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ASSAMBA Benoît Bertrand

Université de Douala

Rachel Bidja Ava et la perspective hégélienne des préjugés occidentaux sur


l’Afrique.
Résumé

Les travaux érudits de Rachel Sorel Bidja Ava qui servent de base à la philosophie
africaine contemporaine, sont de ceux qui ont contribué à réorienter et à démystifier la lecture
africaine de Hegel. Pour un examen minutieux des différentes articulations de la thèse
hégélienne sur l’Afrique, nous avons opté de prime abord avec Bidja Ava pour une approche
historiciste, c’est-à-dire que nous allons présenter le contexte spatio-temporel dans lequel
s’inscrivent ces thèses idéalistes. Nous allons dans un second temps exposé ces thèses et enfin
arriverons au constat avec elle, selon lequel la dialectique hégélienne était une hypothèse
scientifique pour rendre compte de l’évolution du monde et des sociétés. Aujourd’hui cette
conjecture interpelle néanmoins l’Afrique sur plus d’un titre nonobstant quelques défaillances
à savoir la documentation, l’exclusion des Noirs de la pensée noétique, la diversion vers
l’impérialisme colonial et le pangermanisme.

Jusqu’au XIX e siècle, l’on a continué à greffer aux Noirs la paresse, le mysticisme, les
croyances fétichistes, la danse, le rythme dans la peau, la force brute. Pour tout dire, l’homme
noir aura consommé le fruit de l’émotion et commis le péché originel dont toute la
descendance est coupable. Il aurait une spécificité qui le démarquerait des autres hommes.
C’est en effet dans ce contexte que Hegel arrive à porter lui aussi sa lecture du continent. A la
lecture de ces idées, il y a sans doute la tendance de réduire la pensée de Hegel à un cliché
occidental sur l’Afrique tout en lui prêtant par ricochet des allures racistes. C’est ainsi que
comme l’affirme Bidja Ava : « La philosophie africaine s’est confinée dans une réflexion
circonstancielle et opportuniste dont les principaux sont l’enthousiasme idéologique, la
confusion des genres et l’incursion délibérée dans la politique. » (Rachel Bidja Ava, « Hegel
et le monde non-européen. Le cas de ‘Volksgeist’ africain. Essai de démystification du
discours philosophique africain », thèse de doctorat de 3e cycle, Paris, X, 1980 – 1981, p. 4)
Aussi l’Afrique gagnerait-elle à relire le professeur de Berlin à la suite de Rachel Bidja
Ava qui n’était ni raciste ni xénophobe mais un écrivain de « liberté-centrique ».

Mots clés : philosophie, racisme, Afrique, Histoire Universelle.

Introduction

Aujourd’hui plus que par le passé, la pensée hégélienne constitue une source
d’inspiration et d’investigation pour les chercheurs de la périphérie. C’est la preuve qu’elle
doit regorger des centres d’intérêt devant contribuer à la résolution d’un des problèmes
africains de l’heure : le sous-développement. En empruntant les mots de Amady Aly Dieng à
l’endroit de Senghor, nous disons que Hegel « apparait comme le théoricien le plus
conséquent de notre génération ». (Amady Aly Dieng, Hegel, Marx, Engels et les problèmes
de l’Afrique noire, Dakar, Sankoré, 1978, p. 108)
En ce qui nous concerne, nous allons nous attarder sur les différentes conceptions de
Hegel sur l’Afrique pour analyser les perspectives en vue de la construction du continent noir.
Ceci vise à revisiter les préjugés dont les Africains ont été victimes. Nous tenons de Michel
Foucault que :

« Toute notre époque, que ce soit par la logique ou par l’épistémologie, que ce soit
par Marx ou par Nietzche, essaie d’échapper à Hegel […] Mais échapper réellement à Hegel
suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de
savoir jusqu’où Hegel insidieusement peut-être, s’est rapproché de nous ; cela suppose de
savoir dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ; et de
mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au
terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs. » (Michel Foucault, L’ordre du
discours, Paris, Gallimard, 1971, pp. 73-74)
Notre ambition est de voir jusqu’à quel niveau l’Afrique, continent aux multiples
richesses mais malheureusement pauvre, « essaie d’échapper » à la description que Hegel,
« l’Aristote des temps modernes », (Alain, cité par Jacqueline Russ, Histoire de la
philosophie. De Socrate à Foucault, Paris, Hatier, 1985, p. 109) aurait faite sur elle. De tous
les continents, l’Afrique est celui auquel l’éminent professeur de Berlin consacre le plus grand
nombre de pages dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire. La partie consacrée à
l’Afrique comprend trois chapitres : dans le premier, Hegel divise l’Afrique en trois grandes
entités géographiques et spirituelles ; dans le deuxième, il concentre l’exposé sur « l’Afrique
africaine », la seule des parties du continent qui, selon lui, est purement l’Afrique ; dans le
dernier, la fascination de Hegel se résoud en une série déliée de descriptions échevelées et la
pensée de Hegel se trouve entraînée dans une danse africaine où il lui est désormais
impossible de conserver les ressources synthétiques qu’il a d’ordinaire.

L’étude que Hegel effectue sur l’histoire dont l’Extrême-Orient est l’origine et
l’Europe l’achèvement (Bernard Bourgrois, « La fin de l’histoire selon Hegel ». www.
canalacademie. com/emissions/es094.mp3), l’Afrique aurait totalement été mise hors-jeu. Le
continent, pour le philosophe allemand, s’est présenté comme un ensemble impénétrable «
replié sur lui-même », sans passé, ni avenir. En un mot, c’est « le pays de l’enfance qui, au-
delà du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la nuit » (Georg
Friedrich Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, (1822-1830), tr. Gibelin, Paris, Vrin,
1963, p. 75) depuis les temps immémoriaux. Ainsi, l’homme africain vit dans un état de
barbarie et de sauvagerie qui l’empêche encore de faire partie intégrante de la civilisation.

Le mouvement raciste dans lequel certains universitaires africains ont tendance à


ranger Hegel prend des références historiques dans le cas de la traite négrière, l’occupation
coloniale et sa perpétuation dans le néocolonialisme. En effet depuis le XV e siècle, l’Afrique
cesse d’être le berceau de l’humanité. On attribue au Nègre l’émotion. Beaucoup avaient
pensé que cette fleur finirait par se faner et s’étioler dans la chaleur insistante du temps et des
faits. Au contraire, les thèses sur la pensée primitive de Lévy-Bruhl par exemple, sont
aujourd’hui dépassées et l’ethnologie coloniale avec l’idée de béquilles à la mission
civilisatrice est remise en question.
En outre, si tant est vrai que Hegel est loué pour sa dialectique en tant que méthode,
pourquoi en refuser le résultat ? C’est certain que l’Afrique ait été victime d’une critique rude
et acerbe de la part de l’idéaliste allemand, il est cependant possible de critiquer son manque
d’informations sur les autres aspects de la culture africaine qui sont donc à valoriser.

Aujourd’hui, trois siècles après la publication des œuvres de Hegel, l’Afrique ne cesse
de trotter. Dès lors, nous sommes en droit de nous demander si le retard du continent en ce
jour par rapport aux autres est fonction des prétentions racistes dont il aurait été victime de la
part de Hegel. Dit autrement, la lecture que le philosophe allemand fait de l’Afrique ne peut-
elle pas contribuer à ce que le continent, à l’instar de l’Europe, puisse aussi proclamer et
célébrer la fin de l’Histoire universelle, c’est-à-dire, celle de « l’invention millénaire et
laborieuse des structures universelles vraies de l’existence politique » ((Bernard Bourgrois,
« La fin de l’histoire selon Hegel ». www. canalacademie. com/emissions/es094.mp3), ceci
visant à ce qu’elle se rattrape sur son retard et gagne une personnalité digne dans ce monde du
donner et du recevoir qu’impose l’idée de mondialisation ?

A voir de près la conception hégélienne de l’Histoire Universelle, l’on comprend


qu’elle est rationnelle en ce sens qu’elle représente l’engendrement d’un principe divin. De ce
fait, elle cesse d’être évènementielle, cette succession incohérente et désordonnée d’une
fureur sans signification. Cependant, en tant qu’odyssée de l’Esprit, l’Histoire développement
ou enchaînement ou interne, progresse vers une société parfaite et transparente qui sera son
point culminant. Dans ce processus historique, la Raison divine utilise comme instruments les
passions et les intérêts des individualités qui apparaissent ici comme ses chargés de mission.
Héros et individus historiques forgent l’universel à partir de leurs buts particuliers.

Dans l’élaboration de Hegel, l’Afrique, mieux l’Afrique au sud du Sahara, n’a jamais
vu naître un seul héros ou sujet historique. Dans le souci de dévoiler les motifs pour lesquels
la Raison, dans sa ruse, met à l’écart certains individus – les Africains, nous allons de prime
abord dégager le contexte historiciste dans lequel s’inscrit la pensée de Hegel. Dans la
deuxième section, il sera question pour nous de dégager les deux conceptions hégéliennes du
continent noir. En dernier ressort, nous envisageons la critique des diverses positions prises
par Hegel au sujet de l’Afrique. Pour tout dire, l’analyse systématique de notre problématique
nécessite de montrer que certes la dialectique idéaliste est un travail scientifique dont
certaines conclusions ont besoin d’être réexaminées, le professeur de Berlin n’était pas
raciste.

Le contexte de la problématique africaine


Il n’est pas tout à fait prudent de réduire en formules simples et sèches ce siècle ardent
et riche en contradictions. En effet, en dépit des courants divers qui le traversent, le XVII e
siècle chrétien, monarchique et classique, laisse une impression générale de stabilité. Le
XVIIIe siècle, au contraire, est une période de mouvements aboutissant à une crise violente
qui anéantit un système politique et social séculaire et instaure un ordre nouveau. Dès le début
de ce siècle désigné « Aufklärung », des intellectuels appelés « philosophes » veulent, par
leurs écrits, faire triompher selon la terminologie de Hegel « la diffusion de la pure
intellection », son essence étant l’universel en soi et pour soi (Friedrich Hegel,
Phénoménologie de l’esprit, t. 1 (1807), tr. J. Hyppolite, Paris, Montaine, 1998, p. 96), c’est-
à-dire « les lumières » de la Raison et l’esprit scientifique pour donner naissance à une ère
meilleure. Leur philosophie, influencée par l’empirisme de Locke et les théories de Newton,
veut expliquer les phénomènes sans les reconduire aux constructions métaphysiques du passé.
Les résultats obtenus par les recherches scientifiques font naître chez les intellectuels une
grande confiance dans les pouvoirs de la Raison qui apparaissent seuls capables de résoudre,
avec le même succès, tous les problèmes de l’Homme dans les domaines philosophique,
religieux, politique et social. Tous les philosophes luttent contre les abus. Ils revendiquent la
tolérance, la liberté, l’égalité, le respect de la dignité humaine, l’abolition de la torture et de
l’esclavage.

Par contre, les représentations de l’Afrique pendant ce siècle se révèlent véridiques


alors même que le continent et ses habitants sont très mal connus. C’est ainsi que des fictions
se sont enracinées dans les textes qui se donnaient comme des récits de voyages authentiques
d’une part, et cet imaginaire a pu déterminer des comportements réels, susciter aussi bien le
mouvement de colonisation que le combat pour l’émancipation des esclaves d’autre part.
C’est dans ce contexte spatio-temporel que s’inscrit la pensée de Hegel et partant, sa vision de
l’Afrique. Il est donc question dans cette section de revisiter le cadre historiographique dans
lequel Hegel a envisagé cette question. Pour ce faire, nous avons élaboré une première sous-
section qui étudie le mouvement révolutionnaire européen de l’âge de la Raison, une
deuxième sous-section qui scrute les représentations de cette « terra incognita » qu’est
l’Afrique, une troisième sous-section énonce les grandes idées et principes de l’idéalisme
hégélien sans lesquels il nous serait difficile de comprendre et de maîtriser ses réflexions sur
le continent.

I. Naissance de la République des lettres éclairées


1. Traits dominants de la première modernité
1.1. Primauté de l’esprit scientifique

Le XVIIIe siècle a souvent été distingué comme le siècle des Lumières ou encore l’âge
de la Raison en Europe. Ce siècle a témoigné une révolution intellectuelle comme l’humanité
se détachait de l’immaturité, du traditionalisme, du dogmatisme, de la superstition et de
l’obscurantisme pour embrasser la raison, le pouvoir de l’intellect et de la pensée rationnelle.
Dès lors, l’humanité a voulu questionner et expliquer la nature, l’environnement et la société
à la lumière de la raison à travers une pensée critique et scientifique, l’observation et
l’expérimentation au lieu de se soumettre aux coutumes traditionnelles, aux dogmes et aux
révélations. Le siècle a vu un remarquable développement de l’esprit critique et du progrès
scientifique. Nul domaine n’échappe au doute méthodique et à la raison. La méthode
expérimentale complète la réflexion théorique dans l’investigation scientifique. La curiosité
intellectuelle est insatiable.

L’esprit des Lumières se caractérise par un optimisme : on croit au progrès de


l’humanité et ce progrès ne peut être atteint que par l’esprit scientifique. Il passe par
l’acquisition des connaissances scientifiques. Pour cela, il devient nécessaire de se défaire des
superstitions, des tabous, voire de la foi imposée par l’Eglise. Ceci est d’ autant plus vrai que
la foi constitue pour la vraie intellection « un tissu de superstitions, de préjugés et d’erreurs »
et la masse générale « est la victime de ta tromperie d’un clergé qui réalise son désir vaniteux
de rester seul en possession de l’intellection, et réalise ses autres intérêts égoïstes. » (G.W.F.
Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., p. 96) Toute recherche scientifique doit donc être
guidée par la raison et se baser sur des expériences. Il s’agit moins de croire que de réfléchir,
d’être curieux et de procéder méthodiquement. Sous la double influence de Newton et de
Locke. Le XVIIIe siècle connaît une imprégnation qui aboutit à une coloration empiriste, à un
recours systématique à l’expérience (Jacqueline Russ, Histoire de la philosophie, De Socrate
à Foucault, Paris, Hatier, 1985, p. 97).

Pour Newton par exemple, la philosophie expérimentale ne se construit pas à la base


des hypothèses. En optique, il a démontré que la lumière blanche est formée de plusieurs
couleurs. Le génie de sa mécanique relationnelle était de beaucoup simplifier. En un mot, les
théories de Newton ne manquèrent pas d’être au centre des préoccupations scientifiques
durant le XVIIIe siècle ç telle enseigne que parler de l’esprit scientifique était synonyme
d’esprit newtonien. L’esprit scientifique prime sur la Providence et l’on a constaté la fin du
dogmatisme ou d’une raison architectonique (A. Koyré, Etudes newtoniennes, Paris,
Gallimard, 2003, p. 333).

Il est clair que le Dieu des cartésiens n’est pas le Seigneur des scientifiques qui fait le
monde comme il l’entend et continue d’agir sur lui comme le Dieu de la Bible hors de la
création. En tout cas, le monde est réformable (Ibid., p. 294) et si le scientifique a découvert
les lois de l’attraction universelle, il n’a trouvé aucune nécessité à ce que ces lois fussent telles
qu’elles sont. Il a seulement constaté leur existence. A la croyance que l’homme par sa raison
peut trouver avec évidence que Dieu pouvait faire de mieux, l’esprit scientifique du XVIII e
siècle comprend que la raison tend à chercher à observer les faits, à les expliquer. Newton
écrit à cet effet : « J’ai expliqué jusqu’ici les phénomènes célestes et ceux de la mer par la
force de la gravitation, mais je n’ai assigné nulle part la cause cette gravitation. » (Isaac
Newton, cité par A. Koyré, Etudes newtoniennes, op. cit., p. 273) et Voltaire de dire de ce
dernier : « Newton n’a jamais fait de système ; il a vu, il a fait voir, mais il n’ a jamais mis
ses imaginations à la place de la vérité. Ce que nos yeux et les mathématiques nous
démontrent, il faut le tenir pour vrai. » (Cité par Jacqueline Russ, Histoire de la philosophie.
De Socrate à Foucault, op. cit., p. 91)

De ce qui précède, les philosophes des Lumières substituent l’idéal analytique à


l’idéal déductif de la science cartésienne. C’est à travers l’observation des faits que la raison
détermine les lois et les principes généraux qui, loin d’être évidents comme l’affirmait
Descartes, sont le résultat d’une analyse. L’expérience doit donc être le point de départ de
toute réflexion. Si l’homme ne peut pas se refaire à l’expérience, s’il ne dispose d’aucune
possibilité de vérification, alors cessent également les pouvoirs de la raison humaine car les
questions que l’homme se pose au-delà des limites de l’expérience ne sont pas susceptibles de
solution. Le philosophe est dès lors présenté comme un savant utilisant une méthode
expérimentale dont la démarche consiste à observer puis à comprendre. Il ne s’appuie que sur
des faits et toute hypothèse doit être vérifiée. C’est dans cette lancée que nous devons
comprendre la définition que Kant assigne à ce nom des Lumières : « La sortie de l’homme de
sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire incapacité de servir de
son entendement sans la direction d’autrui. » (Ibid., p. 87)

1.2. De la critique de la tradition à l’esprit critique

L’esprit scientifique devient un instrument polémique contre la tradition. Il s’agit en


premier lieu d’une critique de la tradition en tant que telle, c’est-à-dire en tant qu’attitude de
justification des croyances religieuses, des institutions politiques et sociales présentes, sur la
base du simple fait qu’elles ont été transmises par le passé. Les philosophes refusent
d’accepter que la persistance d’une doctrine ou d’une structure politique et sociale au cours
des siècles soit un titre suffisant de légitimité. Aucune croyance, aucune tradition ne doit être
soustraite à la critique rationnelle. D’autre part, leur critique touche le contenu même de cette
tradition, c’est-à-dire le fondement des croyances et des institutions que celle-ci a transmis.

Le XVIIIe siècle s’annonce comme l’être de la critique universelle. De l’irrespect où


avait fini le XVIIe siècle se dégage l’ironie par où commence l’âge nouveau. Le maître à
penser de toutes ces critiques se nomme John Locke. C’est à l’occasion des problèmes
moraux et religieux de son époque que ce dernier s’engage dans une analyse critique des
pouvoirs de l’entendement afin de déterminer l’étendue de la connaissance humaine.
D’emblée, Locke va critiquer tout les excluant les spéculations cartésiennes sur la nature de
l’âme et ses rapports avec les mouvements physiologiques. S’étant inspiré de Newton, sa
méthode consistera à observer les faits de l’âme et décrire l’expérience de l’intériorité. Toutes
nos connaissances sont faites d’idées, c’est-à-dire « tout objet que l’esprit aperçoit
immédiatement ». (Ibid., p. 84) La critique dénonce les apriorismes métaphysiques telles
l’unité de la nature et du monde, la toute-puissance d’une raison universelle, la possibilité
d’une vérité absolue et apodictique, prônées par les métaphysiciens. Le rationalisme est
critiqué et apparaît une nouvelle épistémologie : c’est l’empirisme. Pour les empiristes, il n’y
a pas de connaissances purement rationnelles ou a priori.

Ayant inauguré la modernité pour la simple raison de faire usage du « bon sens », de la
raison, la méthode cartésienne, allant de l’évidence au dénombrement en passant par l’analyse
et la synthèse, est cependant remise en cause parce qu’elle se souciait d’abord de la tradition.
Aussi l’innéisme est-il par exemple critiqué. En outre, la conception selon laquelle il n’y a de
vérité qu’analytique et indépendante de l’expérience sensible est foulée aux pieds. L’on
reproche à Kant de défendre l’existence des jugements synthétiques a priori et l’idée que
l’expérience serait conditionnée par des structures a priori de la subjectivité telles que :
l’espace, le temps et les catégories. En somme, l’esprit est une tabula rasa. C’est ainsi que la
connaissance humaine dérive de l’expérience. Il n’y a pas d’idées innées qui seraient
présentes dans l’esprit dès la naissance ou dans l’âme de toute éternité. Toutes les idées que
contient l’esprit humain sont des copies des sensations originelles. L’on débouche alors sur
une éthique, une sagesse : ne pas chercher à connaître ce qui nous est inaccessible à jamais
(Ibid., pp. 68-70, 84).

1.3.Affirmation de l’idée de tolérance


A la lumière des théories scientifiques de Newton et de l’empirisme de Locke, les
philosophes prononcent une âpre condamnation de la religion. A la religion positive fondée
sur la tradition et tirant sa légitimité de la révélation originaire, ils opposent le concept de
religion naturelle, c’est-à-dire d’une religion réduite à la connaissance rationnelle de
l’existence d’un être suprême qui garantit l’ordre du monde. Ainsi, la religion naturelle se
limite à reconnaître l’existence de Dieu et la dépendance de sa volonté ordonnatrice à
prescrire à l’homme l’observation des préceptes moraux. De cette conception déiste, dérive un
impératif de tolérance réciproque envers les différentes religions positives : aucune n’ a la
droit d’imposer aux hommes sa propre vérité. Voltaire, symbole des Lumières et chef de file
du parti philosophique, restera d’ailleurs attaché à cet idéal.

En effet par son slogan « écrasons l’infâme », ou encore le fanatisme religieux, il n’en
finit pas de dresser la, liste des malheurs et des crimes que ce dernier engendre. Pour lui, le
progrès de l’humanité et de la civilisation n’est pas possible sans tolérance. Dans ce contexte,
ses grands ennemis sont la secte chrétienne et l’Eglise catholique de son temps . Hegel ne
s’indigne-t-il pas lui aussi contre « la volonté du clergé trompeur », antipode de la pure
intellection (G. W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t. II, pp. 96-97)? Tout en
reconnaissant l’importance de la religion en ce sens qu’elle est le levier de socialisation de
l’homme (cité par A. Lagarde et al., Les grands auteurs français, Paris, Bordas, 1971, p. 358),
Voltaire n’en demeure pas moins réfractaire à l’idée d’un Dieu tel que présenté par l’Eglise
catholique. Affirmant la nécessité de la liberté religieuse, il prouve que toutes les religions
revêtent des points faibles. Il est, par exemple, attiré par la rationalité apparente de l’Islam,
cette « religion sans clergé, sans miracles et sans mystères » par opposition à la conception
rationnelle de la Trinité chrétienne (R. Pomeau, La religion de Voltaire, Paris, A. G. Nizet,
1995, p. 158). En même temps qu’il s’indigne des contradictions, des absurdités et des
anachronismes du Coran, Voltaire ne manque pas d’admirer sa « bonne morale », son « idée
juste de la puissance divine » et sa « définition de Dieu » (Ibid., p. 157). Suite à la
condamnation et à l’exécution de Calais, ce protestant injustement accusé d’avoir tué son fils
qui voulait se convertir au catholicisme, ne se tourne-t-il pas avec émotion vers le « Dieu de
tous les êtres ».

« (…) daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs
ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des
mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau
d’une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent
nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre
toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si
disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi, que toutes ces petites nuances qui
distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de
persécution… » (cité par A. Lagarde et al., Les grands auteurs français, op. cit., p. 158)

Dans tous les cas, le Dieu voltairien n’est pas celui des religions, une divinité sensible
au cœur, mais celui de Newton, celui de la Raison. C’est dans ce contexte que naissent les
revendications libertaires. Les messages deviennent nombreux : tolérance à l’égard des
mœurs, des religions et le respect de l’individu. Les Lumières se mettent à l’assaut de la foi
chrétienne. L’on note dès lors l’ouverture sans distinction du procès du Dieu des chrétiens qui
ne procure le bonheur que dans l’au-delà. Il s’ensuit que les philosophes refusent les
impositions de la religion et de l’Eglise et s’opposent aux limitations que celle-ci impose à la
recherche scientifique. Cette aversion pour la religion se réfère aussi le savoir qu’elle
administre et sur l’Eglise, en tant que soutien de la monarchie absolue. Cet état des choses a
récemment été décrié par Kwame Nkrumah dans son ouvrage titré Le consciencisme. En effet,
ayant entrepris d’expliquer le monde et les faits sociaux en vue d’une révolution, l’auteur se
refuse de faire confiance aux membres du clergé, ces « experts en choses divines », car

« Quand les prêtres sont en place et ont seuls le droit de transmettre la volonté divine,
quand ils sont seuls qualifiés, par vocation et par grâce, pour dévoiler les desseins de la
Providence, les inégalités sociales apparaissent et les confirment dans ce rôle exclusif. »
( Kwame Nkrumah, Le consceincisme, (tr.) Starr et Mathieu Howlett, Paris, Présence
africaine, 1976, p. 45)

C’est dire que si les philosophes s’opposent au pouvoir du clergé, c’est parce qu’ils
« avaient fondé leur pouvoir et toute la hiérarchie sociale sur leur explication surnaturelle du
monde » (Ibid., p. 50). En un mot, l’heure était venue, étant donné que, « l’homme est la
mesure de toute chose », que l’univers avec toutes ses structures passe des mains des dieux
aux mains des hommes (Ibid., p. 53). De telles thèses ne pouvaient que conduire à des
sensibilités et ferveurs nouvelles.

2. Sensibilités et ferveurs nouvelles


2.1. Partage des savoirs et des connaissances

L’idée principale du siècle est aussi de partager les idées, les savoirs et les
connaissances. On publie beaucoup de livres pour apprendre la biologie, les phénomènes
naturels et les techniques. Un exemple très célèbre est celui de l’Encyclopédie. Sous la
direction de Diderot et de d’Alembert, l’œuvre se veut universelle puisqu’elle regorge plus de
mille articles touchant à la philosophie et à la littérature, à la religion, à la politique, à
l’économie et aux arts appliqués. A travers cette extrême diversité, un esprit commun ordonne
tous les efforts. « Il s’agit d’abattre les préjugés et de faire triompher la raison. » (A. Lagarde
et al., Les grands auteurs français, op. cit., p. 375)

Les encyclopédistes veulent mettre à la portée d’un large public, par un puissant effort
de vulgarisation, toutes les branches de la connaissance. L’Encyclopédie contribue à détendre
les idées nouvelles. Cet ouvrage, construit autour des idées de Force et de Progrès, a contribué
à saper la vieille société monarchique car la philosophie des Lumières, c’est la forme
intellectuelle de la Révolution dont la raison est l’instrument.

De Locke, les philosophes reprennent la conception selon laquelle la Raison n’est pas
comme le prétendait Descartes, un patrimoine d’idées innées que l’homme possède à l’origine
mais une simple capacité d’acquisition car les idées se forment par l’expérience : la science du
philosophe n’est rien sans la raison. Au besoin, la raison est aussi importante que la foi pour la
religion. André Lagarde écrit à ce propos :
« La raison est à l’égard du philosophe ce que la grâce est pour les chrétiens. La
grâce détermine le chrétien à agir ; la raison détermine le philosophe (…) Le philosophe
fourme ses principes sur une infinité d’observations particulières. Le peuple adopte le
principe sans penser aux observations qui l’ont produit : il croit que la maxime existe, pour
ainsi dire, par elle-même ; mais le philosophe prend la maxime dès sa source ; il en examine
l’origine ; il en connaît la propre valeur, et n’en fait que l’usage qui lui convient. » (Ibid., p.
376)

Cette critique conduit naturellement à légitimer le libre examen, à défendre la primauté


de l’expérience sur le sentiment, à promouvoir l’esprit scientifique, à affirmer primat de la
Raison. Si l’idée de progrès allait revêtir le caractère de la dégradation ontologique au XVIII e
siècle, la notion de progrès synonyme de rationalisation du monde, de marche de l’esprit
humain vers un état de savoir et de liberté. De nouvelles perspectives s’offrent à l’esprit
humain : celle du passage de la superstition à la raison, du privatif, fut-il un bon sauvage au
civilisé. Les termes de bien-être apparaissent, la recherche du bonheur passe par la raison. La
recherche de la vérité est d’abord d’ordre intellectuel sur le monde qui nous entoure, puis
d’ordre moral sur les idées des hommes. Le philosophe rejette les superstitions, et donc une
partie de la religion. La raison doit être également appliquée dans la vie sociale. L’activité
philosophique s’exerce dans tous les domaines de la vie humaine qu’il soit intellectuel ou
religieux.

Les encyclopédistes dont la bataille est de faire le point des connaissances


contemporaines, se veulent réalistes et pratiques : ils observent la nature humaine comme une
donnée avec le désir d’en tirer le meilleur parti. Les idées qu’ils répandent concernent la
nécessité de fonder la science de l’homme sur le concret et d’élargir le champ des
connaissances positives, la volonté de substituer à l’impératif religieux une morale sociale
exposant sur l’éducation, et enfin l’aspiration humanitaire à une meilleure organisation de la
société (Diderot, cité par Ibid., p. 376). Aussi l’historiographie a-t-elle retenu l’expression :

« Le siècle des Lumières : siècle un, profond, mais combien divers. La raison éclaire
tous les hommes, elle est la lumière, ou plus précisément, ne s’agissant pas d’un rayon, mais
d’un faisceau, les lumières. » (Albert Soboul, La civilisation et la révolution française, Paris,
Arthaud, 1981, p. 10)

2.1. Un nouvel humanisme

De la gestation tumultueuse d’un monde nouveau en Europe, tous les problèmes


politiques et sociaux sont posés, en l’occurrence : les droits de l’homme et les limites du
pouvoir de l’Etat, la définition de la liberté individuelle, les rapports de l’Eglise et de l’Etat,
les droits des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’égalité civile devant la justice et la loi en
vue du bien-être de tous. Nonobstant les cruautés persistantes, envers un monde séduisant,
l’on remarque effectivement que le siècle s’est adouci. Les « âmes sensibles » se sont
rassemblées à l’appel des humanistes. En réaction contre les horreurs de la Traite négrière et
de l’esclavage, la Société des Amis des Noirs est fondée à Paris en 1788 après celle de
Londres (J. Thoraval, et al., Les grandes étapes de la civilisation française, p. 220) La torture
et l’esclavage sont dénoncés. Nous n’en voulons pour preuve que le point de vue de
Montesquieu. Ce dernier en effet ne s’accommode pas de l’esclavage. Aussi décide-t-il de
ridiculiser les adeptes :

« Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici
ce que je dirai : Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre
ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres. ( …) On ne peut se mettre dans
l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un
corps tout noir… » (Cité par André Lagarde et al., Les grands auteurs français, op. cit., p.
342)

Quoique sous la froideur affectée d’ironie, l’auteur laisse croire que l’esclave n’est
utile ni au maître, ni à lui-même. De ce point de vue, Montesquieu se veut être le précurseur
de Pangloss de Candide. « La croyance en un progrès réel de l’humanité et le désir d’y
contribuer, en créant une civilisation réellement humaniste sont un aspect essentiel de la
pensée de Voltaire. » (Jean Thoraval, et al., Les grandes étapes de la civilisation française,
op. cit., p. 255) Voltaire accepte que l’homme n’est pas naturellement bon. Cependant, il faut
l’aimer comme tel et chercher à le rendre meilleur. Il faut donc sans lutter contre les
injustices, les ignorances, l’erreur, la recherche de la vérité étant le souci majeur. Pour un
bonheur véritable, l’homme doit lutter contre les persécutions, l’intolérance, les fanatismes de
race et de religion, les abus de pouvoir et ceux de tout genre.

A l’image de Montesquieu et de Voltaire, le bonheur devient l’obsession universelle


du XVIIIe siècle. L’on note l’abondance de la spéculation philosophique sur la félicité des
individus et des peuples. Seules importent les valeurs qui contribuent au bonheur dont la
recherche forme le thème favori des écrivains. Le bonheur dont il est ici question est terrestre.
Devant lui s’abolit toute convoitise de l’absolu. La philosophie s’avilit en une méthode pour
la recherche des moyens du bonheur, lequel devient un droit dont l’idée se substitue à celle du
devoir, erreur pourtant des âges précédents. L’esprit nouveau dénonce la vanité des valeurs
jusqu’alors maîtresses de la vie, et se réclame de la raison des Lumières. Voltaire écrit à ce
propos :

« Regrettera qui veut le bon vieux temps/ Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée, /Et les
beaux jours de Saturne et de Rhée, /Et le jardin de nos premiers parents, /Moi je rends grâce à
la nature sage/ Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge/Tant décrié par nos tristes
frondeurs/ Ce temps profane est tant fait pour nos mœurs./ (…) Tout honnête homme a ces
sentiments. » (Voltaire, cité par ibid., p. 220)

2.3. Quête de liberté

Comment le bonheur serait-il alors possible sans une réelle définition du pouvoir politique
duquel les libertés individuelles dépendent ? Ceci est une utopie aux yeux des philosophes.
« L’homme est né libre et partout il est dans les fers. » (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat
social ou Principes du droit politique, Paris, 10/18, 1973, p. 14) Cet état des choses les
interpelle et la mission est désormais de libérer l’homme de ces chaînes en définissant les
conditions véritables d’un pouvoir politique. De même que dans le domaine religieux,
l’antithèse entre religion naturelle et religion positive a fourni l’instrument politique contre les
différentes formes historiques de religions, de même dans le domaine politico-social,
l’opposition du droit naturel au droit positif représente le fondement de la critique aux
structures sociales qui se sont déterminées au cours du processus historique.

En effet, alors que le droit positif comprend tous les droits acquis par l’individu au cours
des siècles, le droit naturel comprend les droits qui font partie de l’homme, ceux qui dérivent
de sa nature et qui découlent de son existence. Ces droits sont donc valables pour tous les
hommes, pour tous les pays, pour tous les temps. Il appartient à l’organisation sociale de
garantir aux citoyens le respect de leurs droits naturels et l’Etat n’est que le moyen d’assurer
la liberté de chaque particulier et de satisfaire les exigences des individus. En d’autres termes,
le corps politique est tenu de

« trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune, la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéit
pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » (Ibidem, p. 39)

Une structure politique à l’instar de la monarchie absolue incapable de remplir cette


fonction doit être éliminée en tant qu’illégitime par rapport au droit naturel.

Les penseurs soutiennent le libéralisme de Locke. Les hommes naissent libres et égaux.
Cependant la liberté, conséquente de l’égalité, n’est pas naturellement licencieuse. Chacun est
tenu d’en faire le meilleur usage par sa conservation (John Locke, Second traité du
gouvernement, Paris, GF-Flammarion, 1970, p. 17).

La liberté n’exclut pas les devoirs. Au contraire, elle se définit dans le respect des
obligations poursuites par les lois de la nature, car c’est en les obéissant que l’homme est
conduit à faire ce qui est conforme à la nature. La liberté n’est donc pas une absence
d’obstacle extérieur à la réalisation de son désir, mais dans l’obéissance aux prescriptions
divines sans que son institution n’entraîne la perte de la liberté des individus qui lui sont
soumis. En tout cas en vue du bien commun, l’Etat se présente comme cet instrument dont le
rôle est de protéger les intérêts civils et temporels des hommes dont il doit protéger la vie, la
liberté et les biens. Pour cela, une hiérarchisation, mieux une répartition des pouvoirs est
envisagée par des philosophes à l’instar de Montesquieu (Jean Thoraval et al., Les grandes
étapes de la civilisation française, op. cit., p. 25) Ce n’est qu’à cette condition que la liberté
peut être assurée. En tout cas, la liberté que prônent les intellectuels du XVIII e siècle ne peut
subsister sans vertus civique et morale, car si un peuple se lasse de la vertu, il passe de l’état
démocratique à l’état monarchique.

3. L’Europe des révolutions


3.1. La révolution française
La Révolution française est une période de l’histoire de la France qui commence en 1789
avec la réunion des Etats généraux et la prise de la Bastille et s’achève avec le coup d’Etat du
18 brumaire de Napoléon Bonaparte. C’est en effet un moment fondamental de l’histoire de
ce pays, marquant la fin de l’Ancien Régime et le passage à une monarchie constitutionnelle
puis à la première République qu’ait connue le pays. Elle met fin à la royauté, à la société
d’ordres et à tous les privilèges. Avec la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme et du
Citoyen, elle proclame l’égalité des citoyens devant la loi, les libertés fondamentales et la
souveraineté de la nation, apte de se gouverner au travers des représentants élus. Elle est
nourrie par les idées politiques de Voltaire qui se placent aux antipodes de l’abolitionnisme
rampant, du favoritisme des rois, des inégalités sociales.

En effet, Voltaire est d’avis que le pacte social ne supprime pas les droits naturels des
individus. A l’état de nature, c’est-à-dire, « l’état dans lequel les hommes se trouvent en tant
qu’homme et non pas en tant que membre d’une société. » (John Locke, Second traité du
gouvernement, op. cit., p.14) Tous les hommes sont égaux. Aucun homme n’est soumis par
nature à quiconque, car on ne peut être assujetti à la volonté arbitraire d’un autre homme, ni
être tenu d’obéir à des lois qu’un autre instituerait pour lui. L’égalité est donc une
conséquence de cette liberté, car s’il n’existe aucun rapport naturel de sujétion personnelle,
c’est par l’absence de distinction manifeste entre les hommes : tous ont les mêmes facultés
(Ibid., p. 4). Il est donc interdit à ceux-ci de faire tout ce qu’ils désirent, étant donné que le
pouvoir politique naît du consentement de ceux sur lesquels s’exerce l’autorité. L’Etat est
donc un instrument et son rôle est réduit aux intérêts civils et temporels des hommes dont il
doit protéger la vie, la liberté et les biens.

Dans une société de classes aux privilèges inégaux, ces idées vont provoquer le
mécontentement des Français qui sont désormais prêts à questionner l’ordre social. En 1789,
ils expriment le désir d’un changement. Les résultats sont énormes : la fin de l’absolutisme et
du féodalisme, l’Eglise se sépare l’Etat et les privilèges de la première sont supprimés : l’on
encourage le nationalisme dans toute l’Europe et Hegel dit à propos :

« Je crois qu’aucun signe des temps n’est meilleur que celui-ci ; c’est que l’humanité est
représentée si digne d’estime en elle-même ; c’est une preuve que le nimbe qui entourait la
tête des oppresseurs et des dieux de terre disparaît. Les philosophes démontrent cette dignité,
les peuples apprendront à la sentir ; et ils ne se contenteront pas d’exiger leurs droits
abaissés dans la poussière, mais ils les reprendront – ils se les approprieront. » (G. W. F.,
Hegel, Lettre à Schelling, 16 Mai 1795, dans Correspondance, t. I, Carère, Paris, Gallimard,
1962-1967, p. 28)

Dans son élan de libérer les individus, la Révolution Française a suscité une organisation
mieux rationalisée. Composant avec leurs traditions, les royaumes sont devenus les Etats
obéissant désormais au modèle jacobin. Pendant que ces drames jettent les peuples contre les
peuples, les hussards contre les moissons, la tradition intellectuelle, certes bouleversée,
maintient sa volonté d’élucidation.
3.2. Guerres Napoléoniennes

Ce sont des guerres qui ont lieu en Europe au moment où Napoléon dirige la France.
En partie prolongement de la Révolution Française de 1789, elles durent tout le long du
Premier Empire. En effet, ces guerres révolutionnent les armées européennes. La France, sur
l’élan des conquêtes révolutionnaires, voit sa puissance croître rapidement et étend sa
domination sur le continent entier. L’ensemble de tous ces conflits fait un total d’environ 2, 5
millions de morts. Guerres de la révolution et de l’empire, elles se déroulent entre 1790 et
1815. Napoléon, « cette âme du monde » (G.W.F., Hegel, Lettre à Niethamer, 13 Octobre
1805, in Ibid., p. 114), a pour intention de créer un Etat unique en Europe et l’admiration de
Hegel pour cet homme est sans pareil :

« J’ai vu l’empereur (…) sortir de la ville pour aller en reconnaissance, c’est


effectivement une sensation de voir un pareil individu qui, concentré ici sur un point, assis sur
un cheval, s’étend sur le monde et le domine. » (Ibid., pp.114-115)

« Les évènements mondiaux » de l’heure sont intéressants pour Hegel, car ils « marquent
une époque importante, dans une fermentation, où l’esprit a fait un bond en avant, a dépassé
sa forme antérieure et en acquiert une nouvelle. » (Cité dans A. Kojève, Introduction à la
lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie professées de 1933 à 1939 à l’école des
hautes études, Paris, Gallimard, 1971, p. 1). Les conséquences sont donc énormes dans le
monde entier et principalement en Europe. La France cesse d’être la dominante de l’Europe.
Dans de nombreux pays européens, l’importation des idéaux de progrès de la Révolution
Française entre autres la démocratie, les procès contradictoires et équitables, l’abolition des
privilèges et de la torture, l’égalité devant la loi laisse une empreinte durable. Les monarques
européens ont de la peine à restaurer l’abolition pré-révolutionnaire. Un nouveau et puissant
mouvement naît dans le sillage des années napoléoniennes : le nationalisme. D’un autre côté,
un nouveau concept d’Europe comme un ensemble uni-émerge. Que ce soit en Allemagne, en
Angleterre ou en Italie, le tournent de l’unité nationale cesse d’être un rêve et commence à
devenir une revendication que les faits légitiment. Dorénavant comme l’affirme F. Châtelet,

« La paranoia napoléonienne jette sur ces mouvements éclatant ou souterrains, toujours


disparates, sa lumière aveuglante. L’Etat, avec son administration, sa police, son armée, ses
pouvoirs de contrôle et de centralisation, se dresse comme référence ultime. » (François
Chatelet, Hegel, Seuil, 1994, p. 12)

C’est dire que l’organisation napoléonienne est telle qu’il faut bien l’imiter. Aussi, la
Prusse va-t-elle céder à la tentation.

3.3. Les réformes prussiennes (en allemand Preussische Reformern ou Stein-


Hardenbergsche Reformen d’après les noms de leurs deux instigateurs Stein et
Hardenberg. Elles sont mieux développées dans l’ouvrage de W. Demel et al., Deutsche
Geschichte in Quellen und Datstellung, Band 6., Von der Französichen Revolution bis
zum Wiener Kongress 1789- 1815, Stuttgart, 1995)
Les réformes prussiennes désignent une restructuration d’inspiration libérale de
l’administration et du système de production agricole et industrielle de la Prusse, mieux entre
1808 et 1819 par Heinrich Friedrich Karl von Stein et Karl August Hardenberg. En 1806, en
effet, la Prusse perd la guerre face à la France de Napoléon Ier. Le royaume est au bord de
l’affrontement : il perd ainsi plus de la moitié de son territoire et doit payer de lourds tributs
de guerres. La cinglante défaite de 1806 n’est pas seulement la conséquence de mauvaises
décisions ou du génie militaire de Napoléon. Elle est aussi le reflet de la mauvaise structure
intérieure de la Prusse qui, au XVIIIe siècle, était l’Etat moderne de l’absolutisme éclairé en
Allemagne : il y a urgence de le restructurer. Une rationalisation de l’administration s’avère
nécessaire afin de retrouver les marges budgétaires. Pour ce faire, tous les domaines sont
concernés et la Prusse va se fonder sur la triple puissance des armes, de la science et de la
constitution.

Dans son Mémoire de Nassau, Stein envisage la réforme de l’administration. Son


approche est traditionnaliste et plutôt dirigée contre l’Aufklärung et s’attache à une critique de
l’absolutisme. Il se méfie de la bureaucratie et des administrations centralisées. Il mise sur une
décentralisation et une direction collégiale de l’Etat (W. Demel, cité in ‘‘Les réformes
prussiennes’’ fr. wikipedia.org) De plus, les considérations fonctionnelles ne sont pas les
seules à jouer un rôle. Il faut en premier lieu éduquer le peuple à la politique et l’auto-
administration des provinces en est un des outils primordiaux. Dans ses projets de réformes,
Stein prend en compte la réforme d’un système politique tout en ne perdant pas de vue l’unité
de la Prusse ébranlée par la défaite de 1806. Hardenberg abonde dans le même sens quoique
dans une approche différente. Il constate avec ses collaborateurs les merveilles de la
Révolution Française. A propos, « toutes les forces endormies ont été réveillées, le misérable
et le faible, les vieux préjugés et les défauts ont été détruits. » (‘‘ Les réformes prussiennes’’,
fr. wikipedia.org.) La Prusse doit suivre cet exemple.

En réalité, les deux auteurs penchent vers une révolution « im gutem Sinn » (« Dans le
bon sens », R. Deukschrift, cité dans Idem), « une révolution d’en haut » (Idem) Les réformes
sont essentiellement une synthèse entre les concepts anciens et progressistes. Leur but est de
remplacer les structures de l’Etat absolutiste aujourd’hui caduques. L’Etat doit ouvrir au
citoyen une possibilité de s’impliquer dans les affaires publiques sur la base d’une liberté et
d’une égalité devant la loi. La tâche du gouvernement est de redorer le blason en libérant le
territoire occupé par les Français grâce à la modernisation de la politique intérieure. Au rang
des réformes, l’absolutisme est remplacé par une double domination du monarque et de la
bureaucratie. La justice et l’administration sont séparées. La corruption diminue et les
fonctionnaires régulièrement payés, ne sont plus obligés d’avoir d’autres charges pour
subvenir à leurs besoins. Les réformateurs vont également s’attacher à introduire une égalité
de tous les citoyens face à l’impôt, ce qui va aller à l’encontre de l’aristocratie (Idem).
Concernant l’agriculture, le servage est aboli et la possibilité donnée aux paysans de devenir
propriétaires terriens. De ce qui précède, un rapprochement peut être établi entre la
Révolution Française et ces réformes. Contrairement à la pédagogie utilitariste de
l’Aufklärung qui voulait transmettre un savoir pour la vie pratique, les réformes prussiennes
ont défini un nouvel humanisme : elles se sont investies pour la formation intégrale de
l’homme. A l’analyse, elles sont considérées comme genèse directe de la fondation de
l’Empire allemand. Pendant longtemps, l’ère des réformes est présentée à travers les faits et
les destins des « grands hommes », des « peuples historiques ».

II. Représentations africaines dans la pensée du XVIIIe siècle


1. La terra incognita

Au XVIIIe siècle, philosophes, penseurs et gens de lettres intéressés à l’Afrique et à


ses habitants n’ignorent pas les difficultés inhérentes à l’exploration de ce vaste continent :
maladies tropicales, voies navigables incertaines et dangereuses, populations indigènes
farouches, … Nombreux sont les obstacles qui surgissent sur leurs parcours d’expéditions en
Afrique continentale. En effet, certains intrépides Européens viennent cependant de pénétrer
ces terres inconnues de l’Antiquité. Alors que les régions sub-sahariennes restent peu
familières à l’Europe des Lumières, les récits d’esclaves, de marchands et de missionnaires
constituent déjà une base de discussion complète sur cette terre inconnue. Cependant, même si
la question « Afrique » devient de plus en plus préoccupante vers la fin du siècle,
encyclopédistes, philosophes et écrivains ne peuvent que conjecturer. Grâce à la puissance
imaginaire seule capable de « combler la lacune entre l’homme et la nature et les rejoindre »
(J. Engell, The Creative Imagination : Enlightenment to Romantism, London, Haward
University Press, 1981, p. 7), les hommes de lettres et autres intellectuels posent de jugements
sur le continent noir.

Avoir recours à l’imagination qui semble créer quand elle ne fait qu’arranger apparaît
comme une fonction essentielle à l’imaginaire africain, un idéal moteur : les romanciers y
aspirent tandis que les naturalistes s’y fient explicitement pour déchiffrer l’énigme de la
diversité humaine. Les visions inventives et fautives vont naître. De prime abord, l’Afrique
devient une zone torride et inhabitables et pourtant

« Sur les cartes d’Afrique les géographes sages / Comblent les lacunes de dessins
sauvages/ Et sur des collines où nul n’habite/ Mettent un éléphant à défaut d’un gite. » (A.
Rhapsody, cité par H. Williams, (éd.), The Poems of Jonathan Swift, vol. II, Oxford
University Press, 1958, pp. 645-646)

C’est donc dire l’Afrique au XVIIIe siècle est victime de rumeurs et de croyances
erronées. L’Encyclopédie s’insurge d’ailleurs contre Jean-Baptiste Labat et qualifie ses écrits
sur l’Afrique de « peu corrects » contenant plusieurs erreurs et de surcroît ne méritant
« aucune créance ». Labat ne dit-il pas lui-même : « J’ai vu l’Afrique, mais je n’y ai jamais
mis le pied » (J. P. Labat, Nouvelle relation de l’Afrique occidentale, vol. I, Paris, G. Gavelier,
1728, p. 1)?

En plus, il est aussi à relever que même ceux qui sont en contact avec le Noir à cette
époque s’efforcent de retrancher soit le fantastique, soit le fautif de leurs œuvres. C’est la cas
par exemple de Jean-Louis Castilhon qui prétend n’avoir basé sa documentation que sur
d’excellentes sources primaires, évitant les relations hasardeuses, les recherches superficielles
et les vagues conjectures de quelques voyageurs. En un mot, les penseurs de l’Âge de la
Raison, loin d’être dupés ou inconscients du pouvoir de l’imagination, en reconnaissant le rôle
fondamental dans la représentation de l’Afrique. Aussi l’Afrique reste-t-elle toujours
véritablement inconnue. Longtemps inexploré, le continent africain constitue une étendue
ignorée de l’intérieur jusqu’ au début du XIX e siècle. Nous n’en voulons pour preuve que sur
les cartes géographiques de l’Afrique de cette époque, le tracé des principaux fleuves et
l’existence des grands lacs n’apparaissent pas. La redoutable forêt équatoriale, des étendues
désertiques des régions sub-tropicales limitent la présence des Européens à quelques points
d’appui côtiers. Seules les franges septentrionales du continent sont plus ouvertes. Cet état de
choses prouve à suffisance la non-maîtrise de l’Afrique par des Européens et que celle-ci,
jusqu’ à la fin du siècle des Lumières, demeurait une véritable énigme. Il y a donc urgence,
car comme J.- J. Rousseau écrit :

« Chardin qui a voyagé comme Platon n’a rien laissé à dire sur la Perse. La Chine
paraît avoir été bien observée par les jésuites. Kempfer donne une idée passable du peu qu’il
a vu dans le Japon. A ces relations près, nous ne connaissons point les peuples des Indes
orientales, fréquentées uniquement par les Européens plus curieux de remplir leurs bourses
que leurs têtes. L’Afrique entière, et ses nombreux habitants, aussi singuliers par leur
caractère que par leur couleur sont encore à examiner. » (J.-J. Rousseau, Discours sur
l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes, in Idem, Œuvres complètes,
Œuvres philosophiques et politiques, Paris, Seuil, 1971, p. 257)

L’Afrique est un continent attrayant qui incarne de nombreuses lacunes les


connaissances géographiques et historiques de l’époque. Cette Afrique fantôme aboutit à une
mise en accusation plus générale de l’impuissance européenne de comprendre l’autre, à
penser à imaginer l’altérité. Suite à cet échec, Voltaire rêve de faire voyager de bons
intellectuels tels Montesquieu, Buffon, Diderot, D’Alembert ou Condillac, qui sels seraient
capables de déchiffrer les mystères et de dévoiler les paradoxes de l’Afrique. Les avantages
qui en découleraient seraient manifestes, car l’homme éclairé fournirait à « l’histoire
naturelle, et morale, et politique de ce qu’ils auraient vu ». Et nous comme lecteurs,
« verrions sortir un monde nouveau de dessous leur plume, et (…) apprendrions ainsi à
connaître le nôtre » (Idem). Qu’à cela ne tienne et bien avant la réalisation du vœu voltairien,
le Noir est déjà victime d’une gamme variée d’images que voici.

2. La Nigritie : identité et spécificité

Des terres inconnues d’Afrique les Européens ont néanmoins accès à un ensemble
d’informations relativement cohérentes en ce qui concerne les habitants du littoral africain,
surtout de l’Ouest. Lorsque l’on peut parler en effet d’un imaginaire commun ayant trait à
l’Afrique, il faut relever qu’il ne s’agit pas de tout le continent, mais d’une partie bien
déterminée. Parler de l’Afrique, revient à comprendre ses différentes composantes : d’une
part, le Septentrion et de l’autre, la Nigritie, cette dernière constituant l’ensemble des peuples
d’Afrique, dont le pays a son étendue des deux côtés du fleuve Niger. La Nigritie s’assimile
alors à l’ « Afrique africaine », véritable territoire vache à lait des Européens. Ces derniers
reconnaissent bien maîtriser le Septentrion tandis que la Nigritie fait l’objet d’hypothèses en
ce qui est de l’identité et de la spécificité de ses habitants.

Les intellectuels des Lumières ont mis l’accent sur les normes morales universelles qui
transcendaient les limites étroites de la race, de la couleur, du sexe, de la religion, de la
nationalité et de la naissance. Les valeurs des Lumières ont illuminé l’Europe, apporté au
monde occidental d’immenses progrès et permis des avancées considérables. Elles ont inspiré
les révolutions démocratiques, scientifiques et techniques qui sont à la racine de la civilisation
occidentale et au développement. Ainsi pour l’Europe, le XVIII e siècle a constitué une
véritable lumière. Cependant, ce ne fut pas le cas pour l’Afrique en général et pour le pays des
Nègres en particulier. Car, alors que l’Europe brillait des feux de la raison et de la science,
l’Afrique noire gémissait sous le fardeau de l’obscurantisme. Les Noirs n’étaient-ils pas
stupides et sans adresse, même pour les moindres bagatelles, grands menteurs, encore plus
grands voleurs ? Qui plus est,

« (Ces gens) sont sensuels, fripons, menteurs, gloutons, abusifs, plus voluptueux que
l’on pourrait se l’imaginer, mangeurs répugnants, ivrognes qui boivent l’eau de la vie comme
de l’eau et (sont) si peu travailleurs que beaucoup d’entre-eux préfèrent devenir des brigands
dans les forêts et les déserts plutôt que de faire un travail honnête pour leur subsistance. » (J.
Barbot, Barbot on Guinea : The Writings of J. Barbot on West Africa 1678 – 1712. London.
The Hakluyl Society, 1992, vol. I, p. 84)

Dit autrement, bien que les Européens aient reconnu des disparités entre les habitants
de la partie subsaharienne du continent, ils évaluaient ces mêmes populations à partir des
critères communs, les qualifiant d’être plus ou moins paresseux, hyper-sensuels et idolâtres.

La croyance selon laquelle il n’existait qu’une grande catégorie d’Africains, celle du


Nègre, se confondait avec une autre réalité historique et épistémologique : au cours du XVIIIe
siècle, une époque durant laquelle plus de six millions d’Africains furent déportés vers les
Amériques, tous les Africains avaient un statut potentiel de marchandise, de pièce d’inde.
S’agissant de l’évaluation géo-politique de ces peuples, il faut reconnaître que les Nègres,
associés à une réalité géographique, particulière, avaient a priori un statut politique de bien
mobilier. En plus, l’esclavage trouve sa justification biblique : le sort des Africains dans les
Amériques est parfaitement compatible avec la nature, les lois divines et l’Evangile. Les Noirs
sont destinés à l’esclavage par une intervention divine. Prétendre le contraire ou soutenir que
« la religion chrétienne rend tous les hommes égaux et exclut toute subordination (est) une
erreur commise par les agnostiques. » ( Bellon de Saint Quentin, cité dans A. Quenum, Les
Eglises chrétiennes et la traite atlantique du XIe siècle au XIXe siècle, Paris, Karthala, 1993, p.
173) Cette interprétation met sans doute en relief le statut collectif des Africains des régions
sub-sahariennes, un groupe d’êtres qui, en tant qu’esclaves, étaient sauvés de leur condition
misérables et sordide ou ne méritaient pas la compassion accordée aux autres êtres humains.

L’on constate de ce qui précède que le Noir n’était pas étudié en soi, mais que les
chercheurs voulaient diagnostiquer la source de son statut d’être inférieur. L’espèce africaine
se trouve être l’objet central des études permettant à maints penseurs de démontrer les
continuités et/ou les disparités de l’espèce humaine. En tout cas, tout dépendait de quel côté
l’un et l’autre auteurs se positionnaient : similitude de l’espèce humaine nonobstant les
différents changements dus à l’influence du climat, la différence de nourriture, la manière de
vivre, les maladies épidémiques, d’une part, et disparité d’autre part pour ceux qui espéraient
que la conception scientifique de l’Africain allait à la fois renforcer la justification de la traite
des humains et contrecarrer le mouvement abolitionniste naissant. Pour ce dernier groupe, on
se fiait ainsi à la disparité des qualités physiques et mentales entre Européens et Africains
allant jusqu’à prouver une consanguinité entre les habitants de la Nigritie et les singes (G.
Jahoda, Images of Savage : Ancient Roats of Modern Prejudices in Western Culture, London,
Routledge, 1999, p. 59).

En promulguant une différence essentielle et en associant à jamais la race noire à une


destinée inévitable et prédéterminée, ces vues ont éveillée le potentiel politique perpétuel mais
sous-développé de la race. Il est donc incontestable que les penseurs de l’ère des Lumières,
quelles que soient leurs orientations, furent les premiers à théoriser les nombreuses faiblesses
du Noir. Que ce soit la classification morale du Noir flegmatique, l’explication de l’infériorité
de ce dernier ou la supposition d’une surabondance de particules de fer dans le sang noir, les
écrits du XVIIIe siècle sur l’Africain combinent la forme physique, la disposition
psychologique et la valeur comparative du Nègre. Autant d’aspects préjudiciels et
malencontreux de l’histoire naturelle qui ne pouvaient que contribuer à la subordination de la
race africaine. En somme, les théoriciens de la couleur noire, signe de la servitude, d’infamie
héréditaire, de malédiction ou d’un perpétuel esclavage, ne tarissent pas d’arguments.
Analysons cependant l’organisation politique et religieuse de cette partie du continent.

3. Organisation de la société traditionnelle africaine


3.1. La vie politique

Existe-t-il une vie politique ou non dans la société précoloniale ? La question a fait
l’objet d’un débat houleux dans les milieux intellectuels. Nonobstant la négation d’une
quelconque vie politique en Afrique de la part de certains penseurs occidentaux, il est à
reconnaître aujourd’hui que le continent africain a une riche histoire qui remonte à des
millénaires, une histoire riche de civilisations anéanties par le temps. Nous pensons à cet effet
aux grands empires ou royaumes du Bénin, du Ghana, du Mali en Afrique de l’Ouest et ceux
du Bounyoro-Kitara, du Buganda, du Burundi dans la zone des grands lacs. D’importants
centres urbains laissent également supposer la grande ancienneté d’Etats bien organisés dans
la région interlacustre : la ville de Bigo-Ouganda actuel, en constitue un exemple illustratif
(« L’histoire de l’Afrique. La région des grands lacs » dans www. cosmosvision.
com/chronoAfrique 0701 html).

De cette façon succincte, l’existence des empires et royaumes témoignent d’une


certaine organisation politique et sociale depuis longtemps en terre africaine. Ces royaumes se
combattaient les uns les autres et les prisonniers étaient considérés comme des esclaves et
utilisés en tant que tel. A leur arrivée, les Européens ont même parlé de rois locaux siégeant
sur des trônes précieux, maîtres de caravanes chargés de trésors (Idem).
C’est donc dire avec Anatole Fogou que « l’Afrique d’avant la colonisation n’était pas
un désert étatique » (« La rationalité de l’Etat chez Hegel et les réalités contemporaines.
Contribution à une critique de l’Etat en Afrique » Thèse de doctorat Ph.D. 2007-2008, p.
183). Il est certain que la société traditionnelle africaine ait connu un moment pendant lequel
elle a ressenti le besoin d’individualisation du pouvoir et des personnes chargées de le gérer
en vue de lutter « contre l’entropie qui la [menaçait] de désordre » (G. Balandin, cité dans
Ibid., p. 184). Cependant, l’histoire moderne ne fait que très peu cas des royaumes d’Afrique
détruits par des années d’esclavage, d’exploitation et de guerres. Même si le premier
explorateur a déclaré avoir trouvé chez les Noirs une certaine forme de démocratie directe et
d’égalité économique sans classes sur la base de la solidarité familiale, mettant le respect de la
vie humaine et la nature au premier plan (www. senegalaisement. Com/senegal/ethnies.
Html), tout a été fait dans le but de falsifier les données. Ceci a créé une grande confusion
dans les débats, confusion due, comme l’affirme Samir Amin, à

« La pauvreté des documents et des vestiges réduits presque uniquement au


témoignage des voyageurs arabes ; la confusion entretenue entre le concept de mode de
production et celui de formation sociale ; la confusion entre les différentes périodes de
l’histoire africaine, notamment entre la période pré-mercantiliste et la période mercantiliste
qui suit ; enfin les préjugés idéologiques défavorables à l’Afrique en relation avec le racisme
coloniale. » (cité dans Idem)

Qu’à cela ne tienne, la société africaine coloniale et prétraite était structuré en castes
avec des catégories supérieures et inférieures : souverains et agriculteurs d’une part, les
cordonniers, les forgerons et les tisserands d’autre part. Cette organisation reposait sur
l’hérédité des professions et des classes. Si tant est vrai que tous les royaumes représentent
une familiarité culturelle, ils reconnaissent les mêmes références historico-mythologiques. Ils
sont d’ailleurs nés de la rencontre ancienne des populations de pasteurs-guerriers et de
sociétés d’agriculteurs. Les royaumes sont dirigés par les dynasties divines, ces dieux
civilisateurs qui instaurent des institutions centralisées, celles-ci prenant le pas sur
l’organisation classique préétablie. Une telle organisation politique présente des risques de
despotisme et la tendance à l’arbitraire et à l’autoritarisme. Ma question, dès lors, est de
savoir si la présence d’un pouvoir est synonyme d’Etat au sens moderne du concept.

Les sociétés dépourvues d’Etats ne sont pas dépourvues de pouvoir politique. Dans
l’Afrique traditionnelle, on retrouvait dans chaque empire des structures de contrôle et
d’équilibre visant le maintien de l’ordre intérieur et de la défense extérieure. C’est ainsi que la
barbarie et la sauvagerie tenaient de l’objectif visé. Le maître régnait par une « barbarie
matérielle » craignant toutefois une « violence despotique ». C’est sans doute cet état des
choses qui a poussé Hegel à soutenir que : « Il n’y a pas une subjectivité, mais une masse de
sujets qui se détruisent. » (G.W.F., Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la
philosophie de l’histoire.(1882-1830), tr. K. Papaioannou, Paris, 10/18, 1965, p. 249)

En un mot, nous disons avec Fogou que :

« Nous avons remarqué en Afrique des Etats marqués par la pluralité ethnique,
linguistique et religieuse, ce qui rend la cohabitation difficile et hasardeuse. La récurrence
des guerres tribales est là pour en témoigner. De plus, l’idéologie tribaliste érigée en forme
de gouvernement, le système néo-patrimonialiste (…) justifieraient (…) l’idée de
l’irrationalité africaine. » (Anatole Fogou, « La rationalité de l’Etat chez Hegel et les réalités
contemporaines. Contribution à une critique de l’Etat en Afrique », p. 248)

3.2. La pratique religieuse africaine

L’une des préoccupations majeures qui hante l’histoire de la philosophie se veut être la
définition de l’homme. Il arrive donc qu’Aristote, par exemple, nous dise que l’homme est un
animal politique. Ceci étant, nous sommes amenés à dire que l’homme est également un
animal religieux. Mais il importe au préalable de savoir ce qu’est le religieux, voire la
religion.

Du latin religare, qui signifie relier, le mot religion est généralement compris comme
indiquant la relation de l’humain au divin, mais aussi des humains les uns aux autres.
L’étymologie montre que la religion relie l’homme au divin, à ses origines et à la société où il
évolue. En un mot, toute religion se caractérise par deux grands axes qui orientent l’existence
humaine. Le premier, de droite à gauche, l’axe inter, immanent, allant de l’homme à
l’homme, présente en vis-à-vis les fraternités et les hostilités. Le second, de bas en haut, l’axe
méta, transcendant, intitulé de l’humus à l’étoile, dessine le parcours ascensionnel qui va des
identités à l’unité. Dès lors, la question est celle de savoir si l’Afrique précoloniale a fait
montre d’une vie religieuse telle que nous venons de la définir ?

Parler d’une pratique religieuse, c’est évoquer les éléments constitutifs qui la
caractérisent, à savoir : un lien de piété unissant les hommes, une présence de rites et de
mythes et la séparation du sacré et du profane. A l’analyse de la société traditionnelle
africaine, nous constatons que des trois éléments suscités, seul le deuxième y est réellement
effectif. Cette société se caractérise par une forte présence de rites et de mythes, le sacré
l’emportant cependant sur le profane. La conception européenne voudrait que le mot
« religion » se réfère au Judaïsme, au Christianisme, à l’Islam, à l’Hindouisme ou au
Bouddhisme. De toutes ces grandes religions, l’Afrique traditionnelle ne se réclame d’aucune.
Néanmoins, si nous considérons les mots de R. Girard dans son ouvrage Des choses cachées
depuis la fondation du monde, mots selon lesquels le terme religion peut encore être utile
« pourvu qu’on se rappelle qu’il n’implique pas nécessairement une croyance en Dieu, en des
dieux, ou en des esprits, mais se réfère à l’expérience du sacré » (René Girard, Des choses
cachées depuis la fondation du monde, Paris, PUF, 1978, p. 41), l’on est tenté de parler d’une
vie religieuse en Afrique.

Sur ces bases, nous sommes d’avis que les habitants de la Nigritie sont des êtres
religieux. La vie religieuse se caractérise par la présence du sacré dont l’expérience est
universelle parce que l’esprit humain ne peut fonctionner sans l’assurance qu’il existe un réel
irréductible qui fonde notre monde naturel et profane, réel auprès duquel les ancêtres sont des
valeureux médiateurs de leurs progénitures. Cependant, durant les cinq derniers siècles,
l’histoire et la culture africaines ont été enveloppées de culpabilité et de honte. Maya Angelou
l’évoque d’ailleurs en ces termes :
« L’Afrique était un continent de sauvages (…), l’Afrique était perçue comme une
caricature de la nature (…), l’Africain était taxé de fétichisme, croyant en des bâtons et des
os. La plupart des gens ne voyaient pas la corrélation existant entre l’Africain et son gris-gris
(…), tout comme le musulman avec ses perles ou le catholique avec son chapelet. » (Maya
Angelou, Même les étoiles semblent isolées, New York, Batam Books, 1997, pp. 15-16)

La société africaine était extrêmement religieuse. Tous les individus et groupes


d’activités étaient largement influencés par des considérations mystiques. Jusqu’à nos jours, la
connaissance de Dieu s’exprime à travers les proverbes, chansons, mythes, histoires et
cérémonies religieuses. Concernant l’Être Suprême, bien que ces conceptions soient colorées
de particularités spatio-temporaires, il existe des éléments significatifs de croyances
communes pour que l’on puisse parler d’un concept purement africain. Indépendamment du
titre ou non à lui attribuer, Dieu transcende les perceptions de la faculté humaine. Il est
associé à des formes de pensée concrètes, c’est-à-dire à des objets simples ou à des forces
surnaturelles dans l’univers visible telles que le soleil, la lune, les hautes montagnes, la forêt
et la lumière. C’est sans doute sur ce que certaines sommités occidentales vont critiquer la
spiritualité négro-africaine. Hegel, pour sa part par exemple, va qualifier cette pratique de
magique et de fétiche (G. W. F., Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, (1822-1830),
tr. J. Gibelin, Paris, Vrin, 1963, pp. 88- 89). Pour ce dernier, la religion ne saurait se réduire ni
à la magie, ni au fétichisme, car il renvoie à l’idolâtrie. On n’y retrouve point la représentation
d’une foi morale.

Par ailleurs, on a noté des images négatives à la symbolique religieuse populaire à


propos du Blanc et du Noir. La Bible parle effectivement des enfants de la lumière et ceux des
ténèbres. Durant des siècles de civilisation chrétienne, le Blanc est devenu le symbole de la
beauté, de la bonté et de la pureté, le Noir celui de tout ce qui est mauvais et laid. C’est ainsi
que les légendes se propagent en Europe, légendes relatives à la malédiction de Cham. En
effet, la Bible raconte que Cham fut maudit par son père Noé pour avoir vu sa nudité. Cham
devient alors l’incarnation de la peau sombre et le pervers sexuel, ancêtre de tous les peuples
noirs d’Afrique. Par la même symbolique le Nègre devient l’enfant des ténèbres tandis que le
Blanc est celui de la lumière.

Au-delà de ces préjugés, il convient de relever que l’Africain est un homme et en tant
que tel, ne peut être expliqué ou se satisfaire d’une dimension uniquement physique pour
appréhender l’univers. Dans son état spirituellement pur et parfait, l’étincelle divine transmet
continuellement un flot de conscience aux autres entités physiques et leur permet d’avancer
vers une perfection spirituelle. L’Africain se veut donc complet à l’image de ce qu’Alphonse
Essono dit : « L’homme se conçoit par rapport à sa place dans un univers qu’il partage avec
des forces visibles et invisibles, des réalités matérielles et spirituelles, des êtres vivants et des
êtres morts » (Alphonse Essono, « Le phénomène de la sorcellerie chez les Beti : le cas des ‘‘
Mvele’’ : Essai d’approche philosophique », Université de Yaoundé I, 2005-2006, p. 48). Le
nègre n’en constitue pas une exception.

4. Rapports entre l’Europe et la Nigritie


Le désir de répondre aux questions pressantes relatives au pourquoi de l’existence du
Noir a fini par faire de la couleur de la peau, de la morphologie et des mœurs plus que des
différences physiques : ces éléments étaient projetés dans le temps et éventuellement théorisés
en une chronologie. En fait, le rôle de l’imagination allait de pair avec cette nouvelle volonté
de déchiffrer l’homme. Le résultat n’était rien moins qu’une nouvelle relation des espèces
humaines dans l’ensemble du temps et de l’espace, de la géographie et de l’histoire :
l’esclavage dans toutes ses formes et manifestations. Quoique la plupart des penseurs du
siècle aient produit des traités contre ce phénomène, ils exprimaient néanmoins des remarques
désobligeantes sur les Africains. Voltaire, par exemple, en fera une description physique et
intellectuelle plus ou moins négative mettant entre eux et les autres espèces d’hommes des
différences prodigieuses. L’épisode pathétique du Nègre de Surinam fait cependant la
distinction de certaines valeurs associées avec d’une part, les Lumières-l’Universalisme et la
pitié, et de l’autre, le credo du planteur-la cupidité et la cruauté (Voltaire, Romans et contes,
Paris, Gallimard, 1972, p. 189). Cette accusation implicite de l’institution et des effets de
l’esclavage dissimule le fait que Voltaire, et bien d’autres encore, n’aient pas compris le lien
entre sa représentation dénigrante des Noirs et la justification de leur servitude.

Nonobstant l’existence de ce courant abolitionniste dont les différents membres


cherchaient à défendre à qui mieux-mieux la cause africaine, les rapports que l’Occident avait
entrepris avec sa périphérie africaine étaient ceux du supérieur vis-à-vis de l’inférieur, ceux
du civilisé envers le bon sauvage. Par son apparence dite primitive et païenne et par son
lignage simien, la Nigritie a commencé à servir de repoussoir permettant à la civilisation
européenne de sa rassurer, de se définir et de se construire. Quand bien même les Nègres
étaient acceptés comme des êtres humains indignes d’esclavages et de servitude, un lien
hypothétique était toujours établi entre leur intelligence inférieure et leur physique presque
monstrueux appelés à se perfectionner.

Nous pouvons dès lors constater d’une part l’autoglorification du modèle européen et
l’appel à la liquidation d’autre part des phénomènes culturels étrangers. Le Nègre devait donc
se mettre à l’école du Blanc avec pour conviction qu’il n’y avait qu’une seule manière de
faire, de penser et surtout qu’il n’y avait que la représentation occidentale des choses qui
pouvait mieux les savoirs, les idées, les réalités et les expériences vécues. En fait, l’apport de
la colonisation à la ‘sous-humanité’ de la Nigritie était ordonné par le trinôme civilisation,
nature et science. Le constat ici est consommé : l’humain rimait avec l’Occident. Or qui disait
humain pour l’Occident impliquait l’expression de sa culture et de sa compréhension de la
science. D’une manière générale, c’est le projet de domination qui sous-tendait cette
entreprise se manifestant par le montage des esprits et des mentalités appelés à servir dans les
prêts-à-penser élaborés et mis à leur disposition. Aussi, une civilisation à machinisme, à une
économie puissante, au rythme rapide et d’origine chrétienne s’est-elle imposée à des
civilisations sans techniques complexes, à une économie retardée, au rythme lent et
radicalement non chrétiennes.

L’Occident avait donc pris conscience de son rôle majeur en Afrique et se savait
désormais compétent d’être la lumière du monde, de tracer la voie à ce dernier. Hegel affirme
à cet effet :
« L’esprit de ce monde est l’essence spirituelle imprégnée par une conscience de soi,
qui se sait immédiatement présente comme présence de soi étant pour soi et sait l’essence
comme une effectivité lui faisant vis-à-vis. Mais l’être-là de ce monde, aussi bien que
l’efficacité de la conscience de soi, dépendent du mouvement par lequel cette conscience de
soi se dépouille de sa personnalité, produit ainsi son monde étranger, en sorte qu’elle doit
désormais s’en emparer. » (G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t.II, pp. 54-
55)

Il est donc du devoir du sujet occidental de faire passer ce projet de lui-même sur et
dans le monde. Il n’est plus question de préciser que l’histoire était idéalisée parce que
géographisée à dessein, c’est-à-dire occidentalisée et presque articulée par un coefficient
d’humanité, variable, allant d’une humanité complètement accomplie incarnée par l’Occident
politiquement, culturellement et économiquement libéral, militairement puissant. Le monde
africain représentait dans ces conditions l’infra-humanité où l’on voyait l’homme dans un état
de barbarie et sauvagerie qui l’empêchait de faire partie intégrante de la civilisation. De ce
point de vue, l’on note un resurgissement de la thèse esclavagiste qu’entache l’idée de
colonialisme. Qu’à cela ne tienne, le risque est grand : l’Africain est appelé à s’installer sur
des fauteuils de consommateurs et jamais de producteurs de savoirs.

L’essentiel de la doctrine chrétienne régissant les rapports entre l’Occident et le monde


noire fonctionne selon un schéma dualiste : d’un côté, ceux qui avaient tous les droits,
possédaient la science, les valeurs et la religion, etc. des hommes ; et de l’autre les autres. Les
pseudo-justifications et la litanie de stéréotypes n’étaient invoquées que pour maintenir la
distance, nécessaire et sécurisante entre les deux sociétés. Au programme de la doctrine
coloniale, il s’agit moins de s’occuper des autres que de soi. Il est impératif de renflouer les
intérêts de la métropole. Bien plus, l’idéologie coloniale n’a cessé de se servir de thèmes à
caractère scientifique : la spécificité des fonctions sociales respectives des Européens et des
Africains, l’impossibilité de ceux-ci d’exploiter les ressources naturelles de leurs pays,
l’absence d’histoire et de civilisations, l’inexistence en Afrique noire de construction politique
(Nous pensons aux auteurs tels que Charles Darwin, David Hume, Georg Wilhelm Friedrich
Hegel et Joseph Arthur de Gobineau). Deux hypothèses sous-tendent cette vision : la première
confond le biologique et le culturel, la seconde ne craint pas d’affirmer une hiérarchie entre
les hommes sur le plan culturel, biologique et intellectuel. C’est ainsi qu’il devient superflu de
souligner à la fois la supériorité et les prérogatives de l’Européen. Le Noir, s’il n’est pas tout à
fait un animal, ne sera jamais tout à fait homme.

En somme, les Lumières de l’Europe ont provoqué l’obscurité en Afrique. Elles ont
extirpé la théocratie chrétienne et ont expulsé vers le continent noir les forces de la déraison et
de la superstition. Les missionnaires ont envahi l’Afrique à la recherche de croyants dans ce
qu’ils ont appelé une « mission civilisatrice ». Pour leur part, les marchands européens se sont
rués sur le continent à la recherche de matières premières pour nourrir la révolution
industrielle. En réalité, ce qui a été rejeté et abandonné en Europe a été imposé de force aux
Africains comme une matrice éclairante et civilisatrice. Cependant, il faut relever que la vraie
tragédie ne réside pas à l’infiltration étrangère. Après tout, la Nigritie avait ses propres mythes
traditionnels et ses tabous qui ont freiné le processus des Lumières africaines et le
développement du continent. Ils ont aveuglement adopté ces dogmes étrangers et ces
conceptions erronées aux dépens de la paix sociale, de la croissance intellectuelle, des progrès
de la morale, de la vérité et de l’originalité. Face à tous ces déboires, l’Europe ne pouvait que
se lancer, mieux se confirmer dans sa mission salvatrice de l’humanité nègre. Et c’est dans ce
contexte que l’idéalisme hégélien voit le jour.

III. Avènement de l’idéalisme hégélien

1. Hegel : l’homme et l’œuvre

Georg Wilhelm Friedrich Hegel naît à Stuttgart le 27 Août 1770 de Georg Ludwig
Hegel et de Maria Magdelena Fromm. Il entame ses études primaires au Gymnasium natal où
son père lui fit apprendre la géométrie et l’astronomie. Wilhelm se souvient lui-même avoir
appris à l’âge de onze ans les définitions de Christian Wolff ainsi que les figures et règles du
syllogisme, soit les bases de la logique philosophique, savoir qui constitue pour Jacques
Derrida un argument dans les polémiques concernant l’âge approprié pour un enseignement
philosophique (Jacques Derrida, La vie de Hegel dans du droit à la philosophique, Paris,
Galilée, 1990, p. 181). Sa formation à Stuttgart est inspirée par les principes des Lumières et a
pour contenu les textes classiques de l’Antiquité.

A dix-huit ans, Hegel entre au Stift de Tübiengen pour les études universitaires en
philosophie, histoire, philologie, physique et en mathématiques. Il obtient sa maîtrise en
philosophie en 1790 avec un mémoire sur le problème moral des devoirs dans lequel il oppose
au dualisme kantien l’unité de la raison et de la sensibilité (K. Rossenkranz, Vie de Hegel, (tr)
P. Osno, Paris, Gallimard, 2004, p. 138). Après son inscription à la faculté de théologie, Hegel
se fait l’orateur des idées de liberté et d’égalité prônées par la Révolution Française (On
raconte que Hegel et ses deux amis Hôlderlin et Schelling étaient enthousiastes pour la
Révolution Française. Ils ont alors planté un arbre de la liberté dans une prairie de Tübingen.
Hegel s’est également fait l’orateur des idées de liberté et d’égalité prônées par cette
Révolution. Dans son album, figurent des inscriptions telles : « vivre la liberté ! » ou « Vive
Jean-Jacques ! » Cf. Ibid., pp. 22-130), « ce magnifique lever de soleil » que « tous les êtres
pensants ont célébré ensemble », car, « une émotion sublime a dominé en ce temps, un
enthousiasme pour l’esprit a parcouru le monde comme si une réconciliation réelle avec le
divin était advenue. » (Ibid., p. 138) Il achève ses études en présentant un mémoire de
théologie neutre sur l’histoire de l’Eglise de Wurtemberg.

De 1793 à 1797, Hegel exerce à Berne la fonction de précepteur dans la famille de


Karl Friedrich von Steiger, membre du conseil souverain de Berne et représentant de
l’aristocratie alors au pouvoir dans ce canton. Il publie sous couvert d’anonymat les Lettres
confidentielles sur le rapport juridique du pays de Vand à la ville de Berne de l’avocat
révolutionnaire de Jean-Jacques. Cart parues à Paris en 1793. En 1793, il perd la charge de
précepteur de Frankfort-sur-le-Main dans la famille du négociant en vin Johann Noé Gogel. Il
rédige le fragment anonyme connu sous le nom du Plus ancien programme système de
l’idéalisme allemand. Il développe une critique de la raison et de la philosophie qui est le
ferment de la dialectique. Il semble alors traverser « une crise d’hypocondrie » (G.W.F.
Hegel, Lettre à Windischmann, 27 mai 1810 dans Correspondance, t. I, p. 280) qui trouve son
expression philosophique dans l’impossibilité de retrouver l’harmonie de la « belle totalité
grecque » dans la civilisation européenne moderne (B. Bourgeois, Hegel à Francfort, Paris,
Vrin, 2000, pp. 9-11). Il rédige un an plus tard un ouvrage dédié aux patriotes Sur la situation
récente du Wurtemberg. Pour lui, l’image des temps modernes est parvenue à l’âme des
hommes et seul l’aveuglement peut laisser croire que puisse subsister des institutions que
l’esprit a abandonnées. En 1799, son père meurt et Hegel rentre à Stuttgart où il dispose
désormais d’un héritage qui lui permet l’indépendance.

Sa carrière universitaire débute en 1801 lorsqu’il devient privadozent à l’université


d’Iéna. Il soutient la même année sa thèse latine De orbitis planetarum. Hegel se fait
également connaître par son écrit sur la Différence entre les systèmes de Fichte et de
Schelling, qui est une prise de position pour le second contre le premier dont il partage à la
fois les idées et le logement. Avec ces derniers, il fonde le Journal critique de philosophie.
L’époque d’Iéna marque un tournant : Hegel se démarque progressivement de la pensée de
Schelling, rupture consacrée par la préface de la Phénoménologie de l’esprit en 1807. Les
thèmes de ses cours sont logique et métaphysique, philosophie de la nature et de l’esprit, le
droit naturel, système général de la philosophie, mathématique pure (F. Nicolin, Von Stuttgart
nach Berlin : die Lebenstationnen Hegels. Berlin Marbarer Magazin, 1991, p. 42)

A Bamberg, il dirige un journal où paraît la Phénoménologie de l’esprit. En 1808, il


est nommé recteur à Nuremberg où il enseigne son système philosophique. Il donne une suite
à sa Phénoménologie de l’esprit en publiant La science de la logique. En 1811, il épouse
Maria von Tucker avec qui il fait deux enfants. Karl et Immanuel Hegel. En 1816, il prend la
chaire de l’université de Heidelberg et espère que l’Allemagne ayant trouvé sa rationalité,
« la science pure et le monde libre rationnel de l’esprit » (Ibid., p. 64)pourront se développer
à côté du réel de la vie politique quotidienne à l’image de la Révolution française. Il publie en
1817 l’Encyclopédie des sciences philosophiques comme manuel destiné à l’enseignement de
son système philosophique. C’est à Berlin que le philosophe publie en 1820 les Principes de
la philosophie du droit qui développent sa philosophie pratique et particulièrement sa théorie
des rapports de la société civile et de l’Etat. Hegel devient recteur de l’Université de Berlin en
1829 dont il occupe la chaire depuis 1818. Atteint de choléra, l’idéaliste allemand rend l’âme
le 14 novembre 1831 dans son appartement de Kupfergraben à Berlin.

2. La dialectique historique

Ce terme appartient à l’histoire de la philosophie et une suite de définitions depuis


Platon jusqu’à Kant lui ont été attribuées. Cependant le philosophe qui se rapproche de la
conception hégélienne se trouve être Kant. Dans la deuxième partie de la logique
transcendantale qu’il a qualifiée de dialectique transcendantale, Kant est d’avis que la raison
génère nécessairement des contradictions lorsqu’elle opère en dehors de l’expérience. La
raison cherche alors à réconcilier ces différences. Au lieu de déplorer cette situation critique,
Hegel l’accueille au contraire comme naturelle permettant à la raison d’allier les points de vue
contradictoires. Confrontation dans le but de réconcilier est l’essentiel de la philosophie de
Hegel. C’est sans doute cet état des choses qui a poussé Jeanne Hersch à dire : « Hegel situe
au centre même de la réalité comme aussi au centre même de la raison, ce qui a toujours par
la négation de la raison et de la logique, à savoir la contradiction. » (Jeanne Hersch,
L’étonnement philosophique. Une histoire de la philosophie. (tr.) M. Bayssade, Paris,
Gallimard, 1993, p. 260) Pour lui, l’opposition dialectique est la caractéristique de toute
pensée valide sur la réalité. Toute thèse génère une antithèse, sa contradiction. Cependant les
deux vont fusionner pour former une proposition inclusive qui contient ce qu’il y a de
significatif dans les deux : la synthèse.

La notion de dialectique détermine donc la philosophie de Hegel qui est tout à la fois
un concept, un principe d’intelligibilité et le mouvement réel qui gouverne les choses du
monde. Il est donc question de comprendre l’histoire de ce que Hegel appelle l’Idée. Idée qui
après s’être extériorisée dans la nature revient en elle-même en niant cette altérité pour
s’intérioriser, s’approfondir, et se réaliser dans les formes culturelles. Le système hégélien est
fondé sur l’Idée qui est vraie en soi et pour soi, qui dépasse toutes les déterminations tout en
unifiant celles contraires. A ce sujet, Jacques D’Hondt écrit :

« L’Idée joue dans la philosophie de Hegel le rôle suprême et sublime que joue dans
la philosophie de Platon l’Idée du Bien, dans la philosophie de Descartes l’Idée de Dieu. »
(Jacques D’Hondt, Hegel, textes et débats, Paris, LGF, 1984, p. 312)

Le concept « dialectique » est pris en deux sens chez Hegel selon que l’on parle du
dialectique ou de la dialectique. Le dialectique désigne un moment intermédiaire entre
l’abstrait et le spéculatif : le scepticisme, tandis que la dialectique est le moment de
dissolution du fini lui-même. Trois moments sont donc à distinguer dans la connaissance :
l’abstrait, la raison et le spéculatif. La dialectique s’identifie au syllogisme et ses trois
moments sont : thèse, antithèse et synthèse ou position, opposition et composition. Aussi
Nkolo Ndjodo a-t-il pu dire que « la dialectique est l’art du dialogue et de la contradiction »
(Nkolo Ndjodo, « Société civile et Etat chez Hegel », Université de Yaoundé I, 2002-2003, p.
37).

En effet, l’idéaliste allemand distingue trois moments dans la connaissance. La


connaissance est d’abord abstraite. L’entendement constitue l’empirique en objet de
connaissance et à cette fin, il en fait le sujet de prédicats qui ne doivent pas se contredire.
Mais, la raison, deuxième moment, découvre que les concepts dans lesquels l’entendement
croyait pouvoir connaître un concret ont un défaut : ils réifient l’objet de la pensée en le
faisant passer pour une chose en soi, ce qu’il n’est pas du tout.

« La pensée en tant qu’entendement s’en tient à la déterminité fixe et à son caractère


différentiel par rapport à d’autres, et un tel abstrait borné vaut pour elle-même comme
subsistant et étant pour lui-même. » (G.W.F., Hegel, Encyclopédie des sciences
philosophiques I : la science de la logique (1817) (tr.) B. Bourgeois, Paris, Vrin, 1970, p. 188.

Dès lors, la pensée doit se mettre en quête du véritable concret en commençant par
dissoudre cette absolutisation des concepts finis. Ce moment est celui du dialectique
proprement dit. Mais, le point capital est de comprendre que la dissolution des concepts
abstraits n’est pas seulement l’œuvre de notre réflexion, mais est immanente au fini lui-même,
ce pourquoi la dialectique est objective (Ibid., p. 15). Enfin, la pensée sort du scepticisme en
concevant le concret comme totalité des déterminations, moment que Hegel appelle spéculatif
et c’est d’ailleurs sous ce terme qu’il caractérise sa philosophie : « La Logique est
essentiellement philosophique spéculative. » (Ibid., p. 17)

Dans le domaine de l’Esprit, la dialectique est l’histoire des contradictions de la


pensée qu’elle surmonte en passant de l’affirmation à la négation et de cette négation à la
négation de la négation. Par le mot aufheben, Hegel désigne ce mouvement d’aliénation et de
conservation de la chose supprimée. Ce qui exclut doit aussi inclure en tant qu’opposé. La
thèse hégélienne voudrait que cette dialectique ne soit pas seulement constitutive du devenir
de la pensée, mais aussi de la réalité : être et pensée sont donc identiques. Tout se développe
dans l’unité des contraires et ce mouvement est la vie de tout. S’étant inspiré de l’idée
d’Héraclite, idée selon laquelle la réalité est en perpétuel et constant mouvement
d’oppositions, il faut cependant reconnaître que Hegel est également de l’époque romantique
qui tenait la négation pour moteur du devenir. Le rôle que joue la négation est tout à fait
romantique. Nous en voulons pour preuve un vers de Goethe dans son poème Selige
Sehmsucht : « Meurs et deviens » (J. Hersch, L’étonnement philosophique. Une histoire de la
philosophie, op. cit., p. 261). Grâce à la négation, au conflit, la thèse et l’antithèse se fondent
dans la synthèse. Une telle pensée est dite ontologique puisqu’elle se déroule à l’intérieur de
l’être. (Ibid., p. 264)

Hegel maintient en outre que la dialectique s’est également opéré dans le cours de
l’Histoire Universelle. L’histoire procède de niveau en niveau à travers le mouvement
dialectique, de la thèse à la synthèse en passant par l’antithèse. L’histoire du monde ne
constitue pas une exception à ce principe. Elle commença ainsi en Asie tout en poursuivant
son cours tel le soleil vers l’Ouest. Dans les « Etats fédératifs » d’Orient, personne n’était
libre sinon le roi. Ici, lorsqu’elles existent, « les lois se confondent à la toile d’araignée, les
petits y sont pris, les grands les déchirent. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la
philosophie, vol. I, (1822-1830), (tr.) J. Gibelin, Paris, Vrin, 1998, p.25) La deuxième période
représentée par la Grèce et la Rome, manifeste déjà la reconnaissance des droits et devoirs des
personnes : certains sont libres tandis que d’autres sont esclaves. C’est ainsi qu’on note
l’émergence des concepts de justice, d’égalité et de loi. L’histoire vient donc s’achever avec
l’avènement du christianisme en Occident (G.W.F. Hegel, Leçons dur la philosophie de
l’histoire, op. cit., pp. 90-344). C’est dans la société moderne que le particulier et l’universel
viennent s’unir. L’individu identifie volontairement sa volonté avec celle du monarque. A
travers la dialectique, Hegel laisse à découvert la réconciliation qui s’est opérée entre
l’intérieur et l’extérieur, le particulier et l’universel, l’individu et la société. Cependant, la
dialectique étant ontologique, il nous reste à analyser comment elle s’opère à l’intérieur de
l’individu.

3. Odyssée de l’esprit vers l’universel

Comment la pensée naît chez l’homme et comment elle est la consommation de la


connaissance, l’autobiographie de l’Esprit : voilà ce que Hegel nous apprend dans le voyage
de l’Esprit vers l’Universel. C’est également la description du double mouvement balancé
d’un côté le sujet, cherchant la certitude dans un objet extérieur, la trouve en lui-même, et de
l’autre, le même sujet, pour s’affirmer, s’opposant d’abord aux autres sujets qu’il détruit ou
assujettit, se réconcilie avec eux dans l’Esprit : au total l’histoire des errements de l’Esprit
hors de lui-même avant de se reconnaître tel qu’il est. Hegel appellera alors dialectique « ce
qui se produit dans le mouvement de la triade à travers la double négation. » (J. Hersch,
L’étonnement philosophique : une histoire de la philosophie, op. cit., p. 265) « Science de
l’expérience de la conscience », la phénoménologie décrit l’évolution progressive et
dialectique de la conscience vers la science depuis la première opposition immédiate entre elle
et l’objet, puis la conscience de soi, la raison, l’Esprit, la religion, jusqu’au savoir absolu dans
lequel « le concept correspond à l’objet et l’objet au concept » ; c’est le savoir de l’être dans
sa totalité (G. W. F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques I : la science de la
logique, (1807), (tr.), J. Hyppolite, 2 t. Paris, Montaine, 1998, pp. 290-293). Cette science
décrit l’odyssée de la conscience à partir de sa rencontre avec l’objet jusqu’au savoir absolu
où certitude subjective et vérité objective s’identifient :

« Le savoir comme il est d’abord (…), est ce qui est dépourvu de l’activité spirituelle,
la conscience sensible. Pour parvenir au savoir proprement dit, ou pour engendrer l’élément
de la science (…), ce savoir doit parcourir péniblement un long chemin. » (G.W.F. Hegel,
Phénoménologie de l’esprit, t.I, op. cit., p. 25)

C’est dire que cette étude du développement du savoir phénoménal jusqu’au savoir
absolu est un travail de longue haleine qui nécessite le parcours de ses différentes étapes. Car,
« la série des figures que la conscience parcourt sur le chemin est plutôt l’histoire détaillée de
la formation de la conscience elle-même à la science » (Ibid., pp. 69-70). Cette série de
figures comprend donc : l’esprit subjectif, l’esprit objectif et l’esprit absolu.

3.1. L’esprit subjectif

C’est l’esprit à son plus bas degré, confiné à la nature. C’est l’âme naturelle dans son
immatérialité. La différence des climats, le changement des saisons, celui des heures du jour
font sa vie naturelle. C’est le domaine de la sensation, sourde agitation de l’esprit dans son
individualité inconsciente et intelligente. L’esprit se manifeste de prime dans la vie naturelle
de l’âme, la sensation, le sentiment, l’habitude, ce que Hegel « la corporéité de l’esprit », le
domine de l’inconscient, sorte de vie crépusculaire au-dessus de laquelle s’élève la
conscience.

Au deuxième degré de l’esprit subjectif, l’âme nie son unité avec le corps. Elle prend
ses distances afin de pouvoir penser séparément ce qu’elle est. Ce retour sur soi engendre la
conscience (J. Hersch, L’étonnement philosophique. Une histoire de la philosophie. Op. cit.,
p. 271). La conscience est la certitude de soi-même, abstraite et formelle qui laisse en dehors
d’elle-même toute la vie naturelle de l’âme. A son plus bas degré, la conscience est
conscience sensible : elle se développe à partir du sensible, du donné immédiat. Passant par la
perception, l’expérience, elle aboutit à l’entendement qui saisit la permanence des lois. A un
degré plus élevé, la conscience se retire en elle-même et devient conscience de soi : le moi se
pose comme son propre objet qu’il faut assimiler. C’est l’avènement de la raison, cette
certitude que les déterminations de la conscience sont aussi objectives, sont autant de
déterminations de l’essence des choses, qu’elles sont ses propres pensées. La raison ou l’esprit
est donc certitude de soi et vérité. Son développement est à la fois intériorisation et
extériorisation, théorie et pratique. C’est l’esprit qui a réalisé la synthèse des deux premiers
niveaux, l’âme et la conscience, et qui ayant résolu la contradiction entre l’esprit et la nature
est arrivé à la certitude qu’esprit et nature ne font qu’un (Idem).

Nous voyons qu’à partir de cette théorie de l’esprit subjectif, Hegel conçoit deux
sciences chargées chacune d’étudier les sphères de l’esprit subjectif. L’étude de l’âme est
confiée à l’anthropologie, l’esprit en tant qu’il n’est pas encore élevé à la conscience. La
psychologie quant à elle, va s’occuper de la conscience. Cette théorie consiste également à
transformer la psychologie, science des faits, en une science philosophique. Aussi Hegel va-t-
il reprocher aux kantiens d’avoir fondé la métaphysique sur l’étude des faits de la conscience
renonçant ainsi à toute nécessité rationnelle ( GW.F., Hegel, Encyclopédie des sciences
philosophiques I : la science de la logique, op. cit., p. 304). Il s’exprime en ces termes :

« Le criticisme kantien est par conséquent seulement une philosophie de la


subjectivité, un idéalisme subjectif ; cette philosophie s’écarte de l’empirisme (…) eu égard à
ce qui constituerait l’expérience, mais elle s’accorde totalement avec lui en ceci, que la
raison ne connaîtrait rien de supra-sensible, rien de rationnel, de divin. » (Ibid., p. 197)

Pour tout dire, Hegel entend par esprit subjectif, le premier savoir, le savoir immédiat
ou de l’étant. Le contenu concret de cette certitude sensible l’a fait apparaître immédiatement
comme la plus riche. Il y a donc lieu de questionner cette dernière en vue de rompre avec les
séries sensibles. Aussi, devrait-elle être expulsée de l’objet. La conscience sensible est
comprise comme le domaine de l’intuition empirique du monde qu’il faut abandonner pour
s’élever à la contemplation pensante, non sensible, animale. L’esprit subjectif est convié à
l’élévation de la pensée au-dessus du sensible, au mouvement d’aller au-delà du fini en
direction de l’infini (Ibid., pp. 310-350). Etant donné que la phénoménologie est « l’esprit
médiatisé c’est-à-dire déterminé dans son rapport à l’objet », l’esprit subjectif est de prime
abord un esprit théorique : produit de l’intelligence, « pure détermination du connaître ». A la
suite, il passe à la phase pratique comme « l’esprit qui se sait et qui se détermine comme
volonté ». C’est alors qu’apparaît au dernier stade l’esprit libre où l’on vit l’unité entre le
théorique et le pratique (Ibid., pp. 122-135)

3.2. L’esprit objectif

Encore appelé « Absolu en soi », l’esprit objectif correspond à une sorte de monde réel
créé par l’esprit et qui envahit le monde des choses. L’esprit pose une différence qui le pense
comme identité de l’identité et de la différence. C’est le monde où règne une certaine volonté
diffuse (J. Hersch, L’étonnement philosophique. Une histoire de la philosophique, op. cit., p.
272). En d’autres termes, c’est la transmutation du monde par l’esprit donnant naissance à
toutes les institutions juridiques, morales et politiques. En effet, l’être se pointe comme le
centre du monde qui veut tout contrôler et consommer. Lorsque confronté à d’autres êtres, il
exige reconnaissance et respect qui doivent être mutuels et réciproques puisque chacun a
besoin d’être reconnu égal aux autres. La conscience de soi ne peut donc se développer que
dans le contexte d’une certaine conscience des autres comme étant des personnes. En tant que
tel, la conscience de soi devient la raison, la volonté objective de la société qui se voit
matérialisée dans le droit devant régir le respect et la reconnaissance de ses différents
membres. Son développement, comme à l’accoutumée hégélienne, est mise en évidence sous
la forme triadique, à savoir, le droit abstrait, la moralité et l’éthicité.

En effet, face à l’individualisme du XVI e siècle, les philosophes tiennent la société et


le monde comme étant une contrainte pour l’homme. Aussi leur tâche à l’âge de la Raison
était-il de donner à l’homme des raisons de s’attacher de volonté à la société, de faire du lien
social un lien rationnel et voulu comme tel. L’esprit révolutionnaire du XVIII e siècle est
d’ailleurs un effort pour conserver et rendre plus stable la société en l’accommodant à la
raison dont le droit, la morale et l’Etat en sont l’expression. La rationalité de ces formes
sociales n’est plus à être recherchée dans leur correspondance à des besoins égoïstes, mais
dans leur caractère intrinsèque et nécessaire. Elles libèrent l’homme et la liberté dont il est
question n’est pas la satisfaction des appétits naturels. « La libre personnalité, c’est une
détermination de soi, qui est tout l’opposé d’une détermination naturelle. » (G.W.F., Hegel,
Encyclopédie des sciences philosophiques I : la science de la logique, op. cit., p. 502) L’être
libre est désormais celui qui supporte la négation de son immédiateté individuelle.

De ce fait, le droit, point de départ de l’esprit objectif, permet d’assurer a chaque être
humain la possibilité de disposer à sa guise de ce qu’il possède grâce à un contrat. La moralité
quant à elle, est le fondement du droit universel, la source de son sens. La réalité morale ou
sociale qu’est l’Etat se veut la mise en œuvre concrète du droit objectif par l’esprit objectif.
Elle est faite des lois et institutions politiques, mœurs, règles, formes et modèles qui
structurent une société donnée. Pour Hegel, il s’agit en fait de la constitution qui puisse faite
fonctionner l’Etat universel dans l’articulation de ses différentes composantes. Pour ce faire,
l’idéaliste allemand propose l’absolutisme gouvernemental dirigé par un prince représentant
le Volksgeist qu’il gouverne. Dans ce sens, l’histoire se comprend comme étant celle des
peuples qui ont formé des Etats dont « la substance de la moralité (…) est la religion » ;
L’Etat repose sur le sentiment moral et ce dernier sur le sentiment religieux ( Ibid., p. 464).
Pour tout dire,

« L’esprit objectif, c’est l’esprit qui n’est plus seulement négation de la nature mais
qui crée une seconde nature dans laquelle il peut se retrouver lui-même, et prenant
conscience à la fin de sa propre identité à soi-même dans sa différence, se penser comme
esprit absolu dans l’Art, la religion et la philosophie. » (G.W.F., Hegel, Principes de la
philosophie du droit, (1821), (tr.) A. Kaan, Paris, Gallimard, 1999, p. 11)

L’esprit objectif, c’est l’esprit libre s’étant réconcilié avec son destin qu’est l’histoire
au cours de laquelle l’esprit parvient à se réaliser adéquatement, à s’exprimer extérieurement
comme il est intérieurement.

3.3. L’esprit absolu

Hegel adopte une démarche qui part du particulier, de l’individuel pour l’universel. Il
explore les différentes étapes dans lesquelles la Raison à travers la maturité de la
raison et de la conscience humaine atteint son apogée, c’est-à-dire, la connaissance
manifestée dans l’ordre de la nature et dans le progrès de l’histoire. Au dernier stade
de l’Esprit, à celui de la synthèse entre le subjectif et l’objectif, Hegel voit l’union, ou
mieux la communion des deux stades précédents (G.G. Nguemba, « Rousseau et
Hegel : une synthèse pour l’Etat. Contribution à la critique de la pensée politique
moderne », 2006-2007, p. 175). Ceci se matérialise dans l’art, la religion et la
philosophie. Le premier donne expression à l’esprit absolu comme il se manifeste dans
la nature ; la deuxième est la forme de conscience qui exprime la pensée, elle inclut à
la fois pensée et compréhension, la vérité de la relation entre l’homme et Dieu ; la
dernière est la forme la plus élevée de la religion, la perfection de la religion
puisqu’elle exprime la vérité de celle-ci dans un langage cohérent et approprié.

En effet, l’art exprime l’Idée sous une forme sensible. C’est une objectivation de la
conscience par laquelle elle se manifeste par elle-même. Il constitue donc un moment
important de son histoire. La réflexion sur l’art implique la fin de l’art au sens où cette
fin est un dépassement de l’élément sensible vers la pensée pure et libre. Ce
dépassement doit se réaliser dans la religion et la philosophie. Le terme cependant
après la religion est le savoir absolu. Celui(ci ne décrit pas la totalité du réel, c’est un
savoir sur le savoir, la conscience de soi du savoir comme savoir d’un sujet, c’est
l’unité du subjectif et de l’objectif, passage à la logique, qui est une vérité définitive,
un savoir absolu bien que formel et sans contenu encore. Hegel a donc une vision
scientifique de la philosophie : la philosophie est une science nécessaire et circulaire,
l’absolu lui aussi. Le système revient à son point de départ à la différence que la
philosophie rend compte du sujet qui l’énonce et de son inscription dans l’histoire. Le
système encyclopédique des sciences est l’histoire des interactions du sujet avec son
objet qui ne sont jamais données d’avance, mais qui se succèdent en s’opposant
malgré tout selon une logique dialectique implacable.

Ainsi, le savoir absolu succède-t-il dans la phénoménologie à la religion et se


comprend comme négation de l’être-étranger, de la projection dans un Dieu du sujet
qui s’assume comme divisé et comme intériorisation de l’extériorité. Hegel dit à ce
propos :

« C’est seulement après avoir abandonné l’expérience de supprimer l’être-


étranger d’une façon extérieure, c’est-à-dire étranger (…) que cette conscience se
consacre à soi-même. Elle se consacre à son propre monde et à la présence, elle
découvre le monde comme sa propriété et a fait ainsi le premier pas pour descendre
du monde intellectuel. » (G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t. II, pp.
306-307)

L’esprit absolu apparaît comme l’esprit parvenu à la conscience de soi de son


être (G.G. Nguemba, « Rousseau et Hegel : une synthèse pour l’Etat. Contribution à la
pensée politique moderne », op. cit., p. 175). Le savoir absolu est la conscience de soi
de l’histoire, le passage de l’histoire subie à l’histoire conçue, du passif à l’actif, de
l’abstrait au concret, auquel seule la race germanique, élue finale de l’Esprit du
monde, a accès grâce à son affinité avec l’esprit chrétien.
4. Le Rôle de l’homme dans la construction de l’histoire

Les rapports qui existent entre l’homme et la Raison sont fonction de la conception
que Hegel tient de l’Histoire Universelle. En effet, « épiphanie de l’absolu », l’histoire est
la vallée des ‘ossements’ où nous voyons les fins « les plus grandes et les plus élevées
rabougries et détruites par les passions humaines », ou encore, c’est l’autel où ont été
sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus (G. W.F.
Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 17-18). On a donc l’impression que
l’Histoire, telle qu’elle se déroule, est le produit des hommes. Et pourtant, Hegel n’est pas
de cet avis : l’histoire est le produit de la Raison universelle qui se manifeste à travers les
actions des hommes.

Selon Hegel, les hommes, par leur propre volonté, se font des projets d’existence
et se sacrifient dans la réalisation de ceux-ci. Ils ont l’impression d’assumer les desseins
personnels, libres et volontaires. Or, ils ne font que réaliser les fins de la Raison. Ceci
étant, Hegel va combattre l’idée de perfectibilité des Lumières pour la remplacer par celle
d’évolution, de développement d’un germe spirituel dont les premières traces contiennent
déjà virtuellement toute l’histoire, évolution véritablement spirituelle parce qu’elle
consiste en une continuelle victoire de l’Esprit sur son passé. S’appuyant sur l’idée
antique de la Raison, idée selon laquelle « la Raison gouverne le monde » et admettant
que « la nature est régie par la Providence » (Ibid., pp. 57-58) Hegel est d’avis que « un
homme qui agit selon son sentiment en autorise un autre à lui appliquer n’importe quel
sobriquet. » (Ibid., p. 64) C’est dire que l’homme n’agit pas selon son sentiment. Alors,
les hommes sont des moyens et des instruments au service de cette Raison. Il écrit :

« Ils sont les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste qu’ils
ignorent et accomplissent inconsciemment (…) La Raison gouverne et a gouverné
l’histoire universelle. Par rapport à cette Raison universelle et substantielle, tout le reste
et subordonné lui sert d’instruments et de moyens. » (Idem)

Nous comprenons donc que l’Histoire ne s’accomplit pas selon les desseins des
hommes. L’homme n’est pas le sujet de l’Histoire. Il en est un agent. Il travaille
inconsciemment au service de la Raison dont il réalise les fins. Cette Raison, telle qu’elle
est présentée, est une force transcendantale et indépendante de l’homme. Elle ne
s’identifie pas à la raison humaine, cette dernière n’en est que le moyen. En tant que
transcendante, la Raison Universelle de Hegel s’identifie à Dieu. Elle a le même statut que
l’Idée du Bien chez Platon et l’Idée de Dieu chez Descartes (J. D. Hondt, Hegel, textes et
débats, Paris, CGF, 1984, p. 312). Il s’agit donc d’une vision idéaliste et mystique de
l’Histoire qui dépasse l’homme de toutes ses capacités. Par ailleurs, la conception des
rapports existant entre l’homme et la raison Universelle de Hegel soutient que tous les
hommes ne sont pas au service de la Raison. En effet, elle n’utilise que les hommes qui se
sont distingués dans le débarras de l’élément naturel en eux et ont fait preuve d’éducation,
de culture, de civilisation. Ce sont de telles gens que l’Esprit utilise pour la recherche de
l’intérêt général. Il dit à cet effet :
« Dans la réalité, chaque individu est orienté vers un tel intérêt essentiel : il a une
patrie, une religion ; il est imprégné d’un ensemble de connaissances et de
représentations concernant ce qui est juste et conforme à l’éthique collective. De lui
dépend uniquement le choix des cercles particuliers où il voudra s’inclure. Mais dans le
fait que nous voyons des peuples entiers œuvrer autour de ce contenu et se porter vers de
tels intérêts, c’est déjà l’histoire universelle qui apparaît. » (G.W.F. Hegel, La raison
dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, (1822-1830), (tr.) K.
Papaionnou, Paris, 10/18, 1965, p. 73)

La Raison Universelle n’utilise donc que « des personnes singulières réduites à


leur individualité particulière », des individus à la « caractéristique universelle et
déterminée » (Ibid., p. 80), faisant preuve de conscience générale, c’est-à-dire un peuple
dont la conscience oriente les buts et les intérêts pour le bien-être de toute la communauté.
Ce sont des héros ou encore des individus historiques dont les principales qualités sont
l’héroïsme et le courage. Par individu historique, Hegel n’entend pas par-là une belle âme,
c’est-à-dire une conscience qui « vit dans l’angoisse de souiller la splendeur de son
intériorité par l’action (…), et pour préserver la pureté de son cœur, elle finit le contact
de l’effectivité. » (G.W.F., Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t. II, p. 188)
Comme le souligne Rousseau, « les vues du vrai héros s’entendent plus loin : le bonheur
des hommes est son objet, et c’est à ce sublime travail qu’il consacre la grande âme qu’il a
reçue du ciel. » (J. –J., Rousseau, « Discours sur la vertu du héros » dans Œuvres
complètes, Œuvres philosophiques et politiques, Paris, Seuil, 1971, p. 119) De ces propos,
Hegel admet la mise à l’écart des peuples qui n’ont pas atteint un concept aussi élevé de
l’Esprit. C’est le cas de l’Afrique, cette partie impénétrable, repliée sur elle-même, sans
passé, ni avenir.

Dans cette première section, il était question de revisiter le cadre spatio-temporel


dans lequel l’idéalisme hégélien a vu le jour. En effet, les thèses hégéliennes de l’Afrique
voient le jour au moment où l’Europe est dominée par les lumières de la raison tandis que
l’Afrique baigne dans les ténèbres. Le XVII e siècle finissant vit une « crise de la
conscience européenne » (P. Hazard, cité dans J. Russ, Histoire de la philosophie. De
Socrate à Foucault, op. cit., p. 85) que les libertins décident de résoudre. Dressés contre
les dogmes, ils prônent l’autonomie.

C’est sous le signe de l’affranchissement des lois extérieures que s’inaugure le


Siècle des Lumières. Il est question de s’émanciper de toutes les tutelles et d’avoir le
courage de se gouverner soi-même à travers sa propre raison. L’Europe se libère ainsi des
chaînes de la tradition pour jouir des produits de la raison et de la liberté. Pendant ce
temps, on a l’impression que les ténèbres repoussées en Occident regagnent l’Afrique. Il y
a donc lieu de s’interroger sur la situation de cette terre jusque-là inconnue qui est
cependant victime de l’imagination.

Hegel n’en fait pas l’exception et s’efforce à « accentuer l’affinité entre son
entreprise logique et les idéaux qui animent son temps » (E. Fleishmann, La science
universelle ou la logique de Hegel, Paris, Librairie Plon, 1968, p. 17) à savoir les concepts
d’historicité, de liberté, de pensée. Pour lui, l’individu se forme à travers une longue
éducation historique qui l’amène à la satisfaction de ses besoins vitaux à la libération des
conditions aussi intérieures qu’extérieures pour penser l’absolu (Ibid., pp. 21-22). En
d’autres termes en plaçant « la liberté au cœur de sa théorie scientifique », Hegel est
d’avis que celle-ci ne s’acquiert qu’au bout d’un processus historique qui amène
l’individu à « vivre une vie qui reçoit son sens à partir de la vérité », car « la logique
commence par la volonté de savoir et se termine par l’acceptation (…) du savoir comme
le sens de sa vie » (Ibid., p. 24). Il n’y a donc que l’Europe qui vit un tel processus.
L’Afrique, parce qu’elle n’a jamais libéré les esclaves et aboli la domination
inconditionnée de l’homme, ne saurait faire partie intégrante de l’Histoire Universelle.

Les idées hégéliennes sur l’Afrique


Hegel a laissé son empreinte dans le domaine de la réflexion philosophique sur
l’Afrique. Autant sa conception idéologique est encore de nos jours étudiée dans diverses
écoles, autant sa conception de l’homme noir est encore perçue et acceptée comme une
évidence malgré le fait qu’il n’ait jamais mis pied en Afrique. Pour le philosophe de
Berlin, le rationnel n’est pas africain. Cela se justifie par la manière dont les Africains
abordent leurs problèmes, la manière avec laquelle ils les synthétisent, les analysent,
agissent et leur trouvent des solutions concrètes et spécifiques.

Pour Hegel, l’émotivité est dominante dans les perceptions africaines de la nature
et de la vie, ce qui explique l’irrationalité de la pensée africaine. Cette irrationalité rend
l’Africain amorphe au point qu’il manque d’audace. Ne pouvant pas braver comme les
autres les mers, les océans, les déserts, voire l’espace, le Nègre s’est contenté de la pêche,
de la chasse et de cueillette (Ibid., pp. 245-246) Ainsi, la question est désormais celle de
savoir si l’homme noir a, comme Hegel semble le démontrer, une spécificité qui le
démarquerait des autres hommes, sinon de l’Homme tout court.

Cette section a en effet pour objet la présentation de la conception que Hegel se


fait de l’Africain. Trois grands moments vont définir l’élaboration de cette pensée. Le
premier instant est basé sur l’étude de la géographie du continent noir ; le deuxième
constitue l’analyse des différents points de vue que le philosophe de Berlin tient du monde
nègre, et le dernier étudie à travers la caractérisation de l’ « âme » noire les sources du
sous-développement et le retard qu’accuse l’Afrique.

IV. De la géographie hégélienne de l’Afrique


1. Le découpage continental

Pour mieux comprendre la métaphore méprisante de l’Afrique noire plongée dans « la


couleur noire de la nuit », il convient de revisiter la conception géographique que le
professeur de Berlin tient de tout un continent. Jusqu’au XVIII e siècle, le continent africain est
divisé par les Européens en deux entités principales : l’Afrique septentrionale connue et
maîtrisée de l’Occident et l’Afrique noire désignée sous l’appellation de Nigritie (Une autre
façon de diviser l’Afrique était celle du nord islamisé et le sud non-islamisé. Cette division a
rimé avec l’Afrique nègre et l’Afrique non-nègre. De toutes ces divisions, ni l’Egypte ni
l’Ethiopie n’étaient concernées). Pour sa part, Hegel va dépasser ce découpage, faisant ainsi
de l’Afrique un ensemble regroupant trois entités géographiques et spirituelles : l’Afrique est
alors conçue comme étant un pays à trois continents séparés l’un de l’autre et n’ayant aucune
communication réciproque. Dit autrement :

« L’Afrique pays replié et concentré sur lui-même est composé de trois continents qui
sont totalement séparés l’un de l’autre et n’ont aucune communication réciproque. L’un se
trouve au sud du désert du Sahara, c’est l’Afrique proprement dite (l’Afrique noire) ; le haut
pays qui est encore inconnu des Européens (…). L’autre, situé au nord du désert, est l’Afrique
pour ainsi dire européenne, pays de côtes. Le troisième est le bassin du Nil, la seule vallée
d’Afrique qui se rattache à l’Asie. » (G. W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p.
123)

1.1. L’Afrique européenne

Il s’agit de cette partie séparée de l’Afrique méridionale par un grand désert, sorte de
mer asséchée et par le Niger, qui est au nord du continent donnant sur la Méditerranée et
s’étendant vers l’ouest jusqu’à l’Atlantique. Hegel se réfère à cette partie comme étant
l’Afrique septentrionale, « où se trouvent le Maroc, Pas (…), Alger, Tunis, Tripoli » (Ibid., p.
246). Dans sa division du continent, Hegel va rattacher cette zone à l’Europe du fait de sa
proximité précisément « à l’Espagne avec laquelle elle forme un bassin ». Il écrit :

« La partie septentrionale de l’Afrique (…) se trouve au bord de la Méditerranée) et


de l’Atlantique, une superbe contrée où fut jadis Carthage et où se trouvent actuellement le
Maroc, Alger, Tunis et Tripoli. On devait et il fallait rattacher cette partie à l’Europe, comme
maintenant les Français précisément l’ont essayé avec bonheur ; elle est tournée vers
l’Europe comme l’Asie Mineure ; tour à tour y ont résidé Carthaginois, Romains et
Byzantins, Mahométans, Arabes et les intérêts de l’Europe ont toujours cherché à s’y
porter. » (G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 75)

De toute évidence, le philosophe admet que le Maghreb, malgré qu’il n’ait pas été le
théâtre d’évènements historiques, est néanmoins resté dépendant des grands bouleversements
extérieurs. Mais comment comprendre le fait que Hegel ait rattaché le Maghreb à l’Europe ?
La réponse à cette question est sans doute fonction de la place que l’Occident occupe dans la
pensée de l’idéaliste allemand.

Après l’analyse, le philosophe de Berlin fait de l’Europe le théâtre de grands


bouleversements dans le cours de l’Histoire Universelle. Si de façon générale l’Asie est le
continent du levant, l’Europe quant à elle, est non seulement celui du couchant, mais aussi
« le centre et l’extrémité du vieux monde, l’Ouest au sens absolu » (Ibid., p. 80) Pour le
philosophe, l’Occident ne présente pas de différences terrestres tout comme l’Afrique et
l’Asie, à l’instar des montagnes, des marécages, de la canicule, ou encore du gel. La
constitution physique de ce continent est favorable au développement de l’Etat au sein duquel
science, liberté, morale, religion sont pensables. Le Maghreb sera donc rattaché à l’Europe par
sa proximité, ses similitudes terrestres et climatiques et surtout par l’occupation européenne.
De ce qui précède, l’on serait tenté de conclure que telle l’Europe est le couchant de l’Esprit
venant de l’Orient, telle l’Afrique septentrionale se veut le sommet de l’Afrique quant au
stade avancé de son esprit.

1.2. Pays de l’Asie

Selon Hegel, la deuxième partie de l’Afrique est le bassin du Nil, la seule vallée
d’Afrique qui se rattache à l’Asie. Il écrit à cet effet :

« La deuxième partie de l’Afrique est de le bassin du Nil, l’Egypte, destinée à devenir


un grand centre de civilisation autonome et qui se trouve par la suite isolée et détachée du
reste de l’Afrique, que l’Afrique même des autres parties du monde. » (Ibid., p. 75)

L’Egypte, don du Nil, est l’une des parties de l’Afrique qui possède des
caractéristiques naturelles et spirituelles analogues à certains pays asiatiques à l’instar de la
Mésopotamie, l’Inde et la Chine (A.A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire – Hegel était-il
raciste ? Dakar. Codesria, 2006, p. 127). Selon le philosophe dIène, l’Egypte n’appartient pas
à l’Afrique. Elle fait partie de l’Asie qui est aussi un continent anhistorique. Même si elle est
géographiquement africaine, elle représente la plaine alluviale asiatique, fertile et surpeuplée.
Aussi, est-elle classée parmi les pays d’Asie.

En un mot, l’Egypte forme une partie indépendante qui est le lien de l’Asie à
l’Occident, lors du passage de l’esprit humain, mais ne relève pas de cet esprit. « L’Egypte
sera examinée au passage de l’esprit de l’Est à l’Ouest, mais elle ne relève pas de l’esprit
africain. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 80) C’est ce que
Hegel appelle l’Afrique tournée vers l’Asie, vastes territoires qui tient leur vie et leur
existence du fleuve Nil et qui ont participé de façon intense au trafic de la Méditerranée
(G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 246-247) En considérant les différences
géographiques comme les différences essentielles de la pensée, « Hegel a dû classer l’Egypte
comme pays asiatique parce qu’n’avait pas une connaissance approfondie de la configuration
géographique de l’intérieur du continent africain. » (A. A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire-
Hegel était –il raciste ? op. cit., p. 63)

Ceci est d’autant plus vrai que lorsque Hegel définit le continent comme ce « haut
pays sans eaux aux grandes steppes et plaines », il pose l’Asie, lieu des bassins, des fleuves,
en l’opposant à l’Afrique. Cependant, qu’en est-il de ces grands fleuves africains tels le
Sénégal, le Congo, le Niger, le Zambèze, que nous savons constituer la plaine alluviale de
l’Afrique ? En tout cas, il nous semble que Hegel accuse son ignorance de la configuration
interne du continent. En considérant l’idée selon laquelle l’esprit peut se réaliser à l’intérieur
d’un même territoire, nous pouvons dire que tel l’Orient fut le point de départ vers sa
réalisation dans le temps à travers le monde pour toucher et inspirer les formes de civilisation
et les peuples, tel l’esprit, depuis l’Egypte, dans son mouvement historique en Afrique, s’est
réalisé dans les cultures Haoussa, Yoruba, du Ghana et du Mali.

1.3. L’Afrique authentique

Après avoir retranché du continent ses parties européennes et asiatiques, Hegel met à
nu la substantifique moelle de l’Afrique : c’est l’Afrique noire, l’Afrique au sens authentique
du terme. Pour le philosophe de Berlin, c’est la partie qui en fournit la caractéristique
particulière, moins intéressante du point de vue de son histoire. Sur cette « Afrique
authentique », Hegel ne peut d’emblée s’exprimer que poétiquement : « C’est le pays de l’or,
replié sur lui-même, le pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’histoire consciente, est
enveloppée dans la couleur noire de la nuit. » (G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, op.
cit., p. 237) Les Noirs, habitants de cette zone, quoiqu’hommes, méritent à peine le nom
d’hommes. C’est sans doute cette partie, autrefois appelée Nigritie, qui constitue l’épine
dorsale du chapitre africain dans la pensée de Hegel pour qui elle n’existe pas, elle n’a pas de
lois, pas de raison, c’est le règne de l’arbitraire.

En somme, l’Afrique est un continent qui n’a rien donné au monde en dehors de ses
ressources naturelles. C’est le refuge des hommes qui ont subi des choses au lieu d’être la
source des idées, des techniques qui ont changé la vie ailleurs. La région représente
l’humanité dans toute son irrationalité. Les peuples sont marqués par un sous-développement
culturel élevé. Autant de motifs qui amènent Hegel à exclure l’Afrique de l’Histoire de
l’humanité. Pour lui, le fait que dans sa théorie, l’Afrique n’ a ni passé, ni présent, ni futur, il
faut mettre les Africains en esclavage ; il faut des maîtres pour éduquer l’Afrique. Dans sa
philosophie de l’histoire, l’Africain est à l’enfance de l’humanité. Cet état de choses est en
grande partie dû à l’environnement naturel dans lequel ce dernier évolue.

2. Les conditions naturelles

Les conditions naturelles, désignées dans la terminologie hégélienne sous l’expression


« conditionnement naturel », occupent une place de choix dans l’élaboration philosophique de
l’idéaliste. S’appuyant d’une part sur l’idée antique selon laquelle « La raison gouverne le
monde » (Ibid., p. 57) et d’autre part celle chrétienne qui maintient que « la nature est régie
par la providence » (Ibid., p. 58), le philosophe conçoit deux réalités certes de natures
opposées, mais qui se complètent dans l’accomplissement de l’Histoire Universelle. Il dit à
cet effet : « l’Histoire Universelle montre l’Idée de l’Esprit se réalisant comme une suite de
figures extérieures » (Ibid., p. 218). C’est donc dire en d’autres termes que les différences
naturelles constituent les possibilités particulières à partir desquelles l’Esprit opère. En effet,
chaque peuple a reçu de l’Histoire Universelle la mission de représenter un principe qui, dans
son projet de maturité, se présente comme « une caractéristique (Bestimmtheit) naturelle de
ce monde, comme son principe naturel ». Hegel juxtapose de ce fait le spirituel et le naturel
dans l’accomplissement de l’histoire du monde. Chaque peuple se définit alors à travers sa
« particularité naturelle » et c’est ce qui fait de lui une nation.

Parler de l’aspect naturel chez Hegel relève du « domaine de la détermination


géographique », c’est-à-dire de « tout ce qui appartient à la nature ». C’est ainsi que le plus
important n’est pas de connaître le sol comme le terrain extérieur, mais comme « le type
naturel de l’endroit, qui coïncide exactement avec le type et le caractère du peuple qui est le
fils de ce sol » (Idem). De ce qui précède, la naturalité joue un rôle capital dans la conquête de
la liberté. L’homme étant de prime abord un être sensible, la naturalité se dévoile comme « la
première position à partir de laquelle l’homme peut acquérir une liberté en soi » (Ibid., p. 2).
Elle s’alterne entre le climat et le relief, mieux entre les variations de température et « les
différences naturelles générales ».

2.1. Le climat

A la question de savoir ce qu’est le climat, nous pouvons le définir comme étant l’état
moyen de l’atmosphère dans un lieu donné. Dit autrement, le climat représente un état de
l’atmosphère dont le contact avec les masses océaniques et continentales constituent un fait
géographique. Ses éléments constitutifs comprennent entre autres l’humidité, la température,
les pressions et les vents. Cependant, il est à constater que le climat joue un rôle très important
dans les thèses hégéliennes dans son entreprise de rendre compte de la situation de l’Afrique.
Pour le philosophe, la pensée rationnelle est fonction soit de l’humidité, soit de la
température ; l’Esprit ne peut se mouvoir que dans des conditions climatiques douces. Nous
n’en voulons pour preuve que ces mots du penseur :

« Le gel qui rassemble les Lapons ou la chaleur torride de l’Afrique sont des forces
très puissantes par rapport à l’homme pour que l’Esprit puisse se mouvoir librement parmi
elles et parvienne à la richesse qui est nécessaire à la réalisation d’une forme développée de
vie (…) La zone chaude et la froide ne sont donc pas le théâtre de l’histoire universelle (…).
C’est la zone tempérée qui a servi de théâtre pour le spectacle de l’Histoire universel. » (G.
W. F., Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 220-221)

De ce qui précède, nous remarquons que le professeur de Berlin évoque de prime


abord la raison climatique pour rendre compte du prétendu enfoncement du continent dans la
naturalité. Pendant les Lumières, certains intellectuels évoquaient des raisons climatiques
pour justifier la pigmentation de la peau. La théorie du climat devenait le principal paradigme
pour l’interprétation des différences physiques des Africains. Bien que ce soit difficile de
l’imaginer de nos jours, on attribuait au climat la force et le pouvoir de plier et de façonner ou
de perfectionner sur une période de temps prolongée les caractéristiques d’un groupe donné.
Mais Hegel en fait allusion pour justifier l’absence ou la présence de la pensée noétique. Pour
preuve, le doux ciel d’Ionie n’a-t-il pas beaucoup contribué à la grâce des poésies homériques
(G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 67) ? Le climat est sans
doute responsable des effets et des influences particulières. Il écrit à cet effet : « il est vrai que
le climat a de l’influence en ce sens que ni la zone chaude, ni la zone froide ne sont
favorables à la liberté de l’homme et à l’apparition de peuples historique. » (G.W.F., Hegel,
La raison dans l’histoire, op. cit., p. 219) A l’analyse, la Nigritie, fief de la canicule, ne peut
pas faire l’objet de grands évènements. Ceux-ci n’apparaissent que dans la zone tempérée. Il
écrit encore ceci :

« Dans un climat plus clément où la nature lui fournit les moyens de satisfaire ses
besoins physiques, son caractère peut demeurer doux, bienveillant ; il peut s’en tenir à de
simples besoins, à de simples rapports et la géographie, les écrits de voyages décrivent non
sans agrément ces conditions » (G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, III,
(1822, -1830), (tr.) W. Jaeschke, P.U.F., 1996, pp. 99-100).
De ce qui précède, l’idéaliste allemand associe les mœurs douces non seulement aux
usages, mais aussi aux conditions climatiques ; il en est de même des mœurs barbares à une
brutalité naturelle.

Hegel est tout de suite désillusionné par cette théorie climatique. Nonobstant la
permanence du climat tempéré de la Grèce, il n’en est sorti qu’un seul homme, Homère.
Pourtant ; le doux ciel d’Ionie continue de briller et plus jamais, il n’en est pas sorti d’autres
grands hommes. L’argument climatique se montre dès lors désuet et est aussitôt remplacé par
les formes géographiques. C’est sans doute la raison pour laquelle Hegel qualifie le « climat »
de « mot vague ».

2.2. Le relief
2.3. a. Les formes géographiques

Dans son effort de cerner le continent noir, dans la perspective d’analyser la nature
humaine du peuple africain, Hegel s’est engagé à étudier les conditions naturelles, mieux la
constitution géographique qui selon lui détermine l’agir humain, car « la diversité de sa
constitution géographique est si remarquable que son caractère spirituel lui-même, dans sa
diversité, reste lié aux déterminations physiques » (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire
op. cit., p. 145) Cette doctrine vibre d’ailleurs en phase avec le ,point de vue de J. A. comte de
Gobineau pour qui les milieux ont une influence souveraine sur les individus. Pour ce dernier
en effet, « une île ne verra point, en fait de prodiges sociaux, ce que connaîtra un continent ;
au nord, on ne sera point ce qu’on est au midi. » (Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité
des races humaines, Paris, éd. Pierre Belfond, 1967, p. 78) Aussi, quoique n’ayant pas mis
pied en Afrique, « le savant professeur de Berlin » va se permettre de parler du continent noir
à la base de ses lectures, des relations de voyages de commerçants, de négriers, de militaires,
de missionnaires, d’historiens, de philosophes, de philosophes et surtout de Karl Ritter, son
géographe attitré (A. A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire-Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 77).
Sa vue du relief africain est fonction des différences fondamentales que présente la terre, à
savoir les hauts pays sans eau, les vallées parcourues par des cours d’eau et les pays côtiers.

A lire les thèses géographiques de Hegel sur l’Afrique, elles s’articulent autour des
descriptions portant sur les montagnes, les « larges vallées fertiles », les « ceintures
marécageuses » et les côtes qui bordent les mers. Il faut de ce fait reconnaître que chaque
description physique revêt une signification particulière dans la pensée hégélienne en ce sens
que le principe d’un peuple se veut particulier dans sa conformité avec l’élément naturel. De
ce point de vue, un peuple de côte ne saurait ressembler à celui qui occupe la zone aride des
hautes montagnes. C’est dire que les déterminations physiques définissent le caractère
spirituel d’un peuple à telle enseigne qu’il nous paraît nécessaire de les développer
succinctement.

i. « Le haut pays »

Le premier aspect physique dont Hegel fait montre est »le haut pays ». C’est
« l’ensemble des terres élevées, entourées par une ceinture de montagnes ». C’est
« l’ensemble des terres élevées, entourées par une ceinture de montagnes ». Cette forme est
également désignée sous différentes appellations : « montagnes » ou « ceinture
montagneuse ». En effet, une étude minutieuse de ce type de sol révèle la rareté de l’eau et
l’impossibilité d’une vie paisible. C’est la raison pour laquelle l’idéaliste allemand y voit la
nature impulsive, mécanique et sauvage qui caractérise les mouvements qui peuvent en
provenir. Pays de steppes et de plaines, « le haut pays » n’est visité que par des nomades, ces
pasteurs ambulants à la recherche du bon pâturage. Les habitants de cette région, mieux les
visiteurs ou encore les passants n’ont aucune relation avec la naturalité ambiante et sont
ignorants des droits que la vie communautaire rend obligatoires. C’est dire que la vie en
société est inexistante. Cette absence de vie sociale est synonyme de la présence de l’état de
nature qui se traduit ici à travers « des guerres et rapines intérieures », « des agressions
contre d’autres peuples ». Des parties hautes aux peuples brigands aux parties basses du
« haut pays » aux habitants guerriers, règne « un état de guerre dirigée vers l’extérieur » et
c’est « ce qui les isole ». En général, la montagne, « la partie pastorale » est favorable à
l’agriculture nonobstant ses écarts de température : la rudesse des hivers et la canicule des
étés. (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 222-223)

Pour étayer son argumentation, le philosophe de Berlin cite en exemple les hautes
montagnes de l’Amérique latine-Ceylan. Chili, Paraguay, Brésil, de l’Asie centrale habitées
par les Mongols ; enfin les déserts de la Barbarie en Afrique. En un mot, les caractéristiques
des habitants d’un tel sol sont « la dispersion des nomades en familles isolées, la stérilité où
la fertilité momentanée du sol, l’extrémité du brigandage, et de l’hospitalité ». En tout cas,
toutes ces anomalies prouvent à suffisance qu’il n’y a point de civilisation. Cependant à
l’image des cours d’eau qui tirent leurs sources dans les chaînes montagneuses et qui sont
accueillis par des collines basses encore appelées « grandes vallées en pente douce » avant de
se jeter dans la mer, tels nous cheminons vers « le pays de la transition » à savoir « la plaine
fluviale ».

ii. « La plaine fluviale »

La « plaine fluviale » constitue le second moment dans le processus de


perfectionnement de la nature physique du sol. Creusée par des cours d’eau en provenance du
« haut pays », elle est formée de vallées et de bassins fluviaux au sol durci, mais fertile grâce
aux sédiments des bergers qui ont certainement fui la rudesse de leur milieu initial. Grâce à
l’agriculture, les monades peuvent désormais s’organiser en société et de cette activité vont
apparaître l’intelligence et la prévoyance. A travers l’agriculture, l’individu cesse d’être
immédiat et ne mène plus une vie rythmée à la cadence des saisons. Autant il fait travailler
son intelligence, autant il est à mesure d’inventer des instruments lui permettant de
transformer la nature inerte qui s’offre à lui. L’état de nature disparaît pour laisser la place aux
principes fondamentaux de la vie sociale : la possession constante, le droit et la division en
classes. En un mot, c’est dans « la plaine fluviale » que vont naître des Etats puissants. Nous
n’en voulons pour preuve que les peuples situés sur les rives des fleuves de la Chine, sur les
rives du Gange, de l’Indus et du Nil.

Après avoir constaté que les Etats étaient toujours séparés par des éléments naturels
dont le plus en vue était l’eau, Hegel va s’inscrire en faux contre l’idée selon laquelle l’eau est
un « élément séparateur ». Au contraire, « l’eau (…), c’est ce qui unit » à l’opposé des
« montagnes qui séparent réellement ». Pour preuve, Hegel cite les Pyrénées entre la France
et l’Espagne d’une part. En somme, il faut combattre le principe selon lequel les fleuves
doivent constituer des frontières naturelles entre les pays. Cette opinion est d’ailleurs vérifiée
sur le plan des communications. Grâce à la mer, les Européens ne sont jamais coupés de
l’Amérique et des Indes orientales. Par contre, la pénétration de l’Asie et de l’Afrique par
terre s’est avérée difficile (Ibid., pp. 224-235).

iii. « La zone côtière »

Le dernier élément physique dans le parcours de l’Histoire Universelle est


selon Hegel « la zone côtière au contact de la mer ». Les peuples de cette zone se
distinguent de ceux du second autant que tous deux se démarquent considérablement
de ceux du premier. L’eau étant ce qui unit, les territoires côtiers sont favorables à la
communication avec la mer. Que représente donc la mer dans la pensée hégélienne ?

Communément définie comme une étendue d’eau aux dimensions illimitées et


infinies, la mer développe un type de vie spécial. Son infinité aiguise en l’homme le
courage et la détermination de dépasser cet infini. Contrairement à « la plaine
fluviale » - la terre qui cloue l’homme au sol, l’océan, par contre n’ayant pas de
bornes, « invite l’homme à la conquête, au brigandage, mais aussi au gain et
l’acquisition ». Sa liberté n’est pas restreinte. « La mer éveille le courage » en ce sens
que, y cherchant vie et richesse à travers le danger, les hommes risquent et méprisent
les fins de leur conquête. En plus de courage, la mer suscite également la ruse dont la
forme la plus suprême est l’intelligence. La mer ne saurait donc être l’endroit où la
terre cesse comme ce fut le cas en Chine (Ibid., pp. 236-244)

En un mot, le parcours des différentes configurations physiques dans les thèses


hégéliennes nous a permis de comprendre que la nature physique influence de
beaucoup l’esprit et la vie des peuples et qu’elle est déterminante dans le parcours de
l’Histoire Universelle. A cette logique à laquelle le monde entier a obéi, l’Afrique n’en
saurait constituer une exception. Que nous révèlent alors son relief et par conséquent
le principe de ses habitants ?

2.2.b. La naturalité africaine

En affirmant l’inexistence nécessaire en Afrique de tout développement dialectique de


la conscience de soi, Hegel la tient aux conditions naturelles. Aussi, passe-il en examen la
nature de la constitution géographique, laquelle est sans doute à l’origine de l’indocilité des
Noirs, de leur force musculaire et des caractéristiques primaires de leur mentalité. Pour ce
faire, l’étude du relief africain occupe une place de choix. Il est en effet constitué de hautes
montagnes, de ceintures et bandes marécageuses, de déserts de sables, de fleuves non
navigables. Il écrit à cet effet :
« Le pays dans son ensemble semble être un haut plateau qui ne présente qu’une
bande côtière très étroite, habitée seulement en un petit nombre d’endroits. Dès qu’on avance
vers l’intérieur, on trouve, presque partout n une ceinture marécageuse. Elle forme le pied
d’une ceinture de hautes montagnes, traversée par quelques rares fleuves qui eux-mêmes ne
permettent aucune relation avec l’intérieur… » (Ibid., p. 247)

Ce sont autant d’obstacles qui ont freiné les échanges entre l’intérieur et les
Européens. En effet, Hegel semble rapprocher la difficulté de déplacement, de mouvement et
de communication à l’impossibilité de civilisation. L’on est donc tenté de croire que si
l’Afrique était franchissable, si la communication y était possible et facile, l’Esprit y résiderait
et elle serait partie intégrante de l’histoire, ou du moins, influencée comme la partie
septentrionale par les mouvements extérieurs. Ceci est d’autant plus vrai que, comme Hegel
lui-même le maintient, la rage de ces hordes ne prend fin que lorsqu’elles s’installent sur les
pentes et la région côtière et c’est ici qu’elles se montrent « douces et industrieuses »,
cependant que rien au préalable « ne semblait indiquer une quelconque inaptitude à la
culture, à la civilisation » (Ibid., p. 247) En tout cas, le contraste est consommé : les peuples
africains qui, dans leurs expéditions guerrières, manifestaient « l’humanité la plus irréfléchie
et la brutalité la plus répugnante », se montraient désormais doux et bons pour les Européens
envers lesquels ils avaient fait connaissance. Il faut donc comprendre ce changement
d’attitude, cette amélioration de comportement par le changement de région géographique,
changement qui avait pour but d’humaniser les Nègres tout en les éloignant de leur cadre
naturel dans lequel régnaient la sauvagerie et la barbarie.

Pour Hegel, il faut que l’Afrique soit impénétrable, non parce que les Européens n’y
comprennent goutte mais physiquement et matériellement. Que l’Esprit se retrouve soi-même
incarné dans l’être-autre de la Nature. Il ne va pas se heurter au mystère mais à des murailles
naturelles. Il écrit d’ailleurs :

« Cette bordure forme le pied d’une ceinture de hautes montagnes, rarement traversée
par des fleuves qui eux-mêmes ne permettent pas de relations avec l’intérieur ; car leur
percée n’a lieu que peu au-dessous du niveau des montagnes et seulement en des lieux étroits
où se forment fréquemment des chutes d’eau non navigables et des courants qui se croisent
avec violence. Depuis trois cents à trois cent cinquante ans que les Européens connaissent
cette bordure et en ont pris possession en quelques endroits, ils ont à peine franchi çà et là et
seulement pour peu de temps ces montagnes et ne s’y sont nulle part établis. » (G.W.F. Hegel,
Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 75)

Le pourtour de l’Afrique offre bien en quelques points pareil paysage. Face à


l’étranger, l’Afrique est naturellement barrée. Gobineau ira plus loin dans cette élaboration.
Pour lui, il est certes vrai que l’Afrique gît dans un conditionnement naturel très rude, mais le
philosophe évoque ici le refus catégorique des peuples noirs à vaincre cette naturalité
torride. ?Il écrit : « Malgré le vent, la pluie, le froid, le chaud, la stérilité, la plantureuse
abondance, partout le monde a vu fleurir tour à tour, et sur les mêmes sols, la barbarie et la
civilisation » (G.W.F., Hegel, Leçons sur l’inégalité des races humaines, op. cit., p. 78). De
nombreux exemples sont ainsi cités : le fellah abruti se calcinant sous les mêmes conditions
caniculaires que le prêtre de Memphis ; le savant professeur de Berlin – Hegel, enseignant
sous le même ciel inclément que jadis vit le sauvage finnois, c’est certainement à cause de
son manque de talent, de valeur et d’aptitude à changer son milieu barré.

En un mot, l’Africain identifie par sa région géographique est associé à un ou plusieurs


vices, comportement aisément identifiables et répréhensibles liés à des régions spécifiques.
Nonobstant la cruauté de la nature qui offre à l’Africain un cadre physique inadéquat à la
pensée ; le professeur de Berlin ne manque pas de dégager les richesses incommensurables
que regorge cette partie du continent. Dit autrement, certes étrange, la Nigritie apparaît
comme une terre merveilleuse.

3. « Afrique, pays de l’or »

Depuis la Renaissance, c’est-à-dire, depuis le XIVe siècle, la vision géographique


européenne s’élargit, la cartographie du monde complètement changée, l’Afrique et
l’Amérique vont payer, dans la servitude et la mort, le prix sans précédent de la construction
du Nouveau monde. Jusqu’au XIXe siècle, l’Afrique constitue un vaste marché où les
Européens viennent s’approvisionner en biens humains et matériels destinés à
l’industrialisation et au développement de l’Occident. Aussi, les Noirs d’Afrique sont –ils tour
à tour : bois d’ébène, esclaves, serviteurs.

Les sociétés africaines vivent dans une économie de subsistance, chaque village
produisant ce dont ses habitants ont besoin. Cependant au contact avec les Européens, certains
produits sont exigés par les Noirs et c’est ainsi que les échanges naissent. Pour les obtenir, ils
doivent fournir ce que les Occidentaux réclament. En un mot, l’Afrique fournit des épices et
les métaux précieux à l’Europe. C’est sans doute autant de richesses, autant de potentialités
naturelles qui ont poussé le Professeur de Berlin à qualifier l’Afrique de « pays d’or ».
Certains noms de pays tels la « Côte d’Ivoire », la « Gold Coast » sont très significatifs
aujourd’hui encore. Le continent trouve ainsi sa place de fournisseur de matières premières
brutes : les hommes, femmes, bois et pierres précieuses. Que de matériaux destinés pour
l’industrialisation occidentale ! La pensée de Hegel va s’inscrire dans cette logique.

Dans son entreprise de parler de la géographie de l’Afrique, le philosophe de Berlin


n’a voulu rien laissé qui se rapporte à cette science. Aussi ne se contente-t-il pas de sectionner
le continent, encore moins de décrire les rudes conditions naturelles sous lesquelles
croupissent ses habitants, mais il se donne pour devoir de dévoiler le potentiel de richesses de
cette partie du monde. C’est dire que pendant des siècles, l’Afrique noire a constitué un
véritable lieu d’échanges pour les Occidentaux. Au commencement, la vaste activité
économique tournait autour du commerce des esclaves. C’est ainsi que plus de six millions
d’Africains furent déportés dans les Amériques pour mettre en valeur leur force physique dans
les plantations de canne à sucre. Chaque Africain avait donc un statut potentiel de bien
mobilier, de marchandise, de pièce d’Inde qui faisait accourir les négriers. Comme l’affirme
Dieng, les raisons de cette déportation ne sont ni d’ordre racial, ni religieux, mais d’ordre
économique : la capacité des Noirs au travail par opposition aux Américains (Amady Aly
Dieng, Hegel et l’Afrique noire – Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 91). Aux dires de Hegel
lui-même, les Nègres étaient déportés aux Amériques pour exploiter dans les travaux leurs
forces face à la faiblesse du tempérament américain (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire,
op. cit., p. 260).

Par ailleurs, le professeur de Berlin considère le continent noir comme un énorme


réservoir aurifère (Ibid., p. 237). En effet, « Des deux côtés de l’Afrique, à l’ouest et à l’est,
retentit partout le même cri : de l’or ! de l’or ! de l’or ! Tibar ! Tibar ; il annonce à l’ouest et
à l’est, et la même richesse dans la nature et la même cupidité dans l’homme » (K. Ritter, cité
dans A.A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire-Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 92). La Nigritie
constitue donc pour les Occidentaux une vache à lait qui doit être exploitée. C’est d’ailleurs
ce qui explique les explorations menées et financées par les gouvernements occidentaux. Il
était question de connaître, de découvrir et d’identifier les différentes richesses que regorge le
continent.

4. La pauvreté des besoins

Du constat du fondateur du Lycée, il ressort que l’homme est un être de besoins et de


désirs. Il a des aspirations qu’il cherche à satisfaire et qui se résument dans le désir de vivre
heureux et que l’homme isolé ne peut se procurer par ses seuls efforts. Cette vie heureuse à
laquelle il aspire ne peut être atteinte que par le secours à d’autres hommes dans une
organisation sociale (Aristote, Ethique à Nicomaque, Paris, Librairie Générale Française,
1992, p. 21). Ces idées sont reprises par l’auteur de La raison dans l’histoire qui pense qu’un
Etat moderne n’est digne que si chacun des citoyens œuvre pour la pleine réalisation et la
satisfaction des besoins particuliers de tous et de chacun. L’heure est alors venue d’analyser le
système des besoins des Nègres.

Dans son Mémoire intitulé « Société civile et Etat chez Hegel », Léon-Marie Nkolo
Ndjodo définit le système des besoins comme « l’ensemble constitué par le besoin
particulier , sa satisfaction particulière et les moyens déployés qui y conduisent » (Nkolo
Ndjodo, « Société civile et Etat chez Hegel », p. 37). En effet, cet auteur est d’avis avec Hegel
que l’idée de besoin subjectif implique la conception selon laquelle l’homme est un être de
désirs, d’envies et de passions qui ont besoin d’être satisfaits. Il écrit à ce sujet : « Les
déterminations matérielles de l’esprit dont l’histoire est la réalisation concrète et la
présentation extérieure sont les passions et les besoins particulières » (Idem). C’est d’ailleurs
sur ce que réside la différence entre l’homme et l’animal (G.W.F. Hegel, Principes de la
philosophie du droit, op. cit., p. 190). S’interrogeant sur les besoins et leur satisfaction, Hegel
note que dans la société civile bourgeoise, la satisfaction du besoin particulier n’est jamais
limitée. Elle est au contraire indéfinie, infinie et illimitée. Chez les Nègres, c’est l’inverse.

Pour comprendre la pauvreté extrême du système des besoins des Africains, Hegel
évoque à première vue la « nature tropicale du climat » et « la constitution géographique » du
continent qui ne sont certainement pas favorables à l’agriculture. Le continent est composé
d’ « une ceinture marécageuse » fermée par une semblable barrière montagneuse désertique
et sablonneuse (G.W.F., La raison dans l’histoire, op. cit., p. 27). Dans cette région,
pratiquement infertile, les besoins des hommes, dont la plupart mourraient et des autres
étaient mis en déroute à cause des conditions physiques très rudes, reflètent les opportunités
offertes par la nature. Celle-ci étant donc pauvre, elle ne saurait offrir des possibilités viables
aux habitants de la zone.

Par ailleurs, si la société renvoie à « l’ensemble des interactions fournies par la


satisfaction des besoins, la production et les moyens que les hommes consacrent à la
réalisation de leur propre subjectivité » (Nkolo Ndjodo, « Société civile et Etat chez Hegel, p.
36) Hegel questionne les actions entreprises par les Africains pour la conquête de leur nature
aride étant donné qu’ils doivent « transfigurer, mobiliser la matière inerte », la définition de
l’homme étant « travailleur et technicien » (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit.,
p. 12). Rien n’ a jamais été fait à propos. L’Africain ne s’est jamais éloigné de la nature, il vit
avec les saisons comme l’affirme N. Sarkozy

« La réalité de l’Africain, c’est l’agriculture qui ne produit pas assez (…). Le paysan
africain, qui depuis les millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en
harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la
répétition sans fin des mêmes gestes et paroles. » (Cité par O. Pironet, « Le philosophe et le
président : une certaine vision de l’Afrique » dans www. fides-ratio. com)

C’est dire que le Noir n’a pas fait preuve de travail et par ricochet de productivité.
Ceci est sans doute dû à la perpétuation des traditions et des pratiques ancestrales. C’est en
travaillant que l’homme africain, aux dires de Hegel, peut parvenir à supprimer « la force
existante qui lui est apposée » comme une « essence étrangère » et c’est à cette « activité
formatrice » qu’il doit la première notion de la liberté véritable. (G.W.F. Hegel, La raison
dans l’histoire, op. cit., pp. 12-13)

Les Africains mènent une existence réglée sur la nature, d’où leur sous-développement
technique et la pauvreté de leurs besoins liés à une économie agricole de subsistance. Si nous
définissons la société comme le lieu de « l’échange marchand (où) se nouent les relations
contractuelles liées au trafic, au commerce et à la poursuite des fins particuliers », il est sans
doute indiscutable qu’une économie agricole de subsistance ne saurait favoriser « la mise en
route des mécanismes naturels du marché » (L-M. Nkolo Ndjodo, « Société civile et Etat chez
Hegel », p. 36) Soumis à l’éternel recommencement du cycle des saisons, à la puissance des
éléments de la nature et au climat, les Africains se trouvent dans l’impasse d’être
indépendants des forces de la nature qui s’avèrent terribles pour eux. Nous n’en voulons pour
preuve que le fleuve qui peut les engloutir et le tremblement détruire les demeures, la tempête,
le tonnerre. (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 252-253)

C’est dire que « l’homme, en Afrique, c’est l’homme dans son immédiateté » (Ibid., p.
251). Aussi, assouvit-il sa soif au premier ruisseau qu’il rencontre. Son pouvoir sur la nature
est « une force de l’imagination », « une domination imaginaire ». Parler donc d’un système
des besoins dans un tel contexte relève d’un abus de langage, car comme l’affirme Nkolo
Ndjodo, « la société civile est le système des besoins » (Nkolo Ndjodo, « Société civile et Etat
chez Hegel », p. 36) Dans la pensée de Hegel, l’Africain n’ a véritablement pas de besoins,
mais des instincts et des passions qui le dominent et l’empêchent d’arriver à l’intuition de
quelque chose de solidement objectif, d’une objectivité (G.W.F., La raison dans l’histoire, op.
cit., p. 251).
En tout cas, nous avons compris une fois de plus la relation que Hegel établit entre les
besoins d’un peuple déterminé et les conditions naturelles dans lesquelles ce dernier évolue.
« Le haut pays » que constitue l’Afrique n’est composé que de steppes et de plaines. Cette
région offre à l’homme une nature impulsive, voire sauvage. Privée d’eau, la zone est
incultivable. Isolées en familles dispersées, les populations ne maîtrisent rien de la vie sociale
et surtout de ses principes desquels dépend la satisfaction de leurs besoins particuliers. La vie
sociale, fief de la division du travail, de la propriété, du droit, n’apparaît qu’au second
moment physique, « la plaine fluviale », rare dans le continent. Après ce détour sur les
éléments géographiques du continent africain, éléments qui déterminent l’esprit et le caractère
des Nègres, il est grand temps d’analyser l’homme noir dans toutes ses dimensions.

V. Questions africaines de l’hégélianisme


1. Carences constitutives de l’esprit africain

Les carences constitutives de l’esprit africain se traduisent, selon Hegel, par le recours
à l’explication imaginaire et l’usage de la magie dans les relations des hommes entre-eux et
dans leur rapport à la nature à laquelle ils demeurent aliénés. Cette forme de croyance
nommée fétichisme, fondée sur la superstition et l’adoration d’objets naturels est l’antithèse
du sentiment religieux qui caractérise l’être moral pour lequel il existe une loi éternelle et un
Dieu transcendant, car la religion commence toujours par la reconnaissance de quelque chose
supérieur à l’homme. Cependant, cette expérience est inexistante chez les Africains. Ainsi, la
pensée magique, attavisme d’une mentalité primitive, l’idolâtrie et la mythologie demeurent
attachés à la culture africaine et condamnent le Noir à rester de « grands enfants ». Pour
Hegel, « Les grands enfants sont innocents parce qu’ils n’ont pas de volonté et sont
irresponsables. Or la conscience de soi-même exige qu’on puisse prendre des décisions,
qu’on ait une volonté. » (G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t. II, p. 107)

Pour Hegel, l’Africain n’ a pas la catégorie de l’universel, ce qui signifie qu’il n’ a pas
conçu de grandes objectivités en dehors de sa conscience, comme Dieu ou la loi auxquelles il
se rapporterait à la fois en s’aliénant et en se formant. De ce fait, Hegel oppose la religion à la
magie : avec la religion, la mentalité universelle commence en reconnaissant et en connaissant
quelque chose de plus haut qu’elle-même. Pour l’Africain, il n’y a pas de puissance plus haute
que l’Homme et cela se voit dans les ordres que l’Homme donne à la nature par la magie,
laquelle n’est efficace que dans certains domaines, telles les maladies qu’ils considèrent
comme des sortilèges, les guerres et l’agriculture pour chasser l’ouragan et faire tomber la
pluie (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 76) C’est aussi la
différence de Dieu au fétiche. Dans le fétiche, l’Homme représente sa propre puissance, mais
si le fétiche ne satisfait plus, il est impitoyablement rejetée et remplacé. Par ses danses, ses
mouvements, ses chants, l’Africain domine la nature, voire la mort qui n’est pas pour lui une
loi naturelle, mais le retour maléfique des ancêtres morts qu’il est possible aussi de faire et de
domestiquer par la magie. « Il faut déjà dire aux africains qui se trouvent encore au degré de
la magie directe qu’eux aussi grâce à l’adoration des morts progressent légèrement en
attribuant un pouvoir sur la nature à des morts, à des parents défunts. » (G.W.F. Hegel,
Leçons sur la philosophie de la religion, op. cit., III, pp. 81-82. Les morts sont une puissance,
mais une puissance faible. On s’adresse aux morts pour détourner les maux, on ne les adore
pas. On les voit plus ou moins semblables aux vivants par leurs passions et leurs besoins.

Bref, « On ne considère pas la puissance des morts comme supérieure à celle des
vivants » (G.W. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 77) Hegel ne recule
même pas devant ce paradoxe : « L’immortalité de l’âme est ignorée quoiqu’on rencontre des
fantômes de morts » (Idem) ; Sans doute peut-on encore ergoter en se fondant sur un distinguo
entre l’immortalité et la survie temporaire de l’âme, la vérité profonde est que selon Hegel ni
les âmes errantes, ni le culte des morts, ni les rites de possession n’expriment en Afrique la
moindre croyance concernant la survie des âmes, que ni le culte des esprits ou génies, ni la
conjuration des éléments, ni les rites de divination, ni les sorts jetés ne prouvent l’existence
d’un embryon de religion susceptible d’élever les peuples noirs jusqu’à la vie de l’esprit. Un
savoir immédiat, sans médiation comme celui de la connaissance sensible est le domaine de la
pauvreté et de l’impuissance. C’est par la médiation, par la multiplication des médiations que
l’esprit progresse vers l’absolu. L’esprit africain est « immédiat ».

De ce qui précède, l’ancien élève du Stift de Tübiengen va s’engager à définir la


différence entre la religion et la magie. L’attitude du missionnaire est religieuse car celui-ci
s’adresse à Dieu pour obtenir une faveur qui dépend de la grâce divine, alors que le magicien
s’arroge directement puissance sur la nature. Le magicien n’est pas Dieu, n’est pas possédé
par Dieu ni investi des pouvoirs de Dieu, il n’est pas non plus son interprète, il ne fait pas
appel à lui, il ne le prie pas : « Ce n’est pas un Dieu résidant dans le magicien mais le
magicien lui-même qui conjure la nature et en triomphe. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur
l’histoire de la philosophie, op. cit., vol. II, p. 71) Hegel ne condamne donc pas la magie
comme « fausse » religion, à la manière des prophètes tonnant contre l’idolâtrie. Prononcer
l’anathème serait déjà reconnaître la magie comme une religion. Or celle-ci, en dépit des
croyances qui la portent, de l’unanimité qu’elle révèle, des passions qu’elle déchaîne et de son
caractère institutionnel et traditionnel, n’a pas droit au rang de religion :

« Cette première forme, peut encore se nommer religion, car la religion comporte
essentiellement le moment de l’objectivité, c’est-à-dire que la puissance spirituelle apparaît
pour l’individu, pour la conscience individuelle empirique comme mode de l’universel en face
de la conscience de soi. Cette objectivation est une détermination essentielle dont il importe
de tenir compte. C’est par elle que commence la religion, c’est grâce à elle qu’il y a un Dieu,
et il y a un commencement de religion même dans le rapport le plus bas. » (ibid., p. 88)

Ce qui caractérise la religion même sous sa forme la plus élémentaire,

« c’est la conscience qu’a l’homme d’une puissance supérieure (encore qu’on ne la


saisisse que comme force de la nature) par rapport à laquelle il se pose comme un être plus
faible, plus humble. La religion commence par la conscience qu’il existe quelque chose de
supérieur à l’homme. Cependant déjà Hérodote a appelé les nègres magiciens ; or, dans la
magie on ne trouve la représentation d’un Dieu, d’une loi morale, pour elle, l’homme est la
puissance la plus haute, ayant vis-à-vis de la force de la nature l’attitude du commandement.
Il n’est donc pas question d’honorer Dieu en esprit, ni d’un règne du droit. Dieu tonne et
n’est point reconnu : pour l’esprit de l’homme, Dieu doit être plus qu’un maître du tonnerre ;
mais ce n’est même pas le cas chez les nègres ; bien qu’ils doivent être conscients de
dépendre des facteurs naturels, car ils ont besoin de l’orage, de la pluie et de la cessation de
la période des pluies, tout cela ne les conduit pas à la conscience de quelque chose de
supérieur ; en effet, ce sont eux qui commandent aux éléments et c’est ce qu’on appelle
magie. » (Idem)

La spiritualité négro-africaine ne correspond sans doute exactement ni au bouddhisme,


ni au romantisme, ni a une philosophie pré-socratique, mais elle doit être analysée à ce
niveau, dans cet esprit et dans sa spécialité. Il n’y a aucune raison de priver le « magicien »
de tout le contexte spirituel qui donne sens à sa conduite ; s’il lance un défi à l’ouragan, c’est
que l’ouragan est en état de le comprendre et de lui répondre, c’est que la nature n’a pas été
dépouillée de sa divinité, et qu’elle n’a pas non plus été réduite à l’obéissance par un maître
transcendant. Le Nègre a des pouvoirs quasi magiques, il croit avoir puissance sur la nature :
il croit pouvoir appeler ou écarter l’orage. Il croit détenir les secrets de l’orage. Entre les
mains du magicien, une technique certes illusoire, mais qui lui offre le pouvoir de contrôler
les éléments. Pas un instant, Hegel ne pense accorder au Nègre que la nature est pour lui un
tout vivant et sensible, comprenant son langage.

Le Nègre vit en communauté spirituelle avec la nature, ils sont tous les deux du même
monde. Ainsi le « fétiche » oppose à la théorie du nègre-magicien la matérialité de sa
présence et la spiritualité de sa puissance. En un mot, même si le « fétichisme » est une
religion de dernier ordre, c’est quand même une religion, un culte de nature idolâtre comme
l’humanité en a connu bien d’autres et un système de croyances qui ne concerne pas les seuls
pouvoirs du magicien. Il faut donc extirper du terroir africain jusqu’à cette religion de dernier
ordre qu’est le fétichisme, il faut le dépouiller de toute signification mystique. Hegel écrit à
cet effet dans Leçons sur l’histoire de la philosophie :

« Ils (les Africains) se représentent cette puissance qui est la leur, se l’extériorisant,
s’en font des images. Donc ce qu’ils se représentent comme leur puissance n’a rien d’objectif,
d’en soi consistant, différent d’eux-mêmes ; c’est le premier objet venu quel qu’il soit qu’ils
élèvent au rang de génie, un animal, un arbre, une pierre, une image en bois. » (Idem)

Nous sommes dans le cas d’une philosophie de la religion qui tient le religieux pour
l’une des manifestations majeures de l’esprit, et qui est en train d’exclure le monde religieux
africain du monde de l’esprit authentiquement religieux. Au milieu de l’Afrique, Hegel a
planté l’émotion et sur les branches de celle-ci, il a greffé la paresse, le mysticisme, les
croyances, la danse, le rythme dans la peau et la force brute. L’homme noir aurait consommé
le fruit de l’émotion, fruit qui joue un rôle déterminant dans les relations humaines en
Afrique.

2. L’humanisme nègre

L’humanisme est défini par Jacqueline Russ comme « la doctrine où l’homme est la
valeur suprême et le fondement des valeurs morales, par exemple le bien et le mal »
(Jacqueline Russ, Histoire de la philosophie. De Socrate à Foucault, op. cit., p. 57). Cette
doctrine considère que l’homme est en possession des capacités intellectuelles potentiellement
illimitées, d’une part, et la quête du savoir et la maîtrise des diverses disciplines comme
nécessaires au bon usage de ces facultés, d’autre part. L’individu correctement instruit, reste
libre et pleinement responsable de ses actes dans la croyance de son choix. Les notions de
liberté, de tolérance, d’indépendance, d’ouverture et de curiosité sont indissociables de cet
enseignement Pour tout dire, l’humanisme constitue toute pensée qui met au premier plan de
ses préoccupations le développement des qualités essentielles de l’être, toute réflexion qui
affirme la dignité et la valeur de tous les hommes et fonde la capacité de déterminer le bien et
le mal par le recours aux qualités humaines universelles. Pour Hegel, l’humanisme nègre se
place aux antipodes de ce courant culturel européen de la Renaissance.

En effet, loin de supporter une morale universelle fondée sur la communauté de la


condition humaine, l’humanisme africain a validé une dépendance à l’égard de la croyance
sans raison et du surnaturel imaginaire. La conséquence que tire Hegel de la pratique
religieuse africaine est surprenante : en Afrique règne le plus parfait mépris pour l’Homme
dans la mesure où il faut la reconnaissance d’une puissance supérieure à l’homme pour que
l’homme qui y participe soit lui-même reconnu comme digne de respect. En l’absence d’une
telle instance, comme en Afrique, le mépris se traduit par la tyrannie, le despotisme, la vente
des proches comme esclaves et les massacres gratuits. Et Dieng, qualifiant cet état des choses
de dire : « Au niveau super-structurel, les relations juridiques sont fondées sur l’esclavage,
alors que la sphère politique s’organise autour du despotisme et montre la fragilité
(instabilité) de l’Etat ». (A. A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire – Hegel était-il raciste ? op.
cit., pp. 93-94) On peut dès lors tirer le paradoxe suivant : si l’humanisme consiste à placer
l’homme au centre de ses préoccupations, alors l’Afrique réunit l’humanisme le plus parfait
en ce sens qu’il y règne le plus profond mépris de l’homme. Dit autrement, si l’humanisme
commence avec le respect de l’homme, alors l’humanisme des Noirs exige que l’homme ne
soit plus au centre.

C’est en effet, l’image d’une Afrique violente que Hegel présente de prime abord.
Entre guerres si souvent tribales, dictatures sanglantes, l’image du continent se résume en une
remarquable constance à un long récit d’horreurs. Dans l’actualité, l’Afrique devient un haut
lieu de barbarie et de sauvagerie pour lequel les humains ont pourtant montre d’indéniables
aptitudes. Hegel écrit à ce sujet :

« L’homme en tant qu’homme s’oppose à la nature et c’est ainsi qu’il devient homme.
Mais tant qu’il se distingue seulement de la nature, il n’en est qu’au premier stade, et est
dominé par les passions. C’est l’homme à l’état brut. Pour tout le temps pendant lequel il
nous est donné d’observer l’homme africain, nous le voyons dans l’état de sauvagerie et de
barbarie et son absence de discipline. » (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p.
251.

Ce sont autant de raisons qui prouvent la dévalorisation de l’homme dans ce « cœur de


ténèbres » qu’est le continent africain. Selon le philosophe de Berlin, l’Histoire poursuit un
but, celui de faire triompher le droit grâce à l’Etat moderne garantissant la liberté. En Afrique,
il n’en est pas question : c’est le règne de l’état de nature régi par la loi du plus fort. Celle-ci
se manifeste dans l’atrocité et l’arbitraire. Alors que les invasions barbares en Europe, par
exemple, ont accompli une mission historique, au prix de graves destructions, les guerres
africaines sont pure démence. Hegel écrit :

« Au XVIe siècle, il s’est produit, venant de l’intérieur en plusieurs lieux fort éloignés,
des invasions d’horribles masses qui se sont jetées sur les habitants plus paisibles des pentes.
Etait-il arrivé un mouvement intérieur, et quel mouvement, pour amener cette tempête ? On
ne sait. Ce qu’on a su toutefois de ces masses, c’est le contraste de leur attitude qui
manifestait dans ces guerres et ces expéditions la cruauté la plus irréfléchie et la brutalité la
plus répugnante alors que, leur rage ayant pris fin, Ils se montrèrent dans les temps calmes
de la paix doux et bons pour les Européens lorsqu’ils les connurent. » (G.W.F. Hegel, Leçons
sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 75)

Les africains ont eu l’originalité de se montrer féroces dans la guerre et doux dans la
paix et c’est là le signe de la plus consternante barbarie.

Hegel va par ailleurs présenter la vente des Noirs comme un autre moment de
dévalorisation de l’Africain. Par cette institution, des millions d’Africains étaient appelés à
traverser l’Atlantique par pleines cargaisons pour les Amériques. Ainsi naquit le trafic le plus
barbare, non de la part des négriers mais de celle des nègres. Ceci est d’autant plus vrai que :

« Le nègre représente l’homme naturel dans toute sa sauvagerie et sa pétulance ; il


faut faire abstraction de tout respect et de toute moralité, de ce qu’on nomme sentiment, si
l’on veut bien le comprendre ; on ne peut rien trouver dans ce caractère qui rappelle
l’homme. » (Ibid., p. 76)

Plus loin, Hegel va même jusqu’à soutenir que l’état de servitude est à imputer à
l’esclave lui-même, qui dans un souci de préservation de soi, choisit l’asservissement plutôt
que la liberté, la vie plutôt que la mort. Le commerce des esclaves noirs n’a donc rien de plus
scandaleux que le commerce des épices. L’erreur serait d’accorder aux Nègres le sentiment et
la moralité, en un mot : une âme.

S’agissant donc des relations humaines en général, Hegel n’a pas manqué de noter que
l’absence de tout sentiment moral chez l’Africain entrainait un mépris total pour lui-même et
pour l’autre : le Noir tue volontiers pour tuer et est prêt à se réfugier dans la mort. En voici la
description de Hegel :

« Dans le mépris des nègres par l’homme, ce qui est caractéristique, ce n’est pas tant
le mépris pour la mort que le manque de respect pour la vie. La vie a aussi peu de valeur que
n’en a l’homme. Elle n’a, en effet, de valeur dans la mesure où il y a dans l’homme, quelque
chose d’une valeur supérieure. Le mépris du nègre pour la vie n’est pas un dégoût de vivre, il
n’est pas le résultat d’une satiété accidentelle, c’est la vie en général qui n’a pas de valeur
pour lui. Le nègre se suicide souvent, quand il est blessé dans son honneur ou quand le roi l’a
puni. » ( G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 261)

Ceci justifie d’ailleurs les pires cruautés vécues dans les guerres tribales, les massacres
et la vente des proches. Dans ces sociétés, il n’existait ni famille, ni Etat, mais une masse de
sujets qui se détruisaient. Les rapports de pouvoir dans ces contrées s’organisaient autour du
despotisme d’un roi ou d’un chef qui avait le droit de vie ou de mort sur ses sujets. Par le fait
de son inconscience de soi, il ne peut se rapporter à des règles de justice valables
universellement, lui permettant de connaître le bien et le mal, le juste et l’injuste. L’Afrique
est alors marquée par le fanatisme et prise dans le cycle infernal de la haine et de la violence.
Pour preuve, Hegel décrit avec une fascination horrifiée les milliers de femmes massacrées à
la mort de leur roi, le fanatisme physique des armées se jetant à l’attaque de leur propre
capitale. Par exemple,

« Quand, au Dahomey, le roi meurt, aussitôt toutes les attaches de la société se


rompent. La ruine et la décomposition générales débutent dans son palais : toutes les femmes
du roi (au Dahomey leur nombre déterminé est de 3333) sont égorgées et dans toute la ville
commence alors un pillage général et un massacre universel. Les femmes du roi considèrent
leur mort comme une chose nécessaire, car elles y sont parées. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur
la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 79)

Par cette entrefaite, Hegel souligne le caractère rituel de ces phénomènes qui montrent
qu’ils sont structurés et l’absence d’égard pour lui pour la vie individuelle. En fait, c’est
l’intensité de la vie qui frappe, et le fait qu’à travers ces rituels de mort, il est fait droit autant
au souci d’économie qui constitue la vie mais la rabougrit en devenant exclusif de tout autre
qu’à la prise en compte de la dépense qui lui est liée. C’est cet équilibre secret entre le souci
de la vie et la prise en compte de la dépense qui fascine l’Européen, et constitue pour lui le
mystère de l’Afrique.

3. Un monde anhistorique

Ainsi, selon Hegel, l’Idée se réalise dans l’Histoire et la fin de cette dernière, c’est
Dieu. L’idée ou l’Esprit absolu. Ainsi, le but de l’Histoire Universelle est que l’esprit
parvienne au savoir de ce qui est véritablement, et fasse de ce savoir un objet, le réalise en un
monde présent concrètement, s’exprime en tant qu’objectif. Cette rationalité intégrale de
l’histoire implique que son développement réalise plus complétement la morale et la liberté.
Quel est le sujet de cette histoire ? Ce ne sont pas les individus dans leur singularité, mais un
peuple et son esprit (Volksgeist). Le grand homme est le conducteur de ce peuple qui aspire à
la réalisation de son but. La marche de l’esprit du monde aboutit finalement à l’Etat, où se
trouvent réunis mœurs, art et droit. La fin de l’Histoire, c’est donc l’Etat qui doit réaliser la
liberté et la raison. Hegel écrit :

« L’histoire universelle est la manifestation du processus divin absolu de l’Esprit dans


ses plus hautes figures : la marche graduelle par laquelle il parvient à sa vérité et prend
conscience de soi. Les peuples historiques, les caractères déterminés de leur éthique
collective, de leur constitution, de leur art, de leur religion, de leur science, constituent les
configurations de cette marche graduelle. Franchir ces degrés ; c’est le désir infini et la
poussée irrésistible de l’Esprit du Monde, car leur articulation aussi bien que leur réalisation
est son concept même. » (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 97)

De cette conception de l’Histoire et son but visé, il y a sans doute pour Hegel des
régions que l’Histoire ne traverse pas : toute terre ne peut pas être une station pour la scansion
de l’Esprit. C’est le cas de l’Afrique. Le continent n’est pas une partie historique du monde.
Elle n’a pas de mouvements, de développements à montrer, de mouvements historiques en
elle. C’est-à-dire que sa partie septentrionale appartient au monde européen ou asiatique ; ce
que nous entendons précisément par l’Afrique est l’esprit anhistorique, l’esprit non développé,
encore enveloppé dans des conditions naturelles et qui doit être présenté ici seulement comme
au seuil de l’Histoire du monde (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op.
cit., pp. 79-80)

L’Africain n’ a jamais été acteur d’extériorisation de l’Esprit, mieux sa présence à


l’Esprit dans son extériorisation demeure insignifiante : son histoire est donc vide et pauvre.

« L’Afrique proprement dite, aussi loin que remonte l’histoire, est restée fermée, sans
lien avec le reste du monde ; c’est le pays de l’or, replié sur lui-même, le pays de l’enfance
qui au-delà du jour de l’histoire consciente est enveloppée dans la couleur noire de la nuit. »
(Ibid., p. 75)

Parce que l’Africain est longtemps resté isolé et fermé, il a été incapable d’atteindre le
concept de liberté manifesté dans l’Etat de droit. N’est acteur de l’Histoire que le peuple qui a
conçu quelque chose d’objectivité ferme, qui a compris que la liberté ne consiste pas dans le
fini ou le naturel, mais à être en soi infini. En tant que l’Afrique est le « pays de l’enfance de
l’histoire », le Nègre est assimilé à l’enfant qui possède pourtant des idées, mais pas encore
l’Idée. Chez lui, la conscience n’est pas encore parvenue à la notion d’une objectivité solide à
l’instar de Dieu, la Loi. C’est l’homme naturel dans toute son impulsion :

« Nous retrouvons ici toutes les déterminations de l’enfant et du Nègre : dépendance


par rapport aux choses, indépendance par rapport aux pensées et en particulier à la pensée,
l’être absolu, etc. » (Karl Marx & Friedrich Engels, L’idéologie allemande, (tr.) Roy, Paris,
Editions sociales, 1968, p. 195)

Hegel refuse donc l’Histoire aux Africains parce qu’ils sont encore au stade de
l’innocence, « un stade d’où l’homme doit nécessairement sortir en apprenant à distinguer le
bien et le mal » (A.A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire-Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 27)
Comparant les Africains aux Européens, Hegel écrit :

« On y trouve la connaissance de la vérité universelle et néanmoins la conception la


plus inculte et la plus brutale des choses mondaines et spirituelles ; des accès de rage cruelle
à côté de la sainteté chrétienne qui renonce à tout ce qu’il y a de mondain et se dévoue
entièrement aux choses sacrées (…). C’est une des insipidités de notre époque que de vouloir
faire de l’excellence de celui-ci un mot d’ordre. La barbarie innocente, les mœurs incultes,
l’imagination enfantine ne sont pas révoltantes, mais à regretter seulement… » (Hegel,
Leçons sur l’histoire de la philosophie, op. cit., p. 460)

Il est donc juste de constater qu’en Afrique, celle du Sud du Sahara, l’homme ne
dispose encore d’aucun « ingrédient qui l’intègre à la culture, à la civilisation » (G.W.F.
Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 247) L’Africain manifeste physiquement une
grande force musculaire qui le rend apte au travail et témoigne d’un esprit débonnaire mais,
en même temps, d’une féroce sensibilité. L’Afrique est le pays de la concertation, l’Europe
celui de l’unité spirituelle, du passage de cette liberté sans mesure à la réalisation particulière,
à la maîtrise acquise sur la démesure, à l’élaboration du particulier à l’universel et la rentrée
de l’esprit en soi. L’Afrique deviendrait donc « intéressante », elle rentrerait dans la
civilisation sevrée de sa barbarie et de sa sauvagerie à la seule condition d’être rattachée à
l’Europe. Elle aurait dans ce cas une histoire par procuration. D’ailleurs c’est ce qu’ont visé la
civilisation musulmane, la chrétienté la colonisation dont le but était d’ouvrir « les cœurs et
les mentalités africaines à l’universel et à l’histoire ». (O. Pironet, « La philosophe et le
président : une certaine vision de l’Afrique », dans www. fides-ratio. com)

Cette condition hors de l’histoire des Noirs n’est pas attribuée à quelque raison
biologique que ce soit, mais à la « constitution géographique ». En un mot, l’Afrique est
écartée du spectre de tout développement dialectique de la conscience de soi, parce qu’il y
règne « l’état d’inconscience », cependant que l’homme ne devient véritablement homme
qu’en se divisant, séparant sa singularité de son universalité, distinction à laquelle le Nègre est
incapable d’accéder. La région représente l’humanité dans ce qu’il a de plus irrationnel. Hegel
conseille ainsi aux « individus historiques » de faire abstraction de tout respect et de toute
moralité si on veut bien la comprendre. Les peuples africains sont également marqués par un
sous-développement inouï dans tous les domaines. Enfin, l’absence d’Etats rationnels
modernes en Afrique met le continent hors du contexte du progrès historique étant donné que
la création d’Etats sert de test au développement de l’Esprit et de la lutte pour la liberté.

4. Acculturation africaine

L’intérêt pour la culture n’est pas nouveau chez les philosophes, malgré la
transformation historique de la conception que la philosophie s’est faite d’elle-même, de son
objet et de son champ, à cause de la permanence de sa dimension réflexive. Aussi, d’une
manière générale, peut-on définir la culture comme le système des systèmes de
représentations intellectuelles d’une société. En effet, le langage, les images, les systèmes
symboliques et les notions abstraites qui y émergent, peuvent donner lieu a une élaboration
autonome, séparée du mode de vie et de la vie quotidienne, voire jusqu’à un certain point de
la praxis sociale. De ce point de vue, les différentes formes culturelles n’existent pas dans les
sociétés dites primitives, à défaut de faire allusion aux mythes et aux sagesses populaires. Il y
a donc lieu de comprendre que les différents aspects de la culture incluent les religions, les
arts, les philosophies, les sciences et les littératures. A cette conception commune des
philosophes du XIXe siècle, Hegel n’en constitue pas l’exception. Pour lui, la compréhension
de la notion de culture est relative à celle de sa philosophie de l’histoire.

En effet, dans son effort d’analyser la philosophie de l’histoire de Hegel, Beister est de
prime abord d’avis que l’histoire est centrale dans le système hégélien. Pour lui, l’idéaliste
allemand « historicise » la philosophie, c’est-à-dire qu’il explique son but, ses principes et ses
problèmes en termes historiques. Dit autrement, Hegel voit la philosophie comme la
conscience de soi d’une culture spécifique, l’articulation, la défense et la critique de ses
valeurs et croyances essentielles (F.C. Beister et al. (eds), The Cambridge Companion to
Hegel. Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 270). Si pour Hegel l’historicisme
remonte à une évolution dans le temps, il garde cependant encore une relation avec le passé.
L’historicisme apparaît alors comme la doctrine qui souligne l’importance de l’histoire pour
la compréhension des institutions et des activités humaines (Ibid., p. 271), des croyances, des
lois et des pratiques. Celles-ci constituent dans une certaine mesure la culture humaine.

Poursuivant son analyse, Beister reconnaît que pour le philosophe, chaque société est
un ensemble unique dont les parties sont inséparables l’une de l’autre (Ibid., p. 274). Ainsi,
l’art, la religion, la constitution, la tradition et la langue d’un peuple forment une unité
systématique que Hegel nomme « Volksgeist », l’Esprit d’une nation, le principe d’un peuple
(G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 80) Selon le philosophe, la culture se
définit par un système de symboles partagés par un groupe d’hommes et transmis aux
générations futures. Il écrit à ce sujet :

« La véritable histoire objective d’un peuple commence lorsqu’elle devient aussi une
histoire écrite. Une civilisation (…) qui n’est pas parvenue à écrire sa propre histoire est
également incapable d’évolution culturelle. » (Ibid., p. 25)

Dès lors, il est clair que la culture est un produit de l’Histoire. L’on ne peut
revendiquer une culture que si l’on a une histoire, entendue « le progrès de la conscience de
la liberté » (Ibid., p. 84) La culture n’appartient donc qu’aux « peuples historiques » ces
hommes qui se sont distingués à travers des siècles dans la découverte de la conscience de soi
de la liberté et c’est celle-ci qui distingue les peuples germaniques, mieux « la lourde
robustesse germanique » (G.W.F., Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, vol. I, p. 21)
du reste à l’instar de l’Afrique.

Qui plus est, le professeur de Berlin soutient que la possession d’une culture va de pair
avec la compréhension que l’essence de l’homme est la liberté. Les Africains ne sont pas
encore parvenus à cette compréhension de la réalité. Au contraire, ils sont identifiés à la
nature. En vérité, l’Esprit d’un peuple commence sous la forme d’un principe implicite qui,
opérant sous la forme d’une tendance obscure, tend à devenir objectif. La culture, aux dires du
philosophe de Berlin, est « ce moyennant quoi l’individu a ici valeur objective et effectivité »,
c’est « l’extraméation de l’être naturel », c’est-à-dire l’aliénation de son être naturel (Ibid., p.
55). Un tel principe n’a jamais eu lieu en Afrique. Si tel était le cas, il se serait manifesté dans
toutes les actions et les aspirations du Noir, car

« C’est lui qui se réalise, jouit de lui-même et se connaît lui-même. Il s’explique et se


développe dans la religion, la science, les arts, les destins, les évènements. C’est bien cela et
non la détermination naturelle du peuple (…) qui confère à un peuple son caractère
particulier. » (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 86)

L’homme n’est donc que ce qu’il est fait lui-même. L’Africain ne saurait constituer
l’exception à ce principe : il en résulte qu’il est un homme sans culture. Parce qu’il est encore
à l’étape de l’immédiateté, son esprit est enfoncé dans la naturalité et « n’existe qu’en
singularité non-libre ». Le noir jouit encore d’un esprit enfantin, vivant en pleine unité avec
la nature. C’est dire qu’en Afrique, « la conscience n’est pas encore arrivée à l’intuition de
quelque chose de solidement objectif » ( Ibid., p. 50), et Hegel entend par objectivité solide,
Dieu, l’Eternel, Le juste, d’une part et la nature et les choses naturelles d’autre part. Les
Africains ne connaissent pas encore l’universel. Pourtant, tout l’homme possède un esprit qui
exige quelque chose de plus élevé au-delà du naturel. Car,

« Quand l’activité du sujet n’est plus dirigée sur l’être immédiat du naturel, mais
quand il est posé par ce qu’il est en soi c’est-à-dire comme mouvement et qu’il est rentré en
lui-même, alors seulement la finité est posée comme telle, comme finité dans le processus du
rapport où elle a le besoin de l’Idée absolue et sa manifestation. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur
la philosophie de la religion, III, op. cit., p. 93)

Le noir est un homme naturel qui se détermine suivant son être-là individuel. Il n’est
pas encore l’homme qui pense, il est l’homme du désir, de la brutalité, de l’égoïsme, de la
dépendance et de la peur.

En somme, l’esprit d’un peuple est un esprit défini qui se construit dans un monde
objectif. Ce monde se construit dans la religion et l’art, les coutumes et les cultes, le
constitution et les lois, les actes et les évènements. Si donc la culture s’entend comme ce tout
complexe comprenant les savoirs, les croyances, les mœurs et toutes les autres possibilités et
habitudes requises par l’homme en sa qualité de membre de la société. Hegel conclut qu’il
existe des peuples dépourvus de culture devant être regardés comme des « barbares ». En
divisant l’Histoire Universelle en trois grandes étapes, l’état de nature, la conscience de soi et
la raison ou l’universalité de la liberté, Hegel admet que tout homme est d’abord naturel avant
d’arriver à réaliser l’universalité de sa liberté. L’Africain, jusqu’à l’heure, n’a pas pu cultiver
sa nature pour devenir un être civilisé. Le Nègre n’a pas encore compris que :

« Le début de la culture, du processus de libération hors de l’immédiateté de la vie


substantielle doit toujours se faire par l’acquisition de la connaissance des principes
fondamentaux et des points de vue universels ; il doit se faire seulement d’abord en s’élevant
par ses propres efforts à la pensée de la chose en général, sans oublier de donner les
fondements pour la soutenir ou la réfuter, en appréhendant la riche plénitude concrète selon
sas déterminabilités, et en sachant formuler sur elles une sentence bien construite et un
jugement sérieux. » (G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., pp. 7-8)

Son caractère en dit d’ailleurs assez : mépris de la vie, dévalorisation de l’homme,


cannibalisme, torture, absence de frein et esclavage (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire,
op. cit., pp. 251-268). Tels sont les faits qui dénient l’existence d’une culture au sens hégélien
en Afrique.

VI. De la caractérisation fondamentale du nègre


1. Inconscience et repliement sur soi

Pour dépeindre les figures de conscience, le berliner Professor fixe pour point de
départ l’esprit en soi, l’esprit confiné à la nature, l’esprit dans son immédiateté inconsciente et
inintelligente. Il est ici question de la vie naturelle de l’âme dont les principales propriétés
sont sensation, sentiment et habitude. Cependant, cette sorte de vie crépusculaire est appelé à
progresser. Aussi, reste-elle ouverte à une activité supérieure : la conscience. Ce détachement
doit aboutir à la certitude de soi, un état dans lequel la conscience doit peu à peu s’assimiler et
s’approprier les choses, passant ainsi de la certitude subjective de soi à la vérité. Dit
autrement, la conscience sensible se développe en acquérant de l’expérience pour aboutir à
l’entendement.

Le moi ne peut donc se poser comme son propre objet qu’à condition d’être égoïste et
destructeur, c’est-à-dire, de nier tout objet comme indépendant de lui. C’est dire qu’à travers
la phénoménologie de l’esprit, il est question de découvrir les multiples chemins que la
conscience suit lorsqu’elle tente de se reconnaître Esprit : « Conformément avec ce qu’elle est
en soi, la conscience se transforme et détermine un nouveau mode d’apparaître-à-soi, un
autre pour soi qui, à son tour, pose un nouvel en soi légitimant.» (F. Châtelet, Hegel, Paris,
Seuil, 1994, p. 102) Pour Hegel, l’évolution du moi dont les différentes étapes viennent d’être
évoquées, n’a pas eu lieu chez l’Africain. L’Afrique est définie comme le continent de la nuit
de l’esprit où il ne se passe rien sinon l’éternel recommencement des choses de la nature.

En effet, dans le but de présenter sa phénoménologie de l’esprit dans sa série


évolutive. Hegel omet toute référence à l’Afrique en ce sens qu’elle est posée comme le
continent de ce qui n’est pas encore éclos, ce qui est renfermé dans l’élément naturel sans
pouvoir chercher à s’en débarrasser. C’est pourquoi l’Africain est qualifié d’inconscient.
Dans sa philosophie de l’esprit, Hegel nous montre comment l’esprit, Hegel nous montre
comment l’esprit est d’abord « étranger à lui-même dans le monde de la culture » qu’il doit
parcourir pour s’y ressaisir au terme d’un processus complexe et contradictoire. L’esprit du
Noir est figé et pourtant appelé à s’extérioriser par la conception de quelque objectivation
ferme et solide, telle la culture ou l’essence, quelque chose que l’homme a davantage qu’il ne
l’est. Aussi, faut-il comprendre le projet pédagogique hégélien :

« Bref, la Phénoménologie de l’Esprit, dans son équivocité, repose sur un constat


banal, éprouvé par tout pédagogue. La première leçon de lecture prend l’enfant ignorant et
doit le traiter comme ignorant, mais elle doit supposer, en même temps, non seulement un
maître qui, déjà, sait lire, mais encore un enfant qui, déjà, est en passe de devenir maître. »
(Ibid., p. 101)

L’âme africaine reste au stade de la conscience sensible, tel un enfant maintenu dans
l’état d’innocence, l’ « état d’inconscience de soi » incapable de réaliser cette unité spirituelle
permettant au Nègre de s’élever du particulier, de la démesure et de l’accident, à l’universel
par le biais de la raison (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 246-247)
L’Afrique est longtemps restée « fermée, sans lien avec le reste du monde », Dans sa division
du continent, l’auteur de La raison dans l’histoire reconnaît et démontre même comment les
autres parties du continent ont été influencée par les bouleversements extérieurs : l’Afrique
septentrionale, cette colonie des Phéniciens, des Romains, de l’empire byzantin, des Turcs, est
rattachée à l’Espagne et a toujours suivi tout ce qui arrive de grand ailleurs ; l’Egypte quant à
elle s’est vue enseignée par des savants grecs et l’on note de surcroît l’influence orientale dans
l’art égyptien. Hegel écrit à ce propos :

« Ce qu’il y a de plus grand chez les Grecs, ce sont les individualités : ces virtuoses de
l’art, de la poésie, du chant, de la Science, de la loyauté, de la vertu. Face au somptueux, au
sublime, au colossal de l’imagination (…) orientale, des constructions d’art égyptien, de la
richesse de l’Orient (…) les réalités sérieuses de la Grèce, (…) peuvent bien apparaître
comme les faibles jeux d’enfants. » (G.W.F., Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie,
vol. I, op. cit., p. 25)

Si l’Afrique est donc qualifiée de « pays replié sur lui-même » persistant dans « ce
caractère de repliement sur soi », cela « tient non seulement à sa nature tropicale, mais
essentiellement à sa constitution géographique » (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire,
op. cit., pp. 245-248). L’inconscience de soi des Africains se caractérise dès lors par ce que
Hegel nomme « état d’innocence », « le paradeisos », l’état pendant lequel l’homme vit en
pleine unité avec Dieu et avec la nature. Etant donné que l’état paradisiaque n’est pas un état
parfait en ce sens que c’est « un parc habité par les animaux », l’homme est appelé à
abandonner cette naturalité, cette innocence par laquelle l’esprit n’est pas déterminé (G.W.F.,
Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t.II, p. 100). Au rang des exemples pris pour
décrire cet état d’inconscience, Hegel cite la pratique religieuse africaine. A propos de la
« religion africaine », il manifeste de l’embarras et se laisse aller à une concession : les
Africains se trouvent encore au degré de la magie et du fétichisme et ne manifestent aucune
envie de progresser vers la « vraie » religion (G. W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la
religion, II, op.cit., pp. 80-81).

En ouvrant l’étude de la « religion de la nature » par l’étude de la « magie directe »,


Hegel n’ a pas l’intention de déchiffrer la religion à sa naissance, mais de décrire la
conscience naturelle en général, et celle de l’Africain en particulier privée de toute médiation.
Loin d’une donnée purement intuitive et source de toute richesse spirituelle, l’immédiateté
hégélienne revêt un sens privatif. C’est pourquoi, en tant que le Noir possède un savoir
immédiat, sa conscience sensible est le domaine de la pauvreté et de l’impuissance. En fait,
l’esprit progresse vers l’absolu par les médiations. Or l’esprit africain est « immédiat ». L’on
est tenté de conclure que l’Afrique n’est pas un continent sous-développé, encore moins en
voie de développement, mais tout simplement un continent impropre à tout développement.
En conséquence, les Africains sont inaptes à tout développement. En tout cas, le Nègre est un
enfant, donc un homme, une liberté en soi. Cependant, du fait de son repliement, son
développement, son manque d’ouverture au monde extérieur, il lui est difficile voire
impossible de devenir une liberté, un homme pour soi. Cette condition est d’ailleurs la source
de son ignorance et lui empêche d’acquérir les compétences de la science et la technique
modernes.

2. Ignorance et incompétence

L’image hégélienne d’un peuple africain indifférencié de la nature est tout à fait
insultante en ce sens qu’il semble assimiler l’Africain à un animal. En effet, ce qui distingue
les êtres humains, c’est qu’ils s’opposent à la nature dont ils font partie et la modifient pour
leurs besoins. Ils agissent sur la nature. Cela va de l’acte le plus simple comme multiplier les
graines au lieu de ne ramasser que celles des plantes sauvages. A travers leur combat avec la
nature, ils créent leur nature sociale. Ils créent des nutriments à partir de leur nature. Il faut
cependant avouer qu’une telle tâche n’est pas une sinécure.
Cette fonction exige au préalable que l’homme connaisse et maîtrise son
environnement et soit capable de générer des voies et moyens pour parvenir à la création de
cette nature sociale. En réalisant celle-ci, ils font leur histoire. Les animaux au contraire ne
font que s’adapter à la nature. Ils vivent dans cette nature tout en restant une part
indifférenciée d’elle. ? ils ne font pas l’histoire. C’est dans cette dernière catégorie que le
philosophe de Berlin classe les Africains : ils sont ignorants et incompétents.

Le monde africain est caractérisé par l’absence d’Etats rationnels modernes au sein
desquels l’on note le développement de l’esprit et la lutte pour la liberté. Parce que « l’Etat est
l’idée morale extériorisée dans la volonté humaine », il est « la base et le centre des autres
côtés de la vie d’un peuple, l’art, le droit, les mœurs, la religion, la science » (Ibid., p. 75) et
c’est également ici que l’individu acquiert la connaissance du bien et du mal. Cependant en
manque, il est utopique de penser à une rationalité. Même si certains auteurs, à l’instar
d’Anatole Fogou, ont différencié en Afrique « sociétés sans Etats » et « des sociétés avec
Etats », il n’en demeure pas moins que la société africaine précoloniale se place aux antipodes
de l’Etat rationnel hégélien. Si donc l’Afrique n’a pas construit un modèle étatique reposant
sur la rationalité « Ce n’est pas en raison d’une quelconque défaillance ontologique (…), mais
à la tradition du pouvoir qui est plurielle, à l’incapacité de déployer des réactions
stratégiques pour s’adapter à un environnement menaçant » (A. Fogou, « la rationalité de
l’Etat chez Hegel et les réalités contemporaines. Contribution à une critique de l’Etat en
Afrique », Thèse de doctorat, Université de Yaoundé I, 2005-2006, p. 231). La conception
hégélien de l’Etat est favorable à la liberté et aux aspirations profondes de l’homme : à savoir
le désir de reconnaissance qui selon Jérôme Lèbre se caractérise par « l’amour que portent les
membres d’une même famille, l’interdépendance économique des individus libres et la
reconnaissance réciproque entre citoyens de l’Etat » (Cité par G.G. Nguemba, « Rousseau et
Hegel : une synthèse pour l’Etat. Contribution à la critique de la pensée politique moderne »,
p. 465. » Cette conception voudrait que l’individu et la collectivité trouvent leur peine
satisfaction. Or en Afrique, il n’y a rien de la sorte. Au besoin,

« A l’exception de l’Ethiopie, les sociétés africaines subsahariennes n’ont jamais


développé de système étatique élaboré. La raison principale tient à la prédominance du mode
de production paysan, qui a limité les possibilités d’émergence de véritables super
structures. » (Goran Hyden cité dans A. Fogou, « La rationalité de l’Etat chez Hegel et les
réalités contemporaines : contribution à une critique de l’Etat en Afrique », p. 183.

Pour Hegel, l’Africain incarne tout le non-civilisé de l’humanité, la Nigritie est une
région qui reste « fermée, sans lien avec le reste du monde ». L’échec du continent à amorcer
un mouvement par une amélioration de ses indicateurs de progrès amène le philosophe de
Berlin à conclure que : « Là-dessus nous laissons l’Afrique pour n’en plus faire mention par
la suite. Car ce n’est pas une partie du monde historique, elle ne montre ni mouvement, ni
développement » (Idem) Le Noir n’est pas et ne sera jamais semblable aux autres. Il est un
être mutilé, incapable à lui seul de créer la civilisation. Il ne jouit pas de l’autonomie, ni de
l’indépendance. Pour tout dire, le Nègre possède au plus haut degré la faculté sensuelle
dominée par le goût et l’odorat puissants et informes. L’absence des aptitudes intellectuelles
le rend complètement impropre à la culture, voire à l’appréciation de ce que l’intelligence
humaine peut produire de plus élevé (J.A. comte Gobineau, Essai sur l’inégalité des races
humaines, op. cit., pp. 187-189)

Il faut cependant reconnaître que Hegel vit la période des courants intellectuels qui ont
prôné l’usage de la raison et de la science comme méthode universelle pour accéder à la
connaissance et résoudre les problèmes des hommes. Les écrivains ont en outre expliqué que
les Lumières de la raison et de la science pouvaient libérer l’humanité des ténèbres de
l’ignorance, du fardeau des croyances fausses et de l’influence destructrice des préjugés et de
la superstition. Ils croyaient à la liberté, à l’égalité, à la société laïque, à la démocratie et aux
possibilités de l’enseignement, de la science et de la technique pour transformer la société
humaine. Ainsi pour l’Europe, le Siècle des Lumières a constitué une véritable lumière
pendant que ce ne fut pas le cas pour l’Afrique. Hegel pense que ceci est dû en grande partie à
son enfermement caractérisé par un moment de sensation de l’instinct et de l’intuition. Les
facultés pensantes du Nègre sont médiocres lorsqu’elles ne sont pas nulles. Affirmer que le
Noir ne connaît rien revient à déclarer son incapacité à prendre à la moindre science, à faire
preuve d’une quelconque technique. Le continent noir est le spectre des croyances
obscurantistes locales et fanatiques qui exploitent les femmes, sanctifient l’ignorance et
sacrifient le bonheur des hommes.

Cette réduction « épistémologique » résume toutes les tentatives dont le but était de
ravaler le Noir au rang de singe, ou, pire encore, de siège, de meuble, le caractérisant par une
débilité intellectuelle déroutante, insensible à la contradiction de ses propos. Dépourvu
d’intelligence, de cette faculté qui permet à l’homme de comprendre et de connaître, privé
d’entendement, « la pensée qui n’amène au jour que des déterminations finies et se meut dans
de telles déterminations » (G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques1 : la
science de la logique, op. cit., p. 291), le Noir se trouve également privé d’âme. Il ne peut ni
avoir le sens du beau, du sublime, ni pénétrer les arcanes de la théologie, science de Dieu.
Pour lui, l’Africain ne peut donc acquérir la compétence et le savoir ». Hegel écrit :
« l’esclavage a fait naître plus d’humanité parmi les nègres » (G.W.F. Hegel, Leçons sur la
philosophie de l’histoire, op. cit., p. 92) Ce point de vue a amené Marcien Towa à justifier
ironiquement la traite des Noirs organisée par l’Occident libre. Elle est ainsi présentée comme
un signe de progrès et de bienfait (Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique
dans l’Afrique actuelle, op. cit., p. 21).

En leur qualité de « grands enfants », Hegel reconnaît aux Noirs la possibilité de


s’approprier la logique et la raison, la science et la technique comme le produit de
l’intelligence humaine à la seule condition de se soumettre à une éducation. Les esclaves
déportés aux Amériques ont d’ailleurs prouvé une telle disposition. Nous n’en voulons pour
preuve que le Docteur Kingéra, « ce médecin nègre à l’activité duquel les Européens doivent
avoir appris l’usage de la quinine ». Hegel cite encore d’autres cas où les Noirs se sont
montrés d’habiles ouvriers, d’artisans et de prêtres (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire,
op. cit., p. 234) Il faut reconnaître que Hegel s’inscrit dans la logique de l’abbé Grégoire qui
soutenait déjà l’origine nègre de la civilisation égyptienne, l’existence des Nègres qui
soutenait déjà l’origine nègre de la civilisation égyptienne, l’existence des Nègres qui
s’étaient illustrés dans les sciences, en littérature, dans le sacerdoce ministériel, l’artisanat, les
faits d’armes et d’autres et dans les domaines moral et politique (Abbé Grégoire, De la
littérature des nègres, Paris, Ed. Maradan, 1808, pp. 79-272). Disons en fin de compte que
Hegel récuse tout mythe de paradis perdu ou de « bon sauvage » et en cela, sa pensée
représente une avancée. Certes, on peut lui contester sa conception de la nature, mais on ne
peut pas nier que selon lui, elle ne fournit pas de norme à l’esprit, à l’humanité. « L’humanité
naturelle » qui règne en Afrique peut donc sous d’autres conditions que celles locales se
relever et se développer. Ainsi, l’ignorance, cette nuit de l’esprit, peut être vaincue et amener
l’Africain a questionner et à raisonner les pratiques et croyances héritées de ses ancêtres.

3. Influence des traditions ancestrales

A la lecture de ce qui précède, il y a lieu de maintenir que l’Afrique gît au rythme des
mythes culturels, des superstitions et des tabous qui, d’âge en âge, véhiculent d’une part des
croyances et des pratiques ancestrales et influencent d’autre part la vie des Nègres. Ce mode
irrationnel d’existence, réglé sur la nature, explique d’après Hegel le sous-développement
technique des Africains et la pauvreté de leurs besoins, liés à une économie de subsistance.
Soumis à un éternel commencement du cycle des saisons, à la puissance des éléments et au
climat, ils demeurent attachés aux forces naturelles qui constituent pourtant de grands
obstacles à leur égard. Il est donc reproché aux Africains de toujours perpétuer des traditions
et des pratiques qui les empêchent d’emprunter la voie du « développement » et du
« progrès ». Le problème de l’Afrique est celui de cesser de toujours répéter, de ressasser, de
se libérer du mythe de l’éternel retour aux pratiques ancestrales ; c’est également de prendre
conscience que l’âge d’or qu’elle ne cesse de regretter ne viendra pas pour la raison qu’il n’a
jamais existé. En un mot, l’Afrique vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de
l’enfance.

En réalité, l’Afrique dont parle Hegel ne connaît pas encore le développement est
même dans l’impasse d’en connaître. L’Africain reste attaché à la nature avec laquelle il
cherche une parfaite harmonie. La célébrité de Lévy-Brühl ne réside-t-elle pas aujourd’hui
sur le fait qu’il ait supporté et soutenu que les sociétés inférieures, dont les Africains, étaient
régies par une mentalité prélogique et mystique (cité par Marcien Towa, Essai sur la
problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, (1971) Yaoundé, Clé, 2007, p. 7). Dans
cet imaginaire, il n’y a pas de place pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès :
l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble écrit d’avance et
jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. Hegel en veut
pour preuve l’extrême pauvreté du système des besoins en Afrique. «Les Africains ont peu de
besoins » (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, op. cit., p. 69), évoquant
ainsi la méthodologie et la volonté dans leur relation avec la nature.

L’Africain hérite de ses ancêtres la pensée religico-magique que Hegel lie étroitement
avec leur système de besoin :

« Les cas sont rares où ces peuples invoquent leur pouvoir sur la nature car ils font
usage de peu de choses et ont peu de besoins. Lorsque nous portons un jugement sur les
conditions où ils se trouvent, nous ne devons pas oublier nos nombreux besoins et les moyens
si complexes qui nous permettent de réaliser nos fins. » (Idem)
La nature est donnée à l’homme pour la satisfaction de ses besoins, cependant cette
nature ne devrait pas être réduite à un simple moyen ; elle a besoin d’être transformée.
L’Africain pense résoudre ses problèmes par le biais d’un pouvoir imaginaire de
l’imagination exercé sur la nature, pouvoir à lui transmis par ses aïeux. C’est ce qui explique
l’extrême faiblesse du développement des forces productrices. Au niveau infrastructurel,
l’Afrique est marquée par une économie agricole de subsistance et un très faible degré de
développement de ses moyens de production.

La pensée magico-religieuse gravite autour du fétichisme. Tous les faits majeurs de la


vie à l’instar du mariage, la naissance, la maladie et le décès, trouvent leur explication dans
les faits cosmogoniques et mythologiques. Ces pratiques empêchent sans doute le Nègre
d’élever son esprit vers l’universel tout en nécessitant l’utilisation des éléments de la nature
sans jamais chercher à les perfectionner. Pour Hegel, les Africains ne sont que des magiciens.
Le divin est en Afrique visible, tangible, sapide. Il dénonce ce sens charnel de Dieu qui n’est
pas familiarité parfaite, « immédiate », avec le divin, divinisation du charnel, mais
animalisation du spirituel jusque dans les leurres de la sorcellerie. « Il faut déjà dire aux
Africains qui se trouvent encore au degré de la magie directe qu’eux aussi grâce à
l’adoration des morts progressent légèrement en attribuant un pouvoir sur la nature, à des
morts, à des parents défunts. » (Ibid., pp. 80-81)L’Africain ne conçoit pas une vie
indépendante de son cadre naturel, de l’intervention des morts dans la vie quotidienne en
général et de ses parents défunts en particulier. Selon Hegel, ni les âmes errantes, ni le culte
des morts, ni les rites de possession n’expriment en Afrique la moindre croyance concernant
la survie des âmes, que ni le culte des esprits ou génies, ni la conjuration des éléments, ni les
rites de divination, ni les sorts jetés ne prouvent l’existence d’un embryon de religion
susceptible d’élever les peuples noirs jusqu’à la vie de l’esprit. (G.W.F. Hegel, Leçons sur la
philosophie de l’histoire, op. cit., pp. 76-77)

La pratique traditionnelle africaine laisse croire au Noir qu’il a pouvoir sur la nature ;
il croit être en mesure d’appeler ou d’écarter l’ouragan. Selon Hegel, elle laisse à découvert
que l’Africain n’est pas un homme, c’est-à-dire un animal religieux. En fait, le magicien ou le
féticheur détient une technique, certes illusoire, mais qui lui confère au milieu des siens le
pouvoir de contrôler la nature. Cet état des choses est traduit deux siècles plus tard dans la
pensée de Njoh-Mouelle dans De la médiocrité à l’excellence. En effet, dans son effort
d’apporter une signification humaine du développement, l’auteur fustige le caractère magique
dans le comportement de l’homme africain. Tout en emboîtant le pas à Hegel, le Camerounais
est d’avis que ce comportement se traduit par l’irrationalité. Tout ce qui arrive aux Noirs est
« le résultat de la malveillance d’une tierce personne ». Il écrit : « à Douala, on meurt
rarement de mort naturelle et la maladie elle-même ne nous vient point par le microbe »
(Ebénezer Njoh-Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Yaoundé, Clé, 1998, p. 30) En un
mot, tout s’explique naturellement soit par la foudre nocturne et occulte, soit par un gris-gris.

Bien qu’ils doivent être conscients de dépendre des facteurs naturels, car ils ont besoin
de l’orage, de la pluie et de la cessation de la période des pluies, tout cela ne les conduit pas à
la conscience de quelque chose de supérieur ; en effet, ce sont eux qui commandent de façon
arbitraire et imaginaire aux éléments et c’est ce qu’on appelle magie (G.W.F., Hegel, Leçons
sur la philosophie de l’histoire, op. cit., pp. 76-78). Des suites de ces pratiques héritées de ses
ancêtres, l’Africain se leurre en imaginant que l’animal, l’arbre ou la pierre possède un autre
pouvoir que celui qui tient aux croyances dont il est l’objet. Ces pratiques, en un mot,
ralentissent quand elles n’empêchent pas le développement du continent noir. Dans cet
univers où l’homme cherche l’harmonie avec la nature, où il vit l’éternel recommencement du
temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et paroles, où la nature commande
tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire. Il y a donc nécessité de l’extirper de cet
ordre immuable pour sortir de la répétition et inventer son destin.

4. Exacerbation du stabilisme et du fixisme

En déclarant à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar en 2007 que « le problème de


l’Afrique, c’est de cesser de toujours répéter, de toujours ressasser, de se libérer du mythe de
l’éternel retour » (N. Sarkozy, cité par O. Pironet, « le philosophe et le président : une
certaine vision de l’Afrique » in fides-ratio.com), le président français Nicolas Sarkozy
mettait en cause le stabilisme et le fixisme du continent africain que Daniel Nkoh avait décriés
dix ans plus tôt dans son Concept de la négativité et ses implications dans la promotion des
hommes. Une lecture de Science de la logique de Hegel ». Sans doute, ces maux ont constitué
de véritables motifs qui ont amené le philosophe de Berlin à exclure le continent noir de
l’Histoire de l’Humanité.

En effet, nous entendons par stabilisme, la qualité de ce qui est stable. Le fixisme
quant à lui, constitue une théorie selon laquelle les espèces vivants ont été les mêmes et n’ont
subi aucune évolution depuis leur création. De ce qui précède, l’on constate que ces deux
phénomènes revêtent l’idée de stagnation, de permanence, d’absence de mouvements et de
progrès. La conséquence logique d’une pareille situation est telle que Daniel Nkoh l’évoque
ici en ces termes :

« Lorsqu’une structure sociale est stable et fixe, radicalement grippée à certaines


racines qui empêchent son évolution, il est évident et sans contexte que cette structure sociale
ne peut guère favoriser l’affirmation historique de ses membres. » (Ibid., p. 10)

Car, le stabilisme et le fixisme sont un frein et un principe d’inertie qui ne


« permettent aucune ouverture susceptible d’induire l’intégration des valeurs et la
conciliation des sensibilités (…) par la construction d’un tout harmonieux » (Ibid., p. 11) En
d’autres termes, ces phénomènes constituent une gangrène, un mal pour la promotion de
l’humanité.

Les répercussions sont de deux ordres : d’une part mentales et d’autre part
comportementales. Sur le plan mental, on note tour à tour une absence de flexibilité, une
incapacité du sujet de dépasser les normes de la coutume et de la tradition et la déification du
« dejà-là », comme une consécration du développement. D’ici, on note l’immobilisme mental
et la perte de la faculté de juger, de nier et de critiquer. D’où Nkoh écrit à ce sujet :
« Lorsqu’une société développe des formes extrêmes d’exclusivisme, il est évident
qu’une telle société ne peut vraiment permettre à la plupart de ses membres d’accéder à la
conscience de ses possibilités. » (Idem)

Il faut en plus dire que les comportements extrêmes et tranchés caractérisent les
sociétés stables et fixes. On y note un vice pervers et des visions du monde arrêtées, des
archaïsmes grossiers débouchant le plus souvent sur des troubles et des affrontements entre
groupes rivaux. A l’analyse de la vie des Noirs telle que décrite par Hegel, nous ne notons
aucune différence, aucune démarcation des Africains par rapport aux phénomènes décrits
(G.W.F. Hegel, La raison dans l’Histoire, op. cit., pp. 245-269), phénomènes qui sont
solidaires des processus globaux d’ « enfermement ». L’Afrique hégélienne nous présente des
individus « principalement intégrés dans son cadre constitutif du cercle vicieux où il ne se
manifestait aucun espoir d’affranchissement » et c’est ce qui justifie le mépris dont l’homme
y est victime ( D. Nkoh, « Le concept de la négativité et ses implications dans la promotion
des hommes. Une lecture de Sciences de la logique de Hegel », p. 13). Si « l’Afrique
proprement dite » est restée stable et fixe, c’est parce qu’elle « est restée fermée », « repliée »
sur elle-même et surtout qu’aujourd’hui elle demeure inconnue et sans aucun rapport avec
l’Europe » Qui plus est, « elle ne montre ni mouvement, ni développement » (G.W.F. Hegel,
La raison dans l’histoire, op. cit., p. 269)

Pour tout dire, le stabilisme et le fixisme de la société africaine nègre ont maintenu les
habitants à une inertie et à une absence de mouvement et de progrès tant sur le plan mental
que comportemental. L’un et l’autre phénomène ont retardé « l’humanité nègre » à faire partie
intégrante de la civilisation universelle. C’est ainsi que, dominée par les passions, l’Afrique n’
a jamais pris conscience de son « état d’innocence », de son « état d’inconscience de soi » qui
le caractérisent. Restant toujours au stade de la conscience sensible, tel un enfant innocent , le
Nègre n’est pas tellement différent de l’animal du fait de sa barbarie et de sa sauvagerie qui le
poussent soit à la torture, soit au cannibalisme, soit encore au despotisme, bref au mépris de
l’homme.

Après la présentation des thèses hégéliennes de l’Afrique, il nous revient de conclure


que Hegel, qui n’est jamais allé en Afrique, s’appuie principalement sur les travaux du
géographe K. Ritter, auteur de la Géographie comparée, œuvre qu’il tient pour « la meilleure
description d’ensemble de l’Afrique »(O. Pironet, « Le philosophe et le président : une
certaine vision de l’Afrique » in www.fides-ratio. com. Pour Ritter, l’Afrique se caractérise
par le fait que « tout progrès y st à peine sensible, sans individualité apparente de civilisation,
de politique, ni même de langue ».(Id.) Hegel se fixe donc l’objectif de démontrer la véracité
d’une telle déclaration par des arguments historiques.

Parce que, comme l’affirme ironiquement Théophile Obenga, le Noir n’a pas fait
preuve de « la révélation de la raison divine, de l’Esprit universel, ni aucune sublime création
de la raison dans l’évolution historique de l’humanité » (Id.), Hegel exclut ce dernier de
l’Histoire Universelle. En effet, la nature, le monde, les individus et les sociétés sont
gouvernés par l’ « Esprit universel », l’ « Esprit du monde », l’idée, la Raison ou encore
appelé Dieu qui se manifeste et se réalise à travers l’histoire. Les différentes périodes
historiques correspondent à des moments logiques, hiérarchisés à l’issue desquels l’Esprit,
suivant une évolution conçue, parvient à la pleine conscience de lui-même. La longue marche
de l’Esprit s’effectue au travers de « peuples historiques » guidés par l’action de « grands
hommes » en lesquels il s’incarne à un moment donné, chacun de ces peuples illustrant une
« étape, une époque de l’Histoire Universelle » et remplissant « la mission de représenter un
principe » (Id.)

Jusqu’à l’heure, l’Afrique est restée impénétrable, sans passé, ni avenir. Le philosophe
en explique l’immobilisme et le caractère « archaïque » par sa situation géographique et la
nature tropicale de son climat qui l’auraient maintenue isolée du reste du monde, interdisant
aux populations locale toute possibilité d’évolution. Ceci étant, la question est désormais celle
de savoir si cette vision hégélienne condamne à jamais l’Afrique à demeurer dans sa situation
d’antan.

Leçons d’une idéologie


L’examen des différentes descriptions hégéliennes de l’Afrique nous amène à
faire une évaluation de cette lecture et d’en tirer les leçons qui s’imposent. Aussi avons-nous
envisagé cette section comme une évaluation du vœu hégélien, à savoir l’Afrique célébrer la
fin de l’Histoire, c’est-à-dire l’avènement des structures économiques, sociales, juridiques et
politiques qui ne peuvent plus venir au jour. La dialectique hégélienne est une méthode
scientifique pour rendre compte de l’évolution de l’Homme, de la société et de l’Histoire dont
certaines conclusions nécessitent une reformulation. Autant elle présente des impasses, autant
elle est pleine d’enseignements.

Cet avis n’est pas d’ailleurs partagé de tous. La conception de Hegel sur l’Afrique
reste l’objet de controverses. Elle a été entièrement comprise somme habillée de préjugés
racistes par des universitaires de la périphérie qui vont jusqu’à démontrer l’inutilité de cette
pensée pour la construction du continent noir. En suivant Rachel Bidja Ava, notre évaluation
« déplore la légèreté des universitaires africains qui se contentent très souvent de rappeler le
caractère très ‘raciste’, ‘ethnicentriste’ et ‘idéologique’ des thèses de Hegel sur l’Afrique »
(A. A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire-Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 49)

Ces universitaires ont tendance à voir dans les textes des Leçons sur la philosophie de
l’histoire une horreur, fermant ainsi la recherche philosophique dans des considérations
sentimentales et idéologiques (R. Bidja Ava, « Hegel et le monde non-européen. Le cas de
« Volksgeist » africain. Essai de démystification du discours philosophique africain », op. cit.,
pp. 10-11). En nous situant sur un terrain proprement philosophique, nous voulons saisir la
véritable portée des théories philosophiques et historiques de Hegel. Pour ce faire, notre
démarche vise une compréhension objective de ses thèses. Pendant que la première section
soulignera quelques réserves relatives à la perfection de la dialectique idéaliste, les deux
dernières soulignent l’un des défis à relever. L’autre la conduite à tenir pour la Renaissance
africaine à l’heure de l’idée de village planétaire.

VII. Vers un réexamen de la dialectique hégélienne


1. Problématique des sources d’information

Jusqu’à l’âge moderne, l’Afrique constitue la terre inconnue à cause des difficultés
liées à sa situation géographique et aux conditions climatiques. Cependant vers la fin du siècle
et nonobstant cet état des choses, il n’était guère de philosophe, de penseur ou d’écrivain qui
ne se soit prononcé à base des ragots d’explorateurs, d’historiens ou de missionnaires, sur un
aspect du continent ou de ses habitants. C’est ainsi qu’à cette période, le sujet de l’Afrique et
des Africains se retrouve dans les écrits de tout genre. Le philosophe de l’université de Berlin
n’en fera pas l’exception : bien que n’ayant pas mis pied en Afrique, Hegel n’éprouve aucune
gêne à parler du continent en magister et pourtant,

« Par une ironie d’un sort, c’est du vivant de Hegel que les Européens entreprirent
l’exploration réelle, moderne et scientifique de l’Afrique et commencèrent ainsi à poser les
fondations d’une évaluation rationnelle de l’histoire et des réalisations des sociétés
africaines. Cette exploration était liée en partie à la réaction contre l’esclavage et la traite
des esclaves, en partie à la compétition pour les marchés africains. Certains des premiers
Européens étaient poussés par un désir sincère d’apprendre ce qu’ils pouvaient au sujet du
passé des peuples africains et la littérature produite par les explorateurs est immense. » (J. D.
Fage, « L’évolution historiographique de l’Afrique » in Histoire générale de l’Afrique, Paris,
Unesco, 1980, p. 52)

Dans son projet méthodologique de décrire spéculativement, à l’aide d’un tableau


précis les manifestations de « l’esprit africain » (P. F. Tavares, « Hegel critique de l’Afrique.
Introduction aux études critiques de Hegel sur l’Afrique », Thèses de doctorat d’état,
Université Paris I, 1990, p. 116), le philosophe de Berlin lui-même affirme avoir eu accès aux
ouvrages les plus importants de l’Afrique et déplore d’énormes efforts pour mieux étudier les
civilisations du monde (G.W.F. Hegel, Correspondance, t. 3, vol, tr. J. Carère, Paris,
Gallimard, 1962-1967, p. 13). Faisant allusion à la documentation du philosophe, Dieng écrit :

« A Iène, il lit les journaux, des comptes rendus… pour élaborer sa première
conception de l’Afrique. A Berlin, son champ de lecture s’élargit considérablement (…). Le
géographe Karl Ritter a en une profonde influence sur l’élaboration de sa philosophie de
l’histoire et sur la constitution de sa bibliographie relative à l’Afrique. » (A. A. Dieng, Hegel
et l’Afrique noire-Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 77)

Cependant, en tant que tout philosophe est appelé à être responsable de ses lectures, du
choix de ses informateurs, encore plus du jugement qu’il porte sur les choses qu’on lui
rapporte, nous sommes en droit de questionner le niveau et la qualité d’information de Hegel
et la pertinence, voire la pénétration de son jugement, lorsqu’il nous conte l’histoire des
Amazones africaines.
Débattant sur les différentes lectures de Hegel sur l’Afrique noire, Pokam soutient que
l’idéaliste allemand était suffisamment informé sur le système politique de l’Afrique
précoloniale. Aussi répertorie-t-il d’une part les sources historiques – Hérodote, Diodore de
Sicile et Strabon de l’Antiquité, et d’autre part les récits des missionnaires (Cité dans Ibid., p.
75). En plus, il ne faut pas perdre de vue que pendant ses recherches sur le continent noir,
Hegel était dirigé par certaines idées directrices. Il saisit les manifestations de l’esprit africain
non par le sentiment, mais grâce à l’usage de la raison, car : « Ce n’est que par la pensée que
nous pouvons parvenir à la compréhension de sa nature (celle de l’Africain) ; nous ne
pouvons en effet sentir ce qui est un tableau précis » (G.W.F. Hegel, La raison dans
l’histoire, op. cit., p. 251) et à « dégager des principes » (Ibid., 252), ceux de l’esprit.
S’agissant de la quête des résultats escomptés, il n’a menagé aucun effort pour « parcourir les
moments principaux de l’esprit africain » et « en éclairer certains aspects qui jettent la
lumière sur son essence » (Idem). Lesdits moments incluent : les moments juridique,
politique, économique, religieux et géographique. En un mot, Hegel, s’est basé sur des
connaissances purement livresques et des rapports des missionnaires pour parler de l’Afrique.
Cependant, ces missionnaires suffisent-elles pour porter un jugement crédible sur tout un
peuple ? Quel rôle en jouerait l’expérience personnelle ?

A lire attentivement les écrits de Hegel, l’on est tenté de dire qu’il s’agit de
« tâtonnements d’un esprit explorateur » (A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire – Hegel était-il
raciste ? op. cit., p. 26) Dans ces tâtonnements, il se méfait des informations venant de
l’étranger . C’est ainsi que s’agissant que s’agissant de la conception de la magie africaine
rapportée par les missionnaires, il exprimait des réserves suivantes :

« Ce sont surtout les anciens missionnaires qui ont fourni des détails sur l’état de ces
peuples africains ; les récits plus récents sont moins détaillés ; il faut par suite se méfier des
renseignements anciens en particulier parce que les missionnaires sont les ennemis naturels
des magiciens. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, II, op. cit., p. 69)

A cette époque, il faut avouer que bon nombre d’Africains eux-mêmes ignoraient ce
qui se passait sur leur propre territoire. Dans ces conditions, que peut-on attendre d’un Hegel
resté dans on Allemagne lointaine ? Que pouvait-il savoir sur ce qui se passait vraiment en
Afrique ? En fait, ses connaissances ne dérivent que des opinions des voyageurs en Europe.
D’où il y a lieu de s’interroger sur la crédibilité de ses sources d’information, surtout
lorsqu’on sait que jusqu’au XVIIIe siècle, la Nigritie demeurait toujours cette terra incognita
dont Voltaire avait rêvé d’envoyer les philosophes explorer pour en porter un jugement digne
et crédible.

Hegel est lui aussi victime, nonobstant sa kyrielle de sources d’informations, de


l’imagination qui hantait les esprits des écrivains de son époque quant à la représentation de
l’Afrique. L’autorité de Hegel se limite aux livres, et pourtant en tant que philosophe, il se
devait de vérifier, de toucher du doigt toutes les déclarations avant de les tenir pour vraies.
Pour preuve, il écrit : « Le fait de dévorer les hommes se rapporte d’une façon générale au
principe africain. Pour le Nègre rivé au sens, la chair humaine est seulement du sensible, de
la viande et rein d’autre. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, II, op.
cit., p. 69) Les Nègres et les fauves sont à ranger ensemble dans un univers carnassier. Voilà
que l’éminent professeur décrit la cannibalisme africain sans en avoir vécu cela. Les œuvres
sur lesquelles Hegel s’est appuyé sont à questionner, en ce sens qu’elles sont elles-mêmes le
fruit de l’imagination dont le défaut, caractéristique de rigueur des paratextes des récits de
voyages, était remplacé par la raison et des faits.

La capacité de Hegel à juger et à qualifier les Africains provient non d’une expérience
personnelle, mais de ce qu’il estimait relever de son discernement et de son acuité. Dans sa
résidence de Berlin, il a utilisé son pouvoir critique pour évoquer une « vraie Afrique » pour
récuser les mythes et dénoncer les excès. Bien que fondé sur une totale connaissance du
continent, le propos hégélien ne diffère en rien de ceux des penseurs et intellectuels
d’Occident, auréolés pour leur part d’une « certaine » connaissance de l’Afrique. Aussi, Towa
parlera –t-il de « l’insuffisance manifeste de son information sur les cultures non-
européennes » (Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique
actuelle, op. cit., p. 22). A défaut de quelques séjours sur une poignée de théâtres africains, les
enjeux fort complexes n’interdisent manifestement pas les jugements péremptoires et
définitifs sur le destin de milliers d’Africains, leur histoire, leur nature profonde et leur avenir
forcément sombre.

2. Exclusion du nègre de la philosophie

Hegel, tout comme ses contemporains, pense que la philosophie est essentiellement
grecque. La Grèce est le lieu de la germination et le lieu de la science et de l’art jusqu’à leur
floraison. Il écrit à cet effet : « Grèce : à ce nom le cœur de l’homme cultivé d’Europe, et de
nous Allemands en particulier, se sent en terre natale » (G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire
de la philosophie, op.cit., vol. I, p. 22) Pour le philosophe de Berlin, le penser philosophique
requiert pour s’épanouir des conditions institutionnelles : non seulement un certain état de
richesse, favorable au loisir d’une certaine classe d’hommes libérée des travaux de la peine
des jours, mais aussi, un certain état de liberté. Heidegger lui emboîte le pas en décrétant que
la philosophie est le monopole de l’Occident : « La philosophie est grecque dans son être
même » (Martin Heidegger, Qu’est-ce que la philosophie ? (tr.) K. Avelos et al., Paris,
Gallimard, 1982, p. 15) et cela ne veut rien dire d’autre que « l’Occident et l’Europe sont, et
eux seuls sont, dans ce qu’a de plus intérieure leur marche originellement historique » (Ibid.,
p. 16) Ceci est d’autant plus vrai que seule « L’humanité européenne en arriva ainsi à se
trouver chez soi, à jeter les yeux sur le présent, et l’élément historique, apporté de l’étranger,
a été abandonné » (G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, vol. I, op. cit., p.
22). C’est ainsi que l’homme a commencé à être dans sa patrie.

En décrétant le monopole occidental de la philosophie, Hegel prouve que l’essence de


cette dernière est la pensée qui se pense, la pensée de la pensée. Il fait ainsi de la liberté le
synonyme de la philosophie. Cependant, la liberté ne peut pas être exercée par un être isolé,
mais au sein d’un peuple. L’homme, en tant que raison et liberté, n’est raisonnable et libre que
lorsqu’il parvient à la conscience de soi. Aux dires de Henri Bergson,

« Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand
ils l’expriment, quand ils sont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois
entre l’œuvre et son artiste. » (Cité dans L. –M. Nkolo Ndjodo, « Société civile et Etat chez
Hegel », p. 38)

« Sans cela, raison, liberté ne sont rien, elles ne servent rien à l’homme non cultivé et
à l’enfant.» (M. Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, op.
cit., p. 17) En tant que seul l’Occident est véritablement historique, ni l’Afrique, ni l’Asie ne
prennent part à l’Histoire Universelle dans l’Antiquité. L’histoire Universelle se limitait sur
les côtes méditerranéennes.

De ces déclarations, il faut sans doute avouer que Hegel fait montre
d’hellénocentrisme. De prime abord, il ampute l’Afrique de l’Egypte faisant d’elle une partie
de l’Orient. Ensuite, il n’ a pas voulu considérer le penser authentiquement africain. C’est
dans ce sens que la critique de Towa est évocatrice. Certes, le philosophe camerounais
accepte avec Hegel que la philosophie est la pensée reposant sur elle-même, ne souffrant
d’aucune autre autorité (G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, vol. I, pp. 148-
149), il reste cependant prudent quant aux conclusions auxquelles ce dernier aboutit, car « Les
informations aujourd’hui disponibles ne permettent pas de confirmer ses vues sur nous et
l’absence de toute philosophie dans notre univers culturel. » (G.W.F. Hegel, La raison dans
l’histoire, op. cit., p. 190)

Les Africains ne seront donc pas considérés comme des humains, mais comme des
choses. Au début de l’Histoire, il existe un peuple primitif de haute culture qui aurait eu une
connaissance de Dieu et de la nature. L’homme ne pouvait donc pas commencer par un état de
torpeur animale, mais se développer à partir d’une torpeur humaine (G.W.F. Hegel, La raison
dans l’histoire, op. cit., p. 190) De cette théorie, le Noir ne saurait être un animal. Identifié
cependant à l’enfant, il est dit pouvoir être rationnel tandis que « Hegel semble refuser à
l’Africain toute possibilité d’accès à la rationalité et donc à l’historicité » (A. A. Dieng,
Hegel et l’Afrique noire- Hegel était-il raciste ?, op. cit., p. 36) La question est simple :
pourquoi admettre que l’Africain est un homme qui ne s’est pas dissocié de la nature ? En tout
cas, le Noir manque l’intuition de l’objectivité, ne reconnaît pas l’universel par une analyse de
sa « religion ». A travers cette exclusion des Noirs de la philosophie, il y a lieu de voir en
Hegel des allures racistes. Cependant, quoiqu’il ne se soit pas appuyé sur la race et ait même
fermement, à en croire les dires de Pironet, critiqué les travaux du médecin allemand F.J. Gall
qui prétendait pouvoir expliquer les capacités intellectuelles d’un individu par l’anatomie de
son crâne (O. Pironet, « Le philosophe et le président : une certaine vision de l’Afrique » in
www. fides-ratio. com ), Hegel n’en demeure pas moins qu’il fait preuve de racisme culturel
fondé sur une approche ethnocentrique et essentialiste de l’Histoire.

En effet, Hegel s’inscrit dans la logique des penseurs du XIX e siècle, logique selon
laquelle le philosophe est le penseur de l’histoire et le théoricien de la politique, dans la
mesure où « les phénomènes historiques sont essentiellement des phénomènes politiques ;
l’élément où se déploie l’histoire, c’est l’Etat. » (Idem) refuser la philosophie aux Noirs, c’est
également leur refuser l’histoire et la politique en ce sens que l’histoire et la politique se
complètent mutuellement*. Le lien entre l’histoire et la politique ne peut être effectif que par
l’action des biens et des grands hommes politiques. Pour Hegel, l’histoire est celle de toute
l’évolution humaine allant d’un stade le plus bas jusqu’à celui le plus élevé. L’histoire se veut
rationnelle, c’est-à-dire non une accumulation évènementielle sans finalité, ni sens, mais
l’odyssée de l’Esprit dont la société parfaite est son point d’aboutissement. C’est avec
l’avènement de cette société parfaite en Europe que l’histoire s’est arrêtée.

A la lumière de cette doctrine, l’Afrique semble ne plus avoir e chance de se rattraper.


Elle est condamnée à rester au seuil de l’Histoire Universelle où Hegel l’a placée. L’on se
demande alors, si l’histoire se veut une situation dans le présent et par conséquent un
engagement dans le devenir, l’on se demande alors comment Hegel pouvait situer cette fin de
l’histoire au XIXe siècle. En tout cas, il nous semble que Hegel s’est trompé : l’histoire ne
s’est jamais arrêtée de la réalité ne s’est jamais pliée à la dialectique historique hégélienne.
L’histoire est un rapport actif au passé et une tension soutenue vers l’avenir. Il s’agit donc
d’un changement perpétuel dans la société et de la société. Aussi Marx écrit-il dans sa lettre à
P. Annenkov :

« L’histoire n’est autre chose que la succession des différentes générations donc
chacune exploite les matériaux, les capitaux, les formes productrices qui lui ont transmis pour
toutes les générations précédentes. » ( P. Annenkov, cité dans A. – M. Tonye, « Le concept
d’histoire dans la pensée de Karl Marx », Université de Yaoundé, Mai 1980, p. 8 )

Si tant est vrai que nous ne cessons de vivre dans un monde tumultueux au rythme de
massacres, de génocides, de révolutions inhumaines, l’histoire est loin de s’achever. La fin de
l’histoire annihile toute possibilité du Nègre à décoller de son degré zéro d’éducation.

En déclarant que l’Afrique est au degré zéro de l’Histoire et par-là une table rase
philosophique, les arguments concrets qu’avance Hegel pour étayer son propos paraissent
succincts pour être convaincants. « Il ne rend pas raison de ce que certains peuples sont aptes
à la liberté et à la rationalité, alors que d’autres y sont essentiellement inaptes. » (A.A.
Dieng, Hegel et l’Afrique noire- Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 39) Ce n’est qu’en Afrique
que l’explication par la géographie comme détermination est valable. C’est également là qu’il
ne peut exister d’état de droit, de religion et d’Etats. Jamais en Europe, l’état de nature n’a pu
être observé. Le cours de l’Histoire s’identifie désormais au parcours du soleil : de son lever
au coucher. C’est en certains peuples – les peuples germaniques, plutôt que dans d’autres – les
Africains – que l’Esprit se sait plus adéquatement libres (Idem). En effet, c’est à l’ère
germanique que l’Esprit est sorti de l’état de nature et s’est fait une seconde nature adéquate à
son concept.

C’est pour quoi jusqu’au début des investigations de Cheikh Anta Diop, l’Afrique
noire ne constitue pas « un champ historique intelligible ». S’il faut en croire aux ouvrages
occidentaux, c’est en vain qu’on chercherait jusqu’au cœur de la forêt tropicale, une
civilisation, qui après analyse, serait l’œuvre des Nègres. En effet d’après les savants
occidentaux et nonobstant le témoignage formel des Anciens, les civilisations qu’on sait
africaines à l’instar de celles égyptiennes et éthiopiennes, ne sont que l’œuvre des Blancs
imaginaires qui ont laissé aux Noirs eux-mêmes la mission de perpétrer les formes, les
organisations et les techniques. Ceci est d’autant plus vrai qu’expliquer l’origine d’une
civilisation africaine, c’est aboutir à un Blanc mythique dont on ne se soucie point de justifier
l’arrivée et l’installation dans ces régions.

Qui plus est, beaucoup de penseurs occidentaux se sont rendus célèbres en refusant de
reconnaître aux Africains leur identité culturelle. Nous en voulons pour preuve Lévy-Brûhl
pour qui les sociétés inférieures étaient régies par une mentalité prélogique et mystique
qualitativement différente de la logique propre à l’homme civilisé d’Europe. La conclusion de
cette curieuse réflexion était que la raison n’était pas l’affaire des Nègres. De ce qui précède,
il faut avouer que, depuis longtemps, la vérité était devenue ce que servait à la colonisation.
Aussi des théories utilitaires, pragmatiques se développement – elles aux fins d’assujettir les
Nègres, encourageant ainsi les hésitants à l’abandon et au renoncement à toute aspiration
nationale d’une part, et d’autre part, renforçant les réflexes de subordination chez les peuples
civilisés. En conclusion, la délimitation du domaine de la philosophie au seul continent
européen implique chez Hegel une hiérarchisation des civilisations et des sociétés et cette
dernière constitue le fondement de l’impérialisme occidental.

3. Diversion vers l’impérialisme colonial

L’on a reproché à Hegel d’être un idéologue de l’impérialisme colonial. Pour lui en


effet, la philosophie ne se trouve que là où la liberté et la pensée s’expriment valablement,
véritable critère d’appartenance à l’Histoire Universelle. L’Occident se trouve donc être le
seul théâtre de cette Histoire (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’Histoire, op. cit.,
pp. 67-72) de ce fait, l’Occident libre est appelée à asservir le reste du monde : « C’est la
destinée fatale des empire asiatiques de se soumettre aux Européens et la Chine aussi devra
bien un jour s’accommoder de ce destin » (Ibid., p. 132). De ces propos, Hegel semble bien
vanter la civilisation occidentale qui a désormais mission d’extraire les « non-civilisés », les
« sauvages » et les « barbares » de leur état de nature. C’est dans ce sens que sa pensée est
présentée et réduite à une idéologie de l’impérialisme colonial : un seul peuple est appelée à
affirmer le principe supérieur dont il porte en lui le germe par le droit de conquête et de
domination sur le monde. Pour preuve, la traite des Noirs, et bien avant elle, l’esclavage,
organisée par les Occidentaux n’est-elle pas plus humaine que celle pratiquée par les
Africains eux-mêmes ?

Sans doute, il y a lieu de s’interroger sur le fait que Hegel soit taxé de colonialiste
alors que son pays, l’Allemagne ne possédait pas de colonies. En effet, la pensée de Hegel
s’inscrit dans le mouvement idéologique, le pangermanisme, développé par les philosophes
allemands à l’instar de Kant, Lessing, Fichte et bien d’autres encore. Il était question de fixer
dans l’esprit allemand une conception métaphysique de l’Etat, une philosophie mystique de la
race et la rigueur allemande qui promettaient à la race germanique « des terres sans nombre,
l’ascendant sur les peuples inférieurs (juifs, nègres, blancs européens impurs) et la
suprématie de la civilisation germanique, héritière directe de la civilisation aryenne » (T.
Obenga, Volmey, Cheikh Anta Diop et le Sphinx. Contribution de Cheikh Anta Diop à
L’histographie mondiale, Paris, Présence africaine, 1996, p. 34). Ce constat tient compte de la
déclaration de Hegel selon laquelle,
« Il revenait à la vieille intériorité du peuple allemand, intégralement conservée, en
son cœur simple et droit, d’accomplir cette révolution. Tandis que le reste du monde est parti
aux Indes orientales, vers l’Amérique, parti pour conquérir des richesses et former un empire
mondial dont les territoires feront le tour de la terre et où le soleil ne se couchera pas, c’est
un simple moine qui trouva ce que la chrétienté cherchait jadis dans un sépulcre terrestre, en
pierre, dans le sépulcre plus profond de l’idéalité absolue. » (G. W. F. Hegel, Leçons sur
l’histoire de la philosophie, op. cit., vol. III, p. 375)

« Toute véritable civilisation découle de la race blanche » et plus précisément de la


race aryenne. A l’analyse de cette doctrine, l’on découvre que la civilisation blanche se veut
l’idéal autour duquel gravitent, comme les planètes autour de leurs soleils, les autres
prétendues civilisation (J. A. Comte de Gobineau, Essai sur l’inégalité des races humaines,
op. cit., pp. 187-189). Pourtant, aucune rationalité n’a le droit de se prévaloir le luxe de juger
sans contextualisation préalable de la validité de l’autre.

Par ailleurs, Hegel est dit anti-esclavagiste à l’image de tout bourgeois libéral avancé.
Cependant, ses positions pour la suppression de cette institution inhumaine laissent à visage
découvert sa visée hégémonique. La captivité des esclaves est acceptable, parce que
l’esclavage en Afrique est pire. Tandis qu’aux Amériques, les propriétaires d’esclaves ont
intérêt à les entretenir dans l’espoir de générer un grand profit, les propriétaires africains
quant à eux pouvaient les maltraiter et même les tuer pour peu qu’ils ne produisaient pas de
marchandises susceptibles d’être vendues. Le philosophe de Berlin est donc d’avis que les
Nègres ont intérêt à se faire déporter pour mériter les conditions de vie meilleures proposées
par les Occidentaux. Il dit à se sujet ceci :

« Les Portugais, sont plus humains que les Hollandais, que les Espagnols et que les
Anglais. Sur la côte brésilienne, il était par conséquent plus facile de devenir libre, et il y eut
en cet endroit, des nègres plus libres en grand nombre. » (G.W.F. Hegel, La raison dans
l’histoire, op. cit., p. 234)

Dieu étant le Père de tous, colons et esclaves tiennent leur égalité, leurs droits et
devoirs réciproques. Les colons en général, et en particulier les portugais, le savent bien qui
traitent en frères leurs esclaves. Aussi, les émancipent-ils plus facilement. C’est dans ce
contexte que la pensée hégélienne est dite avoir servi à fournir parmi tant d’autres, les outils
conceptuels et les principes théoriques qui ont permis de justifier le colonialisme occidental.
Même si elle n’avait pas de visée impérialiste, elle a néanmoins contribué à la naissance d’une
classe de commissionnaires destinés à servir de plus en plus de tampon entre la puissance
coloniale et les masses populaires. Cette classe, ou certaines de ses composantes, avait
intériorisé les images hégéliennes négatives de l’Afrique, et incarné la dépendance du serf
décrite dans la dialectique de Hegel.

Qui plus est, Hegel se veut gradualiste dans sa lutte abolitionniste. C’est en effet à la
lumière équivoque de l’expérience, d’échecs et de défaites, d’une période de l’histoire, surtout
celle de l’Allemagne, dont nul n’est sorti indemne, que Hegel rejette l’abolition immédiate,
car
« Devant cette violence extrême (…), Hegel, en sa philosophie de l’histoire, fait valoir
les droits de la particularité historique, la nécessité de tempérer le fanatisme immanent à
l’indignation morale pure, la valeur des médiations et des compromis fondés sur une analyse
du processus historique qui, tout en maintenant le cap sur le telos, se nourrit de l’analyse
concrète de la situation concrète. » (A. Tosel, « Quelle théorie de l’histoire pour le temps de
la crise des philosophies de l’histoire ? » in La Pensée, n°315, 1998, p. 141)

Mettre fin à la traite et à l’esclavage d’une manière subite revient à faire obstruction à
la mission d’humanisation des Nègres. Hegel réclame ouvertement le droit des Nègres à
l’égalité civile : « L’accès à la culture ne peut leur être refusée. Ils n’ont pas ici et là adopté
avec bienveillance le christianisme grâce auquel ils ont rompu la longue chaîne de la
servitude de l’esprit ». (G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sources philosophiques I : la science
de la logique, op. cit., p. 417) Cette égalité, d’une part théologico-politique et d’autre part
économico-sociale, à en croire le philosophe de Berlin, exige certainement au préalable
entraînement et éducation. Si le sort des esclaves américains s’avère « préférable » à celui des
esclaves africains, c’est parce que l’esclavage « prend place à l’intérieur d’un Etat », au sein
duquel le Noir accède à la « conscience de soi » par le biais du travail, facteur d’humanisation
et de socialisation : il doit donc être considère comme une forme de « progrès par rapport à
la pure existence isolée et sensible » que menait l’Africain parmi ses congénères, dit
autrement comme « un moment de l’éducation, une sorte de participation à une vie éthique et
culturelle supérieure ». C’est pourquoi, l’esclavage, certes institution arbitraire vouée à
disparaître, ne doit pas être supprimé d’un seul coup mais progressivement, car il représente
un « moment nécessaire » dans le processus au cours duquel l’homme asservi apprend par le
labeur à transformer la nature matérielle, à prendre conscience de lui-même en tant que sujet
autonome destiné à la liberté. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op.
cit., p. 79)

En somme, les idées de Hegel semblent avoir donné libre cours à l’impérialisme
occidental, et par ricochet au colonialisme. A l’analyse, la colonisation est apparue comme
l’incarnation de la violence interdisant aux peuples d’avoir une conscience. Elle leur a imposé
des valeurs et acculé à la défensive et à la clandestinité la vie même des colonisés. Enfin
comme le souligne Marcien Towa, elle a consisté à « obtenir du colonisé l’aliénation de soi,
la perte dans l’autre ». (M. Towa, cité par N’Djock Enoch, « la notion d’identité
révolutionnaire africaine : Kwame Nkrumah, Franz Fanon, Amilcar Cabral et Marcien
Towa », p. 20)

Dans la même lancée et l’impérialisme aidant, il est devenu inadmissible de penser à


une Egypte nègre, berceau et mère de l’humanité. La naissance de l’égyptologie a en effet
caractérisée par la nécessité de détruire à tout prix et dans tous les esprits le souvenir d’une
Egypte nègre. A la lumière de Chapollion Figeae, les égyptologues se résumeront à démontrer
la fausseté de l’idée d’une Egypte noire. Pour le père de « la Science égyptologique »,
l’opinion selon laquelle l’ancienne population de l’Egypte appartenait à la race nègre africaine
est une erreur. Dès lors, les spécialistes s’efforceront à trouver une origine blanche à la
civilisation égyptienne. On assiste alors à des interprétations subjectives des faits et des
documents. Cependant, quand bien même les preuves d’une Egypte nègre s’amoncellent aux
yeux de ces spécialistes, ils ne les verront plus qu’à travers des œillères. Ils échafauderont les
théories les plus invraisemblables, et n’importe quelle invraisemblance leur paraissent plus
logique que la vérité contenue dans les plus importants documents historiques qui attestent le
premier rôle civilisateur des Nègres.

4. Confusion entre Culture et cultures

Dans son livre Cutltures in Crisis, J.F. Downs développe et explique les préjugés qui
caractérisent les rapports entre différentes cultures. En effet, la tendance est de juger les autres
à la base de nos comportements, de nos principes (J. F. Downs, Cultures in Crisis, London,
Glonce Press, 1971, p. 25). Cette attitude ethnocentriste est apparue dans l’histoire de
l’anthropologie philosophique. Dans les temps anciens par exemple, le peuple chinois
qualifiait de barbares ceux qui ne parleraient pas Chinois. Il en était de même pour les Grecs à
l’endroit de ceux qui n’appartiennent pas ç leur groupe. Les deux peuples se connaissaient,
s’appelant cependant barbares. Cette vision des choses révèle qu’il y a des hommes qui sont
des sous-humains et par conséquent ne sauraient se réclamer d’une culture. A la question de
savoir s’il existe vraiment des peuples dont la culture est inférieure à une autre prétendument
supérieure, l’idéologie raciste, mieux le mouvement euro-centriste répond par l’affirmation,
étant donné qu’elle disqualifie certains peuples à posséder une culture. Dès lors, une question
apparaît, celle de savoir à quoi renvoie le terme culture.

Il est communément accepté que la culture soit un système de symboles partagés par
un groupe d’hommes et transmis par eux aux générations futures. Ce système de symboles
forme selon Hegel « la conscience générale » ou « l’esprit d’un peuple ». En effet, « la
conscience de soi de l’Esprit doit se donner une forme concrète dans le monde », c’est la
culture. Cette conscience contient, oriente tous les intérêts du peuple. C’est elle qui constitue
ses mœurs, son droit, sa religion (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 80). Elle
n’est pas une leçon toute faite que l’individu reçoit, mais c’est ce dernier qui la forme. Dans le
processus de transmission, la tradition est d’une importance capitale : ce que nous sommes
aujourd’hui est ce que nous sommes devenus et le processus de notre devenir, c’est notre
histoire. Il est donc clair que la culture est le résultat de l’histoire. Nul ne saurait revendiquer
une culture à moins qu’il n’ait une histoire. Etant donné qu’il existe des peuples sans histoire-
Indiens et Africains par exemple, ils n’ont pas de culture. La culture n’appartient qu’aux
« grands hommes historiques » qui se sont distingués des siècles durant dans la découverte de
la conscience de soi de la liberté. C’est cette conscience de soi de la liberté, marque véritable
de l’Esprit, qui constitue la différence entre le peuple.

Pour Hegel, la possession d’une histoire est synonyme de la découverte que l’homme
est libre. Comme le peuple germanique a découvert l’Histoire que l’homme en tant que tel est
libre et que la liberté de l’Esprit est l’essence même de l’homme, il constitue le seul peuple à
posséder une culture. Les autres peuples, par contre, sont identifiés à la nature. A la vérité,
aucune grande différence n’est avancée entre les animaux et ces hommes. La culture devient
alors le monopole d’un groupe de personnes qui revendiquent seules la découverte de la
pensée. De ce point de vue, Hegel va classifier les peuples selon leurs niveaux de pensée et
leurs degrés de moralité. Ainsi, du plus bas stade au plus élevé et conformément aux
différentes époques de l’Histoire Universelle, Hegel obtient cette classification : Orientaux,
Grecs, Romains et le peuple germanique (Ibid., p. 84). A moins que les lois, les croyances, les
valeurs n’appartiennent à la dernière classe, elles ne sauraient être considérées autant il y a de
plus civilisés. Pour notre part, cette conception de la culture nous apparaît ambiguë, en ce sens
qu’elle est entachée d’erreurs et a été à l’origine de quelques impasses dont l’Afrique a
longtemps souffert.

Le fait que le professeur de Berlin divise l’Histoire Universelle en trois grandes


phases, à savoir l’état de nature, la conscience de soi ou la raison et l’universalité de la liberté,
il est clair qu’il admet l’hypothèse selon laquelle l’homme apparaît de prime abord naturel
avant la réalisation de l’universalité de la liberté. Personne n’aurait trouvé à redire sur une
argumentation aussi géniale si ce dernier n’avait pas circonscrit ce processus d’évolution à un
groupe particulier d’hommes qu’il a considéré civilisé par opposition aux barbares. En effet,
l’homme est un être naturel en ce sens qu’il vit dans la nature à partir de laquelle il tire des
éléments nécessaires pour sa survie. Parce qu’il la transforme à travers son travail, il se
démarque du reste des êtres cosmiques. C’est alors qu’il cultive sa nature et devient un
homme civilisé. Dans ce processus de civilisation, la raison joue un rôle à nul autre pareil. Il
n’y a donc pas de doute que l’idéaliste allemand a validé ce cheminement, cependant son
attitude d’eurocentriste a laissé libre cours à ses passions qui lui permettant de « réaliser
quelque chose de grand » c’est-à-dire de refuser l’humanité à certains groupes humains qui
n’appartiennent pas à sa culture.

A l’image de la définition hégélienne de la culture, entendue un ensemble de symboles


partagés au sein d’un groupe humain, une unité fonctionnelle et effective, active, efficiente et
bien organisée, il s’en suit qu’autant de peuples, autant de cultures, si tant est vrai que chaque
peuple forme sa culture en réponse aux besoins qu’impose son environnement. Il est donc à
noter qu’il existe une diversité de cultures que Hegel a refusée de reconnaître, créant ainsi une
confusion entre la Culture et les cultures.

Dans son livre sus-cité, Downs reconnaît que la culture est la caractéristique même de
l’homme, c’est-à-dire une carte que chacun a implantée dans sa mémoire grâce à la société
dans laquelle il est né (J.F. Dows, Cultures in Crisis, op. cit., pp. 15-16). Selon l’auteur, la
carte vise d’une part à établir les règles dans le but de résoudre les problèmes, et d’autre part à
définir les lignes de conduite dans les multiples situations où il se retrouve : c’est une culture
formelle ou particulière, la culture d’une société déterminée. Si la culture se veut être une
façon de voir les choses, il est tout à fait indéniable de penser à une pluralité de visions des
choses. Cette pléthore de points de vue est fonction de normes universelles, des règles et lois à
partir desquelles chaque société tire son inspiration. Ces normes universelles forment la
Culture. L’auteur de La raison dans l’histoire a dû faire une confusion entre la Culture
universelle et les cultures particulières ou formelles.

Les conséquences d’une telle confusion ont été catastrophiques pour le monde
africain. Elle e servi de béquille à l’attitude eurocentriste. La pensée de Hegel a soulevé des
problèmes d’acculturation et d’aliénation des peuples considérés comme des sous-hommes.
Pour lui, la culture européenne, dans toute sa particularité, est supérieure et par ricochet
devrait guider l’humanité. Ainsi, devons-nous apprendre les valeurs enseignées par les
Occidentaux.

L’acculturation est le, processus par lequel un groupe humain assimile les valeurs d’un
autre. Ceci commença pendant la colonisation lorsque les Noirs furent forcés à apprendre les
valeurs occidentales. Au départ, ce fut un avantage pour les apprenants en ce sens qu’ils
enrichissaient de plus en plus leurs cultures locales. Néanmoins pendant que le processus
d’apprentissage suivait son cours, l’objectif visé était de détruire les aspects importants des
cultures locales. Par conséquent, cette situation a grandement influencé la personnalité des
dominés donnant par le même entrepôt libre cours à leur aliénation. L’aliénation culturelle se
définit comme le fait que l’on devienne étranger à soi-même. Une telle attitude a été criée par
C. H. Kane dans son ouvrage L’aventure ambiguë où Samba Diallo, le principal personnage,
après plusieurs années d’études supérieures en Occident, il est devenu étranger à sa culture à
telle enseigne qu’il n’était plus prêt à participer aux activités religieuses de son milieu. Il dit à
cet effet : « je suis deux voix simultanées. La première s’éloigne, l’autre croit ! Je suis seul.
Le fleuve monte. Je déborde… » (C.H. Kane, L’aventure ambigüe, Paris, Julliard, 1961, p.
190) Il est donc clair que soit l’on est influencé par l’extérieur, soit l’on est pas du tout
satisfait de sa propre culture et l’on en fait l’objet de honte. Pour des raisons imaginaires, les
hommes abandonnent leurs croyances et leurs valeurs au profit de celles qu’ils tiennent pour
supérieures. Sans qu’ils ne s’en rendent compte, ils se font prendre au piège tendu par Hegel,
à savoir se renier. Il est en fin de compte de notre ressort de remettre en cause cette vision à
travers nos attitudes, nos comportements dans nos milieux de vie.

VIII. Défis de l’Afrique à l’heure de la mondialisation


1. Nécessité d’un habiter constant dans l’esprit

La question qui nous préoccupe ne devrait pas se mouvoir dans une controverse sur la
valeur identitaire de l’homme africain, valeur qui a trop souvent été perçue dans le sens
culturel. Pourtant, aucune confusion ne doit être tolérée entre culture et ontologie. Au
contraire, nous devons l’analyser dans la région du « demeurer consistant » de l’homme,
c’est-à-dire son intime séjour en dialogue constant et silencieux avec l’histoire. C’est en effet
la façon de faire l’histoire ou de demeurer dans l’histoire qui confère à l’homme la mesure de
sa pleine humanité. L’histoire, dès lors, doit pouvoir garder le sens de l’intelligible, pour
autant que c’est en rapport avec ce sens qu’il est possible à l’homme d’inscrire les choses
dans la durée de leur devenir. L’histoire comme histoire du Même, en tant que ce qui assure
son sens, reste identique. Il apparaît nécessaire à l’histoire de se déterminer par rapport au
Même en questionnant sa relation au Même. Il s’agit pour nous de définir la dynamique
présence de l’Africain dans l’Histoire Universelle.

Pour l’Africain, il est question de porter, non par pure comparaison mais par pure
essence, à égalité avec les autres principes de l’humanité qui le détermine et qui fait qu’en
dépit de sa couleur noire, il ne peut être assimilé à un animal. Une telle façon de voir les
choses ne peut être manifeste « qu’en renonçant à l’immédiateté de la vie » (A. Dbi,
L’Afrique et son autre, la différence libérée, Abidjan, Strateca diffusion, 1994, p. 8), pour
porter à l’éclat le « demeurer intime » de l’homme dans le dépassement des contingences de
l’histoire et de la culture. C’est sous cet angle qu’il faut interpréter la Phénoménologie de
l’Esprit : commencer par la conscience, prise dans son immédiateté sensible de l’homme
naturel, découvrir par la suite comment celle-ci se dépasse, se découvre comme sujet
percevant les choses, et bientôt comme entendement qui conçoit des essences. En d’autres
termes,

« il n’en reste pas moins que le discours hégélien nous contraint à comprendre
comment la conscience, devenue conscience de soi, se fait Raison sitôt qu’elle a saisi qu’en
elle se donne cette universalité qui rend égales, au moins en droit la visée du sujet et la
position de l’objet. » (F. Châtelet, Hegel, op. cit., p. 103)

A lire les idées de Hegel sur l’Afrique, il y a lieu d’être choqué voire scandalisé de
constater qu’un si grand penseur, à la base des rapports d’explorateurs, arrive à une
conception aussi dévalorisante de l’humanité noire. En écrivant sur l’Afrique, Hegel voyait à
peine de différence entre une bête sauvage et le Nègre. En analysant cependant froidement ses
idées sur l’Afrique, loin d’être totalement négatives, nous percevons en celles-ci une
indication importante et précieuse pour amener l’Africain à apporter un démenti essentiel à
ces idées dites racistes sur l’Afrique. En affirmant que la conscience du Nègre n’est pas
encore arrivée à quelque objectivité ferme G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de
l’histoire, op. cit., p. 76), le philosophe allemand ne met pas en doute le trait essentiel de
l’homme chez l’Africain : la conscience, trait qui le distingue fondamentalement des êtres
animés et non-animés. Parce que la conscience est la caractéristique essentielle de l’homme, y
compris le Nègre, toute compréhension de cet être doit nécessairement partir d’elle. La
conscience comme présence à soi-même et au monde ne constitue pas moins le lien où doit
s’opérer l’articulation véritable de l’homme aux données du temps et de l’espace.

En parlant de la saisie de quelque objectivité ferme, Hegel faisait allusion à cette


présence à soi-même dans les rapports aux choses en les saisissant dans leur substantialité. Or,
si la conscience manque d’être présence à soi-même, elle devient incapable d’envisager un
possible être de l’homme tant il est vrai que sans sa clarté, nulle histoire ne peut s’écrire
intelligiblement. Pour cela dans la définition de l’être africain, nous devons nous appesantir
sur elle. C’est dans c sens que Hegel aura rendu service à l’Afrique en attirant notre attention
sur ce qui est le lien de notre réalisation véritable, car contraire son intimité et à rester en
parfaite harmonie avec son « demeurer intime », car

« Le demeurer intime comme le lien de la connaissance authentique de l’africain, est


avant tout l’objectivation de l’esprit, rendu manifeste par la conscience en l’homme. Le
rapport intime avec nous-mêmes, comme sanctuaire où nous accédons à la lumière
substantielle de la réalisation de soi et de la construction harmonise de la société et l’histoire,
est notre habiter constant dans l’esprit. » (J. G. Tanoh, « Être Africain », dans
www.leportique revues.org/index 185. Html)

Ceci conduit à la pensée, à la connaissance des choses dont le premier principe est le
« cogito ergo sum » cartésien. Si l’homme est le seul être qui réalise la connaissance des
choses, il est nécessaire qu’il sache lui-même comment cette connaissance parvient à sa
véritable détermination. Il faut que moi qui cherche à connaître possède au préalable la claire
connaissance des choses. Tanoh en dit en assez n ces termes :

« Ainsi la grande trouvaille cartésienne du cogito, n’est pas quelque chose


d’occidental, elle est de l’ordre de l’universel. Cette trouvaille cartésienne concerne aussi
l’Africain, dès lors, qu’il se sait homme dont l’aspiration essentielle et fondamentale est de
connaître les choses, pour autant qu’il est aussi un être marqué par l’Esprit, c’est-à-dire la
pensée. » (Idem)

Le « demeurer intime » ou l’ « habiter constant » dans l’Esprit de l’Africain par lequel


il doit se déterminer comme homme et réaliser le sens de cette détermination est la pensée à
laquelle Hegel nous convie. Cependant, aussi longtemps que l’Africain ne réalisera pas
l’expérience de la pensée fondamentale avant toute chose, aussi longtemps il sera dans
l’épouvantable trouble de son être. Car, « La pensée est une force, une énergie, mais aussi une
matière très éloignée du plan physique. » (M. A. Omraan, Puissances de la pensée, Fré*jas,
Prosvéa, 1986, p. 78)

Parce que la pensée définit l’homme, il serait insensé de la substituer par autre chose.
Si elle est substituée, l’homme tombe dans la confusion de son être et de son existence. Ceci
nous amène à croire que l’histoire d’un peuple est stagnante, il n’y a pas réalisation
véritable de la pensée comme énergie et matière subtile. Ainsi, notre lisère en tant
qu’Africains dans le concert des nations, commande que nous prenions au sérieux l’exigence
de la pensée pour dire substantiellement notre être et c’est dans ce dire substantiel qu’un
visage humain de l’Africain apparaîtra avec clarté, car nous aurons donné à notre identité le
sens qui lui convient. Si l’égalité intellectuelle est tangible, l’Africain doit sur des thèmes
controversés être capable d’accéder à sa vérité par sa propre investigation intellectuelle et se
maintenir à cette vérité jusqu’à ce que l’humanité sache que l’Afrique est désormais libre.
Tant que nous ne maîtrisons pas les données scientifiques relatives à notre patrimoine
historique, culturel et économique, nous demeurons des marionnettes insouciantes et
inconscientes. Aussi la première articulation de cet exercice intellectuel nous conduit-il à
analyser notre passé de façon à le refaire.

2. Nécessité de la reconstitution de la conscience historique

La violence dont l’Afrique a toujours fait l’objet n’est pas exclusivement


idéologique, elle est aussi politique, militaire, économique et scientifique. Pour preuve,
les représentants de l’impérialisme occidental s’appliquent à légitimer au plan moral
et philosophique l’infériorité intellectuelle du Nègre. La vision d’une Afrique
anhistorique et atemporelle, dont les Nègres ses habitants, n’ont jamais été
responsables d’un sel fait de civilisation, s’est imposée dans les écrits et ancrée dans
les consciences. Aujourd’hui, il est grand temps que l’Afrique renaisse et pour cela, la
restauration de la conscience historique s’avère incontournable. C’est sous cet angle
que Nkrumah abonde lorsqu’il écrit : « Notre renaissance insiste beaucoup sur la
façon de présenter l’histoire, il faut écrire notre histoire comme l’histoire de notre
société, non comme l’histoire d’ouverture européenne. » (K. Nkrumah, Le
consciencisme, op. cit., p. 80)
En effet, la renaissance de l’Afrique ne peut être effective que si les Africains
eux-mêmes reconstituent scientifiquement leur passé, leur histoire falsifiée. Car

« La conscience de l’homme moderne ne peut progresser réellement que si


elle est résolue à reconnaître explicitement les erreurs d’interprétations scientifiques,
même dans le domaine très délicat de l’Histoire, à revenir sur les falsifications, à
dénoncer les frustrations de patrimoines. Elle s’illusionne, en voulant asseoir ses
constructions morales sur la plus monstrueuse falsification dont l’humanité ait jamais
été coupable tout en demandant aux victimes d’oublier pour mieux aller de l’avant. »
(Cheikh Anta Diop, Antériorité des civilisations nègres-mythe en vérité historique,
Paris, présence Africaine, 1967, p. 12)

Dit autrement, il est question de montrer que le Noir a un passé. Il y a lieu


d’élaborer une intelligibilité capable de rendre compte de l’évolution des peuples
noirs africains dans le temps et dans l’espace. A l’image de Cheikh Anta Diop une
telle tâche s’est montrée possible. Avec ce dernier et surtout à travers la publication
de Nations et cultures – De l’Antiquité nègre égyptienne aux problèmes culturels de
l’Afrique d’aujourd’hui, la reconstitution critique du passé de l’Afrique est devenue
possible grâce à l’introduction du temps historique et de l’unité culturelle. Les
intellectuels doivent étudier le passé non pour s’y complaire, mais pour y puiser des
leçons. Seule une véritable connaissance du passé peut entretenir dans la conscience le
sentiment d’une continuité historique, indispensable à la consolidation d’un Etat multi-
national. Notre identité culturelle est fonction de notre histoire telle que S. Adoveti le
développe :

« Identité et histoire sont solidaires. Pour faire l’histoire, il faut soi pour soi. Il
faut à l’histoire un sujet historique. Comme le Nègre dans son histoire n’a été
jusqu’ici qu’un objet. Son identité, c’est la non-identification historique. Dès lors, si
pour un noir, se retrouver, c’est découvrir soi pour soi, d’acquérir son identité, réside
dans la nécessité de produire les marques de sa propre histoire. » (cité dans J. D.
Koukam, « Mondialisation et développement : défis et enjeux », Université de
Yaoundé I, 2007-2008, p. 15)

Cependant, le constat est clair aujourd’hui. Nous tenons toutes nos traditions et
expériences d’une culture étrangère au nom d’un « développement universel »,
entendu « cette figure d’évolution des peuples qui consiste à se passer des réalités
particulières, de l’originalité des peuples, de leur besoin et qui fait du développement
un « couper coller » (Ibid., p. 9)

L’amnésie culturelle et la grave angoisse des lendemains qui habitent nos


systèmes d’existence font urger notre engagement au rétablissement de la vérité
historique, qu’à la conformation de notre existence actuelle et préventivement future
aux légitimes idéaux autorisés ou impliqués par cette vérité. La question est désormais
celle de savoir si la pratique du progrès est pensable et même possible dans un
contexte dans lequel piétine encore le progrès de la pratique. Cette question, négligée
autant dans la pléthore de projets de société que dans tous les programmes politiques
et éducatifs en Afrique, pose que l’ignorance de notre histoire totale explique nos
errements particularistes actuels, qu’une histoire sans considération de ses antécédents
doit être aujourd’hui interprétée soit comme pure folie, soit comme feinte et signe
d’implicités idéologiques. Cette même question consiste également à établir que
l’histoire de l’Afrique bien comprise nous épargnera de biens d’histoires si tant est que
nous tenons à vivre en homme assuré dans les lendemains en parturition.

Voilà ce à quoi nous convie la négation hégélienne de la philosophie en


Afrique. L’affirmation d’une philosophie africaine ne peut se concevoir en termes de
négation de la négation. Qui plus est, elle ne peut être rendue possible que si s’est
opéré un rapport à l’Afrique traditionnelle, rapport visant une réassomption non pas
de type narcissico-égocentrique, mais de type lucide de notre passé. En d’autres
termes, plus qu’un retour, il s’agit d’un recours parfait. Une telle investigation pourra
par exemple, nous faire découvrir des éléments toujours probants de l’approche
diachronique, éléments qui renforcent en effet l’idée d’un continium organique, d’une
matrice commune entre la pensée pharaonique et la pensée négro-africaine actuelle.
Towa écrit à cet effet :

« Ces éléments de ressemblance entre la pensée pharaonique et la pensée du


reste de l’Afrique noire nous semble suffisamment nombreux et importants pour
autoriser l’affirmation

3. La prise en main de son propre développement


3.1. Essai de définition
3.2. Techniques de développement locales
3.2.a. Le consciencisme
3.2.b. La déconnexion

IX. L’Afrique coupable : perspectives de la question Hegel en Afrique


1. Applicabilité de la pensée hégélienne en Afrique
2. Conditions d’une civilisation proprement africaine
2.1. Contre le déficit réflexif des programmes éducatifs
2.2. Revalorisation des langues locales
2.3. Maîtrise de la science et de la technique
3. Vers un Etat réalisé africain
3.1. Eradication de l’état de nature
3.2. Le travail : facteur d’humanisation et de socialisation
3.3. L’Africain face à la réalité de l’Etat de droit
Conclusion
Bibliographie

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