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Abastado Claude. Introduction à l'analyse des manifestes. In: Littérature, n°39, 1980. Les manifestes. pp. 3-11;
https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1980_num_39_3_2128
INTRODUCTION
À L'ANALYSE DES MANIFESTES 1
I. Protée
Divers dans leurs formes, ambigus dans leurs motivations, les manifestes
n'en restent pas moins toujours organisés en fonction des visées pragmatiques
de leurs auteurs. Cette constante oriente leur étude. Une sémiotique les
prenant pour objet emprunte ses procédures à la sociologie, à l'histoire des
idéologies et à l'analyse structurale des discours.
1. Un manifeste, qu'il soit politique, philosophique ou esthétique, ne
saurait s'interpréter hors d'un contexte historique qui conditionne sa
production, sa réception, son sens. Sous un régime de dictature, les interdits enfreints,
les obstacles surmontés, les risques encourus par les auteurs d'écrits séditieux
contribuent directement à la prégnance d'un manifeste; la parole réprimée
prend valeur insurrectionnelle. Au sortir des temps d'oppression — à la
«Libération» de 1944, par exemple — une explosion de textes-manifestes
exprime, dans l'euphorie, le non-dit des années de censure et de silence. Mais
c'est là une situation éphémère car la liberté de tout dire rend vite dérisoires
toutes les ménippées.
Des facteurs économiques peuvent également être déterminants. Une
crise — un déséquilibre entre la production culturelle et la consommation —
entraîne une concurrence qui a des effets idéologiques. Ainsi dans le dernier
quart du xixe siècle, le nombre des intellectuels s'est rapidement accru avec
le développement des enseignements secondaire et supérieur; le marché du
livre et des œuvres d'art ne pouvait absorber toute la production; il y avait
trop d'écrivains et d'artistes; la lutte pour se faire un nom avait pour
couverture et pour symptôme des conflits d'idées et des divergences esthétiques.
C'est là, comme l'a montré Ch. Charle6, une des raisons de la multiplication
des manifestes à cette période.
La forme donnée aux manifestes dépend beaucoup, nous l'avons dit,
des modalités de la communication. L'étude s'impose des conditions dans
lesquelles circule l'information, des canaux utilisés, du public concerné.
Avant la Révolution, l'audience qu'il fallait toucher se réduisait à une étroite
élite gravitant autour des noblesses de cour et de robe : des libelles glissés
sous le manteau étaient le véhicule privilégié des idées subversives. Au
xixe siècle l'opinion publique s'élargissait à la mesure de Pélectorat et la
presse se constituait en « quatrième pouvoir »; la lecture et les spectacles
dramatiques occupaient l'essentiel des loisirs : les journaux, les préfaces de
recueils poétiques ou de romans, la scène des théâtres servirent alors de
tribunes à l'action manifestaire. Aujourd'hui les médias électroniques sont
sans doute les canaux les plus efficaces de la communication, mais ils sont
le plus souvent aux mains de ceux qui déjà détiennent le pouvoir politique ou
économique; cependant des « radios clandestines », par leur existence même,
ont valeur de manifestes et les émetteurs officiels servent dans certaines
circonstances de « tribunes libres ».
2. Les manifestes jalonnent l'histoire des idéologies et permettent de
la périodiser. Dans la mutation insensible des idées et des mentalités, ils
servent de repères, ils constituent des événements, ils « font date ».
De ce point de vue, il convient d'étudier ce que H. R. Jauss nomme
l'« horizon d'attente 7 » des œuvres — qui ne se confond pas avec leur
réception dont il n'est qu'un aspect. Il s'agit du système de références
culturelles qui rend possible la production d'une œuvre et par rapport auquel
cette œuvre — en l'occurrence le manifeste — se situe : représentations de
l'imaginaire, doctrines, valeurs morales, politiques ou esthétiques, techniques
d'écriture ou de composition artistique. Le manifeste ne rompt jamais
complètement avec son environnement culturel; en même temps il prend des
distances. Il est un écart mais qui, pour s'affirmer, implique une norme. Il met
en forme et proclame, en face d'une idéologie reconnue, la pensée latente
d'un public virtuel; il lui sert de résonateur. Il oscille entre une conformité
8. « Rien de plus antipathique à l'esprit français que le symbole. M. Moréas, en sa qualité d'étranger,
a pu s'y méprendre » (A. Valette, dans Le Scapin du 6 octobre 1886); « Le Symbolisme?... Comprends
pas... Ce doit être un mot allemand... hein? [...] Moi je suis Français... » (Verlaine, in Enquête sur
l'évolution littéraire de J. Huret, Charpentier, 1891). On ferait un florilège de tels propos et on en trouverait du
même ordre sur le théâtre des années 1950, sur Beckett, Adamov, Ionesco.
9. Plusieurs études de ce numéro développent ces suggestions très générales.
doit »), les modes verbaux de l'ordre et du souhait (impératif et subjonctif),
le temps de l'utopie, des prophéties et des certitudes à venir (indicatif futur),
les adverbes assertifs.
Les manifestes apparaissent comme un lieu privilégié des néologismes,
indices d'une pensée de la rupture. Il peut s'agir de créations d'ordre «
poétique» ouvrant à l'imagination des pistes nouvelles (par exemple dans les
manifestes de Tzara), ou bien des termes qui constituent l'appareil conceptuel
d'une doctrine (d'une nouvelle théorie critique, par exemple). Il n'est pas
fortuit que la terminologie prenne alors une tonalité terroriste car
l'intimidation est un des effets impliqués dans la stratégie des manifestes.
Mais l'obscurité sémantique peut également résulter de la syntaxe. Pour
rendre un discours opaque et marquer un écart par rapport à l'écriture
dominante, les procédés mis en œuvre vont du maniérisme le plus stéréotypé
(Manifeste de Moréas) au jeu des incises, des parenthèses et des subordonnées
qui impose aux lecteurs de suivre simultanément plusieurs fils de pensée
(Manifestes de Breton); parfois des solécismes calculés menacent le système
même de la langue (Manifestes de Tzara).
L'exhortation et l'invective, fréquentes dans les manifestes, impliquent
un vocabulaire exclamatif.
La polémique et l'exposé d'un programme appellent des unités phra-
séologiques comme la citation, avec tous les abus qu'inspire la controverse,
ou la définition, puisque s'affirment de nouvelles vérités.
Ce sont là quelques figures qui s'imposent dans la rhétorique des
manifestes. Il en est d'autres.
b) Une tendance de l'écriture manifestaire est la théâtralisation des
idées par un traitement spécial de l'appareil d'énonciation.
La forme élémentaire de la communication linguistique repose sur les
déictiques personnels, les pronoms; elle est une relation entre un «je», le
locuteur, et un « tu », Pallocutaire — «il» nommant l'objet du discours, la
non-personne. Ce système, appliqué sans transformation aux manifestes,
définirait un émetteur, un destinataire et un programme. Mais souvent, grâce
à des échanges entre les pronoms, s'organise, au lieu d'une relation binaire,
un système actantiel complexe. Des glissements entre «je » et « nous »
subdivisent l'émetteur en un locuteur — le signataire du texte — et un destina-
teur — le groupe au nom duquel il parle — sans vraiment les distinguer. Pour
désigner l'allocutaire, il est fréquent de trouver, à côté des pronoms de la
seconde personne s'opposant à la première personne et à la non-personne,
un «r on » qui renvoie tantôt à <r ils », tantôt à « vous », tantôt à « nous »; de
la sorte le manifeste s'adresse tour à tour à ceux qu'il combat, à ceux qu'il
veut persuader, et à l'émetteur lui-même (c'est sa fonction d'auto-destination);
le destinataire est donc à la fois opposant, adjuvant et destinateur — ces
deux derniers actants se trouvant parfois confondus.
Ce jeu des personnes transpose évidemment des conflits doctrinaux.
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Chaque actant figure des positions idéologiques. La scène est mentale et le
théâtre est celui des idées 10.
A un moindre degré les autres déictiques — articles, démonstratifs,
adverbes de temps et de lieu, aspects et temps verbaux — concourent au
même effet. Dans d'autres types de discours — les textes narratifs par
exemple — les déictiques font référence à des situations, à des informations
toujours explicitées dans le texte même. Au contraire dans les manifestes
(comme dans les textes de théâtre), ils renvoient à des données
d'environnement et suggèrent violemment un hors-texte. C'est une manière d'intimer aux
allocutaires, aux lecteurs, de s'impliquer dans le conflit en jeu.
Enfin, contribuant aussi à la dramatisation du débat d'idées, les
présupposés et les implicites du discours n, et le mode allusif ou didactique des
informations données établissent un départ et une opposition entre ceux
qu'unit la connivence du non-dit et des demi-mots, et les exclus.
c) L'écriture manifestaire déconstruit les modèles canoniques. Une
étude intertextuelle y reconnaît des citations masquées ou gauchies, des
imitations parodiques, une polémique qui engage la signifiance du langage et
vise, plus fondamentalement, le système linguistique et les catégories de la
pensée 12. Ce travail de sape prépare et ébauche une restructuration du champ
discursif, l'instauration de nouvelles formes d'expression; il est un facteur
puissant de l'évolution de l'écriture 13 M.
Nous sommes ainsi renvoyés à la question qui ouvre cette introduction.
Les manifestes constituent bien une formation discursive spécifique — pro-
téiforme, certes, mais dont les constantes fonctionnelles dictent les stratégies
et lui assignent, à chaque époque de l'histoire de l'écriture, une place dans
l'ordre du discours. C'est ce que confirment les articles de ce numéro de
Littérature et, dans le prochain numéro, les articles de F. Gerbod sur les
Cahiers de la Quinzaine et de D. Deltel sur Critique et Vérité.
10. N'est-ce pas ainsi que procède, sur un tout autre plan, l'auteur (Tlgitur et du Coup de dés? — On
retrouve également une forme de théâtralisation des idées dans l'écriture de presse.
11. Voir O. Ducrot, Dire et ne pas dire, Hermann, 1972; P. Henry, Le Mauvais Outil, postface de
Ducrot, Klincksieck, 1977.
12. Voir sur cette question les Cahiers du 20* siècle, n° 6, 1976.
13. Les textes d'avant-garde usent des mêmes procédés que les manifestes et l'écriture y a également
valeur de provocation. La différence tient à la réception des œuvres.
14. Dans les manifestes non linguistiques, en peinture, en musique, au cinéma, on retrouve
l'équivalent de cette rhétorique et de ce travail intertextuel : des effets d'injonction, de surprise et de scandale, des
procédés comme la citation ou la parodie.
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