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RTD Com. 1998 p.

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Droit du marché et droit commun des obligations (1)
Rapport introductif

Yves Picod, Professeur à l'Université de Perpignan ; Coresponsable du Centre de droit de la


concurrence

Le précédent colloque organisé à Perpignan par le Centre de droit de la Consommation de


Montpellier et le Centre de droit de la Concurrence de Perpignan avait été consacré au « jeune
couple », pour reprendre l'expression employée à l'époque par Monsieur Serra : Concurrence
et consommation (2).

C'est plus d'un ménage à trois que d'un véritable couple dont il sera question au cours de ces
deux journées.

D'un côté, vous avez une vieille dame, née en 1804, mais qui n'est pas une rose fanée pour
autant dans la mesure où elle a toujours réussi des liftings miraculeux, toujours su s'effacer, le
temps nécessaire pour mieux séduire ensuite. C'est le droit commun des obligations.

D'un autre côté, vous trouvez non pas un vieil homme, mais deux jeunes hommes sur lesquels
la vieille dame exerce une certaine influence mais qui l'incitent aussi à une permanente
coquetterie. Il s'agit bien sûr du droit de la concurrence et du droit de la consommation
regroupés ici sous un même nom qui identifie leur nature économique : le droit du marché.

Le droit de la concurrence réunit un ensemble de dispositions qui s'appliquent aux rapports


des entreprises entre elles dans leur activité sur le marché et qui ont pour finalité de réguler la
concurrence. En aval, le droit de la consommation est constitué d'un ensemble de règles qui
s'appliquent aux rapports entre professionnels et consommateurs et dont la finalité est de
protéger le consommateur.

Au-delà des différences de nature, le précédent colloque avait montré qu'il y avait une
convergence fondamentale entre ces deux droits : les consommateurs sont en effet à la fois le
moteur de la concurrence par leurs choix éclairés sur le marché et les bénéficiaires de la
concurrence (3) lorsqu'elle s'exerce librement et loyalement. Il existe par ailleurs des règles
communes à ces deux droits, telles que l'interdiction des méthodes commerciales agressives.
On découvre alors que les deux jeunes hommes dont il était question sont en fait des jumeaux
univitellins, tant leurs comportements sont similaires ... et l'œuf : c'est bien le marché. La
symbiose de ces deux droits est si étroite, écrit Monsieur Calais-Auloy, que les deux matières
peuvent être groupées dans cet ensemble qu'est le droit du marché (4). En effet, si l'on
gomme la finalité immédiate de ces règles (liberté et loyauté de la concurrence d'un côté,
protection du consommateur de l'autre), elles ont toutes pour finalité médiate d'assurer le bon
fonctionnement du marché. Certaines législations comme la Suède intègrent dans un corps
unique de normes la protection de tous les intervenants sur le marché (producteurs,
distributeurs, consommateurs).

Avec une dimension nécessairement européenne, ce droit du marché obéit de plus en plus aux
contraintes du droit communautaire : en droit de la concurrence, le juge national est un des
organes essentiels de mise en oeuvre des articles 85 et 86 du Traité de Rome ; pour sa part, le
droit communautaire de la consommation exerce une pression constante sur le législateur en
vue de rapprocher, par voie de directive, la politique des Etats de l'Union (5).
Pour sa part, le droit commun des obligations ne s'est jamais désintéressé des relations
économiques et monétaires, depuis la crise des assignats. Cependant, les relations
économiques ne sont ici conçues que sous le prisme des rapports interindividuels alors que le
droit du marché est au cœur des antagonismes collectifs, des rapports de force entre agents
économiques. Le premier est tourné vers l'abstraction, le second vers le concret : les
techniques préventives en droit de la consommation contrastent ainsi avec les mesures
curatives du droit commun. Pour autant, le droit du marché n'a pas l'extraordinaire souplesse
conceptuelle du droit des obligations.

Or, l'articulation entre ces deux droits, c'est l'ordre public de l'article 6 du code civil et plus
précisément l'ordre public économique qui autorise l'éviction de certains principes
fondamentaux (6) :

- ordre public de direction que cherche à promouvoir le droit de la concurrence, mêlé


d'aromates subtilement protecteurs (7) ;

- ordre public de protection qui constitue la finalité même du droit de la consommation, mêlé
d'aromates subtilement directeurs.

La difficulté réside dans le fait que le législateur moderne a créé un corps de règles pour ce
droit du marché en répondant chaque fois aux impatiences des groupes sociaux et politiques,
sans se préoccuper de leur insertion réelle (8). Il appartient alors à la jurisprudence et en
amont à la doctrine, d'harmoniser ces règles, de traduire le vocabulaire nouveau généré par le
droit du marché et auquel le langage juridique est rebelle : des expressions telles que « le
marché pertinent », « le risque de développement » témoignent de cette difficulté.

A partir de là, les rapports entre droit du marché et droit commun des obligations peuvent être
abordés de différentes manières.

On peut voir dans le droit du marché « une machine à faire sauter le droit », comme cela avait
été écrit à propos de l'enrichissement sans cause autrefois. Sans aller jusqu'à dire qu'il
participe au démantèlement du droit des obligations, le droit du marché exerce une emprise
très forte. La liberté contractuelle est atteinte par la prohibition légale de la revente à perte ou
par « les figures imposées » du droit de la consommation. La force obligatoire du contrat est
en net recul depuis 1991, date à laquelle le juge s'est accordé le pouvoir de contrôler les
clauses abusives affectant les consommateurs (9) ou encore depuis qu'il remet en cause les
clauses de restitution de cuve en nature dans les contrats liant les pompistes aux compagnies
pétrolières (10). Le principe de distinction du contractuel et du délictuel reçoit un sérieux
coup de canif avec le toilettage du code civil auquel conduira la transposition de la directive
européenne sur la responsabilité du fait des produits. Ces contraintes sont d'autant plus fortes
qu'il existe des tentatives pour forcer les frontières du droit du marché, en particulier en droit
de la consommation où certains professionnels vont reprendre à leur compte le slogan
kennedien « Nous sommes tous des consommateurs » pour bénéficier de garanties que le droit
commun leur dénie.

Paradoxalement, le droit commun participe à l'élaboration du droit du marché. Ainsi, la


concurrence déloyale, le parasitisme s'appuient sur la responsabilité délictuelle, faute de règles
spécifiques comme il en existe dans certains pays. Le droit de la non-concurrence s'appuie
quant à lui sur les techniques contractuelles. Or, toutes ces règles participent bien au bon
fonctionnement du marché, au même titre que les pratiques illicites, individuelles ou
collectives. De la même façon, le droit commun des obligations aura vocation à pallier
certaines carences du droit de la consommation ainsi qu'à protéger les exclus de ce droit :
lorsque vous demandez un crédit à la consommation de plus de 140 000 F, vous n'êtes plus
protégé par le droit de la consommation (art. L. 311-3 c. cons.) pour les mêmes raisons que
vous ne percevez plus vos allocations familiales au-delà d'un certain seuil. Cette
complémentarité à multiples facettes semble conduire à une certaine émulation, au point de
placer parfois l'interprétation du droit commun sur le terrain de l'anticipation, comme cela a
été le cas à propos de l'obligation de sécurité.

Mais au fond, ce qui oppose ces deux droits est peut-être moins important que ce qui les
réunit. Il y a semble-t-il, à l'heure actuelle, une convergence à travers les grandes orientations
du droit du marché et du droit des obligations, énoncée par l'intitulé même de la loi du 1 er
juillet 1996 sur la loyauté et l'équilibre des relations commerciales.

Quête d'équilibre tout d'abord.

En droit de la concurrence, il s'agit d'éviter qu'une ou plusieurs entreprises se trouvent en


situation préférentielle par rapport aux autres (11). D'où la sanction des ententes des abus de
domination, de la para-commercialité etc. L'obligation de non-concurrence est de plus en plus
marquée par le respect de la proportionnalité, tant sous l'angle interne et communautaire de la
concurrence que sous celui du droit commun des contrats. En droit de la consommation, la
notion de « déséquilibre significatif » participe à la définition même des clauses abusives (art.
L. 132-1 c. cons.) (12).

Or le droit commun des contrats aspire désormais davantage à cette préoccupation d'équilibre
dont il était autrefois si éloigné (13), à partir de ses fondements propres, tels que la théorie
de la cause qui revient à la mode. On pense tous au récent arrêt Chronopost (14) qui écarte
une clause limitative de responsabilité souscrite par un professionnel en se fondant sur cette
théorie et en procédant, dans l'intérêt de la victime de l'inexécution, par éradication, comme
en matière de clause abusive.

Exigence de loyauté ensuite.

Elle est omniprésente dans les rapports entre professionnels et consommateurs : le formalisme
informatif en atteste. Elle est aussi le contrepoids de la liberté de la concurrence et des prix :
la prohibition des prix anormalement bas, les exigences de transparence tarifaires en sont des
illustrations. Par ailleurs, dans ses fondements de droit commun, le droit de la concurrence y
fait constamment référence, qu'il s'agisse des rapports contractuels (obligation de non-
concurrence de plein droit) ou de rapports extra-contractuels (concurrence déloyale).

En dehors du droit du marché, il est inutile de souligner combien cette exigence de loyauté
imprègne, depuis une vingtaine d'années, les relations contractuelles : les développements
récents de l'obligation d'information, notamment en matière médicale, en témoignent et il
suffit de lire régulièrement la chronique de Monsieur Mestre à la revue trimestrielle de droit
civil pour s'en rendre compte.

Ces deux journées devraient permettre de mieux éclairer ces interactions et complémentarités,
au-delà des divergences fondamentales, entre le droit commun des obligations et le droit du
marché. Cette réflexion se situe sous les feux de l'actualité avec la loi du 1 er juillet 1996 dont
il vient d'être question et la transposition de la directive sur la responsabilité du fait des
produits défectueux, dont le texte qui avait été adopté en première lecture par l'assemblée
nationale, avant la récente dissolution qui a rendu l'initiative caduque, modifiait des
dispositions fondamentales du code civil.

L'architecture de ce colloque (influence du droit commun des obligations sur le droit du


marché/Influence du droit du marché sur le droit commun des obligations) vous paraîtra peut-
être un peu schématique. Mais De Gaulle ne disait-il pas que vers l'Orient complexe, il fallait
s'envoler avec des idées simples...

Qu'il me soit permis de remercier vivement les rapporteurs de ce colloque ainsi que Monsieur
G. Canivet, Premier Président de la Cour d'appel de Paris, Professeur associé à l'Université de
Paris V, Messieurs M. Pédamon et M. Germain, Professeurs à l'Université de Paris II
(Panthéon-Assas) qui nous ont fait l'honneur d'en diriger les débats.

Mots clés :
CONTRAT ET OBLIGATIONS * Généralités * Droit commun des obligations * Droit de la
concurrence * Droit de la consommation * Droit du marché
CONCURRENCE * Droit de la concurrence * Droit commun des obligations * Droit de la
consommation * Droit du marché
CONSOMMATION * Droit de la consommation * Droit commun des obligations * Droit de
la concurrence * Droit du marché

(1) Colloque organisé par le Centre de droit de la consommation de Montpellier et le Centre


de droit de la concurrence de Perpignan dont les actes, outre ce texte, ont été publiés dans
cette Revue de la façon suivante :
Y. Serra, Les fondements et le régime de l'obligation de non-concurrence, p. 7 .
M.-L. Izorche, Les fondements de la sanction de la concurrence déloyale et du parasitisme, p.
17 .
J.-P. Pizzio, La protection des consommateurs par le droit commun des obligations, p. 53 .
B. Fages et J. Mestre, L'emprise du droit de la concurrence sur le contrat, p. 71 .
P. Le Tourneau, De la spécificité du préjudice concurrentiel, p. 83 .
D. Mazeaud, L'attraction du droit de la consommation, p. 95 .
J. Calais-Auloy, L'influence du droit de la consommation sur le droit des contrats, p. 115 .
Y. Guyon, Rapport de synthèse, p. 121 .

(2) Ed. Dalloz 1994, coll. Thèmes et commentaires, p. 1.


(3) J. Calais-Auloy, Concurrence et consommation, préc. p. 122.
(4) J. Calais-Auroy et F. Steinmetz, Droit de la consommation, Précis Dalloz, 4e éd., n° 16 ; J.
Calais-Auloy, Concurrence et consommation, préc. p. 123.
(5) Par ailleurs, selon la Cour de justice, le juge national est tenu d'interpréter le droit interne
en conformité avec le droit communautaire de la consommation. En ce sens, la Cour de
cassation a eu l'occasion d'interpréter à la lumière de directives non transposées, comme cela a
été le cas dans un arrêt très remarqué rendu en 1995 à propos de l'obligation de sécurité du
vendeur professionnel : Civ. 1re, 17 janv. 1995, D. 1995. 350, note Jourdain ; et sur cette
question : J. Calais-Auloy et F. Steinmetz, op. cit., n° 254.
(6) Voir sur la question de l'ordre public économique : M. Malaurie-Vignal, Droit de la
concurrence et droit des contrats, D. 1995. 51 s.
(7) Cf. F. Dreifus-Netter : Droit de la concurrence et droit des obligations, RTD civ. 1990. 369
.
(8) Cf. J. Ghestin, Traité de droit civil - Le contrat - Formation, LGDJ, n° 91.
(9) Civ. 1re, 14 mai 1991, D. 1991. 449, note Ghestin .
(10) Com. 18 févr. 1992, D. 1993. 57, note Hannoun ; 8 juin 1993, RJDA 1993, n° 680.
(11) Cf. Guyon, Droit des affaires, Economica, 9e éd., n° 894.
(12) Sur l'équilibre contractuel en droit de la consommation, cf. J. Calais-Auloy, L'influence
du droit de la consommation sur le droit civil des contrats, RTD civ. 1994. 239 .

(13) Cf. C. Thibierge-Guelfucci, Libre propos sur la transformation du droit des contrats, RTD
civ. 1997. 357 ; J. Mestre, L'évolution du contrat en droit privé français in L'évolution
contemporaine du droit des contrats, PUF 1996, p. 46 s.
(14) Com. 22 oct. 1996, D. 1997. 121, note Sériaux . RTD civ. 1997. 418, obs. J. Mestre ;
cf. égal. P. Delebecque, D. Aff. 1997. 235 s ; C. Larroumet, D. 1997. Chron. 145 s.

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