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FECC [TD Sociologie, 1A] [Pr. LLORED.

2023-2024]

Compléments sur le modèle des cités

• Sources
[1] : Luc Boltanski & Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur,
Paris, Gallimard, 1991.
[2] : Luc Boltanski & Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
[3] : Luc Boltanski, La condition fœtale. Sociologie de l’engendrement et de l’avortement,
Paris, Gallimard, 2004.
[4] : Luc Boltanski & Eve Chiapello, « Les ʺpetitsʺ dans une société de réseaux (entretien
avec Eve Chiapello et Luc Boltanski), Autres temps, n°59, automne, 1998, p. 15-21.
[5] : Mohamed Nachi, Introduction à la sociologie pragmatique, 2ème édition, Paris, Armand
Colin, 2015.

• Rappel du cadre et précisions


Le modèle des cités a regroupé d’abord six cités (inspirée, domestique, de l’opinion,
civique, marchande, industrielle) [1] et a été étendu à une septième cité ensuite (cité par
projets ou, autre dénomination présente dans la littérature, « cité connexionniste ») [2]. Ce
modèle prend « en compte les façons dont les personnes s’engagent dans l’action, leurs
justifications et le sens qu’elles donnent à leurs ʺactionsʺ » [2, p. 36].
Les acteurs recherchent des équivalences entre leurs arguments et ceux des autres acteurs qui
sont en désaccord avec eux. L’accord renvoie à un principe général, que Boltanski et
Thévenot appellent « grandeur », qui peut, d’un point de vue métaphorique, être comparé à un
« étalon » [5]. Il s’agit d’un principe, d’ordre moral, ou d’un « modèle de justice » auquel les
acteurs se réfèrent pour se justifier, décrire une situation et pour évaluer les propos de l’autre
en vue de trouver un accord avec lui.
Le postulat fort de cette approche tient au fait que, dans des situations de désaccord, de
critique, de dénonciation, les acteurs sont amenés à se justifier, à expliquer, à expliciter,
clarifier, à faire valoir leurs points de vue, en rendant leurs arguments acceptables par autrui.
Pour ce faire, ils mobilisent leur sens moral et mettent à l’épreuve les principes de justice qui
leur paraissent s’ajuster à la situation vécue.
Les individus pouvant se référer à des grandeurs différentes, il y a des « économies » de la
grandeur, pas seulement au sens « économique », mais, plus largement, des façons de
s’accorder, de s’entendre autour de conventions dans une organisation, c’est-à-dire des
systèmes d'attentes réciproques entre les personnes sur leurs comportements [3].
Voici, dans ce qui suit, quelques compléments relatifs à chaque cité pour vous aider à mieux
comprendre la démarche de Boltanski, Thévenot et Chiapello.

Il faut garder à l’esprit que ces derniers ont examiné ce que les personnes font, en réalité, avec
des jugements de valeur, comment ils les mettent à l’épreuve, en s’intéressant aux raisons
pour lesquelles certains jugements sont plus légitimes que d’autres.

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FECC [TD Sociologie, 1A] [Pr. LLORED. 2023-2024]

• Cité inspirée
Les auteurs font appel à la théologie de la « Cité de Dieu » de Saint Augustin (354-
430) pour illustrer le type de principe valorisé dans ce type de cité.
Fondée sur le détachement par rapport à l’opinion, le sacrifice et l’oubli de soi, la créativité.
Le principe d’équivalence sur lequel repose l’ordre de grandeur est l’inspiration. Être inspiré,
avoir du détachement par rapport aux biens de « ce bas monde », c’est chercher à se réaliser
sans se préoccuper de l’opinion des autres, en se passant de la reconnaissance des gens.
C’est une cité qui rappelle l’acte de détachement des prophètes et des mystiques, ou des
artistes par rapport aux conventions sociales.
L’expérience de l’inspiration s’exprime sous la forme d’actes dépourvus d’autosatisfaction,
d’amour de soi.
Recherche de la qualité, de la profondeur, de la réflexion, du qualitatif sur le quantitatif, de
l’authenticité.
Eloge de l’intuition et de la puissance créatrice de l’humain.

• Cité domestique
Les auteurs font appel à l’ouvrage de Bossuet (1627-1704), La politique tirée des
paroles de l’Ecriture sainte, pour illustrer le type de principe valorisé dans cette cité.
La grandeur dépend ici de la position hiérarchique des personnes dans une chaîne de
dépendances personnelles. Le lien politique entre les êtres est conçu et perçu comme une
généralisation du lien entre génération lié à la tradition. Connaître sa place dans la hiérarchie,
dans la famille, dans la société, c’est connaître sa grandeur.
La personne est définie comme appartenant à une lignée, elle est un maillon d’une chaîne
hiérarchisée d’êtres. Le rang, le statut familial, l’âge, l’ancienneté, la position au sein de la
famille (aîné/cadet) sont déterminants.

• La cité de l’opinion
Les auteurs font appel à l’ouvrage Le Lévianthan de Hobbes (1588-1679) pour illustrer
le type de principe valorisé dans cette cité.
La grandeur d’une personne et l’estime qu’elle a d’elle-même dépendent entièrement de
l’opinion des autres. La grandeur d’une personne est donc définie par la reconnaissance par
les autres de sa réputation, de sa gloire, de sa notoriété, de sa renommée. Bénéficier de
l’estime des « grands » vaut plus que bénéficier de celle des « petits ».

• La cité civique ou « collective »


Les auteurs font appel à l’ouvrage Le contrat social de Rousseau (1712-1778) pour
illustrer le type de principe valorisé dans cette cité.
Cette cité s’établit contre la dépendance personnelle à la hiérarchie (cité domestique) et contre
l’opinion des autres (cité de l’opinion). Les liens entre les personnes sont médiatisés par la
volonté générale. Autrement dit, l’accès à la « grandeur » ne dépend ni d’une inspiration, ni
de l’insertion dans un réseau de relations personnelles, ni de l’opinion des autres, mais dans la
convergence des volontés humaines pour servir le bien commun. Les intérêts personnels de
chacun sont mis de côté pour viser l’intérêt général, celui de l’entreprise par exemple.

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La grandeur des personnes est donc liée à la référence au général, à un état auquel elles
accèdent en se dépouillant de leur singularité et en sacrifiant leurs intérêts immédiats,
égoïstes, personnels.

• La cité industrielle
Les auteurs font appel à l’œuvre de Saint-Simon (1760-1825) pour illustrer le type de
principe valorisé dans cette cité. Saint-Simon vouait une sorte de culte aux scientifiques. Son
système était associé à la production de biens matériels orientée par l’organisation, la
programmation et l’investissement pour l’avenir.
La grandeur est l’efficacité qui détermine une échelle des capacités professionnelles. La
grandeur des personnes se mesure à leur efficacité, à leur capacité à répondre utilement aux
besoins sociaux et économiques. Le « petit », dans cette « échelle de grandeur », est le moins
efficace, le moins « pourvu d’intelligence », c’est celui qui éprouve une difficulté à s’intégrer
dans les rouages d’une organisation. Le « grand » est celui qui dispose des capacités, maîtrise
les outils et objets techniques.

• La cité marchande
Les auteurs font appel à l’ouvrage La richesse des nations d’Adam Smith (1723-1790)
pour illustrer le type de principe valorisé dans cette cité. La grandeur est liée à l’acquisition de
richesses. Le fondement de cette cité repose sur l’établissement d’un lien marchand. Les
individus entrent en concurrence pour l’appropriation de biens rares, de sorte que leur richesse
leur confère une grandeur qui soient l’expression des désirs inassouvis des autres.
Ainsi dans la cité marchande, la grandeur ne se mesure pas par l’estime, la réputation ou
l’efficacité, mais par l’intermédiaire de la richesse : est « grande ou grand » celle ou celui qui
dispose d’une grande richesse. Parce que la grandeur est directement liée à la richesse, la
réussite personnelle trouve sa meilleure expression dans les formes de compétition diverses.
L’esprit de compétition, l’envie de satisfaire ses désirs prévalent. Dans cette cité, les autres
sont des concurrents, des clients, des acheteurs, des vendeurs, des gagnants et des perdants.

• La cité par projets ou « connexionniste »

Cette cité est en cours de fabrication et émerge dans les années 90 avec le développement
d’une nouvelle forme de capitalisme qu’Eve Chiapello et Luc Boltanski analysent [2]. Le
terme « par projets » vient du domaine du « management » pour désigner un nouveau mode
d’organisation des entreprises orienté vers l’organisation en réseau qui a deux traits
marquants. Le premier est le rejet de la hiérarchie (refus des rapports dominants-dominés). A
la place, cette cité prône l’adaptation au changement, la flexibilité, la créativité, bref tout ce
qui peut favoriser l’avènement d’une société flexible. Le second trait est le passage du
« contrôle » à « l’auto-contrôle » en tant que modèle de régulation. On intègre dans
l’organisation des processus de production, la confiance, l’autonomie, l’épanouissement
personnel. Le projet d‘accomplissement de soi relie la culture de la performance individuelle
à l’exaltation de la mobilité, des conceptions en réseau du lien social, et d’un monde flexible
constitué de projets multiples menés par des personnes autonomes. Le principe de mobilité
prévaut dans cette cité.
Dans cette cité connexionniste, les moments marquants sont la fin d’un projet et l’engagement
dans un nouveau projet. La grandeur se mesure à l’aune de la capacité des personnes à se
réinsérer dans un projet et surtout de passer aisément d’un projet à un autre. « L’accès à la
grandeur suppose le sacrifice de tout ce qui entrave la disponibilité, c’est-à-dire la capacité à
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s’engager dans un projet nouveau. Le grand renonce à n’avoir qu’un projet qui dure toute sa
vie (une vocation, un métier, un mariage, etc.). Il est mobile. Rien ne doit entraver ses
déplacements, c’est un ʺnomadeʺ » [2, p. 183].
L’état de « grand » est incarné par le meneur de projet dont la particularité est non seulement
d’être mobile, polyvalent et engagé, mais aussi d’être capable d’engager, de motiver les
autres. Le « petit » est celui qui ne s’engage pas et qui, par son immobilisme, demeure
dépendant des autres. « Le ʺgrandʺ, dans un tel monde, ne sera pas un calculateur mais un
intuitif, voire un visionnaire, un créatif pas un hiérarchique, un éveilleur de potentialités, un
catalyseur convivial, quelqu’un de mobile et tolérant. En face, le ʺpetitʺ de la société en
réseaux sera quelqu’un d’ʺattachéʺ, d’enraciné, de local, quelqu’un qui ne fait rien pour
étendre le réseau et qui cherche d’abord la sécurité ou la fidélité, le long terme, la stabilité »
[4, p. 17].

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