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26/03/2024, 11:13 Fiction militante, politique fictionnelle : une analyse du Brouillon pour un dictionnaire des amantes – Littératures engagées

ittératures engagées 26/03/2024, 11:13 Fiction militante, politique fictionnelle : une analyse du Brouillon pour un dictionnaire des amantes – Littératures engagées

Je reproduis ici la communication que je viens tout juste de donner au colloque des jeunes
chercheurs du LIS de l’Université de Lorraine, à propos de “Fiction politique” (j’ai tenté un live-
tweet partiel ici). Je me suis interrogée sur l’œuvre de Monique Wittig et Sande Zeig son amante, Le
Brouillon pour un dictionnaire des amantes : comment, dans cette œuvre, la littérature nourrit-elle le
politique, comment le politique informe-t-il le littéraire, et, surtout, comment une telle œuvre peut-
elle nous permettre de repenser la théorie littéraire à l’aune de l’histoire féministe et lesbienne ?

Je le publie ici malgré quelques insatisfactions, espérant pouvoir plus tard en tirer un article plus
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ENGAGEMENT LITTÉRAIRE / FÉMINISME / LESBIANISME, THÉORIES QUEER / LITTÉRATURE / UNE
approfondi ou l’intégrer à un article général sur “Fiction politique” dans la littérature féministe des
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années 1970 — parce qu’il y a teeellement de matière !

Fiction militante, politique fictionnelle : une Plan de l’article :

analyse du Brouillon pour un dictionnaire des 1. Une réécriture de la geste féministe et lesbienne des années 1970
2. Un chantier littéraire : l’affirmation d’une culture féministe et lesbienne par la
amantes construction de la valeur littéraire
Par la redéfinition du genre littéraire du dictionnaire
PAR AURORE TURBIAU · PUBLIÉ 11/10/2019 · MIS À JOUR 27/02/2021
Par le travail du style et la mise en évidence de ce travail
Par le travail de l’intertextualité et la construction d’un “champ littéraire”
3. Avant La Pensée straight, une fiction biopolitique

Monique Wittig et Sande Zeig publient en 1976 le Brouillon pour un dictionnaire des amantes. L’œuvre
étonne ; écrite à quatre mains, par une écrivaine déjà consacrée et par sa compagne actrice et cinéaste
peu habituée à l’écriture littéraire, elle se présente comme un dictionnaire hétérodoxe : parcellaire,
poétique, lesbien, féministe. En cela, elle s’inscrit logiquement dans le parcours d’autrice de Monique
Wittig : jusque-là son travail a toujours consisté à renverser les normes de l’écriture, à recréer un monde
semi-utopique où les mots, la syntaxe, les mythes déconstruisent et reforment un autre monde, où être
jeune fille, guerrillère ou corps lesbien fondent une autre réalité. À ce moment-là de son parcours
militant, Monique Wittig n’a pas encore formulé les théories qu’elle exposera dans La Pensée straight,
mais elle est déjà en conflit ouvert avec les militantes féministes du M.L.F., en particulier avec celles qui
prônent la valorisation du “féminin” et “l’écriture féminine”.

Je voudrais donc proposer une analyse de la manière dont le Brouillon, qui n’est pas la plus étudiée
des œuvres de Wittig mais qui se trouve au seuil de son déménagement aux États-Unis, de son travail
de théorisation du lesbianisme et de sa rupture avec le féminisme, questionne les rapports entre
poétique et politique. Le dictionnaire “des amantes” a pour tâche de déconstruire le genre :
littérairement, celui du dictionnaire, symbole de la stabilité du sens et de la convention ; sexuellement,
celui des amantes, dont on refuse de le faire coïncider avec l’idée “femme”. Le dictionnaire subverti
Couverture de Monique Wittig, Sande Zeig, Brouillon pour un tâche alors de manifester un autre genre : instable, “brouillon” lui-même, insoluble dans les catégories
dictionnaire des amantes, Grasset, Paris, [1976], 2011. patriarcales du genre – fiction à rendre réelle, nécessaire fiction pour abolir le patriarcat. En
subvertissant l’écriture, l’œuvre de Wittig politise la fiction ; en littérarisant les questions

https://engagees.hypotheses.org/739 1/14 https://engagees.hypotheses.org/739 2/14


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fondamentalement politiques de ce qu’on appelle aujourd’hui l’hétéronormativité et les rôles de sur ce phénomène. À l’origine, disent-elles, le mot “femme” existait mais n’était pas employé :
genre, en travaillant l’utopie, elle fictionnalise la politique. “amantes” ou “amazones” suffisaient. Lorsque le mot “femme” a commencé à être utilisé par les
mères, il l’a été de manière absolue : “les mères se disaient des femmes tout court”5, tandis qu’elles ont
désigné les autres, les amazones, selon des catégories spécifiques (femmes-guerrières, femmes-

Une réécriture de la geste féministe et


chasseresses, femmes-amantes…). “Les mères n’ont donné cette appellation de femme aux amazones
qu’accolée avec un terme descriptif de façon à les différencier de ce qu’est vraiment une femme.”6 De

lesbienne des années 1970 l’autre côté, les amazones ont refusé catégoriquement d’être distinguées et classées par ces termes :
“elles savaient bien”7 qu’elles étaient tout cela et cela suffisait à les réjouir sans qu’elles ressentent le
En 1969, Monique Wittig publiait déjà – mais seule – Les Guérillères, qui est son second ouvrage publié besoin de se ranger dans des catégories.
mais le premier à poser nettement l’idée de femmes en lutte. L’ouvrage reprenait, pour la subvertir, la
Si vous êtes familières ou familiers avec l’histoire du mouvement des femmes dans les années 1970,
forme de l’épopée mythologique. Dans le Brouillon pour un dictionnaire des amantes on retrouve
vous pouvez reconnaître les grandes évolutions qui ont progressivement semé la division entre
cette ambiance épique : nombre d’entrées par exemple sont occupées par des noms de peuples ou
les militantes de l’époque.
de femmes mythologiques, d’amazones et de guérillères. En même temps, la geste retracée ici est plus
clairement liée aux évolutions des mouvements de libération des femmes des années 1970 que dans 1. En 1970 apparaît le MLF, dont Monique Wittig est l’une des initiatrices ; immédiatement
les Guérillères – ici elle est mi-fictionnelle et mythologique, mi-documentaire. Les “amantes” fleurissent des théories féministes, des revendications politiques, des actions contre le
représentent dans le Brouillon l’universel, toutes celles qui sont vivantes en fait1 ; elles sont, au départ, patriarcat, des revues pour favoriser la prise de parole des femmes.
les amazones. 2. À partir de 1973 environ, si je schématise, de premières grandes divisions ont lieu : la
fameuse revue du mouvement Le Torchon brûle périclite à cause des tensions internes, la
 Au commencement, s’il y a jamais eu un commencement, toutes les amantes s’appelaient des tendance “Psychanalyse et politique”, menée par Antoinette Fouque et quelques autres
amazones. Et vivant ensemble, s’aimant, se célébrant, jouant, dans ce temps où le travail était (Hélène Cixous notamment) prend de l’ampleur et se place fortement en opposition avec la
encore un jeu, les amantes dans le jardin terrestre se sont appelées des amazones pendant tout tendance révolutionnaire et matérialiste du mouvement représentée entre autres par Christine
l’âge d’or.2 Delphy et Monique Wittig. Les points de désaccords sont assez nombreux : la tendance “Psych’
et po’” par exemple préfère les groupes de prise de parole et de conscience aux actions
Est cependant venu un temps où certaines amazones se sont mises à se sédentariser ; cela a été le directes ; elle a une tendance, jugée “sectaire” par les révolutionnaires, à s’organiser autour de
début d’un déclin renforcé ensuite lorsque les mêmes se sont mises en plus à s’absorber dans la sa figure de proue Antoinette Fouque ; et elle donne la priorité à l’analyse du “féminin”, dans
contemplation de leur ventre et de leur capacité reproductive. Elles se sont alors nommées les “mères” l’écriture en particulier, sur l’analyse et la critique des conditions matérielles de vie des femmes.
et elles ont souhaité se détacher des “amazones”, dont le nom est devenu synonyme – contre toute Cette tendance crée sa propre revue, Des Femmes en mouvement ; sa propre maison d’édition,
évidence – de “celles qui n’enfantent pas” ; les “mères” ont élaboré tout une culture dont leur Des Femmes ; Hélène Cixous, son écrivaine la plus prolifique, multiplie les publications et
identité de “mères” représentait l’alpha et l’oméga. Je cite :
développe l’idée de “l’écriture féminine” dans La Jeune née8. Soit dit en passant, les impulsions

 Elles ont élaboré toute une culture “nouvelle” où rien de ce qui enfante n’a échappé à l’analogie, premières qui ont donné lieu à cela sont loin d’être toutes a-politiques ou anti-
révolutionnaires, et sont souvent bien plus intéressantes que ce qu’on veut faire croire en les
puis à la symbolisation de leur propre engendrement. Elles se sont absorbées dans des mythes
sur l’obscur, la béance, la germination, la terre-mère, la fructification des arbres. Le mot caricaturant. Néanmoins on a pu à juste titre parler parfois des dérives essentialistes de ce
“déesse”, qui au commencement signifiait celle-qui-est-fêtée, ce que chacune était durant tout mouvement ; certaines des écrivaines ou artistes liées à “Psych et po” manifestent
un jour, chaque année, s’est mis à signifier celle-qui-enfante. […] Les mères se sont mises à effectivement une sorte de fascination sur “le féminin”, et ce qui est censé le représenter si l’on
fabriquer des représentations d’elles-mêmes en boue séchée, en pierre, ou sur des surfaces en croit les analyses de Cixous, Irigaray ou Annie Leclerc – le flux, la maternité, le souffle… C’est
plates avec des couleurs. De là est né tout le cortège de déesses enceintes que notre histoire a à cette tendance que fait très manifestement référence Monique Wittig lorsqu’elle parle du
3 peuple des “mères”.
connues. Les mères ont été fascinées par ces représentations et elles les ont multipliées.
3. Lorsqu’elle s’attarde sur le sort qui est fait au mot “femme” on peut déjà voir apparaître
Les choses vont si loin que les “mères” cessent finalement tout à fait de vouloir côtoyer les amazones, les grandes critiques qui, en 1980, provoqueront l’éclatement du MLF, la rupture
qu’elles se mettent à rejeter parce qu’elles les considèrent trop “violentes” ; elles n’ont jamais rien de définitive entre féministes et lesbiennes radicales. En effet dans les articles “On ne naît pas
4
mieux à faire qu’”un nouveau ventre à regarder pousser” . Il faut remarquer, surtout, qu’elles se femme” et “La pensée straight”9, publiés tous les deux en français en 1980, Monique Wittig s’en
nomment elles-mêmes soit “mères”, soit “femmes” : à plusieurs reprises Wittig et Zeig reviennent prend aux “catégories de sexe”10 qui structurent la société straight (on dirait en français “hétéro-

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Un chantier littéraire : l’affirmation d’une


patriarcale”), ainsi qu’aux féministes qui, faute de les remettre en question, renforcent ce
système au lieu de le démolir. D’abord, il faut selon elle prendre soin de distinguer “la femme”
et “les femmes”: la première expression renvoie à un mythe et n’a pas de réalité concrète (cf.
Beauvoir qui le disait déjà), la seconde renvoie à une classe sociale au sein de laquelle on se
culture féministe et lesbienne par la
bat, à une relation sociale donc. Le mot “femme”, dans sa réflexion, renvoie ainsi à une
construction sociale bien particulière, liée à l’hétérosexualité obligatoire, liée à
construction de la valeur littéraire
l’exploitation de la classe des femmes par celle des hommes ; elle ne pense pas que
Le Brouillon pour un dictionnaire des amantes s’annonce d’emblée comme un livre de réflexion sur la
“femme” ait une réalité en dehors de ce système politique, et c’est pourquoi elle instaure la
forme littéraire : on est peu habitués à lire comme objets de littérature des dictionnaires ; on est peu
figure de la “lesbienne” comme la seule qui, à ce moment-là, permette d’imaginer un “au-
habitués à voir édités des brouillons de dictionnaires. Comme l’explique Catherine Écarnot, “le titre
dehors” des catégories de sexe, au-dehors du système patriarcal – “‘lesbienne’ est le seul
annonce d’emblée que [le genre du dictionnaire] sera malmené pour entrer dans le cercle plus
concept que je connaisse, dit-elle, qui soit au-delà des catégories de sexe (femme et homme)
libre de la fiction et de la poésie, que les deux auteurs ont choisi comme champ de bataille contre les
parce que le sujet désigné (lesbienne) N’EST PAS une femme, ni économiquement, ni
significations attestées.”13 Du dictionnaire on garde quelques éléments discursifs : l’effacement (relatif
politiquement, ni idéologiquement.”11 Ces idées, donc, elle les développe officiellement à partir
en fait) de l’instance énonciatrice, l’ordre alphabétique des entrées, la composition générale du texte.
de 1978 : il est clair qu’en 1976, moment où elle écrit et publie le Brouillon, elle a déjà élaboré
En revanche, il s’agit bien d’un dictionnaire hétérodoxe : c’est le dictionnaire d’une culture lesbienne.
les bases de sa théorie ; et du reste elle est déjà en conflit ouvert avec nombre de féministes du
MLF – une des raisons pour lesquelles, d’ailleurs, elle s’exile aux États-Unis. La publication du dictionnaire est déjà en soi l’affirmation de l’existence de cultures lesbiennes ; le
simple fait d’écrire un dictionnaire des amantes institue l’existence des amantes. Mais Monique Wittig
Dans l’histoire des “amantes”, des “amazones” et des “mères” / “femmes”, il faut donc lire celle des
et Sande Zeig sont stratégiques : elles vont plus loin et inscrivent leur écriture dans un véritable
personnes en lutte à cette époque : le féminisme a eu un âge d’or, peut-être, l’ambiance sororale des
chantier destiné à construire la valeur littéraire de leur texte. Trois modes de construction :
débuts, où toutes les participantes étaient, sous des formes différentes, des “amantes” ; il a ensuite été,
selon Wittig, parasité par la prise de pouvoir des “féministes femmes” (Catherine Écarnot parle de
“féministes culturelles”12), absorbées selon les révolutionnaires dans la contemplation de leur identité
femme et dans la recherche d’une “écriture féminine” et qui refusaient d’entendre parler d’autre chose Par la redéfinition du genre littéraire du
– de lesbianisme notamment. Les Gouines rouges, groupe d’action féministe et lesbienne des années
1970, sont plusieurs fois citées dans le Brouillon, avec également les Petites marguerites : elles, elles dictionnaire
sont les amazones, celles qui ont été rejetées par les “mères” (d’ailleurs il suffit d’entendre encore
Par la redéfinition du genre littéraire du dictionnaire, elles se posent en artisanes de la culture et de
aujourd’hui des ex. Gouines rouges pour comprendre l’amertume qu’elles ressentent encore de ces
ses structures. Elles expliquent à l’entrée “Dictionnaire” que leur écriture est motivée par les lacunes
débuts du féminisme où leur sexualité a été passée sous silence de force). Réécrite dans le Brouillon,
de la culture traditionnelle, auxquelles le genre du dictionnaire permettra de remédier en partie :
cette histoire devient une quasi épopée, elle est en tout cas intégrée à une histoire mythique des
femmes.
 La disposition du dictionnaire permet de faire disparaître les éléments qui ont distordu notre
histoire pendant les périodes sombres à partir de l’âge de fer jusqu’à l’âge de gloire. C’est ce
Après avoir exposé rapidement ce qu’il y a de peinture de la politique – entendre politique féministe et
qu’on pourrait appeler une disposition lacunaire. Elle permet également d’utiliser les lacunes à
lesbienne – dans ce livre, je voudrais aborder maintenant la question plus théorique de ce que devient
la façon d’une litote dans une phrase où il s’agit de dire le moins pour dire le plus. L’assemblage
la fiction dans cette œuvre, et comment elle travaille ou est travaillée par le politique. Je l’aborderai
des mots, ce qui a dicté leur choix, les fictions des fables sont constitutifs de ces lacunes et sont
sous deux angles : celui d’un “trouble dans le genre” d’abord, suivant le jeu de mot devenu lieu
de ce fait opératoires quant au réel. Le dictionnaire en général tente d’évacuer procédé de
commun entre genre littéraire et genre au sens sexuel et social pour analyser le travail littéraire et
métaphore, mise en scène des inconscients. Mais ce n’est encore qu’un brouillon.14
politique mené sur le “dictionnaire des amantes” ; puis j’aimerais ouvrir à une discussion sur le système
fictionnel de type biopolitique mis en œuvre dans le Brouillon.
Leur projet est littérairement politique : on le voit, leur posture d’écrivaines, lexicologues ou
encyclopédistes est ici à la fois orgueilleuse et humble – insolente peut-être ? ; elles ne projettent rien
moins que redéfinir, par la fiction, ce qu’est un dictionnaire et ce qu’est la culture tout entière. Il est
aussi socialement politique : il s’agit de réparer les torts que l’histoire a fait à la culture lesbienne, non
seulement en soulignant l’ignorance de la culture traditionnelle par rapport à cette culture lesbienne
mais en l’accusant carrément de l’avoir volontairement effacée pour des raisons politiques15. On trouve

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ainsi deux fois répétée dans les mêmes termes l’idée que l’histoire des lesbiennes a été sciemment canonique : Pascal (transformé en “la grande Pascale”20), Emily Brontë21, Goethe (“Fausta”), Nietzsche
abîmée et oubliée : leurs “poème[s] [ont] été détruit[s] en même temps que les poèmes de Sappho par
(“Frédérica” dans “Bienheureuse”, op. cit., p. 44.), Louise Labé22, etc.23 Je veux citer particulièrement les
16
les adversaires des lesbiennes” – d’ailleurs à l’entrée “Sappho” il n’y a qu’un grand blanc qui références aux œuvres de Christiane Rochefort et de Françoise d’Eaubonne, ou aux noms d’Évelyne
symbolise ce silence de l’histoire. Le Brouillon prend donc pour objectif de rétablir une certaine Rochedereux ou Catherine Deudon, avec Monique Wittig des femmes à l’origine du MLF en France :
justice, de restituer la grandeur de la culture lesbienne.
Christiane Rochefort est citée plusieurs fois pour son ouvrage Encore heureux qu’on va vers
l’été, fiction, et une fois pour Archaos ou le jardin étincelant, fiction également ;
Pour Françoise d’Eaubonne les références sont moins précises, son nom est cité à l’entrée
Par le travail du style et la mise en évidence de ce “Arès et Ménélippe”, et elle est très probablement évoquée à chaque fois que le texte parle de
l’invention de l’agriculture par les femmes, qui était le sujet de départ de l’ouvrage de
travail d’Eaubonne Les Femmes avant le patriarcat ; peut-être peut-on également voir une référence à
son œuvre à l’entrée “Surpopulation”, Françoise d’Eaubonne ayant été celle des féministes à
Par le travail du style et la mise en évidence de ce travail, Monique Wittig et Sande Zeig s’imposent en
l’époque qui a lancé le mouvement dit aujourd’hui de l’”écoféminisme”.
outre comme de grandes écrivaines – Monique Wittig fait déjà partie, de toute façon, de prestigieux
Évelyne Rochedereux (“Évelyne”24) est citée comme l’autrice des Belles histoires de la Ghena
cercles littéraires. Elles montrent avec un certain brio qu’elles connaissent les jeux littéraires
Goudou ; référence à des textes qu’elle a publiés dans Les Temps modernes en 1974.
pratiqués à leur époque. Entrent par exemple dans ce travail les différents renvois parsemés dans le
Catherine Deudon est évoquée à l’entrée “Barbues” comme autrice des Lesbiennes barbues ;
texte ; les jeux de mots ; les effets de surprise, partout ; les commentaires méta-littéraires omniprésents,
en réalité elle n’a pas écrit un tel texte mais un article publié également dans Les Temps
comme par exemple celui de l’entrée “Vivre”, qui clôt presque le texte et qui invite à relire tout le livre
modernes, en 1975, parlant d’une lesbienne barbue. L’apparition du nom de Catherine Deudon
sous une nouvelle perspective :
dans le livre est un indice fort de la volonté de construire un champ littéraire : elle-même a très

 Pour les amantes vivre et aimer sont deux concepts absolument inséparables. Tout le long de ce activement participé aux revues du mouvement de libération des femmes, souvent en tant que
Brouillon nous avons souvent utilisé le mot vivre pour parler d’une ou de plusieurs amantes. Il photographe.
faut le lire rétrospectivement vivre/aimer.17
Il faut citer aussi Phyllis Chesler, féministe américaine, dont la citation “Au commencement, s’il y a
jamais eu un commencement…” est située en exergue de l’œuvre et répétée à de nombreuses reprises
L’effet de surimpression littéraire est d’autant plus saisissant que lorsqu’on se reporte à l’entrée
“Amantes”, qui représente donc l’envers de “Vivre” et qui est une entrée située à l’orée du dictionnaire, par la suite ; et Louise Turcotte (“Louise Marmotte”25 dans le texte), militante féministe et lesbienne du
on constate qu’un indice avait déjà été laissé là : “Les amantes sont celles qui, éprouvant un violent Québec, proche de Monique Wittig.
18
désir les unes pour les autres, vivent/aiment dans des peuples” . J’insiste là-dessus : le travail mené par Wittig est Zeig, en plus d’être esthétique et divertissant, est
doublement politique : par la fiction, elles imposent l’existence des lesbiennes et elles imposent la
valeur culturelle de leurs créations, prises à l’intérieur d’un tissu culturel occidental large. Politique

Par le travail de l’intertextualité et de la socio-sexuelle et politique littéraire sont co-construites dans la fiction.

construction d’un “champ littéraire”


Enfin, par le travail de l’intertextualité elles s’imposent dans un champ littéraire qu’elles contribuent à Avant La Pensée straight, une forme de
construire. Ceci d’une double manière encore : à la fois parce qu’elles jouent avec cette notion à la
mode, importée en France par Kristeva en 1969, travaillée par le Nouveau Roman dont est proche fiction biopolitique
Wittig, puis par Genette qui sera plus tard son directeur de recherches, et se placent ainsi en dialogue
ouvert avec la théorie littéraire de l’époque ; et parce qu’elles participent à la mise en place d’un Je choisis de parler maintenant de fiction “biopolitique”, surtout pour ancrer ma réflexion dans le

réseau d’écrivains et d’écrivaines dont on sait qu’il est, selon la définition bourdieusienne du contexte des études queer qui reprennent souvent la notion de Foucault ; à l’évidence la pensée de
Wittig est très proche de celle de Foucault car elle conçoit la littérature comme une forme de
“champ littéraire”, l’une des condition de l’attribution de valeur littéraire aux textes19. Ainsi, nombre
pouvoir qu’on peut prendre sur la société, et concrètement, en fait, sur les corps.
d’entrées renvoient à des textes extérieurs, parfois réels, parfois fictifs, parfois transformés ; ils sont
repris en bibliographie à la fin de l’ouvrage. Certains appartiennent au à la culture occidentale la plus

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À vrai dire la position de Monique Wittig dans le champ idéologique et culturel de l’époque n’est pas connaissons. On ne sait pas quel rôle y jouait le son. La légende a été rapportée par les mères,
toujours aisée à établir : elle est pour la lutte pour la cause des femmes, mais elle entre en opposition les grandes mères qui avaient déformé la langue originelle et, voyant ensuite ce qu’elles en
avec le féminisme ; elle reproche aux “écrivaines féminines” de produire une écriture qui ne soit pas avaient fait, se sentaient pleines de regret pour le passé.28
révolutionnaire20, mais elle-même écrit et considère que son écriture peut être un départ de
révolution – un “cheval de Troie” pour reprendre ses mots. Je vais essayer d’élucider un peu cette À l’entrée “Barrière”, on apprend aussi que “Cette langue très ancienne et retrouvée s’appelle la
apparente contradiction. D’abord, il faut voir qu’on trouve déjà un “brouillon” des idées littéraires langue lesbienne.”29 Ce que je voudrais faire remarquer ici, c’est qu’on trouve dans cette pensée
développées dans Le Chantier dans notre livre, aux entrées “Mot”, “Langue”, “Dictionnaire” ou encore linguistique et utopique de Wittig et Zeig des accents très proches de ceux de l’écriture féminine : là-bas
“Barrière”. Pour Wittig, la langue telle qu’on la pratique au quotidien opère “une suffocation du aussi on recherche un langage originel, non parasité par les rapports sociaux de domination, et dont le
26
langage” parce que cet usage ne nous permet pas d’accéder à la vraie nature du langage. souvenir serait transmis de génération de femmes en génération de femmes. Qu’est-ce qui distingue
alors la pensée littéraire de Wittig de celle des tenantes de l’écriture féminine ? Qu’est-ce qui
 Ce qu’on étouffe dans toutes les sortes de parleries, qu’elles soient de la rue ou du cabinet
pourrait nous permettre d’arguer que sa fiction à elle serait plus politique, ou du moins plus pensée
philosophique, c’est le langage premier (dont le dictionnaire nous donne une idée
pour être politique30 ?
approximative), celui où le sens n’est pas encore advenu, celui qui est de tous, appartient à tous,
et que chacun à son tour peut prendre, utiliser, courber vers un sens. Car c’est cela le pacte Pour expliquer cela je me rapporterai plutôt à l’entrée “Mot” qu’à l’entrée “Langue” dans le Brouillon,
social qui nous lie, le contrat exclusif, il n’y en a pas d’autre possible, un contrat social qui existe parce qu’il me semble qu’elle permet mieux de faire le lien entre la théorie littéraire de Wittig et ses
bien tel que Rousseau l’a imaginé et où le “droit du plus fort” est une contradiction dans les théories politiques. La voici :
termes, là où il n’y a ni hommes ni femmes ni races ni oppression, ni rien que ce qui ne peut être
nommé qu’à mesure, mot à mot, le langage. Ici on est tous égaux et libres, sans quoi il n’y aurait  À cause de tous les déplacements de sens, glissements de sens, pertes de sens que les mots ont
pas de pacte possible. On a tous appris à parler avec la conscience que les mots s’échangent, tendance à subir, il arrive un moment où ils n’agissent plus sur la ou les réalités. Il faut alors les
que le langage se forme dans un rapport de réciprocité absolue, sans quoi qui serait assez fou réactiver. Ce n’est pas une opération simple et elle peut prendre toute sorte de formes. La plus
pour vouloir parler. Le pouvoir inouï, tel que les linguistes nous l’ont fait connaître, le pouvoir répandue est celle que pratiques les porteuses de fables. Les porteuses de fables changent sans
d’utiliser à partir de soi seul tout le langage avec ses mots au son et aux sens éclatants arrêt de place. Elles racontent, entre autres, d’une place à l’autre les métamorphoses des mots.
appartient à tous. Le langage existe comme le lieu commun où on peut s’ébattre en liberté et du Elles-mêmes changent les versions de ces métamorphoses, non pas pour rendre les choses plus
même coup à travers les mots, tendre à bout de bras à autrui la même licence, sans quoi il confuses mais parce qu’elles ont enregistré ces changements. Ils ont pour conséquence d’éviter
n’aurait pas de sens. pour les mots une fixation de sens.

Il y a aussi le tribut que les amantes paient aux mots. Elles font des assemblées où elles lisent
Le langage existe comme un paradis fait de mots visibles, audibles, palpables, palatables27
toutes ensemble des dictionnaires, elles se mettent d’accord sur les mots dont elles n’ont pas
La vraie nature du langage pour Wittig c’est un contrat social ; quand on pratique le langage au envie de se passer. Puis elles décident suivant les groupes, les communautés, les îles, les
quotidien, cette nature de contrat social disparaît et la langue nous fait croire qu’elle réfère à une continents du tribut possible suivant les mots et elles le paient de leur personne (ou ne le paient
réalité autre que strictement relationnelle – mais c’est une sorte de leurre que le travail littéraire doit pas). Celles qui le font appellent ça plaisamment “écrire sa vie avec son sang”, ce qui, disent-
mettre au jour ; ou, autrement dit – on le pressent dans le ton de la citation ci-dessus – le travail elles, est la moindre des choses.31
littéraire doit réaliser l’utopie du langage vraiment partagé à égalité. Dans le Brouillon, la même
idée d’une vraie nature du langage se retrouve : il y aurait eu, à l’âge d’or, une “Langue” parfaite et quasi Wittig et Zeig développent ici des idées qui seront reprises dans le Chantier et dans les articles de La
magique, en accord avec l’harmonie du jardin terrestre – détruite ensuite par les mères. Pensée straight :

 C’était sans doute une langue à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus compliquée que L’idée que les mots agissent sur la réalité, et qu’on doit leur préserver ce pouvoir ;
L’idée que la production de vérité est liée à la multiplication des points de vue (c’est le
celles qu’on a connues par la suite. La légende dit que la vieille langue était capable de créer la
vie ou au contraire de “frapper” à mort. La légende dit que la vieille langue pouvait déplacer des départ d’une théorie du point de vue situé) ;
montagnes ou en tout cas des pierres énormes (les pierres levées un peu partout dans le L’idée qu’il faut refuser la fixation du sens dans des catégories ;
monde), la légende dit que la vieille langue pouvait soulever des tempêtes sur la mer ou au L’idée que les mots ont un rapport avec le sang – de certaines communautés au moins.
contraire les apaiser. […] Les significations et les phonèmes avaient sans doute un rapport
Dans Le Chantier littéraire et dans La Pensée straight Monique Wittig explique que les mots ont un
différent entre eux. On ne peut pas imaginer que cette langue était composée de “phrases” avec
pouvoir très matériel : d’abord, il faut les appréhender en tant que matières qui participent du réel
une construction et une syntaxe aussi rigides, rigoureuses, répressives que celles que nous
(occupation d’un espace, encore, forme des lettres, sons). Dans ce sens, ils sont “tout aussi réel[s] que

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26/03/2024, 11:13 Fiction militante, politique fictionnelle : une analyse du Brouillon pour un dictionnaire des amantes – Littératures engagées 26/03/2024, 11:13 Fiction militante, politique fictionnelle : une analyse du Brouillon pour un dictionnaire des amantes – Littératures engagées

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les relations sociales et que le réel physique puisqu’il[s] participe[nt] des deux” . Elle va plus loin : “il y de France et les lesbiennes, puissance politique du rire collectif de lectrice à lectrice38.
a, dit-elle, une plastie du langage sur le réel”33 : le terme “plastie” est tiré du vocabulaire chirurgical ici
Les mots ainsi deviennent eux-mêmes, dans le Brouillon, des fictions politiques. Pour finir, je voudrais
et désigne la modification ou la restauration d’un tissu ou d’une partie du corps ; c’est dire que pour
signaler la plus grande des fictions politiques de Wittig, qui fait toujours couler tellement d’encre
Wittig il existe bien une “performativité du langage”, pour reprendre la notion que Judith Butler a tirée
aujourd’hui : les “lesbiennes”, telles qu’elle en parle. Je disais tout à l’heure que Wittig pouvait être
de ses analyses des textes de Monique Wittig. Ce n’est pas encore une idée tout à fait révolutionnaire,
parfois difficile à situer dans le champ idéologique de son époque : on dit parfois qu’elle est féministe,
au moins dans le sens où Monique Wittig n’est alors pas la seule à l’exprimer : sur ce point, sa pensée
parfois qu’elle ne l’est pas ; parfois qu’elle est une femme, parfois qu’elle ne l’est pas ; et parfois aussi
est proche de celle de Barthes ou de Sarraute qui considèrent également que le langage agit sur le réel
qu’elle est matérialiste, parfois qu’elle ne l’est pas. Monique Wittig a globalement été sensible aux
puisqu’il oriente les actions et détermine la motilité des acteurs sociaux. Mais il faut ajouter que dans
analyses matérialistes de la société menées par les féministes d’inspiration marxiste – elle-même a
leur manière d’agir sur le réel, les mots selon Wittig agissent sur les corps (cf. “écrire sa vie avec
écrit de nombreux textes dans cette veine. Mais, développant l’idée d’une “lesbienne” hors
son sang”) ; on rejoint là une vision très foucaldienne du pouvoir des mots. Elle le dit en tant que
catégorie de sexe dans la société straight, elle en établit la figure en fiction politique plus qu’en
féministe : à cause du mythe fictionnel de “la-femme” les femmes ont dû très concrètement modifier
existence concrète. Pour le dire grossièrement, ne l’intéresse pas alors une sorte de sociologie du
leurs corps pour correspondre à des canons qui ont toujours été contre-nature34. Elle le dit aussi en lesbianisme qui s’intéresserait aux lesbiennes bien réelles, mais bien l’idée d’une figure hors catégories
tant que lesbienne : de sexe, qui par sa force-même serait susceptible de faire advenir une révolution. C’est l’un des points
de départ des malentendus qui ont par la suite pesé sur la lecture de Wittig : on lui a reproché son “les
 Ils pensent avoir réponse à tout quand ils prennent [les discours] pour une métaphore et ils
lesbiennes ne sont pas des femmes” en arguant qu’elle oublie que les lesbiennes aussi se marient (à
objectent à notre analyse qu’il existe un ordre symbolique, comme s’ils parlaient d’une autre
des hommes), se font violer (par des hommes), se font exploiter et dominer (par les hommes) ; cela elle
dimension qui n’aurait rien à voir avec la domination. Hélas pour nous, l’ordre symbolique
l’admet mais son propos n’est pas là ; “les lesbiennes” l’intéressent en tant que “fiction politique”. Dans
participe de la même réalité que l’ordre politique et économique. Il y a un continuum dans leur
le Brouillon, le dictionnaire subverti tâche déjà de manifester un autre genre : instable, “brouillon” lui-
réalité, un continuum dans lequel l’abstraction agit par force sur le matériel et forme le corps
même, insoluble dans les catégories straight – comme je le disais en introduction, “fiction à rendre
comme l’esprit de ceux qu’elle opprime.35
réelle, nécessaire fiction pour abolir le patriarcat”.

Pensons par exemple aux insultes homophobes et retrouvons ici Judith Butler : selon cette perspective ***
les insultes homophobes – queer, PD, gouine – agissent, rappellent à l’ordre straight, oppriment ; mais
on peut, par un travail sur la langue, se les réapproprier dans un geste créateur et positif, ce que Au cours de ce parcours, j’ai essayé de montrer plusieurs choses :
Butler appelle le “retournement du stigmate”. On en trouve des exemples frappants dans le Brouillon : à
1. Que le Brouillon pour un dictionnaire des amantes était une fiction politique, fictionnalisant
côté des nobles “amantes” ou “lesbiennes”, il y a “gouine” ou “goudou”, traités de manière positive.
les remous politiques des années 1970, en même temps concrétisant et développant une
Voyons le mot “gouine” en particulier ; voilà ce qu’en disent Wittig et Zeig :
culture lesbienne semi-mythique ou semi-fictive ;

 L’origine de ce mot, suivant Eila Swan, est à chercher dans le mot queen qui signifie reine (Eila 2. Que cette fiction politique était élaborée par un travail serré sur le sens des mots et sur la
construction de la valeur littéraire du texte – donc politique dans le double sens où elle
Swan, Notes sur la Gaule, Grand pays, Premier continent). Il y a eu, en effet, une coutume en
Gaule, qui consistait à élire comme reine les amantes les plus valeureuses. Plus tard elles ont été développe des sujets politiques et où elle est elle-même acte politique d’imposition de soi sur
appelées queens par dérision, puis sales queens, ce qui, déformé, fait sales gouines et on leur a la scène littéraire ;
coupé le cou dans ces temps obscurs où il ne faisait pas bon être reine ni amante. 36 3. Que le littéraire le plus “pur” – j’entends considéré comme “le meilleur” dans la tradition
critique française de lignée moderniste (travail sur la matière-langue) – est compatible avec la
Le retournement du stigmate fonctionne par l’élaboration d’une étymologie fictive et théorie politique y compris la plus révolutionnaire – pour peu qu’on accepte de l’y accueillir.
détournement du sens du mot : loin d’être des dépravées de faible valeur morale les lesbiennes sont
À l’issue du parcours, j’espère vous avoir un peu convaincus : de la nécessité d’abolir la pensée straight
des reines, et même les plus valeureuses des reines. C’est déjà un premier pas dans la réappropriation
et le système patriarcal peut-être (?) mais aussi ou surtout de la richesse des théories féministes et
politique – par la fiction – du mot. Plus tard, pour définir “Marie-Antoinette et Marie-Laure de
queer pour penser le littéraire et les rapports entre littérature et politique.
Lamballe” :

 Deux sales gouines à qui on a coupé le cou.37

L’effet de surprise et le rire déclenché achèvent le geste de retournement : puissance politique


positive du mot ainsi re-créé, puissance politique de la filiation historique posée entre la reine Notes :

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26. Monique Wittig, Le Chantier littéraire, Presses Universitaires de Lyon, Lyon, 2010, p. 60. [↩]
27. Ibid. [↩]

28. “Langue”, Brouillon, op. cit., p. 134-135. [↩]


29. “Barrière”, op. cit., p. 42. [↩]
30. Sans oublier que l’écriture féminine est aussi un projet politique ; mais la révolution culturelle menée ne vise pas
particulièrement, ou en général pas explicitement du moins, à renverser la société entière. [↩]

Citer ce billet 31. “Mot”, op. cit., p. 153-154. [↩]

Aurore Turbiau (2019, 11 octobre). Fiction militante, politique fictionnelle : une analyse du 32. Le Chantier littéraire, op. cit., p. 45. [↩]

Brouillon pour un dictionnaire des amantes. Littératures engagées. Consulté le 26 mars 2024, à 33. Op. cit., p. 46. [↩]

l’adresse https://doi.org/10.58079/odxz 34. Voir la section “La ‘marque’ de l’oppression : la-femme” dans “On ne naît pas femme”, La Pensée straight, op. cit., p. 56-
57. [↩]
35. “Homo sum”, dans La Pensée straight, op. cit., p. 99-100. [↩]
1. “Les peuples d’amantes des amantes rassemblent toute la culture, le passé, les inventions, les chants et les modes de
36. “Gouine”, Brouillon, op. cit., p. 100. [↩]
vie.” (“Amantes”, in Brouillon pour un dictionnaire des amantes, Grasset, Paris, [1976] 2011, p. 34). [↩]
37. “Marie-Antoinette et Marie-Laure de Lamballe”, op. cit., p. 99-100. [↩]
2. “Amazones”, op. cit., p. 24. [↩]
38. Le “rire collectif” est une dimension très importante de l’écriture féministe. [↩]
3. “Histoire”, op. cit., p. 112. [↩]

4. “Mère”, op.cit., p. 151 [↩]


5. Ibid. [↩]
6. “Femme”, op. cit., p. 86. [↩]
7. “Mère”, op. cit., p. 152. [↩]

8. Hélène Cixous, Catherine Clément, La Jeune née, Union Générale d’Édition, Paris, 1975. [↩]
9. Ils sont repris dans La Pensée straight, éditions Amsterdam, Paris, [2001] 2018, respectivement p. 52-65 et p. 66-77. [↩]
Rechercher dans OpenEdition Search
10. Voir aussi l’article “La Catégorie de sexe”, op. cit., p. 42-51. [↩] Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search
11. La Pensée straight, op. cit., p. 69. [↩] Expression ou mot-cl
12. Catherine Écarnot, L’Écriture de Monique Wittig. À la couleur de Sappho, L’Harmattan, Paris, p. 101. [↩] Dans tout OpenEdition
13. Écarnot, op. cit., p. 93. [↩] Dans Littératures engagées
14. “Dictionnaire”, Brouillon, op. cit., p. 72. [↩] Rechercher
15. Cf. section “Lesbianisme” et “Lesbiennes” p. 106-107 dans l’article “Paradigmes” traduit par Sam Bourcier, La Pensée
straight, op. cit., à partir de la traduction en anglais de Georges Stambolian parue dans Homosexualities and French
Literature, Georges Stambolian et Elaine Marks (dir.), Cornell University Press, 1979 – texte original perdu. Les

lesbiennes y sont définies comme les produits d’une culture clandestine qui a toujours existé ; si on a voulu supprimer
cette culture, c’est qu’elle menaçait la civilisation straight dans ses fondements : “Le lesbianisme ouvre sur une autre
dimension de l’humain […] Aujourd’hui, les lesbiennes découvrent cette dimension en dehors de ce qui est masculin et

féminin”. [↩]
16. “Damophyla” Brouillon, op. cit., p. 67, “Erinna” op. cit., p. 80. [↩]
17. “Vivre”, op. cit., p. 216. [↩]
18. “Amantes”, op. cit., p. 24. [↩]

19. Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Seuil, Paris, [1992] 2012. [↩]
20. “Bouffée”, Brouillon, p. 45. [↩]
21. “Lumière”, op. cit., p. 140. [↩]

22. “Labé (Louise)”, op. cit., p. 133. [↩]


23. Ajouter Tchouang-tseu, mais ce n’est pas de la culture occidentale. [↩]
24. “Cadavres”, op. cit., p. 49. [↩]

25. “Carcasse”, op. cit., p. 50. [↩]

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