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Journée D'etude Rachel Bidja
Journée D'etude Rachel Bidja
Université de Douala
Les travaux érudits de Rachel Sorel Bidja Ava qui servent de base à la philosophie
africaine contemporaine, sont de ceux qui ont contribué à réorienter et à démystifier la lecture
africaine de Hegel. Pour un examen minutieux des différentes articulations de la thèse
hégélienne sur l’Afrique, nous avons opté de prime abord avec Bidja Ava pour une approche
historiciste, c’est-à-dire que nous allons présenter le contexte spatio-temporel dans lequel
s’inscrivent ces thèses idéalistes. Nous allons dans un second temps exposé ces thèses et enfin
arriverons au constat avec elle, selon lequel la dialectique hégélienne était une hypothèse
scientifique pour rendre compte de l’évolution du monde et des sociétés. Aujourd’hui cette
conjecture interpelle néanmoins l’Afrique sur plus d’un titre nonobstant quelques défaillances
à savoir la documentation, l’exclusion des Noirs de la pensée noétique, la diversion vers
l’impérialisme colonial et le pangermanisme.
Jusqu’au XIX e siècle, l’on a continué à greffer aux Noirs la paresse, le mysticisme, les
croyances fétichistes, la danse, le rythme dans la peau, la force brute. Pour tout dire, l’homme
noir aura consommé le fruit de l’émotion et commis le péché originel dont toute la
descendance est coupable. Il aurait une spécificité qui le démarquerait des autres hommes.
C’est en effet dans ce contexte que Hegel arrive à porter lui aussi sa lecture du continent. A la
lecture de ces idées, il y a sans doute la tendance de réduire la pensée de Hegel à un cliché
occidental sur l’Afrique tout en lui prêtant par ricochet des allures racistes. C’est ainsi que
comme l’affirme Bidja Ava : « La philosophie africaine s’est confinée dans une réflexion
circonstancielle et opportuniste dont les principaux sont l’enthousiasme idéologique, la
confusion des genres et l’incursion délibérée dans la politique. » (Rachel Bidja Ava, « Hegel
et le monde non-européen. Le cas de ‘Volksgeist’ africain. Essai de démystification du
discours philosophique africain », thèse de doctorat de 3e cycle, Paris, X, 1980 – 1981, p. 4)
Aussi l’Afrique gagnerait-elle à relire le professeur de Berlin à la suite de Rachel Bidja
Ava qui n’était ni raciste ni xénophobe mais un écrivain de « liberté-centrique ».
Introduction
Aujourd’hui plus que par le passé, la pensée hégélienne constitue une source
d’inspiration et d’investigation pour les chercheurs de la périphérie. C’est la preuve qu’elle
doit regorger des centres d’intérêt devant contribuer à la résolution d’un des problèmes
africains de l’heure : le sous-développement. En empruntant les mots de Amady Aly Dieng à
l’endroit de Senghor, nous disons que Hegel « apparait comme le théoricien le plus
conséquent de notre génération ». (Amady Aly Dieng, Hegel, Marx, Engels et les problèmes
de l’Afrique noire, Dakar, Sankoré, 1978, p. 108)
En ce qui nous concerne, nous allons nous attarder sur les différentes conceptions de
Hegel sur l’Afrique pour analyser les perspectives en vue de la construction du continent noir.
Ceci vise à revisiter les préjugés dont les Africains ont été victimes. Nous tenons de Michel
Foucault que :
« Toute notre époque, que ce soit par la logique ou par l’épistémologie, que ce soit
par Marx ou par Nietzche, essaie d’échapper à Hegel […] Mais échapper réellement à Hegel
suppose d’apprécier exactement ce qu’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de
savoir jusqu’où Hegel insidieusement peut-être, s’est rapproché de nous ; cela suppose de
savoir dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ; et de
mesurer en quoi notre recours contre lui est encore peut-être une ruse qu’il nous oppose et au
terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs. » (Michel Foucault, L’ordre du
discours, Paris, Gallimard, 1971, pp. 73-74)
Notre ambition est de voir jusqu’à quel niveau l’Afrique, continent aux multiples
richesses mais malheureusement pauvre, « essaie d’échapper » à la description que Hegel,
« l’Aristote des temps modernes », (Alain, cité par Jacqueline Russ, Histoire de la
philosophie. De Socrate à Foucault, Paris, Hatier, 1985, p. 109) aurait faite sur elle. De tous
les continents, l’Afrique est celui auquel l’éminent professeur de Berlin consacre le plus grand
nombre de pages dans ses Leçons sur la philosophie de l’histoire. La partie consacrée à
l’Afrique comprend trois chapitres : dans le premier, Hegel divise l’Afrique en trois grandes
entités géographiques et spirituelles ; dans le deuxième, il concentre l’exposé sur « l’Afrique
africaine », la seule des parties du continent qui, selon lui, est purement l’Afrique ; dans le
dernier, la fascination de Hegel se résoud en une série déliée de descriptions échevelées et la
pensée de Hegel se trouve entraînée dans une danse africaine où il lui est désormais
impossible de conserver les ressources synthétiques qu’il a d’ordinaire.
L’étude que Hegel effectue sur l’histoire dont l’Extrême-Orient est l’origine et
l’Europe l’achèvement (Bernard Bourgrois, « La fin de l’histoire selon Hegel ». www.
canalacademie. com/emissions/es094.mp3), l’Afrique aurait totalement été mise hors-jeu. Le
continent, pour le philosophe allemand, s’est présenté comme un ensemble impénétrable «
replié sur lui-même », sans passé, ni avenir. En un mot, c’est « le pays de l’enfance qui, au-
delà du jour de l’histoire consciente, est enveloppé dans la couleur noire de la nuit » (Georg
Friedrich Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, (1822-1830), tr. Gibelin, Paris, Vrin,
1963, p. 75) depuis les temps immémoriaux. Ainsi, l’homme africain vit dans un état de
barbarie et de sauvagerie qui l’empêche encore de faire partie intégrante de la civilisation.
Aujourd’hui, trois siècles après la publication des œuvres de Hegel, l’Afrique ne cesse
de trotter. Dès lors, nous sommes en droit de nous demander si le retard du continent en ce
jour par rapport aux autres est fonction des prétentions racistes dont il aurait été victime de la
part de Hegel. Dit autrement, la lecture que le philosophe allemand fait de l’Afrique ne peut-
elle pas contribuer à ce que le continent, à l’instar de l’Europe, puisse aussi proclamer et
célébrer la fin de l’Histoire universelle, c’est-à-dire, celle de « l’invention millénaire et
laborieuse des structures universelles vraies de l’existence politique » ((Bernard Bourgrois,
« La fin de l’histoire selon Hegel ». www. canalacademie. com/emissions/es094.mp3), ceci
visant à ce qu’elle se rattrape sur son retard et gagne une personnalité digne dans ce monde du
donner et du recevoir qu’impose l’idée de mondialisation ?
Dans l’élaboration de Hegel, l’Afrique, mieux l’Afrique au sud du Sahara, n’a jamais
vu naître un seul héros ou sujet historique. Dans le souci de dévoiler les motifs pour lesquels
la Raison, dans sa ruse, met à l’écart certains individus – les Africains, nous allons de prime
abord dégager le contexte historiciste dans lequel s’inscrit la pensée de Hegel. Dans la
deuxième section, il sera question pour nous de dégager les deux conceptions hégéliennes du
continent noir. En dernier ressort, nous envisageons la critique des diverses positions prises
par Hegel au sujet de l’Afrique. Pour tout dire, l’analyse systématique de notre problématique
nécessite de montrer que certes la dialectique idéaliste est un travail scientifique dont
certaines conclusions ont besoin d’être réexaminées, le professeur de Berlin n’était pas
raciste.
Le XVIIIe siècle a souvent été distingué comme le siècle des Lumières ou encore l’âge
de la Raison en Europe. Ce siècle a témoigné une révolution intellectuelle comme l’humanité
se détachait de l’immaturité, du traditionalisme, du dogmatisme, de la superstition et de
l’obscurantisme pour embrasser la raison, le pouvoir de l’intellect et de la pensée rationnelle.
Dès lors, l’humanité a voulu questionner et expliquer la nature, l’environnement et la société
à la lumière de la raison à travers une pensée critique et scientifique, l’observation et
l’expérimentation au lieu de se soumettre aux coutumes traditionnelles, aux dogmes et aux
révélations. Le siècle a vu un remarquable développement de l’esprit critique et du progrès
scientifique. Nul domaine n’échappe au doute méthodique et à la raison. La méthode
expérimentale complète la réflexion théorique dans l’investigation scientifique. La curiosité
intellectuelle est insatiable.
Il est clair que le Dieu des cartésiens n’est pas le Seigneur des scientifiques qui fait le
monde comme il l’entend et continue d’agir sur lui comme le Dieu de la Bible hors de la
création. En tout cas, le monde est réformable (Ibid., p. 294) et si le scientifique a découvert
les lois de l’attraction universelle, il n’a trouvé aucune nécessité à ce que ces lois fussent telles
qu’elles sont. Il a seulement constaté leur existence. A la croyance que l’homme par sa raison
peut trouver avec évidence que Dieu pouvait faire de mieux, l’esprit scientifique du XVIII e
siècle comprend que la raison tend à chercher à observer les faits, à les expliquer. Newton
écrit à cet effet : « J’ai expliqué jusqu’ici les phénomènes célestes et ceux de la mer par la
force de la gravitation, mais je n’ai assigné nulle part la cause cette gravitation. » (Isaac
Newton, cité par A. Koyré, Etudes newtoniennes, op. cit., p. 273) et Voltaire de dire de ce
dernier : « Newton n’a jamais fait de système ; il a vu, il a fait voir, mais il n’ a jamais mis
ses imaginations à la place de la vérité. Ce que nos yeux et les mathématiques nous
démontrent, il faut le tenir pour vrai. » (Cité par Jacqueline Russ, Histoire de la philosophie.
De Socrate à Foucault, op. cit., p. 91)
Ayant inauguré la modernité pour la simple raison de faire usage du « bon sens », de la
raison, la méthode cartésienne, allant de l’évidence au dénombrement en passant par l’analyse
et la synthèse, est cependant remise en cause parce qu’elle se souciait d’abord de la tradition.
Aussi l’innéisme est-il par exemple critiqué. En outre, la conception selon laquelle il n’y a de
vérité qu’analytique et indépendante de l’expérience sensible est foulée aux pieds. L’on
reproche à Kant de défendre l’existence des jugements synthétiques a priori et l’idée que
l’expérience serait conditionnée par des structures a priori de la subjectivité telles que :
l’espace, le temps et les catégories. En somme, l’esprit est une tabula rasa. C’est ainsi que la
connaissance humaine dérive de l’expérience. Il n’y a pas d’idées innées qui seraient
présentes dans l’esprit dès la naissance ou dans l’âme de toute éternité. Toutes les idées que
contient l’esprit humain sont des copies des sensations originelles. L’on débouche alors sur
une éthique, une sagesse : ne pas chercher à connaître ce qui nous est inaccessible à jamais
(Ibid., pp. 68-70, 84).
En effet par son slogan « écrasons l’infâme », ou encore le fanatisme religieux, il n’en
finit pas de dresser la, liste des malheurs et des crimes que ce dernier engendre. Pour lui, le
progrès de l’humanité et de la civilisation n’est pas possible sans tolérance. Dans ce contexte,
ses grands ennemis sont la secte chrétienne et l’Eglise catholique de son temps . Hegel ne
s’indigne-t-il pas lui aussi contre « la volonté du clergé trompeur », antipode de la pure
intellection (G. W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t. II, pp. 96-97)? Tout en
reconnaissant l’importance de la religion en ce sens qu’elle est le levier de socialisation de
l’homme (cité par A. Lagarde et al., Les grands auteurs français, Paris, Bordas, 1971, p. 358),
Voltaire n’en demeure pas moins réfractaire à l’idée d’un Dieu tel que présenté par l’Eglise
catholique. Affirmant la nécessité de la liberté religieuse, il prouve que toutes les religions
revêtent des points faibles. Il est, par exemple, attiré par la rationalité apparente de l’Islam,
cette « religion sans clergé, sans miracles et sans mystères » par opposition à la conception
rationnelle de la Trinité chrétienne (R. Pomeau, La religion de Voltaire, Paris, A. G. Nizet,
1995, p. 158). En même temps qu’il s’indigne des contradictions, des absurdités et des
anachronismes du Coran, Voltaire ne manque pas d’admirer sa « bonne morale », son « idée
juste de la puissance divine » et sa « définition de Dieu » (Ibid., p. 157). Suite à la
condamnation et à l’exécution de Calais, ce protestant injustement accusé d’avoir tué son fils
qui voulait se convertir au catholicisme, ne se tourne-t-il pas avec émotion vers le « Dieu de
tous les êtres ».
« (…) daigne regarder en pitié les erreurs attachées à notre nature ; que ces erreurs
ne fassent point nos calamités. Tu ne nous as point donné un cœur pour nous haïr, et des
mains pour nous égorger ; fais que nous nous aidions mutuellement à supporter le fardeau
d’une vie pénible et passagère ; que les petites différences entre les vêtements qui couvrent
nos débiles corps, entre tous nos langages insuffisants, entre tous nos usages ridicules, entre
toutes nos lois imparfaites, entre toutes nos opinions insensées, entre toutes nos conditions si
disproportionnées à nos yeux, et si égales devant toi, que toutes ces petites nuances qui
distinguent les atomes appelés hommes ne soient pas des signaux de haine et de
persécution… » (cité par A. Lagarde et al., Les grands auteurs français, op. cit., p. 158)
Dans tous les cas, le Dieu voltairien n’est pas celui des religions, une divinité sensible
au cœur, mais celui de Newton, celui de la Raison. C’est dans ce contexte que naissent les
revendications libertaires. Les messages deviennent nombreux : tolérance à l’égard des
mœurs, des religions et le respect de l’individu. Les Lumières se mettent à l’assaut de la foi
chrétienne. L’on note dès lors l’ouverture sans distinction du procès du Dieu des chrétiens qui
ne procure le bonheur que dans l’au-delà. Il s’ensuit que les philosophes refusent les
impositions de la religion et de l’Eglise et s’opposent aux limitations que celle-ci impose à la
recherche scientifique. Cette aversion pour la religion se réfère aussi le savoir qu’elle
administre et sur l’Eglise, en tant que soutien de la monarchie absolue. Cet état des choses a
récemment été décrié par Kwame Nkrumah dans son ouvrage titré Le consciencisme. En effet,
ayant entrepris d’expliquer le monde et les faits sociaux en vue d’une révolution, l’auteur se
refuse de faire confiance aux membres du clergé, ces « experts en choses divines », car
« Quand les prêtres sont en place et ont seuls le droit de transmettre la volonté divine,
quand ils sont seuls qualifiés, par vocation et par grâce, pour dévoiler les desseins de la
Providence, les inégalités sociales apparaissent et les confirment dans ce rôle exclusif. »
( Kwame Nkrumah, Le consceincisme, (tr.) Starr et Mathieu Howlett, Paris, Présence
africaine, 1976, p. 45)
C’est dire que si les philosophes s’opposent au pouvoir du clergé, c’est parce qu’ils
« avaient fondé leur pouvoir et toute la hiérarchie sociale sur leur explication surnaturelle du
monde » (Ibid., p. 50). En un mot, l’heure était venue, étant donné que, « l’homme est la
mesure de toute chose », que l’univers avec toutes ses structures passe des mains des dieux
aux mains des hommes (Ibid., p. 53). De telles thèses ne pouvaient que conduire à des
sensibilités et ferveurs nouvelles.
L’idée principale du siècle est aussi de partager les idées, les savoirs et les
connaissances. On publie beaucoup de livres pour apprendre la biologie, les phénomènes
naturels et les techniques. Un exemple très célèbre est celui de l’Encyclopédie. Sous la
direction de Diderot et de d’Alembert, l’œuvre se veut universelle puisqu’elle regorge plus de
mille articles touchant à la philosophie et à la littérature, à la religion, à la politique, à
l’économie et aux arts appliqués. A travers cette extrême diversité, un esprit commun ordonne
tous les efforts. « Il s’agit d’abattre les préjugés et de faire triompher la raison. » (A. Lagarde
et al., Les grands auteurs français, op. cit., p. 375)
Les encyclopédistes veulent mettre à la portée d’un large public, par un puissant effort
de vulgarisation, toutes les branches de la connaissance. L’Encyclopédie contribue à détendre
les idées nouvelles. Cet ouvrage, construit autour des idées de Force et de Progrès, a contribué
à saper la vieille société monarchique car la philosophie des Lumières, c’est la forme
intellectuelle de la Révolution dont la raison est l’instrument.
De Locke, les philosophes reprennent la conception selon laquelle la Raison n’est pas
comme le prétendait Descartes, un patrimoine d’idées innées que l’homme possède à l’origine
mais une simple capacité d’acquisition car les idées se forment par l’expérience : la science du
philosophe n’est rien sans la raison. Au besoin, la raison est aussi importante que la foi pour la
religion. André Lagarde écrit à ce propos :
« La raison est à l’égard du philosophe ce que la grâce est pour les chrétiens. La
grâce détermine le chrétien à agir ; la raison détermine le philosophe (…) Le philosophe
fourme ses principes sur une infinité d’observations particulières. Le peuple adopte le
principe sans penser aux observations qui l’ont produit : il croit que la maxime existe, pour
ainsi dire, par elle-même ; mais le philosophe prend la maxime dès sa source ; il en examine
l’origine ; il en connaît la propre valeur, et n’en fait que l’usage qui lui convient. » (Ibid., p.
376)
« Le siècle des Lumières : siècle un, profond, mais combien divers. La raison éclaire
tous les hommes, elle est la lumière, ou plus précisément, ne s’agissant pas d’un rayon, mais
d’un faisceau, les lumières. » (Albert Soboul, La civilisation et la révolution française, Paris,
Arthaud, 1981, p. 10)
« Si j’avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les nègres esclaves, voici
ce que je dirai : Les peuples d’Europe ayant exterminé ceux de l’Amérique, ils ont dû mettre
ceux de l’Afrique, pour s’en servir à défricher tant de terres. ( …) On ne peut se mettre dans
l’esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un
corps tout noir… » (Cité par André Lagarde et al., Les grands auteurs français, op. cit., p.
342)
Quoique sous la froideur affectée d’ironie, l’auteur laisse croire que l’esclave n’est
utile ni au maître, ni à lui-même. De ce point de vue, Montesquieu se veut être le précurseur
de Pangloss de Candide. « La croyance en un progrès réel de l’humanité et le désir d’y
contribuer, en créant une civilisation réellement humaniste sont un aspect essentiel de la
pensée de Voltaire. » (Jean Thoraval, et al., Les grandes étapes de la civilisation française,
op. cit., p. 255) Voltaire accepte que l’homme n’est pas naturellement bon. Cependant, il faut
l’aimer comme tel et chercher à le rendre meilleur. Il faut donc sans lutter contre les
injustices, les ignorances, l’erreur, la recherche de la vérité étant le souci majeur. Pour un
bonheur véritable, l’homme doit lutter contre les persécutions, l’intolérance, les fanatismes de
race et de religion, les abus de pouvoir et ceux de tout genre.
« Regrettera qui veut le bon vieux temps/ Et l’âge d’or, et le règne d’Astrée, /Et les
beaux jours de Saturne et de Rhée, /Et le jardin de nos premiers parents, /Moi je rends grâce à
la nature sage/ Qui, pour mon bien, m’a fait naître en cet âge/Tant décrié par nos tristes
frondeurs/ Ce temps profane est tant fait pour nos mœurs./ (…) Tout honnête homme a ces
sentiments. » (Voltaire, cité par ibid., p. 220)
Comment le bonheur serait-il alors possible sans une réelle définition du pouvoir politique
duquel les libertés individuelles dépendent ? Ceci est une utopie aux yeux des philosophes.
« L’homme est né libre et partout il est dans les fers. » (Jean-Jacques Rousseau, Du contrat
social ou Principes du droit politique, Paris, 10/18, 1973, p. 14) Cet état des choses les
interpelle et la mission est désormais de libérer l’homme de ces chaînes en définissant les
conditions véritables d’un pouvoir politique. De même que dans le domaine religieux,
l’antithèse entre religion naturelle et religion positive a fourni l’instrument politique contre les
différentes formes historiques de religions, de même dans le domaine politico-social,
l’opposition du droit naturel au droit positif représente le fondement de la critique aux
structures sociales qui se sont déterminées au cours du processus historique.
En effet, alors que le droit positif comprend tous les droits acquis par l’individu au cours
des siècles, le droit naturel comprend les droits qui font partie de l’homme, ceux qui dérivent
de sa nature et qui découlent de son existence. Ces droits sont donc valables pour tous les
hommes, pour tous les pays, pour tous les temps. Il appartient à l’organisation sociale de
garantir aux citoyens le respect de leurs droits naturels et l’Etat n’est que le moyen d’assurer
la liberté de chaque particulier et de satisfaire les exigences des individus. En d’autres termes,
le corps politique est tenu de
« trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune, la
personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéit
pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant. » (Ibidem, p. 39)
Les penseurs soutiennent le libéralisme de Locke. Les hommes naissent libres et égaux.
Cependant la liberté, conséquente de l’égalité, n’est pas naturellement licencieuse. Chacun est
tenu d’en faire le meilleur usage par sa conservation (John Locke, Second traité du
gouvernement, Paris, GF-Flammarion, 1970, p. 17).
La liberté n’exclut pas les devoirs. Au contraire, elle se définit dans le respect des
obligations poursuites par les lois de la nature, car c’est en les obéissant que l’homme est
conduit à faire ce qui est conforme à la nature. La liberté n’est donc pas une absence
d’obstacle extérieur à la réalisation de son désir, mais dans l’obéissance aux prescriptions
divines sans que son institution n’entraîne la perte de la liberté des individus qui lui sont
soumis. En tout cas en vue du bien commun, l’Etat se présente comme cet instrument dont le
rôle est de protéger les intérêts civils et temporels des hommes dont il doit protéger la vie, la
liberté et les biens. Pour cela, une hiérarchisation, mieux une répartition des pouvoirs est
envisagée par des philosophes à l’instar de Montesquieu (Jean Thoraval et al., Les grandes
étapes de la civilisation française, op. cit., p. 25) Ce n’est qu’à cette condition que la liberté
peut être assurée. En tout cas, la liberté que prônent les intellectuels du XVIII e siècle ne peut
subsister sans vertus civique et morale, car si un peuple se lasse de la vertu, il passe de l’état
démocratique à l’état monarchique.
En effet, Voltaire est d’avis que le pacte social ne supprime pas les droits naturels des
individus. A l’état de nature, c’est-à-dire, « l’état dans lequel les hommes se trouvent en tant
qu’homme et non pas en tant que membre d’une société. » (John Locke, Second traité du
gouvernement, op. cit., p.14) Tous les hommes sont égaux. Aucun homme n’est soumis par
nature à quiconque, car on ne peut être assujetti à la volonté arbitraire d’un autre homme, ni
être tenu d’obéir à des lois qu’un autre instituerait pour lui. L’égalité est donc une
conséquence de cette liberté, car s’il n’existe aucun rapport naturel de sujétion personnelle,
c’est par l’absence de distinction manifeste entre les hommes : tous ont les mêmes facultés
(Ibid., p. 4). Il est donc interdit à ceux-ci de faire tout ce qu’ils désirent, étant donné que le
pouvoir politique naît du consentement de ceux sur lesquels s’exerce l’autorité. L’Etat est
donc un instrument et son rôle est réduit aux intérêts civils et temporels des hommes dont il
doit protéger la vie, la liberté et les biens.
Dans une société de classes aux privilèges inégaux, ces idées vont provoquer le
mécontentement des Français qui sont désormais prêts à questionner l’ordre social. En 1789,
ils expriment le désir d’un changement. Les résultats sont énormes : la fin de l’absolutisme et
du féodalisme, l’Eglise se sépare l’Etat et les privilèges de la première sont supprimés : l’on
encourage le nationalisme dans toute l’Europe et Hegel dit à propos :
« Je crois qu’aucun signe des temps n’est meilleur que celui-ci ; c’est que l’humanité est
représentée si digne d’estime en elle-même ; c’est une preuve que le nimbe qui entourait la
tête des oppresseurs et des dieux de terre disparaît. Les philosophes démontrent cette dignité,
les peuples apprendront à la sentir ; et ils ne se contenteront pas d’exiger leurs droits
abaissés dans la poussière, mais ils les reprendront – ils se les approprieront. » (G. W. F.,
Hegel, Lettre à Schelling, 16 Mai 1795, dans Correspondance, t. I, Carère, Paris, Gallimard,
1962-1967, p. 28)
Dans son élan de libérer les individus, la Révolution Française a suscité une organisation
mieux rationalisée. Composant avec leurs traditions, les royaumes sont devenus les Etats
obéissant désormais au modèle jacobin. Pendant que ces drames jettent les peuples contre les
peuples, les hussards contre les moissons, la tradition intellectuelle, certes bouleversée,
maintient sa volonté d’élucidation.
3.2. Guerres Napoléoniennes
Ce sont des guerres qui ont lieu en Europe au moment où Napoléon dirige la France.
En partie prolongement de la Révolution Française de 1789, elles durent tout le long du
Premier Empire. En effet, ces guerres révolutionnent les armées européennes. La France, sur
l’élan des conquêtes révolutionnaires, voit sa puissance croître rapidement et étend sa
domination sur le continent entier. L’ensemble de tous ces conflits fait un total d’environ 2, 5
millions de morts. Guerres de la révolution et de l’empire, elles se déroulent entre 1790 et
1815. Napoléon, « cette âme du monde » (G.W.F., Hegel, Lettre à Niethamer, 13 Octobre
1805, in Ibid., p. 114), a pour intention de créer un Etat unique en Europe et l’admiration de
Hegel pour cet homme est sans pareil :
« Les évènements mondiaux » de l’heure sont intéressants pour Hegel, car ils « marquent
une époque importante, dans une fermentation, où l’esprit a fait un bond en avant, a dépassé
sa forme antérieure et en acquiert une nouvelle. » (Cité dans A. Kojève, Introduction à la
lecture de Hegel. Leçons sur la Phénoménologie professées de 1933 à 1939 à l’école des
hautes études, Paris, Gallimard, 1971, p. 1). Les conséquences sont donc énormes dans le
monde entier et principalement en Europe. La France cesse d’être la dominante de l’Europe.
Dans de nombreux pays européens, l’importation des idéaux de progrès de la Révolution
Française entre autres la démocratie, les procès contradictoires et équitables, l’abolition des
privilèges et de la torture, l’égalité devant la loi laisse une empreinte durable. Les monarques
européens ont de la peine à restaurer l’abolition pré-révolutionnaire. Un nouveau et puissant
mouvement naît dans le sillage des années napoléoniennes : le nationalisme. D’un autre côté,
un nouveau concept d’Europe comme un ensemble uni-émerge. Que ce soit en Allemagne, en
Angleterre ou en Italie, le tournent de l’unité nationale cesse d’être un rêve et commence à
devenir une revendication que les faits légitiment. Dorénavant comme l’affirme F. Châtelet,
C’est dire que l’organisation napoléonienne est telle qu’il faut bien l’imiter. Aussi, la
Prusse va-t-elle céder à la tentation.
En réalité, les deux auteurs penchent vers une révolution « im gutem Sinn » (« Dans le
bon sens », R. Deukschrift, cité dans Idem), « une révolution d’en haut » (Idem) Les réformes
sont essentiellement une synthèse entre les concepts anciens et progressistes. Leur but est de
remplacer les structures de l’Etat absolutiste aujourd’hui caduques. L’Etat doit ouvrir au
citoyen une possibilité de s’impliquer dans les affaires publiques sur la base d’une liberté et
d’une égalité devant la loi. La tâche du gouvernement est de redorer le blason en libérant le
territoire occupé par les Français grâce à la modernisation de la politique intérieure. Au rang
des réformes, l’absolutisme est remplacé par une double domination du monarque et de la
bureaucratie. La justice et l’administration sont séparées. La corruption diminue et les
fonctionnaires régulièrement payés, ne sont plus obligés d’avoir d’autres charges pour
subvenir à leurs besoins. Les réformateurs vont également s’attacher à introduire une égalité
de tous les citoyens face à l’impôt, ce qui va aller à l’encontre de l’aristocratie (Idem).
Concernant l’agriculture, le servage est aboli et la possibilité donnée aux paysans de devenir
propriétaires terriens. De ce qui précède, un rapprochement peut être établi entre la
Révolution Française et ces réformes. Contrairement à la pédagogie utilitariste de
l’Aufklärung qui voulait transmettre un savoir pour la vie pratique, les réformes prussiennes
ont défini un nouvel humanisme : elles se sont investies pour la formation intégrale de
l’homme. A l’analyse, elles sont considérées comme genèse directe de la fondation de
l’Empire allemand. Pendant longtemps, l’ère des réformes est présentée à travers les faits et
les destins des « grands hommes », des « peuples historiques ».
Avoir recours à l’imagination qui semble créer quand elle ne fait qu’arranger apparaît
comme une fonction essentielle à l’imaginaire africain, un idéal moteur : les romanciers y
aspirent tandis que les naturalistes s’y fient explicitement pour déchiffrer l’énigme de la
diversité humaine. Les visions inventives et fautives vont naître. De prime abord, l’Afrique
devient une zone torride et inhabitables et pourtant
« Sur les cartes d’Afrique les géographes sages / Comblent les lacunes de dessins
sauvages/ Et sur des collines où nul n’habite/ Mettent un éléphant à défaut d’un gite. » (A.
Rhapsody, cité par H. Williams, (éd.), The Poems of Jonathan Swift, vol. II, Oxford
University Press, 1958, pp. 645-646)
C’est donc dire l’Afrique au XVIIIe siècle est victime de rumeurs et de croyances
erronées. L’Encyclopédie s’insurge d’ailleurs contre Jean-Baptiste Labat et qualifie ses écrits
sur l’Afrique de « peu corrects » contenant plusieurs erreurs et de surcroît ne méritant
« aucune créance ». Labat ne dit-il pas lui-même : « J’ai vu l’Afrique, mais je n’y ai jamais
mis le pied » (J. P. Labat, Nouvelle relation de l’Afrique occidentale, vol. I, Paris, G. Gavelier,
1728, p. 1)?
En plus, il est aussi à relever que même ceux qui sont en contact avec le Noir à cette
époque s’efforcent de retrancher soit le fantastique, soit le fautif de leurs œuvres. C’est la cas
par exemple de Jean-Louis Castilhon qui prétend n’avoir basé sa documentation que sur
d’excellentes sources primaires, évitant les relations hasardeuses, les recherches superficielles
et les vagues conjectures de quelques voyageurs. En un mot, les penseurs de l’Âge de la
Raison, loin d’être dupés ou inconscients du pouvoir de l’imagination, en reconnaissant le rôle
fondamental dans la représentation de l’Afrique. Aussi l’Afrique reste-t-elle toujours
véritablement inconnue. Longtemps inexploré, le continent africain constitue une étendue
ignorée de l’intérieur jusqu’ au début du XIX e siècle. Nous n’en voulons pour preuve que sur
les cartes géographiques de l’Afrique de cette époque, le tracé des principaux fleuves et
l’existence des grands lacs n’apparaissent pas. La redoutable forêt équatoriale, des étendues
désertiques des régions sub-tropicales limitent la présence des Européens à quelques points
d’appui côtiers. Seules les franges septentrionales du continent sont plus ouvertes. Cet état de
choses prouve à suffisance la non-maîtrise de l’Afrique par des Européens et que celle-ci,
jusqu’ à la fin du siècle des Lumières, demeurait une véritable énigme. Il y a donc urgence,
car comme J.- J. Rousseau écrit :
« Chardin qui a voyagé comme Platon n’a rien laissé à dire sur la Perse. La Chine
paraît avoir été bien observée par les jésuites. Kempfer donne une idée passable du peu qu’il
a vu dans le Japon. A ces relations près, nous ne connaissons point les peuples des Indes
orientales, fréquentées uniquement par les Européens plus curieux de remplir leurs bourses
que leurs têtes. L’Afrique entière, et ses nombreux habitants, aussi singuliers par leur
caractère que par leur couleur sont encore à examiner. » (J.-J. Rousseau, Discours sur
l’origine et les fondements des inégalités parmi les hommes, in Idem, Œuvres complètes,
Œuvres philosophiques et politiques, Paris, Seuil, 1971, p. 257)
Des terres inconnues d’Afrique les Européens ont néanmoins accès à un ensemble
d’informations relativement cohérentes en ce qui concerne les habitants du littoral africain,
surtout de l’Ouest. Lorsque l’on peut parler en effet d’un imaginaire commun ayant trait à
l’Afrique, il faut relever qu’il ne s’agit pas de tout le continent, mais d’une partie bien
déterminée. Parler de l’Afrique, revient à comprendre ses différentes composantes : d’une
part, le Septentrion et de l’autre, la Nigritie, cette dernière constituant l’ensemble des peuples
d’Afrique, dont le pays a son étendue des deux côtés du fleuve Niger. La Nigritie s’assimile
alors à l’ « Afrique africaine », véritable territoire vache à lait des Européens. Ces derniers
reconnaissent bien maîtriser le Septentrion tandis que la Nigritie fait l’objet d’hypothèses en
ce qui est de l’identité et de la spécificité de ses habitants.
Les intellectuels des Lumières ont mis l’accent sur les normes morales universelles qui
transcendaient les limites étroites de la race, de la couleur, du sexe, de la religion, de la
nationalité et de la naissance. Les valeurs des Lumières ont illuminé l’Europe, apporté au
monde occidental d’immenses progrès et permis des avancées considérables. Elles ont inspiré
les révolutions démocratiques, scientifiques et techniques qui sont à la racine de la civilisation
occidentale et au développement. Ainsi pour l’Europe, le XVIII e siècle a constitué une
véritable lumière. Cependant, ce ne fut pas le cas pour l’Afrique en général et pour le pays des
Nègres en particulier. Car, alors que l’Europe brillait des feux de la raison et de la science,
l’Afrique noire gémissait sous le fardeau de l’obscurantisme. Les Noirs n’étaient-ils pas
stupides et sans adresse, même pour les moindres bagatelles, grands menteurs, encore plus
grands voleurs ? Qui plus est,
« (Ces gens) sont sensuels, fripons, menteurs, gloutons, abusifs, plus voluptueux que
l’on pourrait se l’imaginer, mangeurs répugnants, ivrognes qui boivent l’eau de la vie comme
de l’eau et (sont) si peu travailleurs que beaucoup d’entre-eux préfèrent devenir des brigands
dans les forêts et les déserts plutôt que de faire un travail honnête pour leur subsistance. » (J.
Barbot, Barbot on Guinea : The Writings of J. Barbot on West Africa 1678 – 1712. London.
The Hakluyl Society, 1992, vol. I, p. 84)
Dit autrement, bien que les Européens aient reconnu des disparités entre les habitants
de la partie subsaharienne du continent, ils évaluaient ces mêmes populations à partir des
critères communs, les qualifiant d’être plus ou moins paresseux, hyper-sensuels et idolâtres.
L’on constate de ce qui précède que le Noir n’était pas étudié en soi, mais que les
chercheurs voulaient diagnostiquer la source de son statut d’être inférieur. L’espèce africaine
se trouve être l’objet central des études permettant à maints penseurs de démontrer les
continuités et/ou les disparités de l’espèce humaine. En tout cas, tout dépendait de quel côté
l’un et l’autre auteurs se positionnaient : similitude de l’espèce humaine nonobstant les
différents changements dus à l’influence du climat, la différence de nourriture, la manière de
vivre, les maladies épidémiques, d’une part, et disparité d’autre part pour ceux qui espéraient
que la conception scientifique de l’Africain allait à la fois renforcer la justification de la traite
des humains et contrecarrer le mouvement abolitionniste naissant. Pour ce dernier groupe, on
se fiait ainsi à la disparité des qualités physiques et mentales entre Européens et Africains
allant jusqu’à prouver une consanguinité entre les habitants de la Nigritie et les singes (G.
Jahoda, Images of Savage : Ancient Roats of Modern Prejudices in Western Culture, London,
Routledge, 1999, p. 59).
Existe-t-il une vie politique ou non dans la société précoloniale ? La question a fait
l’objet d’un débat houleux dans les milieux intellectuels. Nonobstant la négation d’une
quelconque vie politique en Afrique de la part de certains penseurs occidentaux, il est à
reconnaître aujourd’hui que le continent africain a une riche histoire qui remonte à des
millénaires, une histoire riche de civilisations anéanties par le temps. Nous pensons à cet effet
aux grands empires ou royaumes du Bénin, du Ghana, du Mali en Afrique de l’Ouest et ceux
du Bounyoro-Kitara, du Buganda, du Burundi dans la zone des grands lacs. D’importants
centres urbains laissent également supposer la grande ancienneté d’Etats bien organisés dans
la région interlacustre : la ville de Bigo-Ouganda actuel, en constitue un exemple illustratif
(« L’histoire de l’Afrique. La région des grands lacs » dans www. cosmosvision.
com/chronoAfrique 0701 html).
Qu’à cela ne tienne, la société africaine coloniale et prétraite était structuré en castes
avec des catégories supérieures et inférieures : souverains et agriculteurs d’une part, les
cordonniers, les forgerons et les tisserands d’autre part. Cette organisation reposait sur
l’hérédité des professions et des classes. Si tant est vrai que tous les royaumes représentent
une familiarité culturelle, ils reconnaissent les mêmes références historico-mythologiques. Ils
sont d’ailleurs nés de la rencontre ancienne des populations de pasteurs-guerriers et de
sociétés d’agriculteurs. Les royaumes sont dirigés par les dynasties divines, ces dieux
civilisateurs qui instaurent des institutions centralisées, celles-ci prenant le pas sur
l’organisation classique préétablie. Une telle organisation politique présente des risques de
despotisme et la tendance à l’arbitraire et à l’autoritarisme. Ma question, dès lors, est de
savoir si la présence d’un pouvoir est synonyme d’Etat au sens moderne du concept.
Les sociétés dépourvues d’Etats ne sont pas dépourvues de pouvoir politique. Dans
l’Afrique traditionnelle, on retrouvait dans chaque empire des structures de contrôle et
d’équilibre visant le maintien de l’ordre intérieur et de la défense extérieure. C’est ainsi que la
barbarie et la sauvagerie tenaient de l’objectif visé. Le maître régnait par une « barbarie
matérielle » craignant toutefois une « violence despotique ». C’est sans doute cet état des
choses qui a poussé Hegel à soutenir que : « Il n’y a pas une subjectivité, mais une masse de
sujets qui se détruisent. » (G.W.F., Hegel, La raison dans l’histoire. Introduction à la
philosophie de l’histoire.(1882-1830), tr. K. Papaioannou, Paris, 10/18, 1965, p. 249)
« Nous avons remarqué en Afrique des Etats marqués par la pluralité ethnique,
linguistique et religieuse, ce qui rend la cohabitation difficile et hasardeuse. La récurrence
des guerres tribales est là pour en témoigner. De plus, l’idéologie tribaliste érigée en forme
de gouvernement, le système néo-patrimonialiste (…) justifieraient (…) l’idée de
l’irrationalité africaine. » (Anatole Fogou, « La rationalité de l’Etat chez Hegel et les réalités
contemporaines. Contribution à une critique de l’Etat en Afrique », p. 248)
L’une des préoccupations majeures qui hante l’histoire de la philosophie se veut être la
définition de l’homme. Il arrive donc qu’Aristote, par exemple, nous dise que l’homme est un
animal politique. Ceci étant, nous sommes amenés à dire que l’homme est également un
animal religieux. Mais il importe au préalable de savoir ce qu’est le religieux, voire la
religion.
Du latin religare, qui signifie relier, le mot religion est généralement compris comme
indiquant la relation de l’humain au divin, mais aussi des humains les uns aux autres.
L’étymologie montre que la religion relie l’homme au divin, à ses origines et à la société où il
évolue. En un mot, toute religion se caractérise par deux grands axes qui orientent l’existence
humaine. Le premier, de droite à gauche, l’axe inter, immanent, allant de l’homme à
l’homme, présente en vis-à-vis les fraternités et les hostilités. Le second, de bas en haut, l’axe
méta, transcendant, intitulé de l’humus à l’étoile, dessine le parcours ascensionnel qui va des
identités à l’unité. Dès lors, la question est celle de savoir si l’Afrique précoloniale a fait
montre d’une vie religieuse telle que nous venons de la définir ?
Parler d’une pratique religieuse, c’est évoquer les éléments constitutifs qui la
caractérisent, à savoir : un lien de piété unissant les hommes, une présence de rites et de
mythes et la séparation du sacré et du profane. A l’analyse de la société traditionnelle
africaine, nous constatons que des trois éléments suscités, seul le deuxième y est réellement
effectif. Cette société se caractérise par une forte présence de rites et de mythes, le sacré
l’emportant cependant sur le profane. La conception européenne voudrait que le mot
« religion » se réfère au Judaïsme, au Christianisme, à l’Islam, à l’Hindouisme ou au
Bouddhisme. De toutes ces grandes religions, l’Afrique traditionnelle ne se réclame d’aucune.
Néanmoins, si nous considérons les mots de R. Girard dans son ouvrage Des choses cachées
depuis la fondation du monde, mots selon lesquels le terme religion peut encore être utile
« pourvu qu’on se rappelle qu’il n’implique pas nécessairement une croyance en Dieu, en des
dieux, ou en des esprits, mais se réfère à l’expérience du sacré » (René Girard, Des choses
cachées depuis la fondation du monde, Paris, PUF, 1978, p. 41), l’on est tenté de parler d’une
vie religieuse en Afrique.
Sur ces bases, nous sommes d’avis que les habitants de la Nigritie sont des êtres
religieux. La vie religieuse se caractérise par la présence du sacré dont l’expérience est
universelle parce que l’esprit humain ne peut fonctionner sans l’assurance qu’il existe un réel
irréductible qui fonde notre monde naturel et profane, réel auprès duquel les ancêtres sont des
valeureux médiateurs de leurs progénitures. Cependant, durant les cinq derniers siècles,
l’histoire et la culture africaines ont été enveloppées de culpabilité et de honte. Maya Angelou
l’évoque d’ailleurs en ces termes :
« L’Afrique était un continent de sauvages (…), l’Afrique était perçue comme une
caricature de la nature (…), l’Africain était taxé de fétichisme, croyant en des bâtons et des
os. La plupart des gens ne voyaient pas la corrélation existant entre l’Africain et son gris-gris
(…), tout comme le musulman avec ses perles ou le catholique avec son chapelet. » (Maya
Angelou, Même les étoiles semblent isolées, New York, Batam Books, 1997, pp. 15-16)
Au-delà de ces préjugés, il convient de relever que l’Africain est un homme et en tant
que tel, ne peut être expliqué ou se satisfaire d’une dimension uniquement physique pour
appréhender l’univers. Dans son état spirituellement pur et parfait, l’étincelle divine transmet
continuellement un flot de conscience aux autres entités physiques et leur permet d’avancer
vers une perfection spirituelle. L’Africain se veut donc complet à l’image de ce qu’Alphonse
Essono dit : « L’homme se conçoit par rapport à sa place dans un univers qu’il partage avec
des forces visibles et invisibles, des réalités matérielles et spirituelles, des êtres vivants et des
êtres morts » (Alphonse Essono, « Le phénomène de la sorcellerie chez les Beti : le cas des ‘‘
Mvele’’ : Essai d’approche philosophique », Université de Yaoundé I, 2005-2006, p. 48). Le
nègre n’en constitue pas une exception.
Nous pouvons dès lors constater d’une part l’autoglorification du modèle européen et
l’appel à la liquidation d’autre part des phénomènes culturels étrangers. Le Nègre devait donc
se mettre à l’école du Blanc avec pour conviction qu’il n’y avait qu’une seule manière de
faire, de penser et surtout qu’il n’y avait que la représentation occidentale des choses qui
pouvait mieux les savoirs, les idées, les réalités et les expériences vécues. En fait, l’apport de
la colonisation à la ‘sous-humanité’ de la Nigritie était ordonné par le trinôme civilisation,
nature et science. Le constat ici est consommé : l’humain rimait avec l’Occident. Or qui disait
humain pour l’Occident impliquait l’expression de sa culture et de sa compréhension de la
science. D’une manière générale, c’est le projet de domination qui sous-tendait cette
entreprise se manifestant par le montage des esprits et des mentalités appelés à servir dans les
prêts-à-penser élaborés et mis à leur disposition. Aussi, une civilisation à machinisme, à une
économie puissante, au rythme rapide et d’origine chrétienne s’est-elle imposée à des
civilisations sans techniques complexes, à une économie retardée, au rythme lent et
radicalement non chrétiennes.
L’Occident avait donc pris conscience de son rôle majeur en Afrique et se savait
désormais compétent d’être la lumière du monde, de tracer la voie à ce dernier. Hegel affirme
à cet effet :
« L’esprit de ce monde est l’essence spirituelle imprégnée par une conscience de soi,
qui se sait immédiatement présente comme présence de soi étant pour soi et sait l’essence
comme une effectivité lui faisant vis-à-vis. Mais l’être-là de ce monde, aussi bien que
l’efficacité de la conscience de soi, dépendent du mouvement par lequel cette conscience de
soi se dépouille de sa personnalité, produit ainsi son monde étranger, en sorte qu’elle doit
désormais s’en emparer. » (G. W. F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t.II, pp. 54-
55)
Il est donc du devoir du sujet occidental de faire passer ce projet de lui-même sur et
dans le monde. Il n’est plus question de préciser que l’histoire était idéalisée parce que
géographisée à dessein, c’est-à-dire occidentalisée et presque articulée par un coefficient
d’humanité, variable, allant d’une humanité complètement accomplie incarnée par l’Occident
politiquement, culturellement et économiquement libéral, militairement puissant. Le monde
africain représentait dans ces conditions l’infra-humanité où l’on voyait l’homme dans un état
de barbarie et sauvagerie qui l’empêchait de faire partie intégrante de la civilisation. De ce
point de vue, l’on note un resurgissement de la thèse esclavagiste qu’entache l’idée de
colonialisme. Qu’à cela ne tienne, le risque est grand : l’Africain est appelé à s’installer sur
des fauteuils de consommateurs et jamais de producteurs de savoirs.
En somme, les Lumières de l’Europe ont provoqué l’obscurité en Afrique. Elles ont
extirpé la théocratie chrétienne et ont expulsé vers le continent noir les forces de la déraison et
de la superstition. Les missionnaires ont envahi l’Afrique à la recherche de croyants dans ce
qu’ils ont appelé une « mission civilisatrice ». Pour leur part, les marchands européens se sont
rués sur le continent à la recherche de matières premières pour nourrir la révolution
industrielle. En réalité, ce qui a été rejeté et abandonné en Europe a été imposé de force aux
Africains comme une matrice éclairante et civilisatrice. Cependant, il faut relever que la vraie
tragédie ne réside pas à l’infiltration étrangère. Après tout, la Nigritie avait ses propres mythes
traditionnels et ses tabous qui ont freiné le processus des Lumières africaines et le
développement du continent. Ils ont aveuglement adopté ces dogmes étrangers et ces
conceptions erronées aux dépens de la paix sociale, de la croissance intellectuelle, des progrès
de la morale, de la vérité et de l’originalité. Face à tous ces déboires, l’Europe ne pouvait que
se lancer, mieux se confirmer dans sa mission salvatrice de l’humanité nègre. Et c’est dans ce
contexte que l’idéalisme hégélien voit le jour.
Georg Wilhelm Friedrich Hegel naît à Stuttgart le 27 Août 1770 de Georg Ludwig
Hegel et de Maria Magdelena Fromm. Il entame ses études primaires au Gymnasium natal où
son père lui fit apprendre la géométrie et l’astronomie. Wilhelm se souvient lui-même avoir
appris à l’âge de onze ans les définitions de Christian Wolff ainsi que les figures et règles du
syllogisme, soit les bases de la logique philosophique, savoir qui constitue pour Jacques
Derrida un argument dans les polémiques concernant l’âge approprié pour un enseignement
philosophique (Jacques Derrida, La vie de Hegel dans du droit à la philosophique, Paris,
Galilée, 1990, p. 181). Sa formation à Stuttgart est inspirée par les principes des Lumières et a
pour contenu les textes classiques de l’Antiquité.
A dix-huit ans, Hegel entre au Stift de Tübiengen pour les études universitaires en
philosophie, histoire, philologie, physique et en mathématiques. Il obtient sa maîtrise en
philosophie en 1790 avec un mémoire sur le problème moral des devoirs dans lequel il oppose
au dualisme kantien l’unité de la raison et de la sensibilité (K. Rossenkranz, Vie de Hegel, (tr)
P. Osno, Paris, Gallimard, 2004, p. 138). Après son inscription à la faculté de théologie, Hegel
se fait l’orateur des idées de liberté et d’égalité prônées par la Révolution Française (On
raconte que Hegel et ses deux amis Hôlderlin et Schelling étaient enthousiastes pour la
Révolution Française. Ils ont alors planté un arbre de la liberté dans une prairie de Tübingen.
Hegel s’est également fait l’orateur des idées de liberté et d’égalité prônées par cette
Révolution. Dans son album, figurent des inscriptions telles : « vivre la liberté ! » ou « Vive
Jean-Jacques ! » Cf. Ibid., pp. 22-130), « ce magnifique lever de soleil » que « tous les êtres
pensants ont célébré ensemble », car, « une émotion sublime a dominé en ce temps, un
enthousiasme pour l’esprit a parcouru le monde comme si une réconciliation réelle avec le
divin était advenue. » (Ibid., p. 138) Il achève ses études en présentant un mémoire de
théologie neutre sur l’histoire de l’Eglise de Wurtemberg.
2. La dialectique historique
La notion de dialectique détermine donc la philosophie de Hegel qui est tout à la fois
un concept, un principe d’intelligibilité et le mouvement réel qui gouverne les choses du
monde. Il est donc question de comprendre l’histoire de ce que Hegel appelle l’Idée. Idée qui
après s’être extériorisée dans la nature revient en elle-même en niant cette altérité pour
s’intérioriser, s’approfondir, et se réaliser dans les formes culturelles. Le système hégélien est
fondé sur l’Idée qui est vraie en soi et pour soi, qui dépasse toutes les déterminations tout en
unifiant celles contraires. A ce sujet, Jacques D’Hondt écrit :
« L’Idée joue dans la philosophie de Hegel le rôle suprême et sublime que joue dans
la philosophie de Platon l’Idée du Bien, dans la philosophie de Descartes l’Idée de Dieu. »
(Jacques D’Hondt, Hegel, textes et débats, Paris, LGF, 1984, p. 312)
Le concept « dialectique » est pris en deux sens chez Hegel selon que l’on parle du
dialectique ou de la dialectique. Le dialectique désigne un moment intermédiaire entre
l’abstrait et le spéculatif : le scepticisme, tandis que la dialectique est le moment de
dissolution du fini lui-même. Trois moments sont donc à distinguer dans la connaissance :
l’abstrait, la raison et le spéculatif. La dialectique s’identifie au syllogisme et ses trois
moments sont : thèse, antithèse et synthèse ou position, opposition et composition. Aussi
Nkolo Ndjodo a-t-il pu dire que « la dialectique est l’art du dialogue et de la contradiction »
(Nkolo Ndjodo, « Société civile et Etat chez Hegel », Université de Yaoundé I, 2002-2003, p.
37).
Dès lors, la pensée doit se mettre en quête du véritable concret en commençant par
dissoudre cette absolutisation des concepts finis. Ce moment est celui du dialectique
proprement dit. Mais, le point capital est de comprendre que la dissolution des concepts
abstraits n’est pas seulement l’œuvre de notre réflexion, mais est immanente au fini lui-même,
ce pourquoi la dialectique est objective (Ibid., p. 15). Enfin, la pensée sort du scepticisme en
concevant le concret comme totalité des déterminations, moment que Hegel appelle spéculatif
et c’est d’ailleurs sous ce terme qu’il caractérise sa philosophie : « La Logique est
essentiellement philosophique spéculative. » (Ibid., p. 17)
Hegel maintient en outre que la dialectique s’est également opéré dans le cours de
l’Histoire Universelle. L’histoire procède de niveau en niveau à travers le mouvement
dialectique, de la thèse à la synthèse en passant par l’antithèse. L’histoire du monde ne
constitue pas une exception à ce principe. Elle commença ainsi en Asie tout en poursuivant
son cours tel le soleil vers l’Ouest. Dans les « Etats fédératifs » d’Orient, personne n’était
libre sinon le roi. Ici, lorsqu’elles existent, « les lois se confondent à la toile d’araignée, les
petits y sont pris, les grands les déchirent. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la
philosophie, vol. I, (1822-1830), (tr.) J. Gibelin, Paris, Vrin, 1998, p.25) La deuxième période
représentée par la Grèce et la Rome, manifeste déjà la reconnaissance des droits et devoirs des
personnes : certains sont libres tandis que d’autres sont esclaves. C’est ainsi qu’on note
l’émergence des concepts de justice, d’égalité et de loi. L’histoire vient donc s’achever avec
l’avènement du christianisme en Occident (G.W.F. Hegel, Leçons dur la philosophie de
l’histoire, op. cit., pp. 90-344). C’est dans la société moderne que le particulier et l’universel
viennent s’unir. L’individu identifie volontairement sa volonté avec celle du monarque. A
travers la dialectique, Hegel laisse à découvert la réconciliation qui s’est opérée entre
l’intérieur et l’extérieur, le particulier et l’universel, l’individu et la société. Cependant, la
dialectique étant ontologique, il nous reste à analyser comment elle s’opère à l’intérieur de
l’individu.
« Le savoir comme il est d’abord (…), est ce qui est dépourvu de l’activité spirituelle,
la conscience sensible. Pour parvenir au savoir proprement dit, ou pour engendrer l’élément
de la science (…), ce savoir doit parcourir péniblement un long chemin. » (G.W.F. Hegel,
Phénoménologie de l’esprit, t.I, op. cit., p. 25)
C’est dire que cette étude du développement du savoir phénoménal jusqu’au savoir
absolu est un travail de longue haleine qui nécessite le parcours de ses différentes étapes. Car,
« la série des figures que la conscience parcourt sur le chemin est plutôt l’histoire détaillée de
la formation de la conscience elle-même à la science » (Ibid., pp. 69-70). Cette série de
figures comprend donc : l’esprit subjectif, l’esprit objectif et l’esprit absolu.
C’est l’esprit à son plus bas degré, confiné à la nature. C’est l’âme naturelle dans son
immatérialité. La différence des climats, le changement des saisons, celui des heures du jour
font sa vie naturelle. C’est le domaine de la sensation, sourde agitation de l’esprit dans son
individualité inconsciente et intelligente. L’esprit se manifeste de prime dans la vie naturelle
de l’âme, la sensation, le sentiment, l’habitude, ce que Hegel « la corporéité de l’esprit », le
domine de l’inconscient, sorte de vie crépusculaire au-dessus de laquelle s’élève la
conscience.
Au deuxième degré de l’esprit subjectif, l’âme nie son unité avec le corps. Elle prend
ses distances afin de pouvoir penser séparément ce qu’elle est. Ce retour sur soi engendre la
conscience (J. Hersch, L’étonnement philosophique. Une histoire de la philosophie. Op. cit.,
p. 271). La conscience est la certitude de soi-même, abstraite et formelle qui laisse en dehors
d’elle-même toute la vie naturelle de l’âme. A son plus bas degré, la conscience est
conscience sensible : elle se développe à partir du sensible, du donné immédiat. Passant par la
perception, l’expérience, elle aboutit à l’entendement qui saisit la permanence des lois. A un
degré plus élevé, la conscience se retire en elle-même et devient conscience de soi : le moi se
pose comme son propre objet qu’il faut assimiler. C’est l’avènement de la raison, cette
certitude que les déterminations de la conscience sont aussi objectives, sont autant de
déterminations de l’essence des choses, qu’elles sont ses propres pensées. La raison ou l’esprit
est donc certitude de soi et vérité. Son développement est à la fois intériorisation et
extériorisation, théorie et pratique. C’est l’esprit qui a réalisé la synthèse des deux premiers
niveaux, l’âme et la conscience, et qui ayant résolu la contradiction entre l’esprit et la nature
est arrivé à la certitude qu’esprit et nature ne font qu’un (Idem).
Nous voyons qu’à partir de cette théorie de l’esprit subjectif, Hegel conçoit deux
sciences chargées chacune d’étudier les sphères de l’esprit subjectif. L’étude de l’âme est
confiée à l’anthropologie, l’esprit en tant qu’il n’est pas encore élevé à la conscience. La
psychologie quant à elle, va s’occuper de la conscience. Cette théorie consiste également à
transformer la psychologie, science des faits, en une science philosophique. Aussi Hegel va-t-
il reprocher aux kantiens d’avoir fondé la métaphysique sur l’étude des faits de la conscience
renonçant ainsi à toute nécessité rationnelle ( GW.F., Hegel, Encyclopédie des sciences
philosophiques I : la science de la logique, op. cit., p. 304). Il s’exprime en ces termes :
Pour tout dire, Hegel entend par esprit subjectif, le premier savoir, le savoir immédiat
ou de l’étant. Le contenu concret de cette certitude sensible l’a fait apparaître immédiatement
comme la plus riche. Il y a donc lieu de questionner cette dernière en vue de rompre avec les
séries sensibles. Aussi, devrait-elle être expulsée de l’objet. La conscience sensible est
comprise comme le domaine de l’intuition empirique du monde qu’il faut abandonner pour
s’élever à la contemplation pensante, non sensible, animale. L’esprit subjectif est convié à
l’élévation de la pensée au-dessus du sensible, au mouvement d’aller au-delà du fini en
direction de l’infini (Ibid., pp. 310-350). Etant donné que la phénoménologie est « l’esprit
médiatisé c’est-à-dire déterminé dans son rapport à l’objet », l’esprit subjectif est de prime
abord un esprit théorique : produit de l’intelligence, « pure détermination du connaître ». A la
suite, il passe à la phase pratique comme « l’esprit qui se sait et qui se détermine comme
volonté ». C’est alors qu’apparaît au dernier stade l’esprit libre où l’on vit l’unité entre le
théorique et le pratique (Ibid., pp. 122-135)
Encore appelé « Absolu en soi », l’esprit objectif correspond à une sorte de monde réel
créé par l’esprit et qui envahit le monde des choses. L’esprit pose une différence qui le pense
comme identité de l’identité et de la différence. C’est le monde où règne une certaine volonté
diffuse (J. Hersch, L’étonnement philosophique. Une histoire de la philosophique, op. cit., p.
272). En d’autres termes, c’est la transmutation du monde par l’esprit donnant naissance à
toutes les institutions juridiques, morales et politiques. En effet, l’être se pointe comme le
centre du monde qui veut tout contrôler et consommer. Lorsque confronté à d’autres êtres, il
exige reconnaissance et respect qui doivent être mutuels et réciproques puisque chacun a
besoin d’être reconnu égal aux autres. La conscience de soi ne peut donc se développer que
dans le contexte d’une certaine conscience des autres comme étant des personnes. En tant que
tel, la conscience de soi devient la raison, la volonté objective de la société qui se voit
matérialisée dans le droit devant régir le respect et la reconnaissance de ses différents
membres. Son développement, comme à l’accoutumée hégélienne, est mise en évidence sous
la forme triadique, à savoir, le droit abstrait, la moralité et l’éthicité.
De ce fait, le droit, point de départ de l’esprit objectif, permet d’assurer a chaque être
humain la possibilité de disposer à sa guise de ce qu’il possède grâce à un contrat. La moralité
quant à elle, est le fondement du droit universel, la source de son sens. La réalité morale ou
sociale qu’est l’Etat se veut la mise en œuvre concrète du droit objectif par l’esprit objectif.
Elle est faite des lois et institutions politiques, mœurs, règles, formes et modèles qui
structurent une société donnée. Pour Hegel, il s’agit en fait de la constitution qui puisse faite
fonctionner l’Etat universel dans l’articulation de ses différentes composantes. Pour ce faire,
l’idéaliste allemand propose l’absolutisme gouvernemental dirigé par un prince représentant
le Volksgeist qu’il gouverne. Dans ce sens, l’histoire se comprend comme étant celle des
peuples qui ont formé des Etats dont « la substance de la moralité (…) est la religion » ;
L’Etat repose sur le sentiment moral et ce dernier sur le sentiment religieux ( Ibid., p. 464).
Pour tout dire,
« L’esprit objectif, c’est l’esprit qui n’est plus seulement négation de la nature mais
qui crée une seconde nature dans laquelle il peut se retrouver lui-même, et prenant
conscience à la fin de sa propre identité à soi-même dans sa différence, se penser comme
esprit absolu dans l’Art, la religion et la philosophie. » (G.W.F., Hegel, Principes de la
philosophie du droit, (1821), (tr.) A. Kaan, Paris, Gallimard, 1999, p. 11)
L’esprit objectif, c’est l’esprit libre s’étant réconcilié avec son destin qu’est l’histoire
au cours de laquelle l’esprit parvient à se réaliser adéquatement, à s’exprimer extérieurement
comme il est intérieurement.
Hegel adopte une démarche qui part du particulier, de l’individuel pour l’universel. Il
explore les différentes étapes dans lesquelles la Raison à travers la maturité de la
raison et de la conscience humaine atteint son apogée, c’est-à-dire, la connaissance
manifestée dans l’ordre de la nature et dans le progrès de l’histoire. Au dernier stade
de l’Esprit, à celui de la synthèse entre le subjectif et l’objectif, Hegel voit l’union, ou
mieux la communion des deux stades précédents (G.G. Nguemba, « Rousseau et
Hegel : une synthèse pour l’Etat. Contribution à la critique de la pensée politique
moderne », 2006-2007, p. 175). Ceci se matérialise dans l’art, la religion et la
philosophie. Le premier donne expression à l’esprit absolu comme il se manifeste dans
la nature ; la deuxième est la forme de conscience qui exprime la pensée, elle inclut à
la fois pensée et compréhension, la vérité de la relation entre l’homme et Dieu ; la
dernière est la forme la plus élevée de la religion, la perfection de la religion
puisqu’elle exprime la vérité de celle-ci dans un langage cohérent et approprié.
En effet, l’art exprime l’Idée sous une forme sensible. C’est une objectivation de la
conscience par laquelle elle se manifeste par elle-même. Il constitue donc un moment
important de son histoire. La réflexion sur l’art implique la fin de l’art au sens où cette
fin est un dépassement de l’élément sensible vers la pensée pure et libre. Ce
dépassement doit se réaliser dans la religion et la philosophie. Le terme cependant
après la religion est le savoir absolu. Celui(ci ne décrit pas la totalité du réel, c’est un
savoir sur le savoir, la conscience de soi du savoir comme savoir d’un sujet, c’est
l’unité du subjectif et de l’objectif, passage à la logique, qui est une vérité définitive,
un savoir absolu bien que formel et sans contenu encore. Hegel a donc une vision
scientifique de la philosophie : la philosophie est une science nécessaire et circulaire,
l’absolu lui aussi. Le système revient à son point de départ à la différence que la
philosophie rend compte du sujet qui l’énonce et de son inscription dans l’histoire. Le
système encyclopédique des sciences est l’histoire des interactions du sujet avec son
objet qui ne sont jamais données d’avance, mais qui se succèdent en s’opposant
malgré tout selon une logique dialectique implacable.
Les rapports qui existent entre l’homme et la Raison sont fonction de la conception
que Hegel tient de l’Histoire Universelle. En effet, « épiphanie de l’absolu », l’histoire est
la vallée des ‘ossements’ où nous voyons les fins « les plus grandes et les plus élevées
rabougries et détruites par les passions humaines », ou encore, c’est l’autel où ont été
sacrifiés le bonheur des peuples, la sagesse des Etats et la vertu des individus (G. W.F.
Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 17-18). On a donc l’impression que
l’Histoire, telle qu’elle se déroule, est le produit des hommes. Et pourtant, Hegel n’est pas
de cet avis : l’histoire est le produit de la Raison universelle qui se manifeste à travers les
actions des hommes.
Selon Hegel, les hommes, par leur propre volonté, se font des projets d’existence
et se sacrifient dans la réalisation de ceux-ci. Ils ont l’impression d’assumer les desseins
personnels, libres et volontaires. Or, ils ne font que réaliser les fins de la Raison. Ceci
étant, Hegel va combattre l’idée de perfectibilité des Lumières pour la remplacer par celle
d’évolution, de développement d’un germe spirituel dont les premières traces contiennent
déjà virtuellement toute l’histoire, évolution véritablement spirituelle parce qu’elle
consiste en une continuelle victoire de l’Esprit sur son passé. S’appuyant sur l’idée
antique de la Raison, idée selon laquelle « la Raison gouverne le monde » et admettant
que « la nature est régie par la Providence » (Ibid., pp. 57-58) Hegel est d’avis que « un
homme qui agit selon son sentiment en autorise un autre à lui appliquer n’importe quel
sobriquet. » (Ibid., p. 64) C’est dire que l’homme n’agit pas selon son sentiment. Alors,
les hommes sont des moyens et des instruments au service de cette Raison. Il écrit :
« Ils sont les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste qu’ils
ignorent et accomplissent inconsciemment (…) La Raison gouverne et a gouverné
l’histoire universelle. Par rapport à cette Raison universelle et substantielle, tout le reste
et subordonné lui sert d’instruments et de moyens. » (Idem)
Nous comprenons donc que l’Histoire ne s’accomplit pas selon les desseins des
hommes. L’homme n’est pas le sujet de l’Histoire. Il en est un agent. Il travaille
inconsciemment au service de la Raison dont il réalise les fins. Cette Raison, telle qu’elle
est présentée, est une force transcendantale et indépendante de l’homme. Elle ne
s’identifie pas à la raison humaine, cette dernière n’en est que le moyen. En tant que
transcendante, la Raison Universelle de Hegel s’identifie à Dieu. Elle a le même statut que
l’Idée du Bien chez Platon et l’Idée de Dieu chez Descartes (J. D. Hondt, Hegel, textes et
débats, Paris, CGF, 1984, p. 312). Il s’agit donc d’une vision idéaliste et mystique de
l’Histoire qui dépasse l’homme de toutes ses capacités. Par ailleurs, la conception des
rapports existant entre l’homme et la raison Universelle de Hegel soutient que tous les
hommes ne sont pas au service de la Raison. En effet, elle n’utilise que les hommes qui se
sont distingués dans le débarras de l’élément naturel en eux et ont fait preuve d’éducation,
de culture, de civilisation. Ce sont de telles gens que l’Esprit utilise pour la recherche de
l’intérêt général. Il dit à cet effet :
« Dans la réalité, chaque individu est orienté vers un tel intérêt essentiel : il a une
patrie, une religion ; il est imprégné d’un ensemble de connaissances et de
représentations concernant ce qui est juste et conforme à l’éthique collective. De lui
dépend uniquement le choix des cercles particuliers où il voudra s’inclure. Mais dans le
fait que nous voyons des peuples entiers œuvrer autour de ce contenu et se porter vers de
tels intérêts, c’est déjà l’histoire universelle qui apparaît. » (G.W.F. Hegel, La raison
dans l’histoire. Introduction à la philosophie de l’histoire, (1822-1830), (tr.) K.
Papaionnou, Paris, 10/18, 1965, p. 73)
Hegel n’en fait pas l’exception et s’efforce à « accentuer l’affinité entre son
entreprise logique et les idéaux qui animent son temps » (E. Fleishmann, La science
universelle ou la logique de Hegel, Paris, Librairie Plon, 1968, p. 17) à savoir les concepts
d’historicité, de liberté, de pensée. Pour lui, l’individu se forme à travers une longue
éducation historique qui l’amène à la satisfaction de ses besoins vitaux à la libération des
conditions aussi intérieures qu’extérieures pour penser l’absolu (Ibid., pp. 21-22). En
d’autres termes en plaçant « la liberté au cœur de sa théorie scientifique », Hegel est
d’avis que celle-ci ne s’acquiert qu’au bout d’un processus historique qui amène
l’individu à « vivre une vie qui reçoit son sens à partir de la vérité », car « la logique
commence par la volonté de savoir et se termine par l’acceptation (…) du savoir comme
le sens de sa vie » (Ibid., p. 24). Il n’y a donc que l’Europe qui vit un tel processus.
L’Afrique, parce qu’elle n’a jamais libéré les esclaves et aboli la domination
inconditionnée de l’homme, ne saurait faire partie intégrante de l’Histoire Universelle.
Pour Hegel, l’émotivité est dominante dans les perceptions africaines de la nature
et de la vie, ce qui explique l’irrationalité de la pensée africaine. Cette irrationalité rend
l’Africain amorphe au point qu’il manque d’audace. Ne pouvant pas braver comme les
autres les mers, les océans, les déserts, voire l’espace, le Nègre s’est contenté de la pêche,
de la chasse et de cueillette (Ibid., pp. 245-246) Ainsi, la question est désormais celle de
savoir si l’homme noir a, comme Hegel semble le démontrer, une spécificité qui le
démarquerait des autres hommes, sinon de l’Homme tout court.
« L’Afrique pays replié et concentré sur lui-même est composé de trois continents qui
sont totalement séparés l’un de l’autre et n’ont aucune communication réciproque. L’un se
trouve au sud du désert du Sahara, c’est l’Afrique proprement dite (l’Afrique noire) ; le haut
pays qui est encore inconnu des Européens (…). L’autre, situé au nord du désert, est l’Afrique
pour ainsi dire européenne, pays de côtes. Le troisième est le bassin du Nil, la seule vallée
d’Afrique qui se rattache à l’Asie. » (G. W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p.
123)
Il s’agit de cette partie séparée de l’Afrique méridionale par un grand désert, sorte de
mer asséchée et par le Niger, qui est au nord du continent donnant sur la Méditerranée et
s’étendant vers l’ouest jusqu’à l’Atlantique. Hegel se réfère à cette partie comme étant
l’Afrique septentrionale, « où se trouvent le Maroc, Pas (…), Alger, Tunis, Tripoli » (Ibid., p.
246). Dans sa division du continent, Hegel va rattacher cette zone à l’Europe du fait de sa
proximité précisément « à l’Espagne avec laquelle elle forme un bassin ». Il écrit :
De toute évidence, le philosophe admet que le Maghreb, malgré qu’il n’ait pas été le
théâtre d’évènements historiques, est néanmoins resté dépendant des grands bouleversements
extérieurs. Mais comment comprendre le fait que Hegel ait rattaché le Maghreb à l’Europe ?
La réponse à cette question est sans doute fonction de la place que l’Occident occupe dans la
pensée de l’idéaliste allemand.
Selon Hegel, la deuxième partie de l’Afrique est le bassin du Nil, la seule vallée
d’Afrique qui se rattache à l’Asie. Il écrit à cet effet :
L’Egypte, don du Nil, est l’une des parties de l’Afrique qui possède des
caractéristiques naturelles et spirituelles analogues à certains pays asiatiques à l’instar de la
Mésopotamie, l’Inde et la Chine (A.A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire – Hegel était-il
raciste ? Dakar. Codesria, 2006, p. 127). Selon le philosophe dIène, l’Egypte n’appartient pas
à l’Afrique. Elle fait partie de l’Asie qui est aussi un continent anhistorique. Même si elle est
géographiquement africaine, elle représente la plaine alluviale asiatique, fertile et surpeuplée.
Aussi, est-elle classée parmi les pays d’Asie.
En un mot, l’Egypte forme une partie indépendante qui est le lien de l’Asie à
l’Occident, lors du passage de l’esprit humain, mais ne relève pas de cet esprit. « L’Egypte
sera examinée au passage de l’esprit de l’Est à l’Ouest, mais elle ne relève pas de l’esprit
africain. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 80) C’est ce que
Hegel appelle l’Afrique tournée vers l’Asie, vastes territoires qui tient leur vie et leur
existence du fleuve Nil et qui ont participé de façon intense au trafic de la Méditerranée
(G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 246-247) En considérant les différences
géographiques comme les différences essentielles de la pensée, « Hegel a dû classer l’Egypte
comme pays asiatique parce qu’n’avait pas une connaissance approfondie de la configuration
géographique de l’intérieur du continent africain. » (A. A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire-
Hegel était –il raciste ? op. cit., p. 63)
Ceci est d’autant plus vrai que lorsque Hegel définit le continent comme ce « haut
pays sans eaux aux grandes steppes et plaines », il pose l’Asie, lieu des bassins, des fleuves,
en l’opposant à l’Afrique. Cependant, qu’en est-il de ces grands fleuves africains tels le
Sénégal, le Congo, le Niger, le Zambèze, que nous savons constituer la plaine alluviale de
l’Afrique ? En tout cas, il nous semble que Hegel accuse son ignorance de la configuration
interne du continent. En considérant l’idée selon laquelle l’esprit peut se réaliser à l’intérieur
d’un même territoire, nous pouvons dire que tel l’Orient fut le point de départ vers sa
réalisation dans le temps à travers le monde pour toucher et inspirer les formes de civilisation
et les peuples, tel l’esprit, depuis l’Egypte, dans son mouvement historique en Afrique, s’est
réalisé dans les cultures Haoussa, Yoruba, du Ghana et du Mali.
Après avoir retranché du continent ses parties européennes et asiatiques, Hegel met à
nu la substantifique moelle de l’Afrique : c’est l’Afrique noire, l’Afrique au sens authentique
du terme. Pour le philosophe de Berlin, c’est la partie qui en fournit la caractéristique
particulière, moins intéressante du point de vue de son histoire. Sur cette « Afrique
authentique », Hegel ne peut d’emblée s’exprimer que poétiquement : « C’est le pays de l’or,
replié sur lui-même, le pays de l’enfance qui, au-delà du jour de l’histoire consciente, est
enveloppée dans la couleur noire de la nuit. » (G. W. F. Hegel, La raison dans l’histoire, op.
cit., p. 237) Les Noirs, habitants de cette zone, quoiqu’hommes, méritent à peine le nom
d’hommes. C’est sans doute cette partie, autrefois appelée Nigritie, qui constitue l’épine
dorsale du chapitre africain dans la pensée de Hegel pour qui elle n’existe pas, elle n’a pas de
lois, pas de raison, c’est le règne de l’arbitraire.
En somme, l’Afrique est un continent qui n’a rien donné au monde en dehors de ses
ressources naturelles. C’est le refuge des hommes qui ont subi des choses au lieu d’être la
source des idées, des techniques qui ont changé la vie ailleurs. La région représente
l’humanité dans toute son irrationalité. Les peuples sont marqués par un sous-développement
culturel élevé. Autant de motifs qui amènent Hegel à exclure l’Afrique de l’Histoire de
l’humanité. Pour lui, le fait que dans sa théorie, l’Afrique n’ a ni passé, ni présent, ni futur, il
faut mettre les Africains en esclavage ; il faut des maîtres pour éduquer l’Afrique. Dans sa
philosophie de l’histoire, l’Africain est à l’enfance de l’humanité. Cet état de choses est en
grande partie dû à l’environnement naturel dans lequel ce dernier évolue.
2.1. Le climat
A la question de savoir ce qu’est le climat, nous pouvons le définir comme étant l’état
moyen de l’atmosphère dans un lieu donné. Dit autrement, le climat représente un état de
l’atmosphère dont le contact avec les masses océaniques et continentales constituent un fait
géographique. Ses éléments constitutifs comprennent entre autres l’humidité, la température,
les pressions et les vents. Cependant, il est à constater que le climat joue un rôle très important
dans les thèses hégéliennes dans son entreprise de rendre compte de la situation de l’Afrique.
Pour le philosophe, la pensée rationnelle est fonction soit de l’humidité, soit de la
température ; l’Esprit ne peut se mouvoir que dans des conditions climatiques douces. Nous
n’en voulons pour preuve que ces mots du penseur :
« Le gel qui rassemble les Lapons ou la chaleur torride de l’Afrique sont des forces
très puissantes par rapport à l’homme pour que l’Esprit puisse se mouvoir librement parmi
elles et parvienne à la richesse qui est nécessaire à la réalisation d’une forme développée de
vie (…) La zone chaude et la froide ne sont donc pas le théâtre de l’histoire universelle (…).
C’est la zone tempérée qui a servi de théâtre pour le spectacle de l’Histoire universel. » (G.
W. F., Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 220-221)
« Dans un climat plus clément où la nature lui fournit les moyens de satisfaire ses
besoins physiques, son caractère peut demeurer doux, bienveillant ; il peut s’en tenir à de
simples besoins, à de simples rapports et la géographie, les écrits de voyages décrivent non
sans agrément ces conditions » (G. W. F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, III,
(1822, -1830), (tr.) W. Jaeschke, P.U.F., 1996, pp. 99-100).
De ce qui précède, l’idéaliste allemand associe les mœurs douces non seulement aux
usages, mais aussi aux conditions climatiques ; il en est de même des mœurs barbares à une
brutalité naturelle.
Hegel est tout de suite désillusionné par cette théorie climatique. Nonobstant la
permanence du climat tempéré de la Grèce, il n’en est sorti qu’un seul homme, Homère.
Pourtant ; le doux ciel d’Ionie continue de briller et plus jamais, il n’en est pas sorti d’autres
grands hommes. L’argument climatique se montre dès lors désuet et est aussitôt remplacé par
les formes géographiques. C’est sans doute la raison pour laquelle Hegel qualifie le « climat »
de « mot vague ».
2.2. Le relief
2.3. a. Les formes géographiques
Dans son effort de cerner le continent noir, dans la perspective d’analyser la nature
humaine du peuple africain, Hegel s’est engagé à étudier les conditions naturelles, mieux la
constitution géographique qui selon lui détermine l’agir humain, car « la diversité de sa
constitution géographique est si remarquable que son caractère spirituel lui-même, dans sa
diversité, reste lié aux déterminations physiques » (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire
op. cit., p. 145) Cette doctrine vibre d’ailleurs en phase avec le ,point de vue de J. A. comte de
Gobineau pour qui les milieux ont une influence souveraine sur les individus. Pour ce dernier
en effet, « une île ne verra point, en fait de prodiges sociaux, ce que connaîtra un continent ;
au nord, on ne sera point ce qu’on est au midi. » (Arthur de Gobineau, Essai sur l’inégalité
des races humaines, Paris, éd. Pierre Belfond, 1967, p. 78) Aussi, quoique n’ayant pas mis
pied en Afrique, « le savant professeur de Berlin » va se permettre de parler du continent noir
à la base de ses lectures, des relations de voyages de commerçants, de négriers, de militaires,
de missionnaires, d’historiens, de philosophes, de philosophes et surtout de Karl Ritter, son
géographe attitré (A. A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire-Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 77).
Sa vue du relief africain est fonction des différences fondamentales que présente la terre, à
savoir les hauts pays sans eau, les vallées parcourues par des cours d’eau et les pays côtiers.
A lire les thèses géographiques de Hegel sur l’Afrique, elles s’articulent autour des
descriptions portant sur les montagnes, les « larges vallées fertiles », les « ceintures
marécageuses » et les côtes qui bordent les mers. Il faut de ce fait reconnaître que chaque
description physique revêt une signification particulière dans la pensée hégélienne en ce sens
que le principe d’un peuple se veut particulier dans sa conformité avec l’élément naturel. De
ce point de vue, un peuple de côte ne saurait ressembler à celui qui occupe la zone aride des
hautes montagnes. C’est dire que les déterminations physiques définissent le caractère
spirituel d’un peuple à telle enseigne qu’il nous paraît nécessaire de les développer
succinctement.
i. « Le haut pays »
Le premier aspect physique dont Hegel fait montre est »le haut pays ». C’est
« l’ensemble des terres élevées, entourées par une ceinture de montagnes ». C’est
« l’ensemble des terres élevées, entourées par une ceinture de montagnes ». Cette forme est
également désignée sous différentes appellations : « montagnes » ou « ceinture
montagneuse ». En effet, une étude minutieuse de ce type de sol révèle la rareté de l’eau et
l’impossibilité d’une vie paisible. C’est la raison pour laquelle l’idéaliste allemand y voit la
nature impulsive, mécanique et sauvage qui caractérise les mouvements qui peuvent en
provenir. Pays de steppes et de plaines, « le haut pays » n’est visité que par des nomades, ces
pasteurs ambulants à la recherche du bon pâturage. Les habitants de cette région, mieux les
visiteurs ou encore les passants n’ont aucune relation avec la naturalité ambiante et sont
ignorants des droits que la vie communautaire rend obligatoires. C’est dire que la vie en
société est inexistante. Cette absence de vie sociale est synonyme de la présence de l’état de
nature qui se traduit ici à travers « des guerres et rapines intérieures », « des agressions
contre d’autres peuples ». Des parties hautes aux peuples brigands aux parties basses du
« haut pays » aux habitants guerriers, règne « un état de guerre dirigée vers l’extérieur » et
c’est « ce qui les isole ». En général, la montagne, « la partie pastorale » est favorable à
l’agriculture nonobstant ses écarts de température : la rudesse des hivers et la canicule des
étés. (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 222-223)
Pour étayer son argumentation, le philosophe de Berlin cite en exemple les hautes
montagnes de l’Amérique latine-Ceylan. Chili, Paraguay, Brésil, de l’Asie centrale habitées
par les Mongols ; enfin les déserts de la Barbarie en Afrique. En un mot, les caractéristiques
des habitants d’un tel sol sont « la dispersion des nomades en familles isolées, la stérilité où
la fertilité momentanée du sol, l’extrémité du brigandage, et de l’hospitalité ». En tout cas,
toutes ces anomalies prouvent à suffisance qu’il n’y a point de civilisation. Cependant à
l’image des cours d’eau qui tirent leurs sources dans les chaînes montagneuses et qui sont
accueillis par des collines basses encore appelées « grandes vallées en pente douce » avant de
se jeter dans la mer, tels nous cheminons vers « le pays de la transition » à savoir « la plaine
fluviale ».
Après avoir constaté que les Etats étaient toujours séparés par des éléments naturels
dont le plus en vue était l’eau, Hegel va s’inscrire en faux contre l’idée selon laquelle l’eau est
un « élément séparateur ». Au contraire, « l’eau (…), c’est ce qui unit » à l’opposé des
« montagnes qui séparent réellement ». Pour preuve, Hegel cite les Pyrénées entre la France
et l’Espagne d’une part. En somme, il faut combattre le principe selon lequel les fleuves
doivent constituer des frontières naturelles entre les pays. Cette opinion est d’ailleurs vérifiée
sur le plan des communications. Grâce à la mer, les Européens ne sont jamais coupés de
l’Amérique et des Indes orientales. Par contre, la pénétration de l’Asie et de l’Afrique par
terre s’est avérée difficile (Ibid., pp. 224-235).
Ce sont autant d’obstacles qui ont freiné les échanges entre l’intérieur et les
Européens. En effet, Hegel semble rapprocher la difficulté de déplacement, de mouvement et
de communication à l’impossibilité de civilisation. L’on est donc tenté de croire que si
l’Afrique était franchissable, si la communication y était possible et facile, l’Esprit y résiderait
et elle serait partie intégrante de l’histoire, ou du moins, influencée comme la partie
septentrionale par les mouvements extérieurs. Ceci est d’autant plus vrai que, comme Hegel
lui-même le maintient, la rage de ces hordes ne prend fin que lorsqu’elles s’installent sur les
pentes et la région côtière et c’est ici qu’elles se montrent « douces et industrieuses »,
cependant que rien au préalable « ne semblait indiquer une quelconque inaptitude à la
culture, à la civilisation » (Ibid., p. 247) En tout cas, le contraste est consommé : les peuples
africains qui, dans leurs expéditions guerrières, manifestaient « l’humanité la plus irréfléchie
et la brutalité la plus répugnante », se montraient désormais doux et bons pour les Européens
envers lesquels ils avaient fait connaissance. Il faut donc comprendre ce changement
d’attitude, cette amélioration de comportement par le changement de région géographique,
changement qui avait pour but d’humaniser les Nègres tout en les éloignant de leur cadre
naturel dans lequel régnaient la sauvagerie et la barbarie.
Pour Hegel, il faut que l’Afrique soit impénétrable, non parce que les Européens n’y
comprennent goutte mais physiquement et matériellement. Que l’Esprit se retrouve soi-même
incarné dans l’être-autre de la Nature. Il ne va pas se heurter au mystère mais à des murailles
naturelles. Il écrit d’ailleurs :
« Cette bordure forme le pied d’une ceinture de hautes montagnes, rarement traversée
par des fleuves qui eux-mêmes ne permettent pas de relations avec l’intérieur ; car leur
percée n’a lieu que peu au-dessous du niveau des montagnes et seulement en des lieux étroits
où se forment fréquemment des chutes d’eau non navigables et des courants qui se croisent
avec violence. Depuis trois cents à trois cent cinquante ans que les Européens connaissent
cette bordure et en ont pris possession en quelques endroits, ils ont à peine franchi çà et là et
seulement pour peu de temps ces montagnes et ne s’y sont nulle part établis. » (G.W.F. Hegel,
Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 75)
Les sociétés africaines vivent dans une économie de subsistance, chaque village
produisant ce dont ses habitants ont besoin. Cependant au contact avec les Européens, certains
produits sont exigés par les Noirs et c’est ainsi que les échanges naissent. Pour les obtenir, ils
doivent fournir ce que les Occidentaux réclament. En un mot, l’Afrique fournit des épices et
les métaux précieux à l’Europe. C’est sans doute autant de richesses, autant de potentialités
naturelles qui ont poussé le Professeur de Berlin à qualifier l’Afrique de « pays d’or ».
Certains noms de pays tels la « Côte d’Ivoire », la « Gold Coast » sont très significatifs
aujourd’hui encore. Le continent trouve ainsi sa place de fournisseur de matières premières
brutes : les hommes, femmes, bois et pierres précieuses. Que de matériaux destinés pour
l’industrialisation occidentale ! La pensée de Hegel va s’inscrire dans cette logique.
Dans son Mémoire intitulé « Société civile et Etat chez Hegel », Léon-Marie Nkolo
Ndjodo définit le système des besoins comme « l’ensemble constitué par le besoin
particulier , sa satisfaction particulière et les moyens déployés qui y conduisent » (Nkolo
Ndjodo, « Société civile et Etat chez Hegel », p. 37). En effet, cet auteur est d’avis avec Hegel
que l’idée de besoin subjectif implique la conception selon laquelle l’homme est un être de
désirs, d’envies et de passions qui ont besoin d’être satisfaits. Il écrit à ce sujet : « Les
déterminations matérielles de l’esprit dont l’histoire est la réalisation concrète et la
présentation extérieure sont les passions et les besoins particulières » (Idem). C’est d’ailleurs
sur ce que réside la différence entre l’homme et l’animal (G.W.F. Hegel, Principes de la
philosophie du droit, op. cit., p. 190). S’interrogeant sur les besoins et leur satisfaction, Hegel
note que dans la société civile bourgeoise, la satisfaction du besoin particulier n’est jamais
limitée. Elle est au contraire indéfinie, infinie et illimitée. Chez les Nègres, c’est l’inverse.
Pour comprendre la pauvreté extrême du système des besoins des Africains, Hegel
évoque à première vue la « nature tropicale du climat » et « la constitution géographique » du
continent qui ne sont certainement pas favorables à l’agriculture. Le continent est composé
d’ « une ceinture marécageuse » fermée par une semblable barrière montagneuse désertique
et sablonneuse (G.W.F., La raison dans l’histoire, op. cit., p. 27). Dans cette région,
pratiquement infertile, les besoins des hommes, dont la plupart mourraient et des autres
étaient mis en déroute à cause des conditions physiques très rudes, reflètent les opportunités
offertes par la nature. Celle-ci étant donc pauvre, elle ne saurait offrir des possibilités viables
aux habitants de la zone.
« La réalité de l’Africain, c’est l’agriculture qui ne produit pas assez (…). Le paysan
africain, qui depuis les millénaires, vit avec les saisons, dont l’idéal de vie est d’être en
harmonie avec la nature, ne connaît que l’éternel recommencement du temps rythmé par la
répétition sans fin des mêmes gestes et paroles. » (Cité par O. Pironet, « Le philosophe et le
président : une certaine vision de l’Afrique » dans www. fides-ratio. com)
C’est dire que le Noir n’a pas fait preuve de travail et par ricochet de productivité.
Ceci est sans doute dû à la perpétuation des traditions et des pratiques ancestrales. C’est en
travaillant que l’homme africain, aux dires de Hegel, peut parvenir à supprimer « la force
existante qui lui est apposée » comme une « essence étrangère » et c’est à cette « activité
formatrice » qu’il doit la première notion de la liberté véritable. (G.W.F. Hegel, La raison
dans l’histoire, op. cit., pp. 12-13)
Les Africains mènent une existence réglée sur la nature, d’où leur sous-développement
technique et la pauvreté de leurs besoins liés à une économie agricole de subsistance. Si nous
définissons la société comme le lieu de « l’échange marchand (où) se nouent les relations
contractuelles liées au trafic, au commerce et à la poursuite des fins particuliers », il est sans
doute indiscutable qu’une économie agricole de subsistance ne saurait favoriser « la mise en
route des mécanismes naturels du marché » (L-M. Nkolo Ndjodo, « Société civile et Etat chez
Hegel », p. 36) Soumis à l’éternel recommencement du cycle des saisons, à la puissance des
éléments de la nature et au climat, les Africains se trouvent dans l’impasse d’être
indépendants des forces de la nature qui s’avèrent terribles pour eux. Nous n’en voulons pour
preuve que le fleuve qui peut les engloutir et le tremblement détruire les demeures, la tempête,
le tonnerre. (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 252-253)
C’est dire que « l’homme, en Afrique, c’est l’homme dans son immédiateté » (Ibid., p.
251). Aussi, assouvit-il sa soif au premier ruisseau qu’il rencontre. Son pouvoir sur la nature
est « une force de l’imagination », « une domination imaginaire ». Parler donc d’un système
des besoins dans un tel contexte relève d’un abus de langage, car comme l’affirme Nkolo
Ndjodo, « la société civile est le système des besoins » (Nkolo Ndjodo, « Société civile et Etat
chez Hegel », p. 36) Dans la pensée de Hegel, l’Africain n’ a véritablement pas de besoins,
mais des instincts et des passions qui le dominent et l’empêchent d’arriver à l’intuition de
quelque chose de solidement objectif, d’une objectivité (G.W.F., La raison dans l’histoire, op.
cit., p. 251).
En tout cas, nous avons compris une fois de plus la relation que Hegel établit entre les
besoins d’un peuple déterminé et les conditions naturelles dans lesquelles ce dernier évolue.
« Le haut pays » que constitue l’Afrique n’est composé que de steppes et de plaines. Cette
région offre à l’homme une nature impulsive, voire sauvage. Privée d’eau, la zone est
incultivable. Isolées en familles dispersées, les populations ne maîtrisent rien de la vie sociale
et surtout de ses principes desquels dépend la satisfaction de leurs besoins particuliers. La vie
sociale, fief de la division du travail, de la propriété, du droit, n’apparaît qu’au second
moment physique, « la plaine fluviale », rare dans le continent. Après ce détour sur les
éléments géographiques du continent africain, éléments qui déterminent l’esprit et le caractère
des Nègres, il est grand temps d’analyser l’homme noir dans toutes ses dimensions.
Les carences constitutives de l’esprit africain se traduisent, selon Hegel, par le recours
à l’explication imaginaire et l’usage de la magie dans les relations des hommes entre-eux et
dans leur rapport à la nature à laquelle ils demeurent aliénés. Cette forme de croyance
nommée fétichisme, fondée sur la superstition et l’adoration d’objets naturels est l’antithèse
du sentiment religieux qui caractérise l’être moral pour lequel il existe une loi éternelle et un
Dieu transcendant, car la religion commence toujours par la reconnaissance de quelque chose
supérieur à l’homme. Cependant, cette expérience est inexistante chez les Africains. Ainsi, la
pensée magique, attavisme d’une mentalité primitive, l’idolâtrie et la mythologie demeurent
attachés à la culture africaine et condamnent le Noir à rester de « grands enfants ». Pour
Hegel, « Les grands enfants sont innocents parce qu’ils n’ont pas de volonté et sont
irresponsables. Or la conscience de soi-même exige qu’on puisse prendre des décisions,
qu’on ait une volonté. » (G.W.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t. II, p. 107)
Pour Hegel, l’Africain n’ a pas la catégorie de l’universel, ce qui signifie qu’il n’ a pas
conçu de grandes objectivités en dehors de sa conscience, comme Dieu ou la loi auxquelles il
se rapporterait à la fois en s’aliénant et en se formant. De ce fait, Hegel oppose la religion à la
magie : avec la religion, la mentalité universelle commence en reconnaissant et en connaissant
quelque chose de plus haut qu’elle-même. Pour l’Africain, il n’y a pas de puissance plus haute
que l’Homme et cela se voit dans les ordres que l’Homme donne à la nature par la magie,
laquelle n’est efficace que dans certains domaines, telles les maladies qu’ils considèrent
comme des sortilèges, les guerres et l’agriculture pour chasser l’ouragan et faire tomber la
pluie (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 76) C’est aussi la
différence de Dieu au fétiche. Dans le fétiche, l’Homme représente sa propre puissance, mais
si le fétiche ne satisfait plus, il est impitoyablement rejetée et remplacé. Par ses danses, ses
mouvements, ses chants, l’Africain domine la nature, voire la mort qui n’est pas pour lui une
loi naturelle, mais le retour maléfique des ancêtres morts qu’il est possible aussi de faire et de
domestiquer par la magie. « Il faut déjà dire aux africains qui se trouvent encore au degré de
la magie directe qu’eux aussi grâce à l’adoration des morts progressent légèrement en
attribuant un pouvoir sur la nature à des morts, à des parents défunts. » (G.W.F. Hegel,
Leçons sur la philosophie de la religion, op. cit., III, pp. 81-82. Les morts sont une puissance,
mais une puissance faible. On s’adresse aux morts pour détourner les maux, on ne les adore
pas. On les voit plus ou moins semblables aux vivants par leurs passions et leurs besoins.
Bref, « On ne considère pas la puissance des morts comme supérieure à celle des
vivants » (G.W. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 77) Hegel ne recule
même pas devant ce paradoxe : « L’immortalité de l’âme est ignorée quoiqu’on rencontre des
fantômes de morts » (Idem) ; Sans doute peut-on encore ergoter en se fondant sur un distinguo
entre l’immortalité et la survie temporaire de l’âme, la vérité profonde est que selon Hegel ni
les âmes errantes, ni le culte des morts, ni les rites de possession n’expriment en Afrique la
moindre croyance concernant la survie des âmes, que ni le culte des esprits ou génies, ni la
conjuration des éléments, ni les rites de divination, ni les sorts jetés ne prouvent l’existence
d’un embryon de religion susceptible d’élever les peuples noirs jusqu’à la vie de l’esprit. Un
savoir immédiat, sans médiation comme celui de la connaissance sensible est le domaine de la
pauvreté et de l’impuissance. C’est par la médiation, par la multiplication des médiations que
l’esprit progresse vers l’absolu. L’esprit africain est « immédiat ».
« Cette première forme, peut encore se nommer religion, car la religion comporte
essentiellement le moment de l’objectivité, c’est-à-dire que la puissance spirituelle apparaît
pour l’individu, pour la conscience individuelle empirique comme mode de l’universel en face
de la conscience de soi. Cette objectivation est une détermination essentielle dont il importe
de tenir compte. C’est par elle que commence la religion, c’est grâce à elle qu’il y a un Dieu,
et il y a un commencement de religion même dans le rapport le plus bas. » (ibid., p. 88)
Le Nègre vit en communauté spirituelle avec la nature, ils sont tous les deux du même
monde. Ainsi le « fétiche » oppose à la théorie du nègre-magicien la matérialité de sa
présence et la spiritualité de sa puissance. En un mot, même si le « fétichisme » est une
religion de dernier ordre, c’est quand même une religion, un culte de nature idolâtre comme
l’humanité en a connu bien d’autres et un système de croyances qui ne concerne pas les seuls
pouvoirs du magicien. Il faut donc extirper du terroir africain jusqu’à cette religion de dernier
ordre qu’est le fétichisme, il faut le dépouiller de toute signification mystique. Hegel écrit à
cet effet dans Leçons sur l’histoire de la philosophie :
« Ils (les Africains) se représentent cette puissance qui est la leur, se l’extériorisant,
s’en font des images. Donc ce qu’ils se représentent comme leur puissance n’a rien d’objectif,
d’en soi consistant, différent d’eux-mêmes ; c’est le premier objet venu quel qu’il soit qu’ils
élèvent au rang de génie, un animal, un arbre, une pierre, une image en bois. » (Idem)
Nous sommes dans le cas d’une philosophie de la religion qui tient le religieux pour
l’une des manifestations majeures de l’esprit, et qui est en train d’exclure le monde religieux
africain du monde de l’esprit authentiquement religieux. Au milieu de l’Afrique, Hegel a
planté l’émotion et sur les branches de celle-ci, il a greffé la paresse, le mysticisme, les
croyances, la danse, le rythme dans la peau et la force brute. L’homme noir aurait consommé
le fruit de l’émotion, fruit qui joue un rôle déterminant dans les relations humaines en
Afrique.
2. L’humanisme nègre
L’humanisme est défini par Jacqueline Russ comme « la doctrine où l’homme est la
valeur suprême et le fondement des valeurs morales, par exemple le bien et le mal »
(Jacqueline Russ, Histoire de la philosophie. De Socrate à Foucault, op. cit., p. 57). Cette
doctrine considère que l’homme est en possession des capacités intellectuelles potentiellement
illimitées, d’une part, et la quête du savoir et la maîtrise des diverses disciplines comme
nécessaires au bon usage de ces facultés, d’autre part. L’individu correctement instruit, reste
libre et pleinement responsable de ses actes dans la croyance de son choix. Les notions de
liberté, de tolérance, d’indépendance, d’ouverture et de curiosité sont indissociables de cet
enseignement Pour tout dire, l’humanisme constitue toute pensée qui met au premier plan de
ses préoccupations le développement des qualités essentielles de l’être, toute réflexion qui
affirme la dignité et la valeur de tous les hommes et fonde la capacité de déterminer le bien et
le mal par le recours aux qualités humaines universelles. Pour Hegel, l’humanisme nègre se
place aux antipodes de ce courant culturel européen de la Renaissance.
C’est en effet, l’image d’une Afrique violente que Hegel présente de prime abord.
Entre guerres si souvent tribales, dictatures sanglantes, l’image du continent se résume en une
remarquable constance à un long récit d’horreurs. Dans l’actualité, l’Afrique devient un haut
lieu de barbarie et de sauvagerie pour lequel les humains ont pourtant montre d’indéniables
aptitudes. Hegel écrit à ce sujet :
« L’homme en tant qu’homme s’oppose à la nature et c’est ainsi qu’il devient homme.
Mais tant qu’il se distingue seulement de la nature, il n’en est qu’au premier stade, et est
dominé par les passions. C’est l’homme à l’état brut. Pour tout le temps pendant lequel il
nous est donné d’observer l’homme africain, nous le voyons dans l’état de sauvagerie et de
barbarie et son absence de discipline. » (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p.
251.
« Au XVIe siècle, il s’est produit, venant de l’intérieur en plusieurs lieux fort éloignés,
des invasions d’horribles masses qui se sont jetées sur les habitants plus paisibles des pentes.
Etait-il arrivé un mouvement intérieur, et quel mouvement, pour amener cette tempête ? On
ne sait. Ce qu’on a su toutefois de ces masses, c’est le contraste de leur attitude qui
manifestait dans ces guerres et ces expéditions la cruauté la plus irréfléchie et la brutalité la
plus répugnante alors que, leur rage ayant pris fin, Ils se montrèrent dans les temps calmes
de la paix doux et bons pour les Européens lorsqu’ils les connurent. » (G.W.F. Hegel, Leçons
sur la philosophie de l’histoire, op. cit., p. 75)
Les africains ont eu l’originalité de se montrer féroces dans la guerre et doux dans la
paix et c’est là le signe de la plus consternante barbarie.
Hegel va par ailleurs présenter la vente des Noirs comme un autre moment de
dévalorisation de l’Africain. Par cette institution, des millions d’Africains étaient appelés à
traverser l’Atlantique par pleines cargaisons pour les Amériques. Ainsi naquit le trafic le plus
barbare, non de la part des négriers mais de celle des nègres. Ceci est d’autant plus vrai que :
Plus loin, Hegel va même jusqu’à soutenir que l’état de servitude est à imputer à
l’esclave lui-même, qui dans un souci de préservation de soi, choisit l’asservissement plutôt
que la liberté, la vie plutôt que la mort. Le commerce des esclaves noirs n’a donc rien de plus
scandaleux que le commerce des épices. L’erreur serait d’accorder aux Nègres le sentiment et
la moralité, en un mot : une âme.
S’agissant donc des relations humaines en général, Hegel n’a pas manqué de noter que
l’absence de tout sentiment moral chez l’Africain entrainait un mépris total pour lui-même et
pour l’autre : le Noir tue volontiers pour tuer et est prêt à se réfugier dans la mort. En voici la
description de Hegel :
« Dans le mépris des nègres par l’homme, ce qui est caractéristique, ce n’est pas tant
le mépris pour la mort que le manque de respect pour la vie. La vie a aussi peu de valeur que
n’en a l’homme. Elle n’a, en effet, de valeur dans la mesure où il y a dans l’homme, quelque
chose d’une valeur supérieure. Le mépris du nègre pour la vie n’est pas un dégoût de vivre, il
n’est pas le résultat d’une satiété accidentelle, c’est la vie en général qui n’a pas de valeur
pour lui. Le nègre se suicide souvent, quand il est blessé dans son honneur ou quand le roi l’a
puni. » ( G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 261)
Ceci justifie d’ailleurs les pires cruautés vécues dans les guerres tribales, les massacres
et la vente des proches. Dans ces sociétés, il n’existait ni famille, ni Etat, mais une masse de
sujets qui se détruisaient. Les rapports de pouvoir dans ces contrées s’organisaient autour du
despotisme d’un roi ou d’un chef qui avait le droit de vie ou de mort sur ses sujets. Par le fait
de son inconscience de soi, il ne peut se rapporter à des règles de justice valables
universellement, lui permettant de connaître le bien et le mal, le juste et l’injuste. L’Afrique
est alors marquée par le fanatisme et prise dans le cycle infernal de la haine et de la violence.
Pour preuve, Hegel décrit avec une fascination horrifiée les milliers de femmes massacrées à
la mort de leur roi, le fanatisme physique des armées se jetant à l’attaque de leur propre
capitale. Par exemple,
Par cette entrefaite, Hegel souligne le caractère rituel de ces phénomènes qui montrent
qu’ils sont structurés et l’absence d’égard pour lui pour la vie individuelle. En fait, c’est
l’intensité de la vie qui frappe, et le fait qu’à travers ces rituels de mort, il est fait droit autant
au souci d’économie qui constitue la vie mais la rabougrit en devenant exclusif de tout autre
qu’à la prise en compte de la dépense qui lui est liée. C’est cet équilibre secret entre le souci
de la vie et la prise en compte de la dépense qui fascine l’Européen, et constitue pour lui le
mystère de l’Afrique.
3. Un monde anhistorique
Ainsi, selon Hegel, l’Idée se réalise dans l’Histoire et la fin de cette dernière, c’est
Dieu. L’idée ou l’Esprit absolu. Ainsi, le but de l’Histoire Universelle est que l’esprit
parvienne au savoir de ce qui est véritablement, et fasse de ce savoir un objet, le réalise en un
monde présent concrètement, s’exprime en tant qu’objectif. Cette rationalité intégrale de
l’histoire implique que son développement réalise plus complétement la morale et la liberté.
Quel est le sujet de cette histoire ? Ce ne sont pas les individus dans leur singularité, mais un
peuple et son esprit (Volksgeist). Le grand homme est le conducteur de ce peuple qui aspire à
la réalisation de son but. La marche de l’esprit du monde aboutit finalement à l’Etat, où se
trouvent réunis mœurs, art et droit. La fin de l’Histoire, c’est donc l’Etat qui doit réaliser la
liberté et la raison. Hegel écrit :
De cette conception de l’Histoire et son but visé, il y a sans doute pour Hegel des
régions que l’Histoire ne traverse pas : toute terre ne peut pas être une station pour la scansion
de l’Esprit. C’est le cas de l’Afrique. Le continent n’est pas une partie historique du monde.
Elle n’a pas de mouvements, de développements à montrer, de mouvements historiques en
elle. C’est-à-dire que sa partie septentrionale appartient au monde européen ou asiatique ; ce
que nous entendons précisément par l’Afrique est l’esprit anhistorique, l’esprit non développé,
encore enveloppé dans des conditions naturelles et qui doit être présenté ici seulement comme
au seuil de l’Histoire du monde (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op.
cit., pp. 79-80)
« L’Afrique proprement dite, aussi loin que remonte l’histoire, est restée fermée, sans
lien avec le reste du monde ; c’est le pays de l’or, replié sur lui-même, le pays de l’enfance
qui au-delà du jour de l’histoire consciente est enveloppée dans la couleur noire de la nuit. »
(Ibid., p. 75)
Parce que l’Africain est longtemps resté isolé et fermé, il a été incapable d’atteindre le
concept de liberté manifesté dans l’Etat de droit. N’est acteur de l’Histoire que le peuple qui a
conçu quelque chose d’objectivité ferme, qui a compris que la liberté ne consiste pas dans le
fini ou le naturel, mais à être en soi infini. En tant que l’Afrique est le « pays de l’enfance de
l’histoire », le Nègre est assimilé à l’enfant qui possède pourtant des idées, mais pas encore
l’Idée. Chez lui, la conscience n’est pas encore parvenue à la notion d’une objectivité solide à
l’instar de Dieu, la Loi. C’est l’homme naturel dans toute son impulsion :
Hegel refuse donc l’Histoire aux Africains parce qu’ils sont encore au stade de
l’innocence, « un stade d’où l’homme doit nécessairement sortir en apprenant à distinguer le
bien et le mal » (A.A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire-Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 27)
Comparant les Africains aux Européens, Hegel écrit :
Il est donc juste de constater qu’en Afrique, celle du Sud du Sahara, l’homme ne
dispose encore d’aucun « ingrédient qui l’intègre à la culture, à la civilisation » (G.W.F.
Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 247) L’Africain manifeste physiquement une
grande force musculaire qui le rend apte au travail et témoigne d’un esprit débonnaire mais,
en même temps, d’une féroce sensibilité. L’Afrique est le pays de la concertation, l’Europe
celui de l’unité spirituelle, du passage de cette liberté sans mesure à la réalisation particulière,
à la maîtrise acquise sur la démesure, à l’élaboration du particulier à l’universel et la rentrée
de l’esprit en soi. L’Afrique deviendrait donc « intéressante », elle rentrerait dans la
civilisation sevrée de sa barbarie et de sa sauvagerie à la seule condition d’être rattachée à
l’Europe. Elle aurait dans ce cas une histoire par procuration. D’ailleurs c’est ce qu’ont visé la
civilisation musulmane, la chrétienté la colonisation dont le but était d’ouvrir « les cœurs et
les mentalités africaines à l’universel et à l’histoire ». (O. Pironet, « La philosophe et le
président : une certaine vision de l’Afrique », dans www. fides-ratio. com)
Cette condition hors de l’histoire des Noirs n’est pas attribuée à quelque raison
biologique que ce soit, mais à la « constitution géographique ». En un mot, l’Afrique est
écartée du spectre de tout développement dialectique de la conscience de soi, parce qu’il y
règne « l’état d’inconscience », cependant que l’homme ne devient véritablement homme
qu’en se divisant, séparant sa singularité de son universalité, distinction à laquelle le Nègre est
incapable d’accéder. La région représente l’humanité dans ce qu’il a de plus irrationnel. Hegel
conseille ainsi aux « individus historiques » de faire abstraction de tout respect et de toute
moralité si on veut bien la comprendre. Les peuples africains sont également marqués par un
sous-développement inouï dans tous les domaines. Enfin, l’absence d’Etats rationnels
modernes en Afrique met le continent hors du contexte du progrès historique étant donné que
la création d’Etats sert de test au développement de l’Esprit et de la lutte pour la liberté.
4. Acculturation africaine
L’intérêt pour la culture n’est pas nouveau chez les philosophes, malgré la
transformation historique de la conception que la philosophie s’est faite d’elle-même, de son
objet et de son champ, à cause de la permanence de sa dimension réflexive. Aussi, d’une
manière générale, peut-on définir la culture comme le système des systèmes de
représentations intellectuelles d’une société. En effet, le langage, les images, les systèmes
symboliques et les notions abstraites qui y émergent, peuvent donner lieu a une élaboration
autonome, séparée du mode de vie et de la vie quotidienne, voire jusqu’à un certain point de
la praxis sociale. De ce point de vue, les différentes formes culturelles n’existent pas dans les
sociétés dites primitives, à défaut de faire allusion aux mythes et aux sagesses populaires. Il y
a donc lieu de comprendre que les différents aspects de la culture incluent les religions, les
arts, les philosophies, les sciences et les littératures. A cette conception commune des
philosophes du XIXe siècle, Hegel n’en constitue pas l’exception. Pour lui, la compréhension
de la notion de culture est relative à celle de sa philosophie de l’histoire.
En effet, dans son effort d’analyser la philosophie de l’histoire de Hegel, Beister est de
prime abord d’avis que l’histoire est centrale dans le système hégélien. Pour lui, l’idéaliste
allemand « historicise » la philosophie, c’est-à-dire qu’il explique son but, ses principes et ses
problèmes en termes historiques. Dit autrement, Hegel voit la philosophie comme la
conscience de soi d’une culture spécifique, l’articulation, la défense et la critique de ses
valeurs et croyances essentielles (F.C. Beister et al. (eds), The Cambridge Companion to
Hegel. Cambridge, Cambridge University Press, 1993, p. 270). Si pour Hegel l’historicisme
remonte à une évolution dans le temps, il garde cependant encore une relation avec le passé.
L’historicisme apparaît alors comme la doctrine qui souligne l’importance de l’histoire pour
la compréhension des institutions et des activités humaines (Ibid., p. 271), des croyances, des
lois et des pratiques. Celles-ci constituent dans une certaine mesure la culture humaine.
Poursuivant son analyse, Beister reconnaît que pour le philosophe, chaque société est
un ensemble unique dont les parties sont inséparables l’une de l’autre (Ibid., p. 274). Ainsi,
l’art, la religion, la constitution, la tradition et la langue d’un peuple forment une unité
systématique que Hegel nomme « Volksgeist », l’Esprit d’une nation, le principe d’un peuple
(G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 80) Selon le philosophe, la culture se
définit par un système de symboles partagés par un groupe d’hommes et transmis aux
générations futures. Il écrit à ce sujet :
« La véritable histoire objective d’un peuple commence lorsqu’elle devient aussi une
histoire écrite. Une civilisation (…) qui n’est pas parvenue à écrire sa propre histoire est
également incapable d’évolution culturelle. » (Ibid., p. 25)
Dès lors, il est clair que la culture est un produit de l’Histoire. L’on ne peut
revendiquer une culture que si l’on a une histoire, entendue « le progrès de la conscience de
la liberté » (Ibid., p. 84) La culture n’appartient donc qu’aux « peuples historiques » ces
hommes qui se sont distingués à travers des siècles dans la découverte de la conscience de soi
de la liberté et c’est celle-ci qui distingue les peuples germaniques, mieux « la lourde
robustesse germanique » (G.W.F., Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, vol. I, p. 21)
du reste à l’instar de l’Afrique.
Qui plus est, le professeur de Berlin soutient que la possession d’une culture va de pair
avec la compréhension que l’essence de l’homme est la liberté. Les Africains ne sont pas
encore parvenus à cette compréhension de la réalité. Au contraire, ils sont identifiés à la
nature. En vérité, l’Esprit d’un peuple commence sous la forme d’un principe implicite qui,
opérant sous la forme d’une tendance obscure, tend à devenir objectif. La culture, aux dires du
philosophe de Berlin, est « ce moyennant quoi l’individu a ici valeur objective et effectivité »,
c’est « l’extraméation de l’être naturel », c’est-à-dire l’aliénation de son être naturel (Ibid., p.
55). Un tel principe n’a jamais eu lieu en Afrique. Si tel était le cas, il se serait manifesté dans
toutes les actions et les aspirations du Noir, car
L’homme n’est donc que ce qu’il est fait lui-même. L’Africain ne saurait constituer
l’exception à ce principe : il en résulte qu’il est un homme sans culture. Parce qu’il est encore
à l’étape de l’immédiateté, son esprit est enfoncé dans la naturalité et « n’existe qu’en
singularité non-libre ». Le noir jouit encore d’un esprit enfantin, vivant en pleine unité avec
la nature. C’est dire qu’en Afrique, « la conscience n’est pas encore arrivée à l’intuition de
quelque chose de solidement objectif » ( Ibid., p. 50), et Hegel entend par objectivité solide,
Dieu, l’Eternel, Le juste, d’une part et la nature et les choses naturelles d’autre part. Les
Africains ne connaissent pas encore l’universel. Pourtant, tout l’homme possède un esprit qui
exige quelque chose de plus élevé au-delà du naturel. Car,
« Quand l’activité du sujet n’est plus dirigée sur l’être immédiat du naturel, mais
quand il est posé par ce qu’il est en soi c’est-à-dire comme mouvement et qu’il est rentré en
lui-même, alors seulement la finité est posée comme telle, comme finité dans le processus du
rapport où elle a le besoin de l’Idée absolue et sa manifestation. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur
la philosophie de la religion, III, op. cit., p. 93)
Le noir est un homme naturel qui se détermine suivant son être-là individuel. Il n’est
pas encore l’homme qui pense, il est l’homme du désir, de la brutalité, de l’égoïsme, de la
dépendance et de la peur.
En somme, l’esprit d’un peuple est un esprit défini qui se construit dans un monde
objectif. Ce monde se construit dans la religion et l’art, les coutumes et les cultes, le
constitution et les lois, les actes et les évènements. Si donc la culture s’entend comme ce tout
complexe comprenant les savoirs, les croyances, les mœurs et toutes les autres possibilités et
habitudes requises par l’homme en sa qualité de membre de la société. Hegel conclut qu’il
existe des peuples dépourvus de culture devant être regardés comme des « barbares ». En
divisant l’Histoire Universelle en trois grandes étapes, l’état de nature, la conscience de soi et
la raison ou l’universalité de la liberté, Hegel admet que tout homme est d’abord naturel avant
d’arriver à réaliser l’universalité de sa liberté. L’Africain, jusqu’à l’heure, n’a pas pu cultiver
sa nature pour devenir un être civilisé. Le Nègre n’a pas encore compris que :
Pour dépeindre les figures de conscience, le berliner Professor fixe pour point de
départ l’esprit en soi, l’esprit confiné à la nature, l’esprit dans son immédiateté inconsciente et
inintelligente. Il est ici question de la vie naturelle de l’âme dont les principales propriétés
sont sensation, sentiment et habitude. Cependant, cette sorte de vie crépusculaire est appelé à
progresser. Aussi, reste-elle ouverte à une activité supérieure : la conscience. Ce détachement
doit aboutir à la certitude de soi, un état dans lequel la conscience doit peu à peu s’assimiler et
s’approprier les choses, passant ainsi de la certitude subjective de soi à la vérité. Dit
autrement, la conscience sensible se développe en acquérant de l’expérience pour aboutir à
l’entendement.
Le moi ne peut donc se poser comme son propre objet qu’à condition d’être égoïste et
destructeur, c’est-à-dire, de nier tout objet comme indépendant de lui. C’est dire qu’à travers
la phénoménologie de l’esprit, il est question de découvrir les multiples chemins que la
conscience suit lorsqu’elle tente de se reconnaître Esprit : « Conformément avec ce qu’elle est
en soi, la conscience se transforme et détermine un nouveau mode d’apparaître-à-soi, un
autre pour soi qui, à son tour, pose un nouvel en soi légitimant.» (F. Châtelet, Hegel, Paris,
Seuil, 1994, p. 102) Pour Hegel, l’évolution du moi dont les différentes étapes viennent d’être
évoquées, n’a pas eu lieu chez l’Africain. L’Afrique est définie comme le continent de la nuit
de l’esprit où il ne se passe rien sinon l’éternel recommencement des choses de la nature.
L’âme africaine reste au stade de la conscience sensible, tel un enfant maintenu dans
l’état d’innocence, l’ « état d’inconscience de soi » incapable de réaliser cette unité spirituelle
permettant au Nègre de s’élever du particulier, de la démesure et de l’accident, à l’universel
par le biais de la raison (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., pp. 246-247)
L’Afrique est longtemps restée « fermée, sans lien avec le reste du monde », Dans sa division
du continent, l’auteur de La raison dans l’histoire reconnaît et démontre même comment les
autres parties du continent ont été influencée par les bouleversements extérieurs : l’Afrique
septentrionale, cette colonie des Phéniciens, des Romains, de l’empire byzantin, des Turcs, est
rattachée à l’Espagne et a toujours suivi tout ce qui arrive de grand ailleurs ; l’Egypte quant à
elle s’est vue enseignée par des savants grecs et l’on note de surcroît l’influence orientale dans
l’art égyptien. Hegel écrit à ce propos :
« Ce qu’il y a de plus grand chez les Grecs, ce sont les individualités : ces virtuoses de
l’art, de la poésie, du chant, de la Science, de la loyauté, de la vertu. Face au somptueux, au
sublime, au colossal de l’imagination (…) orientale, des constructions d’art égyptien, de la
richesse de l’Orient (…) les réalités sérieuses de la Grèce, (…) peuvent bien apparaître
comme les faibles jeux d’enfants. » (G.W.F., Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie,
vol. I, op. cit., p. 25)
Si l’Afrique est donc qualifiée de « pays replié sur lui-même » persistant dans « ce
caractère de repliement sur soi », cela « tient non seulement à sa nature tropicale, mais
essentiellement à sa constitution géographique » (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire,
op. cit., pp. 245-248). L’inconscience de soi des Africains se caractérise dès lors par ce que
Hegel nomme « état d’innocence », « le paradeisos », l’état pendant lequel l’homme vit en
pleine unité avec Dieu et avec la nature. Etant donné que l’état paradisiaque n’est pas un état
parfait en ce sens que c’est « un parc habité par les animaux », l’homme est appelé à
abandonner cette naturalité, cette innocence par laquelle l’esprit n’est pas déterminé (G.W.F.,
Hegel, Phénoménologie de l’esprit, op. cit., t.II, p. 100). Au rang des exemples pris pour
décrire cet état d’inconscience, Hegel cite la pratique religieuse africaine. A propos de la
« religion africaine », il manifeste de l’embarras et se laisse aller à une concession : les
Africains se trouvent encore au degré de la magie et du fétichisme et ne manifestent aucune
envie de progresser vers la « vraie » religion (G. W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la
religion, II, op.cit., pp. 80-81).
2. Ignorance et incompétence
L’image hégélienne d’un peuple africain indifférencié de la nature est tout à fait
insultante en ce sens qu’il semble assimiler l’Africain à un animal. En effet, ce qui distingue
les êtres humains, c’est qu’ils s’opposent à la nature dont ils font partie et la modifient pour
leurs besoins. Ils agissent sur la nature. Cela va de l’acte le plus simple comme multiplier les
graines au lieu de ne ramasser que celles des plantes sauvages. A travers leur combat avec la
nature, ils créent leur nature sociale. Ils créent des nutriments à partir de leur nature. Il faut
cependant avouer qu’une telle tâche n’est pas une sinécure.
Cette fonction exige au préalable que l’homme connaisse et maîtrise son
environnement et soit capable de générer des voies et moyens pour parvenir à la création de
cette nature sociale. En réalisant celle-ci, ils font leur histoire. Les animaux au contraire ne
font que s’adapter à la nature. Ils vivent dans cette nature tout en restant une part
indifférenciée d’elle. ? ils ne font pas l’histoire. C’est dans cette dernière catégorie que le
philosophe de Berlin classe les Africains : ils sont ignorants et incompétents.
Le monde africain est caractérisé par l’absence d’Etats rationnels modernes au sein
desquels l’on note le développement de l’esprit et la lutte pour la liberté. Parce que « l’Etat est
l’idée morale extériorisée dans la volonté humaine », il est « la base et le centre des autres
côtés de la vie d’un peuple, l’art, le droit, les mœurs, la religion, la science » (Ibid., p. 75) et
c’est également ici que l’individu acquiert la connaissance du bien et du mal. Cependant en
manque, il est utopique de penser à une rationalité. Même si certains auteurs, à l’instar
d’Anatole Fogou, ont différencié en Afrique « sociétés sans Etats » et « des sociétés avec
Etats », il n’en demeure pas moins que la société africaine précoloniale se place aux antipodes
de l’Etat rationnel hégélien. Si donc l’Afrique n’a pas construit un modèle étatique reposant
sur la rationalité « Ce n’est pas en raison d’une quelconque défaillance ontologique (…), mais
à la tradition du pouvoir qui est plurielle, à l’incapacité de déployer des réactions
stratégiques pour s’adapter à un environnement menaçant » (A. Fogou, « la rationalité de
l’Etat chez Hegel et les réalités contemporaines. Contribution à une critique de l’Etat en
Afrique », Thèse de doctorat, Université de Yaoundé I, 2005-2006, p. 231). La conception
hégélien de l’Etat est favorable à la liberté et aux aspirations profondes de l’homme : à savoir
le désir de reconnaissance qui selon Jérôme Lèbre se caractérise par « l’amour que portent les
membres d’une même famille, l’interdépendance économique des individus libres et la
reconnaissance réciproque entre citoyens de l’Etat » (Cité par G.G. Nguemba, « Rousseau et
Hegel : une synthèse pour l’Etat. Contribution à la critique de la pensée politique moderne »,
p. 465. » Cette conception voudrait que l’individu et la collectivité trouvent leur peine
satisfaction. Or en Afrique, il n’y a rien de la sorte. Au besoin,
Pour Hegel, l’Africain incarne tout le non-civilisé de l’humanité, la Nigritie est une
région qui reste « fermée, sans lien avec le reste du monde ». L’échec du continent à amorcer
un mouvement par une amélioration de ses indicateurs de progrès amène le philosophe de
Berlin à conclure que : « Là-dessus nous laissons l’Afrique pour n’en plus faire mention par
la suite. Car ce n’est pas une partie du monde historique, elle ne montre ni mouvement, ni
développement » (Idem) Le Noir n’est pas et ne sera jamais semblable aux autres. Il est un
être mutilé, incapable à lui seul de créer la civilisation. Il ne jouit pas de l’autonomie, ni de
l’indépendance. Pour tout dire, le Nègre possède au plus haut degré la faculté sensuelle
dominée par le goût et l’odorat puissants et informes. L’absence des aptitudes intellectuelles
le rend complètement impropre à la culture, voire à l’appréciation de ce que l’intelligence
humaine peut produire de plus élevé (J.A. comte Gobineau, Essai sur l’inégalité des races
humaines, op. cit., pp. 187-189)
Il faut cependant reconnaître que Hegel vit la période des courants intellectuels qui ont
prôné l’usage de la raison et de la science comme méthode universelle pour accéder à la
connaissance et résoudre les problèmes des hommes. Les écrivains ont en outre expliqué que
les Lumières de la raison et de la science pouvaient libérer l’humanité des ténèbres de
l’ignorance, du fardeau des croyances fausses et de l’influence destructrice des préjugés et de
la superstition. Ils croyaient à la liberté, à l’égalité, à la société laïque, à la démocratie et aux
possibilités de l’enseignement, de la science et de la technique pour transformer la société
humaine. Ainsi pour l’Europe, le Siècle des Lumières a constitué une véritable lumière
pendant que ce ne fut pas le cas pour l’Afrique. Hegel pense que ceci est dû en grande partie à
son enfermement caractérisé par un moment de sensation de l’instinct et de l’intuition. Les
facultés pensantes du Nègre sont médiocres lorsqu’elles ne sont pas nulles. Affirmer que le
Noir ne connaît rien revient à déclarer son incapacité à prendre à la moindre science, à faire
preuve d’une quelconque technique. Le continent noir est le spectre des croyances
obscurantistes locales et fanatiques qui exploitent les femmes, sanctifient l’ignorance et
sacrifient le bonheur des hommes.
Cette réduction « épistémologique » résume toutes les tentatives dont le but était de
ravaler le Noir au rang de singe, ou, pire encore, de siège, de meuble, le caractérisant par une
débilité intellectuelle déroutante, insensible à la contradiction de ses propos. Dépourvu
d’intelligence, de cette faculté qui permet à l’homme de comprendre et de connaître, privé
d’entendement, « la pensée qui n’amène au jour que des déterminations finies et se meut dans
de telles déterminations » (G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques1 : la
science de la logique, op. cit., p. 291), le Noir se trouve également privé d’âme. Il ne peut ni
avoir le sens du beau, du sublime, ni pénétrer les arcanes de la théologie, science de Dieu.
Pour lui, l’Africain ne peut donc acquérir la compétence et le savoir ». Hegel écrit :
« l’esclavage a fait naître plus d’humanité parmi les nègres » (G.W.F. Hegel, Leçons sur la
philosophie de l’histoire, op. cit., p. 92) Ce point de vue a amené Marcien Towa à justifier
ironiquement la traite des Noirs organisée par l’Occident libre. Elle est ainsi présentée comme
un signe de progrès et de bienfait (Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique
dans l’Afrique actuelle, op. cit., p. 21).
A la lecture de ce qui précède, il y a lieu de maintenir que l’Afrique gît au rythme des
mythes culturels, des superstitions et des tabous qui, d’âge en âge, véhiculent d’une part des
croyances et des pratiques ancestrales et influencent d’autre part la vie des Nègres. Ce mode
irrationnel d’existence, réglé sur la nature, explique d’après Hegel le sous-développement
technique des Africains et la pauvreté de leurs besoins, liés à une économie de subsistance.
Soumis à un éternel commencement du cycle des saisons, à la puissance des éléments et au
climat, ils demeurent attachés aux forces naturelles qui constituent pourtant de grands
obstacles à leur égard. Il est donc reproché aux Africains de toujours perpétuer des traditions
et des pratiques qui les empêchent d’emprunter la voie du « développement » et du
« progrès ». Le problème de l’Afrique est celui de cesser de toujours répéter, de ressasser, de
se libérer du mythe de l’éternel retour aux pratiques ancestrales ; c’est également de prendre
conscience que l’âge d’or qu’elle ne cesse de regretter ne viendra pas pour la raison qu’il n’a
jamais existé. En un mot, l’Afrique vit trop le présent dans la nostalgie du paradis perdu de
l’enfance.
En réalité, l’Afrique dont parle Hegel ne connaît pas encore le développement est
même dans l’impasse d’en connaître. L’Africain reste attaché à la nature avec laquelle il
cherche une parfaite harmonie. La célébrité de Lévy-Brühl ne réside-t-elle pas aujourd’hui
sur le fait qu’il ait supporté et soutenu que les sociétés inférieures, dont les Africains, étaient
régies par une mentalité prélogique et mystique (cité par Marcien Towa, Essai sur la
problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, (1971) Yaoundé, Clé, 2007, p. 7). Dans
cet imaginaire, il n’y a pas de place pour l’aventure humaine, ni pour l’idée de progrès :
l’homme reste immobile au milieu d’un ordre immuable où tout semble écrit d’avance et
jamais il ne lui vient à l’idée de sortir de la répétition pour s’inventer un destin. Hegel en veut
pour preuve l’extrême pauvreté du système des besoins en Afrique. «Les Africains ont peu de
besoins » (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de la religion, op. cit., p. 69), évoquant
ainsi la méthodologie et la volonté dans leur relation avec la nature.
L’Africain hérite de ses ancêtres la pensée religico-magique que Hegel lie étroitement
avec leur système de besoin :
« Les cas sont rares où ces peuples invoquent leur pouvoir sur la nature car ils font
usage de peu de choses et ont peu de besoins. Lorsque nous portons un jugement sur les
conditions où ils se trouvent, nous ne devons pas oublier nos nombreux besoins et les moyens
si complexes qui nous permettent de réaliser nos fins. » (Idem)
La nature est donnée à l’homme pour la satisfaction de ses besoins, cependant cette
nature ne devrait pas être réduite à un simple moyen ; elle a besoin d’être transformée.
L’Africain pense résoudre ses problèmes par le biais d’un pouvoir imaginaire de
l’imagination exercé sur la nature, pouvoir à lui transmis par ses aïeux. C’est ce qui explique
l’extrême faiblesse du développement des forces productrices. Au niveau infrastructurel,
l’Afrique est marquée par une économie agricole de subsistance et un très faible degré de
développement de ses moyens de production.
La pratique traditionnelle africaine laisse croire au Noir qu’il a pouvoir sur la nature ;
il croit être en mesure d’appeler ou d’écarter l’ouragan. Selon Hegel, elle laisse à découvert
que l’Africain n’est pas un homme, c’est-à-dire un animal religieux. En fait, le magicien ou le
féticheur détient une technique, certes illusoire, mais qui lui confère au milieu des siens le
pouvoir de contrôler la nature. Cet état des choses est traduit deux siècles plus tard dans la
pensée de Njoh-Mouelle dans De la médiocrité à l’excellence. En effet, dans son effort
d’apporter une signification humaine du développement, l’auteur fustige le caractère magique
dans le comportement de l’homme africain. Tout en emboîtant le pas à Hegel, le Camerounais
est d’avis que ce comportement se traduit par l’irrationalité. Tout ce qui arrive aux Noirs est
« le résultat de la malveillance d’une tierce personne ». Il écrit : « à Douala, on meurt
rarement de mort naturelle et la maladie elle-même ne nous vient point par le microbe »
(Ebénezer Njoh-Mouelle, De la médiocrité à l’excellence, Yaoundé, Clé, 1998, p. 30) En un
mot, tout s’explique naturellement soit par la foudre nocturne et occulte, soit par un gris-gris.
Bien qu’ils doivent être conscients de dépendre des facteurs naturels, car ils ont besoin
de l’orage, de la pluie et de la cessation de la période des pluies, tout cela ne les conduit pas à
la conscience de quelque chose de supérieur ; en effet, ce sont eux qui commandent de façon
arbitraire et imaginaire aux éléments et c’est ce qu’on appelle magie (G.W.F., Hegel, Leçons
sur la philosophie de l’histoire, op. cit., pp. 76-78). Des suites de ces pratiques héritées de ses
ancêtres, l’Africain se leurre en imaginant que l’animal, l’arbre ou la pierre possède un autre
pouvoir que celui qui tient aux croyances dont il est l’objet. Ces pratiques, en un mot,
ralentissent quand elles n’empêchent pas le développement du continent noir. Dans cet
univers où l’homme cherche l’harmonie avec la nature, où il vit l’éternel recommencement du
temps rythmé par la répétition sans fin des mêmes gestes et paroles, où la nature commande
tout, l’homme échappe à l’angoisse de l’histoire. Il y a donc nécessité de l’extirper de cet
ordre immuable pour sortir de la répétition et inventer son destin.
En effet, nous entendons par stabilisme, la qualité de ce qui est stable. Le fixisme
quant à lui, constitue une théorie selon laquelle les espèces vivants ont été les mêmes et n’ont
subi aucune évolution depuis leur création. De ce qui précède, l’on constate que ces deux
phénomènes revêtent l’idée de stagnation, de permanence, d’absence de mouvements et de
progrès. La conséquence logique d’une pareille situation est telle que Daniel Nkoh l’évoque
ici en ces termes :
Les répercussions sont de deux ordres : d’une part mentales et d’autre part
comportementales. Sur le plan mental, on note tour à tour une absence de flexibilité, une
incapacité du sujet de dépasser les normes de la coutume et de la tradition et la déification du
« dejà-là », comme une consécration du développement. D’ici, on note l’immobilisme mental
et la perte de la faculté de juger, de nier et de critiquer. D’où Nkoh écrit à ce sujet :
« Lorsqu’une société développe des formes extrêmes d’exclusivisme, il est évident
qu’une telle société ne peut vraiment permettre à la plupart de ses membres d’accéder à la
conscience de ses possibilités. » (Idem)
Il faut en plus dire que les comportements extrêmes et tranchés caractérisent les
sociétés stables et fixes. On y note un vice pervers et des visions du monde arrêtées, des
archaïsmes grossiers débouchant le plus souvent sur des troubles et des affrontements entre
groupes rivaux. A l’analyse de la vie des Noirs telle que décrite par Hegel, nous ne notons
aucune différence, aucune démarcation des Africains par rapport aux phénomènes décrits
(G.W.F. Hegel, La raison dans l’Histoire, op. cit., pp. 245-269), phénomènes qui sont
solidaires des processus globaux d’ « enfermement ». L’Afrique hégélienne nous présente des
individus « principalement intégrés dans son cadre constitutif du cercle vicieux où il ne se
manifestait aucun espoir d’affranchissement » et c’est ce qui justifie le mépris dont l’homme
y est victime ( D. Nkoh, « Le concept de la négativité et ses implications dans la promotion
des hommes. Une lecture de Sciences de la logique de Hegel », p. 13). Si « l’Afrique
proprement dite » est restée stable et fixe, c’est parce qu’elle « est restée fermée », « repliée »
sur elle-même et surtout qu’aujourd’hui elle demeure inconnue et sans aucun rapport avec
l’Europe » Qui plus est, « elle ne montre ni mouvement, ni développement » (G.W.F. Hegel,
La raison dans l’histoire, op. cit., p. 269)
Pour tout dire, le stabilisme et le fixisme de la société africaine nègre ont maintenu les
habitants à une inertie et à une absence de mouvement et de progrès tant sur le plan mental
que comportemental. L’un et l’autre phénomène ont retardé « l’humanité nègre » à faire partie
intégrante de la civilisation universelle. C’est ainsi que, dominée par les passions, l’Afrique n’
a jamais pris conscience de son « état d’innocence », de son « état d’inconscience de soi » qui
le caractérisent. Restant toujours au stade de la conscience sensible, tel un enfant innocent , le
Nègre n’est pas tellement différent de l’animal du fait de sa barbarie et de sa sauvagerie qui le
poussent soit à la torture, soit au cannibalisme, soit encore au despotisme, bref au mépris de
l’homme.
Parce que, comme l’affirme ironiquement Théophile Obenga, le Noir n’a pas fait
preuve de « la révélation de la raison divine, de l’Esprit universel, ni aucune sublime création
de la raison dans l’évolution historique de l’humanité » (Id.), Hegel exclut ce dernier de
l’Histoire Universelle. En effet, la nature, le monde, les individus et les sociétés sont
gouvernés par l’ « Esprit universel », l’ « Esprit du monde », l’idée, la Raison ou encore
appelé Dieu qui se manifeste et se réalise à travers l’histoire. Les différentes périodes
historiques correspondent à des moments logiques, hiérarchisés à l’issue desquels l’Esprit,
suivant une évolution conçue, parvient à la pleine conscience de lui-même. La longue marche
de l’Esprit s’effectue au travers de « peuples historiques » guidés par l’action de « grands
hommes » en lesquels il s’incarne à un moment donné, chacun de ces peuples illustrant une
« étape, une époque de l’Histoire Universelle » et remplissant « la mission de représenter un
principe » (Id.)
Jusqu’à l’heure, l’Afrique est restée impénétrable, sans passé, ni avenir. Le philosophe
en explique l’immobilisme et le caractère « archaïque » par sa situation géographique et la
nature tropicale de son climat qui l’auraient maintenue isolée du reste du monde, interdisant
aux populations locale toute possibilité d’évolution. Ceci étant, la question est désormais celle
de savoir si cette vision hégélienne condamne à jamais l’Afrique à demeurer dans sa situation
d’antan.
Cet avis n’est pas d’ailleurs partagé de tous. La conception de Hegel sur l’Afrique
reste l’objet de controverses. Elle a été entièrement comprise somme habillée de préjugés
racistes par des universitaires de la périphérie qui vont jusqu’à démontrer l’inutilité de cette
pensée pour la construction du continent noir. En suivant Rachel Bidja Ava, notre évaluation
« déplore la légèreté des universitaires africains qui se contentent très souvent de rappeler le
caractère très ‘raciste’, ‘ethnicentriste’ et ‘idéologique’ des thèses de Hegel sur l’Afrique »
(A. A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire-Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 49)
Ces universitaires ont tendance à voir dans les textes des Leçons sur la philosophie de
l’histoire une horreur, fermant ainsi la recherche philosophique dans des considérations
sentimentales et idéologiques (R. Bidja Ava, « Hegel et le monde non-européen. Le cas de
« Volksgeist » africain. Essai de démystification du discours philosophique africain », op. cit.,
pp. 10-11). En nous situant sur un terrain proprement philosophique, nous voulons saisir la
véritable portée des théories philosophiques et historiques de Hegel. Pour ce faire, notre
démarche vise une compréhension objective de ses thèses. Pendant que la première section
soulignera quelques réserves relatives à la perfection de la dialectique idéaliste, les deux
dernières soulignent l’un des défis à relever. L’autre la conduite à tenir pour la Renaissance
africaine à l’heure de l’idée de village planétaire.
Jusqu’à l’âge moderne, l’Afrique constitue la terre inconnue à cause des difficultés
liées à sa situation géographique et aux conditions climatiques. Cependant vers la fin du siècle
et nonobstant cet état des choses, il n’était guère de philosophe, de penseur ou d’écrivain qui
ne se soit prononcé à base des ragots d’explorateurs, d’historiens ou de missionnaires, sur un
aspect du continent ou de ses habitants. C’est ainsi qu’à cette période, le sujet de l’Afrique et
des Africains se retrouve dans les écrits de tout genre. Le philosophe de l’université de Berlin
n’en fera pas l’exception : bien que n’ayant pas mis pied en Afrique, Hegel n’éprouve aucune
gêne à parler du continent en magister et pourtant,
« Par une ironie d’un sort, c’est du vivant de Hegel que les Européens entreprirent
l’exploration réelle, moderne et scientifique de l’Afrique et commencèrent ainsi à poser les
fondations d’une évaluation rationnelle de l’histoire et des réalisations des sociétés
africaines. Cette exploration était liée en partie à la réaction contre l’esclavage et la traite
des esclaves, en partie à la compétition pour les marchés africains. Certains des premiers
Européens étaient poussés par un désir sincère d’apprendre ce qu’ils pouvaient au sujet du
passé des peuples africains et la littérature produite par les explorateurs est immense. » (J. D.
Fage, « L’évolution historiographique de l’Afrique » in Histoire générale de l’Afrique, Paris,
Unesco, 1980, p. 52)
« A Iène, il lit les journaux, des comptes rendus… pour élaborer sa première
conception de l’Afrique. A Berlin, son champ de lecture s’élargit considérablement (…). Le
géographe Karl Ritter a en une profonde influence sur l’élaboration de sa philosophie de
l’histoire et sur la constitution de sa bibliographie relative à l’Afrique. » (A. A. Dieng, Hegel
et l’Afrique noire-Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 77)
Cependant, en tant que tout philosophe est appelé à être responsable de ses lectures, du
choix de ses informateurs, encore plus du jugement qu’il porte sur les choses qu’on lui
rapporte, nous sommes en droit de questionner le niveau et la qualité d’information de Hegel
et la pertinence, voire la pénétration de son jugement, lorsqu’il nous conte l’histoire des
Amazones africaines.
Débattant sur les différentes lectures de Hegel sur l’Afrique noire, Pokam soutient que
l’idéaliste allemand était suffisamment informé sur le système politique de l’Afrique
précoloniale. Aussi répertorie-t-il d’une part les sources historiques – Hérodote, Diodore de
Sicile et Strabon de l’Antiquité, et d’autre part les récits des missionnaires (Cité dans Ibid., p.
75). En plus, il ne faut pas perdre de vue que pendant ses recherches sur le continent noir,
Hegel était dirigé par certaines idées directrices. Il saisit les manifestations de l’esprit africain
non par le sentiment, mais grâce à l’usage de la raison, car : « Ce n’est que par la pensée que
nous pouvons parvenir à la compréhension de sa nature (celle de l’Africain) ; nous ne
pouvons en effet sentir ce qui est un tableau précis » (G.W.F. Hegel, La raison dans
l’histoire, op. cit., p. 251) et à « dégager des principes » (Ibid., 252), ceux de l’esprit.
S’agissant de la quête des résultats escomptés, il n’a menagé aucun effort pour « parcourir les
moments principaux de l’esprit africain » et « en éclairer certains aspects qui jettent la
lumière sur son essence » (Idem). Lesdits moments incluent : les moments juridique,
politique, économique, religieux et géographique. En un mot, Hegel, s’est basé sur des
connaissances purement livresques et des rapports des missionnaires pour parler de l’Afrique.
Cependant, ces missionnaires suffisent-elles pour porter un jugement crédible sur tout un
peuple ? Quel rôle en jouerait l’expérience personnelle ?
A lire attentivement les écrits de Hegel, l’on est tenté de dire qu’il s’agit de
« tâtonnements d’un esprit explorateur » (A. Dieng, Hegel et l’Afrique noire – Hegel était-il
raciste ? op. cit., p. 26) Dans ces tâtonnements, il se méfait des informations venant de
l’étranger . C’est ainsi que s’agissant que s’agissant de la conception de la magie africaine
rapportée par les missionnaires, il exprimait des réserves suivantes :
« Ce sont surtout les anciens missionnaires qui ont fourni des détails sur l’état de ces
peuples africains ; les récits plus récents sont moins détaillés ; il faut par suite se méfier des
renseignements anciens en particulier parce que les missionnaires sont les ennemis naturels
des magiciens. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, II, op. cit., p. 69)
A cette époque, il faut avouer que bon nombre d’Africains eux-mêmes ignoraient ce
qui se passait sur leur propre territoire. Dans ces conditions, que peut-on attendre d’un Hegel
resté dans on Allemagne lointaine ? Que pouvait-il savoir sur ce qui se passait vraiment en
Afrique ? En fait, ses connaissances ne dérivent que des opinions des voyageurs en Europe.
D’où il y a lieu de s’interroger sur la crédibilité de ses sources d’information, surtout
lorsqu’on sait que jusqu’au XVIIIe siècle, la Nigritie demeurait toujours cette terra incognita
dont Voltaire avait rêvé d’envoyer les philosophes explorer pour en porter un jugement digne
et crédible.
La capacité de Hegel à juger et à qualifier les Africains provient non d’une expérience
personnelle, mais de ce qu’il estimait relever de son discernement et de son acuité. Dans sa
résidence de Berlin, il a utilisé son pouvoir critique pour évoquer une « vraie Afrique » pour
récuser les mythes et dénoncer les excès. Bien que fondé sur une totale connaissance du
continent, le propos hégélien ne diffère en rien de ceux des penseurs et intellectuels
d’Occident, auréolés pour leur part d’une « certaine » connaissance de l’Afrique. Aussi, Towa
parlera –t-il de « l’insuffisance manifeste de son information sur les cultures non-
européennes » (Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique
actuelle, op. cit., p. 22). A défaut de quelques séjours sur une poignée de théâtres africains, les
enjeux fort complexes n’interdisent manifestement pas les jugements péremptoires et
définitifs sur le destin de milliers d’Africains, leur histoire, leur nature profonde et leur avenir
forcément sombre.
Hegel, tout comme ses contemporains, pense que la philosophie est essentiellement
grecque. La Grèce est le lieu de la germination et le lieu de la science et de l’art jusqu’à leur
floraison. Il écrit à cet effet : « Grèce : à ce nom le cœur de l’homme cultivé d’Europe, et de
nous Allemands en particulier, se sent en terre natale » (G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire
de la philosophie, op.cit., vol. I, p. 22) Pour le philosophe de Berlin, le penser philosophique
requiert pour s’épanouir des conditions institutionnelles : non seulement un certain état de
richesse, favorable au loisir d’une certaine classe d’hommes libérée des travaux de la peine
des jours, mais aussi, un certain état de liberté. Heidegger lui emboîte le pas en décrétant que
la philosophie est le monopole de l’Occident : « La philosophie est grecque dans son être
même » (Martin Heidegger, Qu’est-ce que la philosophie ? (tr.) K. Avelos et al., Paris,
Gallimard, 1982, p. 15) et cela ne veut rien dire d’autre que « l’Occident et l’Europe sont, et
eux seuls sont, dans ce qu’a de plus intérieure leur marche originellement historique » (Ibid.,
p. 16) Ceci est d’autant plus vrai que seule « L’humanité européenne en arriva ainsi à se
trouver chez soi, à jeter les yeux sur le présent, et l’élément historique, apporté de l’étranger,
a été abandonné » (G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, vol. I, op. cit., p.
22). C’est ainsi que l’homme a commencé à être dans sa patrie.
« Nous sommes libres quand nos actes émanent de notre personnalité entière, quand
ils l’expriment, quand ils sont avec elle cette indéfinissable ressemblance qu’on trouve parfois
entre l’œuvre et son artiste. » (Cité dans L. –M. Nkolo Ndjodo, « Société civile et Etat chez
Hegel », p. 38)
« Sans cela, raison, liberté ne sont rien, elles ne servent rien à l’homme non cultivé et
à l’enfant.» (M. Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, op.
cit., p. 17) En tant que seul l’Occident est véritablement historique, ni l’Afrique, ni l’Asie ne
prennent part à l’Histoire Universelle dans l’Antiquité. L’histoire Universelle se limitait sur
les côtes méditerranéennes.
De ces déclarations, il faut sans doute avouer que Hegel fait montre
d’hellénocentrisme. De prime abord, il ampute l’Afrique de l’Egypte faisant d’elle une partie
de l’Orient. Ensuite, il n’ a pas voulu considérer le penser authentiquement africain. C’est
dans ce sens que la critique de Towa est évocatrice. Certes, le philosophe camerounais
accepte avec Hegel que la philosophie est la pensée reposant sur elle-même, ne souffrant
d’aucune autre autorité (G.W.F. Hegel, Leçons sur l’histoire de la philosophie, vol. I, pp. 148-
149), il reste cependant prudent quant aux conclusions auxquelles ce dernier aboutit, car « Les
informations aujourd’hui disponibles ne permettent pas de confirmer ses vues sur nous et
l’absence de toute philosophie dans notre univers culturel. » (G.W.F. Hegel, La raison dans
l’histoire, op. cit., p. 190)
Les Africains ne seront donc pas considérés comme des humains, mais comme des
choses. Au début de l’Histoire, il existe un peuple primitif de haute culture qui aurait eu une
connaissance de Dieu et de la nature. L’homme ne pouvait donc pas commencer par un état de
torpeur animale, mais se développer à partir d’une torpeur humaine (G.W.F. Hegel, La raison
dans l’histoire, op. cit., p. 190) De cette théorie, le Noir ne saurait être un animal. Identifié
cependant à l’enfant, il est dit pouvoir être rationnel tandis que « Hegel semble refuser à
l’Africain toute possibilité d’accès à la rationalité et donc à l’historicité » (A. A. Dieng,
Hegel et l’Afrique noire- Hegel était-il raciste ?, op. cit., p. 36) La question est simple :
pourquoi admettre que l’Africain est un homme qui ne s’est pas dissocié de la nature ? En tout
cas, le Noir manque l’intuition de l’objectivité, ne reconnaît pas l’universel par une analyse de
sa « religion ». A travers cette exclusion des Noirs de la philosophie, il y a lieu de voir en
Hegel des allures racistes. Cependant, quoiqu’il ne se soit pas appuyé sur la race et ait même
fermement, à en croire les dires de Pironet, critiqué les travaux du médecin allemand F.J. Gall
qui prétendait pouvoir expliquer les capacités intellectuelles d’un individu par l’anatomie de
son crâne (O. Pironet, « Le philosophe et le président : une certaine vision de l’Afrique » in
www. fides-ratio. com ), Hegel n’en demeure pas moins qu’il fait preuve de racisme culturel
fondé sur une approche ethnocentrique et essentialiste de l’Histoire.
En effet, Hegel s’inscrit dans la logique des penseurs du XIX e siècle, logique selon
laquelle le philosophe est le penseur de l’histoire et le théoricien de la politique, dans la
mesure où « les phénomènes historiques sont essentiellement des phénomènes politiques ;
l’élément où se déploie l’histoire, c’est l’Etat. » (Idem) refuser la philosophie aux Noirs, c’est
également leur refuser l’histoire et la politique en ce sens que l’histoire et la politique se
complètent mutuellement*. Le lien entre l’histoire et la politique ne peut être effectif que par
l’action des biens et des grands hommes politiques. Pour Hegel, l’histoire est celle de toute
l’évolution humaine allant d’un stade le plus bas jusqu’à celui le plus élevé. L’histoire se veut
rationnelle, c’est-à-dire non une accumulation évènementielle sans finalité, ni sens, mais
l’odyssée de l’Esprit dont la société parfaite est son point d’aboutissement. C’est avec
l’avènement de cette société parfaite en Europe que l’histoire s’est arrêtée.
« L’histoire n’est autre chose que la succession des différentes générations donc
chacune exploite les matériaux, les capitaux, les formes productrices qui lui ont transmis pour
toutes les générations précédentes. » ( P. Annenkov, cité dans A. – M. Tonye, « Le concept
d’histoire dans la pensée de Karl Marx », Université de Yaoundé, Mai 1980, p. 8 )
Si tant est vrai que nous ne cessons de vivre dans un monde tumultueux au rythme de
massacres, de génocides, de révolutions inhumaines, l’histoire est loin de s’achever. La fin de
l’histoire annihile toute possibilité du Nègre à décoller de son degré zéro d’éducation.
En déclarant que l’Afrique est au degré zéro de l’Histoire et par-là une table rase
philosophique, les arguments concrets qu’avance Hegel pour étayer son propos paraissent
succincts pour être convaincants. « Il ne rend pas raison de ce que certains peuples sont aptes
à la liberté et à la rationalité, alors que d’autres y sont essentiellement inaptes. » (A.A.
Dieng, Hegel et l’Afrique noire- Hegel était-il raciste ? op. cit., p. 39) Ce n’est qu’en Afrique
que l’explication par la géographie comme détermination est valable. C’est également là qu’il
ne peut exister d’état de droit, de religion et d’Etats. Jamais en Europe, l’état de nature n’a pu
être observé. Le cours de l’Histoire s’identifie désormais au parcours du soleil : de son lever
au coucher. C’est en certains peuples – les peuples germaniques, plutôt que dans d’autres – les
Africains – que l’Esprit se sait plus adéquatement libres (Idem). En effet, c’est à l’ère
germanique que l’Esprit est sorti de l’état de nature et s’est fait une seconde nature adéquate à
son concept.
C’est pour quoi jusqu’au début des investigations de Cheikh Anta Diop, l’Afrique
noire ne constitue pas « un champ historique intelligible ». S’il faut en croire aux ouvrages
occidentaux, c’est en vain qu’on chercherait jusqu’au cœur de la forêt tropicale, une
civilisation, qui après analyse, serait l’œuvre des Nègres. En effet d’après les savants
occidentaux et nonobstant le témoignage formel des Anciens, les civilisations qu’on sait
africaines à l’instar de celles égyptiennes et éthiopiennes, ne sont que l’œuvre des Blancs
imaginaires qui ont laissé aux Noirs eux-mêmes la mission de perpétrer les formes, les
organisations et les techniques. Ceci est d’autant plus vrai qu’expliquer l’origine d’une
civilisation africaine, c’est aboutir à un Blanc mythique dont on ne se soucie point de justifier
l’arrivée et l’installation dans ces régions.
Qui plus est, beaucoup de penseurs occidentaux se sont rendus célèbres en refusant de
reconnaître aux Africains leur identité culturelle. Nous en voulons pour preuve Lévy-Brûhl
pour qui les sociétés inférieures étaient régies par une mentalité prélogique et mystique
qualitativement différente de la logique propre à l’homme civilisé d’Europe. La conclusion de
cette curieuse réflexion était que la raison n’était pas l’affaire des Nègres. De ce qui précède,
il faut avouer que, depuis longtemps, la vérité était devenue ce que servait à la colonisation.
Aussi des théories utilitaires, pragmatiques se développement – elles aux fins d’assujettir les
Nègres, encourageant ainsi les hésitants à l’abandon et au renoncement à toute aspiration
nationale d’une part, et d’autre part, renforçant les réflexes de subordination chez les peuples
civilisés. En conclusion, la délimitation du domaine de la philosophie au seul continent
européen implique chez Hegel une hiérarchisation des civilisations et des sociétés et cette
dernière constitue le fondement de l’impérialisme occidental.
Sans doute, il y a lieu de s’interroger sur le fait que Hegel soit taxé de colonialiste
alors que son pays, l’Allemagne ne possédait pas de colonies. En effet, la pensée de Hegel
s’inscrit dans le mouvement idéologique, le pangermanisme, développé par les philosophes
allemands à l’instar de Kant, Lessing, Fichte et bien d’autres encore. Il était question de fixer
dans l’esprit allemand une conception métaphysique de l’Etat, une philosophie mystique de la
race et la rigueur allemande qui promettaient à la race germanique « des terres sans nombre,
l’ascendant sur les peuples inférieurs (juifs, nègres, blancs européens impurs) et la
suprématie de la civilisation germanique, héritière directe de la civilisation aryenne » (T.
Obenga, Volmey, Cheikh Anta Diop et le Sphinx. Contribution de Cheikh Anta Diop à
L’histographie mondiale, Paris, Présence africaine, 1996, p. 34). Ce constat tient compte de la
déclaration de Hegel selon laquelle,
« Il revenait à la vieille intériorité du peuple allemand, intégralement conservée, en
son cœur simple et droit, d’accomplir cette révolution. Tandis que le reste du monde est parti
aux Indes orientales, vers l’Amérique, parti pour conquérir des richesses et former un empire
mondial dont les territoires feront le tour de la terre et où le soleil ne se couchera pas, c’est
un simple moine qui trouva ce que la chrétienté cherchait jadis dans un sépulcre terrestre, en
pierre, dans le sépulcre plus profond de l’idéalité absolue. » (G. W. F. Hegel, Leçons sur
l’histoire de la philosophie, op. cit., vol. III, p. 375)
Par ailleurs, Hegel est dit anti-esclavagiste à l’image de tout bourgeois libéral avancé.
Cependant, ses positions pour la suppression de cette institution inhumaine laissent à visage
découvert sa visée hégémonique. La captivité des esclaves est acceptable, parce que
l’esclavage en Afrique est pire. Tandis qu’aux Amériques, les propriétaires d’esclaves ont
intérêt à les entretenir dans l’espoir de générer un grand profit, les propriétaires africains
quant à eux pouvaient les maltraiter et même les tuer pour peu qu’ils ne produisaient pas de
marchandises susceptibles d’être vendues. Le philosophe de Berlin est donc d’avis que les
Nègres ont intérêt à se faire déporter pour mériter les conditions de vie meilleures proposées
par les Occidentaux. Il dit à se sujet ceci :
« Les Portugais, sont plus humains que les Hollandais, que les Espagnols et que les
Anglais. Sur la côte brésilienne, il était par conséquent plus facile de devenir libre, et il y eut
en cet endroit, des nègres plus libres en grand nombre. » (G.W.F. Hegel, La raison dans
l’histoire, op. cit., p. 234)
Dieu étant le Père de tous, colons et esclaves tiennent leur égalité, leurs droits et
devoirs réciproques. Les colons en général, et en particulier les portugais, le savent bien qui
traitent en frères leurs esclaves. Aussi, les émancipent-ils plus facilement. C’est dans ce
contexte que la pensée hégélienne est dite avoir servi à fournir parmi tant d’autres, les outils
conceptuels et les principes théoriques qui ont permis de justifier le colonialisme occidental.
Même si elle n’avait pas de visée impérialiste, elle a néanmoins contribué à la naissance d’une
classe de commissionnaires destinés à servir de plus en plus de tampon entre la puissance
coloniale et les masses populaires. Cette classe, ou certaines de ses composantes, avait
intériorisé les images hégéliennes négatives de l’Afrique, et incarné la dépendance du serf
décrite dans la dialectique de Hegel.
Qui plus est, Hegel se veut gradualiste dans sa lutte abolitionniste. C’est en effet à la
lumière équivoque de l’expérience, d’échecs et de défaites, d’une période de l’histoire, surtout
celle de l’Allemagne, dont nul n’est sorti indemne, que Hegel rejette l’abolition immédiate,
car
« Devant cette violence extrême (…), Hegel, en sa philosophie de l’histoire, fait valoir
les droits de la particularité historique, la nécessité de tempérer le fanatisme immanent à
l’indignation morale pure, la valeur des médiations et des compromis fondés sur une analyse
du processus historique qui, tout en maintenant le cap sur le telos, se nourrit de l’analyse
concrète de la situation concrète. » (A. Tosel, « Quelle théorie de l’histoire pour le temps de
la crise des philosophies de l’histoire ? » in La Pensée, n°315, 1998, p. 141)
Mettre fin à la traite et à l’esclavage d’une manière subite revient à faire obstruction à
la mission d’humanisation des Nègres. Hegel réclame ouvertement le droit des Nègres à
l’égalité civile : « L’accès à la culture ne peut leur être refusée. Ils n’ont pas ici et là adopté
avec bienveillance le christianisme grâce auquel ils ont rompu la longue chaîne de la
servitude de l’esprit ». (G.W.F. Hegel, Encyclopédie des sources philosophiques I : la science
de la logique, op. cit., p. 417) Cette égalité, d’une part théologico-politique et d’autre part
économico-sociale, à en croire le philosophe de Berlin, exige certainement au préalable
entraînement et éducation. Si le sort des esclaves américains s’avère « préférable » à celui des
esclaves africains, c’est parce que l’esclavage « prend place à l’intérieur d’un Etat », au sein
duquel le Noir accède à la « conscience de soi » par le biais du travail, facteur d’humanisation
et de socialisation : il doit donc être considère comme une forme de « progrès par rapport à
la pure existence isolée et sensible » que menait l’Africain parmi ses congénères, dit
autrement comme « un moment de l’éducation, une sorte de participation à une vie éthique et
culturelle supérieure ». C’est pourquoi, l’esclavage, certes institution arbitraire vouée à
disparaître, ne doit pas être supprimé d’un seul coup mais progressivement, car il représente
un « moment nécessaire » dans le processus au cours duquel l’homme asservi apprend par le
labeur à transformer la nature matérielle, à prendre conscience de lui-même en tant que sujet
autonome destiné à la liberté. » (G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de l’histoire, op.
cit., p. 79)
En somme, les idées de Hegel semblent avoir donné libre cours à l’impérialisme
occidental, et par ricochet au colonialisme. A l’analyse, la colonisation est apparue comme
l’incarnation de la violence interdisant aux peuples d’avoir une conscience. Elle leur a imposé
des valeurs et acculé à la défensive et à la clandestinité la vie même des colonisés. Enfin
comme le souligne Marcien Towa, elle a consisté à « obtenir du colonisé l’aliénation de soi,
la perte dans l’autre ». (M. Towa, cité par N’Djock Enoch, « la notion d’identité
révolutionnaire africaine : Kwame Nkrumah, Franz Fanon, Amilcar Cabral et Marcien
Towa », p. 20)
Dans son livre Cutltures in Crisis, J.F. Downs développe et explique les préjugés qui
caractérisent les rapports entre différentes cultures. En effet, la tendance est de juger les autres
à la base de nos comportements, de nos principes (J. F. Downs, Cultures in Crisis, London,
Glonce Press, 1971, p. 25). Cette attitude ethnocentriste est apparue dans l’histoire de
l’anthropologie philosophique. Dans les temps anciens par exemple, le peuple chinois
qualifiait de barbares ceux qui ne parleraient pas Chinois. Il en était de même pour les Grecs à
l’endroit de ceux qui n’appartiennent pas ç leur groupe. Les deux peuples se connaissaient,
s’appelant cependant barbares. Cette vision des choses révèle qu’il y a des hommes qui sont
des sous-humains et par conséquent ne sauraient se réclamer d’une culture. A la question de
savoir s’il existe vraiment des peuples dont la culture est inférieure à une autre prétendument
supérieure, l’idéologie raciste, mieux le mouvement euro-centriste répond par l’affirmation,
étant donné qu’elle disqualifie certains peuples à posséder une culture. Dès lors, une question
apparaît, celle de savoir à quoi renvoie le terme culture.
Il est communément accepté que la culture soit un système de symboles partagés par
un groupe d’hommes et transmis par eux aux générations futures. Ce système de symboles
forme selon Hegel « la conscience générale » ou « l’esprit d’un peuple ». En effet, « la
conscience de soi de l’Esprit doit se donner une forme concrète dans le monde », c’est la
culture. Cette conscience contient, oriente tous les intérêts du peuple. C’est elle qui constitue
ses mœurs, son droit, sa religion (G.W.F. Hegel, La raison dans l’histoire, op. cit., p. 80). Elle
n’est pas une leçon toute faite que l’individu reçoit, mais c’est ce dernier qui la forme. Dans le
processus de transmission, la tradition est d’une importance capitale : ce que nous sommes
aujourd’hui est ce que nous sommes devenus et le processus de notre devenir, c’est notre
histoire. Il est donc clair que la culture est le résultat de l’histoire. Nul ne saurait revendiquer
une culture à moins qu’il n’ait une histoire. Etant donné qu’il existe des peuples sans histoire-
Indiens et Africains par exemple, ils n’ont pas de culture. La culture n’appartient qu’aux
« grands hommes historiques » qui se sont distingués des siècles durant dans la découverte de
la conscience de soi de la liberté. C’est cette conscience de soi de la liberté, marque véritable
de l’Esprit, qui constitue la différence entre le peuple.
Pour Hegel, la possession d’une histoire est synonyme de la découverte que l’homme
est libre. Comme le peuple germanique a découvert l’Histoire que l’homme en tant que tel est
libre et que la liberté de l’Esprit est l’essence même de l’homme, il constitue le seul peuple à
posséder une culture. Les autres peuples, par contre, sont identifiés à la nature. A la vérité,
aucune grande différence n’est avancée entre les animaux et ces hommes. La culture devient
alors le monopole d’un groupe de personnes qui revendiquent seules la découverte de la
pensée. De ce point de vue, Hegel va classifier les peuples selon leurs niveaux de pensée et
leurs degrés de moralité. Ainsi, du plus bas stade au plus élevé et conformément aux
différentes époques de l’Histoire Universelle, Hegel obtient cette classification : Orientaux,
Grecs, Romains et le peuple germanique (Ibid., p. 84). A moins que les lois, les croyances, les
valeurs n’appartiennent à la dernière classe, elles ne sauraient être considérées autant il y a de
plus civilisés. Pour notre part, cette conception de la culture nous apparaît ambiguë, en ce sens
qu’elle est entachée d’erreurs et a été à l’origine de quelques impasses dont l’Afrique a
longtemps souffert.
Dans son livre sus-cité, Downs reconnaît que la culture est la caractéristique même de
l’homme, c’est-à-dire une carte que chacun a implantée dans sa mémoire grâce à la société
dans laquelle il est né (J.F. Dows, Cultures in Crisis, op. cit., pp. 15-16). Selon l’auteur, la
carte vise d’une part à établir les règles dans le but de résoudre les problèmes, et d’autre part à
définir les lignes de conduite dans les multiples situations où il se retrouve : c’est une culture
formelle ou particulière, la culture d’une société déterminée. Si la culture se veut être une
façon de voir les choses, il est tout à fait indéniable de penser à une pluralité de visions des
choses. Cette pléthore de points de vue est fonction de normes universelles, des règles et lois à
partir desquelles chaque société tire son inspiration. Ces normes universelles forment la
Culture. L’auteur de La raison dans l’histoire a dû faire une confusion entre la Culture
universelle et les cultures particulières ou formelles.
Les conséquences d’une telle confusion ont été catastrophiques pour le monde
africain. Elle e servi de béquille à l’attitude eurocentriste. La pensée de Hegel a soulevé des
problèmes d’acculturation et d’aliénation des peuples considérés comme des sous-hommes.
Pour lui, la culture européenne, dans toute sa particularité, est supérieure et par ricochet
devrait guider l’humanité. Ainsi, devons-nous apprendre les valeurs enseignées par les
Occidentaux.
L’acculturation est le, processus par lequel un groupe humain assimile les valeurs d’un
autre. Ceci commença pendant la colonisation lorsque les Noirs furent forcés à apprendre les
valeurs occidentales. Au départ, ce fut un avantage pour les apprenants en ce sens qu’ils
enrichissaient de plus en plus leurs cultures locales. Néanmoins pendant que le processus
d’apprentissage suivait son cours, l’objectif visé était de détruire les aspects importants des
cultures locales. Par conséquent, cette situation a grandement influencé la personnalité des
dominés donnant par le même entrepôt libre cours à leur aliénation. L’aliénation culturelle se
définit comme le fait que l’on devienne étranger à soi-même. Une telle attitude a été criée par
C. H. Kane dans son ouvrage L’aventure ambiguë où Samba Diallo, le principal personnage,
après plusieurs années d’études supérieures en Occident, il est devenu étranger à sa culture à
telle enseigne qu’il n’était plus prêt à participer aux activités religieuses de son milieu. Il dit à
cet effet : « je suis deux voix simultanées. La première s’éloigne, l’autre croit ! Je suis seul.
Le fleuve monte. Je déborde… » (C.H. Kane, L’aventure ambigüe, Paris, Julliard, 1961, p.
190) Il est donc clair que soit l’on est influencé par l’extérieur, soit l’on est pas du tout
satisfait de sa propre culture et l’on en fait l’objet de honte. Pour des raisons imaginaires, les
hommes abandonnent leurs croyances et leurs valeurs au profit de celles qu’ils tiennent pour
supérieures. Sans qu’ils ne s’en rendent compte, ils se font prendre au piège tendu par Hegel,
à savoir se renier. Il est en fin de compte de notre ressort de remettre en cause cette vision à
travers nos attitudes, nos comportements dans nos milieux de vie.
La question qui nous préoccupe ne devrait pas se mouvoir dans une controverse sur la
valeur identitaire de l’homme africain, valeur qui a trop souvent été perçue dans le sens
culturel. Pourtant, aucune confusion ne doit être tolérée entre culture et ontologie. Au
contraire, nous devons l’analyser dans la région du « demeurer consistant » de l’homme,
c’est-à-dire son intime séjour en dialogue constant et silencieux avec l’histoire. C’est en effet
la façon de faire l’histoire ou de demeurer dans l’histoire qui confère à l’homme la mesure de
sa pleine humanité. L’histoire, dès lors, doit pouvoir garder le sens de l’intelligible, pour
autant que c’est en rapport avec ce sens qu’il est possible à l’homme d’inscrire les choses
dans la durée de leur devenir. L’histoire comme histoire du Même, en tant que ce qui assure
son sens, reste identique. Il apparaît nécessaire à l’histoire de se déterminer par rapport au
Même en questionnant sa relation au Même. Il s’agit pour nous de définir la dynamique
présence de l’Africain dans l’Histoire Universelle.
Pour l’Africain, il est question de porter, non par pure comparaison mais par pure
essence, à égalité avec les autres principes de l’humanité qui le détermine et qui fait qu’en
dépit de sa couleur noire, il ne peut être assimilé à un animal. Une telle façon de voir les
choses ne peut être manifeste « qu’en renonçant à l’immédiateté de la vie » (A. Dbi,
L’Afrique et son autre, la différence libérée, Abidjan, Strateca diffusion, 1994, p. 8), pour
porter à l’éclat le « demeurer intime » de l’homme dans le dépassement des contingences de
l’histoire et de la culture. C’est sous cet angle qu’il faut interpréter la Phénoménologie de
l’Esprit : commencer par la conscience, prise dans son immédiateté sensible de l’homme
naturel, découvrir par la suite comment celle-ci se dépasse, se découvre comme sujet
percevant les choses, et bientôt comme entendement qui conçoit des essences. En d’autres
termes,
« il n’en reste pas moins que le discours hégélien nous contraint à comprendre
comment la conscience, devenue conscience de soi, se fait Raison sitôt qu’elle a saisi qu’en
elle se donne cette universalité qui rend égales, au moins en droit la visée du sujet et la
position de l’objet. » (F. Châtelet, Hegel, op. cit., p. 103)
A lire les idées de Hegel sur l’Afrique, il y a lieu d’être choqué voire scandalisé de
constater qu’un si grand penseur, à la base des rapports d’explorateurs, arrive à une
conception aussi dévalorisante de l’humanité noire. En écrivant sur l’Afrique, Hegel voyait à
peine de différence entre une bête sauvage et le Nègre. En analysant cependant froidement ses
idées sur l’Afrique, loin d’être totalement négatives, nous percevons en celles-ci une
indication importante et précieuse pour amener l’Africain à apporter un démenti essentiel à
ces idées dites racistes sur l’Afrique. En affirmant que la conscience du Nègre n’est pas
encore arrivée à quelque objectivité ferme G.W.F. Hegel, Leçons sur la philosophie de
l’histoire, op. cit., p. 76), le philosophe allemand ne met pas en doute le trait essentiel de
l’homme chez l’Africain : la conscience, trait qui le distingue fondamentalement des êtres
animés et non-animés. Parce que la conscience est la caractéristique essentielle de l’homme, y
compris le Nègre, toute compréhension de cet être doit nécessairement partir d’elle. La
conscience comme présence à soi-même et au monde ne constitue pas moins le lien où doit
s’opérer l’articulation véritable de l’homme aux données du temps et de l’espace.
Ceci conduit à la pensée, à la connaissance des choses dont le premier principe est le
« cogito ergo sum » cartésien. Si l’homme est le seul être qui réalise la connaissance des
choses, il est nécessaire qu’il sache lui-même comment cette connaissance parvient à sa
véritable détermination. Il faut que moi qui cherche à connaître possède au préalable la claire
connaissance des choses. Tanoh en dit en assez n ces termes :
Parce que la pensée définit l’homme, il serait insensé de la substituer par autre chose.
Si elle est substituée, l’homme tombe dans la confusion de son être et de son existence. Ceci
nous amène à croire que l’histoire d’un peuple est stagnante, il n’y a pas réalisation
véritable de la pensée comme énergie et matière subtile. Ainsi, notre lisère en tant
qu’Africains dans le concert des nations, commande que nous prenions au sérieux l’exigence
de la pensée pour dire substantiellement notre être et c’est dans ce dire substantiel qu’un
visage humain de l’Africain apparaîtra avec clarté, car nous aurons donné à notre identité le
sens qui lui convient. Si l’égalité intellectuelle est tangible, l’Africain doit sur des thèmes
controversés être capable d’accéder à sa vérité par sa propre investigation intellectuelle et se
maintenir à cette vérité jusqu’à ce que l’humanité sache que l’Afrique est désormais libre.
Tant que nous ne maîtrisons pas les données scientifiques relatives à notre patrimoine
historique, culturel et économique, nous demeurons des marionnettes insouciantes et
inconscientes. Aussi la première articulation de cet exercice intellectuel nous conduit-il à
analyser notre passé de façon à le refaire.
« Identité et histoire sont solidaires. Pour faire l’histoire, il faut soi pour soi. Il
faut à l’histoire un sujet historique. Comme le Nègre dans son histoire n’a été
jusqu’ici qu’un objet. Son identité, c’est la non-identification historique. Dès lors, si
pour un noir, se retrouver, c’est découvrir soi pour soi, d’acquérir son identité, réside
dans la nécessité de produire les marques de sa propre histoire. » (cité dans J. D.
Koukam, « Mondialisation et développement : défis et enjeux », Université de
Yaoundé I, 2007-2008, p. 15)
Cependant, le constat est clair aujourd’hui. Nous tenons toutes nos traditions et
expériences d’une culture étrangère au nom d’un « développement universel »,
entendu « cette figure d’évolution des peuples qui consiste à se passer des réalités
particulières, de l’originalité des peuples, de leur besoin et qui fait du développement
un « couper coller » (Ibid., p. 9)