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Volume 97 • N° 11 • novembre 2010

Synthèse
General review
©John Libbey Eurotext

Mécanismes de la leucémogenèse
Mechanisms of leucemogenesis
O. Bernard
Inserm U985, Institut Gustave-Roussy, Villejuif, France
Tirés à part : O. Bernard <olivier.bernard@inserm.fr>

Résumé. Les fondements génétiques du développe- Abstract. The genetic origins of the develop-
ment des hémopathies malignes ont été établis au ment of malignant haematological disorders have
début des années 1980. Débutée par la caractérisation been established at the beginning of the 80ies. Sys-
systématique des anomalies de structure chromoso- tematic characterization of chromosomal structural
mique et poursuivie par des approches de microarray abnormalities and, more recently by DNA micro-
et de reséquençage du génome tumoral, l’analyse des array approaches and sequencing of tumour
modifications génétiques présentes dans le génome genomes have allowed the identification of a
tumoral a permis d’identifier un nombre important de large number of genes that are mutated during
gènes mutés au cours du processus de transformation. malignant transformation in humans. Functional
Les études fonctionnelles de ces oncogènes humains studies of these human oncogenes have shown
ont montré que la majorité d’entre eux n’était pas that most of them were not able to transform a
capable à eux seuls de transformer un progéniteur haematologic progenitor when acting alone and
hématopoïétique, et qu’une coopération avec au that cooperation with other oncogenic events was
moins un autre événement était indispensable. Les défis required. The present challenges are the evaluation
actuels sont l’évaluation du rôle de chaque mutation of the role of each mutation in malignant transfor-
dans la transformation cellulaire ainsi que la définition mation and the definition of the chronology of their
de la chronologie d’apparition des anomalies. De ces emergence. From these data, the development of
données dépendra le développement d’approches efficient therapeutic approaches will be possible
thérapeutiques efficaces ciblées sur les événements onco- by targeting the early oncogenic events which are
géniques précoces, à l’origine de la transformation. ▲
at the origin of the malignant transformation. ▲
Mots clés : leucémies, oncogenèse, translocations Key words: leukaemias, oncogenesis, chromosomal
chromosomiques, mutations, transcriptome translocations, mutations, transcriptome

Introduction Les leucémies aiguës (LA) résultent de la prolifération


de cellules bloquées en différenciation. La classifica-
Le système hématopoïétique est organisé de façon
tion French-American-British (FAB) les différencie
hiérarchique, avec au sommet des cellules souches
selon la voie et le niveau de différenciation du progé-
hématopoïétiques (CSH) qui possèdent des capacités
d’autorenouvellement et génèrent les progéniteurs de niteur malin [2]. Une classification de l’Organisation
tous les éléments matures du sang. Au fur et à mesure mondiale de la santé (OMS) plus récente prend en
de leur différenciation, les potentialités de différencia- compte les événements oncogéniques principaux [3].
tion des progéniteurs se restreignent jusqu’à générer un Les bases génétiques du cancer ont été établies dans
seul type de cellule mature. Ces différents types cellu- les années 1970 par l’étude de modèles expérimentaux
laires peuvent être identifiés expérimentalement grâce de transformation qui ont permis de mettre en évidence
doi: 10.1684/bdc.2010.1210

à l’expression de marqueurs membranaires, des tests l’existence d’oncogènes, transduits par des rétrovirus
de culture in vitro ou des expériences de xénogreffe. ou dont la transcription est activée par leur insertion à
Ainsi, une seule CSH permet la reconstitution de tout proximité. Ces premiers oncogènes, dérivant de gènes
le système hématopoïétique humain lorsqu’elle est cellulaires, possèdent un pouvoir de transformation
greffée dans une souris immunodéficiente [1]. puissant.

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Pour être transformée, la cellule hématopoïétique Ce texte constitue une présentation schématique d’une
normale doit acquérir (ou conserver) des propriétés sélection d’anomalies observées dans les hémopathies
d’autorenouvellement, de réponse modifiée aux aiguës humaines. Leur analyse a permis une meilleure
signaux prolifératifs et antiprolifératifs, une résistance compréhension des mécanismes de leucémogenèse
à l’apoptose, et être bloquée en différenciation. Il est chez l’homme.
admis que la transformation tumorale est un processus Nous présenterons les anomalies non spécifiques de
multiétapes qui résulte de l’accumulation d’anomalies lignées, celles de mixed-lineage leukemia (MLL), et
génétiques, le plus souvent acquises. Schématique- celles affectant l’activité du core binding factor (CBF).
ment, la transformation d’un progéniteur hémato- Les anomalies des LAL-B et de T ne seront qu’évo-
poïétique nécessite la coopération d’au moins deux quées, à l’exception des mutations de NOTCH1 dans
événements, l’un bloquant la différenciation, l’autre les LAL-T. Enfin, nous présenterons les fusions PML-
stimulant la survie cellulaire et la prolifération [4]. RARA, spécifiques d’un sous-type de LAM et le premier
Des expériences de xénogreffe dans des souris exemple de traitement ciblé, et les mutations du gène
immunodéficientes ont permis de montrer que seule nucléophosmin (NPM1), un exemple de mutation
une fraction des cellules leucémiques est capable de original et encore mal compris. De nombreux articles
recréer la leucémie dans la souris. Cela révèle une de revue sont cités, dont la lecture peut permettre une
structure hiérarchique de la prolifération dans nombre vue plus exhaustive des événements oncogéniques des
de LA de type myéloïde (LAM) et indique que toutes les LA humaines.
cellules leucémiques ne sont pas équivalentes [1, 5].
Les événements oncogéniques à l’origine des LA chez
l’homme ont d’abord été recherchés par l’étude des Anomalies 11q23
anomalies de structure chromosomique. Il a été montré et fusions du gène MLL
la présence de gènes modifiés au niveau des points de La bande 11q23 est fréquemment remaniée dans des
cassure chromosomiques [6]. Deux types de consé- hémopathies malignes variées [11, 12]. Ces remanie-
quence peuvent être observés : ments concernent le plus souvent le gène MLL. MLL
– l’activation transcriptionnelle d’un gène observée code pour une grande protéine qui est maturée par
principalement dans les proliférations de type lym- clivage protéolytique en deux polypeptides qui se réas-
phoïde, qui aboutit à la surexpression ou à l’expression socient. La partie carboxyterminale de MLL contient un
ectopique d’un gène souvent normal ; domaine SET qui porte une activité de méthylation de
– la création d’un gène chimérique, par recombi- la lysine K4 de l’histone H3 (H3K4). MLL fait partie de
naison entre deux gènes, qui entraîne l’expression la famille des gènes Trithorax qui sont impliqués dans
d’une protéine de fusion. le maintien de l’activité transcriptionnelle de certains
Chronologiquement, le premier exemple de gène de locus dont les facteurs de transcription homéotiques
fusion est la fusion BCR-ABL1 qui résulte de la transloca- (gènes HOX) au cours du développement. Les souris
tion t(9;22)(q34;q11) [responsable du chromosome Phi- MLL -/- présentent des défauts de segmentation et des
ladelphie]. Elle est associée aux leucémies myéloïdes anomalies d’expression des gènes HOX.
chroniques (LMC) et à certaines LA lymphoblastiques Les remaniements de MLL entraînent systématiquement
(LAL) de type B. La protéine BCR-ABL1 possède l’expression d’un transcrit chimérique et d’une protéine
une activité tyrosine-kinase constitutive qui est la cible de fusion. La protéine de fusion contient la partie
d’une série d’inhibiteurs développés récemment. aminoterminale de la protéine MLL fusionnée à des
Ces nouvelles molécules ont permis une nette avancée protéines fonctionnellement diverses. Ces protéines
dans le traitement des LMC [7, 8]. MLL-partenaire ne possèdent plus l’activité de méthyla-
Depuis, d’autres approches expérimentales utilisant des tion H3K4 et recrutent directement ou indirectement des
puces à oligonucléotides et maintenant le reséquençage activités de modification de la structure chromatinienne
systématique du génome malin ont permis et permettent (telle que CBP, qui est une histone acétyltransférase, ou
d’identifier de nombreux gènes mutés dans les tumeurs DOT1L, qui méthyle la lysine 79 de l’histone H3) au
[9, 10]. Il reste à déterminer le rôle exact de chaque niveau des locus cibles de MLL, le locus HOXA en
anomalie dans le processus de transformation. particulier. Cela entraîne une dérégulation des gènes

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de ce locus et une transcription élevée de certains D’autres exemples de translocations remaniant RUNX1
gènes HOXA ; souvent HOXA9 est le plus exprimé. ont été décrits dans diverses hémopathies myéloïdes
L’expression des gènes HOXA est étroitement contrôlée avec des gènes partenaires différents. Elles aboutissent
au cours de la différenciation hématopoïétique normale le plus souvent à l’expression d’une protéine RUNX1
et cette surexpression participe de façon active à la tronquée de son domaine de transactivation.
transformation cellulaire. Des mutations ponctuelles de RUNX1 ont été décrites
récemment dans des LAM, indépendamment d’une
anomalie chromosomique. Elles peuvent conduire à
RUNX1 et CBFβ une modification fonctionnelle ou à une troncation de
dans les hémopathies malignes la protéine. Enfin, des mutations de RUNX1 sont respon-
L’activité du facteur de transcription hétérodimérique sables d’un syndrome génétique appelé familial platelet
connu sous le nom de CBF est une des cibles les plus disorder-AML (FDP-AML), qui associe une throm-
fréquentes des translocations chromosomiques des bopénie et une prédisposition à développer une LAM.
hémopathies malignes humaines [13]. La t(12;21)(p13;q22), spécifique des LAL de type B, est
Le CBF est composé de deux sous-unités, la sous-unité présentée plus loin.
α (CBFα/PEBP2α/CBFA) et la sous-unité β (CBFβ/
PEBP2β/CBFB). Les protéines CBFα possèdent un Protéines de fusion RUNX1-ETO
domaine aminoterminal de 128 acides aminés, appelé Le gène ETO code pour une protéine qui fait partie
Runt (en référence au gène apparenté de drosophile), d’un complexe de répression de la transcription. La
qui est responsable de leur liaison spécifique à l’ADN, protéine RUNX1-ETO comporte la majeure partie
de leur localisation nucléaire et de leur interaction d’ETO et conserve la capacité de s’hétérodimériser
avec CBFβ. avec CBFβ et d’interagir avec les séquences cibles de
Trois gènes codant pour CBFα sont caractérisés chez RUNX1. La protéine RUNX1-ETO se comporte de
l’homme. Ils codent pour des protéines très similaires façon différente sur la régulation de la transcription,
entre elles mais qui présentent un profil d’expression selon les éléments de régulation testés.
tissulaire différent. Le gène RUNX1 (AML1/CBFα2/ RUNX1-ETO inhibe la régulation transcriptionnelle par
CBFA2/PEBP2αB) est situé sur la bande chromo- le CBF normal de certains gènes cibles de CBF. Par
somique 21q22. Il est essentiel pour le développement exemple, l’enhancer du TCRβ est activé par RUNX1
hématopoïétique : les souris RUNX1 -/- n’ont pas mais pas par RUNX1-ETO. Au contraire, RUNX1-ETO
d’hématopoïèse définitive. Il existe un seul gène bloque l’effet de RUNX1. Il s’agit donc d’un effet
CBFβ, localisé sur le chromosome 16 chez l’homme, « dominant négatif », car la présence de protéines
qui est également indispensable pour l’hématopoïèse RUNX1-ETO empêche l’activité normale du CBF. Cet
définitive. effet dominant négatif est aussi observé avec les autres
Les gènes RUNX1 et CBFβ sont directement impliqués protéines de fusion TEL-RUNX1 et RUNX1-ETO2.
dans des translocations chromosomiques qui sur- Un gène chimérique RUNX1-ETO a été reconstruit par
viennent dans différentes hémopathies malignes. Ces recombinaison homologue dans le locus RUNX1
anomalies conduisent à l’expression d’un transcrit de murin ou knock-in (KI), en fusionnant une partie
fusion avec des gènes partenaires différents. humaine de RUNX1 et la séquence d’ETO qui participe
La translocation t(8;21)(q22;q22), qui fusionne RUNX1 au gène de fusion RUNX1-ETO des t(8;21). Le phéno-
avec le gène eight-twenty-one (ETO/MTG8), est pré- type des animaux hétérozygotes pour cette mutation
sente dans environ 40 % des cas de LAM de type M2. est similaire à celui de l’inactivation homozygote du
La t(3;21)(q26;q22) qui entraîne la fusion de RUNX1 gène RUNX1 chez la souris, avec une absence
avec le locus EVI-1 est observée dans des hémopathies d’hématopoïèse définitive. Mais des différences sont
myéloïdes variées. Il en est de même pour la t(16;21) observées in vitro à partir des progéniteurs du sac vitel-
(q24;q22) observée dans des hémopathies myéloïdes lin des embryons KI-RUNX1-ETO, qui se différencient
(LAM et syndrome myélodysplasique) secondaires à préférentiellement vers des colonies de type macro-
un traitement, qui fusionne RUNX1 avec MTG16. phagique alors qu’aucune colonie n’est observée à

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partir de progéniteurs RUNX1-/- ou CBFB-/-. Les progé- cellulaire à des stimuli extracellulaires. Au sein de la
niteurs du foie fœtal KI-RUNX1-ETO donnent de très famille ETS, TEL possède la particularité d’avoir un
rares colonies hématopoïétiques à E11,5. En revanche, domaine d’oligomérisation homotypique puissant,
à E12,5 et à E13,5 apparaissent des progéniteurs pluri- localisé dans sa partie aminoterminale, et une capacité
potents qui ont une forte capacité d’autorenouvelle- de répression de la transcription. Comme pour les autres
ment et une maturation terminale dysplasique. fusions, les animaux exprimant la protéine TEL-RUNX1
ne développent pas spontanément d’hémopathie
Protéines de fusion CBFβ-MYH11 maligne [14].
En résumé, les protéines de fusion RUNX1-partenaire
La fusion du CBFβ avec MYH11/SMMHC (smooth
et CBFβ-MYH11 gardent la capacité d’interagir avec
muscle myosin heavy chain) est observée dans l’inver-
l’autre sous-unité et les sites de liaison normaux du
sion chromosomique inv(16)(p13q22) spécifique des
CBF. Les études biochimiques et l’analyse des modèles
LAM-M4 avec éosinophiles anormaux (M4Eo dans la
murins montrent que l’effet commun et principal
classification FAB).
des protéines de fusion est d’inactiver la fonction du
Le gène MYH11 code pour une protéine appartenant à la
CBF normal.
famille des myosines de type II du muscle lisse. La pro-
Les premiers modèles murins d’expression des protéi-
téine de fusion comporte la région de CBFβ qui interagit
nes de fusion CBF n’ont pas permis d’obtenir
avec RUNX1 fusionnée avec la partie carboxyterminale
d’animaux viables ou alors des animaux dépourvus
de MYH11. Celle-ci possède une structure en hélice
de phénotype tumoral. Le rôle exact de ces « onco-
alpha (coiled-coil) qui a la capacité de s’oligomériser.
gènes » dans le processus de transformation restait à
La protéine chimérique CBFβ-MYH11 conserve la capa-
déterminer. Le groupe de Liu a généré deux types de
cité d’interagir avec le domaine Runt de RUNX1. La pro-
souris chimériques, par injection de cellules ES, des
téine de fusion CBFβ-MYH11 exerce un effet dominant
souris portant des cellules ES sauvages et d’autres
négatif par rapport à RUNX1 dans les modèles testés.
exprimant la protéine de fusion CBFB-MYH11 à partir
Le phénotype des souris KI-CBFβ-MYH11 est superpo-
d’un allèle KI dans CBFB [15]. Ces deux groupes de
sable à celui des souris RUNX1/ ou CBFβ/. Les souris
souris ont été traités par un mutagène, l’ENU, et ensuite
hétérozygotes n’ont pas d’hématopoïèse définitive. On
suivis pour le développement d’hémopathies.
observe également un effet propre à la fusion : les
Les animaux chimériques avec des cellules ES sauvages
embryons présentent un retard dans la maturation des
n’ont pas développé d’hémopathies. En revanche, ceux
érythrocytes primitifs dérivés du sac vitellin. L’hémato-
qui étaient chimériques avec les cellules ES exprimant
poïèse primitive est normale, mais il s’ensuit une
les protéines de fusion CBF-MYH11 ont développé en
accumulation d’un grand nombre d’érythroblastes
quelques mois des LAM ressemblant aux leucémies
immatures dans la circulation sanguine.
humaines exprimant cette fusion. Il apparaît donc que
Donc, en plus de l’effet dominant d’inactivation de la
l’expression de ces protéines de fusion ne suffit pas à
fonction du CBF normal, l’oncoprotéine chimérique
entraîner l’apparition d’une leucémie, mais augmente
semble avoir un effet spécifique sur l’érythropoïèse
la propension des animaux à développer cette leucémie
primitive.
[15]. Les trois principales fusions, RUNX1-ETO, TEL-
RUNX1 et CBFB-MYH11 ont des propriétés similaires
TEL-RUNX1 [14, 16].
Le partenaire de RUNX1 dans la t(12;21) est le gène
TEL (translocated, ETS, leukemia/ETV6), localisé en
12p13. La t(12;21)(p13;q22) est spécifique des LAL de Leucémies chez les jumeaux, un modèle
type B et présente dans environ 25 % des LAL de type d’étude des LAL avec fusion TEL-RUNX1
B chez l’enfant. Un niveau élevé de concordance dans le développe-
TEL est aussi fréquemment remanié dans des transloca- ment des LA a été remarqué depuis longtemps chez les
tions chromosomiques indépendamment de RUNX1. jumeaux (monochorioniques). Il est de presque 100 %
Il code pour un facteur de transcription de la famille pour les leucémies du nouveau-né et de 10-15 % pour
ETS dont les membres sont impliqués dans la réponse les LAL-B de l’enfant. Ces observations suggéraient une

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origine anténatale de la leucémie. La fréquence élevée pourrait correspondre à la fréquence de survenue


de la t(12;21)(p13;q21) dans les LAL-B de l’enfant a per- d’anomalies génétiques coopérant avec la t(12;21)
mis au groupe de Greaves d’étudier en détail ces leucé- dans les cellules porteuses de la translocation. Donc,
mies [17]. Dans ce type de pathologie, il a pu montrer de façon schématique, un individu donné porteur de la
que la séquence du point de fusion de la translocation translocation t(12;21) à la naissance a une probabilité
t(12;21) était identique dans les cellules leucémiques de 1/100 de développer une LAL-B. Nous avons vu
des deux jumeaux. Cela montrait une origine commune, plus haut que chez les jumeaux, la concordance pour
donc anténatale, des cellules porteuses de la transloca- le développement d’une LAL-B est d’approximative-
tion. En analysant l’ADN présent sur les membranes ment de 1/10. La différence de probabilité de dévelop-
utilisées pour le test de Guthrie (test effectué de façon per une leucémie en ayant la t(12;21) à la naissance
systématique sur un échantillon de sang prélevé à la entre 1/100 (dans la population générale) et 1/10
naissance), il a pu montrer que la translocation t(12;21) (dans le même contexte génétique, un des jumeaux
était présente à la naissance, c’est-à-dire deux à dix ans a déjà développé la maladie) serait donc liée à la
avant l’apparition clinique de la maladie. Ces résultats variabilité génétique interindividuelle.
peuvent donc être interprétés de la façon suivante : la
translocation survient dans une cellule hématopoïétique LAL
immature au cours de la vie fœtale. Cette cellule circule
entre les jumeaux et persiste pendant une dizaine LAL-B
d’années. Si durant cette période les cellules porteuses Les LAL-B ont fait l’objet d’études poussées, par micro-
de la translocation t(12;21) acquièrent d’autres anoma- array [10]. Une partie des LAL-B expriment la fusion
lies génétiques, une LAL-B peut se développer. Sinon, BCR-ABL1. Celle-ci est en général associée à des
les cellules porteuses de t(12;21) disparaissent. La anomalies, inactivatrices du gène IKAROS. La délétion
fréquence de LAL-B porteuse de t(12;21) est très faible d’IKAROS semble constituer un facteur de mauvais
chez les patients âgés de plus de 15 ans. pronostic.
Recherchée de façon systématique dans les cartes de D’une façon générale, les LAL-B sont associées à des
Guthrie, la t(12;21) est détectable chez un nouveau-né mutations inactivatrices de gènes codant pour des
sur 600. La fréquence de LAL-B avec t(12;21) étant facteurs de transcription impliqués dans le contrôle
approximativement 100 fois moindre, la différence de la différenciation lymphoïde B normale (tableau 1).

Tableau 1. Exemples de gènes mutés ou remaniés dans les LAL-B.

Gènes affectés Type d’anomalie Remarques


TEL-RUNX1 Translocations RUNX1 participe au contrôle de la différenciation lymphoïde B
E2A-PBX1 Translocations
Fusions MLL Translocations
BCR-ABL1 Translocation
PAX5 Mutations/délétions/translocations Participe au contrôle de la différenciation lymphoïde B
IKZF1/IKAROS Mutations/délétions Participe au contrôle de la différenciation lymphoïde B
EBF1 Mutations/délétions Participe au contrôle de la différenciation lymphoïde B
FOXP1 Translocations
LEF1 Mutations/délétions Participe au contrôle de la différenciation lymphoïde B
E2A Mutations/délétions Participe au contrôle de la différenciation lymphoïde B
CMYC Translocations
CEBPs Translocations
ID4 Translocations Participe au contrôle de la différenciation lymphoïde B
CRLF2/TSLPR Translocations/autres remaniements Mutations activatrices, associées à des mutations
des gènes de la famille JAK
CDNK2 Mutations/délétions
RB1 Mutations/délétions

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LAL-T domaine de dimérisation. Les ligands de NOTCH1


sont les protéines de la famille delta-like normalement
La porte d’entrée des études sur les LAL-T a longtemps
exprimées à la surface cellulaire. L’interaction ligand-
été les anomalies de gènes qui codent pour les chaînes
récepteur entraîne deux coupures protéiques, l’une
du récepteur à l’antigène. Ces anomalies sont liées aux
extra-, l’autre intracellulaire, permettant l’entrée de la
remaniements physiologiques subis par ces gènes au
partie intracellulaire de NOTCH1 dans le noyau et son
cours de la différenciation normale. Elles entraînent le
interaction avec le facteur de transcription RBPJ. Cette
plus souvent l’expression ectopique d’une protéine
interaction entraîne la transactivation des gènes cibles
normale à partir du gène partenaire juxtaposé au
de RBPJ, et cette réponse transcriptionnelle semble
gène du TCR, à la suite du remaniement.
la réponse majeure de la signalisation NOTCH.
Une partie de ces gènes n’est pas exprimée au cours de
La signalisation NOTCH est instructive pour la diffé-
la différenciation thymique normale et code pour des
renciation lymphoïde T.
facteurs de transcriptions impliqués dans le contrôle de
Les translocations t(7;9) entraînent l’expression d’une
la biologie des cellules souches (tableau 2).
protéine tronquée constitutivement nucléaire et active,
Le gène NOTCH1 a été isolé chez l’homme du fait de
donc une activation constitutive de la voie NOTCH.
son implication dans des translocations rares t(7;9)
Par la suite, des mutations ont été retrouvées dans les
(q35;q34) spécifiques des LAL-T. Il existe quatre
LAL-T qui touchent le domaine de dimérisation des
gènes de la famille NOTCH chez l’homme [18].
protéines NOTCH1, un domaine modulant la stabilité
NOTCH1 est essentiel pour la différenciation lym- de la partie intracellulaire de NOTCH1 ou FBXW7,
phoïde T. Il code pour un récepteur membranaire l’une des protéines impliquées dans la dégradation
composé de deux peptides provenant de la protéolyse de NOTCH1. Ces mutations aboutissent à une hyper-
d’une proprotéine NOTCH1, et associés par un sensibilité ou à une activation constitutive de la voie
NOTCH1, et sont trouvées, ensemble ou séparément,
Tableau 2. Exemple de gènes mutés ou remaniés dans les LAL-T.
dans plus de la moitié des LAL-T.
Gènes Type d’anomalie Remarques Cet exemple illustre une fois de plus que l’étude d’une
affectés anomalie chromosomique rare permet d’identifier des
NOTCH1 TCR/mutations gènes qui peuvent être impliqués plus fréquemment
TLX1 TCR selon d’autres modalités dans la transformation
TLX3 BCL11B/TCR tumorale.
HOXA TCR/BCL11B
TAL1/SCL, TCR/autres TAL1/SCL : fonction
TAL2, LYL1 remaniements importante dans
les cellules souches
LA myéloblastiques
hématopoïétiques De nombreuses anomalies génétiques sont connues
LMO1, LMO2 TCR/autres LMO2 : fonction dans les LAM [19, 20] (tableau 3). Comme pour les
remaniements importante dans
les cellules souches autres leucémies, ce sont d’abord les translocations
hématopoïétiques chromosomiques qui ont été analysées, puis les
MYB TCR/autres anomalies submicroscopiques. Le nombre d’événe-
remaniements
ments connus et les combinaisons qui existent entre
CALM-AF10 Translocations-gène
de fusion eux multiplient le nombre de sous-classes moléculaires
Fusions MLL Translocations de LAM. Les valeurs pronostiques de ces anomalies et
NUP218- Épisome-gène de leurs modalités de coopération oncogénique restent
ABL1 fusion difficiles à établir.
PTEN Mutations/délétions Inactivation
FBW7 Mutations/délétions Inactivation
PHF6 Mutations/délétions Inactivation Leucémies à promyélocytes
LEF1 Mutations/délétions Inactivation et t(15;17)(q24;q21)
PTPN2 Mutations/délétions Inactivation La translocation t(15;17) est spécifique des leucémies à
CDKN2A Mutations/délétions Inactivation
promyélocytes. Elle fusionne le gène promyelocytic

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Mécanismes de la leucémogenèse

Tableau 3. Exemples de gènes mutés ou remaniés dans les LAM. protéine NPM1 est très majoritairement cytoplas-
mique, tandis qu’elle est normalement détectée majo-
Anomalies géniques Remarques
ritairement dans le nucléole. Dans ces LAM, une copie
Fusions CBF Associées aux mutations KIT et RAS du gène NPM1 porte des mutations entraînant le plus
Fusions PML-RARA Associées aux mutations FLT3 souvent un saut de phase qui change les sept derniers
Fusions MLL Associées aux mutations FLT3 acides aminés de la protéine. De ce fait, un signal de
Fusions NUP98
localisation nucléolaire, situé normalement dans cette
Activation EVI1 Activation transcriptionnelle
région de la protéine, est remplacé par un signal
Mutations NPM1 Associées aux mutations FLT3
Mutations FLT3 Mutations activatrices
d’exportation nucléaire. Comme NPM1 est une pro-
Mutations KIT Mutations activatrices téine multimérique (décamérique), la mutation d’une
Mutations RAS Mutations activatrices copie aboutit à ce que la grande majorité des protéines
Mutations IDH1/2 Mutations activatrices NPM1 sauvages et mutées soit localisée dans le cyto-
Mutations CEBPA Mutations inactivatrices plasme de la cellule. La valeur pronostique de cette
Mutations WT1 Mutations inactivatrices mutation semble être défavorable si elle est associée
Mutations TET2 Mutations inactivatrices à une mutation de FLT3 et favorable si elle ne l’est pas.
Mutations RUNX1 Mutations inactivatrices
Mutations TP53 Mutations inactivatrices
Mutations SHP-
2/PTPN11
Mutations inactivatrices Conclusion
Deux notions peuvent être soulignées :
– d’une part, certaines des mutations observées dans
leukemia (PML), sur le chromosome 15 et celui du les leucémies humaines n’entraînent pas directement
récepteur alpha de l’acide rétinoïque (RARA) sur le la transformation cellulaire, mais peuvent prédisposer
chromosome 17 [21, 22]. La protéine de fusion PML- au développement des leucémies humaines ;
RARA exerce un effet dominant négatif sur l’activité de – d’autre part, un nombre important de mutations est
RARA. Elle se fixe aux gènes cibles de RARA, inhibe observé dans chaque échantillon leucémique, mais il
leur transcription et ne répond plus à l’acide rétinoïque. n’est pas établi que toutes participent de façon signifi-
L’utilisation pharmacologique d’un analogue de l’acide cative à la transformation cellulaire. Un des arguments
rétinoïque, l’acide tout-transrétinoïque (ATRA), permet en faveur du rôle actif d’une mutation donnée est sa
de lever le blocage de la transcription et autorise la récurrence dans les échantillons tumoraux. Il faudra
différenciation des blastes. Il s’agit chronologiquement néanmoins préciser plusieurs points :
du premier exemple de thérapeutique ciblée. – différencier les mutations participant activement à
la transformation (mutations driver) de celles qui ne
jouent aucun rôle (mutations passenger) ;
Mutations du gène NPM1
– déterminer si les mutations sont présentes ensem-
Le gène NPM1 est le siège de mutations originales ble dans les mêmes cellules et coopèrent pour trans-
observées dans plus de 30 % des LAM à caryotype former la cellule ou si elles coexistent au sein de
normal [23]. sous-clones différents ;
NPM1 est une protéine abondante qui navigue entre le – établir la chronologie de survenue de ces muta-
nucléole et le cytoplasme et qui module la voie des tions. Définir l’anomalie primaire, celle qui est à
suppresseurs de tumeurs P53/ARF, la biogenèse des l’origine du développement de la leucémie permet
ribosomes, la régulation transcriptionnelle, la duplica- de l’identifier comme une cible thérapeutique privi-
tion des centrosomes, et sert également de protéine légiée. En effet, les succès obtenus dans le traite-
chaperonne. La partie aminoterminale de NPM1 est ment ciblé des LMC et des LA à promyélocytes
fusionnée à de nombreuses protéines à la suite de sont probablement dus au fait que la génétique de
translocations chromosomiques dans des hémopathies ces tumeurs étant relativement simple, liée à un seul
variées, lymphomes, leucémies et myélodysplasies. événement oncogénique (BCR-ABL1 et PML-RARA
L’utilisation d’un anticorps contre NPM1 a permis respectivement), il a été possible de le cibler de
d’identifier un sous-groupe de LAM pour lesquelles la façon efficace. ▼
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O. Bernard

Remerciements. Je remercie Florence Nguyen Khac, pour sa relec- 11. Slany RK. The molecular biology of mixed lineage leukemia.
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