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ADOLESCENCE TERMINABLE ET INTERMINABLE

Irene Ruggiero

Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse »


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2013/2 Vol. 77 | pages 474 à 489
ISSN 0035-2942
ISBN 9782130618461
DOI 10.3917/rfp.772.0474
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2013-2-page-474.htm
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Adolescence terminable et interminable

Irene Ruggiero
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Adolescence comme processus terminable

Dans une perspective qui réserve un rôle central au concept de dévelop-


pement, l’adolescence se définit comme le travail demandé à la psyché par
l’irruption des changements pubertaires ; elle représente une phase spécifique
de remaniements identificatoires qui sépare et en même temps unit l’enfance
et l’âge adulte, à travers la postériorité activée par les nouvelles capacités
psychiques de l’adolescent ; une phase du processus évolutif qui comporte
l’intégration psychique du corps sexué (E. et M. Laufer, 1984), l’intégration
de l’agressivité vitale (Winnicott, 1971 [1968 a]), l’organisation des désirs
sexuels et des identifications œdipiennes en une identité sexuelle irréversible
(E. et M. Laufer, 1984), et l’évolution corrélée des instances constitutives de
l’apparat psychique.
Ainsi définie, l’adolescence est conçue comme un parcours terminable :
une adolescence réussie aboutit à un progressif détachement des objets œdi-
piens, à un renoncement à la toute-puissance narcissique et à une conséquente
réorganisation du surmoi et de l’idéal du moi ; le processus de différenciation
du soi et de l’objet, résultat de la dialectique précédente entre déliaison et
reliaison, entre investissements narcissiques et objectaux, devrait se concré-
tiser, permettant la reconnaissance définitive des différences entre les sexes
et les générations, et l’acceptation de l’irréversibilité du temps et de l’inévita-
bilité de la mort.
Dans cette optique, le concept d’intégration occupe une place de premier
ordre : « l’adolescence devrait se conclure à une saison de noces, d’intégration
non seulement entre sujet et objet externe, mais aussi entre les objets et les
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instances internes, à commencer par les noces du moi et du soi » (Novelletto,


1991, p. 65). L’achèvement du processus de subjectivation qui conclut l’ado-
lescence devrait comporter la disparition, l’intégration du moi de l’adolescent
dans le moi de l’adulte (Cahn, 1998).
Tout aussi important est le concept de limite puisque c’est sur la négo-
ciation des limites que se fonde l’arrimage à l’âge adulte, caractérisé par le
renoncement aux objets originaires et à la bisexualité. C’est sur des limites
bien définies, mais perméables que se base une identité suffisamment cohésive
mais aussi ouverte à des échanges créatifs et authentiques avec l’autre.
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L’adolescence au-delÀ de l’adolescence :
l’analyse comme seconde occasion

On sait bien que l’adolescence ne se déroule pas toujours au bon moment,


ni avec des résultats adéquats ; elle peut être anticipée, retardée, bloquée ou
même sautée, faisant échouer le processus évolutif en une adolescence inter-
minable : l’éternel adolescent a en réalité manqué son rendez-vous avec
l’adolescence.
Dans un cadre névrotique normal, le prolongement de modalités de fonc-
tionnement mental adolescent au-delà de l’adolescence représente une défaite
plus ou moins partielle du processus adolescentiel. Les analystes peuvent obser-
ver directement « l’adolescence au-delà de l’adolescence » (Nicolò, 2001) chez
des patients adultes emprisonnés dans la répétition de dynamiques adolescen-
tes qu’ils n’arrivent pas à élaborer, comme dans les pathologies narcissiques
et borderline ; ou lorsque, pendant l’analyse de patients adultes, se réactivent
(et sont agies à nouveau) des dynamiques et des conflits adolescents.
Au cours de l’analyse des patients narcissiques et borderline, dont la
cohésion du soi présente des défauts importants, l’adolescence tend à occuper
un ample espace et, surtout, à être revécue plutôt que souvenue. Les analyses
de ces patients peuvent être traversées par l’irruption massive et soudaine de
problématiques adolescentielles, ou bien être caractérisées par la persistance
de modalités de fonctionnement mental cristallisées dans des traits de carac-
tère (souvent égosyntoniques) qui témoignent de l’incomplétude et de la dis-
harmonie d’un processus adolescent estropié et bloqué. Ces patients, adultes
qui semblent être la caricature de vrais adolescents, ont induit beaucoup d’ana-
lystes à souligner la similitude clinique et métapsychologique parmi de nom-
breuses formes de narcissisme pathologique et certaines crises d’adolescent.
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Même si cette ressemblance possède une persuasion clinique incontestable, il


faut aussi toutefois considérer l’effet d’interférence que la problématique bor-
der, bien enracinée dans les événements de l’enfance, exerce sur le processus
adolescent (Ruggiero, 2012).
Pour ces patients, l’analyse peut représenter une seconde occasion, pré-
cieuse, afin de réactualiser, vivre et parfois achever une adolescence préma-
turément interrompue et réactiver le processus de subjectivisation, évitant le
double risque d’une adolescence et d’une analyse interminables. À ce propos,
j’apprécie l’observation de Novick, selon laquelle pendant l’analyse des adul-
tes « une période de travail sur la modalité adolescente de conclusion unilaté-
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rale du traitement est souvent un prérequis pour une conclusion appropriée du
traitement » (Novick, 1988, p. 308), expression spécifique d’un modèle ado-
lescent qui perdure à l’âge adulte.
La présentation clinique qui suit montre comment certaines carences du pro-
cessus de subjectivisation peuvent être comblées au-delà de l’adolescence phy-
siologique, lorsque l’analyse réactive les conflits adolescents, permettant aux
expériences vécues précédemment d’être reprises et intégrées en fonction des
nouvelles en une seconde postériorité, ouvrant à de nouveaux espaces de pensée.

Giulio

Giulio avait demandé une analyse à quarante ans à cause d’une sorte
d’ennui existentiel, une sensation de vide et de manque de consistance qui le
faisait vivre « comme s’il était enveloppé d’une pellicule ». Un profond sens
d’insécurité, une « peur des gens » humiliante (qu’il « affrontait » avec dif-
férents « additifs ») intoxiquait sa vie et minait son amour-propre, très précaire
malgré une bonne réalisation professionnelle. Sur le plan du contre-transfert,
des réactions d’ennui et de somnolence avaient incroyablement accompagné
notre rencontre dès le premier entretien, provoquant en moi une forte gêne.
Giulio, après un mariage ayant duré quelques mois seulement, avait des
relations sexuelles avec beaucoup de femmes à la fois (« j’aime les femmes ;
je les aime toutes… »), manifestant d’une part le besoin absolu de maintenir
le contrôle sur elles (si seulement une de ses maîtresses s’éloignait un peu,
il se sentait en proie à une angoissante « terreur de confusion »), de l’autre
une angoisse face à une liaison qui dépasse la sphère sexuelle, angoisse qu’il
tendait à résoudre avec la fuite : lorsqu’il commençait à « s’affectionner », il
interrompait la relation qui soudainement « l’ennuyait ». Il se rendait compte
de la répétitivité de ces dynamiques mais « il ne pouvait rien y faire ». Le
besoin objectal, vécu comme une intolérable menace pour sa propre cohésion
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et stabilité identitaire, entrait en opposition avec sa sauvegarde narcissique :


problème typiquement d’adolescents, source de souffrance continue dans la
vie d’adulte.
Les événements infantiles, entre un père Don Juan et absent, et une mère
intrusive et castratrice pour la vitalité du fils qu’elle voulait sans cesse près
d’elle, docile comme une marionnette, avaient été retracés sans changements
significatifs ni dans la vie du patient, ni dans l’atmosphère de la séance d’ana-
lyse qui se poursuivait avec lassitude.
Le patient, qui ne manquait aucun entretien (sauf les séances juste avant et
juste après mes vacances), se présentait à l’heure pile et se montrait très attaché
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à l’analyse, effaçait systématiquement toutes mes interventions (« Excusez-
moi, je n’ai pas entendu ce que vous avez dit ; j’étais distrait… ») sauf répéti-
tion, quelques entretiens plus tard, de ce que je lui avais dit comme s’il l’avait
pensé lui-même. Il m’avait littéralement effacée en tant qu’objet.
Un rêve, raconté après quatre ans d’analyse, a signalé la réémergence de
problématiques adolescentes, ouvrant à une phase de profondes transforma-
tions autant dans l’équilibre narcissico-objectal du patient que dans l’atmo-
sphère de la séance d’analyse.
« Dans une pièce se trouve une femme. Elle semble jeune, très triste. Elle
est étendue sur quelque chose de froid, de funéraire. C’est une chambre funé-
raire. La femme est morte, mais elle semble vivante ; elle est morte, mais elle
a les yeux ouverts. Sur une chaise près d’elle se trouve un homme, l’air hagard
et amaigri ; il est très pâle ; il est vivant mais semble mort. Il a quelque chose
d’efféminé, quelqu’un chuchote qu’il est homosexuel… À une certaine dis-
tance, il y a quelqu’un d’autre, une figure masculine qui se dirige vers la porte
de sortie… »
Tout de suite après le récit du rêve, une association spontanée : « Je ne sais
comment, mais il y a un rapport avec ma mère… »
La morte qui semble vivante et le vivant qui semble mort, apparaissent
inextricablement liés par une confusion entre mort et vie, et par une sorte
d’indifférenciation réciproque. Giulio, symbiotiquement fusionné avec sa
mère morte et confondu avec elle, la fait vivre à travers soi, devenant ainsi
un mort-vivant, intérieurement séquestré (Bollas, 1987). L’identification avec
la mère est aussi témoignée par « la féminisation » du protagoniste du rêve,
incertain sur sa propre orientation sexuelle.
Peu après, Giulio associe au rêve un épisode de son adolescence, jamais
raconté jusque-là, qui lui a sauté soudainement à l’esprit pendant la séance. Il
fréquentait alors un garçon très intelligent, le seul dont il était devenu l’ami,
timide et réservé comme il l’était… Il se souvient qu’un jour, soudainement,
sa mère lui interdit de le fréquenter car elle avait entendu dire qu’« il était
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sûrement pédéraste ». Giulio fut douloureusement touché par l’interdiction


maternelle, qui « sanctionnait l’exclusion automatique » de son ami. Il fut
consterné, rempli de pitié et d’incrédulité, mais n’eut pas le courage de
s’opposer à l’interdiction maternelle ni de rien répondre. Il craignait en effet
que de défendre son ami ait été un acte, outre d’insubordination et de trahison
envers sa mère, d’autoaccusation d’homosexualité. Il subit donc tacitement.
En commentant l’épisode, Giulio note : « C’est comme si une branche en
moi s’était séchée, la branche de mon affectivité ; toutes mes actions succes-
sives je les ai vécues en termes d’épreuves à donner à moi-même, y compris
les conquêtes de femmes qui pour moi étaient la preuve que j’étais normal, que
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je n’étais pas homosexuel. »

La branche séchée représente à un certain niveau la subjectivité, la liberté


de pensée et d’expression tuée par la complaisance et par la soumission à
la pensée maternelle plus encore qu’à son interdiction ; quelque chose qui
appartient au soi plus authentique meurt, sacrifié au besoin d’être tel que le
veut la mère et de ne pas entrer en conflit avec elle, risquant la perte de cette
approbation sans laquelle Giulio sent n’être rien ni personne. Le lien avec son
père est éliminé, et de même les possibilités identificatoires. Giulio précipite
à nouveau dans un univers maternel, perdant aussi sa dimension plus phal-
lique. L’angoisse de castration est moins terrifiante que l’angoisse de perdre la
relation avec sa mère qui se traduirait par une perte de soi. Pour survivre, on
peut aussi accepter de se mutiler.
Se reconnaissant dans l’homme hagard et amaigri du rêve, « une sorte de
zombie », Giulio commente : « J’ai des choses mortes à l’intérieur, des choses
éteintes, mais je sens que j’ai aussi des choses qui veulent se libérer ; je sens
cela comme jamais je ne l’ai senti auparavant. Il y a quelque chose qui veut
sortir, une partie de moi qui se débat comme un fauve dans sa tanière. »
Quelque chose de vivant et de vital veut naître, tout en se désidentifiant
de la mère décédée, et en se libérant des liens d’identifications aliénants et des
mandats transgénérationnels qui l’emprisonnent sur des chemins prédétermi-
nés. Il existe finalement un troisième personnage, un père avec lequel s’iden-
tifier ; la figure masculine qui se dirige vers la porte de sortie de la chambre
funéraire, indiquant une voie de sortie de la symbiose mortifère.
La figure masculine qui sort représente aussi en même temps la possibilité
de renoncer à la mère comme objet car, comme Giulio commente : « l’homme
qui sort de la pièce la laisse tomber, malgré toutes les scènes de ménage qu’elle
fait ». Il semble qu’une saine agressivité adolescente émerge permettant une
re-naissance, et la conquête d’une autonomie personnelle témoigne du renon-
cement de Giulio à être le Prince de sa maman, comme tant de fois il s’est
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autodéfini, non sans complaisance… « mais peut-être que, commente Giulio


sur un ton triste et pensif, en réalité je suis son chevalier servant… et ce n’est
pas si bien que ça ».
Le travail sur ce rêve, poursuivi pendant plusieurs séances, a entamé un
processus de désengagement de la mère interne et externe, permettant à Giulio
d’expérimenter une vitalité nouvelle et inconnue. Le détachement graduel de
la représentation de soi fusionné avec sa mère, rendu possible par une cer-
taine distanciation, permis par l’identification avec un analyste-père séparant,
permettra à Giulio de sortir définitivement de la maison maternelle où il était
revenu bien des années auparavant à la suite d’une maladie de sa mère. Giulio
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s’est à présent rendu compte qu’il était, plutôt qu’un prince (le mari de sa
mère, dans un déni de la réalité de la différence générationnelle), un chevalier
servant, c’est-à-dire un objet narcissique, non reconnu dans sa propre subjecti-
vité séparée, non investi dans ses potentialités vivantes et séparatives. Cette
conscience a engendré un processus de renoncement à la mère et la complai-
sance d’être son « prince » – carburant narcissique qui l’avait enchaîné à sa
mère – s’est transmutée en une sorte de découragement, point de départ d’un
processus d’appropriation subjective de soi et de sa propre histoire qui pren-
dra au cours de l’analyse un sens nouveau et inédit. L’analyste même peut
à présent se réveiller et se réanimer, sans que Giulio se sente trop apeuré et
excité par elle. L’atmosphère dans la séance d’analyse se ravive et mes gênants
sentiments d’ennui et de dévitalisation évoluent petit à petit vers un investis-
sement majeur que Giulio, à présent, est capable de tolérer sans se sentir trop
menacé.
La conception autant de l’analyse que de la vie comme des occasions
ultérieures de croissance, envisagée comme élargissement de la capacité de
penser et de s’approprier subjectivement de l’expérience, tient compte autant
des éléments de continuité de l’enfance à l’âge adulte (chaque phase de la vie
représente une récapitulation transformative de la précédente) que de ceux
de discontinuité (chaque phase présente des fonctionnements mentaux et des
mécanismes défensifs spécifiques).

Adolescence comme dimension intemporelle de l’esprit

Il est possible de penser à l’adolescence non seulement comme un moment


de croissance psychique activé par les transformations pubertaires, mais aussi
comme à un fonctionnement mental spécifique, une structure évolutive qui
reste toujours potentiellement active, un organisateur élaborant constamment
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la position dépressive et l’angoisse de castration (Cahn, 1998). Sa fonction est


d’organiser le processus de développement du soi à l’intérieur d’une dialec-
tique entre changement et persistance, entre réactivation de liens précédents
et création de nouveaux, entre ouverture vers l’inconnu et permanence dans
l’identique, de rechercher un équilibre (toujours modifiable) entre apparte-
nance et individuation, entre le désir de conquérir une identité individuelle
différenciée et le besoin d’union avec les autres.
Dans une position proche de celle de Cahn, selon qui c’est la possibilité
toujours ouverte de défaire et refaire des liens – le mieux et le plus spécifique
qu’il aura hérité depuis le temps de l’adolescence – qui forme la source vitale
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du sujet, Pellizzari (2010) considère l’adolescence comme « le cœur même de
la vie de l’homme », car elle constitue ce « détachement inaugural, qui donne
origine à l’histoire et la rend représentable » (p. 12). Il opte donc pour une
discontinuité radicale entre enfance et adolescence, séparées par un « saut »
qui ne peut être comblé qu’à travers un travail en après-coup, qui confère à
l’enfance cette signification qu’elle-même ne peut avoir avant que le sujet ne
s’en détache, devenant adolescent.
Tout comme l’« infantile » ne désigne pas seulement une période de la
vie, mais représente une constante sans cesse susceptible de se manifester
dans des moments de régression, de même l’« adolescentiel » doit être consi-
déré comme une catégorie permanente. Dans cette optique, l’adolescence ne
définit pas une phase temporelle du cycle de la vie, terminable et récupérable
uniquement régressivement, mais plutôt une fonction de l’esprit qui exprime
l’intrinsèque incomplétude du développement humain et son ouverture infinie
à l’expérience. Ainsi définie, l’adolescence constitue une position mentale
heureusement intemporelle.
Adolescence interminable donc, non pas dans le sens de durée d’éléments
d’indifférenciation et de toute-puissance, d’aspects mégalomaniaques, impul-
sifs ou provocateurs, irrésolus ou susceptibles de se manifester à nouveau dans
des moments de crises, mais plutôt dans le sens d’une position mentale qui
active des modalités de fonctionnement constructives, ouvertes à l’inconnu, à
la découverte et à la transformation. Ainsi conçue, la « position adolescente »
se réactive à chaque crise, à chaque remaniement identitaire, à chaque nouveau
contact avec la complexité humaine, à chaque occasion d’apprendre d’une
expérience. Elle est récupérée à chaque fois que des modèles préexistants sont
mis en crise, et que la relativité de points de vue consolidés se dévoile. Je
pense qu’appartiennent à la « position adolescente » ainsi définie les attitudes
mentales denses de potentialités créatrices, comme la curiosité, le désenchan-
tement, le doute, la capacité de se laisser surprendre, de se mettre en discussion
et la disponibilité à la découverte.
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La « sexualitÉ adulte » existe-t-elle ?

Étymologiquement, le mot adulte (du latin, adultus, participe passé du


verbe adolescere) signifie « qui est parvenu au terme de sa croissance phy-
sique et intellectuelle » (Dictionnaire de la langue française-L’internaute,
encyclopédie).
Les psychanalystes s’accordent sur le fait que la croissance intellectuelle,
à la différence de la croissance biologique, est potentiellement interminable.
Cependant, si je pense à certaines définitions bien connues qui, à partir de
Freud, ont été données par la génitalité, il m’est difficile de penser que ces
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dernières n’expriment pas une certaine idéalisation de la sexualité adulte.
Selon Freud (1905 d), les principales transformations de la puberté consis-
tent dans la subordination des zones érogènes et des pulsions partielles à la pri-
mauté génitale, dans la récupération d’objets sexuels hors de la famille, dans
l’institution de buts sexuels, différents pour les hommes et les femmes et
dans l’union du courant tendre et du courant sexuel. Selon Fornari (2011), la
sexualité adulte est caractérisée par la prédominance de la génitalité sur le pré-
génital, par le passage de la pulsion d’appropriation à celle d’échange, et par
le passage de l’identification au père et à la mère (liée à la fantaisie confuse
de s’approprier ce que l’on ne possède pas afin de devenir ce que l’on n’est
pas), à l’identité, garantie par la possession d’un corps génital mûr. Ladame
(2003) l’identifie avec le passage de la « voie courte » de la sexualité infantile
(satisfaction directe avec un objet créé par la fantaisie) à la « voie longue » de
la sexualité adulte (recherche d’un objet de la réalité externe, reconnu dans sa
propre différence et séparation), caractérisée par l’acceptation de l’écart inévi-
table entre le désir et sa réalisation, et par la reconnaissance de la dépendance
de l’objet, titulaire de ses propres désirs.
Du reste, Freud lui-même (1905 d) souligne que le choix d’objet origi-
nal s’accomplissant en deux temps, a souvent comme conséquence qu’un des
idéaux de la vie sexuelle, l’union de tous les désirs en un objet, ne peut être
atteint.
Si on observe les adultes qui composent la société occidentale actuelle,
il est rare de trouver cette capacité d’accepter la perte d’objets primaires
(tout comme les pertes internes en terme d’illusion, toute-puissance, images
idéalisées des parents et de soi), cette conscience et cette acceptation des
limites, cette capacité de reconnaissance de l’altérité, et cette intégration qui
devraient, du moins dans le modèle névrotico-normal, constituer les conquê-
tes de l’âge adulte. Au contraire, l’omniprésence des difficultés narcissiques
et identitaires, et les souffrances de la vie amoureuse nous signalent une vaste
incomplétude par rapport à l’idéal représenté par la sexualité génitale. La
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présence dans l’âge adulte de bien des caractéristiques de la sexualité ado-


lescente d’aujourd’hui – la prévalence des besoins fusionnels sur les pulsions
sexuelles (Ruggiero, 2003 ; 2009), la domination de la sensualité sur la sexua-
lité, l’appauvrissement de la dimension intérieure, affective, de la sexualité et
la croissance proportionnelle de ses modalités agies, l’effacement des limites
différenciées entre amitié et sexualité, le développement de certaines formes
de « néosexualité », la difficulté croissante de s’impliquer dans un projet à
long terme – signale combien sont diffuses chez les adultes les difficultés
d’intégration.
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Quel environnement pour les adolescents d’aujourd’hui ?

Freud (1921 c) nous indique que la psychologie individuelle est aussi,


dès le début, sociale. Winnicott (1968 b) nous rappelle que la croissance n’est
pas seulement une question de développement, mais d’entrelacement très
complexe avec l’environnement.
Au contraire de la puberté, étroitement liée à la sphère biologique, le pro-
cessus adolescent est inextricablement lié aux caractéristiques socio-culturelles
de l’environnement de l’adolescent qui, à travers le jeu des identifications,
en influence la construction identitaire et, à travers les valeurs, influence
le surmoi et l’idéal du moi de l’adolescent. Pendant l’adolescence, lors du
dilemme entre dépendance et indépendance, entre appropriation subjec-
tive de soi et adhésion à des identifications aliénantes, entre acceptation de
l’interdit œdipien et stagnation dans des positions narcissiques, le rôle de
l’environnement dans la construction du soi et dans ses défaites devient vital
et crucial.
Selon R. Cahn (1998), le processus de subjectivation implique deux
conditions préliminaires : l’existence d’un préconscient fonctionnel (à son
tour dépendant des modalités à partir desquelles se sont développées les rela-
tions objectales primaires) et d’une société basée sur des valeurs, en particulier
paternelles (loi du père, surmoi post-œdipien). Ce processus constitue en effet
un mouvement qui, à partir de l’identification fondatrice avec l’autre, fait du
soi une réalité vivante et exclusive.
Si l’autre est présent dès le début de la formation de la réalité psychique
individuelle inscrite dans les liens intersubjectifs primaires, les transforma-
tions, les désorganisations et les recompositions des garants méta-sociaux de
la vie sociale se répercutent inévitablement sur les garants métapsychiques qui
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forment le fond inconscient d’où émerge la vie psychique individuelle (Kaës,


1993). Il est donc inévitable que les grandes transformations advenues durant
les dernières décennies du monde occidental, modifiant profondément les habi-
tudes sexuelles et la structuration de la famille, aient profondément marqué la
façon actuelle de vivre l’adolescence.
Dans les familles recomposées, aujourd’hui très diffuses, la multiplication
des figures autant parentales (les nouveaux compagnons de la mère et du père)
que fraternelles (les enfants préexistants des nouveaux compagnons, et ceux
qui naissent de la nouvelle union), avec qui s’instaurent des relations souvent
caractérisées par une certaine instabilité et incohérence (entre séduction nar-
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cissique et refus, entre investissement trop faible et prétention de possession),
rend plus instables et précaires les frontières familiales, influençant aussi la
formation identitaire puisque, avec la prolifération de modèles identitaires tou-
jours plus incertains et fragmentaires, se réduit aussi leur potentiel en termes
identificatoires.
La progressive atténuation des différences entre les rôles de l’homme et
de la femme, bien codifiés auparavant, a modifié la parentalité interne, consi-
dérée comme lieu mental de la générativité, fondée sur la reconnaissance
de la distinction et de la complémentarité des sexes. Le redimensionnement
de l’autorité paternelle, traditionnellement garante du principe de réalité mais
aujourd’hui toujours moins capable de mener à bien sa fonction de représen-
tant de la Loi qui la dépasse et de s’imposer comme limite, uni à l’hypertrophie
généralisée de la fonction maternelle, favorise l’immobilité des enfants et des
adolescents dans des positions narcissiques et de dépendance, les éloignant
ainsi de l’objectif œdipien.
Cette dérive importante de l’infantile de la part des adultes (Guignard,
2011), avec l’hyperinvestissement et l’idéalisation des enfants qui l’accompa-
gne, les conduit à abdiquer devant leur devoir fondamental de mettre une
limite structurante à leurs enfants, sur lesquels ils projettent leur fragilité nar-
cissique et dans lesquels ils satisfont projectivement leur voracité de consom-
mation et leur refus des limites. La diffusion exponentielle de problématiques
narcissiques multiplie aujourd’hui le nombre de parents qui ont une grande
difficulté à satisfaire les besoins narcissiques légitimes de leurs enfants (se
sentir entendu, reflété et compris) et à leur fournir la contenance et la rêve-
rie nécessaires pour la structuration d’un soi assez cohésif. Inversement, on
constate toujours davantage la tendance à combler la carence de présence et
de pensée par un excès d’objets matériels anonymes et préconçus qui saturent
l’espace mental, privant les enfants de l’expérience d’une latence temporelle
entre la perception d’un désir et sa réalisation qui puisse faire un « vide » à
combler à travers des jeux créatifs qui mobilisent la fantaisie et les capacités
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symboliques. Plus les parents sont narcissiquement fragiles, plus les modèles
éducatifs standardisés et conformistes se substituent à une éducation person-
nalisée et réfléchie ; l’absence croissante des parents détermine, dès l’aube de
la vie, des vides dans la formation du moi qui influenceront inévitablement la
façon avec laquelle le sujet affrontera les problématiques adolescentes. Les
« pathologies du vide » plus disparates, si diffuses aujourd’hui, sont le fruit en
même temps d’une carence de regard réfléchissant (Winnicott, 1974) et d’un
excès d’investissement narcissique, du côté maternel, et d’une absence du père
dans son rôle de constructeur de limites et de symboles.
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Infiltrations adolescentes dans la sociÉtÉ adulte

La tendance, aujourd’hui toujours plus répandue dans la société adulte, à


« résoudre » les problèmes avec l’action concrète plutôt qu’avec la pensée, est
aussi soutenue par les récents progrès de la technologie et du développement
de la réalité virtuelle qui favorisent les tendances toutes-puissantes, mettant
parfois en danger la fine limite qui sépare la réalité de la fantaisie et du rêve.
La méconnaissance de la frontière comme élément structurant l’identité per-
sonnelle, comporte aussi la conséquence d’une dilatation du présent, qui fait
obstacle autant à la mémoire du passé qu’à la conception du futur.
Le fait que beaucoup d’adultes d’aujourd’hui partagent avec leurs enfants
adolescents un même sentiment de perte et de précarité, comporte leur diffi-
culté à fournir aux adolescents un cadre symbolique adéquat, avec le résultat
que ces derniers se retrouvent dramatiquement seuls à traverser le gué qui
sépare (et unit) l’ordre symbolique du monde infantile de celui de la subjecti-
vité adulte. Ne trouvant pas aux yeux des adultes un reflet pour leur propre soi
en transformation, les adolescents s’enlisent plus facilement dans des diffi-
cultés représentationnelles qui portent à des comportements évacuatifs et/ou à
des dépendances compulsives.
Les différences de génération s’affaiblissent progressivement, les conflits
sont essentiellement contournés et la promiscuité des générations se répand
(papa et maman en vacances avec les jeunes garçons et filles comme deux
couples du même âge) ; dans l’illusion d’arrêter le temps, les adultes singent
les adolescents, s’habillant comme eux, s’inscrivant sur Facebook, imitant leur
modalité de communication. Cette infiltration croissante d’éléments adoles-
cents dans la société adulte (Levy, 2007) contribue à la graduelle dissolution
des points nodaux du carrefour œdipien et des différenciations – entre adulte et
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enfant, entre femme et homme – déterminant de nouvelles formes de psycho-


pathologie qui tendent à se coaguler dans les manifestations les plus disparates
de la clinique du vide (anorexies, toxicomanies, « nouvelles dépendances ») ;
un vide qui, selon le modèle dominant de l’actuelle société de consommation,
tente d’être comblé à travers la thésaurisation d’objets concrets ; la possession,
le contact et la jouissance éphémère se substituent ainsi au désir et à la relation,
auxquels manque un espace-temps suffisant pour se structurer. Beaucoup des
syndromes actuels psychopathologiques, où le désir régresse à une soif dévo-
rante et compulsive, représentent une pathologie de la capacité de désirer.
Les nouvelles souffrances de la vie quotidienne, liées sans doute à la
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croissante complexité du monde actuel et à l’insuffisance de nos capacités
de pensée et d’équipements conceptuels, ont un rapport avec la compétitivité
toujours plus féroce qui oblige à des prestations toujours plus fortes pour se
conformer à un idéal du moi toujours plus extériorisé et conformiste, mais
pas pour autant moins avide et féroce, auquel l’adulte d’aujourd’hui semble
toutefois se soumettre de façon égosyntonique, comme si les « valeurs » de la
société de consommation ne pouvaient plus se mettre en discussion. Si l’appa-
raître prend la place de l’être, si l’image remplace la substance identitaire, si
la possession d’objets vidés de sens symbolique se substitue à l’élaboration
comme moyen de réassurance de l’angoisse, si les objets sont consommés
voracement en un cercle vicieux de vide et remplissage sensoriel répété sans
cesse et si ceci devient l’idéal dominant, alors se multiplient inévitablement
les aires de non-écoute du soi plus authentique, source potentielle de conflits
avec les exigences de l’idéal du moi aujourd’hui dominant : le culte des per-
formances, l’obligation du fitness, la prétention d’une éternelle jeunesse, le
dégoût envers les maladies et la vieillesse. Les nouvelles valeurs qui tendent
aujourd’hui à s’imposer (produire, apparaître, consommer) concourent à
multiplier les phénomènes cliniques a-représentationnels, comme les toxico-
dépendances, les anorexies, les boulimies, les pathologies du vide. Situation
aujourd’hui ultérieurement compliquée par le fait que la crise économique rend
les objets de consommation, présentés comme toujours plus attirants et dont le
pouvoir sensoriel-perceptif s’impose à la psyché, toujours moins accessibles ;
ainsi se multiplient les expériences de frustration et les sentiments d’exclu-
sion, l’humiliation et la colère qui, en absence de capacités représentatives
adéquates et d’instruments internes pour faire face à l’angoisse, conduisent à
des comportements agressifs et violents. L’espace représentatif se réduit parce
que la subjectivation même est susceptible de mettre l’adolescence en conflit
avec la culture d’appartenance.
Ainsi la société adulte, occupée comme elle est à faire passer comme nor-
maux des éléments compulsifs dans le rapport avec les objets de consommation
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et toujours moins encline à se mesurer avec l’absence et le désir, faisant même


de la toute-puissance du désir et du refus du manque sa propre valeur de vie,
apparaît aujourd’hui peu équipée à soutenir le processus adolescent.
L’amenuisement progressif des limites (entre soi et l’autre, entre penser et
agir, entre interne et externe, entre réel et virtuel) estompe aussi, avec la fron-
tière entre pathologie et normalité, le seuil qualitatif et quantitatif qui distingue
les « nouvelles dépendances » (non pas de substances) de modalités existen-
tielles soi-disant « normales », caractérisées par des difficultés d’investissement
affectif profond, carence d’autonomie et de planification personnelle, anxiété,
hyperactivité, consommation conformiste, aplatissement, angoisse envers les
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différences, comportements à caractère coactif, violence en expansion.

Quels modÈles pour comprendre les adolescents d’aujourd’hui ?

Le modèle névrotico-normal d’organisation psychique reste utile pour


comprendre le développement du premier des deux groupes entre lesquels
Jeammet (1980) partage les adolescents ; c’est-à-dire ceux qui disposent d’un
appareil psychique adéquat à gérer leurs conflits de façon assez autonome,
alors qu’il ne semble pas englober les adolescents qui ont besoin d’extérioriser
les conflits, et dont les difficultés ont une expression comportementale qui
implique l’environnement, appelé à fonctionner comme un « espace psychique
élargi ». Situation qui représente le renversement du précédent empiètement
des conflits de l’environnement dans l’espace psychique de l’enfant. Le fonc-
tionnement de ces adolescents nous reporte aux conséquences des premières
expériences traumatisantes, aux carences du para-excitation et à la pathologie
limite. Ils deviendront tendanciellement des adultes dont le fonctionnement
dénoncera l’incomplétude du processus de subjectivation (dans l’excessive
saturation du sens de l’expérience et dans la difficulté à maintenir des positions
mentales ouvertes au doute, ou dans la structuration comme faux-soi, avec des
adaptations instables qui induisent des rechutes régressives).
Le modèle névrotico-normal, envisagé comme unique modèle, ne suffit à
comprendre ni ces adolescents, ni la société adulte d’aujourd’hui, caractérisée
par des phénomènes d’indifférenciation et de fragmentation diffus. Il ne suffit
pas de faire l’hypothèse que des mécanismes défensifs typiques de l’adolescence
se réactivent chez les adultes à des moments de crise ou que les éléments ado-
lescents durent sans solution de continuité en s’infiltrant dans la culture d’adultes
qui seraient des adolescents immatures. Je partage avec Cahn (1998) l’idée qu’il
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faut renoncer à faire du modèle névrotico-normal l’unique modèle de référence


et qu’il faut considérer l’organisation à prévalence narcissique comme un second
modèle qui, lui aussi, possède une pathologie spécifique. Si l’organisation narcis-
sique représente une tentative de combler les carences ou les excès du bouclier
antistimuli, de faire face à l’insuffisance des capacités d’élaboration, nous pou-
vons penser qu’elle constitue pour beaucoup d’adolescents l’unique façon d’être
et de désirer face à l’égarement des parents, des adultes, de la société ; une sortie
qui pourrait représenter une autre forme de subjectivation où domine l’éprouvé
sur le pensé, la réalité de l’objet sur sa représentation, les exigences de l’idéal
du moi sur celui du surmoi, le recours au corps court-circuitant les fantômes ou
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l’agir dans le monde externe (Cahn, 1998).
En conformité avec Kohut (1975), on pourrait faire l’hypothèse que les
états narcissiques ne peuvent être considérés sans exception comme des situa-
tions pathologiques caractérisées par des arrêts ou des régressions du dévelop-
pement, mais qu’ils peuvent avoir une propre ligne d’évolution, aboutissant à
un narcissisme plus mûr. Dans sa pensée, le développement du soi, qui advient
à travers des relations narcissiques avec les objets-soi, reste lié plus longtemps
au narcissisme et continue pendant toute la vie.

Questions ouvertes

Puisqu’aujourd’hui tous les modèles et les idéologies consolidés sont en


crise, il convient de donner plus d’espace, dans notre conception du dévelop-
pement et du fonctionnement psychique, à l’imprévu et aux nouvelles possibi-
lités évolutives offertes par les rencontres aléatoires de la vie, même au-delà
de l’adolescence. Tout comme les adolescents, nous vivons une époque de per-
turbations et de crises, suspendus entre la cristallisation en fonctionnements
régressifs et involutifs, et l’espoir d’ouvertures transformatives. Ce ne sont
pas uniquement aux jeunes d’aujourd’hui de faire des expériences qui se jux-
taposent sans s’intégrer, les adultes aussi sont soumis à un bombardement de
stimuli très difficiles à intégrer. La tolérance de la complexité et de l’aléatoire
semble être aujourd’hui indispensable pour affronter un monde toujours plus
incertain et précaire, qui expose aussi les adultes à des sentiments d’angoisse
impuissante.
La limite entre les risques défensifs opposés de régresser vers l’indiffé-
renciation (limites lâches et fluides) et l’intolérance autoritaire (limites hyper-
rigides, infranchissables) est très fine. Sans tomber dans l’erreur de confondre
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la fréquence statistique avec la normalité, je me demande combien de conflits,


combien de douleurs mentales peuvent être tolérés par une personne, disons,
assez normale ; et si la diffusion d’un fonctionnement mental micro-scindé
n’est pas en partie imputable à des caractéristiques physiologiques (même
si variables d’une personne à l’autre) de notre fonctionnement mental dans
l’actuelle situation de l’environnement. Il est vrai que nous vivons immergés
dans l’ambiguïté, mais je crois que pouvoir la tolérer – dans certaines limites –
appartient à un fonctionnement suffisamment sain, peu fondamentaliste.
La dilatation actuelle de l’adolescence, bien au-delà des limites des trans-
formations pubertaires, et la relative indifférenciation entre adolescents et
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adultes, vident l’adolescence de sa propre spécificité de moment de transition
entre l’enfance et l’âge adulte, la rendant essentiellement interminable.
Une adolescence interminable a comme autre face de la médaille une ado-
lescence absente, du moins si considérée comme moment évolutif spécifique.
L’adolescence, considérée comme un moratoire qui permet de se débattre
dans le calme plat (Winnicott, 1961), n’a pas toujours existé. Elle constitue
au moins en partie un produit de l’opulence socio-économique et culturelle
des pays riches du récent Occident (Guignard, 2011). L’adolescence ainsi
entendue pourrait peut-être se dissoudre dans un prochain futur si les limites
de différentiation entre adolescents et adultes dans la réalité socio-culturelle,
continuent de s’effacer.
Irene Ruggiero
Via Dagnini 32
40137 Bologne
Italie
irenerug@libero.it

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