Vous êtes sur la page 1sur 10

Littérature

Introduction à l'analyse des manifestes


Claude Abastado

Citer ce document / Cite this document :

Abastado Claude. Introduction à l'analyse des manifestes. In: Littérature, n°39, 1980. Les manifestes. pp. 3-11;

https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1980_num_39_3_2128

Fichier pdf généré le 01/05/2018


Claude Abastado, Paris x.

INTRODUCTION
À L'ANALYSE DES MANIFESTES 1

I. Protée

Les manifestes sont-ils un bon objet sémiotique? Se prêtent-ils à


l'analyse, comme le conte populaire ou l'épopée? Forment-ils un « genre »? Ou,
y a-t-il, entre tous les textes manifestaires 2, des traits discursifs communs?
L'expérience de la parole permet de reconnaître intuitivement des textes
ayant uns fonction de manifestes, mais l'analyse hésite à identifier des formes
de discours spécifiques. Aussi convient-il, avant toute étude comprehensive,
de parcourir ce champ sémiotique, d'en cerner l'extension, de voir ce que,
dans l'écriture et en général dans la pratique sociale, on nomme « manifestes ».
1. Le terme s'applique, stricto sensu, à des textes, souvent brefs, publiés
soit en brochure, soit dans un journal ou une revue, au nom d'un mouvement
politique, philosophique, littéraire, artistique : le Manifeste du Parti
communiste, le Manifeste symboliste, le Manifeste futuriste, etc. Le « manifeste » se
définit par opposition à l'« appel », à la « déclaration », à la « pétition », à la
« préface » : l'appel invite à l'action sans proposer de programme (Appel du
18 juin 1940); la déclaration affirme des positions sans demander aux
destinataires d'y adhérer {Déclaration sur le droit à l'insoumission dans la
guerre d'Algérie, publiée en 1960); la pétition est une revendication
ponctuelle signée de tous ceux qui la font; la préface accompagne un texte
qu'elle introduit, commente et justifie. Toutefois, pour des raisons dont
nous parlerons plus loin, cette forme de manifestes est datée; bien qu'on en
1. Les articles de ce numéro de Littérature sont issus des travaux d'un colloque organisé par le Centre
de Sémiotique Textuelle de l'Université de Paris X Nanterre en janvier 1980. Cette introduction doit
beaucoup aux discussions du colloque.
2. Littré donne cette définition du mot « manifestaire » : « Anabaptistes de Prusse qui se croyaient
dans l'obligation absolue d'avouer toutes leurs opinions religieuses chaque fois qu'ils étaient interrogés
à ce sujet ». — Dans cet article — et quelques autres — « manifestaire » est pris dans un tout autre sens;
l'emploi de ce néologisme n'a d'autre justification que le besoin d'un adjectif du même champ lexical que
« manifeste ».
trouve quelques exemples dès la fin du xvme siècle, elle appartient à la seconde
moitié du xixe siècle et au premier tiers du xxe siècle. Ceux qu'on peut lire
aujourd'hui dans la presse occupent des emplacements loués, sont publiés sous
le label « publicité », n'ont guère d'impact. Quant à la rhétorique qui les
caractérise, elle est reprise par les slogans publicitaires qui, en guise de programme
pour « changer la vie », appellent les ménagères à utiliser un nouveau savon de
toilette ou un détergent écologique.
2. Par extension, on nomme « manifeste » tout texte qui prend violemment
position et institue, entre un émetteur et ses allocutaires, une relation injonc-
tive flagrante. Les distinctions entre manifeste, proclamation, appel, adresse,
préface, déclaration sont fragiles; les circonstances historiques et la réception
des textes, la manière dont ils sont entendus, lus, interprétés, entraînent des
glissements de qualifications : la « préface » de Poisson soluble devient vite
le premier « manifeste » du Surréalisme, la « déclaration » sur l'insoumission
devient le « manifeste » des 121.
3. Par comparaison — et par anachronisme — on appelle « manifestes »
tous les textes programmatiques et polémiques, quelles qu'en soient les formes.
Celles-ci dépendent des modalités de la communication : les techniques
historiquement évoluent, les institutions de diffusion se transforment, le public
change : Du Bellay lançait la Défense et Illustration; Voltaire répandait des
libelles; Hugo écrivait la Préface de Cromwell, Gautier celle de
Mademoiselle de Maupin, Maupassant Étude sur le Roman; Zola publiait un recueil
d'articles, Le Roman expérimental; Moréas et Marinetti s'adressaient aux
lecteurs de journaux, Tzara montait des spectacles de cabaret. Aujourd'hui
la complexité des médias affine et diversifie les stratégies. Les revues — des
Temps modernes à Poétique — restent un support privilégié des textes mani-
festaires. Mais l'ouverture des universités à une audience beaucoup plus large
qu'autrefois en fait un terrain d'affrontements idéologiques; à une campagne
de presse, opposant une « nouvelle critique » à une « paléocritique », s'ajoutent
des ouvrages comme Critique et vérité de R. Barthes (répondant aux attaques
de R. Picard) ou des recueils d'articles comme Théorie d'ensemble sous la
signature collective de Tel Quel. Et si la radio et la télévision ne servent guère
encore l'action manifestaire (sans doute parce qu'il s'agit d'institutions de
monopole), R. Dumont a pu naguère utiliser les formes d'une campagne
présidentielle pour lancer en France un mouvement « écologiste ».
4. L'accueil du public désigne parfois comme manifestes des œuvres
qui, à l'origine, n'impliquaient pas cette intention. Le langage verbal ici n'est
plus seul en cause. Une œuvre « littéraire » (Les Soirées de Médan), un tableau
(Enterrement à Ornans, Les Demoiselles d'Avignon, Nu descendant un
escalier), un film (L'Age d'or, A bout de souffle), un disque (Free Jazz d'O. Cole-
man) sont reçus comme des manifestes. Après coup : il convient de parler
d'un « effet-manifeste », qui dépend du contexte idéologique et historique :
Poisson soluble offrait une écriture très nouvelle, mais ce fut la préface qui
devint manifeste; Citizen Kane témoignait d'une audace qui passa
inaperçue au milieu des événements de 1940. De telles œuvres, toutefois, surtout
lorsqu'elles utilisent un système semiotique non verbal, n'acquièrent une valeur
programmatique et injonctive qu'à travers les commentaires et les réactions
qu'elles suscitent, les polémiques et les scandales. Ces épiphénomènes sont
une « structure d'escorte » indispensable à la constitution de l'œuvre en
manifeste; ils sont « interprétant » — au sens qu'É. Benveniste donne à ce terme 3.
S. Se désignent enfin comme manifestes certains actes spectaculaires,
souvent violents, d'individus ou de groupes qui veulent, par ce moyen, « faire
entendre leur voix » : attentats (des anarchistes du xixe siècle aux Brigades
rouges), plasticages (d'une banque, d'une préfecture ou du Château de
Versailles), détournement d'avion, enlèvement ou suicide. — Mais nous ne
retiendrons pas, dans la suite de cette réflexion, cet aspect de l'action manifestaire.
Les manifestes, donc, c'est Protée — changeant, multiforme, insaisissable.
Faut-il alors renoncer à l'étude? La recherche d'une définition est décevante;
celle d'une essence, illusoire. Le manifeste n'existe pas dans l'absolu.
« Qu'est-ce qu'un manifeste? » : la question est aussi vaste que cette autre :
« Qu'est-ce qu'un récit? » Les récits sont innombrables et leurs formes sont
l'objet d'une remise en cause incessante; mais ils sont le lieu privilégié d'une
lecture de l'imaginaire d'une culture. Les manifestes, où s'expriment des
tensions idéologiques, des relations polémiques, des luttes pour la conquête du
pouvoir symbolique, ne seraient-ils pas le lieu semiotique où peut se lire la
pragmatique d'une société?

IL Savoir, pouvoir, désir

Caractériser les manifestes comme des discours où domine la fonction


pragmatique, c'est trop peu dire. Il s'y tisse en effet des rapports très
complexes entre le savoir, le pouvoir et le désir.
1. Un manifeste affiche* un savoir, théorique ou pratique. Il proclame
un credo philosophique, une esthétique, une ligne politique : il a toujours une
propension didactique. S'il est une œuvre littéraire ou musicale, un tableau ou
un film, il s'offre comme une expérimentation, il actualise un projet : il met
en pratique une nouvelle écriture, une nouvelle forme d'art; les textes
d'« escorte » assument alors la fonction didactique. Mais souvent, dans le champ
littéraire, un manifeste est à la fois un programme et sa mise en œuvre (par
exemple les manifestes dada ou surréalistes).

3. Voir É. Benveniste, Problèmes de linguistique générale H, « Sémiologie de la langue », Gallimard,


1974.
4. Le sens le plus courant de manifesto, en italien, est « affiche ».
Il est fréquent que le projet manifesté soit à la fois philosophique,
politique et esthétique. On aspire à de nouvelles formes d'art et on rêve en même
temps de changer la vie et de bouleverser l'ordre social (voir le Manifeste
dada 1918). La pensée manifestaire pratique l'amalgame et elle est toujours,
à quelque degré, utopique.
2. Un manifeste est produit et reçu (les deux perspectives sont liées)
comme acte de parole 5, comme texte de rupture et de fondation.
Il fonctionne comme un mythe : il défait le temps, refait l'histoire. Il est
un rêve de palingénésie, prophétise des lendemains chanteurs : il annonce la
« bonne nouvelle ». Dans un remodelage — manichéen — de la temporalité,
le passé est décrit comme la non-vie (Manifeste dada 1918), ou comme le
temps de gestation de la vraie vie (Manifeste du Parti communiste), ou encore,
dans une vision cyclique de l'histoire, comme un temps de pureté et
d'innocence que l'avenir doit retrouver. Et toujours — comme dans les mythes —
l'idée de nouveauté est associée à la recherche de paternités inconnues et
prestigieuses.
Concrètement un manifeste est un acte de légitimation et de conquête
du pouvoir : pouvoir symbolique — moral et idéologique —, puis
domination politique ou hégémonie esthétique. Les auteurs d'un manifeste rompent
avec l'idéologie dominante et les valeurs consacrées; ils se marginalisent avec
éclat, en appellent à tous ceux qui se sentent marginaux; ils accumulent ainsi
un crédit et une force qui préludent à la conquête du pouvoir de fait.
La situation manifestaire est, par nature, précaire. La réussite transforme
la marginalité en norme, institue une nouvelle orthodoxie, fait succéder à
l'esprit de conquête le souci de maintenance, induit des comportements de
gestionnaire, la sclérose (le contraste entre l'action de Breton dans les années
1920 et après 1947 en est un exemple). L'échec fait sombrer le mouvement
manifestaire dans les oubliettes de l'histoire. Enfin, entre la consécration et
l'oubli, entre le vertige et le naufrage, se cache un troisième écueil : la
récupération, forme larvée de réussite. Dans un système politique libéral et un
contexte intellectuel ouvert, le message d'un manifeste passe mais il est très
vite phagocyté, dilué dans les contradictions de l'idéologie dominante qui en
fait sa substance et en tire sa vigueur : la rupture proclamée est interprétée
comme un maillon historique, le discours inaugural comme une péripétie dans
une controverse infinie; la bombe désamorcée devient une pièce de musée
et un morceau d'anthologie.
La volonté d'hégémonie donne aux manifestes un caractère terroriste.
Cependant une distinction est à faire entre la pure violence et l'action
terroriste. Une œuvre musicale, un tableau, un film, reçus comme manifestes,
choquent, irritent, sont ressentis comme une agression de la sensibilité : ils
font violence. Le terrorisme est autre chose : une injonction comminatoire,
5. Pour une théorie des actes de parole, voir J.-L. Austin, Quand dire, c'est faire, 1962; trad, franc..
Seuil, 1970.
une parole ou un acte contraignant. En ce sens, seuls les manifestes verbaux
peuvent être terroristes. Peut-être le sont-ils spécifiquement? Peut-être tout
message verbal est-il à quelque degré terroriste, en tant qu'acte perlocutoire?
Du moins dans les cultures où le langage verbal structure les autres systèmes
de signes et leur sert d'interprétant. (On peut imaginer — peut-être existe-t-il
dans certaines cultures? — d'autres relations systémiques.) Un message non
verbal met en jeu la fonction expressive plus que la fonction conative; un
message verbal explicite des rapports de coercition.
3. Les manifestes enfin sont des machines du désir; leur étude appelle
une interprétation psychanalytique. Sans prétendre esquisser même ici cette
interprétation, on peut observer qu'un manifeste a toujours pour effet de
structurer et d'affirmer une identité. C'est l'acte fondateur d'un sujet collectif (mais
non institutionnel) : il s'agit de faire exister comme entité reconnue un groupe
qui n'est pas — pas encore — organisé en parti, en secte, en cénacle, en école,
en chapelle; un groupe animé par des convictions communes et le désir
d'action. L'analyse de renonciation (voir ci-dessous) est très significative à cet
égard. Cet intenté explique le rituel d'auto-destination des écritures manifes-
taires : les signataires y informent et contemplent en elles une image spéculaire.
La quête d'identité et le désir d'être reconnu motivent aussi la violence
polémique des manifestes. Signifier une genèse, une naissance, ne peut se faire
qu'en accusant les oppositions aux valeurs dominantes, à ceux qui les
incarnent. Et la recherche dans le passé des précurseurs prestigieux oubliés
n'est pas contradictoire avec la mise à mort du Père.

III. Le discours méta-manifestaire

Divers dans leurs formes, ambigus dans leurs motivations, les manifestes
n'en restent pas moins toujours organisés en fonction des visées pragmatiques
de leurs auteurs. Cette constante oriente leur étude. Une sémiotique les
prenant pour objet emprunte ses procédures à la sociologie, à l'histoire des
idéologies et à l'analyse structurale des discours.
1. Un manifeste, qu'il soit politique, philosophique ou esthétique, ne
saurait s'interpréter hors d'un contexte historique qui conditionne sa
production, sa réception, son sens. Sous un régime de dictature, les interdits enfreints,
les obstacles surmontés, les risques encourus par les auteurs d'écrits séditieux
contribuent directement à la prégnance d'un manifeste; la parole réprimée
prend valeur insurrectionnelle. Au sortir des temps d'oppression — à la
«Libération» de 1944, par exemple — une explosion de textes-manifestes
exprime, dans l'euphorie, le non-dit des années de censure et de silence. Mais
c'est là une situation éphémère car la liberté de tout dire rend vite dérisoires
toutes les ménippées.
Des facteurs économiques peuvent également être déterminants. Une
crise — un déséquilibre entre la production culturelle et la consommation —
entraîne une concurrence qui a des effets idéologiques. Ainsi dans le dernier
quart du xixe siècle, le nombre des intellectuels s'est rapidement accru avec
le développement des enseignements secondaire et supérieur; le marché du
livre et des œuvres d'art ne pouvait absorber toute la production; il y avait
trop d'écrivains et d'artistes; la lutte pour se faire un nom avait pour
couverture et pour symptôme des conflits d'idées et des divergences esthétiques.
C'est là, comme l'a montré Ch. Charle6, une des raisons de la multiplication
des manifestes à cette période.
La forme donnée aux manifestes dépend beaucoup, nous l'avons dit,
des modalités de la communication. L'étude s'impose des conditions dans
lesquelles circule l'information, des canaux utilisés, du public concerné.
Avant la Révolution, l'audience qu'il fallait toucher se réduisait à une étroite
élite gravitant autour des noblesses de cour et de robe : des libelles glissés
sous le manteau étaient le véhicule privilégié des idées subversives. Au
xixe siècle l'opinion publique s'élargissait à la mesure de Pélectorat et la
presse se constituait en « quatrième pouvoir »; la lecture et les spectacles
dramatiques occupaient l'essentiel des loisirs : les journaux, les préfaces de
recueils poétiques ou de romans, la scène des théâtres servirent alors de
tribunes à l'action manifestaire. Aujourd'hui les médias électroniques sont
sans doute les canaux les plus efficaces de la communication, mais ils sont
le plus souvent aux mains de ceux qui déjà détiennent le pouvoir politique ou
économique; cependant des « radios clandestines », par leur existence même,
ont valeur de manifestes et les émetteurs officiels servent dans certaines
circonstances de « tribunes libres ».
2. Les manifestes jalonnent l'histoire des idéologies et permettent de
la périodiser. Dans la mutation insensible des idées et des mentalités, ils
servent de repères, ils constituent des événements, ils « font date ».
De ce point de vue, il convient d'étudier ce que H. R. Jauss nomme
l'« horizon d'attente 7 » des œuvres — qui ne se confond pas avec leur
réception dont il n'est qu'un aspect. Il s'agit du système de références
culturelles qui rend possible la production d'une œuvre et par rapport auquel
cette œuvre — en l'occurrence le manifeste — se situe : représentations de
l'imaginaire, doctrines, valeurs morales, politiques ou esthétiques, techniques
d'écriture ou de composition artistique. Le manifeste ne rompt jamais
complètement avec son environnement culturel; en même temps il prend des
distances. Il est un écart mais qui, pour s'affirmer, implique une norme. Il met
en forme et proclame, en face d'une idéologie reconnue, la pensée latente
d'un public virtuel; il lui sert de résonateur. Il oscille entre une conformité

6. Voir Ch. Charle, « L'expansion et la crise de la production littéraire », in Actes de la recherche en


sciences sociales, n° 4, juillet 1975.
7. Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, trad, franc., Gallimard, 1978.
qui rend possible la communication et des effets de surprise ou de scandale.
L'étude en synchronie de l'horizon d'attente permet une évaluation dia-
chronique des changements idéologiques.
Il n'est pas rare d'observer, dans l'investigation de l'horizon d'attente,
que le catalyseur ou le détonateur d'une crise est un apport culturel étranger :
des modes de pensée, des traditions, des références autres déterminent des
heurts et des remises en cause. Le phénomène est flagrant par exemple dans
l'histoire des courants littéraires et artistiques des années 1880-1930 : les
manifestes symboliste, futuriste, dada, portent des signatures étrangères;
des écrivains et des artistes étrangers contribuent pour une large part à
l'évolution des formes esthétiques. La critique officielle réagit souvent par
le chauvinisme8, et même des écrivains ou des artistes français favorables
aux courants novateurs n'en acceptent pas toujours les audaces (les
réticences de Breton ou d'Aragon envers Dada sont en ce sens significatives).
Un manifeste, en s'offrant comme un message inaugural, donne lieu
aux critiques de qui le prend au mot. Une enquête facile — et stérile — permet
toujours de constater qu'il reproduit du déjà-dit, que Marx répète Babeuf,
Saint-Simon, Fourier ou Proudhon; que Tzara reprend des thèses anarchistes,
romantiques ou futuristes; que tel procédé d'écriture, tel effet pictural ou tel
mode de composition musicale est un emprunt. L'idée de palingénésie est
mythique, la table rase est illusoire; la spontanéité, l'originalité sont des
valeurs polémiques liées au Romantisme et à l'esthétique de la modernité.
Si un manifeste — ou en général un système de pensée — fait date, c'est qu'il
déconstruit et restructure un champ idéologique : il met à jour, dans le système
qu'il dénonce, des contradictions logiques, des distorsions entre les données
d'expérience et le sens qu'on leur accorde; il change la perspective, se fonde
sur d'autres axiomes et de nouvelles valeurs, et restitue à l'expérience une
cohérence.
3. L'analyse structurale des manifestes permet d'en reconnaître les
stratégies et d'en comprendre les effets. Dans l'intentionnalité manifestaire,
dire c'est avant tout faire; d'où une rhétorique de la persuasion. On ne saurait,
compte tenu de la diversité des textes, élaborer dans l'absolu une grille
d'analyse; on peut du moins repérer des constantes : l'emploi réitéré de
certaines unités linguistiques, un traitement spécifique de renonciation, un travail
de décentrement du champ discursif.
a) Une dominante de l'écriture manifestaire est la fréquence des énoncés
injonctifs; d'où la place qu'y occupent les auxiliaires modaux (« il faut », « on

8. « Rien de plus antipathique à l'esprit français que le symbole. M. Moréas, en sa qualité d'étranger,
a pu s'y méprendre » (A. Valette, dans Le Scapin du 6 octobre 1886); « Le Symbolisme?... Comprends
pas... Ce doit être un mot allemand... hein? [...] Moi je suis Français... » (Verlaine, in Enquête sur
l'évolution littéraire de J. Huret, Charpentier, 1891). On ferait un florilège de tels propos et on en trouverait du
même ordre sur le théâtre des années 1950, sur Beckett, Adamov, Ionesco.
9. Plusieurs études de ce numéro développent ces suggestions très générales.
doit »), les modes verbaux de l'ordre et du souhait (impératif et subjonctif),
le temps de l'utopie, des prophéties et des certitudes à venir (indicatif futur),
les adverbes assertifs.
Les manifestes apparaissent comme un lieu privilégié des néologismes,
indices d'une pensée de la rupture. Il peut s'agir de créations d'ordre «
poétique» ouvrant à l'imagination des pistes nouvelles (par exemple dans les
manifestes de Tzara), ou bien des termes qui constituent l'appareil conceptuel
d'une doctrine (d'une nouvelle théorie critique, par exemple). Il n'est pas
fortuit que la terminologie prenne alors une tonalité terroriste car
l'intimidation est un des effets impliqués dans la stratégie des manifestes.
Mais l'obscurité sémantique peut également résulter de la syntaxe. Pour
rendre un discours opaque et marquer un écart par rapport à l'écriture
dominante, les procédés mis en œuvre vont du maniérisme le plus stéréotypé
(Manifeste de Moréas) au jeu des incises, des parenthèses et des subordonnées
qui impose aux lecteurs de suivre simultanément plusieurs fils de pensée
(Manifestes de Breton); parfois des solécismes calculés menacent le système
même de la langue (Manifestes de Tzara).
L'exhortation et l'invective, fréquentes dans les manifestes, impliquent
un vocabulaire exclamatif.
La polémique et l'exposé d'un programme appellent des unités phra-
séologiques comme la citation, avec tous les abus qu'inspire la controverse,
ou la définition, puisque s'affirment de nouvelles vérités.
Ce sont là quelques figures qui s'imposent dans la rhétorique des
manifestes. Il en est d'autres.
b) Une tendance de l'écriture manifestaire est la théâtralisation des
idées par un traitement spécial de l'appareil d'énonciation.
La forme élémentaire de la communication linguistique repose sur les
déictiques personnels, les pronoms; elle est une relation entre un «je», le
locuteur, et un « tu », Pallocutaire — «il» nommant l'objet du discours, la
non-personne. Ce système, appliqué sans transformation aux manifestes,
définirait un émetteur, un destinataire et un programme. Mais souvent, grâce
à des échanges entre les pronoms, s'organise, au lieu d'une relation binaire,
un système actantiel complexe. Des glissements entre «je » et « nous »
subdivisent l'émetteur en un locuteur — le signataire du texte — et un destina-
teur — le groupe au nom duquel il parle — sans vraiment les distinguer. Pour
désigner l'allocutaire, il est fréquent de trouver, à côté des pronoms de la
seconde personne s'opposant à la première personne et à la non-personne,
un «r on » qui renvoie tantôt à <r ils », tantôt à « vous », tantôt à « nous »; de
la sorte le manifeste s'adresse tour à tour à ceux qu'il combat, à ceux qu'il
veut persuader, et à l'émetteur lui-même (c'est sa fonction d'auto-destination);
le destinataire est donc à la fois opposant, adjuvant et destinateur — ces
deux derniers actants se trouvant parfois confondus.
Ce jeu des personnes transpose évidemment des conflits doctrinaux.

10
Chaque actant figure des positions idéologiques. La scène est mentale et le
théâtre est celui des idées 10.
A un moindre degré les autres déictiques — articles, démonstratifs,
adverbes de temps et de lieu, aspects et temps verbaux — concourent au
même effet. Dans d'autres types de discours — les textes narratifs par
exemple — les déictiques font référence à des situations, à des informations
toujours explicitées dans le texte même. Au contraire dans les manifestes
(comme dans les textes de théâtre), ils renvoient à des données
d'environnement et suggèrent violemment un hors-texte. C'est une manière d'intimer aux
allocutaires, aux lecteurs, de s'impliquer dans le conflit en jeu.
Enfin, contribuant aussi à la dramatisation du débat d'idées, les
présupposés et les implicites du discours n, et le mode allusif ou didactique des
informations données établissent un départ et une opposition entre ceux
qu'unit la connivence du non-dit et des demi-mots, et les exclus.
c) L'écriture manifestaire déconstruit les modèles canoniques. Une
étude intertextuelle y reconnaît des citations masquées ou gauchies, des
imitations parodiques, une polémique qui engage la signifiance du langage et
vise, plus fondamentalement, le système linguistique et les catégories de la
pensée 12. Ce travail de sape prépare et ébauche une restructuration du champ
discursif, l'instauration de nouvelles formes d'expression; il est un facteur
puissant de l'évolution de l'écriture 13 M.
Nous sommes ainsi renvoyés à la question qui ouvre cette introduction.
Les manifestes constituent bien une formation discursive spécifique — pro-
téiforme, certes, mais dont les constantes fonctionnelles dictent les stratégies
et lui assignent, à chaque époque de l'histoire de l'écriture, une place dans
l'ordre du discours. C'est ce que confirment les articles de ce numéro de
Littérature et, dans le prochain numéro, les articles de F. Gerbod sur les
Cahiers de la Quinzaine et de D. Deltel sur Critique et Vérité.

10. N'est-ce pas ainsi que procède, sur un tout autre plan, l'auteur (Tlgitur et du Coup de dés? — On
retrouve également une forme de théâtralisation des idées dans l'écriture de presse.
11. Voir O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, 1972; P. Henry, Le Mauvais Outil, postface de
Ducrot, Klincksieck, 1977.
12. Voir sur cette question les Cahiers du 20* siècle, n° 6, 1976.
13. Les textes d'avant-garde usent des mêmes procédés que les manifestes et l'écriture y a également
valeur de provocation. La différence tient à la réception des œuvres.
14. Dans les manifestes non linguistiques, en peinture, en musique, au cinéma, on retrouve
l'équivalent de cette rhétorique et de ce travail intertextuel : des effets d'injonction, de surprise et de scandale, des
procédés comme la citation ou la parodie.

11

Vous aimerez peut-être aussi