Vous êtes sur la page 1sur 30

Module : Histoire de la pensée économique

Année universitaire 2020-


20 2021
S.E.G. /Semestre 5/Option : EG (E02)
S. CHAHI

HISTOIRE DE LA PENSEE ECONOMIQUE

Ce polycopié ne peut aucunement remplacer le cours car il n’en est qu’un simple
support.

1
La Pensée mercantiliste
Contrairement à ce qu’on peut penser, la pensée mercantiliste ne renferme pas de
véritables développements théoriques puisqu’elle fut dès son apparition orientée vers
l’action et la pratique, ce qui lui a valu le qualificatif de pensée normative. Etendue
sur presque trois siècles, de la fin du 15ème jusqu’à la première moitié du 18ème siècle,
elle s’est caractérisée par sa grande richesse, sa diversité et sa complexité. Cependant,
elle n’a jamais pu être appréhendée comme système de pensée car beaucoup de
différences caractérisent les auteurs qui s’en réclament que ce soit en ce qui concerne
les principes qui fondent leurs réflexions, ou encore en ce qui concerne leurs outils
d’analyse. Un point commun, toutefois, les réunit : dans leur grande majorité, les
mercantilistes se recrutent soit parmi les commerçants, soit parmi les fonctionnaires.
Section I : Caractéristiques générales de la pensée mercantiliste
Pour mieux comprendre les caractéristiques de cette pensée, il faut la replacer dans
son contexte historique. En effet, cette pensée ne peut être appréhendée que comme le
produit des conditions politiques, économiques et sociales de l’époque, conditions qui
prévalaient dans une période transitoire pendant laquelle le système féodal était entré
en décadence alors que le système capitaliste n’avait pas encore réuni les conditions
favorables à son émergence. Cependant, dans l’Europe médiévale de l’époque, l’Etat-
nation chapeautait le système politique dans presque tous les pays européens que des
guerres intestines opposaient en permanence. Dans ces conditions, la puissance de
l’Etat, notamment sur le plan militaire, constituait la seule garantie de la cohésion
nationale à un moment où les Grandes Découvertes attisaient la compétition entre les
pays européens dans cette ruée massive vers les richesses du nouveau monde.
Dans ce contexte, le raffermissement de la puissance de l’Etat était également
consolidé par la bourgeoisie marchande montante qui avait un grand besoin de
développer ses affaires sous la protection d’un Etat fort et puissant. La puissance de
l’Etat passait alors nécessairement par sa richesse dont la manifestation la plus directe
correspondait aux réserves d’or et d’argent détenues par le Trésor royal.
Il devient dès lors facile de comprendre que la pensée mercantiliste, qualifiée à juste
titre de chryshédoniste1, se souciait principalement de la richesse de l’Etat et non pas
directement de l’intérêt des individus qui demeurait, aux yeux des mercantilistes,
conforme à l’intérêt de l’Etat.
Cette règle d’action se retrouve, par-delà la diversité de son application en fonction
des pays, à la base de toutes les politiques mises en œuvre par les mercantilistes que
ce soit en Espagne, au Portugal, en Angleterre, aux Pays-Bas ou en France.
Il y a lieu de rappeler, cependant, que le mercantilisme, marqué par son caractère
contraignant et coercitif à ses débuts, devient, au fur et à mesure que le temps
s’écoulait, mais surtout vers la fin du 17ème – début du 18ème siècle, plus tolérant
vis-à-vis de l’individu en adoptant un discours franchement promoteur de l’initiative
privée puisque l’intérêt individuel pour les derniers mercantilistes se confondait avec
l’intérêt général.
Dans tous les cas de figure, les traits économiques du mercantilisme peuvent être
résumés dans deux piliers majeurs sur lesquels reposent leurs politiques : l’intérêt
qu’il porte à la monnaie et aux prix d’un côté, et l’interventionnisme étatique qu’il
préconise de l’autre côté.

1
Du grec khrusos qui signifie or.

2
A) La monnaie et les prix :
Tout d’abord, l’intérêt marqué que les mercantilistes accordent à la monnaie
demeure intimement lié à leur propre conception de la croissance, elle-même
conforme à la puissance de l’Etat. En effet, les mercantilistes préconisent
l’accroissement de la masse monétaire en circulation sous la tutelle de l’Etat qui doit
favoriser le développement de la vitesse de circulation de la monnaie, condition
indispensable, selon eux, pour promouvoir la croissance des richesses et, partant, la
puissance de l’Etat lui-même. Ils expliquent cette position en mettant en avant trois
types de considérations :
- L’accroissement de la masse monétaire est considéré comme la condition sine
qua non d’un taux d’intérêt réduit favorable à l’encouragement de
l’investissement et, donc, à la promotion de la croissance. Pour s’en
convaincre, il suffit de s’en remettre aux arguments de David HUME ou de
John LOCKE. Ce dernier, en particulier, explique que « A High Interest
decays Trade. The advantage from Interest is greater than the Profit from
Trade, which makes the rich Merchants give over, and put out their Stock to
Interest, and the lesser Merchants Break. » 2 [Traduction: l’élévation de
l’intérêt ruine le commerce. L’avantage tiré de l’intérêt étant supérieur au
profit à attendre du commerce, les négociants les plus riches se retirent et
transforment leurs actifs en créances tandis que les plus pauvres font faillite.] ;
- La réalisation du plein emploi, objectif très prisé par les mercantilistes, reste
tributaire d’une politique franchement nataliste qui consolide la puissance de
l’Etat3. Or, pensent-ils, pour mettre au travail une main d’œuvre abondante,
l’offre de monnaie ne doit pas être rigide, ce qui requiert une augmentation
rapide de la masse monétaire aussi longtemps qu’il existera une force de
travail inemployée4 ;
- La baisse des prix intérieurs est considérée comme un signe de décadence de
l’Etat car la vente à bas prix des marchandises exportées génère, dans leur
vision, une détérioration des termes de l’échange préjudiciable à l’économie
dans son ensemble. Voilà pourquoi, les mercantilistes préconisent plutôt la
fixation de prix intérieurs élevés.
B) L’interventionnisme étatique :
Dans la pensée mercantiliste, l’initiative privée doit se conformer à la politique
économique tracée par l’Etat en tant qu’ensemble de mesures assurant
l’administration, la régulation et le contrôle de l’activité économique (interventions
directes, restrictions, encouragements, etc.). Cette position interventionniste était
généralement appuyée par une position anticoncurrentielle non moins tranchée
puisque les mercantilistes en général, hormis les derniers d’entre eux, n’étaient pas
favorables à l’encouragement de la concurrence.
L’interventionnisme mercantiliste était l’expression par excellence de la puissance de
l’Etat dont la consolidation devait passer par :

2
John LOCKE, Some Considerations of the Consequences of the Lowering of Interest and the Raising
the Value of Money (Quelques considérations sur les conséquences qu’auraient une baisse de l’intérêt
et un rehaussement de la valeur de la monnaie), Lettre à Un Ami au sujet de l’Usure envoyée à un
membre du Parlement, Londres, 1691, p.43
3
William PETTY préconisera même la vente de l’Irlande pour transférer sa population à l’Angleterre
en vue de tirer profit d’une main d’œuvre abondante.
4
Il y a lieu de rappeler à ce propos que le développement des effets de commerce (lettre de change et
billet à ordre) a été pendant cette période grandement favorisé par la rigidité de l’offre de métaux
précieux.

3
- La maîtrise des mers via celle des voies et moyens de transport maritime. Une
telle maîtrise garantissait à l’Etat de parvenir plus efficacement et plus
rapidement à l’enrichissement5 ;
- Le protectionnisme qui s’exprimait en général par :
 L’interdiction de l’exportation des matières premières ;
 L’interdiction de l’importation des produits industriels et de luxe ;
 Le contrôle du commerce extérieur ;
 Le monopole de diverses manufactures et transactions commerciales
(notamment en France, en Espagne et au Portugal).

Cependant, on ne peut passer sous silence l’existence de nombre de divergences entre


les penseurs mercantilistes, divergences qui rappellent le caractère hétéroclite de ce
courant de pensée économique.

Section II : Diversité de la pensée mercantiliste


La grande diversité de la pensée mercantiliste ressort à la fois à travers l’évolution de
cette pensée en général dans la durée puisque les derniers mercantilistes,
contrairement aux pionniers, se réclament presque tous du libéralisme, et surtout à
travers les différences qui caractérisent l’expérience propre à chaque pays ayant
généré au final plusieurs configurations pratiques du mercantilisme.
Ainsi, peut-on relever dans la pratique mercantiliste au moins trois configurations
différentes :
- Le mercantilisme ibérique, appelé également « bullionisme », qui, selon
nombre d’historiens économistes, se caractérise par un état de dégénérescence
général causé par l’esprit de rente ayant prévalu en Espagne et au Portugal
suite à l’accaparement par la violence des richesses en or aux indiens de
l’Amérique latine. Cet état de dégénérescence économique se manifeste
principalement par l’incapacité plus ou moins marquée de ces deux pays de
développer des structures industrielles, agricoles et commerciales capables de
promouvoir le développement économique et social, contrairement aux autres
pays européens ayant tiré profit de la parenthèse mercantiliste par la
fortification de leurs structures productives nationales ;
- Le mercantilisme français où la pensée mercantiliste fut marquée par sa
grande richesse.
Elle s’est développée à l’initiative de deux économistes, Jean BODIN (1530-
1595) qui assimilait franchement la richesse à la détention des métaux
précieux et Antoine DE MONCHRETIEN (1576-1621) qui publie Economie
politique en 1615, et surtout d’un homme d’Etat Jean-Baptiste COLBERT
(1619-1683). Ministre de LOUIS XIV et Contrôleur général des finances,
COLBERT fut le véritable initiateur et artisan de la politique mercantiliste
française puisqu’il mit sur pied une véritable politique industrialiste alliant
mesures protectionnistes et encouragement de la création de diverses activités
industrielles. Il fit venir en France des artisans de l’étranger, multiplia les

5
Dans ses écrits, William PETTY, comparant la situation de la Hollande à celle de la France de
l’époque, constatait que, avec une population peu nombreuse (de l’ordre de 1 à 13) et des terres
beaucoup moins importantes (de l’ordre de 1 à 81), la Hollande arrivait à réaliser une richesse très
significative (de l’ordre de 1 à 3) comparativement à la France et ce grâce à l’importance de son
armement maritime. D’ailleurs, sur les suggestions de PETTY, l’Angleterre devait se préoccuper de
détruire l’armement maritime de la Hollande avant de développer le sien.

4
manufactures d’Etat et fonda plusieurs Compagnies royales de colonisation6.
Pour Colbert, la puissance de la France passe par la richesse de son roi qui ne
peut être garantie que par une balance commerciale excédentaire et des impôts
croissants. Derrière sa politique mercantiliste, il n’entrevoyait qu’un but
ultime : donner à la France une plus grande indépendance économique et
financière. Colbert considérait l’esprit de rente qui régnait à son époque
comme nuisible à l’indépendance économique de son pays et qu’il fallait le
contrecarrer notamment en promouvant l’investissement dans les
manufactures et les Compagnies coloniales françaises. L’enrichissement de la
France devait passer alors inévitablement par son industrialisation et, partant,
par la mise en place d’un système économique interventionniste et
protectionniste reposant principalement sur :
 L’importation des matières premières bon marché pour leur
transformation en produits de qualité capables d’être écoulés à des
prix plus chers : c'était la voie royale vers l’industrialisation de la
France dont l’avantage essentiel attendu était celui d’une balance
des paiements excédentaire appuyée par l’exportation des produits à
forte valeur ajoutée ;
 La création d’une puissante marine chargée d’importer les matières
premières et d’exporter les produits finis ;
 La réglementation de la production des corporations et la création
d’une manufacture de monopole public destinée à assurer la
fabrication des produits de qualité à partir des matières premières
importées.
- Le mercantilisme anglais, appelé aussi « commercialisme », considère le
commerce extérieur comme étant la source principale de la richesse de l’Etat.
Il se caractérise par un adossement incontournable de ce commerce extérieur à
une solide base industrielle dont se prévalait l’Angleterre, tirée principalement
par son industrie de la construction navale7.
Le mercantilisme anglais se caractérise également par l’existence d’un
contrôle étatique allégé sur l'économie domestique comparativement aux
autres pays européens, en raison essentiellement du pouvoir important du
parlement et notamment durant la période dite du Long Parlement (1640–
1660)8. Il s’est manifesté notamment par la mise en place d’un certain nombre
de mesures interventionnistes et protectionnistes :
 Les monopoles contrôlés par l'État étaient répandus bien que les
auteurs mercantilistes anglais n’aient pas été tous unanimes sur la
nécessité d'un contrôle de l'économie domestique ;

6
Il fit venir des villes allemandes des artisans, constructeurs, cordiers, pour installer des chantiers ou
arsenaux de construction navale dans les principaux ports français. Il alla même jusqu’à débaucher des
ouvriers étrangers, notamment des vitriers flamands et des verriers vénitiens, pour former les ouvriers
des manufactures françaises. Il décida également de copier les productions des États voisins,
notamment de l'Angleterre et des Pays-Bas, pour rendre la France indépendante de leurs fournitures.
7
C’était la Royal Navy (Armée de la mer) qui avait la tutelle de la construction des navires, industrie
qui devait constituer la base de la puissance militaire de l’Angleterre qui, forte de sa flotte de guerre,
devait assurer à ce pays une sacrée avancée économique et commerciale par rapport à ses voisins.
8
Le Long Parlement (Long Parliament) est le nom donné au Parlement de l'Angleterre convoqué par
Charles Ier d'Angleterre en 1640 à la suite des Guerres des évêques où l’Angleterre a connu une défaite
contre l’Ecosse. Ce Parlement, composé d’une large majorité élue favorable aux réformes et opposée
au pouvoir personnel du Roi, a siégé presque continuellement durant la Première Révolution anglaise
jusqu'en 1653.

5
 Le protectionnisme anglais prit surtout la forme d'un contrôle du
commerce extérieur à travers la mise en place d’un large éventail de
mesures destinées à encourager les exportations (subventions) et
décourager les importations (droits de douane) ;
 Certaines matières premières ont vu leur exportation interdite ;
 Les marchands étrangers ont dû subir l’interdiction de faire du
commerce intérieur en Angleterre9 ;
 Les colonies anglaises, dont le nombre s’est considérablement accru
pendant cette période, ont été placées sous contrôle, notamment en
les soumettant à des règles qui les obligeaient à produire des
matières premières pour le colonisateur anglais et à ne faire du
commerce qu’avec lui10.
Il en ressort que la puissance économique internationale acquise par l’Angleterre a été
le fruit direct de ces politiques (Monopoles, mesures destinées à favoriser les
compagnies maritimes, subventions à l’exportation, droits de douane élevés en
défaveur des importations, maîtrise des voies maritimes par le développement de la
marine et la construction navale, faible taux d’intérêt, politique coloniale pour garantir
de nouveaux marchés) qui ont grandement contribué à ce que ce pays acquière la
première place au podium du commerce mondial11.
Le mercantilisme anglais, très riche et diversifié, a été une source intarissable en
matière de production d’écrits économiques notamment au 18ème siècle (presque 1500
écrits sur l’économie) puisque les mercantilistes les plus notoires sont nés en
Angleterre. Les penseurs et auteurs à citer ici sont très nombreux, mais on peut en
rappeler l’essentiel :
 Thomas GRESHAM (1519 - 1579), auteur de la Loi de Gresham (« la
mauvaise monnaie chasse la bonne ») ;
12
 Thomas MUN (1571 - 1641) : fut à l’origine du premier document ancêtre de
la Balance des Paiements et de la première comparaison entre les Pays-Bas et
l’Angleterre en ce qui est de leur puissance maritime.
 William PETTY (1623-1687) qui fut très épris par les méthodes quantitatives,
sera surtout connu pour son ouvrage posthume « Essais d'arithmétique
politique » (Political Arithmetic) publié vers 1690 qui pose les bases de
l'économie politique et de la démographie, et recommande l’usage des
statistiques dans la gestion des affaires publiques. Il est également le penseur
ayant le premier systématisé la valeur-travail, avant David RICARDO,
9
Ce sont les Actes de Navigation (Navigation Acts) qui s’en sont chargés. Ces Actes constituent une
série de lois protectionnistes votées à partir de 1651 par le Parlement anglais, pendant le mandat
d’Oliver Cromwell. Ces lois étaient destinées à financer la construction d'une marine de guerre, et à
affaiblir les colonies de la Barbade, des Bermudes et de la Virginie, contrôlées par l'opposition
royaliste, en les empêchant de commercer avec d'autres pays. Instituant de nouveaux prélèvements
fiscaux, elles réservent aux marins britanniques le monopole du commerce des colonies avec la
métropole, en excluant les navires étrangers des ports.
10
Les régions colonisées étaient le siège de tensions croissantes ayant généré au final un large
mouvement contestataire émancipationniste (cas de la Guerre d'indépendance des États-Unis par
exemple).
11
Il ne faut pas omettre de préciser le rôle actif qu’a joué la politique agricole, à côté de la politique
industrielle, dans le développement économique de l’Angleterre notamment à travers la conversion des
terres non cultivées en terres agricoles, en conformité à la pensée mercantiliste très favorable à la
maximisation de la puissance nationale, par la voie de l’exploitation maximale des ressources
disponibles, y compris les ressources terrestres.
12
Auteur du Discourse of Trade from England into the East Indies (1621) et de England's Treasure By
Foreign Trade (1664)

6
lorsqu’il expliqua que « le travail est le père et le principe actif de la richesse,
comme la terre en est la mère » et que la valeur des marchandises se mesure
par la quantité de travail qu’elles contiennent ;
 Josiah CHILD13 (1630-1699) : Directeur de la Compagnie anglaise des Indes
orientales entre 1674 et 1699, date de sa mort. Il fut, avec William Petty, l'un
des premiers économistes représentants du mercantilisme anglais dont les
analyses étaient focalisées sur le commerce international ;
 John LOCKE (1632-1704) qualifié par MARX de « représentant de la
bourgeoisie nouvelle », se présente comme un grand défenseur de la propriété
privée et du libéralisme économique et politique, en même temps qu’un
partisan de la valeur-travail ;
 Gregory KING14 (1648 - 1712) : haut fonctionnaire d’abord Commissaire aux
impôts, puis devient secrétaire à la Commission des Comptes Publics et secrétaire du
Contrôle des comptes de l'Armée, est considéré comme l'un des grands
statisticiens économiques après W. PETTY ;
 Richard CANTILLON (1680-1734) économiste et démographe irlandais,
publia à Paris, où il passa une longue période en tant que banquier, son
ouvrage Essai sur la nature du commerce en général, dans lequel il développa
la théorie des prix d’une façon plus développée que W. PETTY et insista
également sur le rôle capital de l’entrepreneur bien avant L. WALRAS ou J.
SCHUMPETER. Il considéra l’industrie comme très favorable à la croissance
via la spécialisation qu’elle permet et développa également la théorie de la
valeur-travail. Il fut l’un des premiers économistes à avoir décrit le circuit
économique, en affirmant que l'économie s'équilibre automatiquement, ce qui
confirme pour nombre d’observateurs son caractère annonciateur des
classiques ;
 David HUME (1711-1776) philosophe et économiste à l’image de ce que fut
son ami et confident Adam SMITH. Il mit l’accent sur la distinction « travail
productif » versus « travail improductif » repris par SMITH. Il fut également
un grand défenseur du libre-échange.
- Le mercantilisme hollandais qui régna aux Pays-Bas du Nord entre 1588 et
1650 fait partie des précurseurs puisqu’il reposa sur la création des premières
compagnies maritimes, les Compagnies néerlandaises, qui ont su révolutionner
la navigation maritime en augmentant sensiblement les charges utiles des
navires et, partant, tirer profit de leur flotte en matière de commerce
international. La flotte néerlandaise comptait vers 1650 près de
16 000 bâtiments alors que l’Angleterre n’en comptait que 4 000 et la France

13
Il publia en 1668 New discourse of trade, ouvrage d’une grande influence sur le mercantilisme
anglais, dans lequel il préconisa l'imposition par la loi de taux d'intérêt réduits (4 %) pour favoriser le
bien-être général, et présenta les Actes de Navigation comme une nécessité de défense avant d’être au
service du commerce extérieur.
14
Ce qu’il est convenu d’appeler Loi de King ou loi King-Davenant est cet enseignement, tiré de
l’observation que dégage KING à partir probablement des statistiques disponibles sous sa tutelle,
expliquant les effets sur les prix d'un défaut ou d'un excédent d'approvisionnement des produits
agricoles de base (notamment le blé). La consommation de ces produits représentant pour les ménages
des postes budgétaires relativement stables, l'insuffisance ou l'excès de l'offre produisent sur leurs
marchés des variations de prix beaucoup plus importantes que les variations de volumes constatées.
Ainsi, un déficit d'offre fait grimper les prix en flèche, alors qu’un excès d'offre provoque une chute de
prix vertigineuse. Cette loi fut énoncée pour la première fois dans le livre de son ami Charles Davenant
intitulé Essay upon the Probable Methods of making a People Gainers in the Balance of Trade.

7
500. Le commerce extérieur hollandais était adossé à une solide activité
industrielle tournée vers les marchés étrangers. Le développement du
commerce extérieur néerlandais a grandement favorisé le développement de la
place financière d'Amsterdam où fut créée en 1611 la première Bourse
réunissant les négociants.
Section III : Appréciation de la pensée mercantiliste
Cette pensée a été très critiquée par les économistes qui lui ont succédé, mais en
général elle a été peu analysée. Diverses positions peuvent être relevées chez les
auteurs postérieurs au courant mercantiliste :
- La position d’Adam SMITH peut être considérée comme celle de l’économiste
ayant consacré une partie importante de ses réflexions à l’analyse de la pensée
mercantiliste (pas moins de huit chapitres de La RDN). Il leur reproche en gros
d’avoir commis deux erreurs :
 La première est celle ayant consisté à confondre richesse et
détention de métaux précieux ;
 La seconde est d’avoir considéré le protectionnisme comme un
indispensable rempart contre la sortie de ces métaux précieux.
Pour SMITH, qui reste convaincu que seul le travail permet de créer des
richesses, c’est la liberté du commerce qui assure la croissance de la richesse. Plus
précisément SMITH explique que c’est la production des biens et leur
commercialisation qui constituent la source de l’enrichissement, et non pas
uniquement le commerce.
- La position de Karl MARX est également critique à l’égard de la pensée
mercantiliste car il lui reproche l’intérêt central qu’elle accorde à la circulation
des biens et le fait d’avoir délaissé les problèmes liés à la production. C’est
donc l’insuffisance et la faiblesse de leur analyse qu’il juge comme
superficielles car elle a évacué le champ fondamental qui mérite dans tout
système de production d’être étudié, à savoir comment se produisent et se
reproduisent les biens et à travers quels types de rapports. Il reproche aux
mercantilistes finalement leur position favorable à la colonisation des
territoires lointains ainsi que la promulgation de lois sur le travail qui bafouent
les droits des travailleurs ;
- La position de John Maynard KEYNES s’avère moins tranchée que les
précédentes car il trouve intéressante la position protectionniste mercantiliste
destinée à limiter la sortie de métaux précieux pour conserver une balance
commerciale excédentaire. Mais il fait remarquer pourtant qu’une telle
position ne peut résister aux faits car à long terme la protection de l’économie
nationale contre les importations ne peut pas supprimer le chômage vu que la
croissance des richesses requiert inévitablement le recours à des biens et
services non produits localement, c’est-à-dire importés. KEYNES écrit à ce
propos « Pendant quelque deux cents ans ni les théoriciens de l’économie ni
les hommes d’affaires n’ont jamais douté qu’une balance commerciale
favorable fût un sérieux avantage pour un pays et une balance défavorable un
grave danger surtout lorsqu’elle entraîne des sorties de métaux précieux.
Mais durant les cent dernières années il a existé à cet égard une remarquable
divergence d’opinion. Dans la plupart des pays, la majorité des hommes
d’Etat et des hommes d’affaires, et même en Grande-Bretagne, berceau de la
conception opposée, près de la moitié d’entre eux sont restés fidèles à
l’ancienne doctrine ; à l’inverse la presque totalité des théoriciens de
l’économie soutenaient que, si l’on voit plus loin que l’avenir immédiat, les

8
préoccupations de cet ordre sont dénuées de tout fondement, car le mécanisme
du commerce extérieur se règle de lui-même, et les obstacles qu’on cherche à
y opposer, outre qu’ils sont vains, appauvrissent grandement les pays en les
privant des avantages de la division internationale du travail. Il sera
commode de donner selon la tradition le nom de Mercantilisme à l’opinion
ancienne et le nom de Libre Echange à l’opinion nouvelle.»15
Ensuite, leur analyse du taux d’intérêt lui semble moins erronée que celle des
classiques qui considèrent le marché comme capable d’assurer seul la
régulation automatique du taux d’intérêt et de l’investissement pour les fixer à
des niveaux optima. Le taux d’intérêt a, selon KEYNES, toujours tendance à
se fixer à un niveau trop élevé de sorte que le gouvernement doit intervenir
régulièrement pour l’ajuster en vue de contrecarrer le chômage et la récession.
A ce propos KEYNES écrit « les mercantilistes n’ont jamais cru que le taux
d’intérêt tendît à se fixer automatiquement au niveau adéquat. Ils affirmaient
au contraire avec insistance qu’une élévation excessive de l’intérêt constituait
le principal obstacle au développement de la richesse ; et ils avaient même
compris que le taux de l’intérêt dépendait de la préférence pour la liquidité et
de la quantité de monnaie. Ils cherchaient à la fois à diminuer la préférence
pour la liquidité et à augmenter la quantité de monnaie ; plusieurs d’entre eux
ont indiqué clairement que leur souci d’accroître la quantité de monnaie était
dû à leur désir de faire baisser le taux de l’intérêt. »16

__________________________________________________

La pensée physiocrate
C’est contre la politique volontariste et industrialiste de Colbert et de ses successeurs
que le courant physiocrate s’est développé en France avec une pensée diamétralement
opposée à celle des mercantilistes, notamment en prônant le rejet du protectionnisme
auquel les physiocrates opposent le libéralisme ainsi que le choix de l’agriculture, par
opposition à l’industrie, comme secteur clef de l’économie pour la création des
richesses. C’est pour cette même raison qu’ils sont qualifiés d’agrariens, leur
conception de la richesse restant intimement liée au travail de la terre.
Pour justifier leur rejet de la pensée mercantiliste, les physiocrates dénoncent
l’influence très négative des manufactures et du commerce sur la société française qui
ressort à travers :
- La ruine de l’agriculture française ;
- L’accumulation des hommes et des richesses dans les grandes villes ;
- La dévastation des campagnes et leur abandon par les familles sans soutien.
15
J. M. KEYNES, Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, Notes sur le
mercantilisme, Chapitre 23, 1936. Traduit de l’Anglais par Jean de Largentaye, Paris, Éditions Payot,
1942, p.330
16
Idem ; p.329

9
Les physiocrates proposent alors de contrecarrer ces causes pour redonner au monde
rural la place de choix qui doit lui être réservée au sein de la société, ce qui doit
obligatoirement passer par le développement de l’agriculture, seul à même d’apporter
des solutions efficaces aux diverses manifestations de la décadence du milieu rural.
En effet, les physiocrates considèrent que seule l’agriculture est productive et
créatrice de richesses alors que le commerce reste stérile et l’industrie ne fait que
transformer les richesses créées par l’agriculture.
Pour ce faire, ils proposent la libération du commerce des grains aussi bien sur le plan
national qu’international conformément à l’ordre naturel des choses. En effet, les
physiocrates ne lient point leur choix en faveur du libéralisme à une quelconque
suprématie éventuelle du fonctionnement du marché, puisque le commerce reste
stérile à leurs yeux, mais à la suprématie de l’ordre providentiel et naturel des choses
qui permet aux hommes de chercher leur bonheur dans l’exercice de leurs libertés. Et
c’est justement à ce titre que les physiocrates peuvent être considérés comme les
premiers libéraux de l’histoire de la doctrine économique.
Section I : Le corpus théorique physiocrate
C’est avec les physiocrates que la science économique commence à se constituer sur
la base d’un corpus théorique articulé, s’inscrivant dans un cadre général où des
hypothèses théoriques et des concepts sont mariés pour produire une explication de la
réalité. Leur théorie s’inscrit dans un cadre général : celui des lois de la nature. De ces
lois, les physiocrates formalisent leur construction théorique sous forme d’un Tableau
Economique dans lequel, la répartition des richesses, à travers le concept de Produit
Net, est clairement explicitée pour expliquer comment sont créées et réparties les
richesses entre l’ensemble des Classes Sociales.
A) Les lois naturelles ou l’ordre naturel des choses :
Le concept clef sur lequel repose le paradigme physiocrate est celui de
« l’ordre naturel et essentiel des chose » : l’ordre traduit la volonté providentielle de
faire de la nature une référence divine à laquelle les hommes doivent se conformer, et
à laquelle ils ne peuvent rien changer.
Les physiocrates expliquent que les lois naturelles :
- Sont universelles ;
- Sont identiques à elles-mêmes en tout temps et en tout lieu ; mais
- Peuvent paraître différentes en raison de l’interprétation qu’en font les
hommes.
Sur le plan économique ; les lois qui découlent de l’ordre naturel ont trois fondements
essentiels :
- La propriété privée ;
- La liberté des échanges sur le plan national et international ;
- La poursuite de l’intérêt personnel par les individus.
Le Mercier de la Rivière (1720-1793), figure bien connue de la physiocratie, explique
dans un ouvrage publié en 1767 et intitulé L’ordre naturel et essentiel des sociétés
politiques que « le maintien de la propriété et de la liberté fait régner l’ordre le plus
parfait sans le secours d’aucune loi. »
En conséquence, l’ordre naturel doit être sauvegardé et défendu au sein de l’ensemble
de la société et notamment sur le plan économique en s’assurant que :
- L’Etat ne soit pas impliqué dans l’activité économique ;
- L’Etat doive se confiner dans son rôle politique consistant à faire respecter les
normes découlant des lois de la nature ;
- L’individu cherche alors son bonheur (comportement rationnel utilitariste)
conformément à l’ordre naturel (liberté, propriété privée et intérêt personnel).

10
B) Le Tableau Economique :
François QUESNAY (1694-1774), chef de file de l’école physiocrate et
médecin de son métier, publie en 1758 Tableau économique qui retrace en fait la
structuration de la société française du XVIIIème siècle et la répartition des richesses
créées en son sein. QUESNAY suppose alors l’existence d’un grand royaume dont le
territoire agricole rapporte tous les ans une production brute, appelée également
reproduction totale, de 5 milliards.
La nation est divisée, sur la base de la fonction économique assurée, en trois classes
de citoyens :
- La classe productive : est celle qui travaille la terre et s’occupe de l’agriculture
et de l’élevage, avance les dépenses des travaux de l’agriculture et paye
annuellement les revenus des propriétaires fonciers. Elle engage toutes les
dépenses relatives à la production et s’occupe également de la vente des
produits à la première main, c’est-à-dire en dehors du commerce, ce qui
permet de connaître la valeur exacte de la reproduction annuelle des richesses ;
- La classe des propriétaires : comprend le souverain (le roi), les propriétaires
fonciers et les décimateurs17 ;
- La classe stérile : formée de tous les citoyens occupés à d’autres activités que
celles de l’agriculture.
L’économie se trouve ainsi divisée en deux secteurs : l'agriculture et le reste des
activités. La société, quant à elle, est divisée en trois classes sur la base de leur
rapport au produit net : la classe productive, composée essentiellement d’agriculteurs,
est seule à même de pouvoir fournir un produit net, c'est-à-dire capable de multiplier
les richesses ; la classe stérile, composée de tous les citoyens occupés à d'autres
travaux que ceux de l'agriculture, se borne uniquement à transformer les produits sans
les multiplier ; et la classe des propriétaires fonciers, incapable de produire quoi que
ce soit, se borne à dépenser la rente qui lui est versée.
Le Tableau économique (synthétisé)
Classe productive Classe des propriétaires Classe stérile
Production 5 milliards (P° agricole) 2 milliards (rente) 2 milliards (biens)
-Reprise : 2MM (avances
annuelles)
-Reste : 3MM
 1MM→→→→→→ →→→→1 MM (Vivres)
 1 MM→→→→→→ →→→→→→→→→→ →→1 MM (Mat. 1ères)
Répartition  1 MM→→→→→→ →→→→→→→→→→ →→1 MM (Vivres)
1 MM ←←←← ←← ← ←←←←←←←1 MM
(biens manufacturés)
1 MM ←← ←←←←← ←← ←← ←← ←← ← ←←←←←←←1 MM
(Biens de production)
Recettes/revenu 3 MM 2 MM 2 MM
Dépenses 1 MM 2 MM 2 MM
Solde/produit 2 MM 0 0
net
C) Le Produit Net :

17
Personnes (individus ou communautés) chargées en France, sous l’Ancien Régime (les deux siècles
qui précèdent la Révolution française), de prélever la dîme (10% de la production agricole en nature)
au profit de l’église. La dîme fut abolie en 1789 par la Révolution française.

11
On peut alors reconstituer les grandes étapes de la production des richesses et
de leur répartition à partir de ce tableau sur la base d’une production agricole annuelle
estimée à 5 milliards de Francs de l'époque, de la façon suivante :
 2 MM sont retenus par la classe productive en nature sous forme de biens
alimentaires, nécessaires à la subsistance des travailleurs de la terre (1 MM), et
de semences (1 MM) ;
 la classe des propriétaires bénéficie d’une rente (2 MM) en monnaie, versée
par la classe productive. La moitié de cette rente (1 MM) est utilisée pour
acheter des biens agricoles, l’autre moitié (1 MM) est affectée à l’acquisition
de biens de consommation artisanaux produits par la classe stérile ;
 la classe productive acquiert, en remplacement du matériel amorti (charrues en
bois, en fer, pelles, pioches,...), des biens de production pour 1 MM ;
 enfin, la classe stérile achète à la classe productive des matières premières
agricoles pour 1 MM ainsi que des vivres pour 1 MM.
En comparant les recettes et les dépenses de chaque classe, on constate alors que ni la
classe stérile ni celle des propriétaires ne disposent d’un solde puisque leur revenu est
totalement dépensé. Seule la classe productive génère un produit net correspondant à
la différence entre la production totale de la classe (5 MM) et les dépenses relatives
aux avances annuelles et au remplacement du matériel usé (3 MM). QUESNAY peut
donc affirmer que les avances annuelles (2 MM) permettent de multiplier la
production à hauteur de 250% (P°= 5 MM= 2,5 x Avances), ce qui justifie l’usage de
l’expression classe productive. Le produit net correspond donc à une épargne réelle
assurée par la classe productive mais transférée à la classe des propriétaires ; sous
forme de rente, pour lui permettre de faire face à l’ensemble de ses dépenses.
Section II : Appréciations de l’école physiocrate
1) Place des physiocrates chez SMITH :
Il ne fait aucun doute que SMITH a subi l’influence importante des physiocrates
puisqu’il a séjourné en France à leur époque et avait une connaissance parfaite de
leurs écrits. Et quand bien même SMITH ne les a pas jugés aussi négativement qu’il a
fait à l’encontre des mercantilistes, il n’en demeure pas moins qu’il leur a adressé des
critiques virulentes dénonçant des erreurs qu’il considère comme fondamentales,
notamment celle consistant à considérer le commerce et l’industrie comme des
activités stériles. « Néanmoins, écrit-il, l’erreur capitale de ce système paraît consister
en ce qu’il présente la classe des artisans, manufacturiers et marchands comme
totalement stérile et non productive. » 18 Il n’omet donc pas de préciser que, « au
contraire, le travail des artisans, marchands et manufacturiers se fixe et se réalise en
une chose vénale et échangeable. C’est sous ce rapport que, dans le chapitre où je
traite du travail productif et du travail non productif, j’ai classé les artisans, les
manufacturiers et les marchands parmi les ouvriers productifs, et les domestiques
parmi les ouvriers stériles et non productifs. »19
SMITH se sent toutefois proche des physiocrates car il est partisan comme eux à la
liberté du commerce et sa vision reste favorable, comme la leur, à la propriété privée.
Il leur adresse donc dans la RDN une louange particulière lorsqu’il écrit « avec toutes
ses imperfections, néanmoins, ce système est peut-être de tout ce qu’on a publié sur
l’économie politique, ce qui se rapproche le plus de la vérité, et sous ce rapport il
mérite bien l’attention de tout homme qui désire faire un examen sérieux des
principes d’une science aussi importante. Si, en représentant le travail employé à la
18
Adam SMITH, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Editions Gallimard,
1976, Chapitre IX, p. 342
19
Idem, pp. 343-344

12
terre comme le seul travail productif, les idées qu’il veut donner des choses sont peut-
être trop étroites et trop bornées, cependant, en représentant la richesse des nations
comme ne consistant pas dans ces richesses non consommables d’or et d’argent, mais
dans les biens consommables reproduits annuellement par le travail de la société et, en
montrant la plus parfaite liberté comme l’unique moyen de rendre cette reproduction
annuelle le plus grand possible, sa doctrine paraît être, à tous égards, aussi juste
qu’elle est grande et généreuse.»20
2) Place des physiocrates chez MARX :
MARX note que « c’est essentiellement aux physiocrates que revient le
mérite d’avoir analysé le capital dans les limites de l’horizon bourgeois, ce qui fait
d’eux les véritables pères de l’économie politique moderne. »21
Il précise, en outre, que « les physiocrates ont recherché l’origine de la plus-value non
pas dans la sphère de la circulation, mais dans celle de la production immédiate, jetant
ainsi les bases de l’analyse de la production capitaliste.»22 Et malgré les imperfections
qui le caractérisent, « le système des physiocrates est le premier à analyser la
production capitaliste, et à présenter comme d’éternelles lois naturelles de la
production les conditions dans lesquelles du capital est produit et dans lesquelles le
capital produit. »23
Les physiocrates étaient porteurs d’une nouvelle pensée, marquée certes par des
contradictions générées par le conflit entre un système agricole féodal en décadence et
un système bourgeois capitaliste en genèse. Ils se voulaient porte-parole de cette
bourgeoisie montante soucieuse de la défense de l’agriculture, un secteur clef de
l’économie française de l’époque qui lui donne sa particularité par rapport aux autres
pays européens, notamment l’Angleterre où l’industrie et le commerce étaient bien en
avance.
Il reste que, avec les physiocrates, la science économique est véritablement née et
nombre de filiations commencent à se tisser dans la dynamique de la formation de la
pensée économique à venir.

__________________________________

L’Economie classique
L’économie politique classique est une expression utilisée pour la première fois par
Karl Marx dans le livre I du Capital quand il précise : « Je fais remarquer une fois
pour toutes que j’entends par économie politique classique toute économie qui, à
partir de William Petty, cherche à pénétrer l’ensemble réel et ultime des rapports de
production de la société bourgeoise, par opposition à l’économie vulgaire qui se
contente des apparences, rumine sans cesse pour son propre besoin et pour la
vulgarisation des plus grossiers phénomènes les matériaux déjà élaborés par ses
prédécesseurs, et se borne à ériger pédantesquement en système et à proclamer
comme vérités éternelles les illusions dont le bourgeois aime à peupler son monde à
lui, le meilleur des mondes possibles. »24

20
Idem, p.348
21
Karl MARX, Théories sur la plus-value, Livre IV du Capital, Tome premier, Chapitre II, Editions
sociales, Paris, 1974, p. 31
22
Idem ; p. 33
23
Idem, p. 37
24
Karl Marx, Le capital, Livre premier, Les éditions sociales, Paris, 1977, p. 572

13
Ainsi, selon lui le caractère scientifique de l’économie politique classique est justifié
par l’intérêt qu’elle porte au fond des choses en cherchant à aller au-delà des
apparences. En revanche, le caractère vulgaire de l’économie mercantiliste est justifié
par l’intérêt qu’elle accorde justement aux apparences des choses en se bornant
généralement à produire des observations sur la circulation des marchandises tout en
restant prisonnière de son approche empirique à caractère commercial.
Il y a lieu de préciser à ce propos que, pour Marx, l’opposition scientifique ≠ vulgaire
ne correspond pas obligatoirement à une succession chronologique des pensées
classique et mercantiliste puisqu’on retrouve des contre exemples dans les deux
systèmes de pensée : W. Petty est considéré comme un classique à côté de Smith,
Ricardo et Mill, alors que Malthus et Say, par exemple, sont considérés comme
vulgaires.
En fait, cette distinction paraît pour nombre d’historiens économistes comme étant
moins marquée dans les faits que ne l’expose Marx puisque la majeure partie d’entre
eux considèrent que les économistes classiques sont ceux qui ont produit des analyses
d’économie politique durant une période de presque un siècle allant du dernier quart
du XVIIIème siècle jusqu’à la veille du dernier quart du XIXème siècle (1775 –
1875). Ces économistes se partagent un certain nombre de points communs dont on
peut rappeler l’essentiel :
- Ils ont tous essentiellement produit des analyses économiques en termes réels,
en évitant généralement l’intégration de considérations monétaires dans leurs
corpus théoriques ;
- Ils ont tous focalisé leur attention sur les problèmes de la valeur, de la
répartition des richesses, ainsi que de la croissance de ces richesses ;
- Ils ont tous délibérément tenu l’Etat à l’écart des circuits économiques et loué
la liberté individuelle des agents économiques dans la poursuite de leur intérêt
personnel, ainsi que la liberté du commerce extérieur.
Cependant, divers points de discorde opposent ces économistes, ce qui explique le
caractère hétéroclite de ce courant classique, contrairement aux courants qui l’ont
précédé, et milite logiquement en faveur d’une présentation individuelle de ses
principaux auteurs dont le chef de file demeure, sans conteste, Adam Smith.

L’Economie classique : Partie I/ La pensée d’Adam SMITH

Adam Smith (1723-1790) est un philosophe et économiste écossais.


Professeur de philosophie morale à l’université de Glasgow en Ecosse à partir de
1752, son expérience dans l’enseignement devait lui permettre de publier son premier
livre « Théorie des sentiments moraux » en 1759 et de faire la découverte de
l’économie dont il se propose par la suite d’étudier les fondements et d’approfondir
l’analyse. Les résultats de son travail de réflexion sur l’économie lui permettent de
publier en 1776 « Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations ».
Dans cet ouvrage, divisé en cinq livres, la pensée économique de l’auteur est élaborée
autour de cinq axes fondamentaux : la division du travail, la théorie de la valeur, la
théorie de la répartition, la croissance et le commerce extérieur.
a) La division du travail :
Contrairement aux mercantilistes et aux physiocrates qui confondaient richesse avec
respectivement la détention des métaux précieux et le travail de la terre, Smith
considère que c’est le travail qui constitue la seule source d’enrichissement pour les

14
nations. Le travail dans la perspective smithienne est étendu à tous les secteurs de
l’économie, et notamment l’industrie.
Si le travail est seul source de richesse, c’est la division du travail qui permet
l’accroissement de cette richesse puisqu’elle assure une hausse de la productivité du
travail à travers essentiellement l’amélioration de l’adresse et l’habileté des
travailleurs et, partant, l’amélioration de leur puissance productive. La grande
diversité industrielle est justifiée par la division technique du travail qui se trouve
généralement à l’origine des différences de productivité entre les secteurs et entre les
pays.
A la question pourquoi la division du travail naît et se développe-t-elle ?
Smith répond que c’est grâce notamment aux possibilités de l’échange qui s’offrent à
l’homme dont le penchant naturel est constitué par son désir d’échanger avec les
autres lorsqu’il écrit : « Cette division du travail, de laquelle découlent tant
d'avantages, ne doit pas être regardée dans son origine comme l'effet d'une sagesse
humaine qui ait prévu et qui ait eu pour but cette opulence générale qui en est le
résultat ; elle est la conséquence nécessaire, quoique lente et graduelle, d'un certain
penchant naturel à tous les hommes qui ne se proposent pas des vues d'utilité aussi
étendues : c'est le penchant qui les porte à trafiquer, à faire des trocs et des échanges
d'une chose pour une autre… Ainsi, la certitude de pouvoir troquer tout le produit de
son travail qui excède sa propre consommation, contre un pareil surplus du produit du
travail des autres qui peut lui être nécessaire, encourage chaque homme à s'adonner à
une occupation particulière, et à cultiver et perfectionner tout ce qu'il peut avoir de
talent et d'intelligence pour cette espèce de travail »25.
Cependant, par là même, la division du travail comporte une grande limite dans son
développement que constitue la dimension du marché. En effet, « puisque c'est la
faculté d'échanger qui donne lieu à la division du travail, l'accroissement de cette
division doit, par conséquent, toujours être limité par l'étendue de la faculté
d'échanger, ou, en d'autres termes, par l'étendue du marché. Si le marché est très petit,
personne ne sera encouragé à s'adonner entièrement à une seule occupation, faute de
pouvoir trouver à échanger tout le surplus du produit de son travail qui excédera sa
propre consommation, contre un pareil surplus du produit du travail d'autrui qu'il
voudrait se procurer » 26 . En d’autres termes, plus le marché est large, et plus la
division du travail aura tendance à se développer. Cependant, pour Smith, une autre
condition favorable aux échanges doit être toutefois satisfaite : il s’agit de la
généralisation de la monétarisation de l’économie puisque la monnaie est l’instrument
de l’échange par excellence. Plus donc l’économie est monétarisée, plus les échanges
se développent et le marché s’élargit, et plus donc la division du travail se développe.
b) La théorie de la valeur :
En liaison étroite avec l’analyse des échanges, Smith se trouve amené à étudier le
problème de la valeur. Il apporte à ce sujet une première précision sur deux types de
valeur qui coexistent lorsqu’il écrit « il faut observer que le mot valeur a deux
significations différentes : quelque fois il signifie l’utilité d’un objet particulier, et
quelque fois il signifie la faculté que donne la possession de cet objet d’acheter
d’autres marchandises. On peut appeler l’une valeur en usage, et l’autre valeur en
échange. Des choses qui ont la plus grande valeur en usage n’ont souvent que peu ou
point de valeur en échange et, au contraire, celles qui ont la plus grande valeur en
échange n’ont souvent que peu ou point de valeur en usage. Il n'y a rien de plus utile
25
Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Tome I, 1776, Traduction
française de Germain Garnier, 1881, à partir de l’édition revue par Adolphe Blanqui en 1843, p. 22, 23-24
26
Ibid., p. 25

15
que l'eau, mais elle ne peut presque rien acheter ; à peine y a-t-il moyen de rien avoir
en échange. Un diamant, au contraire, n'a presque aucune valeur quant à l'usage, mais
on trouvera fréquemment à l'échanger contre une très grande quantité d'autres
marchandises »27.
La grande question à laquelle Smith essaiera alors d’apporter une réponse est :
comment peut être déterminée la valeur de toute marchandise, indépendamment des
causes de fluctuation de son prix sur le marché ?
Une première réponse de Smith précise que « la valeur d'une denrée quelconque pour
celui qui la possède et qui n'entend pas en user ou la consommer lui-même, mais qui a
intention de l'échanger pour autre chose, est égale à la quantité de travail que cette
denrée le met en état d'acheter ou de commander. Le travail est donc la mesure réelle
de la valeur échangeable de toute marchandise» 28 . Cependant, cette position sera
modifiée par la suite lorsque Smith notera que « dans un pays civilisé, il n’y a que très
peu de marchandises dont toute la valeur échangeable procède du travail seul. Pour la
plus grande partie d’entre elles, la rente et le profit y contribuent dans de fortes
proportions »29. Ses réflexions étant demeurées fortement influencées par la pensée
physiocrate, Smith ira même jusqu’à proclamer dans La Richesse des Nations
que « dans la culture de la terre, la nature travaille conjointement avec l’homme ».
En définitive, l’analyse de la valeur par Smith sera scindée en deux composantes : la
théorie de la valeur-travail et la théorie du coût de production.
b-1) La théorie de la valeur-travail :
C’est le travail qui constitue l’instrument stable de mesure de la valeur échangeable
des marchandises puisque, selon Smith, « ne variant jamais dans sa propre valeur, il
est la seule mesure réelle et définitive qui puisse servir, dans tous les temps et tous les
lieux, à apprécier et à comparer les valeurs de toutes les marchandises. Il est le prix
réel, l’argent n’est que le prix nominal »30. Smith explique, en effet, que « le prix réel
de chaque chose, ce que chaque chose coûte réellement à celui qui peut se la procurer,
c’est le travail et la peine qu’il doit s’imposer pour l’obtenir »31.
Il y a lieu de constater ici que, tout d’abord, le fait de définir la valeur par référence au
travail et la peine dépensés la fera reposer sur la notion de travail commandé qui est
distinct du travail incorporé dans la production des marchandises. En outre, Smith
observe que dans la vie pratique, le travail se caractérise par sa forte hétérogénéité, ce
qui rend difficile la comparaison entre deux quantités différentes de travail. En effet,
explique-t-il, « quoique le travail soit la mesure réelle de la valeur échangeable de
toutes les marchandises, ce n'est pourtant pas celle qui sert communément à apprécier
cette valeur. Il est souvent difficile de fixer la proportion entre deux différentes
quantités de travail. Cette proportion ne se détermine pas toujours seulement par le
temps qu'on a mis à deux différentes sortes d'ouvrages. Il faut aussi tenir compte des
différents degrés de fatigue qu'on a endurés et de l'habileté qu'il a fallu déployer »32.
Voilà pourquoi en théorie c’est la loi de la valeur-travail qui constitue la référence
pour la mesure des valeurs échangeables des marchandises, mais en pratique cette loi
demeure difficile, voire impossible, à appliquer. Smith constate, en effet, que
« chaque marchandise est plus fréquemment échangée et, par conséquent, comparée,
avec d'autres marchandises qu'avec du travail. Il est donc plus naturel d'estimer sa

27
Ibid., p. 33
28
Ibid., p. 34
29 29
Ibid., p. 52
30
Ibid., p. 37
31
Ibid., p. 35
32
Idem.

16
valeur échangeable par la quantité de quelque autre denrée que par celle du travail
qu'elle peut acheter » 33 et se résout finalement à orienter son analyse vers les
composantes du coût de production des marchandises.
b-2) La théorie des composantes du coût de production :
La mesure de la valeur échangeable des marchandises par le travail étant écartée,
Smith adopte une autre approche dans cette perspective : la valeur d’une marchandise
sera estimée en procédant à la sommation des différents coûts ayant été supportés
pour sa production. Dès lors s’opère dans l’analyse de Smith un changement
d’approche qu’il justifie par le changement du cadre d’analyse de sa nouvelle
démarche. En effet, il explique que si la mesure de la valeur reposant sur le travail
incorporé est valable dans une société hypothétique de « chasseurs », dans la société
réelle, le produit du travail ne revient pas entièrement à l’ouvrier car il faut le partager
avec le propriétaire du capital qui met l’ouvrier au travail, et même avec le
propriétaire du sol qui impose généralement une rente contre l’exploitation de sa terre.
Dans une société moderne, explique-t-il, « le prix de chaque marchandise se résout
définitivement en quelqu'une de ces trois parties ou en toutes trois, et dans les sociétés
civilisées, ces parties entrent toutes trois, plus ou moins, dans le prix de la plupart des
marchandises, comme parties constituantes de ce prix»34.
Smith réoriente alors l’analyse de la valeur vers les facteurs de production en
proposant de déterminer la valeur stable de chaque composante du coût. Il finit alors
par affirmer que « le travail mesure la valeur non seulement de cette partie du prix qui
se résout en travail, mais encore celle qui se résout en rente, et celle qui se résout en
profit »35. Par ce biais, Smith s’enfermera dans un raisonnement circulaire duquel il
n’arrivera plus à sortir (la rente est un élément du prix mais sa valeur n’est pas
déterminée par le prix des marchandises. Ce dernier ne peut lui-même être déterminé
que si la valeur de la rente est déterminée…).
b-3) La gravitation des prix :
Si la valeur réelle des marchandises demeure pour Smith stable car elle ne dépend pas
de la demande, leur valeur nominale, en revanche, c’est-à-dire leur prix du marché est
instable car elle ne cesse de fluctuer en relation avec les variations affectant l’offre et
la demande. Mais en général, constate-t-il, le prix du marché (prix nominal) gravite en
permanence autour du prix naturel (valeur réelle). En effet, explique Smith, « lorsque
par une augmentation de la demande effective, le prix du marché de quelque
marchandise particulière vient à s’élever considérablement au-dessus du prix naturel,
ceux qui exploitent leurs capitaux à fournir le marché de cette marchandise ont, en
général, grand soin de cacher ce changement. S’il était bien connu, leurs grands
profits leur susciteraient tant de nouveaux concurrents engagés par-là à employer
leurs capitaux de la même manière que, la demande effective étant pleinement
remplie, le prix du marché redescendrait bientôt au prix naturel et peut être même au-
dessous pour quelque temps » 36 . Smith arrive à montrer ainsi que l’analyse du
fonctionnement de l’économie capitaliste ne peut être menée objectivement sans lui
rallier les deux variables clefs du marché : l’offre et la demande. Il intègre, ce faisant,
dans son analyse la théorie de la valeur-travail conjointement avec les mécanismes du
marché auxquels le courant néoclassique accordera plus tard le primat dans ses
développements.
c) La théorie de la répartition :
33
Idem.
34
Ibid., p. 49
35
Idem.
36
Ibid., p. 57

17
Pour Smith, les sources du revenu sont constituées par le salaire, le profit
et la rente.
1) Le salaire :
A l’endroit des salaires, Smith apporte la précision suivante : « c’est
par la convention qui se fait habituellement entre ces deux hommes (patron et ouvrier)
dont l’intérêt n’est nullement le même, que se détermine le taux commun des salaires.
Les ouvriers désirent gagner le plus possible, les maîtres donner le moins qu’ils
peuvent ; les premiers sont disposés à se concerter pour élever les salaires, les seconds
pour les abaisser »37.
Cependant, étant moins nombreux et, partant, capables rapidement et efficacement de
se mettre d’accord, les patrons, selon Smith, auront généralement plus de facilité à
sortir gagnants de cette confrontation. Pourtant, malgré la position de force des
capitalistes, ils ne peuvent faire baisser le salaire en deçà d’un certain minimum.
Smith l’explique clairement dans les termes suivants : « Mais quoique les maîtres
aient presque toujours nécessairement l'avantage dans leurs querelles avec leurs
ouvriers, cependant il y a un certain taux au-dessous duquel il est impossible de
réduire, pour un temps un peu considérable, les salaires ordinaires, même de la plus
basse espèce de travail. Il faut de toute nécessité qu’un homme vive de son travail et
que son salaire suffise au moins à sa subsistance »38.
Contrairement à ses successeurs, notamment D. Ricardo et R. Malthus dont l’analyse
des salaires reposera essentiellement sur la variable démographique, Smith considère
que le minimum de subsistance n’est pas condamné à rester figé en permanence car
« la rareté des bras occasionne une concurrence parmi les maîtres qui mettent à
l’enchère l’un ou l’autre pour avoir des ouvriers et rompent ainsi volontairement la
ligue naturelle des maîtres contre l’élévation des salaires »39. La rareté des bras, par
rapport et en liaison avec l’augmentation rapide du capital, explique pour Smith
l’amélioration du pouvoir d’achat des ouvriers et donc de leurs conditions de vie. En
effet, « la demande de ceux qui vivent de salaires ne peut augmenter qu'à proportion
de l'accroissement des fonds destinés à payer des salaires. Ces fonds sont de deux
sortes : la première consiste dans l'excédent du revenu sur les besoins ; la seconde,
dans l'excédent du capital nécessaire pour tenir occupés les maîtres du travail »40.
2) Le profit :
Ici Smith précise clairement que le profit se distingue du salaire car
« il se règle sur des principes entièrement différents et n’est nullement en rapport avec
la quantité et la nature de ce prétendu travail d’inspection ou de direction »41. Il s’agit,
selon Smith, du revenu des capitalistes qui se règle sur la valeur du capital employé et
varie proportionnellement à l’étendue de ce capital.
Smith précise que le taux de profit n’est pas uniforme dans toutes les activités car il
dépend aussi bien des lieux que des secteurs où l’investissement est réalisé. Dans tous
les cas, les profits varient en sens inverse des salaires puisque, en général, si la
croissance est à l’origine de l’augmentation des salaires, elle est en revanche la cause
de la baisse des profits. Cette baisse est causée, selon lui, par la concurrence à laquelle
se livrent mutuellement les capitalistes car « quand les capitaux de beaucoup de riches

37
Ibid., p. 63
38
Ibid., p. 64
39
Idem.
40
Idem.
41
Ibid., p. 48

18
commerçants sont versés dans un même genre de commerce, leur concurrence
mutuelle tend naturellement à en faire baisser les profits »42.
Smith demeure toutefois convaincu que cette situation est favorable à l’économie tout
entière car, constate-t-il, « dans les pays qui vont en s’enrichissant avec rapidité, le
faible taux des profits peut compenser le haut prix des salaires du travail dans le prix
de beaucoup de denrées, et mettre ces pays à portée de vendre à aussi bon marché que
leurs voisins, qui s’enrichiront moins vite, et chez lesquels les salaires seront plus
bas »43.
3) La rente :
La rente est un prix de monopole tient à préciser Smith ; elle correspond au revenu du
propriétaire après déduction des salaires, des services et du profit du fermier. Elle
varie en fonction de la fertilité de la terre, mais également de la plus ou moins grande
proximité des périmètres urbains.
La rente n’influence point, selon Smith, le prix des marchandises comme le font les
salaires et les profits, mais au contraire elle se trouve influencée par le niveau des
prix. A ce propos, l’auteur met en évidence le lien inversé entre le prix et la rente en
expliquant que « la rente entre dans la composition du prix des marchandises d’une
toute autre manière que les salaires et les profits ; le taux élevé ou bas des salaires et
des profits est la cause du prix élevé ou bas des marchandises, le taux élevé ou bas de
la rente est l’effet du prix »44.
On constate, en définitive, que l’influence des physiocrates dans la pensée de Smith
s’avère importante et permanente car la conclusion majeure qu’il dégage de son
analyse de la rente est que l’intérêt des propriétaires et des salariés évolue en
harmonie avec l’intérêt général contrairement à celui des industriels qui évolue dans
le sens inverse.
d) La croissance :
C’est l’accumulation du capital qui constitue, pour A. Smith, la source de
l’enrichissement. Elle génère aussi bien l’accroissement de la richesse (accroissement
de la production de biens et de services) que la hausse de la productivité.
Le capital fixe et le capital circulant constituent les deux grandes composantes du
capital. Smith explique, en effet, que « il y a deux manières différentes d'employer un
capital pour qu'il rende un revenu ou profit à celui qui l'emploie. D'abord, on peut
l'employer à faire croître des denrées, à les manufacturer ou à les acheter pour les
revendre avec profit. Le capital employé de cette manière ne peut rendre à son maître
de revenu ou de profit tant qu'il reste en sa possession ou tant qu'il garde la même
forme. Les marchandises d'un négociant ne lui donneront point de revenu ou de profit
avant qu'il les ait converties en argent, et cet argent ne lui en donnera pas davantage
avant qu'il l'ait de nouveau échangé contre des marchandises. Ce capital sort
continuellement de ses mains sous une forme pour y rentrer sous une autre, et ce n'est
qu'au moyen de cette circulation ou de ces échanges successifs qu'il peut lui rendre
quelque profit. Des capitaux de ce genre peuvent donc être très proprement nommés
CAPITAUX CIRCULANTS. En second lieu, on peut employer un capital à améliorer
des terres ou à acheter des machines utiles et des instruments d'industrie, ou d'autres
choses semblables qui puissent donner un revenu ou profit, sans changer de maître ou
sans qu'elles aient besoin de circuler davantage; ces sortes de capitaux peuvent donc
très bien être distingués par le nom de CAPITAUX FIXES »45.
42
Ibid., p. 78
43
Ibid., p. 85
44
Ibid., p. 121
45
Ibid., Tome II, p. 13

19
Il est nécessaire d’investir le capital pour qu’il puisse générer de la croissance, mais
ce n’est pas suffisant car il faut, en effet, qu’il soit utilisé d’une manière productive et
efficace. Pour ce faire, l’épargne, qui doit servir à l’investissement et non à la
consommation, doit être orientée vers le travail productif et non au travail non
productif. Smith définit ces notions en expliquant que « il y a une sorte de travail qui
ajoute à la valeur de l'objet sur lequel il s’exerce ; il y en a un autre qui n'a pas le
même effet. Le premier, produisant une valeur, peut être appelé travail productif ; le
dernier, travail non productif. Ainsi, le travail d'un ouvrier de manufacture ajoute, en
général, à la valeur de la matière sur laquelle travaille cet ouvrier, la valeur de sa
subsistance et du profit de son maître. Le travail d'un domestique, au contraire,
n'ajoute à la valeur de rien»46.
Lorsque l’épargne est accumulée, le secteur recommandé par Smith est le secteur
agricole car « aucun capital, à somme égale, ne met en captivité plus de travail
productif que celui du fermier. D'ailleurs, dans la culture de la terre, la nature travaille
conjointement avec l'homme. Jamais une pareille quantité de travail productif,
employé en manufactures, ne peut occasionner une aussi riche reproduction. Dans
celles-ci, la nature ne fait rien ; la main de l'homme fait tout. Ainsi, non seulement le
capital employé à la culture de la terre met en évidence une plus grande quantité de
travail productif que tout autre capital pareil employé en manufacture, mais encore, à
proportion de la quantité de travail productif qu’il emploie, il ajoute une plus grande
valeur au produit annuel des terres et du travail du pays, à la richesse et au revenu réel
de ses habitants. De toutes les manières dont un capital peut être employé, c'est sans
comparaison la plus avantageuse à la société »47.
Encore une fois, on retrouve dans la pensée de l’auteur les ingrédients des réflexions
physiocratiques au sujet de la productivité de la terre bien qu’il s’en soit suffisamment
éloigné en ce qui concerne le postulat sur la stérilité des activités commerciales et
industrielles.

e) Le commerce extérieur :
La position de Smith quant à la libéralisation du commerce international, à l’antipode
de celle défendue par les mercantilistes, se trouve résumée dans les propos de l’auteur
lui-même que l’on retrouve dans la RDN : «si un pays étranger peut nous fournir une
marchandise à meilleur marché que nous ne sommes en état de l’établir nous-mêmes,
il vaut bien mieux que nous l’achetions avec quelque produit de notre propre industrie
employée dans le genre avec lequel nous avons quelque avantage »48.
Il en ressort que A. Smith est favorable à l’ouverture commerciale avec spécialisation
de l’économie nationale dans la production des produits bénéficiant d’un avantage
absolu par rapport aux autres pays partenaires de l’échange.
On peut toutefois se poser la question relative au sort réservé aux pays ne bénéficiant
d’aucun avantage absolu pour se convaincre facilement que l’optique smithienne les
exclut d’une façon déterministe de l’échange. En fait, la pensée de Smith était très
influencée par la position dominante de l’économie britannique notamment par
rapport à ses colonies dont le rôle en matière d’absorption des produits de l’industrie
anglaise était central. L’auteur précisait, en effet, dans la RDN que « l’effet du
commerce des colonies, dans son état libre et naturel, c’est d’ouvrir un marché vaste

46
Ibid., Tome II, p. 52
47
Ibid., p. 77
48
Ibid., Tome IV, p. 31

20
quoique lointain, pour ces parties du produit de l’industrie anglaise qui peuvent
excéder la demande des marchés plus prochains, du marché national »49.

Appréciations finales :
Certains économistes pensent que Smith a adopté une attitude libérale à l’endroit
du commerce international pour mieux servir les intérêts de la Grande Bretagne,
d’autant plus qu’il était très favorable à la politique colonialiste britannique.
L’idée selon laquelle l’intérêt général est assuré involontairement par la poursuite des
intérêts personnels caractérise la vision de Smith sur un libéralisme efficace à tous les
niveaux de la vie économique et sociale. En effet, il précise clairement que, en
recherchant son intérêt personnel, l’individu « est conduit par une main invisible à
remplir une fin qui n'entre nullement dans ses intentions ; et ce n'est pas toujours ce
qu'il y a de plus mal pour la société, que cette fin n'entre pour rien dans ses intentions.
Tout en ne cherchant que son intérêt personnel, il travaille souvent d'une manière bien
plus efficace pour l'intérêt de la société, que s'il avait réellement pour but d'y
travailler » 50 . Appliquée dans le domaine du commerce international, cette idée
devient le pilier central du libre-échange dont Smith se veut un fervent défenseur.
Mais l’idée constitue le fondement de toute la doctrine morale de Smith et prépare le
terrain à ce qui deviendra plus tard le concept de l’homo-œconomicus sur lequel
reposera le socle de la doctrine néoclassique.
Cependant, nombreux sont les économistes qui considèrent que Smith n’a fait aucun
apport original à la science économique. On retrouve à leur tête Joseph Schumpeter
qui pense que « le fait est que la Richesse des Nations ne contient pas une seule idée,
principe ou méthode analytique, qui fût entièrement nouvelle en 1776 »51 car, selon
lui, Smith « ne parcourut que des chemins battus ; il n’utilisa que des éléments
préexistants, mais, esprit d’une clarté lumineuse, il élabora une œuvre grandiose,
fruit du travail de toute son existence. Son livre vint à son heure et apporta à son
époque exactement ce dont elle avait besoin, ni moins, ni plus »52. Cette position, à
caractère franchement négatif, semble vraisemblablement procéder du peu d’intérêt
réservé par Smith au progrès technique dans ses analyses à un moment où le
processus propre à la Révolution industrielle était en cours et que Smith était témoin
des transformations qu’elle générait pendant les décennies qui allaient révolutionner
l’Angleterre de l’époque.
Quant à David Ricardo, son admiration pour le travail de Smith est déjà explicitement
exprimée par l’auteur dans la préface de son ouvrage Des Principes de l’économie
politique et de l’impôt lorsqu’il note que : « en combattant des opinions reçues, j'ai
cru devoir plus particulièrement examiner certains passages des ouvrages d'Adam
Smith qui ne s'accordent pas avec ma manière de voir ; j'espère néanmoins qu'on ne
me soupçonnera pas pour cela de ne point partager avec tous ceux qui reconnaissent
l'importance de l'Économie politique, l'admiration si justement due à l'ouvrage
profond de cet auteur célèbre »53. Cependant, Ricardo lui reprochera essentiellement
son parti pris physiocratique selon lequel dans le travail de la terre, contrairement à
l’industrie, la nature contribue à la multiplication des richesses. Ricardo remet

49
Ibid., Tome IV, p. 150
50
Ibid., Tome IV, p. 31
51
Joseph A. Schumpeter, Histoire de l’analyse économique, L’âge des fondateurs, Gallimard, 1983 (1954), Paris,
p. 262
52
J. A. Schumpeter, Esquisse d’une histoire de la science économique, Paris, Dalloz, 1962, p.75
53
David Ricardo (), Des principes de l’économie politique et de l’impôt, 1817, Traduit de l’Anglais en 1847 par
Francisco Solano Constancio et Alcide Fonteyraud, à partir de la 3ème édition anglaise de 1821, p. 5

21
clairement en cause cet héritage physiocratique en se posant la question « La nature
ne fait-elle donc rien pour l’homme dans les manufactures ? N’est-ce rien que la
puissance du vent et de l’eau qui font aller nos machines, et qui aident à la
navigation ? La pression de l’atmosphère et l’élasticité de la vapeur de l’eau, au
moyen desquelles nous donnons le mouvement aux machines les plus étonnantes, ne
sont-elles pas des dons de la nature ? …Il n’existe pas une seule espèce de
manufacture dans laquelle la nature ne prête son aide à l’homme, et elle le fait
toujours avec libéralité et gratuitement »54
La position de Jean-Baptiste Say est bien plus favorable à l’esprit analytique original
de Smith lorsqu’il commente en 1847 la même troisième édition Des Principes de
l’économie politique et de l’impôt de D. Ricardo en précisant que « la distinction que
fait ici M. Ricardo, d'après Adam Smith, entre la valeur d'utilité et la valeur
échangeable, est fondamentale en économie politique. Peut-être aurait-il dû
remarquer que cette dernière, la valeur échangeable, est celle dont Smith s'est
exclusivement occupé dans tout son ouvrage, et que c'est en cela que consiste le grand
pas qu'il a fait faire à l'économie politique, à la science de toutes, peut-être, qui influe
plus directement sur le sort des hommes. En effet, la Valeur, cette qualité abstraite par
laquelle les choses deviennent des Richesses, ou des portions de richesses, était une
qualité vague et arbitraire que chacun élevait ou abaissait à son gré, selon l'estime que
chacun faisait de sa chose ; mais du moment qu'on a remarqué qu'il fallait que cette
valeur fût reconnue et avouée pour qu'elle devînt une richesse réelle, la science a eu
dès lors une base fixe : La valeur courante ou échangeable des choses, ce qu'on
appelle leur prix courant, lorsque l'évaluation en est faite dans la monnaie du pays. En
raisonnant sur cette valeur, sur ce qui la crée, sur ce qui l'altère, on n'a plus raisonné
sur des abstractions, pas plus que deux héritiers, après avoir fait l'inventaire d'une
succession, ne se partagent des abstractions » 55.
Si, pour bon nombre d’historiens, la publication de la Richesse Des Nations permet de
marquer la frontière entre la pensée préscientifique et la pensée scientifique en
soutenant que l’économie politique n’existait pas avant Adam Smith, Karl Marx
semble peu enclin à soutenir cette opinion lorsqu’il précise que « Adam Smith a
appliqué aussi aux biens de l'esprit son adage écossais suivant lequel "quand on a fait
un petit bénéfice il devient souvent facile d'en faire de grands" et c'est pourquoi il a
mis un soin mesquin à cacher les sources auxquelles il doit le peu dont il a
effectivement tiré beaucoup »56. Sur son analyse du prix des marchandises, Marx est
on ne peut plus clair lorsqu’il rappelle que « à maints égards dans sa présentation du
procès de reproduction, donc aussi d’accumulation, A. Smith n’a fait aucun progrès
sur ses devanciers, en particulier les physiocrates, mais il marque sur eux un recul
incontestable. A son illusion, mentionnée dans le texte, se rattache ce dogme vraiment
fabuleux qu’il a également légué à l’économie politique, à savoir que le prix des
marchandises se compose de salaire, de profit et de rente foncière »57.
Il y a lieu de rappeler en toute objectivité que Smith vécut à une époque de transition,
caractérisée encore par la domination des idées anciennes notamment mercantilistes et
physiocratiques. Les transformations profondes opérées par la Révolution industrielle
dans la société rendirent le conflit entre les idées anciennes et les nouvelles encore
plus aigu et le dépassement de l’héritage physiocratique en particulier plus ardu.
54
Ibid., p. 43
55
Ibid., p. 9
56
K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Traduit de l'allemand par Maurice Husson et
Gilbert Badia. Paris : Éditions sociales, 1972, p.
57
K. Marx, Le Capital, Livre deuxième, Les éditions sociales, Paris, 1977, p. 492

22
Malgré cela, Smith eut le grand mérite de porter un coup fatal à la pensée
mercantiliste sur sa conception de la richesse puisque pour lui les métaux précieux ne
pouvaient être autre chose que des marchandises. Il put alors, en considérant le travail
comme la seule source de richesse et en se focalisant sur l’analyse de la valeur, ouvrir
la voie vers de nouvelles réflexions et tracer définitivement, comme l’a fait remarquer
Say, le chemin à travers lequel devait progresser l’économie politique.
Par ailleurs, on ne peut faire fi de la grande pertinence qui caractérise ses observations
ainsi que la richesse de l’exemplification qui marque son œuvre et la rendent très
accessible à la lecture. Son style académique demeure, du reste, très attrayant pour le
grand public car il propose un cadre d’analyse et d’observation dans lequel tout
lecteur pourrait se retrouver. Et c’est surtout à ce titre que Smith peut se prévaloir
objectivement d’avoir grandement facilité l’analyse de l’économie politique après
avoir fait reposer cette discipline sur ses principaux piliers : l’analyse de la valeur et
de la répartition des richesses ainsi que de leur croissance.

L’Economie classique : Partie II/ La pensée de David RICARDO

David RICARDO , cadet de SMITH de presque 50 ans, est un économiste anglais


dont la pensée a eu la plus grande influence, en général, sur l’économie politique en
tant que science, et, en particulier, sur l’économie classique en tant que courant de
pensée duquel se réclament bon nombre de ses contemporains et de ses prédécesseurs.
D’origine juive portugaise, RICARDO (1772-1823), contrairement à SMITH, sera
destiné au monde des affaires puisque dès l’âge de 14 ans, suivant les conseils de son
père, il sera initié à la bourse de Londres et finira par faire métier dans la banque. Ses
différentes opérations de spéculation à la bourse lui vaudront même la constitution
d’une fortune colossale, preuve, s’il en faut, du sens très développé des affaires dont il
était doté.
Il y a lieu de rappeler que la pensée de RICARDO s’est développée dans des
circonstances historiques bien différentes de celles qui ont vu l’émergence de la
pensée de SMITH puisque, pendant les 4 décennies qui séparent les deux pensées, le
système capitaliste s’était suffisamment bien développé notamment sur le plan
industriel parallèlement au développement de la Révolution industrielle à telle
enseigne que le progrès technique et économique, du temps de RICARDO, s’était
ancré aussi bien dans les esprits que dans la pratique quotidienne. Cependant les
résistances contre ce type de progrès n’avaient pas complètement disparues
puisqu’elles avaient même atteint leur apogée à l’époque de RICARDO, assurées
qu’elles étaient par la classe des propriétaires fonciers qui n’ont cessé de livrer une
lutte sans merci contre le développement du capitalisme industriel notamment par
leurs diverses tentatives de nature législatives consistant à imposer des lois destinées à
défendre leurs intérêts.
C’est précisément dans ce contexte que la pensée de RICARDO allait se développer,
principalement dans le sens de contrecarrer l’action des propriétaires fonciers et,
donc, défendre les intérêts des capitalistes industriels. Sa pensée sera synthétisée dans
son œuvre maîtresse « Des principes de l’économie politique et de l’impôt » (On the
Principles of Political Economy and Taxation), publiée en 1817, mais sera déployée
surtout dans le cadre d’une abondante correspondance avec ses contemporains tels

23
que Thomas Robert MALTHUS, Jean-Baptiste SAY, John Stuart MILL, Jeremy
BENTHAM et Jean Charles Léonard Sismonde de SISMONDI.
Contrairement à SMITH, RICARDO ne s’est pas préoccupé dans sa démarche
méthodologique de développer une approche basée sur l’exemplification pour la
démonstration de ses thèses, sauf à de rares endroits dans son œuvre de base, mais
bien sur une approche reposant sur le rationalisme logique que l’auteur met en œuvre
sous forme de raisonnements déductifs exploités à travers une démarche hypothético-
déductive.
Sa pensée peut alors être compartimentée en trois volets théoriques intimement liés :
la théorie de la valeur, la théorie de la répartition et la théorie du commerce extérieur.
Section I : la théorie de la valeur chez RICARDO
De prime abord, il faut remarquer que, contrairement à SMITH ou à MALTHUS,
l’objet de l’économie politique chez RICARDO n’est pas lié principalement à la
nature ou aux causes de la richesse, mais à la distribution de la richesse entre les
divers contributeurs à sa création. Ce pilier de la pensée ricardienne se retrouve déjà
dans une lettre adressée à MALTHUS datant de 1820 dans laquelle RICARDO
exprime ouvertement son choix en faveur d’une économie politique dont l’objet est
défini d’abord par référence à la répartition lorsqu’il écrit « l'économie politique est
selon vous une enquête sur la nature et les causes de la richesse. J'estime au contraire
qu'elle doit être définie comme une enquête sur la distribution... De jour en jour, je
suis plus convaincu que la première étude est vaine et décevante et que la seconde
constitue l'objet propre de la science. »58
Pareille position n’empêchera cependant point RICARDO de développer sa théorie
de la valeur, mais toujours dans la perspective de produire des réflexions destinées à
clarifier les conditions dans lesquelles la répartition se déroule en tant que processus
de partage de la production entre les salaires, les profits et la rente.
a) La valeur des marchandises et les différentes catégories de travail :
Contrairement à SMITH, RICARDO affirme que le travail commandé ne peut être
considéré comme le facteur déterminant de la valeur des marchandises. C’est plutôt le
travail incorporé qui en est le déterminant puisque « la valeur d’une marchandise ou
de la quantité de toute autre marchandise contre laquelle elle s’échange dépend de la
quantité relative du travail nécessaire pour la produire et non de la rémunération plus
ou moins forte accordée à l’ouvrier.»59
Ce travail incorporé n’est pas de mise uniquement, comme l’affirme SMITH, dans la
société de chasseurs, mais également dans la société réelle puisque « même dans cet
état primitif des sociétés dont il est question dans Adam Smith, le chasseur sauvage a
besoin d'un capital quelconque, créé peut-être par lui-même et qui lui permette de tuer
le gibier. S'il n'avait aucune espèce d'arme offensive, comment tuerait-il un castor ou
un daim ? La valeur de ces animaux se composerait donc d'abord du temps et du
travail employés à leur destruction, et ensuite du temps et du travail nécessaires au
chasseur pour acquérir son capital, c'est-à-dire l'arme dont il s'est servi. »60
Ricardo distingue en général deux groupes de marchandises :

58
Lettre à Malthus du 9 octobre 1820, citée par A. Piettre, « Fondements, moyens et Organes de la
répartition du revenu national », in Annales des 35e Semaines sociales, Dijon, 1932, Éditions de la
Chronique sociale (1952).
59
David RICARDO, « Des principes de l’économie politique et de l’impôt », Traduit de l’Anglais en
1847 par Francisco Solano Constancio et Alcide Fonteyraud, à partir de la 3ème édition anglaise de
1821. Collection des principaux économistes, Tome 13 ; Œuvre complète de David Ricardo, Volume 1,
60
Idem, p.18

24
- Le premier rassemble tous les biens que l’homme ne peut produire qu’en
quantité très limitée et dont la valeur est déterminée par l’intensité de la
demande adressée à leur production. Leur rareté fait donc que leur valeur varie
en fonction de l’intensité de leur demande ;
- Le second groupe rassemble tous les biens dont la production ne connaît pas
en théorie de limite quantitative et que l’homme est capable, par la maîtrise de
leur industrie, de produire à volonté.
Ricardo précise à cet égard que « Il y a des choses dont la valeur ne dépend que de
leur rareté. Nul travail ne pouvant en augmenter la quantité, leur valeur ne peut
baisser par suite d'une plus grande abondance. Tels sont les tableaux précieux, les
statues, les livres et les médailles rares, les vins d'une qualité exquise, qu'on ne peut
tirer que de certains terroirs très-peu étendus, et dont il n'y a par conséquent qu'une
quantité très-bornée, enfin, une foule d'autres objets de même nature, dont la valeur
est entièrement indépendante de la quantité de travail qui a été nécessaire à leur
production première. Cette valeur dépend uniquement de la fortune, des goûts et du
caprice de ceux qui ont envie de posséder de tels objets. Ils ne forment cependant
qu'une très-petite partie des marchandises qu'on échange journellement.
Le plus grand nombre des objets que l'on désire posséder étant le fruit de l'industrie,
on peut les multiplier, non-seulement dans un pays, mais dans plusieurs, à un degré
auquel il est presque impossible d'assigner des bornes, toutes les fois qu'on voudra y
consacrer l'industrie nécessaire pour les créer.
Quand donc nous parlons des marchandises, de leur valeur échangeable, et des
principes qui règlent leurs prix relatifs, nous n'avons en vue que celles de ces
marchandises dont la quantité peut s'accroître par l'industrie de l'homme, dont la
production est encouragée par la concurrence, et n'est contrariée par aucune
entrave. »61
Cependant, pour RICARDO dans toutes les marchandises il existe deux types de
travaux qui s’associent pour contribuer à leur production : du travail direct et du
travail indirect. Alors que le premier correspond au travail directement effectué par
l’ouvrier, le second correspond, lui, au travail accumulé dans les outils de travail, les
biens d’équipement et les machines utilisés dans la production. Or, il y a lieu de
constater que les marchandises diffèrent essentiellement en ce que leur production
exige des proportions différentes de travail direct et de travail indirect, différence qui
justifie que leurs prix ne varient pas d’une façon proportionnelle. Voilà pourquoi « la
valeur des marchandises se trouve modifiée non seulement par le travail
immédiatement appliqué à leur production, mais encore par le travail consacré aux
outils, aux machines et aux bâtiments qui servent à les créer. »62
C’est pour cette raison que RICARDO refuse d’affirmer que le travail est la mesure
de la valeur. En effet les variations des revenus qui rémunèrent le travail direct (le
salaire) et le travail indirect (le profit) génèrent des changements de proportion de ces
deux catégories de travail dans les différentes marchandises et empêchent donc
finalement l’auteur d’accepter de réduire la mesure de la valeur au travail.
b) Les problèmes de l'incorporation du capital et l'effet Ricardo :
Pour RICARDO, dans toutes les marchandises il existe du travail immédiat et du
travail accumulé (capital) utilisé dans leur production. La prise en compte du capital
fixe (machines et autres éléments durables) modifie considérablement la règle de

61
Idem, pp. 9-10
62
Idem, p.18

25
détermination de la valeur selon laquelle c’est la quantité de travail consacrée à la
production d’une marchandise qui détermine sa valeur relative.
Chaque activité économique se caractérise par une combinaison de travail et de capital
qui lui est propre et la rend différente, techniquement parlant, de toutes les autres
activités. Ainsi, une activité qui emploie généralement beaucoup de capital, entretient très
peu de travail, alors que, à l'inverse, une activité qui emploie très peu de capital, entretient
beaucoup de travail.
Les différences dans la composition du capital et du travail, constate RICARDO, sont à
l’origine d’une variation inégale de la valeur des marchandises produites dans des conditions
différentes que peut générer une hausse des salaires par exemple.
En effet, si les salaires varient, les valeurs relatives des marchandises se modifient quand on les
compare avec d'autres marchandises produites avec une proportion de capital fixe différente.
Plus précisément, c’est la part de capital fixe dans l'ensemble du capital employé qui
déterminera l'importance de cette modification de valeur relative des biens provoquée par une
augmentation ou une diminution de la valeur du travail comme le montre l’exemple suivant :
Soient trois biens produits au sein de l’économie A, B et C dans les conditions suivantes :
Capitaux Prix Salaires versés Profits réalisés Taux de profit
engagés
A 200 U 100 U 60 U 40 U 40/200 = 20%
B 250 U 100 U 50 U 50 U 50/250 = 20%
C 300 U 100 U 40 U 60 U 60/300 = 20%

- Hypothèse 1 : Augmentation des salaires nominaux à hauteur de 20%


- Hypothèse 2 : Les prix restent inchangés.
L’augmentation des salaires nominaux, causée par une augmentation des prix des
moyens de subsistance, provoque une modification dans la distribution des revenus et
l’absence d’un taux de profit uniforme comme l’indique le tableau suivant :
Capitaux engagés Prix Salaires versés Profits réalisés Taux de profit
A 200 U 100 U 60 U + 0,2.60 U = 72 U 100 U – 72 U = 28 U 28/200 = 14%
B 250 U 100 U 50 U+ 0,2.50 U = 60 U 100 U – 60 U = 40 U 40/250 = 16%
C 300 U 100 U 40 U+ 0,2.40 U = 48 U 100 U – 48 U = 52 U 52/300 = 17,33%

Conclusion : Avec une augmentation du revenu du travail (salaires nominaux) et des


prix constants, le revenu du capital diminue (profits) et les taux de profit enregistrés
perdent leur uniformité.
Or dans l’œuvre de RICARDO, les taux de profit sont, notamment dans la longue
période, uniformes (péréquation des taux de profit). L’hypothèse suivante rétablit
cette uniformité des taux.
- Hypothèse 3 : taux de profit uniforme de 15% ;
- Hypothèse 4 : les prix sont variables.
A l’augmentation des salaires nominaux déjà acquise s’adjoint des taux de profit
uniformes de 15%, ce qui produit une modification des prix comme le montre le
tableau suivant :
Capitaux engagés Salaires versés Taux π Profits réalisés Prix
A 200 U 60 U + 0,2.60 U = 72 U 15% 15% . 200 U = 30 U 72 U + 30 U = 102 U
B 250 U 50 U+ 0,2.50 U = 60 U 15% 15% . 250 U = 37,5 U 60 U + 37,5 U = 97,5 U
C 300 U 40 U+ 0,2.40 U = 48 U 15% 15% . 300 U = 45 U 48 U + 45 U = 93 U

Conclusion : Les implications à tirer de cette illustration sont très significatives,


notamment
- Une hausse du revenu du travail n’équivaut pas obligatoirement à une hausse
des prix ; une baisse des prix peut très bien être générée par l’augmentation

26
des salaires dans le cas d’un taux de profit uniforme modéré comme dans
l’exemple précédent : c’est ce qu’on appelle l’effet Ricardo ;
- Une variation du revenu du travail génère obligatoirement un changement des
prix relatifs (rapports entre les prix des marchandises). Ainsi, dans l’exemple
cité ce rapport était de 1 dans la première situation ; ce rapport se modifie par
la suite et son calcul devient lourd lorsque le nombre de marchandises dont les
prix doivent être comparés augmente.
c) La règle de détermination de la valeur relative des marchandises :
La règle qui détermine la quantité d'une marchandise à échanger contre une autre,
c’est-à-dire sa valeur d’échange, est une valeur relative. Elle dépend principalement de
la quantité relative de travail consacré à leur production respective. La valeur
d’échange varie donc en fonction de l'augmentation ou de la diminution de la quantité
de travail incorporée dans la marchandise.
Ricardo se pose alors la question de savoir si cette valeur est mesurable tout en
construisant diverses hypothèses au sujet de l’existence d’une marchandise-étalon
dotée d'une valeur invariable qui pourrait facilement aider à préciser dans quelle
mesure la modification de la valeur relative est imputable à la modification de la
quantité de travail requise, et non à l'augmentation des salaires.
Pour jouer ce rôle, l'étalon invariable de mesure de la valeur des marchandises ne doit
pas subir les fluctuations auxquelles sont exposées les autres marchandises. Or,
constate Ricardo, cet étalon invariable est difficile, voire impossible, à trouver car
aucune marchandise n’échappe aux mêmes variations qui affectent les biens dont on se
propose de mesurer la valeur.
Trois raisons principales expliquent ce constat chez RICARDO :
- Primo, pour toutes les marchandises la quantité de travail nécessaire à la production
varie ;
- Secundo, la proportion de capital fixe nécessaire à la production rend aléatoires les
effets d'une fluctuation de la répartition (cf. l'effet Ricardo) ;
- Tertio, l'étalon peut également varier, compte tenu de la durée de vie relative du
capital fixe employé à sa production et des marchandises produites auxquelles on
souhaite le comparer.
La réunion de ces trois contraintes majeures prive toutes les marchandises de la
possibilité de constituer un étalon éventuel parfait de mesure de la valeur. Même l'or,
selon RICARDO, serait incapable d’échapper aux contraintes précédentes quand bien
même il pourrait être considéré comme un étalon très proche d’une mesure invariable.
Section II : la théorie de la répartition chez RICARDO
La répartition constitue le pilier central de la théorie ricardienne. Ricardo se propose,
dans la perspective de découvrir les « lois » qui gouvernent la distribution des
revenus, de montrer que toutes les classes sociales ne tirent pas les mêmes avantages
de la répartition.
RICARDO distingue trois classes sociales : les salariés, les capitalistes et les
propriétaires fonciers. L’économie elle-même est divisée en deux grands secteurs :
l’agriculture et l’industrie. Pour expliciter les mécanismes selon lesquels se déroule la
répartition, RICARDO retient pour la construction de sa théorie deux hypothèses
essentielles : l’accroissement démographique continue de la population et les
rendements décroissants caractérisant la production agricole.
a) La rente :
La rente est définie par RICARDO comme un revenu correspondant à « cette
portion du produit de la terre que l’on paie au propriétaire pour avoir le droit
d’exploiter les facultés productives, originelles et impérissables du sol ». Les

27
mécanismes qui régissent la détermination de la rente sont, selon lui, différents de
ceux qui gouvernent la détermination du profit.
Pour RICARDO la rente et le profit évoluent dans le sens inverse l’un de l’autre car
les capitalistes et les propriétaires fonciers ont des intérêts opposés, thèse qu’il allait
défendre jusqu’à sa mort et pour laquelle il a pris une position politique irréversible.
La rente est payée au propriétaire foncier en raison de la rareté des sols fertiles selon
RICARDO. En effet, les terres agricoles n’ont pas toutes le même niveau de fertilité
et c’est toujours la terre la moins fertile, ne payant pas de rente, qui permet de régler
le montant de la rente pour les autres lopins de terre. C’est que le prix du blé, qui entre
dans la composition du coût de production en travail de toutes les marchandises, est
déterminé par le coût de production engagé dans les lopins les moins fertiles. Ainsi, le
prix du blé varie toujours, selon RICARDO, en fonction du rendement réalisé dans le
dernier lopin utilisé. Et puisque, la pression démographique aidant, le prix du blé
augmente en permanence à cause de la mise en culture des terres les moins fertiles, il
s’ensuit que la rente a tendance également à augmenter. RICARDO précise à ce
propos que « le blé ne renchérit pas parce qu’on paie une rente, mais c’est, au
contraire, parce que le blé est cher que l’on paie une rente et l’on a remarqué ainsi
avec raison que le prix du blé ne baisserait pas alors que les propriétaires fonciers
feraient l’entier abandon de leur rente. »
Ricardo explique ce phénomène par la loi des rendements décroissants à l’œuvre dans
l’agriculture qui condamne les terres les moins fertiles à afficher les rendements les
plus bas. Mais cette loi est elle-même appuyée par un autre phénomène naturel :
l’augmentation continue de la population et la pression qu’elle exerce sur les terres
rares et, partant, sur le prix du blé.
A travers sa conception, RICARDO montre que la divergence d’intérêts ente les
propriétaires fonciers et les capitalistes est causée par des phénomènes naturels et non
pas par une quelconque lutte des classe.
b) Les salaires :
Les salaires nominaux évoluent, pour RICARDO, proportionnellement au coût
des vivres qui entrent dans la subsistance des salariés. Ainsi explique-t-il que « le prix
naturel du travail est celui qui fournit aux ouvriers les moyens de subsister et de
perpétuer leur espèce sans accroissement, ni diminution. Il dépend du prix des
subsistances et de celui des choses nécessaires ou utiles à l’entretien de l’ouvrier et de
sa famille. » Les salaires nominaux peuvent varier par rapport à ce prix naturel du
travail, mais ils reviennent toujours plus ou moins rapidement à leur niveau du
minimum de subsistance. Ce dernier ne se confond pas, pour RICARDO, avec le
minimum physiologique, mais demeure plutôt fonction du niveau de développement
du pays. « On aurait tort de croire, explique-t-il, que le prix naturel des salaires est
absolument fixe et constant, même en les estimant en vivres et en articles de première
nécessité, il varie à différentes époques dans un même pays et il est très différent dans
les pays divers. Il y a bien des choses qui constituent aujourd’hui le bien-être du
paysan anglais et qu’on aurait regardées comme des objets de luxe à des époques
reculées de notre histoire. »
c) Les profits :
Le profit, pour RICARDO, correspond au revenu du capitaliste qui se
détermine par la différence entre le coût de production en travail direct (salaire) et le
prix de la marchandise. RICARDO retient dans sa théorie des profits trois hypothèses
essentielles : l’homogénéité du travail, l’homogénéité du capital et l’uniformité des
taux de profit. Ainsi il explique que « les profits des capitaux dans les différentes
branches de la production gardent toujours entre eux une même proportion et tendent

28
tous à éprouver des variations dans le même degré et dans le même sens. » En outre, il
constate que les variations subies par les salaires se répercutent automatiquement sur
les profits dans la mesure où c’est le secteur agricole qui constitue le moteur de la
dynamique de la répartition alors que l’industrie ne fait que subir les conséquences
des variations qui affectent dans l’agriculture le prix des subsistances.
En effet, RICARDO est convaincu que tout ce qui peut augmenter les salaires,
entraîne automatiquement une diminution des profits et vice et versa. Or la hausse des
salaires est provoquée par l’accroissement continu de la population qui pousse à
mettre en culture les terres les moins fertiles requérant une quantité plus importante de
travail, et donc exercent une pression sur le prix des subsistances (blé) vers la hausse.
Ce phénomène entraîne deux répercussions : une hausse du prix du blé et donc une
hausse des salaires, et une réduction des profits. Dans le long terme, les taux de profit
connaîtront donc une dégradation, même si la productivité peut être améliorée grâce à
l’introduction de nouvelles techniques de production et de nouvelles semences par
exemple, mais ce n’est valable que pour une durée très limitée.
Ainsi RICARDO arrive à souligner le caractère conflictuel des rapports entre les
propriétaires fonciers et les capitalistes. Les propriétaires fonciers ont, selon lui,
intérêt à défendre le statu quo qui leur permet d’augmenter leurs rentes au détriment
des profits des capitalistes. A plus long terme, cette situation aura une conséquence
néfaste sur l’ensemble de l’économie : l’état stationnaire préjudiciable à l’ensemble
de la société. L’intérêt des capitalistes se confond donc, dans la vision de RICARDO,
avec l’intérêt général contrairement à celui des propriétaires fonciers. Voilà pourquoi,
pour contrecarrer cette marche vers la baisse tendancielle des taux de profit et l’état
stationnaire, RICARDO préconise fortement la suppression de la loi qui interdit
l’importation du blé étranger moins cher en vue de baisser les salaires nominaux et,
donc, d’augmenter les profits. Il s’est d’ailleurs engagé politiquement au sein du
Parlement anglais à défendre cette thèse, mais en vain puisque les Corn Laws ne
seront abrogées qu’en 1846 bien après sa mort.
Section III : la théorie du commerce extérieur chez RICARDO
RICARDO luttera contre la baisse tendancielle du taux de profit en prônant la solution
de la libéralisation du commerce extérieur, seule à même de permettre l’obtention
d’une alimentation à bas prix. Cette position libre échangiste sera alors défendue par
l’intermédiaire de la théorie des avantages comparatifs.
RICARDO s’attaquera même au principe de l’avantage absolu défendu par SMITH
pour montrer que l'avantage absolu sur toutes les productions ne doit pas priver un
pays quelconque de participer à l'échange international, car ce qui compte réellement
c’est plutôt l'avantage relatif, ou comparatif.
a) La théorie des avantages comparatifs :
Reprenons l'exemple de Ricardo : deux pays, l'Angleterre et le Portugal qui produisent
chacun deux biens : le drap et le vin, mais dans des conditions techniques différentes
qui sont résumées dans le tableau suivant :
VIN DRAP
ANGLETERRE 120 U 100 U
PORTUGAL 80 U 90 U

La Quantité de travail par unité de bien est mesurée en nombre d’heures fournies par
un homme pendant une année (en hommes- année).
Les avantages comparatifs sont exprimés chez Ricardo à partir des prix relatifs internes
ou coûts d'opportunité, comme le montre le tableau suivant :

29
VIN/DRAP DRAP/VIN
ANGLETERRE 1,2 0,83
PORTUGAL 0,88 1,125
En Angleterre, une unité de vin vaut 1,2 unité de drap et une unité de drap vaut 0,83
unités de vin. Au Portugal, par contre, une unité de vin vaut 0,88 unités de drap et une
unité de drap vaut 1,125 unités de vin.
Conclusion :
- le Portugal a alors intérêt à se spécialiser dans la production de vin.
Produire une unité de vin supplémentaire l'oblige à renoncer à 0,88 unités de drap.
Mais, produire une unité supplémentaire de drap le fait renoncer à 1,125 unités de vin.
S'il produit plus de vin pour en exporter en Angleterre, chaque unité vendue lui
rapporte 1,2 unités de drap contre 0,88 en autarcie.
Ainsi, en produisant 2 unités de vin, soit 160 h/année, le Portugal peut garder une unité
de vin et obtenir de l'Angleterre 1,2 unités de drap. Soit un gain de 10 h et plus de
biens à consommer.
- L'Angleterre a intérêt à se spécialiser dans la production de drap et à en
exporter une partie au Portugal.
Chaque unité vendue lui rapporte 1,125 unités de vin contre 0,83 en autarcie. Produire
une unité supplémentaire de drap l'oblige à renoncer à 0,83 unité de vin. Par contre,
produire une unité supplémentaire de vin coûterait 1,2 unités de drap. Ainsi, selon le
même schéma, l'Angleterre, en produisant 2 Unités de drap soit 200 h obtient 1 unité
de drap et 1,125 unités de vin. Elle gagne ainsi 20 h et plus de biens à consommer.
Chacun des pays gagne à se spécialiser dans la production du bien pour lequel il a
l'avantage comparatif le plus élevé, soit le coût comparatif le plus faible ou encore la
productivité du travail la plus élevée.
RICARDO montre alors qu’une réallocation du travail dans le secteur où la
productivité est la plus élevée, permet aux deux pays de gagner à l'échange : chaque
partenaire dispose d'un supplément de marchandise par rapport à la situation
d'isolement, tout en ayant un coût de travail moindre (10 h pour le Portugal + 20 h pour
l'Angleterre = 30 h pour la combinaison retenue).
b) Les effets du commerce extérieur :
Les conclusions à tirer des propos ricardiens sur le commerce extérieur pourraient être
les suivantes :
- Le commerce international ne perturbe pas la dynamique grandiose car il n'a pas
d'influence sur le taux de profit.
- Il peut avoir une influence sur le taux de profit dans le cas précis des biens de
subsistance. De ce point de vue une importation de biens de subsistance par
l'Angleterre peut être avantageuse pour le taux de profit ; cela peut être justifié par la
théorie des avantages comparatifs.
- Les positions dans le commerce international se manifestent par des mouvements
monétaires qui corrigent les déséquilibres. Les pays avantagés temporairement par leur
supériorité réelle (savoir-faire, machines) seront désavantagés par la hausse des prix
résultant de l'importation de monnaie.
- Ces mouvements de monnaie n'ont rien à voir avec le taux de profit qui dépend
uniquement de la hausse des salaires. Ricardo souligne à plusieurs endroits l'idée de
l’impossibilité d'une répercussion des hausses de salaires sur les hausses de prix.
- Une politique de l'Etat par primes à l'exportation et prohibitions à l'importation serait
complètement inefficace, l’Etat doit se résigner pour ne pas perturber l’action du
marché.
____________________________________

30

Vous aimerez peut-être aussi