiaires de
l’aide sociale comme les allocataires du RMI de vivre aux crochets des deniers publics
et des efforts de ceux qui ont le courage de gagner leur vie.

Ces pressions seraient aberrantes dans une conjoncture dominée par un non-emploi 19
de masse si on ne comprenait pas qu’elles visent à promouvoir une société de pleine
activité qui n’aurait plus à être une société de plein-emploi. Une « société active »,
comme le préconise également l’OCDE : tout le monde doit travailler, le fait de ne pas
travailler représente le mal social radical. Il faut donc ouvrir le champ des activités,
exploiter de nouveaux « gisements d’emplois », mais qui ne peuvent évidemment pas
tous être structurés comme des emplois classiques. De ce point de vue, les pressions
morales, la culpabilisation des inactifs, le renforcement des contrôles et des
contraintes sur tous ceux et toutes celles qui sont hors travail sont non seulement
utiles mais indispensables. Des mesures coercitives sont d’autant plus requises que
beaucoup de ces activités sont peu attractives, faiblement rémunérées, mal protégées
par le droit du travail et mal assurées par la protection sociale. Elles proposent
souvent des tâches que personne ne souhaiterait accomplir et n’accepterait de faire
s’il était possible de s’y dérober. On se rapproche ainsi de situations comme celles du
prolétariat des débuts de l’industrialisation, et même de situations plus anciennes
dans les sociétés préindustrielles dans lesquelles, pour le bas peuple, la forme
dominante d’organisation du travail a été le travail forcé sous de multiples figures
(Castel, 1995). Si le marché du travail ne peut plus s’en remettre à la loi économique
de l’offre et de la demande pour assurer le plein-emploi, il est « normal » que des
contraintes morales fortes s’imposent. Celui qui ne travaille pas devient un « mauvais
pauvre », et cette expression est chargée de siècles de stigmatisation morale et de
traitements socialement coercitifs. On comprend ainsi qu’il puisse y avoir une sorte
d’intérêt contraint à accepter n’importe quel travail pour ne pas devenir un
« mauvais pauvre » – ainsi accepter d’être un « working poor », un travailleur pauvre
mais qui a au moins le mérite de travailler, même si son activité ne lui procure plus
les conditions minimales de son autonomie économique et de son indépendance
sociale.

Il y a ainsi une rationalié dans les stratégies qui se mettent en place actuellement 20
pour institutionnaliser des formes d’activité en deçà de l’emploi classique. S’il y a à la

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fois du non-emploi de masse et une impossibilité de revenir au plein-emploi dans le


cadre des politiques actuelles et d’un fonctionnement du marché que Karl Polanyi
appelait « autorégulé », c’est-à-dire abandonné à sa propre dynamique, la seule
possibilité d’action volontariste consiste à essayer de grignoter la masse du non-
emploi en inventant des formes nouvelles de sous-emploi (Castel, Donzelot, 2005) [7].

Si l’on prend au sérieux le drame que constitue le chômage, ou plutôt le non-emploi 21


de masse, il convient de se garder de condamnations cavalières faciles à porter
lorsque l’on occupe des positions assurées. Devant des vies qui risquent d’être
détruites par l’absence de travail, la question peut se poser de savoir si peu ne vaut
pas mieux que rien du tout, et si des formes dégradées d’emplois ne sont pas d’une
certaine manière désirables et désirées par rapport à l’absence totale d’emploi. C’est à
ceux qui sont placés dans ces situations douloureuses de se déterminer, librement si
c’est possible, l’analyse sociologique ou politique se situant à un autre niveau [8]. Mais
ces analyses ne peuvent que souligner le coût, assez énorme, de ces transformations.
Poussée à son terme, cette subversion du statut de l’emploi conduit à une sortie par le
bas de la société salariale. Comme on l’a rappelé, la société salariale était caractérisée
par une hiérarchie des emplois entre lesquels existaient de fortes inégalités. Mais il y
avait aussi une continuité des droits du travail et de la protection sociale grâce à
laquelle pouvait se construire de la solidarité dans la différence. Le glissement vers
une large gamme d’activités qui sont à des degrés divers en déficit par rapport à
l’emploi risque de casser la structure même d’une « société de semblables ». Dans la
nouvelle structure, on aurait à une extrémité des occupations précaires rétribuées à
la limite de la survie et dérogatoires par rapport aux garanties du droit du travail et
de la protection sociale. À l’autre extrémité, on trouverait les très hauts salaires
correspondant à des occupations très recherchées et prestigieuses et pour lesquelles
la protection sociale, qu’elle y soit rattachée ou non, est plutôt de l’ordre du luxe en
regard de l’ampleur des rémunérations. Pour illustrer la disparité des positions sur
cette gamme, on placerait par exemple à un bout le « bénéficiaire » du RMA qui
travaille pendant six mois renouvelables deux fois pour un demi-SMIG de 545 euros
par mois, et à l’autre bout Zinedine Zidane avec son contrat de travail de plus de 5
millions d’euros au Real de Madrid qui faisait sans doute de lui le plus riche salarié
français (sans compter les émoluments plus élevés encore qu’il tire en vendant son
nom à des publicités).

On voit que cette disparité des situations est toute différente de ce que j’ai appelé le 22
continuum différencié des positions de la société salariale. Elle n’implique cependant
pas que nous soyons nécessairement passés « au-delà du salariat ». La plupart de ces
situations nouvelles peuvent s’inscrire dans un rapport salarial. Mais elles sont
incontestablement en deçà de l’emploi pour les plus basses, et au-delà de l’emploi

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pour les plus hautes. Cependant le plus significatif n’est sans doute pas l’inégalité
entre les revenus, même si on peut la juger exorbitante. C’est plutôt l’érosion du droit
du travail et de la protection sociale, c’est-à-dire du statut de l’emploi que ces
transformations entérinent. Elles promeuvent une remarchandisation du rapport
salarial, qui conduit à la paupérisation pour les perdants et à l’opulence pour les
gagnants dans un jeu qui deviendrait purement concurrentiel.

Avec la subversion de la notion d’emploi, c’est le noyau non marchand de la relation 23


salariale qui s’efface et avec lui la propriété sociale, cette garantie des protections et
des droits sociaux qui avait assuré un minimum d’indépendance économique et
sociale à la grande majorité des salariés. Retour de la loi vers le contrat qui paraît
susceptible de combler, et au-delà peut-être, les vœux du MEDEF. Arriver coûte que
coûte à vendre sa force de travail au prix imposé par l’employeur deviendrait pour le
salarié le seul impératif catégorique régissant le marché du travail redevenu
effectivement un pur marché.

Mobilité, sécurité, solidarité

J’ai essayé de pousser à bout et d’une manière volontairement unilatérale une ligne 24
d’analyse. Elle souligne que l’on assiste, simultanément, à un certain éclatement de la
forme classique de l’emploi et à la multiplication de formes d’activités dont les
prérogatives se situent en deçà du statut de l’emploi de la société salariale. Elle
constate aussi la progression de stratégies politiques d’inspiration libérale qui
entérinent ces transformations, les officialisent et les institutionnalisent en quelque
sorte en leur donnant un statut même dégradé (contrats aidés, CNE). Ces stratégies
font de l’institutionnalisation de la précarité une arme pour mordre sur le non-
emploi de masse. La multiplication de ces activités conduisant à rendre tout le
monde actif à n’importe quel prix et à n’importe quelles conditions pourrait à la
limite résorber complètement le non-emploi en économisant la création d’emplois
« classiques ». Cette dynamique est à l’œuvre à la fois sur le plan des restructurations
actuelles de l’organisation du travail et sur celui des politiques de l’emploi et des
politiques de traitement social du chômage. C’est pourquoi j’ai essayé d’en dégager la
cohérence et d’en souligner la force.

Pour autant, cette dynamique n’est pas (encore ?) hégémonique. Si le statut de 25


l’emploi a perdu la position hautement dominante qui était la sienne dans la société
salariale, il n’est pas pour autant aboli, ni même nécessairement condamné à la
disparition. Certes l’argument qu’il représente encore actuellement la majorité des
emplois ne suffit pas pour garantir son avenir, car on a souligné la force de la

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dynamique qui opère au niveau des premières embauches en rognant sur le stock des
emplois stables. Mais ce processus pourrait être entravé avant d’arriver à son terme,
la dissolution compète de l’emploi à statut, pour au moins deux raisons.

Premièrement, la question reste ouverte de savoir si c’est l’ensemble des emplois qui 26
est pris dans le processus conduisant à leur destruction. La crise de l’emploi a touché
de plein fouet le rapport salarial dit « fordiste » tel qu’il s’est constitué sous le
capitalisme industriel au moment de la prépondérance de la grande industrie avec
une forte homogénéité des tâches, une hiérarchie rigide des disciplines de travail et
un haut niveau de subordination que compensaient les avantages et les droits
accordés aux salariés (le « compromis social » du capitalisme industriel). Ce modèle
de l’emploi est battu en brèche avec les transformations actuelles de l’organisation du
travail dans le sens de l’individualisation des tâches et de l’optimisation de la
rentabilité, avec les exigences de flexibilité, de mobilité, d’adaptabilité, de
polyvalence… qui y sont associées. En ce sens, il est vrai de dire que la structuration
actuelle du travail est dans une large mesure « postfordiste » (bien qu’il subsiste
encore des secteurs soumis à une organisation taylorienne ou néo-talyorienne du
travail). Mais le naufrage du modèle fordiste de l’emploi entraîne-t-il un naufrage
général du statut de l’emploi ? Pour le dire autrement, doit-on assimiler, comme on le
fait en général à la suite de l’école de la régulation, le statut de l’emploi à sa version
« fordiste » ? Dans la société salariale et depuis longtemps, il existe pourtant des
structures d’emplois qui ne paraissent pas réductibles au rapport salarial fordiste
stricto sensu, comme le statut de la fonction publique évidemment, mais aussi des
positions indispensables dans le secteur privé comme celles de cadres, de techniciens
supérieurs et d’opérateurs qualifiés qui bénéficient des régulations fortement
protectrices du statut de l’emploi tout en se pliant aux exigences d’individualisation,
de diversification, de mobilité et de prise de responsabilité que l’on pourrait qualifier
de « postfordistes ». Ce qui voudrait dire qu’une législation sociale qui garantit un
véritable statut de l’emploi n’est pas nécessairement obsolète, parce qu’elle peut être
compatible avec un « postfordisme » bien compris.

Deuxièmement, il est loin d’être évident que l’instabilité totale de l’emploi, avec 27
l’insécurité permanente qui y est associée du côté des travailleurs, soit compatible
avec les exigences bien comprises du nouveau régime du capitalisme, celui-là même
qui impose une mise en concurrence exacerbée et une productivité maximale. Le
nouvel « opérateur », comme on dit aujourd’hui, est censé devoir être de plus en plus
autonome, responsable, capable de participation et de coopération. Il doit être aussi
le plus souvent particulièrement bien formé et qualifié. Ses aptitudes
professionnelles ne sont pas aisément transposables et substituables, moins en tous
les cas qu’elles ne l’étaient dans une organisation standardisée et hiérarchisée du

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travail de type taylorien (Rameaux, 2006). Une certaine stabilité et un minimum de


sécurité, conditions de l’accumulation des expériences et de la transmission des
savoirs professionnels, conditions aussi de la constitution des cultures d’entreprises,
apparaissent ainsi requises au nom même de l’efficacité attendue du « capital
humain ». Même si on reprend cette expression si prisée par les libéraux, le capital
humain n’est pas une donnée intrinsèquement réductible à sa valeur marchande et la
figure du « travailleur jetable » n’est pas la meilleure représentation – en tous les cas,
elle n’est pas la seule – que l’on puisse se faire du salarié des temps à venir. Il semble
d’ailleurs que cette prise de conscience commence à s’imposer, y compris dans
certains milieux managériaux et patronaux (Cohen, 1999). Or ces dimensions non
marchandes de la relation de travail sont celles-là mêmes qui sont inscrites dans le
statut de l’emploi : sécurité professionnelle avec le droit du travail, sécurité sociale
avec la protection sociale.

Ainsi même si, comme je l’ai tenté ici, on donne sa plus grande force à la dynamique 28
qui conduit au démantèlement du statut de l’emploi, deux éventualités demeurent
ouvertes pour anticiper quel pourrait être l’aboutissement ultime du processus. La
première conduit à envisager sa poursuite jusqu’à la recomposition complète du
salariat dans un cadre purement marchand, le contrat de travail se contentant
d’entériner la vente d’une capacité de travail au prix du marché. La seconde
éventualité conduit à parler d’une segmentation croissante du marché du travail. Dès
le début des années 1970 et dans une période de croissance, Michaël Piore et Peter
Doeringer signalaient déjà l’existence d’un « marché externe du travail » soumis à
tous les aléas de la conjoncture et caractérisé par la précarité de l’emploi, la faiblesse
des rémunérations, l’absence totale de sécurité, par opposition au « marché interne »
du travail constitué d’emplois protégés, correctement rémunérés et pourvus de
garanties statutaires (Deoringer et Piore, 1970) [9]. On pourrait interpréter la
conjoncture actuelle comme une aggravation de ce dualisme qui affecte désormais le
« marché interne » lui-même. Les activités relevant du marché secondaire se sont
multipliées, morcelant le salariat (y compris au sein d’une même entreprise, et aussi
par l’intermédiaire de la sous-traitance) en catégories de plus en plus hétérogènes.
Ainsi la segmentation et la précarisation passent-elles également par une
déstabilisation des stables et une dégradation de positions qui paraissaient assurées.
Il en résulte que l’on ne peut plus se représenter la différence entre ces deux
segments du marché du travail comme formant une dualité étanche. La dynamique
qui recompose l’organisation du travail et délite l’emploi stable traverse l’ensemble
des situations de travail, tout en affectant davantage les secteurs les moins qualifiés,
mais en n’épargnant pas les plus qualifiés (Kokoreff, Rodriguez, 2004). Cependant
cette transversalité du processus de dégradation des emplois n’exclut pas que
puissent subsister et même se créer des emplois stables et protégés – surtout s’il est

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vrai que ce type de transformations concerne surtout les relations de travail de type
« fordiste » qui n’impliquent pas mécaniquement la totalité des emplois. Si avancée
que paraisse la dégradation du marché du travail, elle n’autorise pas aujourd’hui à
conclure à la nécessité de la disparition de l’emploi stable.

Si l’objet de la sociologie n’est pas de prophétiser l’avenir mais d’essayer de 29


comprendre le présent, il n’est pas nécessaire de prétendre décider ici laquelle de ces
deux éventualités – la destruction du statut de l’emploi ou son maintien limité à des
secteurs protégés – s’imposera [10]. La seconde me paraît la plus vraisemblable mais
en tout état de cause la situation est assez grave pour qu’elle pose un défi quant à la
façon de repenser les solidarités. Même s’il demeure un socle d’emplois stables, il n’a
plus et aura sans doute de moins en moins la consistance suffisante pour garantir
l’essentiel des protections comme c’était le cas à l’apogée de la société salariale. Sur le
registre financier d’abord, compte tenu du chômage de masse et de la précarisation
du travail (qui tarissent les recettes à la source et augmentent les dépenses sociales à
l’arrivée), l’essentiel de la solidarité ne peut plus être subsidié sur la base des
cotisations du travail [11]. Mais structurellement surtout, le système est profondément
déstabilisé dans la mesure où il reposait sur la participation de l’ensemble du salariat
à la construction de la solidarité (à l’exception d’un segment résiduel représentant le
marché secondaire du travail). Aujourd’hui les populations en situation de non-
emploi ou de sous-emploi ne font plus partie de ce continuum différencié de
positions salariales qui, à la fois, s’assuraient elles-mêmes et contribuaient à assurer
le fonctionnement de l’ensemble du système. Elles ne sont plus les agents de la
construction des solidarités, mais des dépendants en demande d’une prise en
charge [12].

Face à cette conjoncture, l’exigence de maintenir une solidarité étendue devrait 30


passer par la sécurisation de ces situations d’absence de travail ou de travail dégradé.
Est-ce possible ? Depuis quelques années, face au constat que la permanence de
l’emploi ne constituait plus un support suffisant pour assurer les protections du
travail, de nombreuses réflexions et propositions sont apparues visant à transposer
sur la personne du travailleur les droits lui garantissant un minimum de sécurité :
« statut de l’actif « (Gaudu, 1995), « état professionnel des personnes » (Supiot, 1999),
« sécurité sociale professionnelle » [13], (Le Duigou, 2002), « sécurisation des
trajectoires professionnelles » [14] (Gazier, 2003)… L’objectif de ces propositions
congruentes est de rendre compatibles mobilité (ou flexibilité) et sécurité [15]. Une
permanence des droits subsisterait à travers la discontinuité des parcours
professionnels pendant les périodes de pertes d’emploi, d’alternance entre deux
emplois, de formation pour être apte à occuper un nouvel emploi (dans cette
perspective, la place de la formation est essentielle). Une forme de solidarité serait

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ainsi assurée, même lorsque le travailleur n’est plus pris dans les systèmes de
protection collectives construits sur la base de la permanence de l’emploi.

« Donner un statut au travailleur mobile » (Supiot, 1999) constituerait sans doute le 31


nouveau compromis social, différent de celui du capitalisme industriel, entre les
intérêts d’un marché devenu de plus en plus concurrentiel et volatil, et les intérêts
des travailleurs mesurés en termes de sécurité et de protections. Il ne s’agit pas pour
autant d’un ensemble de propositions qu’il suffirait d’appliquer et d’énormes
questions restent ouvertes. Ainsi, comment pourraient être approvisionnés
(financés), administrés et garantis ces nouveaux droits pour leur permettre d’assurer
une sécurisation effective, non seulement des situations de travail, mais aussi des
activités précaires et du non-travail (chômage) [16]. Ce redéploiement des droits et des
protections du travail devrait-il concerner essentiellement les « zones grises » de
l’emploi, c’est-à-dire la nébuleuse en expansion des activités en deçà de l’emploi
classique, ou refonder complètement l’ensemble des droits et des protections du
travail, y compris pour ceux qui ont actuellement un emploi stable [17].

On pourrait ajouter d’autres questions embarrassantes, tout en avouant qu’il n’est 32


pas possible de leur improviser des réponses. Il n’est pourtant pas vain de les poser
car elles permettent de prendre la mesure du défi que nous avons à affronter pour
repenser ce que pourrait être la solidarité au XXIe siècle. Si l’on veut en maintenir
une conception exigeante, elle devrait s’appuyer sur des dispositifs susceptibles de
resécuriser les situations de travail. En effet, une véritable solidarité assurant une
interdépendance « organique » entre les membres de la société exige que tous soient
pourvus de ce minimum de ressources et de droits communs qui constituent leur
citoyenneté sociale et que l’on pourrait appeler une sécurité sociale minimale garantie,
comme on parle d’un salaire minimal garanti. La consolidation de l’ensemble des
situations de travail afin qu’elles puissent assurer les protections de base est la voie
royale, bien qu’escarpée, pour y parvenir. Autrement il faudrait se résigner à une
conception dégradée de la solidarité (« dépenses de solidarité ») qui consiste à
prodiguer des secours aux catégories les plus démunies. La différence est que, dans le
premier cas de figure, on est dans une société où tout le monde est citoyen à part
entière, tandis que dans le second la population est clivée entre ceux qui assurent
leur indépendance sociale par leur travail ou par leur patrimoine, et une nébuleuse
d’assistés en situation de dépendance parce qu’ils ne peuvent pas à partir de leur
travail acquérir les conditions de cette indépendance, et qu’ils n’ont pas d’autres
ressources pour y parvenir.

Notes

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[1] Il existe bien entendu des statuts différents de l’emploi, ainsi entre la fonction
publique et le secteur privé. Néanmoins tous les emplois bénéficient de garanties
statutaires, le contrat de travail est encastré dans les régulations juridiques du
droit du travail et de la protection sociale. Sur ce point voir aussi, Supiot, 1994.

[2] À l’étranger, la situation est plus contrastée puisque dans certains pays, en
particulier en Amérique du Nord, il se produit une croissance du travail
« indépendant » ou « autonome ». Mais à l’inverse et pour la majorité de la
population de la planète, l’entrée dans la dynamique de la mondialisation se traduit
par une salarisation massive des activités agricoles et artisanales traditionnelles.
En France même, le processus de salarisation est toujours à l’œuvre dans les
professions haut de gamme comme les médecins, les architectes, les avocats,
diverses catégories d’experts…

[3] Ce que l’on appelle aussi fréquemment, à la suite des travaux de l’école de la
régulation, le rapport salarial « fordiste ». Mais j’évite cette expression car elle me
paraît trop restrictive pour des raisons que je dirai plus loin. J’entends donc par
emploi « classique » le contrat de travail inscrit dans un statut social donné par le
droit du travail et la protection sociale.

[4] Christophe Rameaux (Rameaux, 2006) est un des rares analystes à défendre au
contraire une certaine stabilité du rapport à l’emploi qui ne serait pas si différente
de ce qu’elle était avant les années 1970. Il est vrai que le monde du travail ne s’est
jamais globalement caractérisé par sa stabilité. Il y a toujours eu une mobilité
professionnelle importante, y compris en période de quasi-plein-emploi. Ainsi on a
pu calculer que le taux de mobilité de la population active (passage d’un emploi à
un autre emploi, de l’emploi au chômage, du chômage vers l’emploi) était de 12 %
pour l’année 1974. Il est passé à 16,3 en 2001, ce qui pourrait paraître un
accroissement relativement limité (Germe, Monchatre, Pottier, 2003). Ce serait
toutefois oublier de distinguer mobilité contrainte et mobilité choisie. En période de
quasi-plein-emploi, le travailleur peut démissionner de son emploi pour en
chercher un meilleur, tandis que dans la conjoncture actuelle le changement dans
le rapport à l’emploi se traduit le plus souvent par le passage au chômage ou par le
passage du chômage à l’emploi, voire du chômage au chômage après un passage
par l’emploi. Bien que la distinction entre ces deux types de mobilité soit difficile à
mesurer en toute rigueur, les auteurs de l’étude citée peuvent néanmoins conclure
à un « accroissement des mobilités de plus en plus lié à une déstabilisation de
l’emploi » (p. 113).

[5] Le premier ouvrage qui expose avec rigueur la problématique du chômage


moderne (Beveridge, 1909) commence par opérer avec rigueur cette séparation
nécessaire entre les travailleurs permanents ou auxquels il faut imposer la
permanence du travail, et la nébuleuse des pauvres, des vagabonds, des marginaux
vivant d’expédients ou de petits boulots qui seront abandonnés à leur sort ou
relèveront au mieux de l’assistance. Il ne peut pas y avoir de chômage à proprement
parler si on ne commence pas par exclure de la problématique de l’emploi les
populations flottantes qui se situent aux marges du travail.

[6] Selon les enquêtes Emploi de l’INSEE, entre 1993 et 2003, les emplois en CDD ont
augmenté de 60 %, les emplois en intérim de 160 %, et les emplois en CDI de 2 %
seulement.

[7] Ce raisonnement ne vaut évidemment que « toutes choses égales par ailleurs » dans

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le cadre de la conjoncture présente. Il pourrait en être tout autrement avec des


politiques économiques et sociales différentes d’inspiration keynésienne qui
assureraient la croissance et créeraient de véritables emplois en nombre suffisant à
travers la relance de la demande sociale et une redistribution plus équitable de la
richesse disponible. Si je ne place pas cette éventualité au centre de mon propos, ce
n’est pas parce qu’elle n’a pas ma préférence, ni qu’elle soit totalement exclue à
l’avenir. Mais je tente ici de dégager les principales lignes de force à l’œuvre dans la
situation actuelle dans laquelle, et jusqu’à preuve du contraire, n’existent pas en ce
moment les conditions sociales et politiques capables d’inverser les dynamiques
économiques dominantes. (Pour une interprétation plus optimiste, et même très
optimiste, cf. Rameaux, 2006.)

[8] Lors d’un débat sur le CPE auquel j’ai participé à Radio-Beur FM et face aux
critiques très vives que j’émettais, environ la moitié de la douzaine d’auditeurs qui
sont intervenus, tous des « jeunes de banlieue », ont plutôt défendu le CPE. Sans
enthousiasme, ils disaient en substance : « On est au fond du trou [en particulier en
raison de la discrimination ethno-raciale à l’embauche], ça ne peut pas être pire, et
cette mesure nous donnera peut-être une chance. » Je ne dis pas qu’ils avaient
raison, mais je ne peux pas non plus m’autoriser à dire que leur témoignage n’avait
aucun sens. Il nous rappelle en tout cas que même lorsqu’il existe un droit du
travail qui prohibe en son article I-122-49 la discrimination à l’embauche, il devrait
au moins être appliqué. Défendre le droit du travail, c’est aussi défendre
l’application du droit en toutes circonstances.

[9] Pour une application de ce type d’analyse à la situation française des années 1970,
cf. Piore, 1978.

[10] Il existe une autre éventualité, que j’ai évoquée précédemment : la relance d’une
véritable politique de plein-emploi sous l’égide de l’État. Mais j’ai dit aussi que, sans
en exclure la possibilité pour l’avenir, elle n’entrait pas directement dans le cadre
de l’appréciation que l’on peut porter sur le rapport de force qui commande aux
transformations actuelles. La possibilité de la transformation de ce rapport de
force relèverait d’une autre analyse, politique, que je n’ai pas à entreprendre ici.

[11] La prise de conscience de cette impossibilité a donné lieu à la création de la


Contribution sociale généralisée (CSG) inaugurée par le gouvernement de Michel
Rocard en 1990 et constamment développée depuis. Aujourd’hui l’ensemble des
dépenses santé de la Sécurité sociale est financé par la CSG, c’est-à-dire par l’impôt.
Le pourcentage des dépenses sociales financées par les cotisations salariales et
patronales est passé de 80 % des recettes totales en 1997 à 60 % en 2001 (Palier,
2002).

[12] L’inflexion actuelle du terme de solidarité traduit cette transformation. Le sens


classique, durkhémien, de solidarité exprime les relations d’interdépendance qui
unissent l’ensemble des parties du corps social et assurent leur inclusion (solidarité
organique). Mais on parle maintenant de plus en plus de « dépenses de solidarité »
pour nommer des secours octroyés sous condition de ressources à des catégories
particulières de la population placées en dehors du régime commun des échanges
sociaux (ainsi « l’allocation de solidarité spécifique » (ASS) pour les chômeurs
arrivés « en fin de droit » et plus généralement les dépenses qui relèvent des
minima sociaux et de l’aide sociale).

[13] Cette notion est discuté dans le cadre de la CGT et, aussi avec des variantes, dans

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d’autres syndicats et partis de gauche.

[14] C’est aussi la thématique des « marchés transitionnels du travail » : sécuriser les
transitions et les changements qui se multiplient sur le marché du travail.

[15] Dans le même contexte, on peut aussi noter la vogue de la notion de


« flexisécurité » importée du Danemark et qui donne lieu à de très nombreux
commentaires. Voir par exemple Lefebre Alain, Méda Dominique, 2006.

[16] Alain Supiot (Supiot, 1999) parle à ce propos de « droits de tirage sociaux »,
technologie intéressante mais qui pose de nombreuses questions pour son
financement, son extension et sa mise en œuvre.

[17] J’ai abordé cette question à travers la discussion du Rapport Supiot (Castel, 1999).
Elle est essentielle. La proposition du Rapport présenté à la Commission
européenne de refonder l’ensemble du droit du travail sur le statut de la personne,
et non plus sur l’emploi, est ambitieuse et séduisante. Elle présente le grand mérite
de dépasser le dualisme entre un secteur d’emplois protégés et un secteur
secondaire du marché du travail livré au précariat. Cependant elle passerait par la
déconstruction générale du statut actuel de l’emploi, avec le risque de lâcher la
proie pour l’ombre dans une conjoncture où les rapports de force ne sont pas en
faveur (c’est un euphémisme) des partisans d’un renforcement du droit du travail.
Il faut noter qu’il existe actuellement de nombreuses propositions pour refonder
un contrat unique de travail, mais elles sont d’orientations très différentes et
souvent d’inspiration libérale, voir par exemple Cahuc Pierre, Kramarz Francis,
2004.

Plan
Du salariat au précariat

Sortir du non-emploi par le sous-emploi ?

Mobilité, sécurité, solidarité

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Auteur
Robert Castel

CASTEL Robert, sociologue, directeur d’études à l’EHESS.

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Mis en ligne sur Cairn.info le 17/09/2015


https://doi.org/10.3917/puf.pauga.2007.02.0415

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