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Usure dentaire : normale ou pathologique ?

Article · June 2020

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4 authors, including:

D'Incau Emmanuel Léa Massé


University of Bordeaux University of Bordeaux
132 PUBLICATIONS   393 CITATIONS    12 PUBLICATIONS   8 CITATIONS   

SEE PROFILE SEE PROFILE

François Rouzé l’Alzit


Institut de Chimie de la matière condensée de Bordeaux
13 PUBLICATIONS   39 CITATIONS   

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MIH (Molar Incisor hypomineralisation) and HSPM (hypomineralised second primary molars) View project

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Usure dentaire :
normale ou pathologique ?
Emmanuel d’Incau
MCU, Bordeaux
Léa Massé
Attachée universitaire, Bordeaux
François Rouzé-L’Alzit, Pierre-Hadrien Decaup
AHU, Bordeaux

L’usure est la détérioration que produit l’usage. Au niveau des structures dentaires, elle est généralisée
et importante dans les populations du passé mais elle est considérée comme physiologique, normale.
Dans ces populations, elle est en effet corrélée au régime alimentaire, à l’âge, à l’environnement,
au mode de vie, au comportement social, à la culture, aux activités et à l’état sanitaire des individus.

Cette idée est souvent mal comprise car actuel- science et technologie initiée en 1966 par Peter
lement, bien que moins développée, elle est Jost regroupe l’étude de la friction, de la lubrifi-
souvent considérée comme pathologique. Pour cation et de l’usure. Elle étudie des phénomènes
ajouter à la confusion l’usure dentaire dépend de susceptibles de se produire entre différents sys-
nombreux mécanismes complexes, synchrones ou tèmes matériels en contact, immobiles ou animés
séquentiels, synergiques ou additifs qui souvent de mouvements relatifs.
masquent sa véritable origine. Selon cette approche, l’attrition correspond à la
Aussi, dans le but d’améliorer la prévention et le friction de deux corps solides en mouvement dont
diagnostic des lésions d’usure pathologiques et les surfaces sont en contact direct [2]. C’est une
de mieux comprendre leurs diverses expressions, usure abrasive à deux corps dont la compréhen-
les principaux objectifs de cet article sont de pré- sion est facilitée en se plaçant à l’échelle micros-
senter les mécanismes tribologiques dont elles copique. Aucune surface n’est alors complètement
dépendent (attrition, abrasion, érosion…), les cri- lisse. Lorsque des contacts adviennent entre diffé-
tères permettant de faire un diagnostic différentiel rents corps c’est par le biais de leurs aspérités qui
et certaines recommandations lorsqu’une prise en se comportent comme autant de particules abra-
charge est nécessaire. sives. Selon la microrugosité de ces corps plus ou
moins de microcontacts s’établissent et définissent
Attrition une surface effective significativement plus faible
Approche tribologique que la surface maximale théorique. Aussi, même si
L’usure est un terme générique communément la pression globale exercée entre différents maté-
Les auteurs employé en odontologie pour décrire différents riaux est faible, la pression locale développée au
ne déclarent phénomènes que la tribologie (du grec ancien tri- niveau de chaque microcontact est parfois telle-
aucun lien d’intérêt. bos, frottement) permet de systématiser [1]. Cette ment importante qu’elle peut entraîner lors d’un

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USURE DENTAIRE : NORMALE OU PATHOLOGIQUE ?

Fig. 1a-b - Importante


supraclusion
prédisposant à une
importante attrition
des faces palatines des
incisives maxillaires.
Cette usure est
considérée comme
pathologique car elle
entraine de la douleur
chez cette patiente
âgée de 93 ans.

1a b

déplacement leur déformation voire leur rupture. ces modèles et se désolidarisent si bien que l’effet
Différents modèles d’attrition existent. Leur cumulatif des pertes microscopiques aboutit à
survenue dépend de l’angle d’attaque et de la géo- l’usure macroscopique [2].
métrie des aspérités, du coefficient de frottement,
de la vitesse de déplacement, de la pression, de la Spécificités odontologiques
distance et du différentiel de dureté entre les deux Au niveau des structures dentaires, l’attrition est
surfaces en contact [3]. un phénomène progressif et cumulatif qui advient
• Lorsque deux surfaces ont des duretés éloignées essentiellement mais non exclusivement au niveau
(ex : émail et dentine), les micro-aspérités de la sur- des faces occlusales. Son origine est multifacto-
face la plus dure creuse la surface la plus ductile rielle, car elle peut être liée [4] :
selon un mécanisme de microlabourage. À l’échelle - aux contacts dento-dentaires physiologiques, fur-
microscopique, une proue se forme devant chaque tifs et inconstants qui s’établissent au niveau occlu-
particule abrasive en mouvement et des berges sal lors de la déglutition et de la mastication ;
symétriques adjacentes à un sillon central se for- - à des conditions occlusales particulières comme
ment latéralement. Avec la répétition des passages, une supraclusion (fig. 1a-b), une édentation non
de nombreux sillons se forment parallèlement à la compensée (fig. 2a-b), une malocclusion (fig. 3a-b)
direction de déplacement des aspérités abrasives. ou encore une malposition (fig. 4a-b) qui exposent
Leur proximité finit par affaiblir le matériau le plus de manière préférentielle et souvent pathologique
ductile qui se déforme localement avec enlèvement certaines surfaces dentaires antagonistes ;
de matière selon un mécanisme de microfatigue. - à certaines activités de l’éveil comme les para-
• Lorsque deux surfaces cassantes ont des duretés fonctions qui s’exercent arbitrairement et qui s’im-
proches et élevées (ex : céramiques, métaux hau- posent en dehors de toute fonction normale, tout
tement durcis), les micro-aspérités de la surface la en se servant des éléments même de la fonction
plus dure coupe de façon nette, sans déformation (ex : mâcher du chewing-gum, grincer ou serrer des
plastique la surface la plus ductile selon un méca- dents, « tapoter » des dents, se ronger les ongles
nisme de microcoupage. La forme et le volume ou leur peau) ;
du sillon produit correspondent exactement au - à certaines dystonies oromandibulaires (en ferme-
volume de matériel déplacé. Si ces deux surfaces ture, mixtes) ;
sont de plus soumises à une forte pression, cer- - à certains troubles moteurs liés au sommeil comme
taines aspérités de surface peuvent se détacher le bruxisme du sommeil. Dans ce cas elle est à mettre
selon un mécanisme de microcraquelage. De en relation avec les épisodes de grincements den-
petites craquelures se forment alors le long d’un taires qui adviennent lors de l’activité rythmique des
sillon principal, se propagent puis se réunissent muscles masticateurs (ARMM). Certaines conditions
au sein des matériaux qui peuvent se détacher en physico-chimiques (importantes contraintes, hypo-
blocs. Avec la répétition des passages, toutes les sialie, acidité intrabuccale) sont en effet susceptibles
aspérités de surface subissent un ou plusieurs de d’être rassemblées. Cependant la non-corrélation

L’Orthodontiste Vol. 9 • n° 3 • mai-juin 2020 3


Fig. 2a-b - Edentation
non compensée
prédisposant
à une attrition focale
au niveau de la face
mésiale de la 16. Elle
peut être considérée
comme pathologique
chez ce patient âgé de
68 ans car consécutive
à une égression
dentaire non
contrôlée.

2a b

Fig. 3a-b -
Malocclusion de classe
III prédisposant à une
attrition des faces
vestibulaires des dents
maxillaires antérieures.
Elle est pathologique
car associée à une
gêne fonctionnelle et
une mortification des
dents 22 et 23 chez ce
patient âgé de 73 ans.
3a b

Fig. 4a-b - Malposition


de la 23 prédisposant
à une importante
attrition focale.
Celle-ci ne peut pas
véritablement être
considérée comme
pathologique car
elle n’entraine pas
de douleur, ne gêne
pas la fonction et
n’engendre pas de 4a b
préjudice esthétique
chez cette patiente
âgée de 71 ans. entre la sévérité des lésions d’usure et la fréquence dento-alvéolaire est largement démontrée et
des épisodes d’ARMM montre que la validité de ce quantifiée dans les populations du passé au sein
signe n’est que modérée par rapport à l’examen de desquelles elle peut prendre une valeur proche de
référence (i.e. la polysomnographie) lorsqu’il s’agit 10 mm [6].
d’effectuer le diagnostic clinique du bruxisme du Dans les populations actuelles industriali-
sommeil [5] ; sées, l’attrition interproximale liée aux forces
- aux forces masticatoires et à leur effet cumula- masticatoires se retrouve également mais de
tif qui s’exercent au niveau interproximal. Notons façon plus discrète. En quarante ans, elle est res-
que lorsqu’une importante usure interproximale est ponsable avec la dérive mésiale des dents posté-
concomitante avec la dérive mésiale physiologique rieures d’une réduction de la longueur des arcades
des dents postérieures, la longueur des arcades estimée à environ 1,5 mm [7]. Actuellement, les
dentaires diminue significativement au cours contacts interdentaires primitivement poncti-
du vieillissement (fig. 5). Cette compensation formes évoluent donc physiologiquement avec

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USURE DENTAIRE : NORMALE OU PATHOLOGIQUE ?

Fig. 5 - Importante
usure interproximale
caractéristique des
populations du passé
(série Nubienne
de Mirgissa, vers
2180-1552 av. J.-C.,
collections UMR 5199
PACEA, Université
de Bordeaux,
Pessac, France).
Elle entraine une
réduction significative
de la longueur
des arcades lorsqu’elle
est concomitante
avec la dérive mésiale
des arcades.

Fig. 6a-b – Lorsque


l’attrition (ici liée à un
probable bruxisme du
sommeil) prévaut sur
les autres mécanismes
d’usure, les surfaces
antagonistes se
correspondent
en occlusion
d’intercuspidie
maximale et les
6a b tissus dentaires
(émail, dentine)
se situent au même
niveau malgré
leur différentiel
de minéralisation.

Fig. 7a-b - Attrition


focale au niveau
des dents 14 et 44. Elle
est considérée comme
potentiellement
pathologique chez
ce patient seulement
7a b âgé de 17 ans.

l’âge en surfaces de contact qui doivent impéra- aucune marge. Les bords libres des incisives et les
tivement être respectées et reproduites par toutes sommets cuspidiens sont plats. Qu’elles soient loca-
techniques restauratrices [8]. lisées sur des tissus dentaires, des matériaux res-
Le diagnostic de l’attrition repose sur la mise en évi- taurateurs ou les deux simultanément, les facettes
dence de surfaces caractéristiques présentes sur les d’usure de dents antagonistes se correspondent en
tissus dentaires et/ou les matériaux restaurateurs. occlusion d’intercuspidie maximale (OIM) ou lors
Lorsque ce mode d’usure prévaut sur les autres de faibles mouvements mandibulaires (fig. 6a-b).
celles-ci sont planes, bien délimitées, à angles aigus Ces traces spécifiques qui peuvent être locales
et parfois brillantes. Lorsque la dentine est expo- (fig. 7a-b) ou globales (fig. 8a-b) sont fondamen-
sée, elle se situe au même niveau que l’émail, sans tales pour mettre en évidence ce mode d’usure

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8a b

Fig. 8a-b - Attrition notamment chez les individus qui présentent ou Abrasion
générale liée à un qui ont présenté des épisodes parafonctionnels [9]. Approche tribologique
possible bruxisme
En effet, si les surfaces ne se correspondent pas L’abrasion correspond au déplacement de deux
du sommeil. Elle est
considérée comme exactement ou s’il existe une différence de l’avan- corps solides l’un contre l’autre avec interposition
pathologique car elle cée de l’usure entre deux arcades opposées, alors de particules abrasives qui constituent le troisième
entraine un préjudice un ou plusieurs autres mécanismes prévalent ou se corps. Son importance est essentiellement liée à la
esthétique chez surajoutent et doivent être recherchés. Il peut s’agir taille, à la forme et à la dureté des particules inters-
cette patiente âgée
de 43 ans. d’une dissolution acide localisée des tissus den- titielles [2]. La tribologie distingue deux modèles
taires (érosion dans son acception odontologique) d’abrasion en fonction de la proximité des corps
ou d’une abrasion provoquée par l’alimentation solides en mouvement :
au niveau des plages dentinaires exposées. Le dia- - lorsque les deux corps sont distants, les particules
gnostic différentiel est souvent difficile. abrasives sont libres de se déplacer et agissent
comme une suspension abrasant l’ensemble des
Prise en charge des lésions  surfaces. Seule une faible proportion de particules
pathologiques est responsable de l’abrasion. Les surfaces des deux
Selon un consensus d’experts [10], comme toutes corps ne se correspondent pas car elles ne sont pas
les formes d’usure, l’attrition peut être considérée en contact direct ;
comme pathologique lorsqu’elle engendre de la - lorsque les deux corps se rapprochent suffisam-
douleur, perturbe la fonction, altère l’esthétique ment, les particules abrasives sont progressive-
et/ou lorsqu’elle n’est pas corrélée à l’âge des indi- ment piégées entre la surface de l’un ou des deux
vidus. Dans ces rares cas [11] il est alors impératif corps et ne sont plus en suspension. Elles sont alors
de déterminer son origine et de prévenir sa pro- entraînées par les deux corps en mouvement cau-
gression. Il est également fondamental d’évaluer la sant des rainures et des striations spécifiques, en
cinétique de son évolution à l’aide de moulages, particulier dans les corps rugueux. Les surfaces sou-
de photographies ou éventuellement d’empreintes mises à ce type d’usure se correspondent parfois
optiques. car les particules font partie intégrante des corps
Bien que chronophage, une cotation des lésions qui subissent alors une usure proche de l’attrition.
selon une classification adaptée est également
souhaitable. Celle proposée par Johansson et col- Spécificités odontologiques
laborateurs [12] est classiquement utilisée mais Au niveau des structures dentaires l’abrasion
le système modulaire proposé par Wetselaar et physiologique est un phénomène progressif et
Lobbezoo [13] semble plus adapté car il propose en cumulatif. Elle peut être globale ou focalisée dans
plus de la quantification et de la qualification des certaines zones particulières. Lorsqu’elle est glo-
lésions des directives quant à leur prise en charge bale, son origine est essentiellement liée à la charge
restauratrice. abrasive du bol alimentaire qui affecte l’ensemble

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USURE DENTAIRE : NORMALE OU PATHOLOGIQUE ?

9a b

Fig. 9a-b - Étude en microscopie confocale de l’abrasion présente sur une dent néandertalienne (protoconide de la seconde molaire
inférieure gauche néandertalienne LP01 E10 Rem Hom01 des Pradelles, Marillac-le-Franc).

des faces des dents lors de la mastication. Lors Fig. 10 - Usure abrasive
de cette fonction, deux phases en accord avec le particulièrement
marquée au niveau
modèle tribologique se succèdent. Leur survenue des faces occlusales.
dépend de la proximité des dents antagonistes et Une marge sépare
de la dilacération du bol alimentaire. l’émail de la dentine
Lors d’une première phase d’écrasement, les par- du fait du différentiel
de minéralisation.
ticules contenues dans le bol sont libres de se
Ce type d’usure est
déplacer et abrasent préférentiellement les aires caractéristique des
occlusales n’établissant pas de contact (AONC). Au populations du passé
niveau des faces vestibulaires et linguales dépour- (série médiévale
vues de plaque bactérienne, le frottement de la de Sains-en-Gohelle,
Pas-de-Calais,
langue et des tissus mous contribue également à Dans les populations du passé et certaines popu- France; Fouilles
développer cette usure. lations actuelles faiblement industrialisées, l’abra- Archéosphère).
Lors d’une seconde phase de glissement, les dents sion est systématique, intense et sa cinétique est
se rapprochent de plus en plus avec la dilacération importante [14]. Dans ces populations elle met
du bol alimentaire et les particules abrasives sont en jeu les dents antagonistes et des aliments pas
progressivement entraînées puis piégées entre nécessairement abrasifs mais souvent chargés de
leurs surfaces. Elles forment alors des gouges, particules microscopiques plus dures que les tissus
stries, puits et arrachements microscopiques dispo- dentaires (phytolithes, quartz, silice amorphe). Elle
sés de façon aléatoire et de renouvellement rapide altère progressivement la morphologie cuspidienne
(deux à trois semaines). Leur étude en micro-usure selon un processus macroscopique laissant appa-
est source de nombreux renseignements car leur raître des facettes d’usure amélaire puis la dentine
longueur, largeur, profondeur, densité, complexité sous forme de points et d’îlots de coalescence pro-
et anisotropie sont caractéristiques des cycles mas- gressive (fig. 10).
ticatoires et des aliments mastiqués (fig. 9a-b). Dans les populations actuelles industrialisées, l’abra-
Lors de cette phase masticatoire rapide et incons- sion est beaucoup moins intense que celle des popu-
tante, des rapports dento-dentaires s’établissent lations du passé. Elle engendre des facettes d’usure
au niveau des aires occlusales de contact (AOC) dont la surface augmente physiologiquement avec
qui subissent alors une usure proche de l’attrition. l’âge et l’apparition de plages dentinaires est fré-
Simultanément les particules piégées entre les dents quente au niveau des sommets cuspidiens et des
provoquent une abrasion au niveau des AONC. bords libres des dents des personnes âgées dont

L’Orthodontiste Vol. 9 • n° 3 • mai-juin 2020 7


Fig. 11a-b - Usure
abrasive considérée
comme physiologique
chez ce patient âgé
de 86 ans car elle
n’entraîne ni douleur,
ni gêne fonctionnelle,
ni préjudice
esthétique.

11a b

12a b c
Fig. 12a-c - Évolution physiologique de la morphologie et de la couleur de dents progressivement abrasées chez des patients
respectivement âgés de 19 ans (a), 55 ans (b) et 86 ans (c).

l’espérance de vie a significativement augmenté au de la microarchitecture de surface et des mamelons


cours de ces dernières décennies (fig. 11a-b). Pour incisifs (sauf en présence d’hypofonction locale liée
certains auteurs [15] cette augmentation n’influence par exemple à une dysmorphose), avec apparition
pas la performance masticatoire alors que pour progressive du noyau dentinaire sous-jacent à la
d’autres auteurs [16] cette dernière est d’autant plus couche d’émail. Avec l’âge, cela entraîne une satura-
importante que les surfaces d’usure sont étendues. tion progressive et normale de la couleur des dents,
Au niveau des dents postérieures, deux types de notamment au niveau du collet où l’épaisseur de
facettes coexistent, les facettes travaillantes pro- l’émail est moindre et où une récession parodontale
duites en entrée de cycle masticatoire (phase I) et advient physiologiquement (fig. 12a-c).
les facettes non travaillantes, tout aussi fonction- Lorsqu’elle est focalisée, en général au niveau cer-
nelles, produites en sortie de cycle masticatoire vico-vestibulaire, l’abrasion à trois corps est essen-
(phase II). Elles se forment successivement lors des tiellement liée au brossage dentaire. Les particules
différents cycles masticatoires et réciproquement abrasives contenues dans le dentifrice constituent
elles les guident [17,18]. Lorsqu’elles sont mul- le troisième corps qui s’interpose entre la brosse et
tiples et bien réparties, toutes ces surfaces d’usure les dents. Différents facteurs sont alors impliqués.
superposables aux contacts d’OIM doivent être Ceux qui sont propres aux patients comprennent
respectées lors des thérapeutiques occlusales et la technique, la fréquence et la durée du brossage.
reproduites au niveau des éléments restaurateurs Ceux qui sont propres au matériel comprennent la
dont la nature des matériaux doit permettre de rigidité et la rondeur des poils de la brosse ainsi
maintenir l’occlusion dans le temps [8]. que l’indice d’abrasivité du dentifrice (valeur RDA
Au niveau des dents antérieures, l’abrasion physio- – Relative Dentin Abrasivity). Les surfaces sont sati-
logique est responsable de l’effacement progressif nées à ternes, d’aspect émoussé, brossé (fig. 13).

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USURE DENTAIRE : NORMALE OU PATHOLOGIQUE ?

Fig. 13 – Abrasion cervicale physiologique chez cette


patiente âgée de 78 ans.
Fig. 14 - Lésions abrasives cervicales liées à un brossage
iatrogène dans un contexte de maladie parodontale.
Elles sont considérées comme pathologiques car elles
entrainent une douleur provoquée et un préjudice
esthétique chez cette patiente âgée de 56 ans.

Prise en charge des lésions nouvellement exposée est immédiatement atta-


pathologiques quée par l’environnement acide.
L’abrasion génère parfois des lésions cervicales non
carieuses (LCNC) étendues et profondes (fig. 14). Spécificités odontologiques
Elles se forment au niveau du cément et de la den- Dans les populations actuelles industrialisées, les
tine radiculaire exposée. Lorsqu’une hypersensi- agents érosifs impliqués sont des acides d’origines
bilité et/ou un préjudice esthétique sont présents extrinsèque et/ou intrinsèque, de source non bac-
elles sont considérées comme pathologiques. Des térienne.
mesures de prévention secondaire doivent alors Les principales sources extrinsèques sont des
être instaurées. Une éducation thérapeutique doit facteurs chimiques environnementaux ou se
permettre de limiter l’effet iatrogène du brossage retrouvent dans l’alimentation solide et/ou liquide.
et de contrôler la consommation de nourriture Elles comprennent essentiellement les fruits acides
acide qui aggrave les lésions d’origine mécanique. (agrumes, prunes, kiwi, rhubarbe), la moutarde,
Des mesures parodontales et/ou restauratrices les cornichons, les salades vinaigrées, les sodas, les
adhésives sont également parfois nécessaires. prémixs alcoolisés destinés aux adolescents (alco-
pops), les boissons énergétiques ou « sportives »,
certains jus de fruits (orange, pomme, ananas), le
Érosion vin, dont la faible valeur du pH et l’importante aci-
Mécanismes tribologiques dité titrable ne sont que rarement signalées et dont
L’érosion ne constitue pas une modalité d’usure la consommation en dehors des repas doit être évi-
proprement dite. Elle survient lorsqu’une attaque tée. Certains médicaments (acide ascorbique, acide
chimique (acide, chélateur) rompt les liaisons inter- acétylsalicylique, antidépresseurs, antiémétiques,
moléculaires des tissus dentaires (hydroxyapatite) antiparkinsoniens), certaines drogues (ecstasy) et
ou des matériaux restaurateurs, potentialisant les certains bains de bouche sont également incrimi-
différents autres mécanismes d’usure (fig. 15) [19]. nés, de manière directe ou indirecte, car ils dimi-
Lors de cette déminéralisation par dissolution et/ou nuent le débit du flux salivaire.
chélation certains éléments de surface (phosphate, Les principales sources intrinsèques sont les régur-
carbonate, calcium) sont chassés et la surface gitations, le reflux gastro-œsophagien (RGO) et le

L’Orthodontiste Vol. 9 • n° 3 • mai-juin 2020 9


Acide citrique Citrate

H H

O H2O O

C C + 3H+
H H H H
HC C CH HC C CH
HO O O δ- O

C C C C
O δ O
-
HO O HO O O δ- O Phosphate Carbonate

Hydroxy Apatite Ca10-x Nax (PO4)6-y (CO3)z (OH)2-u Fu + 3H+

HA

(10-x)Ca2+ + xNa+ + (6-y)(HPO42-) + z(HCO3-) + H2O + uF-

Déminéralisation par dissolution de l’hydroxyapatite par combinaison des ions H+ avec PO4 et/ou Co3

Citrate
H

O
Calcium
C
H H
HC C CH
O δ- O HA
C C
O δ- O O δ- O
Ca2+

Hydroxy Apatite

Déminéralisation par chélation des ions


Ca2+ par les groupes CO2- du citrate ayant
Ca10-x Nax (PO4)6-y (CO3)z (OH)2-u Fu perdu ses ions H+

Fig. 15 - vomissement, qui peut être spontané en cas d’al- valeurs dites critiques, soit un pH voisin de 5,5. De
Déminéralisation
coolisme chronique ou provoqué en présence d’un plus, elle forme une pellicule protéique protectrice
de l’hydroxyapatite
dentaire par trouble du comportement alimentaire (TCA) de et possède un pouvoir de reminéralisation qui
dissolution et type anorexie-boulimie [20]. Notons enfin que la limite les effets délétères sans toutefois pouvoir les
chélation induite salive joue un rôle fondamental de modulation de prévenir.
par l’acide citrique
l’érosion grâce à son effet tampon essentiellement Au niveau des structures dentaires, l’aspect des
fréquemment présent
dans les sodas. lié à la présence d’ions phosphates et bicarbo- lésions érosives est polymorphe. D’une manière
nates qui compensent les baisses du pH jusqu’aux générale, les surfaces sont lisses par effacement

10 L’Orthodontiste Vol. 9 • n° 3 • mai-juin 2020


USURE DENTAIRE : NORMALE OU PATHOLOGIQUE ?

progressif de la microgéographie de surface,


arrondies, en forme de cupules sur les sommets
cuspidiens, brillantes lorsque le mécanisme est
toujours actif et elles ne se correspondent pas
en OIM. Les bords amélaires sont généralement
intacts le long du bord gingival car le fluide sulcu-
laire et la pellicule exogène acquise les protègent
des attaques acides. Les faces occlusales (fig. 16),
vestibulaires (fig. 17) et/ou palatines (fig. 18)
peuvent présenter des lésions plus ou moins
importantes, selon l’origine et le temps d’appli-
cation de la source acide. Les restaurations non
affectées par l’environnement érosif (amalgames,
composites, alliages métalliques) surplombent
généralement les surfaces amélaires et dentinaires
adjacentes alors que la morphologie dentaire est
affectée (fig. 19).

Prise en charge des lésions 


pathologiques
Actuellement, la prévalence des lésions érosives
pathologiques est préoccupante, notamment chez
les jeunes patients [21]. Il est donc important que
Fig. 16 - Lésions érosives affectant l’intégralité des faces occlusales
les professionnels de santé apprennent à dépister
chez ce patient âgé de 27 ans. Elles sont considérées comme pathologiques
les lésions initiales (fig. 20). Sans cela certaines de par leur aspect inesthétique et car elles entraînent de la douleur
situations particulièrement péjoratives sont sus- lors de la consommation de boissons chaudes et froides.
ceptibles d’advenir en peu de temps (fig. 21a-b). Fig. 17 - Lésions érosives affectant les faces vestibulaires des incisives et
Il est donc fondamental d’évaluer le risque érosif canines du secteur 2 chez ce patient âgé de 33 ans. Elles sont liées à la succion
de quartier de citron et à un brossage dentaire iatrogène et sont considérées
des patients afin de prévenir la survenue de lésions comme pathologiques car entraînant un préjudice esthétique.
pathologiques. À cet effet, Bartlett, Ganss et Lussi Fig. 18 - Lésions érosives affectant les faces palatines des incisives et des
[22] ont développé un examen clinique rapide (Basic canines maxillaires. Elles sont liées à des vomissements spontanés (alcoolisme)
Erosive Wear Examination, BEWE) qui permet une et provoqués (anorexie-boulimie) et sont considérées comme pathologiques
chez ce patient âgé de 48 ans car elles entraînent de la douleur, un préjudice
cotation simple en pratique quotidienne. Certaines fonctionnel et esthétique.
recommandations de prise en charge sont égale- Fig. 19 - La présence des amalgames non affectés par l’usure atteste de son
ment proposées. caractère érosif.

L’Orthodontiste Vol. 9 • n° 3 • mai-juin 2020 11


Fig. 20 - Lésions érosives initiales situées
sur les sommets cuspidiens de la 46
de cet adolescent âgé de 16 ans.
Des mesures de prévention sont indispensables
afin de limiter leur aggravation.
Fig. 21a-b - Lésions érosives majeures
et généralisées considérées comme
pathologiques chez cette patiente âgée
de 59 ans. La quasi-totalité des surfaces
dentaires a été dissoute par l’action conjuguée
d’une consommation excessive de soda
au cola, de vomissements provoqués
et d’un brossage dentaire iatrogène.

21a b

Conclusion couplés à certaines données anamnestiques pour


L’usure dentaire dépend de nombreux mécanismes tenter d’établir un diagnostic et par-delà prévenir
complexes, synergiques ou additifs, synchrones leur évolution.
ou séquentiels, qui souvent masquent sa véritable Le recueil des données doit se faire auprès du
origine. Elle est physiologique dans la très grande patient et de son entourage. Il doit rechercher à
majorité des cas car elle n’entraîne pas de douleur, mettre en évidence une éventuelle surconsom-
ne perturbe pas la fonction et/ou l’esthétique et mation d’aliments acides (sodas notamment), un
car elle est corrélée à l’âge des individus. brossage dentaire iatrogène, un RGO ou un TCA
Dans la minorité des autres cas, majoritairement de type anorexie-boulimie.
relayés dans la littérature, elle peut être considé- Toutes ces situations peuvent être associées à
rée comme pathologique et l’origine des lésions un bruxisme de l’éveil et/ou du sommeil dont la
doit être recherchée pour limiter la destruction tis- fréquence et l’amplitude de l’ARMM sont suscep-
sulaire. La forme, la localisation, l’étendue, la cou- tibles d’induire une importante attrition, particu-
leur et l’éventuelle congruence des lésions sont lièrement lorsque des conditions d’acidité et/ou
alors autant d’indices cliniques qui doivent être d’hyposialie sont présentes. n

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USURE DENTAIRE : NORMALE OU PATHOLOGIQUE ?

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