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Économie rurale

Agricultures, alimentations, territoires

369 | Juillet-septembre
Varia

Édition électronique
URL : http://journals.openedition.org/economierurale/6873
DOI : 10.4000/economierurale.6873
ISSN : 2105-2581

Éditeur
Société Française d'Économie Rurale (SFER)

Édition imprimée
Date de publication : 30 septembre 2019
ISSN : 0013-0559

Référence électronique
Économie rurale, 369 | Juillet-septembre [En ligne], mis en ligne le 03 janvier 2021, consulté le 17 mars
2021. URL : http://journals.openedition.org/economierurale/6873 ; DOI : https://doi.org/10.4000/
economierurale.6873

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1

SOMMAIRE

Les points forts de ce numéro

Recherche

La structure du capital des exploitations agricoles françaises


Geoffroy Enjolras et Gilles Sanfilippo

Difficultés des canaux de distribution alimentaire en territoire rural : l’importance du leader


Virginie Noireaux et Patrick Ralet

Estimation des élasticités de demande des produits alimentaires au Togo


Tomgouani Lanié

Entre asymétrie d’information et incertitude partagée. Analyse des systèmes de certification


biologique pour le marché domestique kenyan
Chloé Tankam, Dominique Vollet et Olivier Aznar

Terre de Liens, un levier foncier militant au service d’un projet politique pour l’agriculture
Pascal Lombard et Adrien Baysse-Lainé

Faits et chiffres

Le renouvellement de la contractualisation territoriale de l’État français : les contrats de


ruralité
Gwénaël Doré et Mohammed Chahid

Note de lecture

Jean-Marie Funel. Le projet, le territoire et autres contingences Regards sur l’action


collective
Marielle Berriet-Solliec

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


2

Les points forts de ce numéro

Geoffroy Enjolras, Gilles Sanfilippo


La structure du capital des exploitations agricoles françaises
La dette et les investissements sont intégrés simultanément dans l’analyse. Les
agriculteurs préfèrent les fonds internes à la dette à court et long terme. Au fil des
années, la part du financement par la dette à court terme augmente.
Virginie Noireaux, Patrick Ralet
Difficultés des canaux de distribution alimentaire en territoire rural. L’importance du
leader
Il existe de nombreux freins à la viabilité les canaux de distribution alimentaires en contexte
rural. Le leader est essentiel à l'efficience des canaux de distribution et possède trois attributs : la
vision, la légitimité et l'expertise. En milieu rural, les difficultés sont liées à la légitimité ou au
manque de compétence logistique du leader.
Tomgouani Lanié
Estimation des élasticités de demande des produits alimentaires au Togo
Les élasticités de demande des produits alimentaires sont quasi-inexistantes au Togo.
Les estimations des élasticités-prix de demande montrent que celles-ci sont négatives
Les élasticités-revenus montrent que le maïs et le riz sont des biens de nécessité La
politique d’allègement fiscal semble être efficace dans la réduction de la pauvreté
Chloé Tankam, Dominique Vollet, Olivier Aznar
Entre asymétrie d’information et incertitude partagée. Analyse des systèmes de
certification biologique pour le marché domestique kenyan
Les marchés font face à un enjeu d’asymétrie d’information et d’incertitude partagée.
L’incertitude partagée est renforcée dans le cas de marchés en émergence. La
certification par tiers a été remplacée par un système participatif de garantie. Le
système participatif de garantie conservé s’avère le moins efficace
Pascal Lombard, Adrien Baysse-Lainé
Terre de Liens, un levier foncier militant au service d’un projet politique pour
l’agriculture
Pour TDL terre et bâtis agricole sont des biens communs, objet de soins et de luttes.
TDL, en quête de légitimation par les institutions, renouvelle la gestion foncière. La

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propriété et la gestion du foncier par TDL : ruptures avec les chartes paysannes. TDL,
réseau sociotechnique, déconstruit le rapport propriétaire-fermier-territoire.
Gwenaël Doré
Le renouvellement de la contractualisation territoriale de l’État français : Les
contrats de ruralité
Les contrats de ruralité marquent le retour de l’Etat dans les territoires. Signés par plus
de 450 territoires, ils sont perçus comme un outil de dialogue. Tout projet communal
soumis à l’État doit être validé par l’intercommunalité. Mais ils manquent d’une
programmation financière pluriannuelle sur 2017-2020.

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Recherche

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La structure du capital des


exploitations agricoles françaises
The capital structure of French farms

Geoffroy Enjolras et Gilles Sanfilippo

NOTE DE L'AUTEUR
Cette recherche a bénéficié du soutien de l’Agence Nationale de la Recherche (ANR)
dans le cadre du projet de recherche « Valeur et transmission de l’exploitation
agricole : regards croisés de l’économie de la sociologie » (FARM_VALUE ANR-15-
CE36-006-01).

1 Comme toute entreprise, les exploitations agricoles font face à de nombreux besoins
qu’elles doivent financer. En premier lieu, les agriculteurs doivent établir leur
exploitation avec une structure capitalistique qui évolue au fil des efforts
d’investissement et de modernisation. En second lieu, ils doivent maintenir un niveau
de trésorerie qui leur permet de gérer leur activité au quotidien et de faire face aux
risques d’exploitation (Barry et Robison, 2001). D’un point de vue structurel et
financier, les exploitations agricoles se rapprochent des petites et moyennes
entreprises (TPE-PME). Souvent familiales, elles ont à leur tête un chef d’exploitation,
véritable entrepreneur qui concentre les décisions stratégiques et opérationnelles
(Barry et al., 2000).
2 Cependant, si ces entreprises sont exposées à un risque lié aux variations des
conditions économiques (e.g. prix de vente et coûts des facteurs de production) comme
la plupart des TPE-PME, elles présentent de surcroît un risque supplémentaire
spécifique lié à leurs cycles de productions d’origine végétale ou animale dont la
performance dépend de facteurs externes, biologiques et climatiques (Hardaker et al.,
2015). A contrario, les exploitations bénéficient de formes juridiques et d’un statut fiscal
accommodants, et elles perçoivent des subventions issues de la Politique agricole
commune (PAC) qui viennent accroître leur revenu (Chassard et Chevalier, 2007).

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Comme le montrent Guan et Oude Lansink (2006), ces caractéristiques présentent un


impact sur les décisions de financement des exploitations agricoles en complexifiant le
cadre d’analyse de leur structure financière.
3 Sur le modèle de la plupart des petites et moyennes entreprises, les sources de
financement des exploitations agricoles sont relativement limitées. Sans accès direct
aux marchés de capitaux, leurs ressources dépendent principalement des capitaux
propres apportés par le chef d’exploitation et de la dette (à court et long terme)
bancaire (Danilowska, 2009). Chacune de ces sources de financement présente ses
propres avantages et limites. Historiquement, les agriculteurs ont préféré les fonds
propres internes en raison de leur coût et de leur risque, apparemment moins élevés, et
ce parfois au détriment de leur rémunération individuelle (Barry et al., 2000). À leurs
yeux, même si l’endettement permet de diminuer le montant d’impôt à payer, il est
surtout associé à des coûts et des risques plus élevés (Zhao et al., 2008). Par la
combinaison des capitaux propres et de la dette, les agriculteurs sont supposés
bénéficier d’une structure du capital plus robuste grâce aux fonds propres et d’un effet
de levier procuré par l’endettement (Bierlen et al., 2000). En pratique, les agriculteurs
décident de leur stratégie de financement en fonction de la santé financière de leur
exploitation, de leurs propres besoins financiers et des perspectives de leur activité
(Benjamin et Phimister, 2002).
4 La structure du capital (i.e. ce qui revient à déterminer le niveau d’endettement) et son
évolution jouent traditionnellement un rôle central dans la gestion financière d’une
entreprise, quels que soient sa taille et son secteur d’activité. Dans leurs travaux
précurseurs, Modigliani et Miller (1958) ont montré qu’au sein de marchés parfaits, ni
les choix de structure de capital ni la politique de dividendes n’affectent
substantiellement la valeur de l’entreprise. Depuis lors, en tenant compte des
inévitables imperfections de marché, de nombreux travaux ont montré que le choix de
différentes sources de financement affecte substantiellement la valeur de l’entreprise.
Ces études ont donné naissance à différentes théories sur la structure optimale du
capital (et donc du ratio d’endettement). Parmi elles, la théorie du trade-off (Miller,
1977) et la théorie du financement hiérarchique (Myers et Majluf, 1984) sont
probablement les plus célèbres. Ces théories ont été principalement validées
empiriquement dans le cadre du financement de grandes entreprises et moins
fréquemment dans le cadre de PME-TPE dont font partie les exploitations agricoles (Wu
et al., 2014).
5 Si la littérature en économie et gestion agricoles a déjà examiné les problèmes associés
aux financements et aux investissements des exploitations, ces travaux ont
insuffisamment pris en compte le rôle central de l’endettement dans la prise de
décision. Parmi les rares études qui ont appliqué aux exploitations agricoles les
théories issues de la littérature financière, Guan et Oude Lansink (2006) ont démontré
le rôle disciplinaire de la dette sur les investissements. Zhao et al. (2008) ont également
mis en évidence le rôle de la dette comme signal sur la structure du capital en
conjonction avec les théories du trade-off et du financement hiérarchique. Rossi et al.
(2015) ont trouvé des résultats similaires pour les petites et moyennes entreprises
italiennes du secteur agro-alimentaire. Pour autant, la plupart des travaux existants
ont essentiellement considéré la dynamique et le coût des investissements, en se
fondant sur l’hypothèse que les fonds nécessaires au financement des exploitations
étaient relativement disponibles (Bojnec et Latruffe, 2011). La dette est considérée plus

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en détail quand les investissements sont réalisés sous contrainte financière dont le
rationnement du crédit. Cette situation est typiquement présente dans les économies
en transition (Foltz, 2004 ; Latruffe, 2005 ; Petrick, 2004) ou dans les économies
subissant une crise financière associée à une forte contraction du crédit (Petrick et
Kloss, 2013).
6 Les études conduites à l’échelle européenne suggèrent l’existence de différents
parcours de financement et d’investissement selon les pays (Myyrä et al., 2011 ; Skevas
et al., 2017). La France possède la plus vaste surface agricole utile de l’Union européenne
et ce pays est aussi le plus important producteur agricole de l’Union 1. Pour autant, un
intérêt limité a été porté jusqu’à présent à la dynamique du financement des
exploitations agricoles françaises alors même que le secteur agricole connaît une
double crise dans ce pays : des revenus faibles, une performance économique en déclin
(Bureau et al., 2015) couplés à une crise de transmission et de succession (Burton et
Fischer, 2015). Dès lors, un examen approfondi de la façon dont les décisions de
financement sont prises constitue un enjeu important pour les exploitants agricoles.
7 L’objectif de cet article est donc double. D’une part, il vise à identifier le rôle, la part et
l’évolution de l’endettement dans le financement des investissements des exploitations
agricoles françaises. D’autre part, il cherche à évaluer quelles théories financières de la
structure du capital s’appliquent aux exploitations agricoles françaises, en proposant
une étude empirique. Ce travail vise à procurer un regard novateur sur la relation entre
les différentes théories de la structure du capital et les études empiriques en lien avec
les exploitations agricoles, au moyen d’hypothèses de recherche testables. Alors que la
structure du capital, l’endettement et les investissements des exploitations françaises
sont étudiés de près par le ministère de l’Agriculture (Agreste, 2015), les raisons de leur
dynamique restent à étudier.
8 L’analyse empirique s’appuie sur la base de données du Réseau d’information
comptable agricole (RICA) pour la période 2000-2014. Par construction, les données du
RICA sont représentatives des exploitations françaises de taille commerciale,
particulièrement en termes d’orientation productive. Grâce aux nombreuses données
comptables et financières que comprend cette base (produits et charges, bilan et
compte de résultats), elle apparaît comme la plus complète et appropriée pour conduire
une étude sur la structure financière des exploitations. De plus, un coefficient
d’extrapolation est associé à chaque exploitation agricole permettant d’obtenir des
résultats agrégés à l’échelle de la France.
9 Notre article est organisé comme suit. La première partie est consacrée au rôle
théorique de l’endettement dans les choix d’investissement et à la formulation des
hypothèses de recherche. La deuxième partie est centrée sur le cadre empirique,
incluant une description de la base de données et notre modélisation économétrique.
La troisième analyse les résultats du modèle économétrique et les discute et la
quatrième conclut.

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Cadre théorique : structure du capital et


investissements des entreprises
10 Plusieurs théories ont été proposées pour expliquer le choix des sources de
financement des firmes, notamment la théorie du trade-off (Miller, 1977) et celle du
financement hiérarchique (Myers et Majluf, 1984).

1. La théorie du trade-off

11 Dans la théorie du trade-off, les dirigeants (ou propriétaires) cherchent à optimiser le


ratio d’endettement de l’entreprise afin de maximiser sa valeur, en abaissant leur coût
moyen du capital. Cet équilibre est obtenu par l’arbitrage entre les avantages et les
coûts de l’emprunt (Myers, 1984) : les avantages fiscaux de l’endettement sont
comparés aux coûts liés à la détresse financière (les frais juridiques et administratifs de
faillite), et les coûts liés aux conflits d’agence entre les actionnaires et les porteurs
d’obligations.
12 Ces deux facteurs influencent la décision de financement des entreprises vers un ratio
d’endettement optimal de manière séquentielle : dans un premier temps, l’économie
d’impôt liée au paiement des intérêts de la dette surpasse les autres coûts et pousse les
gestionnaires à financer leurs investissements grâce à l’endettement. Dans un second
temps, l’endettement augmente le risque de crédit et de liquidité, jusqu’au point où il
n’y a pas d’avantage supplémentaire à financer les nouveaux investissements par
dette : les avantages fiscaux sont égaux aux coûts de faillite et d’agence associés à la
dette. La théorie du trade-off prédit donc à l’équilibre que chaque entreprise possède un
niveau d’endettement cible et qu’elle ajustera sa structure du capital de manière
progressive jusqu’à atteindre ce niveau cible.
13 En pratique, l’existence de coûts d’ajustement empêche les entreprises d’ajuster
parfaitement leur structure du capital comme le prédit la théorie. Elles procèdent alors
à un ajustement partiel de la dette vers le ratio d’endettement optimal (López-Gracia et
Sogorb-Mira, 2008). En outre, le ratio d’endettement optimal variera au fil du temps en
raison d’un environnement économique instable (variations des taux d’intérêt par
exemple). La théorie du trade-off dynamique considère ainsi un ajustement partiel et
des changements dans le taux d’endettement cible selon les entreprises et les périodes
considérées (Flannery et Rangan, 2006). Cet ajustement s’effectue de manière plus ou
moins rapide en fonction des ressources financières disponibles et du secteur d’activité,
en particulier au sein des petites et moyennes entreprises (López-Gracia et Sogorb-
Mira, 2008). La théorie du trade-off a également été testée et validée dans le cadre des
exploitations agricoles par plusieurs auteurs (Barry et al., 2000 ; Zhao et al., 2008).
L’ensemble des études montre que les exploitations agricoles ont un ratio
d’endettement cible avec une vitesse d’ajustement dépendant notamment des
spécialisations des exploitations.

2. La théorie du financement hiérarchique

14 Initiée par Myers et Majluf (1984), la théorie du financement hiérarchique stipule que
les gestionnaires préfèrent, dans l’ordre, de l’autofinancement à de la dette, de la dette

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d’exploitation à court terme (peu risquée) à de la dette financière (plus risquée) à long
terme, et puis de la dette à une augmentation de capital.
15 En premier lieu, la théorie montre que les entreprises préfèrent mobiliser un
financement interne (cash-flows générés par l’exploitation ou trésorerie disponible) par
rapport à un financement externe en raison de l’asymétrie d’information existant entre
les acteurs internes (propriétaires, dirigeants) et les acteurs externes (bailleurs de
fonds) à l’entreprise. Cette asymétrie d’information provient des imperfections du
marché des capitaux. En effet, les dirigeants/propriétaires détiennent plus
d’informations sur les perspectives de leur entreprise que les investisseurs externes
(prêteurs ou actionnaires potentiels). Il en résulte une augmentation des coûts d’agence
pour les investisseurs externes afin de surveiller les emprunteurs. Jensen et Meckling
(1976) montrent en effet que l’endettement pousse à prendre des risques en termes
d’investissement, voire de surinvestissement. Une partie de ces coûts d’agence est
transférée des prêteurs aux emprunteurs, ce qui entraîne des coûts d’agence
supplémentaires pour l’entreprise (Myers, 1977). En l’absence d’opportunités
d’investissement, les entreprises conservent en interne leurs bénéfices et accumulent
des capacités financières pour éviter d’avoir à lever des financements externes à
l’avenir.
16 En second lieu, si les fonds internes ne peuvent financer les opportunités
d’investissement et que l’entreprise peut obtenir un financement externe, elle choisira
parmi les différentes sources de financement externes celle qui minimisera les coûts
supplémentaires liés à l’asymétrie d’information. À titre d’illustration, l’émission
d’actions ou de parts sociales est la plus coûteuse car l’écart d’information (comme la
connaissance de la distribution des résultats futurs par exemple) entre les dirigeants/
actionnaires et les actionnaires externes est maximal. En effet, les managers et les
investisseurs déjà en place possèdent une plus grande information (comme le montant
espéré des futurs résultats de l’entreprise) que les investisseurs externes. Étant donné
que le risque et/ou les résultats futurs de l’entreprise sont inconnus des investisseurs
potentiels externes, ceux-ci s’appuient sur des signaux bruités (tel le niveau
d’endettement de l’entreprise) afin d’évaluer le risque réel de leur investissement. La
valeur de l’entreprise sera donc sous-estimée par ces nouveaux investisseurs (Myers et
Majluf, 1984). Pour ces raisons, les dirigeants préfèrent la dette autant que possible.
17 L’endettement peut être à court ou à long terme. Des modèles tels que ceux de Flannery
(1986) ou Diamond (1991) tentent d’expliquer pourquoi certaines entreprises
s’endettent par de la dette court terme, même dans le cadre de financement de projets
à long terme. Dans leurs modèles, l’asymétrie d’information entre les prêteurs et
l’emprunteur poussent les firmes considérées comme peu risquées ou très risquées à
s’endetter à court terme, au contraire des firmes considérées comme moyennement
risquées, qui s’endettent à long terme. Cette asymétrie informationnelle peut être en
partie réduite par les relations nouées entre les prêteurs et les emprunteurs ou encore
par la mise en place de monitoring ou de contrat incitatifs (Milgrom et Roberts, 1992).
18 La théorie du financement hiérarchique s’adresse en priorité aux sociétés cotées. Elle
peut néanmoins se révéler utile à l’analyse des TPE-PME non cotées, et donc aux
exploitations agricoles, selon Hall et al. (2004). Il existe en effet un « déficit de
financement » (Holmes et Kent, 1991) spécifique à ces entreprises, qui se traduit par le
manque de ressources externes, mais aussi par une méconnaissance des règles et outils
financiers de la part des dirigeants. Cette méconnaissance les conduit donc à préférer le

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financement interne puis, si besoin, les prêts bancaires. Dans le domaine agricole, la
théorie du financement hiérarchique a été souvent testée conjointement avec celle du
trade-off. Les résultats des études de Barry et al. (2000), Zhao et al. (2008) et Tian (2013)
montrent que cette théorie du financement hiérarchique s’applique aux entreprises
agricoles, quelquefois avec des résultats ambigus : en effet, l’arbitrage entre la dette
long terme et la dette court terme n’est pas toujours clairement réalisé (Tian, 2013).
L’étude de Cadot (2013) sur l’endettement des entreprises de viticulture françaises
montre aussi que l’endettement à court terme, accompagné du monitoring de la dette,
tend à réduire la probabilité de défaillance.

3. Hypothèses de recherche

19 De nombreuses études (Myers, 1984 ; Barry et Ellinger, 2012) ont démontré que ces
théories ne se contredisent pas et sont même complémentaires lorsque des horizons
temporels différents sont considérés : alors que la théorie du trade-off est davantage
orientée vers l’équilibre à long terme entre différentes ressources financières, la
théorie du financement hiérarchique concerne plutôt les décisions financières à court
terme. La prise en compte conjointe de ces deux théories implique de tester deux
hypothèses de recherche (Vogt, 1994).
H1. Les exploitations françaises ont un niveau cible d’endettement à court et à long
terme, et elles ajustent en partie ce niveau d’endettement à chaque exercice
comptable.
H2. Les exploitations agricoles françaises se financent préférentiellement par de
l’autofinancement, puis par des dettes à court terme et enfin par des dettes à long
terme.
20 Ces deux hypothèses seront testées conjointement en utilisant le cadre d’analyse
empirique présenté dans la section suivante.

Cadre d’analyse empirique


21 Cette partie présente le cadre empirique de notre étude. Nous commençons par
présenter la base de données, en soulignant les principales variables utilisées. Ensuite,
nous détaillons notre modèle empirique.

1. Base de données

22 Afin d’examiner la structure du capital des exploitations agricoles françaises, nous


utilisons les données du Réseau d’information comptable agricole (RICA) couvrant la
période 2000-2014. Ces données sont à la fois les plus précises disponibles au niveau
individuel et les plus complètes et récentes que nous ayons. Il convient de noter que
l’échantillon du RICA comprend uniquement les exploitations qui, par définition,
atteignent une taille économique minimale (production brute standard d’au moins
25 000 euros). De plus, l’échantillon est basé sur une stratification définie (emplacement
géographique, orientation économique et technique et taille). Nous pouvons donc
considérer que les résultats de notre étude seront représentatifs des méthodes de
financement couramment employées par les exploitations agricoles françaises.
23 Le tableau 1 précise les variables utilisées pour tester les hypothèses définies ci-dessus.

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Tableau 1. Liste des variables utilisées dans l’analyse

Variables Variable Unité Définition

Année année - Année de l’observation

Montant des capitaux


cp € Valeur des capitaux propres
propres

Montant de dette à long Valeur des prêts dont la maturité est supérieure à
dlt €
terme 1 an

Montant de dette à court Valeur des prêts dont la maturité est inférieure à 1
dct €
terme an

Montant de la trésorerie treso € Valeur de la trésorerie nette

Montant des investissements inv € Flux d’investissement nets

Flux de dette à long terme vdlt € Variation annuelle des dettes à long terme

Flux de dette à court terme vdct € Variation annuelle des dettes à court terme

Variation annuelle de la trésorerie nette de


Flux de trésorerie vtreso €
l’entreprise

Flux d’investissement vinv € Variation des flux d’investissement nets

Capacité d’autofinancement avant prélèvements


Capacité d’autofinancement caf €
privés

Profit profit € Profit (ou perte) annuelle

Total des actifs actifs € Somme des actifs fixes et courants

Marge brute mb % Production brute standard / Total des actifs

Note : les variables en stock sont mesurées à la fin de l’exercice comptable, tandis que les variables en
flux sont calculées comme la différence entre l’exercice comptable considéré et l’exercice précédent.
Source : variables présentes ou calculées à partir de la base de données RICA 2000-2014.

2. Modèle économétrique

24 Régulièrement utilisé dans la littérature (Vogt, 1994 ; Barry et al., 2000 ; Zhao et al.,
2008 ; Tian, 2013), le modèle le plus approprié pour tester nos hypothèses de recherche
consiste en un système d’équations simultanées prenant en compte la variation de la
dette à long terme, de la dette à court terme, de la trésorerie et des investissements.

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12

25 où : dlt est le montant de dette à long terme, dlt* est le niveau cible d’endettement à
long terme, dct est le montant de dette à court terme, dct* est le niveau cible
d’endettement à court terme, treso est la valeur de la trésorerie, treso* est le niveau
cible de la trésorerie, inv est la valeur des flux d’investissement nets, CF est la valeur des
flux de trésorerie, MB est la marge brute, ε, μ, ν et ξ sont les termes d’erreurs, supposés
être iid. i et t indexent respectivement les entreprises de notre échantillon et les
exercices comptables successifs.
26 Étant donné que nous considérons toutes les exploitations présentes dans la base de
données du RICA, les variables sont standardisées par la valeur comptable des actifs
pour chaque période considérée. Par construction, la marge brute est déjà standardisée.
27 Les expressions (dlt*it-1 – dltit-1), (dct*it-1 – dctit-1) + εit et (treso*it-1 – tresoit-1) + εit
mesurent les écarts entre les niveaux de dette à long terme, de dette à court terme et
de trésorerie, et leur niveau cible. Les niveaux d’endettement cibles dlt*, clt* et treso* ne
peuvent pas être directement mesurés. Pour les prendre en compte, nous suivons la
méthodologie de Vogt (1994) et Zhao et al. (2008) qui adoptent un modèle d’ajustement
partiel, établi en variations. Cette approche en différences neutralise les effets
individuels propres à chaque exploitation, les effets annuels étant pris en compte par
des variables indicatrices annuelles. Le système d’équations précédent peut donc être
modifié de la manière suivante :

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28 où les notations restent identiques à celles de l’équation (1), vdlt est la variation de la
dette à long terme, vdct est la variation de la dette à court terme, vtreso est la variation
de la trésorerie, vinv est la variation des flux d’investissement et EA sont les effets
annuels.
29 Le système d’équations simultanées (2) prend en compte explicitement l’endogénéité
entre les variations de dette à court et long terme et des investissements, ce qui le rend
préférable à l’estimation séparée de modèles linéaires (OLS). Dans ce cadre, l’estimation
des paramètres peut être réalisée en utilisant plusieurs techniques. Nous avons choisi
d’utiliser la technique 3SLS (Three-Stage-Least Squares) qui prend en compte la
corrélation entre les termes d’erreur des différentes équations (Zellner et Theil, 1962).
Cette méthode semble être la plus appropriée lorsque les systèmes d’équations sont
correctement identifiés (Biørn, 2016). Afin d’affiner notre analyse, nous considérons un
modèle à effets fixes qui nous permet de neutraliser les caractéristiques individuelles
de chaque exploitation de notre échantillon (Tian, 2013).

Résultats
30 Cette section présente dans un premier temps les statistiques descriptives de notre
échantillon. Nous développons ensuite les résultats de la modélisation économétrique.

1. Statistiques descriptives

31 Comme le montre le tableau 2, les exploitations françaises disposent en moyenne de


351 k€ d’actifs sur la période 2000-2014, financés principalement au moyen de capitaux
propres (en moyenne 212 k€), ce qui couvre près de 61 % de la valeur des actifs investis.
L’endettement est donc moins sollicité et les agriculteurs combinent dette à long terme
(89 k€, soit 24 % en moyenne) et dette à court terme (48 k€, 15 %). Le niveau
d’endettement se situe dans la moyenne basse des entreprises françaises, le ratio
d’endettement financier (Dettes Financières nettes/Capitaux Propres) étant égal à 38 %
au lieu de 85 % en 2015 pour l’ensemble des entreprises françaises, tous secteurs
confondus (Crédit Agricole, 2017). Nous remarquons que la capacité d’autofinancement
moyenne (60 k€) permettrait de rembourser l’ensemble des dettes (89 k€ et 48 k€) en
moins de trois ans, ce qui traduit, selon les critères bancaires habituels, un faible risque
de non-remboursement des dettes.

Tableau 2. Statistiques synthétiques des exploitations agricoles françaises

Variables Moyenne Écart-type Min Max

Montant de dette à long terme (€) 89.761 126.891 0.000 5569.963

Montant de dette à court terme (€) 48.825 90.925 0.000 6485.391

Montant de la trésorerie (€) 8.606 41.071 -1956.704 2917.604

Capacité d’autofinancement (€) 60.348 64.085 -520.658 3547.937

Profit (€) 40.821 55.269 -737.230 3421.986

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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Total des actifs (€) 351.025 351.396 1.365 16445.970

Marge brute (%) 62,989 57,059 -54,636 171,383

Note : les variables sont mesurées en euros courants ou en pourcentage.


Source : calculs des auteurs basés sur les données RICA 2000-2014.

32 Les investissements réalisés se sont établis à 25 k€ en moyenne chaque année. À


première vue, il semble que ces nouveaux investissements aient été financés en partie
par un endettement qui progresse légèrement chaque année de plus de 2,8 k€ en
moyenne. Cependant, la plupart du financement provient de ressources propres,
compte tenu des niveaux observés de flux de trésorerie et de profit. Il faut noter que les
valeurs de l’écart-type, de minimum et de maximum pour tous ces indicateurs dénotent
l’hétérogénéité des exploitations agricoles en France. Certaines exploitations affichent
un fort surendettement tandis que d’autres présentent des capitaux propres négatifs,
signe d’une profonde détresse financière.
33 Le tableau 3 met en lumière la structure du capital des exploitations agricoles
françaises : la relative importance de l’endettement à court terme (15 % des actifs
totaux) soulève la question de la stabilité financière des exploitations agricoles étant
donné que les taux d’intérêt à court terme sont généralement plus volatils et que cette
dette présente une maturité inférieure à un an. En dépit de la présence de situations
extrêmes, les écarts-types restent à des niveaux relativement bas.

Tableau 3. Statistiques descriptives de la structure du capital des exploitations françaises

Variables Moyenne Écart-type Min Max

Total des dettes 38,65 % 30,47 % 0,00 % 1.539,35 %

Dette à long terme 23,97 % 20,43 % 0,00 % 1.386,68 %

Dette à court terme 14,68 % 18,65 % 0,00 % 757,83 %

Capitaux propres 61,34 % 30,47 % -1439,39 % 100,00 %

Total 100,00 % - - -

Note : les variables sont mesurées en ratio sur le total des actifs.
Source : calculs des auteurs basés sur les données RICA 2000-2014.

34 La figure 1 complète l’analyse précédente. Les distributions des dettes à long terme et à
court terme sont asymétriques à gauche, confirmant que beaucoup d’exploitations
affichent peu ou pas d’endettement. À l’inverse, la distribution des fonds propres
montre que les exploitations françaises s’appuient fortement sur les fonds propres pour
financer leurs activités.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


15

Figure 1. Distribution de la dette à long terme, de la dette à court terme et des fonds propres
rapportés à l’actif total

Note : valeurs originales avec ajustement par la loi normale.


Source : calculs des auteurs basés sur les données RICA 2000-2014.

35 La figure 2 montre l’évolution temporelle de la structure du capital des exploitations


françaises sur la période 2000-2014 avec les mêmes variables que précédemment.
Malgré une légère augmentation de l’encours de la dette (à court terme) et la baisse
continue et significative des taux d’intérêts sur la période considérée (Petrick et Kloss,
2013), la proportion relative entre la dette et les capitaux propres reste pratiquement
inchangée.

Figure 2. Évolution de la dette à long terme, de la dette à court terme et des capitaux propres
rapportés à l’actif total

Source : calculs des auteurs basés sur les données RICA 2000-2014.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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36 Les flux financiers, entrants ou sortants, sont examinés au tableau 4. Leurs variations
annuelles semblent très faibles, bien qu’il existe certaines disparités entre les
exploitations. Nous pouvons donc confirmer l’analyse menée précédemment sur
l’évolution des valeurs des différentes sources de financement : une augmentation de la
dette à court terme tandis que la dette à long terme diminue. Notons aussi que les flux
de trésorerie nets et les investissements diminuent sur la même période. Nous pouvons
en conclure à une détérioration progressive de la structure financière des exploitations
agricoles françaises.

Tableau 4. Flux financiers entrants et sortants des exploitations françaises

Variables Moyenne Écart-type Min Max

Flux de dette à long terme 1.330 43.817 -1.010.623 3.573.758

Flux de dette à court terme 1.527 36.524 -2.055.114 1.850.120

Flux de trésorerie 503 29.169 -2.606.834 2.700.769

Flux d’investissements nets -1.028 73.434 -4.542.769 3.394.141

Note : les variables sont mesurées en euros courants.


Source : calculs des auteurs basés sur les données RICA 2000-2014.

37 La figure 3 complète l’analyse des flux financiers. Les distributions soulignent


principalement la diminution de la dette à long terme dans la structure du capital des
exploitations françaises. La répartition des flux de trésorerie est également
asymétrique à gauche. En revanche, les fluctuations de la dette à court terme et des
investissements sont beaucoup plus prononcées que pour la dette à long terme et les
flux de trésorerie.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


17

Figure 3. Distribution des flux financiers des exploitations françaises

Source : Calculs des auteurs basés sur les données RICA 2000-2014.

38 La figure 4 montre l’évolution contrastée des principaux flux financiers sur la période
2000-2014. La volatilité des flux de trésorerie semble augmenter avec le temps, ce qui
traduit les conséquences de la dérégulation des marchés agricoles (Myyrä et al., 2011).
Dans le même temps, les flux d’investissements sont assez peu volatils, avec une
diminution régulière. Il ne semble donc pas exister a priori de lien direct entre le
montant des flux de trésorerie générés par l’activité et les montants investis en
immobilisations. Pour autant, la volatilité de l’endettement est aussi faible avec une
augmentation régulière de la part de la dette à court terme dans l’endettement total.

Figure 4. Évolution des flux financiers des exploitations agricoles françaises

Source : Calculs des auteurs basés sur les données RICA 2000-2014.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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2. Modèle économétrique

39 Les résultats du modèle économétrique (équations simultanées 3SLS) sont présentés


dans le tableau 5.

Tableau 5. Modèle économétrique

- 3sls

Flux de dette à Flux de dette à Flux de Flux


Variables
long terme court terme trésorerie d’investissement

Variables récursives

Flux de dette à long terme - -0,283*** - -0,039

Flux de dette à court


-0,197*** - - 0,566***
terme

Flux de trésorerie 0,101*** 0,259*** - -0,288***

Flux d’investissement 0,112*** 0,472*** - -

Variables exogènes

Montant de dette à long


-0,097*** - - -
terme-1

Montant de dette à court


- -0,140*** - -
terme-1

Montant de la
- -0,286*** -
trésorerie-1

Capacité
-0,135*** -0,568*** 0,122*** 1,241***
d’autofinancement

Marge brute-1 - - - 0,067***

Années (variables
- - - -
binaires, réf. 2001)

Année = 2002 0,003 0,004 -0,001 -0,011*

Année = 2003 0,002* -0,002 0,001 0,008

Année = 2004 0,013*** 0,012*** -0,008*** -0,012*

Année = 2005 -0,000 0,002 -0,003*** -0,004

Année = 2006 0,002* 0,016*** 0,002* -0,026***

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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Année = 2007 0,008*** 0,022*** 0,004*** -0,036***

Année = 2008 0,008*** -0,006** 0,000 -0,030***

Année = 2009 0,006*** -0,022*** -0,003** 0,057***

Année = 2010 0,020*** 0,038*** 0,002 -0,084***

Année = 2011 0,002 0,007*** 0,001 -0,013**

Année = 2012 0,004*** 0,006*** 0,001 -0,009

Année = 2013 0,000 -0,018*** 0,001 0,051***

Année = 2014 0,004*** 0,009*** -0,002* -0,010

Constante 0,006*** -0,012*** -0,012*** 0,019***

Observations 77,002 77,002 77,002 77,002

χ2 pour H0 (Tous les


0,000 0,000 0,000 0,000
paramètres = 0)

Notes : *, ** et*** dénotent respectivement une significativité aux seuils de 10 %, 5 % et 1 %. Le


symbole -1 traduit une variable retardée.
Source : calculs des auteurs basés sur les données RICA 2000-2014.

40 Nos résultats montrent que nous pouvons valider la première hypothèse H1 liée à la
théorie du trade-off. Dans le cadre des deux premières équations, les coefficients relatifs
aux paramètres de dette à long terme (-0,097***) et de dette à court terme (-0,140***)
retardées sont statistiquement significatifs.
41 L’interprétation de ces résultats est double. D’une part, un coefficient inférieur à 1 (en
valeur absolue) montre l’existence d’un montant d’endettement cible. De plus, la
variation du niveau d’endettement diminue avec le temps (Vogt, 1994). Il s’agit bien
d’un ajustement partiel car une augmentation du montant de dette est suivie par une
baisse. Les exploitations agricoles ne sont pas, en effet, en mesure d’ajuster leur niveau
de dette de manière instantanée en raison des coûts de transaction liés. La vitesse
d’ajustement dépend de ces coûts mais aussi de l’importance de l’écart entre
l’endettement cible et l’endettement réel (Fama et French, 2002). Les coefficients
d’ajustement des exploitations agricoles sont très faibles, ce qui signifie que cette
vitesse d’ajustement l’est aussi. Ce résultat, comparable à celui trouvé par López-Gracia
et Sogorb-Mira (2008), montre donc que les exploitations agricoles françaises doivent
faire face à des contraintes financières similaires à celles de l’ensemble des petites et
moyennes entreprises. Dans le contexte agricole, nos résultats sont conformes à ceux
trouvés par Barry et al. (2000), Zhao et al. (2008), Tian (2013) et confirment donc la
théorie du trade-off dynamique.
42 Le résultat le plus surprenant est relatif au facteur d’ajustement qui est un peu plus
élevé pour la dette à court terme que pour la dette à long terme. Ces résultats sont
conformes à ceux trouvés par Vogt (1994) dans un contexte d’entreprises
manufacturières mais différents de ceux de Tian (2013) dans un contexte agricole. Ils

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


20

attestent d’une sensibilité supérieure des prêteurs aux engagements à court terme des
agriculteurs.
43 Les résultats de l’estimation valident également la seconde hypothèse H2 liée à la
théorie du financement hiérarchique. Comme anticipé, les coefficients associés aux flux
de trésorerie sont négatifs et significatifs (respectivement -0,135*** et -0,568***) pour
la dette à long terme et la dette à court terme. La variation d’endettement est donc une
résultante de la variation des cash-flows. Notons aussi que le coefficient dans l’équation
de la dette court terme est supérieur (en valeur absolue) à celui de la dette long terme,
ce qui signifie que les agriculteurs procèdent en priorité à une modification de leur
endettement à court terme comme réponse à une variation de cash-flows,
conformément à la théorie du financement hiérarchique. Nous avons également trouvé
des coefficients négatifs et statistiquement significatifs entre la dette à long terme
(-0,283***) et la dette à court terme (-0,197***) dans les deux premières équations, ce
qui pourrait montrer un effet de substitution entre les deux types de dettes. Enfin les
coefficients relatifs à la trésorerie sont positifs et significatifs pour les deux types de
dettes (0,101*** et 0,259***). Ceci montre que la trésorerie constitue une source
additionnelle importante du financement des exploitations agricoles françaises.
44 De plus, les coefficients relatifs à la trésorerie sont plus élevés pour la dette à court
terme (0,259***) par rapport à la dette à long terme (0,101***), montrant une
préférence pour un endettement à court terme. Ils divergent en cela des résultats de
Vogt (1994) et de Tian (2013). Ce résultat rejoint cependant les travaux de Berger et
Udell (1998) qui montrent que les petites et moyennes entreprises ont un accès réduit
aux prêts à longue maturité car l’opacité informationnelle et le risque sont plus forts
que dans les grandes entreprises. Les exploitations agricoles ont en effet rencontré des
difficultés sur la période étudiée, en raison d’une augmentation des accidents
climatiques et d’une volatilité accrue des prix sur les marchés (Kalkuhl et al., 2016).
45 Enfin, les résultats de l’estimation de la quatrième équation de notre modèle valident
eux aussi l’hypothèse du financement hiérarchique. Nous observons en effet une
relation positive entre la dette à court terme et l’investissement (0,566***) mais non
significative pour la dette à long terme. De plus, le coefficient entre les flux de
trésorerie et l’investissement est négatif (-0,288***). Il en résulte que ces deux sources
de financement (trésorerie et dette à court terme) constituent les deux canaux
privilégiés par les agriculteurs pour financer leurs investissements, conformément à la
théorie du financement hiérarchique.

Conclusion
46 Dans cet article, nous avons analysé le financement des exploitations agricoles
françaises sur la période 2000-2014. Ce travail empirique s’appuie sur les modèles
théoriques issus de la littérature financière – théories du trade-off et du financement
hiérarchique – qui ont été développés depuis plusieurs décennies et testés sur de
nombreux secteurs d’activité, quoiqu’avec une application limitée au secteur agricole.
En utilisant la base de données du Réseau d’information comptable agricole 2000-2014,
nous avons pu détailler la structure du capital des exploitations agricoles françaises et
expliquer la manière dont elles financent leurs investissements. Le modèle
économétrique à 4 équations simultanées (3SLS) a permis d’expliquer conjointement les

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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variations de l’endettement à long terme, de l’endettement à court terme, de la


trésorerie et des investissements.
47 Au fil des ans, la structure du capital des exploitations françaises est restée assez stable,
bien qu’elle ait progressivement intégré davantage de dettes à court terme. La raison
peut probablement résider dans la conjonction de taux d’intérêt plus bas et de risques
accrus dans les revenus agricoles. De plus, les flux de trésorerie semblent être de plus
en plus volatils au cours des années. En conséquence, nos résultats montrent que les
exploitations ont adapté leur structure de capital et présentent des niveaux
d’endettement cibles à court et à long terme, qu’elles ajustent partiellement, ce qui
valide la théorie du trade-off dynamique. De plus, elles préfèrent financer leurs
investissements en utilisant des fonds internes (trésorerie), puis de la dette à court
terme et enfin de la dette à long terme, validant aussi la théorie du financement
hiérarchique. Nos résultats sont conformes à ceux des études antérieures concernant
les entreprises manufacturières et celles plus spécifiques aux entreprises agricoles
réalisées sur d’autres zones géographiques ou des spécialisations spécifiques.
48 Cette analyse de la structure du capital des exploitations agricoles françaises
approfondit les connaissances sur le mode de financement de leurs activités courantes
et leurs investissements. Il pourrait à l’avenir faire l’objet d’approfondissements en
considérant de manière explicite certaines orientations productives économiques et
techniques, certaines d’entre elles (par exemple l’élevage bovin et la viticulture) étant
plus capitalistiques. Une comparaison entre pays européens permettrait également de
confirmer ou non l’existence d’un financement hiérarchique et d’une cible
d’endettement à plus large échelle. Enfin, une attention particulière devrait être
accordée au financement à court terme qui semble plus facile à obtenir des créanciers.
Pour autant, son utilisation accrue en dépit de son instabilité pourrait faire courir le
risque à plus long terme d’un affaiblissement de la solidité financière des exploitations.
49 D’un point de vue prospectif, une meilleure compréhension des déterminants de la
structure du capital des exploitations agricoles françaises pourrait aider à mieux
comprendre leur valeur sur le marché. Cette analyse pourrait avoir des implications
concrètes en termes de politiques publiques dans un contexte où la structure et les
activités agricoles évoluent rapidement.

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NOTES
1. Des éléments chiffrés sont disponibles sur le site internet du ministère français de
l’Agriculture : http://agriculture.gouv.fr/overview-french-agricultural-diversity.

RÉSUMÉS
Cet article s’intéresse à la structure du capital des exploitations agricoles françaises, afin de
comprendre comment elles financent leurs investissements. Il s’appuie sur les principaux cadres
théoriques de la littérature financière : la théorie du trade-off et celle du financement
hiérarchique. Une modélisation économétrique avec équations simultanées (3SLS) est mise en
œuvre sur les données du Réseau d’information comptable agricole (RICA) sur la période
2000-2014. Les résultats valident l’ensemble du cadre théorique : les exploitations agricoles ont
des niveaux d’endettement cible et essaient de les ajuster partiellement de manière dynamique ;
de plus, les agriculteurs préfèrent financer leurs investissements en priorité avec des fonds
internes, puis de la dette court terme et de la dette long terme, traduisant une hiérarchie claire
dans les préférences des canaux de financement utilisés. De façon intéressante, le financement
par la dette à court terme progresse au fil du temps.

The purpose of this paper is to investigate the capital structure of French farms in order to
understand how they finance their investments. The methodology is based on two theoretical
frameworks associated with capital structure in the financial literature: the trade-off theory and
the pecking order theory. A simultaneous equation model (3SLS) is estimated using data from the
Farm Accountancy Data Network (FADN) over the period 2000–2014. Our results validate the
theoretical framework: farms have target debt levels and try to adjust them dynamically.
Moreover, farmers’ preferred method of financing their investments is to use internal funds,
followed by short-term debt, and finally long-term debt. Interestingly, financing through short-
term debt increases over time.

INDEX
Keywords : agricultural finance, capital structure, France
Mots-clés : finance agricole, structure du capital, France
Code JEL H32 - Firm, Q12 - Micro Analysis of Farm Firms; Farm Households; and Farm Input
Markets, Q14 - Agricultural Finance

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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AUTEURS
GEOFFROY ENJOLRAS
Université Grenoble Alpes, CERAG, IAE, Grenoble ; geoffroy.enjolras@grenoble-iae.fr

GILLES SANFILIPPO
Université Grenoble Alpes, CERAG, IAE, Grenoble

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Difficultés des canaux de


distribution alimentaire en
territoire rural : l’importance du
leader
The challenges of sustainable distribution channels in rural areas: The
importance of the leader

Virginie Noireaux et Patrick Ralet

1 Les évolutions des canaux de distribution tendent à évoluer vers une dimension plus
locale : les relations des acteurs s’inscrivent sur un territoire « à taille humaine », qui
correspond à une origine géographique clairement identifiée (Merle et Piotrowski,
2012). Les débats politiques font d’ailleurs écho à cette tendance, puisque le document
de la politique alimentaire nationale de 2015 fait référence à « l’ancrage territorial pour
soutenir le modèle agricole français en favorisant l’approvisionnement de proximité ou
d’origine française, et en s’appuyant sur des plates-formes permettant de faire se
rencontrer offre et demande »1.
2 Si l’évolution de la distribution est largement abordée dans la littérature sous l’angle
des consommateurs citadins (Cara et al., 2017 ; Rose et al., 2017), les recherches abordant
spécifiquement les questions de distribution dans les zones rurales sont moins
répandues. Or la ruralité engendre des problématiques de distribution particulières.
Alors que, sur un territoire urbain, la massification des flux à l’entrée des villes domine
(Rose et al., 2017), en milieu rural, leur dispersion engendre de nombreuses
conséquences sur les stratégies de distribution. Ainsi, l’évolution de la demande et de la
consommation incite les acteurs à innover en termes de distribution.
3 Dans les territoires urbains, cette innovation est généralement portée par les acteurs
majeurs du secteur (grands distributeurs et acteurs du commerce en ligne) au sein de
systèmes marketing verticaux déjà existants. Ces derniers sont définis comme des
organisations stables qui coordonnent le processus d’intermédiation entre producteur
et acheteur (McCammon, 1970). Dans les zones rurales, les projets de systèmes

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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marketing verticaux existent, mais sont plutôt portés par des acteurs locaux. C’est à
eux que nous nous intéressons. Nous avons suivi pendant près de cinq années le groupe
de travail CapLog dont l’objectif est d’identifier les meilleures pratiques ou innovations
de distribution dans le Massif central. Or il apparaît une véritable difficulté de
coordination des opérations et des ressources dans ces canaux. La coordination est
pourtant essentielle, car elle permet aux membres de bénéficier d’économies
importantes et de maximiser la qualité des prestations offertes aux clients
(Christopher, 2016). Ce rôle, dans les canaux de distribution, est assumé par le leader
(Noireaux et Poirel, 2009), qui distribue les tâches à l’ensemble des membres et
coordonne les opérations, afin de garantir la compétitivité du canal. L’objectif de notre
travail est d’expliquer les freins existants au fonctionnement ou à la mise en place de
canaux de distribution alimentaire en milieu rural, à travers les défauts de
coordination du leader. En effet, nous déduisons que les leaders des canaux de
distribution en milieu rural rencontrent des difficultés à développer les attributs
essentiels au bon fonctionnement du canal. Pour ce faire, nous présentons la
distribution en contexte rural, ainsi que le rôle et les attributs que doit posséder le
leader. Nous exposons ensuite, à travers l’étude du groupe de travail CapLog, les freins
liés à l’émergence d’un leader garant de solutions efficientes.

Les évolutions de la distribution et la place de la


ruralité
4 Une étude prospective sur les comportements alimentaires en 2025 souligne
l’importance croissante d’une alimentation pérenne et soucieuse de bien-être (Blézat
et al., 2017). Au-delà du souci d’utiliser moins d’emballages ou de promouvoir des
produits respectueux de l’environnement, cette notion s’appuie sur une volonté de
repenser les relations entre les acteurs. Il s’agit par exemple de nouvelles pratiques de
consommation collaborative au service d’une alimentation plus durable. Que ce soit via
l’application Partagetonfrigo ou la plate-forme La Ruche qui dit oui !, la tendance est de
changer les comportements, en mettant en valeur une plus grande proximité entre
producteurs et consommateurs.
5 Plus largement, en matière alimentaire, un lien direct est établi entre développement à
moyen terme et proximité (Blézat et al., 2017). La volonté de promouvoir des systèmes
équitables et locaux se traduit par le développement de circuits courts et de proximité.
Au-delà de la juste rémunération des producteurs, l’objectif est de mettre en place des
accords qui renforcent les compétences organisationnelles et techniques des acteurs.
Les travaux réalisés sur l’analyse des Systèmes agroalimentaires localisés (SYAL) ont
également souligné depuis plusieurs années l’importance de s’inscrire dans un contexte
territorial donné pour mettre en place des solutions de développement (Muchnik et al.,
2007 ; Cerdan et al., 2017). Le développement des canaux de proximité répond alors à
une double attente du consommateur. En premier lieu, un souhait de garantie sur la
qualité de ce qu’il ingère (Moati, 2018) à travers des produits « anciens », « non
calibrés » ou « naturels ». En second lieu, une recherche d’identité (Delavigne, 2001) via
les produits alimentaires, qui deviennent un vecteur privilégié de distinction et
d’affirmation d’une identité personnelle et communautaire.
6 Reste que l’évolution des canaux ne saurait être sans conséquence sur l’ensemble des
acteurs de la distribution (Moati, 2018). De l’amont à l’aval, chaque acteur de la

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


28

distribution est interrogé sur ses pratiques et sa capacité à saisir les opportunités
potentielles de développement.
7 Les agriculteurs décèlent dans une demande plus qualitative de nouvelles possibilités
de développer leur activité, sous réserve de satisfaire aux exigences croissantes de
transparence et de maîtriser leur impact global au niveau environnemental (Duru et al.,
2017).
8 Les transformateurs cherchent à intégrer les conséquences d’une individualisation des
modes et des rythmes de vie en matière alimentaire (Gontard et al., 2017). La variété des
portions (de l’individuel au familial), les modes de consommation (faire soi-même ou
prêt à consommer, repas traditionnel ou grignotage, chez soi ou à l’extérieur) ou les
produits eux-mêmes (« expériences » culinaires…) ont une incidence directe sur les
logiques de stockage, de préparation et de conditionnement.
9 Le développement d’une activité locale est ensuite une opportunité pour les
transporteurs et les logisticiens (Vaillant et al., 2017), mais il implique de maîtriser
certaines données de base telles que la collecte, l’organisation des tournées et le
stockage, avec leurs coûts associés. La désaffection relative des grandes surfaces par les
consommateurs traduit d’ailleurs bien les changements en cours. Le client final veut
pouvoir choisir. Aussi doit-il se comporter parfois en véritable stratège, recherchant
avec l’aide des comparateurs de prix et des réseaux sociaux, le meilleur rapport
qualité/prix (Blézat et al., 2017 ; Moati, 2018).
10 Pourtant, malgré l’intérêt soulevé par la distribution en milieu rural, peu de solutions
originales sont mises en place. Généralement, c’est la déclinaison de solutions
existantes en milieu urbain qui domine. La grande distribution a bien souvent étendu
au milieu rural – sous contraintes de rentabilité – des organisations ayant fait leurs
preuves en milieu urbain. De plus, le consommateur rural doit généralement
développer un effort de mobilité supplémentaire pour avoir accès à une offre souvent
plus limitée en nombre et en diversité (Vaillant et al., 2017). L’achat en ligne n’a fait de
ce point de vue que déplacer le problème des coûts d’accès vers les acteurs de la
livraison.

Un leader nécessaire au bon fonctionnement des


canaux de distribution
11 La littérature souligne l’importance centrale de la coordination des acteurs dans les
systèmes agroalimentaires locaux (Vázquez, 2005). Cette coordination est traduite par
la notion de pilotage inhérente au canal de distribution (Mehta et al., 1996 ;
Christopher, 2016), et qui se traduit par une volonté d’intégration des processus des
différents éléments du canal (Guérin et Lambert, 2012). Dans les canaux, le pilotage est
assuré par le leader, représenté par une organisation qui distribue les tâches au sein du
canal et fixe les objectifs (Mallen, 1964 ; Stern et El-Ansary, 1988 ; White et Bednar,
1991). L’inexistence d’un leader conduit à l’anarchie, où chacun décide seul et sans
entrave, et mène à la destruction du canal (Mallen, 1964).
12 Dès le départ, les auteurs (Mallen, 1964 ; Stern et El-Ansary, 1988) cherchent à analyser
les différents leaders possibles dans le canal. Ils concluent que n’importe quel membre
peut en devenir le leader. Il faut également que l’acteur veuille bien endosser ce rôle, ce
qui n’est pas toujours le cas (Stern et El-Ansary, 1988 ; White et Bednar, 1991).

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29

13 Dans les analyses faites dans la littérature, le leader est représenté par :
• Soit l’acteur qui possède le pouvoir prédominant dans la chaîne (Perotti et al., 2012).
• Soit l’acteur qui développe une capacité supérieure à coordonner l’ensemble des acteurs
(Christopher, 2016). Cette dernière hypothèse est notamment développée par les travaux qui
soulignent le rôle du prestataire de services logistiques (Fabbe-Costes et Roussat, 2011 ;
Chanut et Paché, 2013).
• Soit un réseau coopétitif (Le Roy et al., 2008) qui associe des concurrents adoptant des
stratégies coopératives.
• Soit une stratégie collective (Noireaux et Poirel, 2014, 2017), qui regroupe différentes parties
prenantes privées et publiques afin d’organiser le canal.
14 La place de l’institution leader a été largement débattue dans la littérature, mais elle
n’a pas donné de résultat formel. Seuls les consommateurs ne sont pas considérés
comme pouvant endosser ce rôle (Stern et El Anasary, 1988).

1. Les attributs du leader pour un canal fonctionnel

15 Si l’existence du leader est inhérente à celle des canaux de distribution, le leadership a


un caractère dynamique. L’adaptation des canaux de distribution à une nouvelle
demande ou encore la création de nouveaux canaux représentent des perturbations
stratégiques pour le leader qui sont susceptibles d’affaiblir ou d’accroître son rôle de
coordination, et même de lui faire perdre son leadership au profit d’un autre acteur
(Stern et El Anasary, 1988).
16 Le leader doit posséder et développer certains attributs. Ces attributs doivent être
reconnus par les autres membres du canal. Ils permettent au leader d’éviter les conflits
dysfonctionnels, ceux qui mettent en péril l’atteinte des objectifs et/ou le canal lui-
même. Si les conflits sont inhérents au canal, les auteurs distinguent les conflits
fonctionnels des conflits dysfonctionnels. Les conflits fonctionnels représentent une
tension entre les membres, mais ils n’affectent pas l’atteinte des objectifs ni la viabilité
du canal. Ils sont même utiles car vecteur d’innovation (Stern et El-Ansary, 1988). Les
conflits dysfonctionnels réduisent la performance et l’efficience du canal (Stern et El-
Ansary, 1988). Ils peuvent même conduire à sa destruction (Noireaux et Poirel, 2009).
17 Pour assurer une bonne coordination et éviter les conflits dysfonctionnels, le leader
doit revêtir trois attributs (Noireaux et Poirel, 2009). Le premier correspond à la vision
du leader qui doit être proche ou concordante avec celle des autres membres. Si c’est le
cas, ils cherchent alors à collaborer dans le canal et aident à atteindre les objectifs. Cet
attribut est également souligné par Teng et Thomas (2017), pour qui le premier
composant lorsque l’on configure un canal est la création de valeur, qui doit être
partagée par les clients et par les membres. Pour Gattorna et Tang (2003), la vision
représente la manière dont les acteurs se positionnent par rapport à la question « que
voulons-nous défendre ? ». La vision de la future organisation doit représenter pour
chacun des bénéfices qui peuvent être entendus sous forme de valeur monétaire ou
qualitative (Tang et Thomas, 2017 ; Gattorna et Tang, 2003). De nombreux échecs de
construction de canaux s’expliquent par une absence de bénéfices escomptés par un ou
plusieurs acteurs. C’est donc le premier élément à déterminer (Gattorna et Tang, 2003).
18 Le second attribut est lié à l’expertise du leader et à sa connaissance de
l’environnement. Sa fonction est d’organiser et de coordonner au mieux le travail en
fonction des objectifs (vision) qu’il impose. Cette fonction est déterminée par ses

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compétences et son expertise. En distribution, l’expertise porte sur deux dimensions,


qualifiées de « deux moitiés de la distribution » : la logistique et le marketing, qui
permettent une meilleure articulation de l’offre et de la demande (Converse, 1958).
L’expertise porte à la fois sur les aspects techniques du canal, mais également sur les
aspects organisationnels. Pour Tang et Thomas (2017), il s’agit de définir la composition
des membres du canal, de les décrire techniquement, puis d’identifier le volume des
flux. Ainsi, une bonne connaissance de l’environnement permettra de savoir à qui il
faut laisser une certaine autonomie, et à qui il faut confier certaines tâches. La
connaissance technique permettra de savoir quelles sont les tâches à réaliser, comment
et à quel coût.
19 Enfin, le dernier attribut est lié à la légitimité du leader. Celle-ci peut être perçue à
deux niveaux. Le premier représente la légitimité du leader aux yeux des autres
membres. S’il est considéré comme légitime, ses décisions, l’utilisation de son pouvoir
et sa vision seront mieux perçues par les membres. Sa légitimité peut donc être
renforcée par les deux attributs précédemment cités, à savoir la vision et l’expertise. Il
peut ainsi apparaître légitime aux yeux d’un acteur parce qu’il poursuit le même
objectif, ou parce qu’il possède des compétences que l’acteur ne possède pas. Il peut
également être légitime du fait de sa place dans le canal ou du fait de l’historique des
relations (Noireaux et Poirel, 2009). Cette conception se rapproche de celle développée
par Stern et El-Ansary (1988) qui préconisent d’analyser le niveau de tolérance de
chaque membre vis-à-vis du contrôle par des leaders potentiels, afin de déterminer le
membre le mieux à même de tenir le rôle de leader.
20 Le second niveau de légitimité est celui de l’acteur lui-même. Les membres du canal ne
cherchent pas forcément à devenir leader, car cela dépend de leurs espoirs de
performance (Anand et Stern, 1985). Cette perception peut être objective ou subjective
et peut être le résultat d’une situation actuelle ou bien basée sur l’analyse d’une
situation hypothétique (Anand et Stern, 1985). Nous retiendrons donc ces trois
attributs de vision, d’expertise et de légitimité, afin d’analyser les difficultés des canaux
de distribution des produits locaux dans les territoires ruraux.

Méthodologie
21 L’analyse des attributs du leader de canal de distribution alimentaire en contexte rural
nécessite l’utilisation d’une méthode qualitative pour comprendre les enjeux réels et la
conduite des acteurs en interaction ou en situation de dépendance (Baumard et Ibert,
2007). L’approche qualitative, même si elle est peu employée dans le courant
behavioriste, permet de produire une compréhension fine des processus et de dégager
des éléments théoriques pertinents (Hunt, 2015). Notre approche par étude de cas se
justifie également par la complexité du problème à étudier et par le fait que l’étude
rentre dans un champ relativement nouveau (Hlady-Rispal, 2015).
22 Le cas étudié est celui du groupe de travail CapLog que nous avons suivi pendant près
de cinq ans. Ce groupe de réflexion, composé de différents acteurs privés et publics,
s’intéresse à la distribution alimentaire durable dans les territoires de moyenne
montagne du Massif central.

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31

23 La collecte des données s’est faite de 2013 à 2018 :


• par la participation à 16 réunions trimestrielles du groupe de travail de 3 h à 4,5 h, à une
réunion spécifique regroupant 15 agriculteurs,
• par la réalisation de 15 entretiens individuels (d’une durée variant de 45 minutes à 2 h 50)
avec des membres du groupe de travail : 5 associations (2 Associations pour le maintien de
l’agriculture paysanne [AMAP], 2 associations aidant les acteurs à mettre en place le
développement durable et 1’association de producteurs), 5 entreprises (3 distributeurs : un
drive, un magasin de producteur, un grand distributeur – la personne interrogée est
également présidente de la Fédération de la distribution et du commerce [FDC] –,
2 grossistes) et 5 institutions (Département du Cantal, Saint-Flour Communauté,
Communauté d’agglomération de Vichy, Chambre d’Agriculture Auvergne Rhône-Alpes et
Chambre de métiers et de l’artisanat Auvergne).

Présentation du cas CapLog

Le groupe de travail CapLog a été créé à la suite du colloque professionnel


« Circuits alimentaires de proximité : quelles coordinations entre acteurs pour
développer les circuits alimentaires de proximité en Massif central ? », organisé le
22 novembre 2012 à Saint-Flour. Ce colloque a mobilisé plus de 150 professionnels.
À l’issue du colloque, CapLog a émergé après l’analyse des insuffisances recensées
et validées par les acteurs lors des débats. CapLog est un groupe de travail qui
s’intéresse à la thématique suivante : « circuits alimentaires de proximité : quelle
logistique pour quels marchés pour un développement durable en milieu rural de
moyenne montagne ? ».

Le groupe de travail se compose de 35 organisations privées et publiques (annexe 1)


engagées de manière active (présence aux réunions au moins une fois par an,
transmission de documents et retours d’expériences). Chaque membre du groupe
de travail est une partie prenante d’un ou plusieurs canaux de distribution sur le
territoire étudié. L’objectif de ce groupe de travail est de comprendre et
d’accompagner les canaux de distribution alimentaires dans un contexte
spécifique de territoire rural. Les acteurs se regroupent dans le but d’échanger sur
les pratiques existantes et sur les projets de nouveaux canaux en cours de
construction, afin de trouver des solutions efficientes, permettant éventuellement
leur duplication sur le territoire.

L’objectif de Caplog n’est pas de mettre en place une stratégie de distribution


spécifique sur le territoire, mais d’identifier les différentes pratiques de
distribution des acteurs en milieu rural et de comprendre les raisons des succès ou
échecs observés. En parallèle des réunions de CapLog, nous avons réalisé des
entretiens avec des acteurs spécifiques du groupe, afin de mieux comprendre
certains aspects étudiés ou d’approfondir certaines difficultés.

24 Les entretiens individuels et la réunion spécifique avec des agriculteurs nous ont donc
permis de limiter le biais relatif au recueil de données en réunion collective, où certains
aspects peuvent être minimisés ou davantage soulignés du fait de la présence et de
l’interdépendance avec d’autres parties prenantes. Le choix des personnes interrogées
s’est fait en fonction de leur expertise sur une catégorie d’acteurs (Union régionale des
industries agro-alimentaires de l’Auvergne [URIAA] pour les transformateurs, FDC pour

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


32

la grande distribution, chambre régionale d’agriculture pour les agriculteurs…), sur un


type de distribution spécifique (restauration collective, drive, AMAP, commerce
indépendant et intégré), sur certaines spécificités territoriales (Pays de Vichy
Auvergne, Saint-Flour Communauté, Réseau rural Auvergne, Conseil général) ou sur
l’accompagnement de projets innovants (MACEO, PF21 pour le développement durable).
Le traitement des données a été réalisé à travers l’élaboration de comptes rendus de
réunion et de fiches de synthèse d’entretiens. Nous avons complété ces données par
l’analyse de documents fournis par les acteurs (notamment des études locales et
nationales), qui nous ont permis d’avoir accès à des données sur les attentes des
consommateurs. Les éléments du cas et des entretiens concernent le cas spécifique du
Massif central. Pour traiter les données, nous avons distingué les principaux canaux
identifiés dans CapLog et leurs leaders (actuels ou potentiels).
25 La participation au groupe de travail CapLog nous a permis d’identifier différentes
formes de distribution existantes sur le territoire (tableau 1). Le tableau 1 présente
l’ensemble des canaux d’alimentation identifiés sur le territoire par les acteurs. Chaque
canal est illustré par un exemple anonyme détaillé dans les tableaux 2 et 3. Certains
canaux sont plus développés que d’autres (comme la grande distribution ou les AMAP).
Le tableau 1 distingue les canaux existants et les canaux en construction. Nous avons
retenu uniquement les canaux intégrés qui visent l’intégration des flux à travers la
centralisation des décisions par un acteur ou un groupe d’acteurs. Ceci nous a conduits
à ne pas retenir certaines formes de distribution sur le territoire, comme les marchés
ou la vente à la ferme. En effet, la structure de ces canaux est considérée comme
traditionnelle du fait de l’absence de formalisation des relations entre les membres
(McCammon, 1970).

Tableau 1. Les formes de distribution identifiées dans la Massif central

Développement de la forme Exemple


Forme du canal
sur le territoire n°

Peu développé (moins de 10


Drive fermier 1
canaux)

Très peu développé (moins de


Vente en ligne via une plate-forme de regroupement 2
3 canaux)

Fortement développée (plus


Grande Distribution 3
de 50 canaux)

Fortement développée (plus


AMAP 4
de 50 canaux)

Magasins indépendants (petite taille) Développé mais chiffrage NC 5

Regroupement et distribution via une plate-forme Très peu développé (moins de


6
locale 3 canaux)

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33

Optimisation des flux vendus par une plate-forme


Une par département 7
d’achat existante (restauration collective)

Source : les auteurs.

Tableau 2. Exemples de canaux existants sur le territoire

Canaux existants

Exemple 1 2 3 4 5

Fédération du
Initiateur du Personne Chambre commerce et Association de Personne
projet privée d’agriculture de la consom’acteurs privée
distribution

SCIC (Société
Personne Coopérative Magasins ou Association de Personne
Leader
privée d’Intérêt acheteurs consom’acteurs privée
Collectif)

Nombre de
producteurs/
50 40 15 4 80
agriculteurs
concernés

Contraintes
Freins à la Coûts d’horaire et de lieu,
Rentabilité Normes Coût du
performance ou logistiques non trop grande
globale logistiques transport
au développement maîtrisés variabilité des
paniers

Vision partagée oui oui oui oui oui

Légitimité auto-
perçue par le oui oui oui oui oui
leader

Légitimité perçue
par les autres
oui oui relative relative oui
membres des
canaux

Oui en Oui en Oui en Oui en


Oui en marketing
Expertise de marketing marketing marketing marketing
l’acteur Relatif en
Non en Non en Non en Non en
logistique
logistique logistique logistique logistique

Source : les auteurs.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


34

Tableau 3. Exemple de canaux en construction sur le territoire

- Canaux en construction/ amélioration

Exemple 6 7

Initiateur du projet Collectivité locale Collectivité locale

Leader Pas d’émergence Pas d’émergence

Nombre de producteurs/
60 215
agriculteurs concernés

Aucune coordination des flux =>


Freins à la performance ou au
- transport non rentable pour de petits
développement
volumes

Vision partagée oui oui

Légitimité auto-perçue par le Non (absence de compétences et de


oui
leader ressources par la collectivité)

Légitimité perçue par les Subjective en fonction des


oui
autres membres des canaux acteurs

Non – pas de compétences Oui en marketing


Expertise de l’acteur
marketing et logistique Non en logistique

Source : les auteurs.

Résultats
26 Nous présentons les résultats du groupe de travail et des entretiens, en abordant
successivement les trois attributs essentiels attendus d’un leader pour créer un canal
fonctionnel : la vision, la légitimité et l’expertise.

1. Une vision convergente des acteurs sur la finalité

27 La vision du canal, c’est-à-dire la formulation des bénéfices attendus du développement


de canaux de distribution alimentaire en milieu rural, montre une forte convergence
entre les acteurs (tableau 4). Les bénéfices escomptés ont été déterminés par les acteurs
eux-mêmes et représentent les gains que ces derniers pourraient obtenir à travers le
développement des canaux.

Tableau 4. Vision déterminée par les acteurs

Acteurs Enjeux pour l’acteur

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- Augmenter la rentabilité
- Faire évoluer la production en fonction de la demande (quantité / type
Agriculteurs de produits / qualité)
- Gérer la logistique du premier kilomètre
- Transmettre les exploitations

- Diminuer le coût des transports de la distribution locale


Industries de - Développer des compétences et ressources liées à la supply chain locale
transformation - Investir (ou pas) dans les normes sectorielles imposées par les supply
chains de la grande distribution

Prestataires logistiques - Mutualiser des flux surtout dans les territoires excentrés

Grossistes locaux - Adapter leurs activités pour survivre/ se développer

- Mailler suffisamment le territoire


Distributeurs
- Rentabiliser les points de vente

- Faire des achats un acte symbolique et/ou écologique


Consommateurs
- Garder les services publics et privés même dans les zones rurales

- Maintenir ou augmenter la population sur certains territoires


Institutions (attractivité économique et touristique)
- Maîtriser le coût du service public et des investissements

Source : les auteurs.

28 En suivant les acteurs de l’amont vers l’aval, nous observons que certains producteurs
agricoles, ancrés au sein de territoires très retirés, se retrouvent face à des difficultés
liées aux « premiers kilomètres ». Le premier kilomètre représente le coût du premier
maillon de la chaîne logistique partant du producteur et à destination d’un autre acteur
du canal (intermédiaire ou consommateur) : temps de transport plus important sur les
routes secondaires, déplacement pouvant devenir aléatoire en moyenne montagne
(enneigement, gel, congestions des routes touristiques à certaines périodes), prix de
transport plus important du fait de l’écartement des grands axes, difficultés de trouver
un transporteur qui se déplace. Ces freins impactent non seulement les coûts, mais
aussi la transmission des exploitations, qui devient alors plus problématique.
« La transmission des exploitations est un point critique ici. Dans les cinq à dix ans
à venir, plus de la moitié des exploitations devront être transmises. Il faut assurer la
rentabilité, mais également la qualité de vie de l’agriculteur… » (Chambre
d’agriculture, compte rendu de réunion, 08/11/2016)
29 Le développement de canaux semble, selon eux, pouvoir répondre en partie à ces
difficultés en regroupant les flux et en minimisant le temps consacré aux tâches
logistiques.
30 Plus en aval, au niveau des industries de transformation, d’autres bénéfices émergent
comme la promotion et la distribution de produits locaux, et plus spécifiquement la
rentabilité des transports de petits volumes.

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36

« Certains adhérents sont voisins et livrent dans les mêmes villes, et parfois dans les
mêmes commerces… Seulement l’information ne passe pas et ils payent “plein
pot”. » (URIAA, 22/11/2013)
31 À un autre niveau, les entreprises logistiques se posent la question de la mutualisation
des flux (regroupement /éclatement) dans le but de parvenir à des charges complètes.
Pour les grossistes, ces canaux représentent un moyen de survie ou de développement.
« Si je peux me développer avec cette distribution, je prends ! La conjoncture est
très difficile… » (Grossiste, 25/06/2013)
32 Enfin, la grande distribution s’intéresse également à l’approvisionnement en produits
locaux. En effet, la demande pour ces derniers est croissante, mais les cahiers des
charges pour les producteurs sont contraignants en matière d’emballages, de
palettisation ou de volumes demandés… Or beaucoup de producteurs locaux ne sont pas
en mesure de répondre à ces exigences, même lorsque les distributeurs commandent
directement aux producteurs (certains des chefs de rayon bénéficiant d’une autonomie
locale d’approvisionnement).
« Nous cherchons à développer l’offre locale. Dans le groupe (Carrefour), je
participe à la cellule PROXI qui réfléchit à l’approvisionnement local. » (FCD, Gérant
Carrefour, 10/10/2014)
33 Les formes de distribution et leur adaptation au contexte local sont également un
objectif pour les distributeurs dans un contexte de disparition de certains commerces
sur certaines zones du territoire. Les consommateurs souhaitent être informés plus
précisément de la provenance des produits (région, village…), accéder à une grande
diversité de produits alimentaires et aux services publics et privés le plus près possible
de chez eux.
« Les consommateurs font de plus en plus confiance aux produits agricoles de
proximité. » (Ipsos, 2014)
34 Les acteurs institutionnels examinent deux aspects spécifiques. Le premier tient au
développement et/ou au maintien de l’attractivité du territoire pour les acteurs
économiques (reprises et créations de filières, aide au maintien de la distribution,
attractivité liée au tourisme, notamment au tourisme « vert »). Le second aspect est lié
à la maîtrise du coût des services publics (cantine, maison de retraite…) ou des
investissements (routes…) dans un contexte où les recettes locales de l’activité
économique et les dotations étatiques sont de plus en plus limitées.
35 Dans le Massif central, la vision de ces canaux semble donc largement convergente en
termes de buts à atteindre. Et les problématiques logistiques apparaissent centrales, de
ce point de vue, pour la majorité des membres. Cependant, à l’échelle locale, le
développement ou la continuité des actions logistiques réalisées restent limités.

2. Une légitimité pas toujours partagée

36 Face à une vision somme toute convergente des acteurs sur le type de canal qu’ils
souhaitent défendre, émerge-t-il pour autant un leader doté de la légitimité
nécessaire ? La position des différents acteurs est contrastée.
37 Les agriculteurs, les transformateurs et certains distributeurs indépendants souhaitent
se concentrer sur l’offre de produits. Ils peuvent, dans le cadre de contrats, acheminer
les produits chez un client ou bien aller en chercher chez un fournisseur, en assurant le

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


37

déplacement eux-mêmes ou en faisant appel à un transporteur. Toutefois, ils ne


cherchent pas réellement à optimiser le transport.
« J’ai un camion qui fait les tournées habituelles et j’utilise aussi Chronofresh ou
Transprim. Mon chauffeur fait les livraisons au jour le jour en fonction des
demandes. » (GAEC production et transformation porcine, 13/09/2018)
38 Que la logistique soit internalisée ou sous-traitée à un transporteur, ils estiment que
l’organisation des flux dans le canal de distribution ne relève pas de leur cœur de
métier. Ils sont toutefois parfois prêts à adapter leurs produits et leurs emballages en
fonction de la demande d’un éventuel leader (sous réserve de capacité
d’investissement), en répondant à ses normes (palettisation des produits…).
39 La grande distribution pour sa part se positionne naturellement comme leader.
Cependant, nous avons constaté dans le cadre de notre étude qu’une partie des
producteurs refuse son leadership pour des raisons soit financières :
« Je me refuse de vendre à perte. » (agriculteur parlant de la grande distribution,
26/07/2018),
40 soit éthiques :
« J’adhère à la mention “nature et progrès” qui ne correspond pas à la grande
distribution. » (Agriculteur),
41 soit de dépendance commerciale :
« Je ne peux pas m’engager pour les volumes demandés, sous peine d’arrêter les
autres modes de distribution » (agriculteur, 13/09/2018).
42 Les prestataires et les grossistes peuvent répondre à des demandes simples ou
complexes de transport et de logistique :
« Il précise qu’il peut répondre à toutes les demandes, la logistique c’est son métier.
Mais il n’est pas commerçant… » (Prestataire, compte rendu de réunion,
23/05/2015)
43 Mais pour la plupart, ils ne souhaitent pas endosser le rôle de leader en milieu rural,
notamment car le marché leur paraît peu rentable à court terme. Dans le cadre de
CapLog, certains grossistes, notamment ceux en difficulté, sont, en revanche, prêts à
tenir ce rôle, pour assurer leur survie.
« Je suis en attente de solutions… dites-moi comment faire, car mon activité ne peut
plus continuer ainsi. » (Grossiste, 25/06/2013)
44 Les consommateurs, dans leur majorité, ne souhaitent pas organiser leur
approvisionnement, même si certains d’entre eux, notamment dans le cadre
d’organisation de type AMAP, peuvent s’approprier ce rôle. Les enquêtes sur les
pratiques en la matière montrent que le consommateur « ne parcourt pas plus de 10 km
pour l’achat de ses produits locaux ; il est freiné par le prix et la distribution de ces
produits » (IPSOS, 2014).
45 Et les consommateurs ne sont pas toujours tenus pour légitimes par les autres acteurs.
C’est le cas dans une AMAP où certains producteurs se sentent dépossédés de certaines
tâches liées à leur métier comme le choix des semences.
« C’est très difficile de discuter avec eux [association de consommateurs]. Ils ont des
idées très précises sur ce que je dois faire et quand… et moi j’exécute. Ce n’est pas le
métier que j’ai choisi… » (Producteur, AMAP, 2/10/2015)
46 Les institutions sont également en difficulté pour accéder à ce rôle. En effet, elles ont
pour vocation de fournir aux populations un service public de qualité. Bien que les
collectivités perçoivent souvent clairement l’intérêt général et soient prêtes à aider des

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


38

actions locales par des études, des financements ou de l’aide à l’installation, elles ne
possèdent pas ou peu de ressources et de compétences en matière de distribution
alimentaire et pensent ne pas être légitimes pour assurer ce rôle. Ce qui est d’ailleurs
partagé par certains autres acteurs :
« … elle ne peut pas tout faire. Est-ce le rôle du service public de faire de la
distribution alimentaire ? – Remarque : approbation des autres membres… »
(Conseil général, compte rendu réunion, 8/11/2016)

3. L’expertise : la véritable difficulté

47 Le frein principal aux canaux de distribution en contexte rural semble provenir du


manque de compétences logistiques. D’après les acteurs, si les compétences marketing
semblent acquises, les compétences logistiques sont un véritable facteur limitant.
48 Les agriculteurs, les industries locales de transformation, les collectivités locales et les
consommateurs ne possèdent pas les compétences nécessaires pour organiser la
logistique de distribution. Cela s’explique du fait de leur cœur de métier ou de leur rôle
dans l’histoire du canal. Les leaders des cas 1 et 2 reconnaissent cette difficulté. Dans les
deux cas, l’expertise marketing a été privilégiée à l’expertise logistique.
« Sur la plate-forme nous avons deux employés qui sortent de l’option Marketing de
[École]… Nous nous sommes rendu compte au fur et à mesure de la difficulté
d’organiser les transports, de gérer les stocks. » (Chambre d’agriculture, compte
rendu de réunion, 3/06/2016)
« J’ai pris conscience de la difficulté du Drive… je ne m’attendais pas à une telle
complexité… » (Gérant Drive, 05/10/2017)
49 Dans le cadre des AMAP, certaines tâches logistiques sont organisées par l’association
(préparation des paniers en amont, livraison au point de réception…). Cependant, la
récupération des paniers se fait à date et heure fixe, ce qui peut représenter un frein
pour certains consommateurs.
« Le développement des AMAP est limité par la rigidité que cela représente : date et
heure fixe, diversité… » (Conseil général, compte rendu de réunion, 2/10/2015)
50 Les grossistes locaux et les prestataires logistiques pourraient apporter une
contribution importante en développant des ressources et des compétences adaptées.
Mais, dans le contexte du Massif central, certains grossistes sont très affaiblis
financièrement, ce qui ne leur permet pas de déployer des ressources.
« Je suis très mal… je ne peux pas investir. » (Grossiste, 8/11/2016)
51 D’autres possèdent davantage d’activités mais ne se sentent pas légitimes pour tenir ce
rôle. C’est également le cas des prestataires qui ne développent pas de ressources ou de
compétences spécifiques, tant qu’il n’y a pas de demande précise.
52 Les acteurs de la grande distribution sont limités par l’offre de produits apportée par
les centrales d’achat. Dans certains groupes, les chefs de magasin ou de rayon peuvent
bénéficier d’une certaine autonomie d’approvisionnement sur le marché local, mais
dans ce cas, ils n’organisent pas la logistique qui reste à la charge du fournisseur pour
tout (livraison directe) ou partie (livraison à l’entrepôt local) du flux.
« La logistique reste à la charge des producteurs locaux dans la grande majorité des
contrats. » (FCD, compte rendu de réunion, 23/05/2015)

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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53 Certains distributeurs indépendants sont conscients du problème d’acheminement des


produits qui les rend moins compétitifs. Mais ils n’ont ni les compétences ni les
ressources nécessaires pour accéder à d’autres solutions.
« C’est ma principale problématique : le coût de l’approvisionnement ! »
(Commerçant indépendant, compte rendu de réunion, 8/11/2016)

Discussion
1. La logistique : enjeu majeur

54 À la lecture du cas CapLog, nous pouvons considérer que la ruralité du territoire met en
exergue certaines problématiques récurrentes des canaux de distribution.
55 D’abord, la position du consommateur dans la mise en place de canaux de distribution
alimentaire paraît ambiguë. D’une part, le consommateur réclame une alimentation
plus responsable (Moati, 2018), mais il privilégie aussi la « facilité », souhaitant souvent
accéder rapidement à ses achats déjà massifiés, c’est-à-dire regroupés au même endroit
afin de limiter ses déplacements (Vaillant et al., 2017). D’autres consommateurs
privilégieront au contraire certains modes de distribution en accord avec leurs
principes, quitte à assumer des coûts d’achat, de déplacement supplémentaires
(Vaillant et al., 2017), et même certaines tâches logistiques (cueillette sur site,
emballage des produits…).
56 Ensuite, l’existence sur le territoire d’acteurs de la distribution, suffisamment motivés
pour se développer, semble un prérequis à l’adaptation des canaux. Mais, à l’échelle
d’un territoire rural, les canaux de distribution sont épars, ce qui complexifie la
logistique des producteurs. Ceux-ci doivent alors envoyer souvent de petites quantités
à de nombreux destinataires, ce qui complexifie leur gestion des transports, des stocks
et qui leur fait perdre du temps. Pour ces raisons liées à leur cœur de métier, beaucoup
de producteurs refusent de s’impliquer dans la distribution locale. Inversement,
certains producteurs intègrent les fonctions d’expédition et de distribution, mais
regrettent l’aspect chronophage de certaines tâches qui présentent peu de valeur
ajoutée ou soulignent l’impact négatif de l’augmentation du prix du pétrole. Quoi qu’il
en soit, le pilotage logistique, notamment à travers des mécanismes de mutualisation,
représente un enjeu clé pour faire émerger un leader reconnu.
57 Par ailleurs, l’analyse des suprastructures et infrastructures logistiques apparaît
comme un élément majeur de la compréhension des problématiques de distribution en
contexte rural. Une disparité d’accès importante au sein d’un territoire et
l’augmentation des coûts des carburants aggravent les difficultés logistiques. Cette
problématique reste peu étudiée dans les recherches en gestion qui s’intéressent
davantage à celles des milieux urbains, notamment lorsqu’elles sont relatives au
« dernier kilomètre » (Chanut et Paché, 2013).
58 Enfin, plus largement, les problématiques de distribution alimentaire locale
représentent un levier pour la résilience des territoires (Noireaux, 2017). Dans des
régions rurales isolées, elles peuvent jouer un rôle pour résister à la réduction de
l’activité économique, à la désertification, à la disparition des services.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


40

2. Le rôle du leader : une difficile équation

59 L’évolution de la demande vers une certaine proximité induit une adaptation des rôles
au sein du canal. Si, en milieu urbain, différents leaders, historiques ou non –
grossistes, prestataires de services logistiques, grande distribution –, initient déjà des
solutions (Libeskind, 2015), en territoire rural, la coordination des flux engendre
davantage de difficultés (rentabilité, normalisation…), même si de nombreuses
expérimentations existent. Celles-ci sont observées au-delà du territoire du Massif
central, comme le montre la plate-forme Terroirs Ariège Pyrénées, non rentable après
cinq ans d’activités (Charvillat, 2017). Dans un contexte rural, le leader doit donc avoir
une grande connaissance du territoire pour pouvoir adapter au mieux son offre aux
spécificités locales (Pouzenc, 2012).
60 Nos résultats montrent qu’il n’existe pas, dans les territoires ruraux, de leaders
« naturels », en raison de l’insuffisance de compétences ou de volonté. Ces deux freins
ont déjà été relevés dans la littérature (Stern et El Ansary, 1988 ; Noireaux et Poirel,
2014). Néanmoins, étant donné l’enjeu, quelques acteurs pourraient, en développant un
des deux attributs, endosser ce rôle.
61 Le premier acteur identifié pour piloter les canaux d’alimentation en milieu rural est la
grande distribution, qui souhaiterait consolider dans ce domaine son leadership
(Pouzenc, 2012). La grande distribution a déjà mis en place des groupes de travail et de
pratique2. Mais les difficultés persistent du fait des normes logistiques imposées et de la
mauvaise connaissance des acteurs des territoires, même si, en milieu rural, certains
dirigeants sont intégrés dans le tissu local (Pouzenc, 2012). Inversement, certains
producteurs refusent de vendre à la grande distribution pour des raisons éthiques,
économiques ou de gestion de la dépendance.
62 Le deuxième type de leader possible pourrait être les grossistes locaux. Pour cela,
encore faut-il qu’ils possèdent la capacité financière d’investir dans des ressources
spécifiques (comme des camions multi-compartimentés permettant de transporter des
produits frais, secs et surgelés). Or, dans le groupe CapLog, certains d’entre eux ont été
extrêmement affaiblis financièrement par la grande distribution. En effet, le
développement logistique des distributeurs conduit à diminuer les flux passant par les
grossistes indépendants. Cette diminution d’activité impacte leur chiffre d’affaires,
mais également leur marge, car les flux transportés sont moindres, la mutualisation
difficile (du fait de la diminution des volumes) et la pression sur les prix est forte. La
baisse de leur rentabilité les freine dans leur capacité d’investissement. Cet
affaiblissement a déjà été relevé dans la littérature (Michel et Pardo, 2012). D’autres
semblent satisfaits de leurs activités, mais ne se placent pas comme leader pour des
raisons de rentabilité à court terme et de cœur de métier.
63 Le troisième type de leader possible sont les prestataires de services logistiques. Ces
derniers disposent d’une maîtrise de la conception des chaînes logistiques et sont en
mesure de fournir des moyens internes ou externes en recourant à d’autres
prestataires (Fabbe-Costes et al., 2011). Dans notre étude, aucun prestataire ne
souhaitait prendre la direction du canal, trouvant l’opération trop complexe à mettre
en place au regard de la rentabilité perçue. Ils ne considèrent pas la distribution en
territoire rural comme une cible stratégique ou n’ont pas besoin de ces entreprises
pour réaliser leur activité. Ces deux points sont en accord avec la littérature, où
l’absence de vision stratégique ou le manque de facilité (au sens strict) sont considérés

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


41

comme des barrières à la mise en place d’innovations durables par les prestataires de
services logistiques (Centobelli et al., 2017).
64 Les institutions (collectivités locales, chambres consulaires…) apparaissent également
comme un type de leader potentiel. En effet, les enjeux de la distribution sont
importants pour elles, malgré leur manque de compétences. Néanmoins, elles
possèdent une maîtrise de l’aspect contractuel des marchés (eau, déchets…). Elles
pourraient alors organiser le marché en proposant un appel d’offre spécifique aux
prestataires de services logistiques par exemple. Mais se pose alors la question du
périmètre de leur activité. En effet, l’organisation de la distribution de produits locaux
relève-t-elle des institutions ? Elles peuvent également participer au développement de
solutions en proposant des aides financières lors de la mise en place d’un projet privé
et/ou collectif (mise à disposition d’un local, aide à l’investissement des grossistes…).
C’est la solution la plus envisagée à court terme au sein de CapLog.
65 Enfin, une dernière catégorie d’acteurs ne possède aucun des deux attributs de
compétence et de volonté requis pour devenir leader logistique. Pour les agriculteurs,
les industries de transformation et les distributeurs indépendants, l’accès au rôle de
leader paraît difficile. Il faut à la fois qu’ils souhaitent endosser ce rôle, mais également
qu’ils développent des ressources et des compétences spécifiques. Si certains contre-
exemples existent, notamment celui des AMAP où une association de consommateurs
organise le canal, ces initiatives possèdent un certain nombre de limites (Sirieix et
Borgne, 2017), liées en particulier à une motivation forte et un degré d’engagement
particulièrement élevé des consommateurs impliqués (Oliviet et Coquart, 2010).
66 Enfin, il serait également possible qu’émerge une forme plus collective de leadership,
comme décrit par Noireaux et Poirel (2014, 2017), où une solution émane des échanges
entre les différentes parties prenantes. Dans ce cas, un tel pilotage permettrait de
dépasser certaines limites liées à l’individualité des acteurs, comme le manque de
ressources, de compétences (notamment logistique) ou la contrainte d’un acteur trop
puissant. Même si cette solution semble séduisante sur le papier, les difficultés de mise
en place et de développement de ces stratégies sont nombreuses : difficultés de gestion
(lenteur des décisions, communication…), conflits interpersonnels, absence de
certaines parties prenantes clés dans le projet, absence de vision commune… (Dari et
Paché, 2015). Néanmoins, lorsqu’elles sont appliquées de manière cohérente, elles
peuvent se révéler très efficaces (Noireaux et Poirel, 2017).

Conclusion
67 L’étude des canaux de distribution de l’alimentation en milieu rural a permis de faire
ressortir leurs spécificités, et plus particulièrement leurs freins à travers les difficultés
du leader à développer les trois attributs essentiels à la construction d’un canal
fonctionnel.
68 Tout d’abord, le prestataire ou le grossiste, parfois les mieux placés, se révèlent
paradoxalement défaillants. Bien que possédant les compétences nécessaires dont ils
usent par ailleurs, ils n’expriment pas forcément de volonté réelle de structurer les
énergies afin de définir et d’organiser une solution nouvelle. Par ailleurs, le rôle
d’influence du consommateur s’avère une réalité en incitant les institutions
administratives et politiques à développer ou à appuyer le développement de solutions.
D’abord, parce que des acteurs comme les transporteurs, les grossistes ou les

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


42

logisticiens ne sauraient généralement investir sans le soutien financier ou matériel des


pouvoirs publics. Ensuite, parce que les autorités locales trouvent souvent dans les
projets émergents le moyen d’atteindre leurs propres objectifs en matière de
redynamisation des territoires.
69 D’un point de vue managérial, plusieurs pistes d’organisation apparaissent quant à la
démarche à mettre en œuvre, au regard des spécificités existantes. Seules des solutions
contextualisées et contingentes, négociées par les acteurs eux-mêmes, semblent
pouvoir être couronnées de succès. Le rôle des institutions administratives et politiques
demeure alors important.
70 Ces recommandations doivent être étayées par des travaux complémentaires. Notre
étude est avant tout qualitative et exploratoire et ne concerne que la distribution en
zone rurale de moyenne montagne. De nombreuses pistes de recherches découlent de
ce travail. La première serait d’approfondir au sein des AMAP les notions de pouvoir,
notamment la légitimité perçue de l’association de consommateurs comme leader.
Nous avons relevé cette difficulté, mais il s’agit de voir si ce cas relève d’un cas
particulier ou pas. La seconde concerne l’étude des stratégies de résistance des acteurs
majeurs actuellement dans la distribution rurale. Ainsi, nous avons souligné que les
prestataires et certains grossistes ne se sentaient pas légitimes pour développer ce
marché. Nous pouvons nous poser la question de leur résistance au changement dans
un contexte qui leur est bénéfique. Enfin, l’étude d’une solution collective, mise en
place par les acteurs eux-mêmes, accompagnée par une véritable expertise logistique,
permettrait peut-être de dégager d’autres solutions.

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ANNEXES

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


46

Annexe I. Acteurs actifs du projet Caplog

• Production

- Coop de France Rhône-Alpes Auvergne

- Chambre régionale d’Agriculture


Auvergne

• Transformation

- Union Régionale des Industries Agro- • Structures d’accompagnement


Alimentaires de l’Auvergne (URIAA - Chambre de commerce et d’industrie (CCI) Auvergne
Auvergne)
- Chambre de commerce et d’industrie (CCI) Lozère
• Distribution, transport-logistique
- Chambre de Métiers et de l’Artisanat –Auvergne
- CODI France (Grossiste Allier)
- Caisse des Dépôts et Consignations (Paris)
- MAGNE Distribution (Grossiste Lozère)
- ISBA Conseil (Consultant DD)
- SODICAL-ALLAYRANGUE (Grossiste
- Macéo (Association)
Cantal)
- Chambre Régionale de l’Agriculture
- Groupe La Poste (Auvergne)
• Services de l’État
- Magasin Panier Sympa (Cantal)
- Directions régionales des entreprises, de la
- MonDriveLocal
concurrence, de la consommation, du travail et de
- SNCF Auvergne Bourgogne Ouest l’emploi (DIRECCTE) Auvergne
- Fédération du Commerce et de la - Direction Régionale de l’Environnement, de
distribution l’Aménagement et du Logement (DREAL) Auvergne
- Carrefour (Observatoire des Transports)

- Auvergne Bio Distribution (Grossiste Bio) - Commissariat général à l’égalité des territoires
(CGET) Massif central
• Collectivités territoriales
- Réseau Rural Auvergne
- Conseil général de la Lozère
• Chercheurs
- Conseil général du Cantal
- AgroParisTech
- Conseil général 63
- Université d’Auvergne
- Association des Inter parcs du Massif
central (IPAMAC) - VetAgro Sup

- Parc naturel régional (PNR) des Volcans


d’Auvergne

- Parc naturel régional (PNR) Millevaches


en Limousin

- Conseil Régional

NOTES
1. https://www.gouvernement.fr/action/une-nouvelle-politique-de-l-alimentation

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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2. Table ronde, organisée par LSA et le Sial le 28 juin 2012 sur la politique des grands
distributeurs en matière de produits locaux (https://www.lsa-conso.fr/la-distribution-s-active-
sur-les-produits-locaux,131785), 5 % environ d’augmentation du sourcing pour les TPE et pour les
PME en 2014 (http://www.toute-la-franchise.com/vie-de-la-franchise-A22571-la-grande-
distribution-aime-les-pro.html) ou encore groupe Proxi du groupe Carrefour.

RÉSUMÉS
L’objectif de cet article est d’expliquer les freins existants à la mise en place de solutions
efficientes et durables dans les canaux de distribution alimentaire en contexte rural, en se
concentrant sur le rôle joué par les leaders de ces canaux. L’analyse de CapLog, groupe de travail
réunissant des acteurs de la distribution du Massif central, a permis d’analyser de manière
qualitative et exploratoire les attributs du leader. Les membres ont une vision convergente du
canal et ont acquis une expertise marketing. Mais le manque d’expertise logistique et l’absence
d’un leader légitime restent un frein à la pérennité des solutions proposées. Les auteurs
concluent sur les compétences que devraient acquérir les acteurs pour se positionner comme de
véritables leaders de canaux de distribution compétitifs.

The objective of our work is to explain the existing obstacles to the implementation of efficient
and sustainable solutions in food distribution channels for remote rural areas, focusing on the
role played by the leaders of these channels. The analysis of CapLog, a working group of
distribution actors in the Massif Central, has enabled us to analyze in a qualitative and
exploratory way the attributes of the leader. Although the members share the vision of the
channel and have acquired marketing expertise, a lack of logistical expertise and the absence of a
legitimate leader remain obstacles to the sustainability of the solutions proposed. We conclude
on the skills that actors should acquire in order to position themselves as true leaders of
competitive distribution channels.

INDEX
Mots-clés : distribution alimentaire, leader, ruralité, organisation alimentaire
Keywords : food distribution, leader, rural areas, food organization
Code JEL M0 - General

AUTEURS
VIRGINIE NOIREAUX
IAE d’Auvergne Clermont Université, Centre de Recherches Clermontois en Gestion et
Management (CRCGM) EA3849, Clermont-Ferrand ; virginie.noireaux@uca.fr

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


48

PATRICK RALET
IAE d’Auvergne Clermont Université, Centre de Recherches Clermontois en Gestion et
Management (CRCGM) EA3849, Clermont-Ferrand ; patrick.ralet@uca.fr

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49

Estimation des élasticités de


demande des produits alimentaires
au Togo
Estimation of elasticities of demand for food products in Togo

Tomgouani Lanié

1 Les élasticités-prix et revenu de la demande qui mesurent dans quelles proportions les
quantités demandées d’un bien ou d’un service varient à la suite de la variation des prix
et/ou du revenu sont des paramètres clés qui permettent non seulement d’approfondir
notre compréhension du comportement de consommation des agents économiques ou
ménages, mais aussi d’améliorer notre capacité de prévision des résultats d’une
politique économique (McKelvey, 2011 ; Tafere et al., 2010). En effet, pour une mise en
œuvre efficace des réformes fiscales dans les pays en développement (PED), la
connaissance des élasticités-prix et revenu de la demande est nécessaire pour prévoir
les dépenses publiques qu’il convient de mobiliser et les recettes qui seront engrangées
à la suite de la mise en œuvre de ces réformes (Gibson et Rozelle, 2005).
2 Aussi, pour évaluer l’impact des politiques de systèmes de taxes indirectes et
subventions qui engendrent une variation des prix relatifs, la compréhension de la
réponse des ménages aux variations des prix à travers leur comportement de demande
est nécessaire pour déterminer dans quelle mesure ces variations constituent une
contrainte ou une opportunité pour les ménages afin d’appréhender les implications
des réformes fiscales sur les questions d’efficience et d’équité (Gibson, 2013 ; McKelvey,
2011). En effet, une élasticité-prix élevée pour un bien donné indique que ce bien est un
mauvais candidat à la taxation du fait des distorsions que l’application d’une telle
politique est susceptible de produire (Deaton, 1997).
3 Dans un contexte de changement climatique et de volatilité des prix des produits sur le
marché mondial, les élasticités-prix de la demande sont les paramètres clés qui
permettent de saisir quels sont les sous-groupes de la population qui sont plus affectés
par les chocs de prix et surtout si certaines catégories de ménages par rapport à leur
revenu peuvent avoir accès ou non à des sources alternatives de produits alimentaires.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


50

4 Au niveau empirique, en l’absence d’information sur les élasticités prix et revenu de la


demande, les études de l’impact des réformes fiscales ou des chocs de prix sur le bien-
être et la distribution des revenus sont souvent menées en faisant l’hypothèse que les
consommateurs ne répondent pas aux variations des taxes ou des prix relatifs des
produits en procédant à des substitutions entre produits (Abramovsky et al., 2011 ;
Banks et al., 1997) alors que l’effet des reformes sur les recettes fiscales, par exemple,
dépend de la manière dont elles altèrent la demande totale des ménages et non de la
manière dont elle affecte de façon intensive ou extensive les marges (Deaton, 1990).
Ainsi, les premières approximations qui négligent la réponse des ménages à travers les
changements dans leur structure de demande peuvent sérieusement surestimer les
pertes de bien-être (Gibson et Rozelle, 2005).
5 Malgré cette importance des élasticités-prix et revenu de la demande dans l’évaluation
et l’implémentation des politiques économiques, les études qui se sont intéressées à
l’estimation des élasticités-prix et revenu de la demande des produits alimentaires en
Afrique subsaharienne sont rares (Nzuma et Sarker, 2010). Au Togo, dans le but de
lutter contre la cherté de la vie et réduire la pauvreté, selon la loi de finance 2017,
certains produits de consommation de base tels que les pâtes alimentaires, les huiles
alimentaires, le sucre, la farine de céréales, le lait manufacturé, le maïs, le sorgho, le
mil, le fonio et le riz (allègement de 100 % de la TVA sauf pour le riz de luxe) ont
bénéficié d’un allègement fiscal de huit points sur la TVA. Dans un tel contexte, les
élasticités-prix de la demande sont les paramètres clés qui permettent d’inférer sur
l’efficacité d’une telle politique.
6 Cependant, ces élasticités-prix et revenu de la demande sont quasi inexistantes au
Togo. Seule l’étude menée par Tchabletienne et al. (2010) a estimé les élasticités-prix
non compensées de demande du riz local et importé à partir des séries chronologiques
sur la demande et les prix du riz local et importé sur la période 1986-2006. Toutefois,
cette étude est limitée à la caractérisation de la nature économique et de la typologie de
seulement deux produits alimentaires : le riz local et le riz importé.
7 Du fait de ce déficit d’information sur la valeur des élasticités-prix de demande, Agbodji
et al. (2013) dans leur analyse de l’impact de la hausse des prix des produits alimentaires
de base sur le bien-être des ménages au Togo se sont limités aux approximations de
court terme négligeant donc les possibilités de substitution entre produits qui
constituent une stratégie des ménages à court et moyen terme pour réduire leurs
pertes de bien-être lorsque les chocs de prix des produits alimentaires surviennent.
8 Notre étude se propose donc de combler cet écart de connaissance sur la demande des
produits alimentaires au Togo en étendant l’analyse à l’ensemble des produits
alimentaires et à partir des données d’enquête sur les conditions de vie des ménages au
Togo (Quibb, 2006). Dans cette étude, les valeurs des élasticités-prix compensées et
revenus de la demande de l’ensemble des produits alimentaires au Togo sont
déterminées à partir du modèle Quadratic Almost Ideal Demand System de Banks et al.
(1997) au niveau national, selon le milieu de résidence des ménages (urbain et rural) et
leur statut de pauvreté (pauvres et non-pauvres). L’analyse est basée sur 19 produits
alimentaires et 1 produit non alimentaire sous l’hypothèse de séparabilité des
préférences dans les décisions de consommation des ménages.
9 Les résultats montrent que, dans l’ensemble, les élasticités-prix compensées de la
demande ont des signes attendus, c’est-à-dire négatifs, indiquant que lorsque le prix
d’un bien augmente, toute chose égale par ailleurs, sa demande diminue. Les élasticités-

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


51

revenus de la demande indiquent que les céréales telles que le maïs, le riz et les
céréales transformées sont des biens de nécessité alors que le mil, le sorgho et le fonio
sont des biens inférieurs. En dehors de ces trois dernières céréales, les groupes de
produits œufs, lait et produits assimilés, aliments hors ménages et autres produits
alimentaires apparaissent aussi comme des biens inférieurs. Le reste des produits sont
des biens normaux. La valeur des élasticités-prix et revenu de demande varient selon le
milieu de résidence des ménages et leur statut de pauvreté.
10 À partir des informations sur ces élasticités-prix de demande, nous avons simulé
l’impact de la politique d’allègement fiscal sur le bien-être des ménages et la pauvreté
en nous focalisant sur les trois céréales les plus consumées au Togo (maïs, sorgho et
riz). Les résultats montrent effectivement que l’impact de la baisse de la TVA est sous-
estimé lorsque la réponse des ménages n’est pas prise en compte. Cette politique
d’allègement fiscal a eu un impact positif sur le bien-être des ménages au niveau
national et suivant les différentes catégories de ménages, et s’est traduite par une
baisse de la pauvreté seulement au niveau national, parmi les ménages plus aisés et au
niveau des ménages consommateurs mais cet impact est marginal.
11 Le reste de l’article est organisé comme suit. Nous présentons tout d’abord, la
méthodologie de l’étude, puis les données et les problèmes liés à l’utilisation de ces
données. Ensuite, nous exposons et discutons des problèmes économétriques liés à
l’estimation du modèle de demande QUAIDS à partir des données d’enquête ménages.
Les résultats des estimations des élasticités de demande sont démontrés. Enfin, les
résultats des simulations sont présentés. La dernière partie conclut.

Méthodologie
12 L’un des modèles de référence pour l’estimation des élasticités-prix et revenu de la
demande est le modèle QUAIDS parce qu’il présente l’avantage d’être assez flexible
pour capter le comportement de consommation des ménages. Il provient de
l’optimisation d’une fonction d’utilité indirecte U décrite par :

13 où x est le revenu ou le montant total des dépenses ; p est le vecteur de prix ; a(p) est
une fonction homogène de degré un dans les prix ; b(p) et l(p) sont des fonctions
homogènes de degré zéro dans les prix. ln a(p) et b(p) sont respectivement des
fonctions Translog et Cobb-Douglas :

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


52

14 où i = 1,…,n représentent les produits ou groupes de produits alimentaires. La fonction


l(p) est spécifiée comme suit :

15 Les équations (1), (2), (3) et (4) ensemble définissent le modèle QUAIDS. En appliquant
l’identité de Roy à l’équation (1), le système d’équations représentant les parts
budgétaires pour un ménage h et pour un produit alimentaire i est exprimé comme
suit :

16 où whi(u, p) désigne la part du budget allouée par le ménage h au produit i, n est le


nombre de produits alimentaires indexés par i ; pi, le prix du bien i et ai ; gij ; bi et li
sont des paramètres à estimer. Pour les estimations économétriques, un terme d’erreur
normalement et indépendamment distribué est ajouté au modèle statistique de
l’équation (5). L’hypothèse de rationalité du consommateur induit un certain nombre
de propriétés du système de demande :

– Additivité :

– Homogénéité :

– Symétrie de Slustky : .
17 Les élasticités-prix de demande non compensées (marshalliennes) sont dérivées comme
suit :

18 où dij est un symbole du Kronecker delta défini comme suit : dij = 1 si i = j et 0 ailleurs.
19 En utilisant les équations de Slutsky, les élasticités-prix compensées de demande ou
hicksiennes sont dérivées suivant la formule suivante :

20 où Ei est l’élasticité-dépense.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


53

21 Sous l’hypothèse de séparabilité des préférences, nous avons procédé à un


regroupement des produits afin de faciliter l’analyse empirique et l’interprétation des
résultats. Le regroupement des produits est fait de sorte que les produits qui ont
tendance à produire le même niveau de satisfaction (substituts proches) soient dans la
même catégorie de produits par rapport aux autres produits dont les relations
d’interactions sont beaucoup plus générales (Brown et Deaton, 1972). L’idée sous-
jacente est que s’il existe une relation entre deux produits appartenant à deux groupes
différents, il faudrait que cette relation soit la même pour les autres paires de produits
provenant des deux groupes.

Données et problèmes liés aux données


22 L’analyse de la demande des produits alimentaires nécessite des données de qualité sur
les prix. Les données chronologiques sont, dans une certaine mesure, plus indiquées
(Gibson, 2013), mais ces données ne sont pas disponibles sur une période longue dans
de nombreux PED comme le Togo. Toutefois, les données d’enquête sur les conditions
de vie des ménages qui collectent les informations sur les quantités et les dépenses
effectuées par les ménages permettent de calculer les prix unitaires qui exploitées de
façon appropriée devraient permettre d’inférer sur le comportement de consommation
des ménages (Deaton, 1987).

1. Données

23 Nous utilisons les données d’enquête sur les conditions de vie des ménages pour
estimer les élasticités-prix et revenu de la demande de l’ensemble des produits
alimentaires au Togo. Cette enquête est basée sur le questionnaire unifié des
indicateurs de base du bien-être (Quibb, 2006). Réalisée au moyen d’un sondage
probabiliste1, elle rend possible l’extrapolation des résultats de l’échantillon observé à
l’ensemble de la population. Elle a consisté en un sondage aréolaire stratifié à deux
degrés. La base de sondage des unités primaires est constituée par les 4 671 zones de
dénombrement (ZD).
24 Au premier degré, un échantillon de 300 ZD est tiré avec des probabilités
proportionnelles à la taille des ZD. Au deuxième degré, un nombre fixe de 25 ménages a
été tiré dans chacune des 300 ZD sélectionnées au premier degré. Au total, l’échantillon
de l’enquête est constitué de 7 500 ménages dont 2 600 en milieu urbain et 4 900 en
milieu rural. À chaque ménage, le questionnaire Quibb de base qui aborde les questions
relatives à la composition du ménage, l’éducation, la santé, l’emploi, les avoirs du
ménage et le module Revenu et Dépenses ont été administrés.

2. Prix unitaires et problèmes liés à l’utilisation des prix unitaires

25 En l’absence des prix du marché, une alternative serait d’associer les Indices des prix à
la consommation (IPC) aux données d’enquête pour analyser la demande des ménages.
Cependant, étant donné que les IPC reposent sur des données collectées seulement sur
certains sites2, il est difficile que ces prix soient représentatifs des prix des différents
produits au niveau national en général et rural en particulier (Deaton et Dupriez, 2011).
Nous exploitons donc l’information contenue dans les prix unitaires dans ce papier.

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Calcul des prix unitaires

26 Pour chaque produit couvert par l’enquête et pour chaque ménage, nous avons les
informations sur les quantités et dépenses mensuelles et la fréquence de la
consommation annuelle. À partir de ces informations, les dépenses annuelles effectuées
par chaque ménage et pour chaque produit sont calculées avant de passer à
l’agrégation des produits. Les prix unitaires pour les produits individuels sont donc
simplement calculés en faisant le rapport entre les dépenses allouées par le ménage à
chaque produit i et leur quantité consommée. La part budgétaire whi allouée par le
ménage h au produit i, est donnée par la formule suivante :

27 où pih et qih sont respectivement le prix unitaire et la quantité du produit i consommé


par le ménage h ; xh est la dépense totale de consommation alimentaire du ménage. En
notant Dhi, la part des dépenses allouées à la consommation du produit i, le prix
unitaire du produit i est déduit comme suit :

28 Généralement, le calcul des prix unitaires à partir de l’équation (12) engendre des
valeurs manquantes liées à des quantités et parts budgétaires nulles pour les produits
alimentaires non consommés par les ménages. Ces valeurs manquantes sont traitées
suivant la procédure de Deaton et Zaidi (2002). Pour le calcul des prix unitaires des
différents produits alimentaires, nous avons utilisé un indice de prix qui prend en
compte le poids de chaque produit dans son groupe comme suit (voir Deaton, 1997) :

29 où phg est l’indice géométrique de prix du ménage h pour le groupe de produits g et k,


le nombre total de produits appartenant au groupe g.

Prix unitaires et erreurs de mesure

30 Parmi les problèmes posés par l’utilisation des prix unitaires comme proxy des prix du
marché, celui des erreurs de mesure semble être le plus sérieux (Capeau et Dercon,
1998 ; Deaton, 1997 ; McKelvey, 2011 ; Tafere et al., 2010). Si les quantités et les dépenses
sont rapportées par les ménages avec des erreurs, il est évident que les prix unitaires
seront affectés par ces erreurs. Le problème posé par les erreurs de mesure dans les
prix unitaires est que ces derniers peuvent être négativement corrélés aux quantités ou
positivement corrélés au revenu (dépenses ou parts budgétaires) de façon fallacieuse et
donc conduire à des biais dans les estimations des paramètres de la demande. Pour ce
faire, l’enquête sur les conditions de vie des ménages au Togo étant menée sur les
ménages sélectionnés dans les ZD (clusters) au même moment, nous pouvons faire
l’hypothèse qu’il n’y a pas de véritable variation de prix entre ménages appartenant à

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


55

un même cluster puisque ces derniers réalisent leurs achats de produits alimentaires
sur les mêmes marchés (Deaton, 1988).
31 Dans cette perspective, le problème des erreurs de mesure peut être en partie résolu en
considérant les prix unitaires médians des groupes de produits par cluster comme des
proxies des prix du marché (Capéau et Dercon, 1998). C’est cette procédure qui est
envisagée dans ce papier. En procédant ainsi, nous réduisons considérablement l’effet
des valeurs extrêmes et, par conséquent, les erreurs de mesure contenues dans les
quantités et dépenses rapportées par chaque ménage. Ainsi, les prix unitaires par
cluster vont davantage refléter la variation spatiale des prix entre marchés situés dans
différentes zones de dénombrement que l’hétérogénéité des prix entre ménages.
32 Étant donné que nos données contiennent 300 clusters dans lesquels les ménages ont
été tirés, l’analyse statistique de la variation spatiale des prix unitaires est faite sur une
base régionale. Les données du tableau 1 montrent que dans l’ensemble il n’y a pas une
très grande variation spatiale des prix unitaires des produits entre les régions
considérées. Ceci est une indication que les erreurs de mesure auraient été minimisées
avec le calcul des prix unitaires médians par cluster même si nous manquons de
contrefactuel.

Tableau 1. Logarithme des prix unitaires moyens à Lomé et dans les cinq régions du Togo

Produits et groupes de produits Régions

Lomé Maritimes Plateaux Centrale Kara Savanes

5.517 6.183 6.059 6.045 6.165 6.697


Maïs
(0.000) (0.056) (0.012) (0.023) (0.026) (0.081)

5.497 5.201 5.514 5.458 5.616 5.772


Riz
(0.093) (0.063) (0.116) (0.063) (0.075) (0.147)

5.876 6.452 6.008 5.976 6.249 6.731


Sorgho
(0.000) (0.000) (0.186) (0.075) (0.104) (0.124)

6.002 6.134 6.101 5.979 6.148 6.869


Mil
(0.000) (0.000) (0.018) (0.160) (0.064) (0.118)

5.888 5.284 5.137 5.069 5.904 5.874


Fonio
(0.094) (0.000) (0.009) (0.000) (0.026) (0.000)

4.801 4.268 4.791 4.639 4.857 5.148


Céréales transformées
(0.136) (0.046) (0.092) (0.065) (0.072) (0.127)

5.239 5.166 5.704 5.651 6.010 5.437


Racines et tubercules
(0.098) (0.167) (0.186) (0.178) (0.442) (0.321)

4.666 5.073 5.159 4.835 5.151 5.143


Légumineuses et oléagineux
(0.076) (0.116) (0.154) (0.103) (0.218) (0.223)

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4.532 4.313 4.517 4.138 4.446 4.564


Huiles et matières grasses
(0.037) (0.034) (0.049) (0.023) (0.077) (0.074)

4.613 4.630 4.819 4.927 5.426 4.926


Fruits
(0.108) (0.298) (0.084) (0.084) (0.110) (0.060)

4.388 4.147 4.249 3.904 4.019 4.115


Légumes
(0.060) (0.060) (0.116) (0.048) (0.081) (0.113)

5.879 6.211 5.945 5.681 4.887 5.469


Viandes
(0.218) (0.360) (0.326) (0.173) (0.308) (0.199)

5.562 5.318 5.282 4.680 4.808 4.666


Poissons/Crustacés
(0.091) (0.027) (0.020) (0.088) (0.071) (0.165)

5.118 4.252 4.222 4.198 4.518 4.647


Œufs
(0.251) (0.140) (0.154) (0.169) (0.129) (0.083)

5.183 4.703 4.663 4.976 5.068 4.898


Lait et produits assimilés
(0.061) (0.069) (0.060) (0.056) (0.056) (0.084)

4.846 4.458 4.678 4.793 5.059 5.070


Sucre, boissons et excitants
(0.199) (0.166) (0.227) (0.397) (0.258) (0.164)

4.173 3.606 3.968 3.608 3.701 3.762


Conserves et condiments
(0.092) (0.061) (0.094) (0.052) (0.102) (0.090)

6.803 6.114 6.154 6.288 5.851 5.553


Aliments hors ménage
(0.128) (0.121) (0.122) (0.194) (0.150) (0.102)

5.536 5.515 5.909 5.649 6.070 5.264


Autres produits alimentaires
(0.026) (0.030) (0.052) (0.041) (0.009) (0.052)

7.024 6.118 6.536 6.401 6.321 6.269


Produits non alimentaires
(0.142) (0.251) (0.287) (0.114) (0.232) (0.178)

Source : calcul de l’auteur d’après les données d’enquête sur les conditions de vie des ménages au
Togo (QUIBB 2006).

Prix unitaires et effet de substitution qualité

33 La tendance des ménages plus aisés à consommer les produits de qualité supérieure est
susceptible de créer une corrélation positive artificielle entre le revenu et les prix
unitaires (ce qui n’est pas le cas avec les prix du marché). Le problème avec le choix de
la qualité des produits, c’est que sa présence est susceptible d’engendrer un risque de
biais de simultanéité lorsque les prix unitaires sont utilisés comme proxies des prix du
marché dans l’estimation des systèmes de demande (Deaton, 1988, 1990). En particulier,
si l’effet qualité se révèle pertinent, cela va entraîner une surestimation des élasticités-
prix de la demande.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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34 Pour prendre en compte l’effet de substitution qualité dans l’estimation des élasticités-
prix de la demande, la part du choix de la qualité dans l’explication des prix unitaires
peut être déterminée en régressant le logarithme des prix unitaires sur les dépenses
totales et sur les caractéristiques sociodémographiques des ménages (Deaton, 1997),
ceci afin de vérifier s’il est nécessaire de corriger les prix unitaires de l’effet qualité
avant l’estimation des élasticités-prix et revenu de la demande suivant l’équation
suivante :

35 où ln phic représente le logarithme du prix unitaire du produit alimentaire i consommé


par le ménage h appartenant au cluster c ; ln xhc est le logarithme des dépenses totales
du ménage allouées à la consommation des produits alimentaires ; Zhc est un vecteur
des caractéristiques sociodémographiques du ménage. Le vecteur Zhc renferme la taille
du ménage, la situation d’emploi, le sexe, l’âge et l’âge au carré, le niveau d’éducation
du chef du ménage et la composition du ménage (structure par âge des membres du
ménage) formée des variables muettes représentant les différents niveaux d’âges des
membres du ménage (0 à 4 ans ; 5 à 9 ans ; 10 à 14 ans ; 15 à 54 ans ; et 55 ans et plus). La
variable ln Pic représente le logarithme des prix inobservés des produits dans le cluster
c (prix du marché) ; a, h, ϑ et c sont les paramètres à estimer et uhic est le terme
d’erreurs. L’équation (14) telle que décrite n’est pas identifiable, la variable Pic étant
inobservable. Donc pour annihiler l’effet des prix et pour pouvoir estimer l’équation
(14), toutes les variables du modèle sont extraites de leurs valeurs moyennes par
cluster (Deaton, 1987) suivant l’équation suivante :

36 L’équation (15) est estimée par la méthode des moindres carrés ordinaires par cluster
(voir Deaton, 1987) et seul le paramètre d’intérêt b qui représente l’effet de substitution
qualité est reporté dans le tableau 2. Dans ce tableau, les pauvres et les non-pauvres
sont définis à partir du seuil de pauvreté au niveau national qui est de 242 094 FCFA en
2006. Selon les résultats des estimations, au niveau national, les élasticités du choix de
la qualité des produits se sont révélées significatives seulement pour sept (7) produits
sur les vingt (20) produits considérés. Il s’agit du riz, des céréales transformées, des
racines et tubercules, du sucre, boissons et excitants, des conserves et condiments, des
aliments hors ménage et des produits non alimentaires. Ces élasticités varient selon le
milieu de résidence des ménages et leur statut de pauvreté.

Tableau 2. Résultats des estimations des élasticités du choix de la qualité des produits

Produits et groupes de produits Élasticités du choix de la qualité des produits

- National Urbain Rural Pauvres Non-pauvres

Maïs 0.001 -0.010 0.002 0.004 0.021***

(0.004) (0.009) (0.004) (0.005) (0.008)

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Riz 0.038*** 0.137*** -0.014*** -0.007 0.096***

- (0.005) (0.012) (0.005) (0.006) (0.009)

Sorgho -0.006*** -0.010*** -0.003 -0.015*** -0.011***

- (0.002) (0.003) (0.003) (0.003) (0.003)

Mil -0.007*** 0.008** -0.013*** -0.018*** -0.009***

- (0.002) (0.003) (0.003) (0.004) (0.003)

Fonio -0.002*** -0.003*** -0.002*** -0.002*** -0.002**

- (0.0004) (0.001) (0.001) (0.0004) (0.001)

Céréales transformées 0.012*** 0.111*** -0.034*** -0.012*** 0.074***

- (0.004) (0.009) (0.003) (0.004) (0.008)

Racines et tubercules 0.129*** 0.059*** 0.159*** 0.149*** 0.057***

- (0.008) (0.012) (0.011) (0.011) (0.013)

Légumineuses et oléagineux -0.022*** -0.096*** 0.013* -0.002 -0.075***

- (0.006) (0.008) (0.007) (0.008) (0.009)

Huiles et matières grasses 0.0001 -0.009** 0.005 -0.004 -0.0001

- (0.003) (0.004) (0.004) (0.004) (0.004)

Fruits -0.069*** -0.081*** -0.059*** -0.050*** -0.110***

- (0.005) (0.008) (0.007) (0.007) (0.009)

Légumes -0.043*** -0.071*** -0.029*** -0.059*** -0.039***

- (0.004) (0.005) (0.005) (0.005) (0.005)

Viandes -0.182*** -0.179*** -0.179*** -0.191*** -0.222***

- (0.009) (0.015) (0.011) (0.012) (0.015)

Poissons/Crustacés -0.021*** 0.005 -0.033*** -0.038*** -0.003

- (0.004) (0.007) (0.005) (0.005) (0.007)

Œufs -0.029*** -0.100*** -0.001 -0.015*** -0.016**

- (0.003) (0.008) (0.002) (0.003) (0.008)

Lait et produits assimilés -0.033*** -0.064*** -0.021*** -0.021*** -0.053***

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


59

- (0.003) (0.005) (0.004) (0.004) (0.006)

Sucre, boissons et excitants 0.044*** 0.089*** 0.022*** -0.008 0.151***

- (0.007) (0.012) (0.008) (0.009) (0.013)

Conserves et condiments 0.129*** 0.017*** 0.112*** 0.109*** 0.144***

- (0.004) (0.007) (0.005) (0.005) (0.007)

Aliments hors ménage 0.055*** 0.042*** 0.059*** 0.066*** 0.049***

- (0.003) (0.007) (0.004) (0.004) (0.007)

Autres produits alimentaires -0.461*** -0.852*** -0.288*** -0.163*** -0.264***

- (0.028) (0.055) (0.032) (0.029) (0.061)

Produits non alimentaires 1.022*** 1.166*** 0.958*** 1.002*** 1.226***

- (0.015) (0.028) (0.017) (0.021) (0.022)

Obs. 7500 2600 4900 3885 3615

Note : les écarts-types robustes sont entre parenthèses et (***), (**) et (*) désignent les niveaux de
significativité de 1 %, 5 % et 10 % respectivement.
Source : l’auteur.

37 Toutefois, il n’y a aucune tendance qui se dégage par rapport à ces deux catégories
exceptés les produits riz et céréales transformées où ces élasticités se sont révélées
significatives en milieu urbain et pour les ménages non pauvres.
38 Suivant le milieu de résidence des ménages, ces élasticités se sont révélées de plus
grande ampleur en milieu rural qu’en milieu urbain pour les produits alimentaires
racines et tubercules, conserves et condiments, aliments hors ménage et inversement
pour les produits sucre, boissons et excitants et produits non alimentaires. Suivant le
statut de pauvreté des ménages, ces élasticités sont de plus grande ampleur pour la
catégorie non-pauvres par rapport à la catégorie pauvres pour les produits sucre,
boissons et excitants, conserves, condiments et produits non alimentaires.
39 Dans l’ensemble, les résultats du tableau 2 nous amènent à supposer que les ménages
plus aisés ont tendance à consommer les produits de meilleure qualité que les ménages
pauvres.
40 Mais ce qui est important dans notre analyse de l’effet qualité des produits, c’est
l’ampleur de ces élasticités qui nous permet de juger de la nécessité de corriger ou non
les prix unitaires de l’effet de substitution par la qualité avant l’estimation des
élasticités-prix de la demande. En considérant les résultats du tableau 2, dans
l’ensemble, les élasticités du choix de la qualité sont comprises entre -0.461 pour les
autres produits alimentaires et 0.129 pour les racines et tubercules, conserves et
condiments. Nous estimons donc que ces élasticités du choix de la qualité des produits
par les ménages sont assez faibles pour nécessiter la correction pour deux raisons
principales.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


60

41 La première raison est que Deaton (1988, 1990, 1997) a montré au niveau théorique la
pertinence de la prise en compte de l’effet de substitution par la qualité dans
l’estimation des élasticités-prix de la demande mais n’a pas défini un seuil à partir
duquel il devient nécessaire de corriger les élasticités-prix de l’effet qualité. La seconde
est que Tafere et al. (2010), par exemple, ont trouvé des élasticités du choix de la qualité
des produits variant entre -0.018 pour le Sorgho et 0.1722 pour le groupe de produits
sucre et sel en Éthiopie. Ils en ont conclu que ces élasticités du choix de la qualité
n’étaient pas aussi importantes pour que le problème du choix de la qualité soit corrigé
avant l’estimation des élasticités-prix de la demande. Nous exploitons donc, dans ce
papier, l’information contenue dans les prix unitaires par cluster pour estimer les
élasticités de demande des produits alimentaires au Togo.

3. Problèmes économétriques et stratégie d’estimation

42 L’estimation des systèmes de demande avec les données d’enquête ménages pose deux
problèmes économétriques majeurs. Le premier problème est le problème de sélection
lié à la présence de dépenses ou de parts budgétaires nulles dans la structure de
dépenses des ménages. Le second problème est celui de l’endogénéité du logarithme
des dépenses totales de consommation par rapport aux parts budgétaires, le revenu
étant approximé par les dépenses totales. Pour résoudre les problèmes d’endogénéité et
de sélection, nous adoptons respectivement les approches en deux étapes développées
par Blundell et Robin (1999) et Shonkwiler et Yen (1999).

4. Problème de sélection

43 L’une des hypothèses sur lesquelles repose l’analyse empirique de la demande postule
que tous les biens considérés sont essentiels, c’est-à-dire qu’en toute circonstance, ces
biens sont achetés ou consommés par les ménages (Deaton, 1986). Cependant, il est
fréquemment observé dans les données d’enquête sur la consommation des ménages,
des parts budgétaires nulles dans la structure de dépenses des ménages. Le
regroupement des produits devrait permettre d’éliminer la présence de parts
budgétaires nulles, mais le tableau 3 montre que la présence des parts budgétaires
nulles est prépondérante dans nos données. La préoccupation est qu’elles sont
susceptibles d’engendrer le problème de sélection.

Tableau 3. Pourcentages des parts budgétaires nulles dans la structure de dépenses des ménages

Produits et groupes de produits Parts budgétaires (%)

- National Urbain Rural Pauvres Non-pauvres

Maïs 09.936 12.543 08.553 09.735 10.152

Riz 12.977 10.812 14.125 14.808 11.009

Sorgho 73.620 92.497 63.605 62.838 85.201

Mil 83.769 94.575 78.036 75.406 92.752

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Fonio 98.173 99.154 97.653 97.837 98.534

Céréales transformées 13.310 08.619 15.799 17.409 08.907

Racines et tubercules 11.416 05.425 14.595 17.280 05.118

Légumineuses et oléagineux 11.176 11.697 10.900 11.847 10.456

Huiles et matières grasses 10.216 06.426 12.227 13.314 06.888

Fruits 53.054 29.935 65.319 67.062 38.008

Légumes 03.214 03.463 03.082 03.425 02.988

Viandes 28.941 26.241 30.374 31.419 26.279

Poissons/Crustacés 15.778 10.466 18.596 20.783 10.401

Œufs 76.034 55.983 86.671 88.257 62.905

Lait et produits assimilés 70.152 52.443 79.547 82.694 56.680

Sucre, boissons et excitants 12.750 10.504 13.942 16.122 09.129

Conserves et condiments 01.707 02.886 01.082 01.004 02.462

Aliments hors ménage 50.667 30.012 61.525 64.666 35.629

Autres produits alimentaires 87.489 79.838 91.549 93.278 81.272

Produits non alimentaires 00.067 00.077 00.061 00.129 00.000

Source : calcul de l’auteur d’après les données d’enquête sur les conditions de vie des ménages au
Togo (QUIBB 2006).

44 Plusieurs causes sont identifiées comme étant à l’origine de l’observation des parts
budgétaires nulles dans la structure de dépenses des ménages : (i) les erreurs lorsque
les ménages rapportent leurs dépenses de consommation pendant le déroulement de
l’enquête ; (ii) l’absence de consommation d’un produit durant la période d’enquête (en
particulier lorsque la période de consommation couverte par l’enquête est relativement
courte) ; (iii) la présence des produits non consommés de façon permanente ; (iv) et la
présence de la non-consommation optimale (solution en coin).
45 Toutes les causes énumérées n’étant pas susceptibles de poser des problèmes
statistiques, nous analysons donc ces causes à la lumière de nos données afin de
corriger de façon efficace les problèmes statistiques que les parts budgétaires nulles
sont susceptibles d’engendrer.

Origine des parts budgétaires nulles et problème de sélection

46 L’enjeu associé à l’origine des parts budgétaires nulles est que si la présence des parts
budgétaires nulles est due aux erreurs exogènes des ménages lorsqu’ils rapportent
leurs dépenses ou à l’existence de la non-consommation permanente, la solution

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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évidente serait de supprimer les observations pour lesquelles les parts budgétaires sont
nulles. Il n’y aurait donc aucun biais dans les estimations puisque ne provenant pas
d’un comportement de consommation optimisée des ménages. Cependant, si la
présence des parts budgétaires nulles provient du comportement de consommation
optimale des ménages, supprimer ces observations conduirait à des biais dans les
estimations. Par rapport à nos données sur les dépenses des ménages, l’enquête étant
menée sur une base annuelle, la seconde cause n’est pas envisageable dans nos
données.
47 Mais pour les trois autres causes restantes, mise à part l’occurrence des erreurs
exogènes des ménages en rapportant leurs dépenses, les parts budgétaires nulles ne
peuvent provenir que de la présence de deux catégories de consommateurs. La
première catégorie de consommateurs concerne ceux qui ne consommeront jamais un
produit pour des raisons non économiques comme leur croyance religieuse, leur
culture ou pour des raisons de santé (non-consommation permanente). La seconde
catégorie de consommateurs concerne ceux qui ne consomment pas un produit du fait
de l’existence d’un substitut parfait ou ceux pour lesquels la non-consommation d’un
produit résulte d’un processus d’optimisation. Cette dernière catégorie de ménages
constitue des consommateurs potentiels des produits pour lesquels nous avons observé
des dépenses nulles dans leur structure de dépenses. En effet, si les prix relatifs des
biens changeaient ou si leur revenu augmentait, ces derniers pourraient consommer les
produits qu’ils ne consommeraient pas et vice-versa. Malgré l’importance des parts
budgétaires nulles dans la structure de dépense des ménages dans nos données, nous
n’avons malheureusement aucune information sur la cause fondamentale de ces parts
budgétaires nulles. Pour éviter tout éventuel biais de sélection, nous faisons
l’hypothèse forte qu’une grande partie de ces parts budgétaires nulles est liée aux
décisions économiques des ménages.

Correction du problème de sélection

48 Suivant la procédure de Shonkwiler et Yen (1999), la correction du problème de


sélection est faite à travers l’estimation du système d’équations suivant :

où h et i sont respectivement des indices pour les ménages et les produits ou groupe de
produits ; whi et dhi sont respectivement les parts budgétaires observées et une
variable dichotomique indiquant si le ménage est consommateur ou non du i è produit

ou groupe de produits ; et sont les variables latentes correspondantes ; xhi et


zhi sont des vecteurs de variables explicatives ; mi et qi sont des vecteurs de
paramètres : et uhi et vhi sont les termes d’erreurs aléatoires. Le système d’équations
(16) implique que chaque iè équation whi est observée seulement pour des valeurs non
négatives. Ainsi, si une grande fraction des parts budgétaires wi est nulle, alors les
représenter par une distribution continue serait inapproprié. Pour chaque produit i, les

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


63

termes d’erreurs sont distribués comme des variables normales bivariées avec

une covariance et une espérance inconditionnelle donnée par :

49 Avec l’équation (18), nous pouvons réécrire l’équation (17) comme suit :

où ; et sont respectivement les


fonctions univariées de densité cumulative et de densité de probabilité. À partir des
équations (18) et (19), la procédure en deux étapes en utilisant toutes les observations
devient possible. La procédure de Shonkwiler et Yen (1999) consiste dans une première

étape à obtenir les paramètres estimés de à travers l’estimation par le maximum


de vraisemblance du modèle probit en utilisant les données bivariées de la variable dhi

pour chaque produit alimentaire i et dans une deuxième étape à calculer et

puis estimer les paramètres mi et di du système suivant par le maximum de


vraisemblance ou la procédure SUR :

50 où

51 Notons qu’avec l’application de l’approche de Shonkwiler et Yen (1999) sur les données
censurées, il n’est plus possible d’imposer la contrainte d’additivité à travers les
restrictions paramétriques. Pour résoudre ce problème, nous avons adopté l’approche
de Yen et al. (2003) qui consiste à estimer premièrement (n – 1) équations et à
considérer la ne équation comme résiduelle. Aussi, les termes d’erreurs de l’équation
(20) sont hétéroscédastiques. Pour tenter de corriger ce problème, nous avons utilisé
les écarts-types robusts.

5. Problème d’endogénéité des dépenses totales

52 La procédure en deux étapes de Blundell et Robin (1999) consiste à régresser, dans une
première étape, le logarithme des dépenses totales des ménages sur un ensemble de
variables exogènes incluant celles qui peuvent influencer directement les parts

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


64

budgétaires. Ensuite, les résidus obtenus de cette première étape sont introduits
ensemble avec le logarithme des dépenses totales dans la seconde étape comme
variable explicative dans le système d’équations de parts budgétaires. Blundell et Robin
(1999) ont souligné que l’estimateur des Moindres carrés ordinaires (MCO) dans la
seconde étape est équivalent à l’estimateur des Doubles moindres carrés (DMC) et le
test de significativité du coefficient des résidus obtenus dans la régression augmentée
de la deuxième étape sert comme un test d’exogénéité du logarithme des dépenses
totales des ménages, c’est-à-dire que si le coefficient associé au résidu de la deuxième
étape est significatif, alors le logarithme des dépenses totales est exogène.

6. Stratégie d’estimation du modèle QUAIDS

53 Suivant la procédure en deux étapes de Shonkwiler et Yen (1999), la première étape


consiste à estimer la probabilité d’achat des ménages pour les différents produits
alimentaires suivant l’équation suivante :

54 où dhi = 1 si le ménage h a consommé le iè produit alimentaire (whi > 0) et dhi = 0 sinon.


La variable Zhk représente la taille du ménage et les caractéristiques
sociodémographiques du chef de ménage (situation d’emploi, sexe, âge, âge au carré et
le niveau d’éducation), Dr représente les variables muettes régionales, Ahl représente
les actifs du ménage (le nombre de pièces, la superficie des terres possédées par le
ménage, le nombre de bétails et autres gros animaux possédés par le ménage, le
nombre de moutons, chèvres et autres animaux de taille moyenne possédés par le
ménage, la possession de l’électricité, d’un réfrigérateur, congélateur, cuisinière/
réchaud) et ui, le terme d’erreurs. Le modèle probit (équation 22) est estimé par le
maximum de vraisemblance pour chaque produit alimentaire.
55 Mais avant l’estimation de la seconde étape, le logarithme des dépenses totales est
régressé sur un ensemble de variables explicatives suivant l’équation suivante :

où les variables Zhk et Dr sont les mêmes que celles décrites dans l’équation (22) ; Whl
est un ensemble de variables représentant la richesse du ménage (le nombre de pièces,

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


65

la superficie des terres possédées par le ménage, le nombre de bétails et autres gros
animaux possédés par le ménage, le nombre de moutons, chèvres et autres animaux de
taille moyenne possédés par le ménage, l’électricité, le matériau du toit de la maison,
type d’aisance utilisé par le ménage, voiture à usage non commercial, moto à usage
personnel, bicyclette-vélo, machine à coudre, fer à repasser charbon, fer à repasser
électrique, TV-lecteur, radio, ventilateur, climatiseur, antenne parabolique-décodeur,
téléphone mobile-portable, téléphone fixe, fauteuils-canapés, armoires-buffets, lit,
micro-ordinateur/imprimante, chauffe-eau, suppresseur) et eh, un terme d’erreurs
normalement distribué. L’équation (23) est estimée par les MCO. Les résidus sont

calculés et comme les paramètres et des résultats d’estimation


de l’équation (22), ils entrent dans la deuxième étape de l’estimation (Tafere et al.,
2010). En définitive, le modèle estimé qui prend en compte à la fois le problème de
sélection et d’endogénéité des dépenses est exprimé comme suit :

56 Les paramètres du modèle sont estimés suivant la procédure d’estimation de Poi (2008)
dont la programmation a été modifiée pour prendre en compte les problèmes
d’endogénéité et de sélection. Dans cette procédure d’estimation, les contraintes
d’additivité, d’homogénéité et de symétrie soulignées plus haut sont imposées et le
modèle est estimé comme un système NLSSURE (Non-linear System of Seemingly Unrelated
Regression Equations). La valeur du paramètre a0 de l’équation (2) est choisie comme
étant la valeur juste en dessous de la valeur minimale du logarithme des dépenses ln x
(Deaton et Muellbauer, 1980 ; Poi, 2008, 2012). Pour imposer la contrainte d’additivité,
l’équation (20) du modèle QUAIDS représentant le groupe de produits non alimentaires
a été écartée et les paramètres du modèle sont estimés sur les 19 premières équations
par la méthode IFGNLS (Iterated Feasible Generalized Non-Linear Least Squared). Les
paramètres du modèle QUAIDS pour la 20e équation et les élasticités de l’équation (20)
du modèle sont obtenus en exploitant les relations de restrictions d’homogénéité et de
symétrie.

Résultats des estimations


57 Les estimations du modèle QUAIDS sont performantes. Les résultats montrent la
pertinence de la prise en compte du problème de sélection lié à la présence des parts
budgétaires nulles dans la structure de dépenses des ménages. Quant au problème
d’endogénéité, les résultats montrent l’exogénéité des dépenses totales des ménages
aux parts budgétaires3.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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58 Les résultats des estimations des élasticités-prix compensées de la demande calculés au


point moyen dans le tableau 4 montrent que, dans l’ensemble, ces élasticités ont des
signes conformes à la théorie économique, c’est-à-dire des signes négatifs indiquant
que lorsque le prix d’un bien augmente, toute chose égale par ailleurs, la demande pour
ce bien diminue. Au niveau national, les résultats montrent que les céréales comme le
maïs, le riz et les céréales transformées sont caractérisées par une demande inélastique
alors que les céréales comme le sorgho, le mil et le fonio sont caractérisées par une
demande très élastique.

Tableau 4. Résultats des estimations des élasticités-prix (directe) compensées de la demande

Produits Élasticités-prix de la demande

- National Urbain Rural Pauvres Non-pauvres

Maïs -0.895*** -0.523** -0.907*** -0.972*** -0.840***

- (0.098) (0.226) (0.175) (0.132) (0.159)

Riz -0.350*** -1.052*** -0.278* -0.180 -0.524***

- (0.104) (0.132) (0.149) (0.177) (0.118)

Sorgho -2.330*** 4.102** -3.502*** -3.368*** -1.094

- (0.588) (1.745) (0.674) (0.820) (0.820)

Mil -4.403*** -0.826 -3.869*** -4.823*** -5.224***

- (0.904) (2.370) (0.966) (0.996) (2.058)

Fonio -39.396*** -11.436 -50.364*** -42.125* -55.740***

- (13.263) (20.201) (18.955) (23.682) (13.981)

Céréales transformées -0.502*** -0.392*** -0.752*** -0.441*** -0.478***

- (0.086) (0.118) (0.138) (0.147) (0.110)

Racines et tubercules -0.249*** -0.408*** -0.215*** -0.245*** -0.268***

- (0.038) (0.095) (0.050) (0.053) (0.057)

Légumineuses et oléagineux -0.736*** -1.106*** -0.737*** -0.807*** -0.728***

- (0.065) (0.113) (0.093) (0.096) (0.094)

Huiles et matières grasses -0.321** -0.315 -0.340 -0.269 -0.439**

- (0.158) (0.206) (0.228) (0.250) (0.203)

Fruits -1.561*** -1.952*** -2.032*** -2.459*** -1.793***

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- (0.219) (0.345) (0.291) (0.368) (0.322)

Légumes -0.655*** -0.407*** -0.729*** -0.767*** -0.539***

- (0.061) (0.112) (0.077) (0.085) (0.092)

Viandes -1.086*** -0.871*** -1.213*** -1.253*** -0.868***

- (0.084) (0.150) (0.122) (0.131) (0.113)

Poissons/Crustacés -0.380*** -0.197* -0.463*** -0.551*** -0.292***

- (0.065) (0.107) (0.116) (0.109) (0.093)

Œufs -0.967** -1.416*** -0.072 -2.143** -1.157**

- (0.410) (0.473) (0.973) (1.065) (0.458)

Lait et produits assimilés -1.571*** -2.380*** -0.333 -0.542 -1.796***

- (0.477) (0.745) (0.732) (0.945) (0.561)

Sucre, boissons et excitants -0.200*** -0.460*** -0.129** -0.050 -0.322***

- (0.043) (0.057) (0.061) (0.061) (0.058)

Conserves et condiments -0.166** -0.406*** -0.221** -0.098 -0.271***

- (0.065) (0.095) (0.097) (0.103) (0.085)

Aliments hors ménage 0.104 0.808*** -0.324* -0.222 0.444**

- (0.146) (0.291) (0.194) (0.201) (0.214)

Autres produits alimentaires -13.350*** -11.052*** -11.793** -26.803*** -8.487***

(2.126) (3.208) (5.151) (3.293) (2.746)

Produits non alimentaires -0.240*** 0.058 -0.358*** -0.392*** -0.072

- (0.088) (0.120) (0.140) (0.129) (0.114)

Obs. 7498 2599 4899 3883 3615

Note : les écarts-types robustes sont entre parenthèses. (*), (**) et (***) désignent respectivement les
niveaux de significativité de 10 % ; 5 % et 1 %.
Source : l’auteur.

59 Au niveau des autres catégories de produits, les résultats montrent que les catégories
de produits racines et tubercules, légumineuses et oléagineux, huiles et matières
grasses, poissons/crustacés, œufs, sucre, boissons et excitants, conserves et
condiments, et les produits non alimentaires sont caractérisées par une demande
inélastique, alors que le reste des catégories de produits à savoir : les fruits, les viandes,

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


68

lait et produits assimilés, et les autres produits alimentaires, sont caractérisées par une
demande élastique.
60 Ces élasticités-prix compensées de la demande varient suivant le milieu de résidence
des ménages et leur statut de pauvreté. Suivant le milieu de résidence, nous constatons
que la nature de la demande de certains produits se trouve renversée en milieu urbain
par rapport au milieu rural. En effet, les produits comme le riz, les légumineuses et
oléagineux ainsi que les œufs, caractérisés par une demande élastique en milieu urbain,
se révèlent inélastiques en milieu rural. Au contraire, le produit « viandes », caractérisé
par une demande élastique en milieu rural, apparaît comme une catégorie de produits à
demande inélastique en milieu urbain.
61 Suivant le statut de pauvreté des ménages, à la différence du milieu de résidence des
ménages, les élasticités-prix compensées de la demande des deux catégories de
ménages (pauvres et non-pauvres) suivent à quelques exceptions près la tendance
nationale. En effet, seul le groupe de produits « viandes » est caractérisé par une
demande inélastique chez les ménages non pauvres alors que le groupe de produit lait
et produits assimilés semble inélastique chez les ménages pauvres.
62 Quant aux élasticités-revenus de la demande, le tableau 5 indique qu’au niveau national,
parmi les céréales, le maïs, le riz et les céréales transformées ont une élasticité-revenu
positive et inférieure à l’unité. Caractérisées par une demande inélastique, ces céréales
apparaissent comme des biens de première nécessité.

Tableau 5. Résultats des estimations des élasticités-dépenses de la demande

Produits Élasticités-revenus de la demande

- National Urbain Rural Pauvres Non-pauvres

Maïs 0.330*** 0.391*** 0.268*** 0.270*** 0.362***

- (0.037) (0.070) (0.062) (0.072) (0.046)

Riz 0.368*** 0.393*** 0.171* 0.356*** 0.337***

- (0.063) (0.086) (0.104) (0.130) (0.072)

Sorgho -2.785*** -1.127 -2.391*** -2.047*** -3.241***

- (0.321) (0.868) (0.406) (0.527) (0.448)

Mil -6.200*** -7.083*** -5.498*** -5.302*** -6.996***

- (0.792) (1.451) (0.912) (0.935) (1.292)

Fonio -96.76*** 9.744 -112.90** -94.26*** -91.59***

- (18.137) (9.696) (26.035) (36.082) (22.020)

Céréales transformées 0.597*** 0.613*** 0.579*** 0.589*** 0.575***

- (0.044) (0.072) (0.068) (0.080) (0.051)

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


69

Racines et tubercules 0.536*** 0.412*** 0.493*** 0.616*** 0.504***

- (0.040) (0.082) (0.058) (0.072) (0.058)

Légumineuses et oléagineux 0.300*** 0.409*** 0.254*** 0.333*** 0.229***

- (0.051) (0.074) (0.078) (0.083) (0.072)

Huiles et matières grasses 0.396*** 0.420*** 0.319*** 0.248*** 0.406***

- (0.053) (0.062) (0.075) (0.085) (0.065)

Fruits 0.229 0.266 0.578** 1.453*** 0.425

- (0.204) (0.355) (0.261) (0.333) (0.287)

Légumes 0.488*** 0.570*** 0.337*** 0.387*** 0.506***

- (0.027) (0.050) (0.043) (0.048) (0.038)

Viandes 0.510*** 0.484*** 0.260* 0.313** 0.574***

- (0.094) (0.167) (0.148) (0.146) (0.145)

Poissons et crustacés 0.296*** 0.294*** 0.184** 0.195** 0.325***

- (0.059) (0.102) (0.077) (0.090) (0.077)

Œufs -2.209*** -2.636*** 0.503 -0.192 -1.264

- (0.695) (1.029) (1.038) (1.478) (0.856)

Lait et produits assimilés -1.374*** -1.897** -0.953 0.278 -1.093*

- (0.522) (0.820) (0.700) (0.922) (0.638)

Sucre, boissons et excitants 0.422*** 0.601*** 0.320*** 0.433*** 0.395***

- (0.063) (0.097) (0.087) (0.095) (0.084)

Conserves et condiments 0.577*** 0.508*** 0.601*** 0.656*** 0.562***

- (0.034) (0.050) (0.048) (0.072) (0.035)

Aliments hors ménages -0.274* -0.979*** 0.240 0.494*** -0.516**

- (0.143) (0.360) (0.168) (0.192) (0.204)

Autres produits alimentaires -7.71*** -0.064 -21.95*** -6.541 -6.209**

- (2.429) (3.313) (4.855) (4.981) (2.691)

Produits non alimentaires 2.361*** 0.058 2.390*** 2.176*** 2.415***

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


70

- (0.045) (0.120) (0.060) (0.090) (0.055)

Obs. 7498 2599 4899 3883 3615

Note : les écarts-types robustes sont entre parenthèses. (*), (**) et (***) désignent respectivement les
niveaux de significativité de 10 % ; 5 % et 1 %.
Source : l’auteur.

63 Pour le reste des céréales (sorgho, mil et fonio), elles présentent une élasticité-revenu
de signe négatif indiquant que ce sont des biens inférieurs. En dehors de ces trois
dernières céréales, les catégories des produits telles que les œufs, le lait et produits
assimilés, les aliments hors ménages et les autres produits alimentaires apparaissent
aussi dans la catégorie des biens inférieurs. Quant au reste des produits, mis à part les
produits non alimentaires qui apparaissent dans la catégorie des biens de luxe, les
autres catégories de produits sont des biens (supérieurs) normaux. Parmi ces biens
normaux, les produits alimentaires racines et tubercules, légumineuses et oléagineux,
les huiles et matières grasses, les légumes, les poissons et crustacés, le sucre, boissons
et excitants, et les conserves et condiments apparaissent dans la catégorie des biens de
nécessité. Les élasticités-revenus de la demande varient aussi selon le milieu de
résidence des ménages et leur statut de pauvreté mais suivent de façon générale la
tendance nationale à la seule exception du produit fruits qui apparaît comme un bien
de luxe pour les ménages pauvres.

Simulation de l’impact de la baisse de la TVA sur la


pauvreté
64 Pour inférer sur l’efficacité de la politique d’allègement fiscal du gouvernement, nous
utilisons les élasticités-prix de la demande calculées pour simuler l’impact de cette
politique sur le bien-être des ménages et la pauvreté. La méthode utilisée est celle bien
connue de la variation compensatoire. Deux types de simulations sont réalisés : dans la
première simulation, les ménages ne réagissent pas aux variations des prix
(approximation de premier ordre) et dans la seconde simulation, les ménages
réagissent aux variations des prix (approximation de second ordre). Nous focalisons
notre analyse sur les céréales, en particulier le maïs, le sorgho et le riz qui constituent
un axe stratégique en matière de sécurité alimentaire et de réduction de la pauvreté au
Togo.
65 Les résultats des simulations présentés dans le tableau 6 montrent dans l’ensemble que
l’impact de la politique d’allègement fiscal est sous-estimé lorsque la réponse des
ménages n’est pas prise en compte. Cette politique d’allègement fiscal aurait eu un
impact positif sur le revenu des ménages quelle que soit la spéculation considérée au
niveau national et suivant les différentes catégories de ménages (à l’exception des
producteurs de maïs et du sorgho) mais l’impact est marginal même s’il devient plus
important lorsque les trois spéculations sont prises ensemble. Cet impact positif s’est
traduit par une baisse de la pauvreté. Les ménages consommateurs purs qui auraient
bénéficié plus de la baisse de la TVA que les ménages producteurs ont connu une
diminution de leur pauvreté alors que la pauvreté est restée inchangée au niveau des
ménages producteurs (elle aurait même augmenté parmi les ménages producteurs de

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


71

maïs). Au contraire, les ménages les plus pauvres auraient bénéficié plus de la baisse de
la TVA que les ménages plus aisés mais cela ne s’est pas traduit par une baisse de la
pauvreté au niveau de ces catégories de ménages, cette politique aurait permis à
seulement certains ménages plus aisés de sortir de la pauvreté.

Tableau 6. Résultats des simulations de la baisse de la TVA sur le bien-être des ménages et la
pauvreté

- Impact de la politique d’allègement fiscal sur le revenu des ménages

Maïs,
Maïs Sorgho Riz Maïs et sorgho sorgho et
Catégories de riz
ménages
Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation
(1) (2) (1) (2) (1) (2) (1) (2) (1) (2)

National 0.28 0.30 0.05 0.06 0.54 0.56 0.57 0.60 1.11 1.16

Quintiles - - - - - - - - - -

1er quintile 0.26 0.26 0.23 0.27 0.62 0.65 0.76 0.84 1.38 1.38

2e quintile 0.50 0.53 0.14 0.17 0.65 0.68 0.93 0.99 1.58 1.67

3e quintile 0.38 0.41 0.08 0.10 0.63 0.65 0.74 0.78 1.37 1.43

4e quintile 0.31 0.33 0.04 0.05 0.57 0.59 0.60 0.62 1.16 1.21

5e quintile 0.17 0.18 0.01 0.01 0.44 0.45 0.37 0.38 0.81 0.84

Statut du
ménage

Producteur -0.11 -0.80 -0.02 0.00 0.48 0.51 0.08 0.14 0.56 0.65

Consommateur 0.39 0.40 0.07 0.08 0.55 0.57 0.70 0.72 1.26 1.29

- Impact de la politique d’allègement fiscal sur la pauvreté

Maïs,
Maïs Sorgho Riz Maïs et sorgho sorgho et
Catégories de riz
ménages
Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation Simulation
(1) (2) (1) (2) (1) (2) (1) (2) (1) (2)

National -0.05 -0.05 -0.01 -0.01 -0.17 -0.20 -0.20 -0.20 -0.75 -0.75

Quintiles - - - - - - - - - -

1er quintile 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


72

2e quintile 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00

3e quintile 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00 0.00

4e quintile -0.12 -0.12 -0.03 -0.03 -0.57 -0.70 -0.68 -0.68 -1.80 -1.80

5e quintile -0.08 -0.08 0.00 0.00 -0.08 -0.08 -0.08 -0.08 -0.13 -0.13

Statut du
- - - - - - - - - -
ménage

Producteur 0.19 0.19 0.00 0.00 0.00 -0.08 0.12 0.12 0.00 0.00

Consommateur -0.12 -0.14 -0.02 -0.02 -0.24 -0.26 -0.32 -0.32 -0.70 -0.70

Source : l’auteur.

Conclusion
66 Dans cet article, nous avons estimé les élasticités-prix et revenu de la demande des
produits alimentaires et simulé l’impact de la politique d’allègement fiscal sur le bien-
être des ménages et la pauvreté au Togo. Les résultats montrent que les élasticités-prix
compensées de la demande ont des signes conformes à la théorie économique. Les
élasticités-revenus indiquent que les céréales comme le maïs, le riz et les céréales
transformées sont des biens de nécessité alors que le mil, le sorgho et le fonio sont des
biens inférieurs. Ces élasticités-prix et revenus de la demande varient selon le milieu de
résidence des ménages et leur statut de pauvreté.
67 Quant aux résultats des simulations, ils montrent effectivement que l’impact de la
baisse de la TVA est sous-estimé lorsque la réponse des ménages n’est pas prise en
compte. Cette politique d’allègement fiscal aurait eu un impact positif sur le bien-être
des ménages au niveau national et suivant les différentes catégories de ménages, et se
serait traduite par une baisse de la pauvreté seulement au niveau national, parmi les
ménages plus aisés ainsi qu’au niveau des ménages consommateurs. Toutefois, cet
impact positif reste marginal. Il suggère au niveau des céréales considérées que pour
lutter efficacement contre la cherté de la vie et réduire la pauvreté, le Gouvernement
devrait mettre l’accent sur les biens de nécessité qui ont une demande élastique.

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NOTES
1. Pour des informations détaillées sur la collecte de données de l’enquête QUIBB 2006, voir
www.stat-togo.org/nada/index.php.
2. Au Togo, l’Indice harmonisé des prix à la consommation (HIPC) est calculé à partir des
données collectées sur 726 points de vente avec comme population de référence, l’ensemble des
ménages de l’agglomération de Lomé.
3. Ces informations sont disponibles sur demande.

RÉSUMÉS
Dans cet article, l’auteur a estimé les élasticités-prix et dépenses de la demande des produits
alimentaires ainsi que simulé l’impact de la politique d’allègement fiscal du gouvernement sur le
bien-être des ménages et la pauvreté au Togo. Les résultats montrent que les élasticités-prix
compensées de la demande ont des signes attendus, c’est-à-dire négatifs, traduisant la relation
inverse entre le prix et la quantité demandée d’un bien. Quant aux élasticités-revenus de la
demande, elles montrent que les céréales telles que le maïs, le riz et les céréales transformées
apparaissent dans la catégorie des biens de nécessité alors que le mil, le sorgho et le fonio sont
des biens inférieurs. La valeur des élasticités-prix et revenus de la demande varient selon le
milieu de résidence des ménages et leur statut de pauvreté. Les résultats des simulations
montrent que la politique d’allègement fiscal du gouvernement semble être efficace dans
l’amélioration du bien-être des ménages et la réduction de la pauvreté.

In this article, we have estimated the price- and income-elasticity of demand for food products,
and we have simulated the impact of a reduction in VAT on poverty and household welfare in
Togo. As expected, results indicate that the compensated price-elasticities of demand are
negative, in accordance with the inverse relationship between the price and demand of a given
good. The income elasticities of demand suggest that cereals such as maize, rice, and processed
cereals appear as necessity goods, whereas cereals such as millet, sorghum and fonio are inferior
goods. The values of price- and income-elasticity of demand vary according to households’ place
of residence and their poverty status. The results of the simulations indicate that the
government’s policy of reducing VAT appears to be effective in improving household welfare and
reducing poverty in Togo.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


75

INDEX
Keywords : food consumption, complete demand system, household survey data, Togo
Mots-clés : consommation des produits alimentaires, système complet de demande, données
d’enquête ménages, Togo
Code JEL Q11 - Aggregate Supply and Demand Analysis; Prices, D12 - Consumer Economics:
Empirical Analysis

AUTEUR
TOMGOUANI LANIÉ
Faculté des Sciences Économiques et de Gestion (FaSEG), Département d’Économie, Université de
Kara, Togo ; lanietomgouani@gmail.com

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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Entre asymétrie d’information et


incertitude partagée. Analyse des
systèmes de certification biologique
pour le marché domestique kenyan
Between information asymmetry and shared uncertainty, an analysis of organic
certification systems for the Kenyan domestic market

Chloé Tankam, Dominique Vollet et Olivier Aznar

1 L’agriculture biologique n’est plus l’apanage des pays développés. En 2017, 44 % des
producteurs biologiques dans le monde se situaient en Asie, en Afrique et en Amérique
latine, avec en tête l’Inde et l’Ouganda (Willer et al., 2018). La superficie agricole
convertie et certifiée est passée en Afrique de près d’un million d’hectares en 2001 à
1,8 million en 2016 (Willer et al., 2018). Toutefois, l’essentiel de ces productions reste
des cultures de rente, exportées dans les pays développés et donc soumises à des
certifications internationales difficiles d’accès pour les petits producteurs. Considérant
la contribution de l’agriculture biologique à la lutte contre la pauvreté, la Fédération
internationale pour l’agriculture biologique (IFOAM) a encouragé le développement de
modes de contrôle alternatifs et notamment les Systèmes participatifs de garantie
(SPG). Les SPG sont définis comme « des systèmes d’assurance […] qui certifient les
producteurs sur la base d’une participation active des acteurs concernés. [Ils] sont
construits sur une base de confiance, de réseaux et d’échanges de connaissances »
(May, 2008). Pionnière sur le continent, l’Afrique de l’Est a mis en place un label
biologique est-africain en 2012, autorisant les certifications par tiers via des
certificateurs locaux et les SPG.
2 Au Kenya, des Organisations non gouvernementales (ONG) ont fait le choix de
développer des marchés biologiques locaux qui sont passés de trois en 2006 à sept en
2012. Il s’agit principalement de marchés de producteurs organisés hebdomadairement
dans différents lieux de Nairobi, dans les locaux de restaurants, voire pour l’un d’eux
dans l’enceinte d’une ambassade. En 2007, une épicerie spécialisée a ouvert son

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


77

approvisionnement aux producteurs locaux, suivie quelques années plus tard par une
chaîne de supermarché. Approvisionnés par une centaine de maraîchers, ces débouchés
permettaient en 2013 de vendre avec des marges sur les prix pouvant aller de 15 à plus
de 194 % (Tankam, 2015). Ces producteurs ne représentent qu’une petite fraction des
milliers de producteurs formés à l’agriculture biologique mais n’ayant pas franchi
l’étape de la certification (Taylor, 2006).
3 Si la production biologique certifiée reste limitée, la consommation n’en est, elle aussi,
qu’à ses débuts. En 2012, un Kenyan sur deux indiquait ne pas connaître le terme
« alimentation biologique », contre 13 % en Ouganda, seuls 24 % déclaraient connaître
l’existence de certifications locales (Ndungu, 2013). Cette offre ayant essentiellement
été poussée par des ONG pour sécuriser et améliorer les revenus des petits producteurs,
elle a presque précédé la demande qui se révèle peu informée.
4 Face à l’absence de législation nationale et aux faibles revenus des producteurs, les
premiers marchés biologiques locaux se sont appuyés sur un Système de contrôle
interne (SCI), une forme de certification collective, proposé par Encert certificateur de
droit privé kenyan (Taylor, 2006). En parallèle, les ONG locales ont poursuivi un travail
de plaidoyer institutionnel au niveau national et sous-régional qui a débouché en 2007
sur la mise en place d’un label biologique est-africain nommé Kilimohai (EAC, 2007). Ce
label reconnaît comme biologiques des produits soumis à une certification de premier
ordre (autocertification), de second ordre (contrôle établi par l’acheteur) et par tiers
ainsi que la possibilité de mettre en place des systèmes participatifs de garantie.
Saisissant cette évolution institutionnelle, les producteurs en SCI l’ont abandonné,
privilégiant un SPG pourtant désigné par la littérature économique classique comme
moins crédible qu’une certification par tiers. Ce constat fait, nous interrogeons la
capacité des marchés biologiques locaux kenyans à se maintenir dans le temps.
5 L’asymétrie d’information sur la qualité du produit (e.g. Akerlof 1970 ; Arrow, 1971)
peut, pour partie, expliquer ce constat. La question est d’autant plus importante que les
produits biologiques sont des biens de croyance (Nelson, 1970 ; Darby et Karni, 1973). Il
s’agit de biens soumis à une asymétrie d’information particulière qui ne peut être
révélée par l’aspect du bien ni par la consommation (Raynaud et Sauvée, 2000). Une
majorité de travaux relevant de l’économie de l’information s’accorde à désigner
comme biens de croyance des biens soumis à une certification par un tiers
indépendant, lui-même soumis à un mécanisme d’accréditation (Caswell et Mojduszka,
1996 ; Feddersen et Gilligan, 2001 ; Jahn et al., 2005). Toutefois, un autre pan de
l’économie s’est inscrit en faux tant sur les hypothèses comportementales des agents
que sur le diagnostic de l’asymétrie informationnelle. Hirschman (1974) décrit des
situations dans lesquelles ni les producteurs ni les consommateurs ne savent
effectivement ce qui fait la qualité d’un produit, notamment dans le cas de marchés
émergents. Dans ce cas, il s’agit d’une période durant laquelle les consommateurs n’ont
pas précisément identifié leurs préférences et peuvent se trouver déçus par les biens et
services proposés. La pérennité des marchés repose alors sur la recherche de voies
d’expression et de rencontres entre consommateurs, producteurs et experts.
6 Dans les pays en développement, les filières de produits de qualité s’organisent dans
des environnements institutionnels fragiles et peu outillés pour réguler ces marchés.
Principalement considérées comme des moyens de lutte contre la pauvreté des petits
producteurs, ces filières n’émergent pas en réponse à une demande qui par ailleurs est
peu informée des caractéristiques de ces nouveaux produits (IFOAM, 2013). Elles sont

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


78

initiées par des ONG locales qui se chargent de sensibiliser les premiers consommateurs
(Goldberger, 2008). Par conséquent, asymétrie informationnelle et incertitude peuvent
être alternativement ou simultanément des composantes de ces marchés. Aussi, nous
posons la question de la capacité des marchés biologiques locaux à se maintenir dans le
temps, c’est-à-dire à fournir aux consommateurs des informations crédibles et donc à
réduire les risques de fraudes, tout en donnant la possibilité aux différentes parties
d’exprimer leurs attentes quant à la qualité des produits. Nous nous appuyons sur le cas
des marchés kenyans et nous complétons notre cadre d’analyse basé sur l’économie de
l’information par des travaux ayant développé la question de l’incertitude partagée sur
la qualité des biens (Hirschman, 1970, 1974, 1982 ; Lupton, 2005, 2015).
7 Dans une première partie, nous caractérisons les enjeux des marchés biologiques et
interrogeons les spécificités des marchés biologiques locaux kenyans. Puis, nous
présentons notre grille d’analyse des trois dispositifs de certification et de contrôle.
Nous revenons sur notre méthodologie et enfin nous présentons nos résultats qui
consistent à désigner le mode de contrôle le plus à même de prendre en charge ce
double enjeu.

Les systèmes de certification en économie et dans les


pays en développement
1. Les conditions de pérennité des marchés de produits de qualité

8 L’économie de l’information a permis de classer les biens de consommation en trois


grandes catégories en fonction du coût d’accès à l’information sur leurs
caractéristiques, les biens de recherche et d’expérience (Nelson, 1970) et les biens de
croyance (Darby et Karni, 1973). Les biens de recherche sont des biens dont les
caractéristiques sont connues avant l’achat, une tomate choisie pour sa couleur rouge,
par exemple. Ici la recherche suppose l’inspection du bien avant achat. Dans le cas des
biens d’expérience, il est moins coûteux pour le consommateur de connaître les
caractéristiques en consommant le bien qu’en passant par une recherche. C’est le cas
lorsque ce qui est recherché est le goût spécifique d’un produit. Pour ce qui est des
biens de croyance, la seule consommation ne suffit pas et l’acquisition de l’information
sur les caractéristiques du bien est prohibitive parce que trop coûteuse pour le
consommateur non expert. Les produits biologiques appartiennent à cette catégorie de
biens pour lesquels les marchés sont donc imparfaits (Coestier et Marette, 2004). C’est
un premier niveau d’incertitude. Darby et Karni (1973) précisent aussi que ce sont des
biens pour lesquels les consommateurs ne sont pas certains qu’ils satisfassent
effectivement leurs besoins : « the consumer is unaware of the ability of the repair service to
satisfy a given want »1. La question n’est plus alors uniquement de savoir si ces biens ont
les caractéristiques annoncées mais si ces caractéristiques vont répondre aux besoins
des consommateurs. C’est donc un second niveau d’incertitude qualifiée d’incertitude
de prescription (Dufeu, 2015). Ces deux niveaux sont souvent réduits en un seul dans la
littérature, l’asymétrie d’information entre un producteur qui sait et un consommateur
qui ne sait pas (Balineau et Dufeu, 2010). Considérons dans un premier temps
l’asymétrie d’information au sens de l’économie de l’information.
9 L’intensité des problèmes contractuels dépend du type de produits et des coûts de
mesure associés. Les difficultés d’accès à l’information sont renforcées dans le cas des

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biens de croyance dont la qualité n’est pas directement observable par des
consommateurs non experts (Baummann, 2001 ; Giannakas, 2002 ; Jahn et al., 2005). Les
produits biologiques sont définis par leur respect du cahier des charges et donc
d’encadrement des étapes de production mais aussi de transformation. Le risque de
fraude de la part du producteur est particulièrement élevé car l’accès à l’information
sur le respect de l’ensemble de la chaîne est très coûteux pour le consommateur seul. Le
consommateur est donc soumis à une asymétrie d’information particulièrement forte
qui peut tout aussi bien être une situation de sélection adverse et d’aléa moral. La
première qualifie une situation dans laquelle le consommateur manque d’information
sur les caractéristiques d’un bien supposément connues par le producteur. Il y a risque
d’aléa moral dès lors que le producteur peut choisir le niveau de qualité de son bien, y
compris après contractualisation. Ce problème est accentué quand le signal est une
propriété collective et que certains producteurs peuvent fournir une qualité moindre
tout en bénéficiant des investissements réalisés par le groupe (Raynaud et Sauvée,
2000 ; Winfree et McCluskey, 2005). Lorsque l’information redevient accessible aux
consommateurs, les produits biologiques comme les produits d’expérience peuvent être
rapprochés des biens de recherche (Caswell et Mojduszka, 1995 ; Achilleas et
Anastatios, 2008).
10 La discussion porte alors sur les mécanismes favorisant la crédibilité du signal pour les
consommateurs et donc la découverte de la fraude. La répétition des achats est
insuffisante et la réputation ne protège le consommateur que dans le cas d’une
probabilité élevée de détection de fraude (McCluskey, 2000 ; Engel, 2006). Cette
probabilité augmente avec la fréquence des contrôles et le fait que ces derniers soient
conduits par des agents extérieurs aux transactions, privés ou publics selon le niveau
de qualité fixé et le coût associé (Roe et Sheldon, 2007), ainsi que l’existence de
mécanismes de divulgation de l’information et de mauvaise publicité (Caswell et
Mojduszka, 1996 ; McCluskey, 2000 ; Achilleas et Anastasios, 2008). Si les certifications
sont censées offrir aux consommateurs des informations et des garanties, les signes ne
sont pas équivalents dans la phase de qualification (nombre de critères retenus par
exemple) comme dans celle de vérification. En effet, les modalités de contrôle résultent
d’un compromis entre la précision de la mesure et les coûts nécessairement liés à cette
mesure (Bougherara et Grolleau, 2004). Enfin, de nombreux travaux ont également
souligné la concurrence entre certificateurs et ses effets sur l’indépendance et la
sévérité des contrôles (Lizzeri, 1999 ; Anders et al., 2007 ; Fischer et Lyon, 2014). Le
risque de fraude existe donc aussi sur les signaux eux-mêmes.
11 Reconnaître que les consommateurs doivent être au centre de la définition de la qualité
d’un produit, c’est faire l’hypothèse qu’ils connaissent leurs préférences et savent
associer la satisfaction de celles-ci aux attributs d’un produit (Achilleas et Anastasios,
2008). C’est une hypothèse rejetée par Hirschman (1970, 1974). Le concept d’ignorance
partagée entre producteurs et consommateurs peut être rapproché du second type
d’incertitude décrit par Darby et Karni (1973). Hirschman (1974) montre ainsi que, pour
un certain nombre de biens et de services, le problème n’est pas une différence
d’information mais une incapacité pour le producteur à répondre à la demande parce
qu’il propose un produit ou un service sans connaître tous les critères effectivement à
même de satisfaire la demande. De ce fait, le producteur propose une offre sans en
connaître toutes les caractéristiques et sans que les consommateurs sachent ce qu’ils
sont en mesure de demander. Ce cas de figure s’observe notamment lorsque la
demande précède l’offre, celle-ci devant rapidement s’adapter à des consommateurs

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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qui peuvent être en réalité peu précis sur les caractéristiques attendues. C’est le cas
dans les phases d’émergence de marchés et au-delà puisque la qualification d’un
produit n’est pas toujours fixée une fois pour toutes. Les produits complexes se
trouvent ainsi soumis à ce que l’auteur nomme des « cycles d’acceptation »
(Hirschman, 1974). La détérioration de la qualité d’un produit peut donner lieu à trois
réactions du consommateur : la défection, la prise de parole ou la loyauté envers
l’organisation fautive (Hirschman, 1970). La possibilité d’exprimer attentes et
déceptions est alors un moyen d’éviter une défection définitive. Le refus du postulat du
producteur omniscient est repris par Lupton (2005) qui propose une nouvelle catégorie
de produits, les biens dits « indéterminés ». Il s’agit de biens incomplets qui ne sont pas
définis de manière arrêtée ou unanime et pour lesquels il existe une incertitude
partagée et radicale sur la qualité. Au cas de figure de l’émergence d’un nouveau
produit, source d’incomplétude partagée avec Hirschman et Lupton (2005), se rajoute
l’incertitude liée au passé ou aux impacts futurs de ce produit et utilisée de manière
plus ou moins stratégique pour déstabiliser le marché. Considérant le cas de
l’émergence d’un produit, le problème économique n’est plus uniquement celui de la
fraude intentionnelle, mais aussi d’une possibilité d’« erreur de jugement » de la part
du producteur, du fait de son ignorance conscientisée ou non de ce qui fait qualité, ou
de son inexpérience. Dans ce cas, le risque d’effondrement du marché dû à une qualité
inférieure aux attentes des consommateurs peut être minimisé par ce que Lupton
(2009) appelle « l’option de la voix » en référence directe à Hirschman (1974).

2. Les spécificités des marchés des produits biologiques en Afrique

12 L’enjeu du contrôle s’avère peut-être plus prégnant en Afrique subsaharienne


qu’ailleurs. En effet, bien que l’aléa moral soit un véritable problème en matière de
certification environnementale, il peut s’en trouve atténué dans les pays développés
dans la mesure où la conversion s’accompagne d’investissements initiaux importants
(connaissances, compétences, matériel, temps de conversion) et pour certains
irrécupérables, dont la perte en cas de découverte de tricherie serait trop coûteuse
(Grolleau et Caswell, 2006). Par ailleurs, une fois acquises, ces capacités peuvent
engendrer ce que ces auteurs désignent comme un « verrouillage automatique », dû à
une stratégie triplement gagnante pour l’entreprise, le consommateur et
l’environnement. Le risque d’aléa moral demeure au Kenya où la conversion n’implique
pas d’investissements spécifiques. Ainsi, les enquêtes montrent que l’essentiel des
dépenses va au recrutement de main-d’œuvre supplémentaire et non dans des actifs
dédiés, puisque les nouvelles connaissances acquises en formation, par exemple, sont
tout à fait transférables vers une activité non certifiée (Tankam, 2015). Par ailleurs, la
profitabilité de ces produits reste posée dès lors que la vente avec premiums ne masque
pas l’existence de coûts de transaction, des besoins en main-d’œuvre renforcés, des
coûts d’opportunité et une offre variant avec les saisons, fortement dépendante de la
ressource en eau (Tankam, 2015). Il n’est donc pas possible de faire l’hypothèse de ce
même verrouillage automatique. L’aléa moral n’est par ailleurs pas accentué par la
dimension collective des SCI et des SPG, nos travaux ayant montré que le risque de
capture des investissements réalisés par d’autres est en grande partie contenu par un
contrôle de l’accès aux marchés de producteurs et de l’origine des produits vendus dans
les épiceries spécialisées (Tankam, 2017). L’asymétrie informationnelle n’en reste pas
moins un enjeu majeur sur ces marchés.

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13 Toutefois, l’asymétrie d’information n’épuise pas tous les problèmes liés à l’échange de
biens de qualité et il apparaît réducteur de résumer la satisfaction des besoins des
consommateurs au seul respect de la certification par le producteur. En effet, les
critères de satisfaction de la demande restent pour partie encore inconnus dans la
mesure où les marchés de qualité sont davantage pensés comme des outils de lutte
contre la pauvreté avec pour conséquence d’être en quelque sorte situés en amont à des
besoins effectivement exprimés (UNEP, 2010). Les institutions internationales et les
sociétés civiles locales font le pari d’une demande locale croissante pour les produits
biologiques, tirée par des consommateurs des centres urbains appartenant à une classe
moyenne supérieure et aisée, informés, et potentiellement de plus en plus soucieux du
caractère sain de leur alimentation (Probst et al., 2012 ; De Bon et al., 2017). Au Kenya, la
réponse sous la forme d’une certification de fruits et légumes biologiques constitue une
réponse parmi d’autres enjeux d’une alimentation saine et de qualité. D’autres pays
auront fait des choix différents, le Vietnam, par exemple, avec une offre de légumes
dits « propres » correspondant à une agriculture raisonnée et non biologique (Figuié et
Mayer, 2010). De plus, l’offre kenyane est basée sur un référentiel européen, choix
motivé par une recherche d’économie de coûts de transaction dans la définition de la
norme et par la volonté de rassurer des consommateurs en se référant à des standards
pouvant faire autorité (Tankam, 2017). Considérer le seul enjeu de l’asymétrie
d’information reviendrait à dire que ce cahier des charges puisse spontanément
satisfaire des consommateurs confrontés à d’autres réalités économiques et sociales. Or
nous pouvons faire l’hypothèse que la démarche d’achat dans les pays en
développement soit vécue par les consommateurs comme un soutien à l’agriculture
familiale, encouragés d’ailleurs sur cette voie par les ONG locales physiquement
présentes sur les marchés. C’est pourtant une dimension sociale absente du cahier des
charges biologiques dans les pays développés. De même, nous pourrions faire
l’hypothèse raisonnable d’un décalage entre les représentations que les consommateurs
intéressés par une certification peuvent se faire des autres attributs des produits, en
matière de packaging ou d’achalandage par exemple, et la distribution effective de ces
produits. Les fruits et légumes sont en effet commercialisés en vrac sans étiquetage
spécifique et sur des lieux de vente éphémères avec des investissements rudimentaires
dans l’organisation des étals. En revanche, l’existence d’une incertitude partagée
relative aux impacts passés ou futurs du bien, déstabilisatrice pour le marché, défendue
par Lupton (2005) est plus difficile à argumenter. Ainsi, quand bien même les données
sont lacunaires sur les impacts environnementaux et économiques de la production
biologique en zone tropicale, il ne nous est pas possible d’en déduire des effets
potentiellement déstabilisants pour des consommateurs.
14 À l’aune de ces éléments, il est possible de comprendre que les marchés locaux
s’organisent autour d’une offre en cours de définition sans que les acteurs du marché,
producteurs, premiers consommateurs et ONG ne soient nécessairement conscients de
cette incertitude. Aussi l’enjeu porte-t-il à la fois sur le risque de comportement
opportuniste et d’erreur de la part du producteur. Ce risque d’erreur pouvant être
résolu par l’existence d’espaces d’ajustements mutuels entre les deux parties.

3. Une grille d’analyse adaptée aux marchés biologiques africains

15 Suivant à la fois les spécificités des marchés biologiques kenyans et les caractéristiques
économiques des biens de croyance, notre grille d’analyse, principalement basée sur

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l’analyse de l’asymétrie d’information est complétée par le concept d’incertitude


partagée (figure 1). Nous considérons également deux critères relatifs à l’économie de
l’attention (Davenport et Bech, 2000). Ainsi huit critères sont proposés :
16 (i) Précision et étendue de la mesure : les contrôles sont source de coûts de transaction liés
aussi bien à la définition des critères du contrôle qu’au contrôle des pratiques en lui-
même et au suivi administratif post-contrôle. Par suivi administratif, nous faisons
essentiellement référence au rapport qui sanctionne toute inspection et qui dresse des
conclusions, recommandations ou obligations faites au producteur. Par conséquent,
plus l’éventail des pratiques à contrôler est large et plus le temps du contrôle en lui-
même et du suivi administratif est important. L’existence de coûts de mesure peut
inciter à fixer un niveau de qualité plus bas confirmant le fait que la précision de la
mesure est bien une variable d’ajustement (McCluskey, 2000 ; Carriquiry et al., 2003). Or
une préférence pour des critères de contrôle réduit peut être synonyme d’un niveau de
qualité lui-même réduit. Non seulement le niveau d’exigence ainsi limité est susceptible
de s’accompagner d’une offre d’une qualité moindre, mais des critères trop vagues ou
non identifiables peuvent aussi conduire à un label difficile à interpréter, ce qui peut
rendre sa distribution difficile. Nous considérons donc, au titre de ce critère, l’étendue
des normes sur lesquelles les producteurs sont contrôlés.
17 Plusieurs critères relatifs aux modalités des contrôles augmentent la probabilité de
découverte des fraudes.
18 (ii) Degré d’indépendance du contrôleur : le contrôleur2 est responsable des opérations de
« contrôle » ou de « vérification » selon qu’il s’agisse d’une certification par un tiers ou
d’autres dispositifs tels que les SPG. À défaut de tenir compte de l’expertise du
contrôleur, nous considérons son degré d’indépendance vis-à-vis de la définition des
normes et de la production. En effet, il est communément admis en économie de
l’information que plus le contrôleur est indépendant de ces deux phases et plus le
risque de collusion est diminué (Tirole, 1986 ; Tanner, 2000 ; Busch et al., 2005). Par
ailleurs, plusieurs travaux ont souligné l’importance de l’accréditation du certificateur
par des institutions spécialisées pour s’assurer de l’objectivité du processus de
certification (Manning et Baines, 2004 ; Deaton, 2004). Ainsi, nous observerons ici à la
fois l’indépendance vis-à-vis du producteur et l’existence de mécanismes
d’accréditation.
19 (iii) Type de contrôle : in situ/documents : dans le cas de SCI le certificateur peut procéder à
des contrôles aléatoires des exploitations. Lorsque la certification se base sur les
registres d’opérations agricoles tenues par les producteurs, les certificateurs font face
au double risque d’opportunisme de la part des producteurs et d’erreur. En économie
de l’information, l’asymétrie est essentiellement comprise comme donnant lieu à des
risques de tricherie ou de mensonge délibérés. Cependant, la notion d’incertitude
partagée reconnaît la possibilité d’une méconnaissance des producteurs quant aux
attentes des consommateurs (Lupton, 2005). La possibilité d’erreur est renforcée ici, la
compréhension des normes pouvant être compliquée par les difficultés d’écriture et de
lecture de documents en langue anglaise.
20 (iv et v) Fréquence des contrôles et niveau de sanction : la multiplication des contrôles
augmente les probabilités de découverte de fraude (Jahn et al., 2005). Toutefois, dans
une logique d’économie des coûts, il existe des arbitrages entre fréquence et niveau de
sanction. En effet, il peut être privilégié de « pénaliser rarement mais lourdement »
(Bougherara, 2003), la menace d’une lourde sanction pouvant être dissuasive. Ainsi, un

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dispositif de certification crédible, c’est-à-dire suffisamment contraignant pour réduire


les risques d’opportunisme, devra intégrer des contrôles fréquents mais aussi une
certaine progressivité dans les pénalités permettant de refléter l’importance de la non-
conformité. C’est ce caractère progressif que nous considérerons dans ce cinquième
critère.

Figure 1. Synthèse de la grille d’analyse des conditions de pérennité des dispositifs de certification
des produits biologiques au Kenya

Source : les auteurs.

21 (vi) Les phases d’émergence de nouveaux marchés nécessitent des ajustements


successifs sur la qualité qui satisfera effectivement les attentes en cours de définition
des consommateurs. L’enjeu n’est donc pas de protéger les consommateurs contre des
comportements frauduleux mais de donner la possibilité à la co-construction de la
qualité de se réaliser. Nous retenons ici comme critère la possibilité de rencontres
entre consommateurs et producteurs permettant aux premiers de verbaliser leurs
attentes et aux seconds d’ajuster le produit.
22 (vii) Lisibilité du signal : pour les entreprises et les dispositifs de certification, il est au
moins aussi important de fournir de l’information que de capter l’attention dans un
contexte de surabondance d’information. Le problème majeur des consommateurs n’est
pas forcément d’acquérir de l’information mais d’avoir à disposition des « repères »
permettant de résumer les connaissances (Valceschini et Mazé, 2000 ; Bougherera et
Grolleau, 2004). Comme le soulignent les travaux sur l’économie de l’attention
(Davenport et Bech, 2000), l’asymétrie d’information est très dépendante des stratégies
de communication, notamment des conditions d’utilisation et de visibilité des logos.
23 (viii) Crédibilité du signal : une fois le raccourci informationnel utilisé et capté, la marque
peut être associée à des attributs positifs si celle-ci est affectée d’une crédibilité

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importante. Elle représente un effet cumulatif de l’ensemble des actions marketing


engagées précédemment par l’entreprise (Erdem et al., 2002).

Méthodologie
1. Le cas d’étude

24 Notre étude nous amène à considérer deux grands modes de certification et de contrôle
que nous déclinons entre trois modalités, le SCI étant bien une forme possible de
certification par tiers (tableau 1). Certification individuelle et SCI préexistaient à la
norme est-africaine promulguée en 2007. Cette dernière a donné le droit d’utiliser la
dénomination « agriculture biologique » aux certifications de premier ordre, de second
ordre, aux certifications locales existantes donc aux SCI et aux SPG. Elle a remplacé les
cahiers des charges existant sur les items communs. Les domaines non pris en charge
par le nouveau référentiel (par exemple l’aquaculture) sont restés contrôlés sur la base
des cahiers des charges antérieurs. Toutefois, la migration a été facilitée par l’ancrage
commun du cahier des charges d’Encert et du label est-africain dans les principes
biologiques de l’IFOAM et du codex alimentarius. Les producteurs se sont saisis de cette
évolution institutionnelle pour remplacer progressivement les SCI par des SPG. Les
acteurs nommés ici sont les producteurs mais aussi les consommateurs, les
commerçants ou encore les ONG.

Tableau 1. Les trois principaux dispositifs de certification et de contrôle des produits biologiques
kenyans

Source : les auteurs.

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2. Une méthode de collecte basée sur des entretiens semi-directifs

25 Après une enquête préliminaire ayant permis d’identifier l’organisation des différentes
filières et l’environnement institutionnel du secteur biologique domestique, nous avons
procédé à des entretiens semi-directifs durant en moyenne 1 h 30 à 2 h. L’enquête a eu
lieu en octobre et novembre 2013. Nous avons ainsi ciblé un SPG que nous nommerons
le SPG-N approvisionnant régulièrement les marchés biologiques de Nairobi, héritier de
deux précédents SCI fusionnés. Au sein de ce SPG, nous avons conduit des entretiens
auprès de huit producteurs dont sept investis dans trois comités (inspection, sanction
et marketing) qui rythment la vie de l’organisation. Leur implication dans le SCI et leur
participation à la mise en œuvre des règles du groupement constituaient des sources
d’information sur le fonctionnement global de cette certification groupée et sur les
modes de prise de décision. Par ailleurs, nous avons également réalisé un entretien
avec le chef du groupement à l’initiative du SPG. Trois des cinq producteurs certifiés
individuellement ont également été enquêtés. Le premier est propriétaire d’une
épicerie biologique de Nairobi. Il vend ses propres produits cultivés sur six hectares et
s’approvisionne en complément auprès de producteurs indépendants. La seconde
exploitation d’une superficie de deux hectares appartient à un ancien membre d’une
ONG de développement local qui commercialise principalement sur des marchés de
producteurs et auprès de restaurants spécialisés. La troisième est une entreprise de
conseil aux agriculteurs, propriétaire de sa propre exploitation de deux hectares et qui
écoule également ses produits sur les marchés biologiques domestiques. En dehors des
groupements de producteurs, nous avons réalisé des entretiens avec l’organisme
certificateur privé, des acteurs institutionnels (services centraux du ministère de
l’Agriculture et chargés de service au bureau national des standards) et des membres
des structures d’appui aux producteurs (ONG impliquées dans l’accompagnement des
producteurs). Les entretiens ont été l’occasion de collecter divers documents
stratégiques : le règlement intérieur du SPG, le cahier des charges dont les producteurs
se sont dotés ou encore les documents d’inspections utilisés lors du contrôle des
agriculteurs. Enfin, l’observation participante sur les marchés a porté plus
spécifiquement sur les relations entre producteurs et consommateurs.

3. Comparaison des dispositifs de certification

26 Notre principal matériau est la caractérisation des différents dispositifs à partir des
huit critères présentés plus haut. Les cinq premiers font référence à l’économie de
l’information. Les travaux d’Hirschman et l’économie de l’attention contribuent
respectivement à hauteur d’un et de deux critères. Les deux derniers critères de
l’économie de l’attention sont moins centraux dans notre analyse qui porte
principalement sur l’asymétrie d’information et l’incertitude partagée mais sont bien
complémentaires des autres. Aussi sont-ils présentés ici comme des critères
secondaires. Il convient de préciser que nous ne proposons pas non plus de pondération
spécifique des six premiers critères. Toutefois, nous reconnaissons le fait qu’ils ne sont
pas égaux. Nous le matérialisons en les faisant apparaître de manière distincte dans le
tableau 3. Chaque critère est apprécié d’après trois niveaux (1, 2 ou 3 étoiles).
L’attribution des étoiles est réalisée en relatif en comparant les dispositifs entre eux.
Nous ne faisons pas la somme de ces critères qui n’ont pas tous le même statut mais

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proposons une analyse qualitative de la performance de ces systèmes en nous appuyant


sur une classification résumée en deux tableaux (tableaux 2 et 3).

Tableau 2. Organisation du contrôle sur les marchés domestiques kenyans

Source : les auteurs.

Tableau 3. Comparaison des dispositifs de certification et de vérification

Source : les auteurs.

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Des résultats qui montrent la portée des systèmes


de certification et de contrôle
27 Le SCI et la certification individuelle présentent des performances somme toute
comparables, mais variables selon les critères de l’asymétrie d’information (tableaux 2 et
3). La certification individuelle se démarque par l’externalisation des contrôles réalisés
annuellement sur l’ensemble des parcelles et sur le plan de la norme. Elle s’appuie, en
effet, sur un cahier des charges relativement étendu de 110 règles organisant la
production, le transport, la certification et la transformation. Le paragraphe dédié aux
intrants précise pour 30 types de fertilisants différents les interdictions formelles et les
pratiques admises. La certification participative s’appuie sur le même cahier des
charges mais marque le pas sur la nature du contrôle in situ réalisé par un comité de
producteurs désignés en interne. Ces inspections sont néanmoins plus fréquentes et
correspondent bien à des temps d’inspection prévus ou inopinés :
« We have to inspect each field and every farmers to make sure they are doing what
is in the guidelines3. » (Membre du comité)
28 Un contrôle externe annuel est réalisé par Encert sur la base des registres individuels et
des documents du groupement. En certification individuelle ou collective, Encert est
lui-même soumis à un mécanisme d’accréditation par un indépendant. Les deux
dispositifs ont en commun de reposer sur un système de sanction graduel et prévoient
une notification écrite avec possibilité de deux rappels avant expulsion.
29 Concernant les modalités de contrôle, les différences entre le SPG et le SCI sont légères
dans la mesure où il existe bien un double niveau de contrôle, interne par les
producteurs, et externe par une des principales ONG locales (chargée de vérifier le
respect du caractère participatif et démocratique du SPG) ainsi que par un comité de
sanction des pratiques à majorité externe. En interne, les inspections sont réalisées par
neuf producteurs et ne s’apparentent pas à du conseil comme on aurait pu l’attendre
dans un SPG mais bien à des contrôles :
« Using a checklist, the team holds farm visits to check whether members are
following the group internal standard 4. » (Membre du comité)
30 Ce comité transmet les rapports à un comité chargé de sanctions composé de trois
personnes, un représentant des producteurs, un représentant du ministère de
l’Agriculture et un membre d’une ONG kenyane. Les contrôles sont cependant moins
fréquents qu’en SCI.
31 En revanche, l’enjeu majeur réside davantage dans la transition non perçue par les
consommateurs entre le SCI et le SPG, engendrant ainsi une asymétrie d’information
particulièrement forte entre eux et les producteurs. En effet, le cahier des charges du
SPG jusqu’alors utilisé a été significativement allégé avec un corpus réduit à dix règles
choisies par les producteurs dont cinq portent sur les pratiques agricoles –
principalement sur les intrants et sur les mesures de protection face aux risques de
contamination (les mentions relatives aux haies par exemple). De plus, après
délibération, les conditions d’admission dans le groupement ont été assouplies puisque
les préconisations de la norme est-africaine d’une année minimum de conversion ont
été supprimées. Il est uniquement indiqué qu’un producteur souhaitant adhérer au SPG
est soumis à une période de probation de deux mois à l’issue de laquelle il est ou non
admis sur la base de sa motivation et non de ses pratiques. Or ces différents
assouplissements – notamment l’évolution de la norme – qui correspondent à une

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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réappropriation et une phase d’apprentissage pour les producteurs de ce que peut


recouvrir l’agriculture biologique localement, sont rendus peu visibles dans la mesure
où les signes de qualité sont restés les mêmes. En témoignent les critères relevant de
l’économie de l’attention qui ne permettent de distinguer aucun des systèmes. Dans les
deux premiers dispositifs, les producteurs arborent le logo d’Encert, qu’il soit
photocopié sur leurs produits ou sur des bannières. Les producteurs en SPG étant les
mêmes qu’en SCI, ils bénéficient ainsi des investissements réalisés par Encert pour
créer sa réputation (formation en Europe du certificateur, logo, site internet). En
dehors d’une actualisation des noms des producteurs certifiés sur son site web, le
certificateur reconnaît avoir renoncé à dénoncer cette usurpation étant donné
l’environnement institutionnel kenyan peu protecteur :
« As long as it will not be mandatory, they will sell on local markets without
certification. The national policy draft was two years ago, and now what? I prefer to
concentrate on international certifications and inspections5. »
32 Là où le caractère émergeant des marchés nécessitait déjà des espaces d’échanges entre
producteurs et consommateurs, cette phase d’apprentissage collective et de
requalification du produit (en l’occurrence dans le sens d’assouplissements), masquée
par la superposition de signaux, conforte le besoin d’une « option de la voix »
(Hirschman, 1974 ; Lupton, 2005).
33 Pourtant, le système privilégié par les producteurs est le SPG qui s’avère plus faible
dans la prise en charge de l’incertitude partagée, contrairement au SCI abandonné et
une nouvelle fois plus performant. Une différence majeure entre SCI et SPG est, en
effet, l’obligation dans le premier pour les paysans de vendre sur des « Points de Vente
Communs ». Au Kenya mais aussi en Inde ou au Brésil, les SCI « ne permettent pas la
commercialisation individuelle des produits » (IFOAM, 2013 ; Khosla, 2006 ; Rundgren,
2007 ; Källander, 2008). La suppression des intermédiaires est imposée afin d’éliminer
des sources d’aléas supplémentaires dans un système où le contrôle par le certificateur
est déjà indirect. Ce mode de commercialisation est organisé par le bureau du SCI :
« We coordinate, bringing farmers together, making sure that all of them will come
here. It is compulsary to come here each Saturday, if they cannot, they have to call
us6. » (Président d’un groupement de producteurs)
34 Cette obligation est rendue possible par la cession partielle des droits de propriété sur
la production au bureau du groupement acceptée par chaque producteur (Tankam,
2017). Comme l’a montré l’observation, la vente directe peut donner la possibilité de
discussions avec les consommateurs allant au-delà de la négociation des prix. Les
producteurs répondent à des questions sur leurs pratiques, le fonctionnement de la
certification, l’organisation des collectifs auxquels ils appartiennent, etc. Ces
transactions répétées permettent donc au consommateur d’interroger la prise en
compte de ses attentes et de donner à d’autres dimensions la possibilité d’émerger, et
aux producteurs d’avoir accès à ces réflexions pour pouvoir ensuite faire évoluer
l’offre. L’obligation de vente directe ouvre donc fortement la possibilité d’ajustements
mutuels en SCI. À l’exception du magasin, lui-même producteur, qui peut échanger
avec les clients venus acheter des fruits et légumes, les agriculteurs en certifications
par tiers commercialisent principalement via des intermédiaires.
35 Le passage du SCI au SPG s’explique en partie par la volonté pour les producteurs de
récupérer le choix de commercialisation de leurs produits, à la fois pour réduire les
coûts d’opportunités liés à la vente directe groupée et pour diversifier les débouchés
(Tankam, 2017). Toutefois, parce qu’ils sont parvenus à fidéliser des consommateurs,

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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les producteurs continuent en partie d’approvisionner ces marchés urbains, en


personne ou en déléguant les ventes. Ils sont donc ici plus performants sur l’incertitude
partagée que la certification privée mais moins que le SCI qui n’autorisait pas cette
délégation. Par ailleurs, aucun consommateur ni même transformateur ne s’est
effectivement investi dans ce SPG, comme le reconnaît un des membres :
« There is a plan to involve buyers in the peer reviews in the future. The main
challenge with regards to the involvement of stakeholders is their lack of time/
interest: buyers and consumers usually say that they do not have time for the peer
review activities or group meetings7. »
36 Ainsi, une étude de l’IFOAM notait à propos du SPG étudié ici en comparaison avec le
SCI que « la différence entre ces systèmes […] est effectivement très faible […] » et
concluait que « de ce point de vue, l’étiquette “participative” pourrait être un peu
trompeuse » (IFOAM, 2013). Ceci explique également une moindre prise en charge de
l’incertitude partagée par le SPG, là où le caractère émergent des marchés et la
transition d’avec le SCI renforçaient pourtant le besoin d’échanges entre producteurs et
consommateurs.

Limites et prolongements de l’analyse


37 La grille proposée a mis en lumière des proximités et des différences entre les trois
dispositifs de contrôle de la production biologique vendue localement au Kenya. Il
serait utile de l’utiliser dans d’autres contextes économiques et institutionnels où
certification par tiers et alternatives se côtoient, voire de la mobiliser pour d’autres
dispositifs, y compris au sein des SPG dont les modalités diffèrent selon les pays et les
initiatives. En effet, bien que la vente directe obligatoire ne soit pas une spécificité des
SCI kenyans, cette caractéristique oriente nos conclusions sur le dispositif et une
comparaison avec des SCI différents pourrait aboutir à d’autres résultats.
38 La seconde limite est liée à la méthodologie d’évaluation de chaque critère qui, si elle
s’appuie sur un matériau empirique le plus enrichi possible, passe nécessairement par
le prisme de notre compréhension des mécanismes et donc par des biais cognitifs. De
plus, nous avons assumé de mettre sur un même plan les six premiers critères,
considérant par exemple avec le même poids l’indépendance du contrôle et leur
fréquence. Ce choix peut être questionné. En effet, nous estimons que les contrôles
mensuels en SCI méritent de distinguer ce dispositif, comparativement aux deux autres
et lui attribuons pour cela un nombre maximal d’étoiles. Cette analyse ne permet pas
de tenir compte du fait que les contrôles, certes bien plus fréquents en certification
groupée, n’en sont pas moins mis en œuvre par des producteurs, soit avec une
indépendance quasi nulle. Il est possible d’envisager que l’indépendance du contrôle
mérite une pondération qui reflète en quelque sorte l’importance de ce critère dans la
littérature. Nous sommes conscients de cette limite mais à moins que cette supériorité
sur les cinq autres critères ne soit effectivement démontrée, ce qui n’est pas fait à notre
connaissance, nous assumons la grille d’analyse ainsi formulée. En revanche, nous
proposons comme piste d’approfondissement du fonctionnement des SPG un cadre
analytique allant au-delà du seul critère des échanges entre producteurs et
consommateurs. Nous pourrions ainsi revenir davantage sur la dimension
d’apprentissage revendiquée par les SPG, ou encore le fait qu’ils permettent plus

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


90

facilement aux cahiers des charges de s’adapter aux caractéristiques locales, qui n’est
pas analysé en tant que tel ici.
39 Par ailleurs, notre proposition de comparaison des dispositifs pourrait être prolongée
par des données sur les coûts de ces derniers. Le SPG conçoit des coûts de transaction
supplémentaires pour les agriculteurs associés à la définition au choix des normes et à
la mise en œuvre des inspections, ainsi que des coûts d’opportunité. Concernant le SPG
de Nature et Progrès Tarn, le rapport final Pilot Project, Group certification in Europe
mentionne par exemple un important travail bénévole (Van den Akker, 2009). De
même, il serait judicieux d’intégrer les coûts de formation que les producteurs doivent
supporter. En effet, dans le cas des SPG comme des SCI, les producteurs impliqués dans
les bureaux des associations ou dans les activités d’inspections sont systématiquement
formés à ces différentes tâches. Enfin, les producteurs du SPG évoquent également des
demandes de défraiement des coûts de transports de la part des représentants du
ministère et de l’ONG participant au comité de sanction.

Conclusion
40 Les caractéristiques des produits biologiques et du secteur agricole kenyan montrent
qu’il existe bien un double enjeu d’asymétrie d’information et d’incertitude partagée
pour le maintien des marchés et que ce double enjeu est différemment pris en compte
par les dispositifs étudiés.
41 Lorsque l’on élargit l’analyse de l’asymétrie d’information à la prise en compte de
l’incertitude partagée, les dispositifs qui ressortent comme étant les plus crédibles ne
sont pas les certifications individuelles par un tiers. Si l’on considère notamment la
possibilité d’ajustements mutuels entre producteurs et consommateurs mais aussi la
fréquence des contrôles, les certifications groupées présentent une efficacité
légèrement supérieure. S’il est possible de discuter de l’efficacité de contrôles réguliers
mais opérés par les agriculteurs eux-mêmes, cela met néanmoins en lumière les atouts
du SCI et de son obligation, souvent considérée sous un angle négatif car perçue comme
trop contraignante, de vente directe. En effet, cette obligation constitue un espace
d’expression important pour les consommateurs dans cette phase d’émergence de
nouveaux produits et marchés et d’apprentissage pour les producteurs.
42 Si les différences sont réduites entre SCI et certifications par un tiers, elles sont en
revanche plus marquées avec les SPG. Ainsi, l’analyse montre que les producteurs en
SPG non seulement réalisent des contrôles sur la base d’un nombre très restreint de
pratiques agricoles, mais que le contrôle direct est essentiellement réalisé par les
producteurs eux-mêmes. Or les signaux apposés sur les produits étant restés les
mêmes, cette double évolution n’a pas nécessairement été rendue visible pour les
consommateurs. Face à un risque donc renforcé de déception, les SPG présentant
l’avantage de permettre une adaptation de la norme au contexte local s’avèrent
pourtant une nouvelle fois moins performants dans la création d’espaces d’ajustements
mutuels entre producteurs et consommateurs. Aussi, nous montrons que les SPG
kenyans qui ont remplacé les SCI disposent d’une marge de progression importante.
43 La mise en place d’un label public en 2007 a permis de contenir l’asymétrie
informationnelle. Cependant, le label n’est pas parvenu à résoudre l’incertitude sur les
contours des produits biologiques destinés au marché local dont il a pourtant renforcé
l’importance en donnant la possibilité aux producteurs de définir l’étendue de la norme

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


91

à respecter. Notre conclusion pourrait de ce point de vue être pessimiste sur le


maintien des marchés et sur l’opportunité de ce label. Mais il semblerait plus juste, au
regard de l’historique de l’agriculture biologique (le cas français est à ce titre
intéressant), de considérer que ce qui se passe actuellement sur ces marchés relève
d’agencements marchands qui continuent d’interroger la recherche. Une des pistes
étant, comme nous l’avons montré, de faire dialoguer plusieurs cadres théoriques pour
mieux comprendre l’émergence des marchés biologiques dans les pays en
développement.

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NOTES
1. « Le consommateur ignore la capacité d’un service de réparation à satisfaire un besoin
donné. » (traduction des auteurs).
2. Dans certains cas, le contrôleur est différent du certificateur. Il peut être employé par lui.
Dans d’autres, certificateur et contrôleur correspondent à la même personne.
3. « Nous devons inspecter chaque champ et tous les agriculteurs pour nous assurer qu’ils
respectent le cahier des charges. »
4. « À l’aide d’une liste de contrôle, l’équipe organise des visites pour vérifier si les membres
respectent la certification interne. »
5. « Tant que ce ne sera pas obligatoire, ils vendront sur les marchés locaux sans certification. Le
projet de loi c’était il y a deux ans, et depuis quoi ? Je préfère me concentrer sur les certifications
et les inspections au niveau international. »
6. « Nous nous chargeons de la coordination des agriculteurs en les réunissant et en veillant à ce
qu’ils viennent tous ici. Il est obligatoire de venir ici chaque samedi. S’ils ne le peuvent pas, ils
doivent nous appeler. »
7. « Il est prévu d’impliquer les acheteurs dans les contrôles entre pairs à l’avenir. Le principal
défi en ce qui concerne l’implication des parties prenantes est leur manque de temps/d’intérêt :
les acheteurs et les consommateurs disent généralement qu’ils n’ont pas le temps pour les
activités de contrôle entre pairs ou les réunions de groupe. »

RÉSUMÉS
Les marchés de produits agricoles biologiques kenyans sont confrontés à un double enjeu
d’asymétrie d’information et d’incertitude partagée. Plusieurs systèmes de certification ont

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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émergé, posant la question de leur contribution à la pérennité de ces marchés. Les auteurs
proposent de les comparer à partir d’une grille d’analyse originale complétant les apports de
l’économie de l’information par le concept d’incertitude partagée. Cette grille a été appliquée à
partir d’entretiens semi-directifs menés auprès des différents acteurs des filières. Le système
participatif de garantie étudié ici, principal dispositif de contrôle conservé par les producteurs,
s’avère le moins efficace dans la prise en compte de l’asymétrie informationnelle et de
l’incertitude partagée, pourtant renforcée sur ces marchés émergents et dans une phase de
transition entre dispositifs.

The Kenyan organic agricultural product markets face two main challenges: information
asymmetry and shared uncertainty among partners. In order to analyze the stability of these
markets, we compare different certification and control systems. Thus, we have built a specific
analytical framework regarding the determinants of choices, which we have applied based on
semi-structured interviews conducted with stakeholders in the sectors. The major control
mechanism, Participatory Guarantee Systems (PGSs), is the least effective in taking account of
information asymmetry and shared uncertainty, which has increased in these emerging markets
and in a period of transition between mechanisms.

INDEX
Mots-clés : certification, système participatif de garantie, agriculture biologique, économie de la
qualité, marchés domestiques, Kenya
Keywords : certification, participatory guarantee system, organic farming, Kenya, economy of
quality, domestic markets
Code JEL D80 - General, Q01 - Sustainable Development

AUTEURS
CHLOÉ TANKAM
Université Clermont Auvergne, AgroParisTech, Inra, Irstea, VetAgro Sup, Territoires, Clermont–
Ferrand ; chloe.tankam@agroparistech.fr

DOMINIQUE VOLLET
Université Clermont Auvergne, AgroParisTech, Inra, Irstea, VetAgro Sup, Territoires, Clermont–
Ferrand ; dominique.vollet@irstea.fr

OLIVIER AZNAR
Université Clermont Auvergne, AgroParisTech, Inra, Irstea, VetAgro Sup, Territoires, Clermont–
Ferrand ; olivier.aznar@vetagro-sup.fr

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


96

Terre de Liens, un levier foncier


militant au service d’un projet
politique pour l’agriculture
Terre de Liens, a land-related activist device serving a political project for
agriculture

Pascal Lombard et Adrien Baysse-Lainé

1 L’extension de la propriété privée foncière depuis la Révolution française s’est traduite


par le renforcement des droits individuels et l’affaiblissement des droits d’usages
collectifs des terres, en France (de Crisenoy, 1988) et en Europe (Brown, 2006). Ce droit
de propriété absolue accompagné d’une mise en marché des terres limite aujourd’hui
l’accès au foncier des candidats à l’installation considérés comme « atypiques » (Pibou,
2016 ; Horst et Gwin, 2018). Deux dynamiques contraignent ces derniers : la
concentration foncière, opérée par la branche moderniste de la profession (Barral et
Pinaud, 2017) et l’artificialisation des sols. Les impacts économiques, sociaux et
environnementaux en liens interpellent les secteurs dominés du monde agricole (Van
der Ploeg et al., 2015), des citoyens et les pouvoirs publics, qui questionnent la
légitimité d’une telle gestion du foncier (Sencébé, 2013). Plus largement, l’identité
sociale de la profession issue de l’époque modernisatrice est remise en cause (Sencébé,
2012). Trois dimensions l’organisent : patrimoniale (l’exploitation), politique (la
cogestion) et économique (la régulation des marchés) (Bonhommeau, 2013). Les
réformes dérégulatrices de la PAC et les nouvelles demandes de la société civile
(environnement, alimentation : Zasada, 2011) ont rendu ces modes de régulation plus
hétéronomes (Lémery, 2003). Des identités alternatives minoritaires se sont ainsi
développées autour de modèles d’agriculture citoyenne, paysanne (Coolsaet, 2016), qui
considèrent que l’agriculture est « l’affaire de tous » dans le cadre de « démarches de
solidarité locale et d’économie territoriale » (Cordelier, 2008). Relayés par une société
civile, ces modèles visent la désintensification des pratiques, la dé-standardisation des
productions, une répartition équitable de l’exercice du métier et l’appropriation sociale
des enjeux de souveraineté alimentaire (Ripoll, 2005).

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2 Cet article se concentre sur une des organisations du champ des agricultures
citoyennes : le réseau Terre de Liens (TDL). Autoproclamé « citoyen » pour se
démarquer du monde agricole jugé trop corporatiste, il se structure depuis 2003. Issu
d’un groupe de travail dédié à l’accès à la terre – constitué en 1998 par Relier 1 –, il
représente la synthèse d’expériences foncières peu capitalistiques (GFA, SCI, SCTL) 2.
TDL rassemble de l’épargne et des dons pour acheter des fermes et les louer à des
fermiers engagés dans des modèles dits paysans et biologiques. Au-delà d’une vision
alternative du foncier, TDL illustre un renforcement de la participation citoyenne à la
mise en œuvre des politiques publiques. Dans un contexte de crise de la démocratie et
de montée des problèmes environnementaux, l’intervention des citoyens dans
l’orientation de l’agriculture – au sein de commissions administratives 3 ou par la
propriété collective – est de plus en plus prégnante. Dès lors, l’appropriation juridique
de la terre et de ses ressources devient un « enjeu majeur des luttes contemporaines »
(Ripoll, 2005).
3 TDL regroupe des personnes dont les objectifs sont la relocalisation alimentaire, la
protection de l’environnement, la défense des droits à la terre et à l’usage des communs
(Pibou, 2016). Du fait de sa volonté de représenter les citoyens auprès de l’État, des
collectivités territoriales et des institutions agricoles normatives, nous abordons TDL
comme un réseau associatif de type « gestionnaire », « militant », « civique » (Cantelli
et al., 2002) et comme un nouveau levier de médiation (ibid.) du champ de
l’aménagement du territoire autour de l’usage du foncier (terres et bâti) agricole. Ainsi,
cet article considère TDL comme un réseau sociotechnique (RST) (Callon et Latour,
2006) cherchant à « grandir »4 depuis sa position dans le champ de l’agriculture
citoyenne5. TDL s’y distingue par la construction d’une propriété collective
institutionnalisée à l’échelle nationale avec péréquation financière entre les territoires.
En plus de conventionner avec le réseau des Safer6, TDL affirme une identité territoriale
singulière à la fois paysanne, propriétaire et citoyenne via sa politique fondatrice
d’« innervation des territoires » et de conventionnement avec les collectivités
territoriales. Dans le cadre d’un paradigme « post-matérialiste », TDL considère le
foncier comme un « patrimoine historiquement constitué et [un] bien public à gérer et
à protéger collectivement » (Margetic et al., 2016). En effet, ses fondateurs précisent
qu’en l’absence d’une perspective d’intervention publique d’envergure7, TDL structure
son argumentaire autour d’un foncier « bien commun ». C’est dans ce cadre qu’il
élabore de nouvelles règles pour statuer sur la répartition et l’usage du foncier.
4 L’objectif de cet article est d’analyser par quels moyens TDL participe à renouveler les
pratiques de gestion du foncier agricole. À travers ses activités d’acquisition,
d’allocation et de gestion, avec quels outils, et à partir de quelles valeurs, TDL enrôle-t-
il des systèmes localisés d’acteurs ? Comment accompagne-t-il la prise en compte du
foncier agricole dans les arènes normatives du développement territorial et de
l’aménagement du territoire ?
5 Nous montrons d’abord qu’en tant que figure citoyenne, TDL intègre un corpus de
valeurs distinct de la composante « paysanne » des agricultures alternatives. TDL
cherche à contrôler le foncier agricole pour favoriser l’accès à la terre des paysans mais
également dans le but de construire ce que nous nommons une « territorialité du
commun », rompant avec les valeurs paysannes. Ce rapport au territoire s’exprime
particulièrement dans les activités d’allocation et de gestion collective des fermes, que
nous approchons dans une seconde partie.

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6 Notre propos s’appuie sur la théorie des RST, dont les notions permettent d’éclairer le
statut donné au foncier au sein de TDL. Non plus seulement ressource ou support, il
devient un « actant » (Callon et Latour, 2006) non humain : il peut jouer un rôle
autonome et a son mot à dire (qualité des sols, des paysages, des bâtis), car sa
temporalité dépasse celle d’une vie humaine. Ainsi, des « porte-parole » (Callon et
Latour, 2006) humains, impliqués dans l’action (fermiers, bénévoles et salariés de TDL,
agents et élus d’institutions locales) le font parler. C’est à cet égard que nous mobilisons
les notions de « processus d’intéressement » et de « traduction » (Callon, 1986), pour
montrer comment TDL « problématise » (Callon, 1986) les territoires autour des
questions foncières et alimentaires et « enrôle » des acteurs locaux et de nouveaux
militants.

Méthodologie et terrains
7 Notre propos s’appuie sur des enquêtes qualitatives menées pour la préparation de
deux thèses de doctorat. Nos matériaux d’enquête forment trois bases de données : les
deux premières nourrissent la première partie des résultats, tandis que la dernière sert
la seconde partie.
8 Nous avons mené une analyse thématique qualitative (Paillé et Mucchielli, 2016) de la
charte de TDL (2003), au regard des chartes de deux mouvements paysans les plus
significatifs : (i) la Via Campesina (VC, 2009) – dont font partie pour la France la
Confédération paysanne et le Mouvement de défense des exploitants familiaux – et (ii)
la Fédération des associations de développement de l’emploi agricole et rural (Fadear,
1998), organisme de développement de la Confédération paysanne.
9 Nous avons ensuite étudié TDL, aux échelles nationale, régionale et locale. Pour ce faire,
nous avons réalisé :
• 29 observations participantes (Olivier de Sardan, 1995) lors d’événements internes comme
des Conseils d’administration (CA), des réunions de Groupes locaux (GL) ou de groupes de
travail thématique et des événements ouverts au public, comme des assemblées générales ;
• 5 entretiens-conversations (Sardan, 1995) avec des porte-parole nationaux, dont RB – ancien
agriculteur, fondateur et président de l’Association nationale (AN) (2013-2016) – EW –
directrice depuis 2014 de la Société de commandite par action la foncière 8 TDL9.
10 Enfin, nous avons mené des enquêtes à l’échelle de six fermes TDL, réparties dans
quatre zones choisies pour la diversité des contextes fonciers : l’Avesnois, un bocage
dominé par la polyculture-élevage où l’agriculture biologique (AB) est plus présente
que dans le reste de la région ; l’Amiénois, une plaine de grandes cultures orientée vers
l’export ; le piémont ariégeois, dominé par la polyculture-élevage ; le Sud-Aveyron, une
moyenne montagne d’élevage ovin. Il s’est agi de reconstituer des trajectoires
d’acquisition et de gestion de fermes, en y intégrant les systèmes localisés d’acteurs
engagés et enrôlés dans les gestions patrimoniales et locatives. Nous avons ici réalisé
des observations lors de moments clés de la gestion des fermes (diagnostics du bâti,
sélections de candidats, mise à bail, etc.) et 45 entretiens-conversations ont été menés
avec des fermiers, des salariés et des bénévoles du réseau, ainsi qu’avec des
responsables syndicaux, des élus locaux et des techniciens de collectivités locales. Ces
entretiens ont abordé la genèse des acquisitions et les pratiques de gestion. Des
documents internes aux associations régionales ont complété le corpus.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


99

TDL infléchit la trajectoire sociale et culturelle foncière


paysanne
1. Le réseau TDL : une action propre au sein d’un ancrage
institutionnel militant

11 TDL a été créé en 2003 par des organisations d’AB et de biodynamie, de développement
rural, d’économie solidaire, de finance éthique et d’éducation populaire. Le réseau se
compose de 19 associations territoriales (AT)10, d’une AN et de deux structures
financières propriétaires de terres et de bâtis, la Foncière et la Fondation. De 2006 à
2017, la Foncière, labellisée « entreprise solidaire » par Finansol, a collecté plus de
65 millions d’euros d’épargne. Reconnue d’utilité publique en 2013, la Fondation a
accueilli 6 millions d’euros de dons. Ces fonds ont permis l’acquisition d’environ
4 000 ha exploités par 178 fermes (en 2018). La carte 1 présente leur répartition ainsi
que celle de 1 900 ha appartenant à des organisations proches de TDL (Lurzaindia, GFA,
SCI) ou à ses fermiers11. Ces deux types de surfaces sont plus concentrés dans des
départements marqués dès 1970 par le mouvement de « retour à la terre » (Ariège,
Aveyron, Drôme, Gard, Lot). Les fermes comptent en 2017 55 936 m 2 de bâti : 80 % de
bâtiments agricoles et 20 % de logements, où vivent 192 personnes. Terres et bâtiments
sont loués à 201 fermiers (dont 57 femmes et 13 collectifs), identifiés dès l’amont des
acquisitions comme porteurs de projet et accompagnés par TDL. Leurs pratiques
agricoles sont contractualisées dans des Baux ruraux environnementaux (BRE),
différant des baux classiques par le seul ajout de clauses environnementales opposables
en droit, relatives à des pratiques agricoles (art. L 411-27 du Code rural). Près de 45 %
des fermes sont maraîchères et plus de 40 % vendent sur les marchés-de-plein-vent, en
AMAP (et collectif de consommateurs) et à la ferme.

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Carte 1. Localisation des surfaces appartenant à TDL ou à des structures d’échelle locale
partageant son projet. Ancrage départemental TDL et de fonciers « amis » en 2018

Source : les auteurs.

12 Parmi les 24 143 membres (actionnaires, donateurs, adhérents) du réseau en 2017, les
909 bénévoles actifs (dont 208 administrateurs régionaux) sont parfois rassemblés en
Groupes locaux (GL). Aux côtés des 63 salariés du réseau, ils mènent des actions auprès
des fermes et/ou d’acteurs du territoire insérés dans des « systèmes localisés » (Torre,
2015) : élus et techniciens de collectivités, agents de Parcs naturels régionaux (PNR),
d’Agences de l’eau, d’organisations professionnelles agricoles (OPA : Chambres
d’agriculture, Safer, Adear), agriculteurs, habitants. Grâce à ses actions territoriales,
TDL a été labellisé Organisme national à vocation agricole et rurale par l’État en 2015 et
fait ainsi partie du Réseau rural français et du pôle Inpact. Ce dernier favorise le
rapprochement entre le monde paysan et le reste de la société, autour d’enjeux
alimentaires et écologiques. Au sein de cette identité collective, le réseau TDL trouve
une place singulière quant aux aspects techniques et institutionnels de l’accès au
foncier.

2. La charte, entre ruptures et continuités des dynamiques sociales


et culturelles paysannes

13 Les trois chartes de TDL (dite, ici, « citoyenne »), de la Fadear et de la Via Campesina
(dites, ici, « paysannes ») construisent une critique des valeurs de la modernisation
agricole. En proposant des contre-valeurs, elles donnent sens à la réappropriation
citoyenne des questions agri-alimentaires. En effet, TDL s’inscrit dans la continuité des
revendications sociales et culturelles paysannes mais s’en démarque en ne se
prononçant pas sur l’accès au foncier dit improductif et sur l’enjeu de la
représentativité politique des paysans12. Nous envisageons ces chartes comme des
« performances » (Boltanski et Thévenot, 1991), des discours produits à destination de
l’espace public. Notre analyse comparative se déroule autour de deux axes : la propriété
du foncier et la prise de décision à propos du foncier. Les productions de valeurs 13

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étudiées donnent sens à l’action collective autour de la reconquête des territoires


ruraux face au monde urbain et à ses logiques. Les relations villes-campagnes des
années 1970-1980 trouvent ainsi écho dans les exigences actuelles : l’espace rural riche
en ressources (Mathieu, 1990, 2017 ; Pierre, 2013) doit être préservé en solidarité avec
les besoins alimentaires des villes. Ces dernières sont considérées comme trop
attractives et l’urbanisation apparaît comme un « processus dominant » au détriment
d’un espace rural « dévitalisé » (Mathieu, 1990, 2017 ; Pierre, 2013).

Agir sur l’environnement via la propriété d’une ressource commune, alimentaire

14 Pour légitimer ses pratiques d’accès collectif à la terre et ses règles de gestion
patrimoniale dites éthiques, TDL s’appuie sur une extension du droit du propriétaire et
sur la multiplication de ses fermes. RB : « [avec nos fermes] nous pensons […] faire tache
d’huile et contaminer positivement […] les territoires ». La propriété foncière devient un
support politique par lequel TDL tente de construire un débat public autour de la
gestion du foncier agricole en bien commun.
15 TDL oppose l’inaliénabilité de son domaine foncier à l’idéal de la petite propriété
foncière paysanne14. La charte de TDL ne se prononce pas sur l’accès des paysans à la
propriété et aux terres improductives (figure 1), a contrario de la charte de la VC, qui
considère cet accès comme nécessaire à la subsistance des paysans. Ce décalage
s’explique par l’argumentaire de TDL favorable à l’environnement et à l’économie
solidaire : il s’agit de sortir la terre du cadre de la propriété individuelle, vue comme
incapable de lutter contre la spéculation et le productivisme. Ainsi, l’inaliénabilité des
terres possédées par TDL est particulièrement revendiquée : « Buts poursuivis par TDL :
[…] Considérer la terre comme un bien commun vivant et inaliénable ». Outre la protection
d’une ressource, la propriété collective apparaît comme un outil pour « libérer du
foncier, [qui] permet l’installation de paysans, ou leur maintien ».
16 La rupture de TDL s’explique par le statut de « ressource commune » qu’il confère au
foncier agricole et dont il veut diffuser la valeur. RB explique ainsi que « jamais autant
d’acteurs différents ne se sont préoccupés de la terre : [des] consommateurs, des propriétaires
traditionnels, des paysans, […] des collectivités, des fondations [se demandent] “Comment on
gère la terre en commun ?” Avec des règles : le bail rural [environnemental]. C’est
révolutionnaire ça. ».
17 Les chartes s’accordent sur le fait que, en tant que ressource commune, le foncier « doit
être réparti équitablement », mais la définition de cet « accès équitable à la terre » est
source de divergences. Pour la VC, l’équité implique de limiter la taille maximale des
propriétés foncières. Pour TDL, la thématique se construit à partir du droit d’« usage
responsable sur les plans social et environnemental », sans lien à la propriété. Alors que
dans les chartes paysannes « droit d’usage » et « droit de propriété » peuvent être liés,
la charte TDL les sépare volontairement.
18 Un second point de rupture concerne la dimension alimentaire. TDL s’éloigne de la
« dimension vivrière des activités paysannes » et souhaite répondre aux demandes
locales alimentaires et de création d’emplois : « On est sur de l’agriculture nourricière, donc
de production, pas vivrière […] créer de l’emploi aussi et puis […] les circuits courts […]. Derrière
TDL, il y a un véritable projet de société » (EW). RB confirme cette dimension sociétale :
« TDL […] ce n’est pas un mouvement paysan. […] Les mouvements trop corporatistes
s’enferment. » Dans le contexte agricole occidental, TDL limite l’importance de

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l’agriculture vivrière. Néanmoins, a contrario de la culture moderniste, il engage une


visée nourricière de proximité où les citoyens ont une place.
19 La séparation opérée entre droits de propriété et d’usage s’appuie juridiquement sur un
outil, le BRE. RB rapporte que son utilisation « a été un point de divergence avec la
Confédération paysanne » et que, conclu avec les fermiers, il assure aux membres et
partenaires institutionnels15 que les sols ne peuvent être dégradés. Le BRE rompt avec
la « liberté de pratique » garantie par le statut du fermage de 1945 et permet à TDL de
contraindre les fermiers s’ils ne respectent pas les clauses environnementales 16. En
amont, c’est toutefois TDL qui permet aux fermiers d’accéder au foncier agricole via
une levée d’épargne et de dons dite solidaire. Ce contrôle en amont et en aval des
installations apparaît clairement dans la stratégie du réseau, comme l’explique RB à
propos des visites de fermes : « L’idée [est] de faire un vrai diagnostic agro-environnemental
[…] le notifier sur un cadastre et qu’on dise aux fermiers : [avez-vous] effectivement maintenu
la fertilité du sol ? »
20 Plus qu’un simple outil juridique, le BRE est aussi une institution constituante de TDL :
RB et EW le décrivent à la fois comme une clé de voûte de l’action collective et une
convention de type contrat social entre structures propriétaires, fermiers, adhérents,
épargnants et donateurs. RB précise que les termes sont écologiques et globaux,
dépassant les limites des fermes TDL : « Les Basques ont créé leur foncière [Lurzaindia] : pas
de BRE et là […] ils s’aperçoivent que vouloir être trop régionaliste, […] c’est se condamner à
tourner sur soi. […]. Notre idée essaime [en Europe] et ça c’est un signe qu’on est sur une voie
d’expérimentation qui vaut la peine. »

Figure 1 La propriété du foncier agricole17

21 Le BRE implique une transformation des rôles de propriétaire et de fermier. Les


fondateurs ayant pensé TDL comme une entité propriétaire, c’est par son expérience
que le réseau intègre les impératifs d’une gestion collective d’un foncier agricole. La
gestion du bâti agricole et résidentiel a nécessité des procédures non anticipées. La

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conclusion d’un BRE implique de « diagnostiquer le bâti, pour faire un état des lieux [et] une
programmation des travaux […] inscrit[e] dans l’annexe travaux » (EW). Une éthique de la
responsabilité du propriétaire, gestionnaire de patrimoine, s’intègre donc dans le
« projet de société [de TDL]. On essaie de faire une rénovation du bâti la plus durable possible
mais on est confronté à des réalités économiques […] : les fermages [faibles sont encadrés par]
des arrêtés préfectoraux […] qui datent. [Outrée :] on a le droit d’avoir du plomb [et de] louer en
l’état ! »

La prise de décisions sur le foncier à TDL : vers un déséquilibrage des statuts


citoyens et paysans ?

22 La charte citoyenne offre une seconde bifurcation sur la question de la prise de


décisions relatives au foncier (figure 2). La plus importante se forme autour de la liberté
d’association et d’expression des paysans. Présentée comme un droit par les chartes
paysannes, elle est absente de celle de TDL. Statutairement, « aucune place [n’] est
réservée [aux fermiers] et […] leur participation au sein des AT est assez faible »
(Pibou, 2016). Une Association des fermiers TDL (AFT) a été créée en 2013 dans le but
d’une « co-construction de TDL » (ibid.) par des « fermiers qui rencontraient des
difficultés concernant la gestion du bâti » (ibid.). Elle est critiquée pour son manque de
représentativité. Depuis 2015, elle est invitée au CA de l’AN et à des réunions de la
Foncière, pour qui il s’agissait de montrer la difficulté d’une gestion technique
collective des fermes. Cette absence institutionnelle des fermiers dans la gouvernance
de TDL s’explique par son projet de « développer un mouvement citoyen largement
ouvert sur […] la participation de personnes extérieures à l’agriculture » (ibid.). La
figure du fermier disparaît ainsi derrière celle du citoyen, dont la voix « doit être
portée ».

Figure 2 Dimension organisationnelle et représentativité des individus et de leurs statuts18

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23 Parallèlement, TDL a construit une gouvernance foncière interne qui associe des
acteurs tiers issus des AT afin de « déconstruire la relation dualiste propriétaire-
fermier » (observation, 2014). Selon les territoires, le nombre et le statut de ces acteurs
varient. EW précise : « Parfois sur une ferme ça marche super-bien et sur une autre… […] ça
va dépendre aussi du fermier, du GL, du référent, de l’AT et tout ce mix-là et de nous. » TDL
apparaît ainsi comme un réseau complexe aux actions de gestion foncière réparties. Les
acteurs des AT peuvent être des salariés, de simples bénévoles 19 ou des « référents » de
fermes, voire des fermiers du réseau. EW souligne : « On ne sait pas [toujours] si on a des
liens avec les fermiers parce qu’ils sont administrateurs ou parce qu’ils sont fermiers. »
24 TDL accompagne des citoyens à prendre en charge des questions d’usage du foncier et
d’aménagement du territoire en réifiant une posture morale de « responsabilité »
(Petit, 2014), entendue comme enjeu de « prendre soin » (caring for) (ibid.) du foncier et
du territoire. E.W. : « Montrer que la terre, il faut en prendre soin, [il faut] pouvoir préserver
[sa] fonction nourricière et […] environnementale […], développer ou maintenir une agriculture
responsable vis-à-vis de la société ». La stratégie de TDL peut alors être reconsidérée
comme un projet d’innervation des territoires par des fermes considérées comme des
« cellules saines de territoire ». Dans ce contexte, acquérir une ferme n’est plus la
finalité de l’action mais le vecteur d’une réappropriation territoriale au motif d’une
volonté de construire un « monde commun ». Nouvel acteur de la gestion du foncier
agricole en France, même si ses acquisitions restent limitées en surface, TDL détermine
l’émergence d’une lutte spatiale ancrée, dans le but d’affirmer un idéal politique du
« droit à l’aménagement du territoire » calqué sur le « droit à la ville » de H. Lefebvre
(1968, 2009). Il marque une volonté de contrôle de ce « pouvoir sur l’espace » (Harvey,
2010).
25 Il s’agit désormais de comprendre en quoi ces pratiques transforment les relations
entre acteurs et la « multidimensionnalité [de leur] vécu territorial » (Raffestin, 1980).
Pour ce faire, nous testons l’hypothèse de l’émergence d’une territorialité ou d’une
réticularité du commun, c’est-à-dire d’un pouvoir sur le territoire – par la production
de lieux symboliques, mis en réseau, les fermes TDL. Vitrines des valeurs de « bien
commun » du « mouvement », les fermes TDL « traduisent » un mode de gestion
collectif auprès d’acteurs et d’institutions locales normatives agricoles et de
l’aménagement.

L’acquisition et la gestion de fermes au cœur du


réseau sociotechnique
26 Dans ses activités, TDL s’appuie sur trois types d’outils. En suivant la chronologie idéal-
typique du déroulement des projets, il s’agit d’outils (i) d’acquisition : don et épargne
solidaire, convention de portage foncier ; (ii) de gestion locative : BRE ; (iii) de gestion
patrimoniale : diagnostics du bâti, des sols, de l’environnement global des fermes par
les outils HUMUS et DIALECT20. Nous nous concentrons ici sur les outils (i) et (iii) qui
permettent à TDL de réaliser son « épreuve » (Boltanski et Thévenot, 1991) : se
constituer acteur légitime de l’aménagement du territoire en établissant des liens avec
d’autres acteurs et en initiant des actions au-delà de ses fermes.

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1. L’acquisition : un ancrage territorial processuel où domine une


stratégie d’enrôlement

27 Pour acquérir ses fermes, TDL collecte des fonds (vente d’actions, appel à dons
financiers et en nature). Leur répartition est décidée à l’échelle nationale, mais leur
collecte est locale, dans une logique de péréquation. De 2013 à 2016, 75 % des fonds
d’acquisition d’une ferme devaient être dédiés ou levés par l’AT concernée (logique de
régionalisation). Ce processus engage les futurs fermiers et des bénévoles. C’est à
l’occasion d’événements (débats, projections, stands, média) auprès de la population et
des partenaires ciblés que sont diffusés la vision et le projet du réseau. Chaque nouvelle
collecte permet d’élargir le cercle partenarial du réseau21 et les informations foncières
recueillies impulsent toujours de nouveaux projets. L’investissement (actions, dons)
non rémunéré est justifié auprès des apporteurs (donateurs, épargnants) par des
engagements formels diffusés lors des événements et sur le site web 22. Un partage de
tâches (ou co-activité : Dardot et Laval, 2014), de règles et de formations est alors mis
en œuvre. Le statut des bénévoles et l’identité politique du réseau sont problématisés et
traduits en interne par la mobilisation d’idées directrices : sans bénévoles locaux pas
d’impacts locaux, pas de veille foncière ; le risque du laisser-faire des structures
nationales de TDL propriétaires. Lors de ces premières activités d’enrôlement, les
enjeux locaux de politique agricole et d’accès à la terre (par exemple : le pas-de-porte
en Amiénois, les baux précaires en Ariège) sont « problématisés » et « traduits ».
L’asymétrie syndicale, le corporatisme agricole ou l’exclusion de candidats en sont
présentés comme les facteurs.

En Avesnois : la Foncière acquiert et gère, le groupe local (GL) se crée un réseau

28 La collecte pour l’acquisition de la ferme maraîchère du Favril a mobilisé habitants et


élus, avec l’objectif de communiquer sur les entraves pesant localement sur l’accès au
foncier. Cette campagne qui a continué ex post participe d’un processus de
« traduction » dans lequel émergent deux dispositifs sociotechniques :
l’« intéressement » d’entités non habituées à interagir et leur « enrôlement »,
consistant à leur attribuer un rôle. D’après la coordinatrice et la coprésidente 23 de l’AT,
la « problématisation » construite par les bénévoles relie la rareté de l’offre de terres
libres24 à la concentration foncière. Cette phase liminaire du processus de traduction
détermine en quoi les acteurs sollicités sont concernés par le problème (vitalité du
territoire, des filières, du paysage, enjeu eau). Elle spécifie en outre les alliances
requises en vue d’établir un « programme » (l’acquisition collective) pour, dans l’intérêt
de tous, répondre au problème posé : Comment maintenir à long terme des fermes à taille
humaine sur le territoire ? L’acquisition collective devient alors un « point de passage
obligé » (Callon, 1986) dans lequel se traduisent les alliances nécessaires entre les
parties prenantes qui entendent des perspectives de redéfinition de leurs « identité[s]
ainsi que [d]es problèmes qui s’interposent entre elles et ce qu’elles veulent ». Par ses
fermes, TDL « construit un réseau de problèmes et d’entités au sein duquel [il] se rend
indispensable » (Callon, 1986).
29 Acquise en 2014, la ferme a servi de point d’ancrage au GL pour construire son action
territoriale. Pour la coprésidente, le GL n’a pas à gérer la ferme : « Ce qu’on cherche, c’est
le territoire [où] on veut mettre en débat le commun […] TDL n’est qu’un moyen. »

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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30 Elle souligne ainsi son refus, « de subir les contraintes du travail », et qualifie son action
« d’engagement citoyen, de rôle de médiation » entre la fermière, le GL, l’AT, la Safer et la
Foncière. Elle a en effet dû convaincre de la viabilité du projet : « Tous avaient beaucoup
de réserves […]. J’avais envie qu’une nana réussisse. » Le Favril apparaît alors comme un
outil pour créer du débat sur une autre manière de gérer la terre : « On a organisé […]
rencontres [et] débats […] pour présenter à la com-com et au [PNR] et avoir des subventions
d’investissement [de la Région, via la Fondation]. Les élus en redemandent… Le Favril est
devenu une carte de visite pour nous [tous]. Aujourd’hui on parle de l’enjeu “eau” […] : mettre
des fermes maraîchères sur les zones de captage. » La chargée de mission AB du PNR
confirme (entretien, avril 2018) : « On met en place des programmes d’actions sur l’AB […]
avec un financement Région-Agence de l’eau [pour] faciliter […] l’installation de fermes bio. On
a une convention [PNR-TDL]. [On aide] TDL à repérer du foncier, des porteurs de projets [et les
installer], [à] sensibiliser élus et habitants, [faire] découvrir […] TDL. » On doit retenir ici la
capacité de TDL à créer un « espace public » sur une thématique relevant de l’intime
voire du tabou de la profession.
31 Dans une région où les terres libres sont rares et/ou l’accès aux fermages se monnaie
(pas-de-porte), la « veille foncière », co-organisée avec des collectivités territoriales, a
fait de TDL un acteur légitime. Leurs actions (constitutions de réserves foncières,
médiation cédants-repreneurs, projets alimentaires, enjeu eau) s’hybrident avec celles
des instances foncières normatives agricoles (Safer, Chambre).

L’échec d’un enrôlement du territoire autour de l’enjeu de la transmission de


fermes en AOP25

32 Contrairement à l’idéal de proximité de TDL, la Foncière a acquis en 2016 en Sud-


Aveyron la ferme de Salelles, intégrée à la filière Roquefort (longue et agro-
industrielle). Les fermiers ont convaincu l’AT Midi-Pyrénées de l’intérêt de soutenir un
tel « commerce équitable Nord-Nord »26. L’accompagnement de cette transmission hors
cadre familial a servi à l’AT de porte d’entrée pour proposer son expertise au PNR local.
À partir des résultats d’un stage de fin d’études d’ingénieur agronome, l’AT a tenté
d’inscrire à l’agenda local le problème du maintien des exploitations ovines laitières
menacées par l’agrandissement. Les OPA et le PNR ont été conviés à agir en réseau sur
l’affectation globale du foncier. L’AT a certes été identifiée experte sur les questions de
transmission mais sa stratégie d’enrôlement a été vaine. Après la restitution du stage,
le PNR n’a pas donné suite. TDL n’a pas su déjouer le jeu politique local en traduisant un
« bien commun » (Boltansky et Thévenot, 1991) aux parties en présence et n’a pas su
gagner en « grandeur » (ibid.). Pourtant située sur un même « principe de justice
industrielle »27 (ibid.), l’AT n’a pas su passer l’épreuve de « légitimation ». Cela peut
s’expliquer par le caractère non seulement agricole, mais industriel de la filière et par
l’investissement de TDL auprès de fermiers syndiqués à la Confédération paysanne,
minoritaire dans les instances locales.

2. La gestion patrimoniale résidentielle : l’habitat paysan comme


levier d’enrôlement

33 Lorsque le réseau TDL acquiert, il s’engage à « faire une rénovation du bâti la plus durable
possible » (EW). Depuis 2013, il n’engage plus d’acquisition sans avoir réalisé un
diagnostic complet du bâti via un outil d’analyse des pratiques qui institue selon nous

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


107

un commun ou « partage de tâches » (Dardot et Laval, 2014) et une


« coobligation » (ibid.) entre trois entités. Le sens premier de « commun » (communis)
porte sur le fait de désigner « non les choses mais les hommes [qui partagent] des […]
tâches » (Dardot et Laval, 2014). L’agir commun qui en découle est « instituant, […]
parce qu’il consiste en la coproduction de normes juridiques qui obligent tous les
coproducteurs » (Dardot et Laval, 2014). La gestion du bâti est répartie (figure 3) entre le
fermier, « gestionnaire du quotidien, usager d’un lieu […] qu’il devra transmettre »,
l’AT, « amenée à assumer de lourdes responsabilités : l’animation territoriale,
l’identification de compétences locales (artisans, associations relais), la mise en lien
avec les acteurs, le suivi de proximité » et les propriétaires, qui ont « un rôle de maître
d’ouvrage » (TDL, 2014).

Figure 3. Compétences des trois parties prenantes de la gestion du bâti à TDL

Source : « Gérer le bâti sur les fermes de Terre de Liens ».

34 Dans cette section, nous illustrons les modalités de cette répartition à partir de la ferme
de Portecluse, multi-spécialisée en élevage laitier (bovin, ovin, caprin) et
transformation, maraîchage, vente directe et qui accueille une école associative.
Donnée à la Fondation en 2014, objet d’une intense mobilisation technique (2015-2017),
elle est devenue une mise à l’épreuve pour TDL. Le bénévole-référent de cette ferme,
élu de l’AT, ancien gestionnaire de sites de villégiatures à la retraite, a su remobiliser
son capital professionnel. Près de 70 % des bénévoles répondants à une enquête interne
sur le bénévolat à TDL (Association TDL, MUSE, 2018) déclarent mettre leurs
compétences professionnelles au service de TDL (28 % « agricole », 20 % « animation »
et 20 % « organisation », ou encore 9 % sur le cadre juridique et institutionnel du
foncier). Il forme des bénévoles au diagnostic du bâti et à la posture de référent. Notre
cadre théorique se révèle ici à partir de l’expérience d’apporteurs de fonds devenus
bénévoles et légitimes en ayant intégré les principes du monde industriel (cf. infra) et
du monde civique de TDL (construction comme « grandeur » et « espace public » de
l’activité bénévole de diagnostic, notamment). Un des bénévoles concernés a intégré un
an après, en tant qu’administrateur, une nouvelle arène décisionnaire régionale qui
statue sur les futures acquisitions à présenter en Comité d’engagement national.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


108

De la ferme au territoire : saisir TDL dans le concret de la gestion de ses fermes

35 Le projet de rénovation du bâti et d’amélioration de la circulation sur la ferme est


coordonné par le référent depuis trois ans, en lien avec des architectes, les fermiers,
l’AT et les salariés (architecte et gestionnaire immobilier) de la Fondation et de la
Foncière constitués en « Pôle fermes » (PF). À partir d’un diagnostic du bâti (résidentiel
et d’exploitation), deux outils de gestion ont été mis en place à la demande de la
Fondation, pour approcher les besoins dans leur globalité. Le « projet de
développement » Ancrer Portecluse dans son territoire a été soumis à un comité
d’expertise. Le « plan de maintenance » a ensuite été validé par le PF, au regard du
Compte d’exploitation prévisionnel, un outil interne qui « évalue l’équilibre
économique […], soit dans quelle mesure les charges annuelles 28 liées au bien sont
couvertes par les produits29 liés au bien » (PF, 2016). Depuis la perspective des RST, ces
deux « objets techniques » sont devenus des « objets intermédiaires » entre le bénévole
et les élus locaux, investis dès lors dans un processus d’hybridation de leurs actions,
devenues communes. Témoignant de la « géographie des responsabilités » interne de
TDL, ils sont devenus pour le référent de la ferme des supports permettant de
« traduire » localement le projet lui-même et la complexité du dispositif TDL, « une
fusée à plusieurs étages mais pas si hiérarchique que ça » (observation, avril 2016).
36 Ce processus d’hybridation-traduction s’est fait en trois étapes à partir d’une volonté
de « déminage en amont des problèmes » (observation, avril 2016). À l’automne 2015, le
référent de la ferme rencontre d’abord le maire de la commune : « Je lui ai expliqué que
nous allions travailler avec architectes et fermiers parce qu’on rencontre des difficultés :
mauvais état des bâtiments, problématique du logement, inadéquation des locaux d’exploitation,
problématique des circulations30, et qu’on reviendra le voir. » Six mois plus tard, une nouvelle
rencontre, autour de la proposition d’un plan d’installation de la ferme, incluant
fermiers, adjoints du maire et une architecte a permis de « dérouler le plan et là, […]
première réflexion du maire “Je n’ai jamais vu ça” […]. On lui a [demandé de nous dire] ce qui
pose problème au regard du PLUI31. […] Il était très étonné, c’est un discours qu’il n’avait jamais
entendu. [Il nous dit :] “Il faut qu’on rencontre la communauté de communes [CC]”. Et là, le
maire devient acteur [et] organise toutes les réunions suivantes. » En mai 2016, il invite le
vice-président à l’urbanisme de la CC et le conseiller aménagement et urbanisme de la
Chambre d’agriculture. Le référent invite un autre bénévole, en formation. L’opération
de « déminage en amont » amène chaque acteur à formaliser ses critères 32 d’acceptabilité
du projet. À l’été 2016, le maire réunit en plus le technicien urbanisme de la CC,
l’adjoint au chef de service Aménagement-urbanisme-habitat et une chargée
d’urbanisme de la DDT33. Le référent ferme s’y présente comme « administrateur de TDL
[…], mandaté par la Fondation qui est le propriétaire pour suivre le projet » (observation, août
2016). Il s’agit alors de traiter de l’ancrage du projet dans le PLUI. En définitive, cette
suite de réunions illustre un processus d’enrôlement territorial à partir de la ferme. In
fine le référent affirmera que TDL et Portecluse sont désormais connus « jusqu’à la
préfecture ». D’un point de vue des RST, le bénévole-référent devient le « porte-parole »,
il « gagne en force » et « grandit » (Boltansky et Thévenot, 1991) à l’échelle locale
(d’autres sollicitations adviendront d’autres communes et du PNR) et en interne de
TDL, dans les arènes nationales où il gagne auprès du PF une forte légitimité à
s’exprimer sur des aspects techniques, au-delà de son échelle locale.

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À faire et à refaire, à tâtons… un modèle économique et social de « l’habitat


paysan » ?

37 En janvier 2017, le projet est validé par la DDT. Auprès de la gestionnaire du PF et du


référent, les fermiers priorisent les travaux sur « les logements, [qui] sont vraiment dans
un état épouvantable ». En mai 2017, la question du financement du projet trop coûteux
des fermiers génère des tensions. TDL imagine une solution, en ayant recours au Réseau
Chênelet Construction (RCC) qui dispose d’un agrément Maîtrise d’ouvrage d’insertion
(MOI) et construit des logements écologiques à faible coût 34 par et à destination de
personnes en insertion. Comme l’opération ne peut se faire avec RCC, et pour bénéficier
lui-même des subventions de l’ANAH, TDL opère un changement de regard sur ses
fermiers : en essayant « de faire valoir l’idée que nos paysans sont un public en insertion parce
qu’ils sont sous des seuils économiques qui correspondent à ça » (le référent, entretien août
2017). Ce dispositif émergeant dès 2018 apparaît apte à développer un modèle
économique et social de « l’habitat paysan ». Toutefois, son application s’est faite au
prix d’une requalification de la représentation du statut des fermiers. In fine, la
Foncière obtient la MOI et envisage de devenir avec la Fondation co-bailleur sur les
baux, terres et logements de Portecluse (observation, octobre 2018).
38 Au fil des activités d’acquisition et de gestion, les bénévoles de TDL sont à la fois
« porte-parole » et « traducteurs ». Ils coordonnent des actions avec la perspective de
faire connaître TDL et sa capacité d’action sur leurs territoires et d’étendre son
influence. Ils témoignent d’un regain des demandes en matière de conseil, d’acquisition
et de médiation foncière, de conventionnements formels ou informels avec les
instances locales, régionales sur la question de la transmission des fermes et de
l’habitat-paysan. L’action de TDL apparaît spécifique à trois titres : elle s’appuie sur la
médiation (mise en réseau et accompagnement), l’apport de connaissances et l’offre de
nouvelles opportunités de financements et de dispositifs sociaux (MOI).

TDL organise la « table des négociations » où Saint-Simon et Rousseau se


rencontrent

39 Le cas de Portecluse montre comment TDL réussit à se rendre fréquentable auprès des
institutions normatives foncières. Ces dernières le distinguent dès lors d’autres
propriétaires dits militants et citoyens qui ne mobilisent qu’un registre écologique. En
Ariège, au sortir d’une réunion (août, 2016), le conseiller de la Chambre soulignait qu’il
n’avait « jamais rencontré ce type d’initiative de la part d’un propriétaire. Ce projet a le souci de
rentrer dans les cadres. C’est l’avenir de la transmission des fermes, car chaque ferme est un cas
à part ». L’entretien avec cet agent (juillet, 2018) confirme l’intégration de TDL dans la
cité industrielle (op. cit.). L’annonce auprès de sa hiérarchie de l’arrivée de TDL,
propriétaire porteur-d’un-projet foncier local, n’a eu de retour « ni positif, ni négatif […]
a priori, tous connaissent l’action de TDL [et], dans la mesure où ça fonctionne, il n’y a pas de
raison que ça soit mal vu par les élus ». L’épreuve de « grandeur » ici, pour TDL, est que
« ça fonctionne » : « on m’a juste dit : il faut les soutenir, parce qu’il y a des installations […]
qu’il faut soutenir ». Il souligne également le « contrat-social » qu’organise le réseau sur
la base de ses propriétés : TDL « n’a aucune velléité à optimiser. Le foncier restera toujours
agricole [… : c’est différent] d’autres propriétaires fonciers plus mobilisés par l’aspect, [...]
plus-value [sur] terrain constructible [...]. [Avec TDL] on est au-dessus de la mêlée, [...] on est
dans l’opérationnel [et] toutes ces questions sont évacuées. » Puis, regrettant que TDL soit

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tributaire d’une « législation, une jurisprudence, […] notamment d’urbanisme, qui prône le
projet de l’exploitant, pas du propriétaire » l’agent affirme que TDL, « dans son action, est
tributaire de ses fermiers » et que « [...] parfois les communes [et] la DDT ne sont pas habituées
[…] à traiter avec un propriétaire ». On notera ici, un rapprochement, entre les statuts de
propriétaire et d’usager du foncier en somme, à la construction d’une « sphère de mise
en commun des droits, […] non dans les prérogatives s’exerçant sur la terre, dans la
manière de posséder » (Lenclud, 1988). Après avoir précisé que TDL prend une place
peu occupée aujourd’hui (l’accompagnement de projets collectifs sur des exploitations
à enjeux : surfaces et bâti importants), l’agent présente une autre figure de
propriétaires privés se disant militants-citoyens mais qui « installent […] sur des statuts et
projets précaires [commodats annuels, systèmes non-viables] : au niveau agricole c’est
peanuts ! Typiquement sur ce type de propriété [100 ha avec du bâti] TDL aurait été beaucoup
plus approprié pour faire émerger un projet. [...] la finalité [aurait été différente] : installer des
exploitations agricoles. [Là], l’agriculture sert d’alibi [...], ça sert un projet […] plus orienté
écologie…».

Conclusion
40 TDL est en France une des principales organisations militantes non agricoles ou agri-
rurales traitant de la question du foncier à l’échelle nationale. Elle s’est construite à
partir d’un vaste creuset de mouvements agricoles et de la société civile. Si elle
s’intègre dans les réseaux de l’agriculture citoyenne, son corpus idéologique diffère de
celui des organisations strictement (i) paysannes et (ii) d’autres propriétaires-privés à
l’éthique écologique sur les questions de la propriété et de la gestion du foncier. (i) À la
nécessité de la propriété paysanne, elle oppose la légitimité de la maîtrise collective et
inaliénable des terres, structurée autour du BRE. (ii) À la seule revendication
écologique, TDL oppose l’enjeu économique et territorial incorporant les valeurs des
institutions agricoles normatives. TDL construit en effet le foncier comme un bien
commun territorialisé inaliénable, écologique et productif, à préserver du marché et à
transmettre au long terme. En son sein, les citoyens bénévoles deviennent aussi
légitimes que les fermiers pour prendre des décisions sur le foncier. Depuis 2006, TDL
met en œuvre dans un nombre croissant de fermes35 ses principes de maîtrise collective
du foncier se transformant à la marge et s’adaptant aux situations rencontrées et aux
cadres législatifs et normatifs. Des temporalités administratives, inhérentes à son statut
de propriétaire, et des outils de gestion ont ainsi été créés ou optimisés dans son
modèle économique, dans le but de formaliser des procédures devant aboutir
(diagnostic du bâti, maîtrise d’ouvrage, mise à bail à long terme). D’autres ont pour
objet la répartition de tâches au sein de collectifs gestionnaires du patrimoine bâti
rassemblant fermiers, bénévoles, AT et PF. Ces modes d’acquisition-gestion
apparaissent comme des bases d’ancrage et d’enrôlement territorial pour TDL. En
accord avec le projet d’« innervation territoriale » du réseau, l’implantation de fermes
TDL vise à essaimer un modèle solidaire de gestion du foncier et du territoire comme
communs et objets de soin. Des acteurs territoriaux, qui n’ont pas l’habitude de
travailler ensemble, expérimentent via les fermes TDL une mise en réseau autour de
l’avenir de l’agriculture paysanne et de fermes peu capitalistique. Les activités de
« traduction » de TDL nécessaires à cette « problématisation » s’appuient sur les fermes
en tant que réalisations exemplaires et établissements du réseau 36. Ce « réseau foncier
militant » se distingue d’autres dynamiques militantes en construisant une

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« agriculture paysanne et citoyenne », c’est-à-dire écologique et insérée sur les


territoires. En définissant un mode d’action singulier sur le foncier, en tension avec les
valeurs paysannes (sécurité des droits, autonomie des productions, valeurs ajoutées,
territoire) et citoyennes (propriété privée, écologie, participation), le réseau TDL sera-
t-il dans le temps « fort » et « grand » dans la cité « civique-industrielle » qui
s’annonce ? Y sera-t-il capable de clarifier et stabiliser un bien commun contemporain,
« au-dessus de la mêlée » foncière, reliant l’usage et l’utilité des ressources à des fins
alimentaires, écologiques et économiques ?

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NOTES
1. Réseau d’expérimentation et de liaison d’initiatives en milieu rural (Relier).
2. Groupement foncier agricole, Société civile immobilière, Société civile des terres du Larzac.
3. Des représentants d’associations de la Société civile siègent dans les Commissions
départementales de protection des espaces naturels, agricoles et forestiers.
4. Boltanski et Thévenot (1991) construisent cette notion de « grandeur » comme déterminant la
« taille » des acteurs : est par exemple « petit » celui qui n’a pas conquis une « estime sociale »
auprès des parties en présence.
5. Qu’il partage avec d’autres structures membres du réseau Initiatives pour une agriculture
citoyenne et territoriale (Inpact), lesquelles agissent sur le foncier de manière non systématique
et seulement locale.
6. Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural.
7. Ce qu’auraient pu être les Offices fonciers mentionnés dans le Programme commun de la
Gauche en 1981.
8. Elle est gérée par la SARL-gestion TDL, associée commanditée par les actionnaires qui siègent
au Conseil de surveillance veillant au bon usage de l’épargne suivant la charte du réseau. La SARL
partage les pouvoirs en trois parts : 45 % à l’AN, 45 % à la banque NEF et 10 % au gestionnaire de
la SARL, une personne physique.
9. EW était, en amont de cette prise de fonction en 2014, la présidente du Conseil de surveillance
et encore avant, membre de Relier en tant que salariée de la coopérative financière La NEF.
10. Cette notion d’Association « Territoriale », dites « AT » au sein de TDL, évoque cette prise en
compte du territoire comme « projet », dès 2003.
11. Nous avons recensé ces surfaces à partir de nos enquêtes de terrain et de recherches sur
internet. Elles sont nommées « fonciers amis » sur la carte.
12. Ces thèmes sont plus centraux dans la charte de la Via Campesina que dans celle de la Fadear,
qui construit un argumentaire plus socio-économique que politique.
13. Les axes thématiques mis en valeur ci-après doivent être entendus comme enjeux d’actions
qui traversent les thèmes présentés.
14. L’idéal de la propriété foncière individuelle, hérité de l’agrarisme du XIXe siècle en France
est, au sein de TDL, contré par un idéal sociopolitique d’un « commun associationniste » marqué
d’une « volonté d’expérimentation pratique » (Laville, 2010). Le « déterminisme » de TDL est que
la terre agricole concerne l’ensemble des capacités d’existence des êtres humains et non

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humains. Pour ses fondateurs, ces « êtres » ne sont plus tant « maîtres » de la terre qu’« obligés »
par elle.
15. Fédération nationale des Safer, Collectivités locales, Ministères, OPA, PNR, Agences de l’eau,
Actionnaires, Donateurs.
16. C’est le cas dans une ferme de la Foncière (observations fin 2018) : cet exemple illustre les
limites de la solidarité construite par TDL. Le fermier avait coupé plus de bois qu’autorisé par le
BRE – et ne payait par ailleurs plus son fermage depuis plusieurs années. À la suite de l’échec
d’une médiation par des bénévoles mandatés (arrêt des coupes franches, étalement des
paiements), un conciliateur de justice est mobilisé par ces derniers. In fine, ces deux tentatives,
envisagées comme « solidaires » au sein de TDL, n’aboutissent pas et l’affaire fait l’objet d’une
instruction par le tribunal paritaire des baux ruraux.
17. Figure 1. « La propriété du foncier agricole » réalisée par P. Lombard : analyse thématique
des chartes paysannes et de la charte TDL. Caractérisation des thèmes par « divergence » (Paillé
et Mucchielli, 2016).
18. Figure 2. « Dimension organisationnelle et représentativité des individus et de leurs statuts »
réalisée par P. Lombard : analyse thématique des chartes paysannes et de la charte TDL.
Caractérisation des thèmes par « parenté » (Paillé et Mucchielli, 2016).
19. Désigne désormais le statut de personnes non salariées investies dans des activités de
gestion-acquisition.
20. Conçus depuis une perspective de sciences naturelles (durabilité environnementale des sols,
des systèmes d’exploitation) et mobilisés pour la gestion collective de la terre, ces deux outils de
diagnostic correspondent au projet écologique et d’éducation populaire de TDL.
21. Nouveaux adhérents, donateurs et actionnaires ; Safer, Chambre d’agriculture, associations
de consommateurs, autres agriculteurs, collectivités territoriales, commerces biologiques.
22. BRE, AB, inaliénabilité, ancrage au territoire, gestion en bien commun, notamment.
23. Également référente locale au CA de l’AT TDL Nord-Pas-de-Calais.
24. En Nord-Pas-de-Calais, le fermage est majoritaire. Le marché des terres libres est 30 % plus
restreint qu’en moyenne nationale (0,50 % de la SAU est vendue libre chaque année, contre
0,69 % en France) (FN SAFER, 2016).
25. Appellation d’origine protégée.
26. Ce verbatim (entretien de janvier 2016) exprime le statut « interprofessionnel » de la filière
« Roquefort » : la grille de paiement du lait à la qualité est négociée au sein de
l’« interprofession » ou siègent industriels et éleveurs.
27. Importance des processus techniques (transmission-installation) ; faire-valoir de la méthode
scientifique (stage d’ingénierie) ; souci de l’efficacité productive à long terme de la filière.
28. Amortissements divers, frais de gestion, d’entretien et équipements, assurances, taxes et
provisions pour impayés.
29. Fermages et loyers annuels ; Refacturation de la taxe foncière ; Éventuelles reprises
annuelles de subventions ; Dons dédiés à la ferme.
30. Cohabitation entre fermiers, animaux, école et clients.
31. Plan local d’urbanisme intercommunal (PLUI).
32. Le représentant de la Chambre souligne l’importance de la viabilité de l’exploitation et le
vice-président à l’urbanisme, l’enjeu de réduire au maximum l’artificialisation des terres
agricoles.
33. Direction départementale des territoires.
34. Subvention de 60 % des travaux par l’Agence nationale de l’habitat (ANAH).
35. Entre 2007 et 2018, la Foncière et la Fondation ont acquis chaque année en moyenne
13,6 fermes, s’étendant sur 295 ha de terre (dont 118 convertis en AB à l’occasion) et comptant
5 093 m2 de bâti (de production et logement confondus). TDL a ainsi permis chaque année l’accès
au foncier de 40 personnes, dont 18 signataires de BRE.

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36. C’est la valeur en tant que telle, d’une « stratégie d’implication locale » (TDL, 2017) de TDL
par ses fermes que nous valorisons. Cet enjeu, tant éthique que stratégique, est opérationnalisé
dans la nomenclature nationale de la « Fiche d’instruction pour l’acquisition fermes/terres »
(ibid.), présentée en Comité d’engagement national avant toutes acquisitions.

RÉSUMÉS
Depuis 2003, le réseau Terre de Liens (TDL) propose de considérer le foncier agricole comme un
bien commun, objet de soins et de luttes. Par un processus singulier d’acquisition et de gestion
collective de fermes, TDL vise la sortie à long terme de la terre hors du cadre de la propriété
individuelle et du marché foncier spéculatif. L’article interroge le renouvellement des pratiques
de gestion foncière porté par TDL, par ailleurs en quête de légitimation vis-à-vis des acteurs
institutionnels. À partir de quelles valeurs et avec quels outils le réseau conduit-il ses actions
relatives au foncier ? Comment transforme-t-il la prise en compte des questions foncières à
l’échelle de territoires ? Les résultats montrent que la charte de TDL et le discours de deux de ses
leaders nationaux s’appuient sur des valeurs dites citoyennes, qui entrent en rupture avec des
valeurs paysannes, en termes de propriété du foncier et de prise de décision quant à sa gestion.
TDL déconstruit le rapport dualiste propriétaire-fermier en y intégrant des acteurs tiers
(citoyens bénévoles). En s’appuyant sur ses fermes pour porter un projet politique, le réseau
construit une « territorialité du commun », centrée autour de pratiques de « gestion
patrimoniale » du foncier et du bâti agricole.

Since 2003, the Terre de Liens (TDL) (Land of Links) network has promoted a vision of
agricultural land as a common good, an object of care and struggles. It aims to leave behind the
individual private land ownership framework and the speculative land market through the
collective acquisition and management of farms. The network targets peasant farming and
human-sized farms. This article examines the way in which TDL opens new avenues in managing
land, while at the same time looking for legitimacy in the eyes of institutional actors. On what
ideological basis and with what tools does the network buy, distribute, and manage land? How
does TDL participate in (re)framing land issues at the local level? Results show that the charter of
TDL and the discourse of two of its national leaders rely on so-called “citizen” values, which
break with traditional peasant values, in terms of land ownership and land management. TDL
deconstructs the dualist relationship between landowner and farmer by including third-party
actors (volunteer citizens). Building on the “patrimonial management” of its farmland and farm
buildings, the network is spearheading a political project around a “common territoriality.”

INDEX
Keywords : farm building, common, agricultural land, sociotechnical network, territory
Mots-clés : bâti agricole, commun, foncier agricole, réseau sociotechnique, territoire
Code JEL Q15 - Land Ownership and Tenure; Land Reform; Land Use; Irrigation

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AUTEURS
PASCAL LOMBARD
Doctorant, UMR LISST-DR, Université de Toulouse Jean Jaurès ; lombard.pascal@yahoo.fr

ADRIEN BAYSSE-LAINÉ
ATER, Université de Cergy-Pontoise (EA MRTE) ; Docteur associé EA LER, Université Lumière
Lyon 2 et UMR Innovation, INRA Montpellier ; abl@posteo.eu

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Faits et chiffres

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Le renouvellement de la
contractualisation territoriale de
l’État français : les contrats de
ruralité
The renewal of the territorial contractualization of the French state

Gwénaël Doré et Mohammed Chahid

NOTE DE L'AUTEUR
Nous tenons à remercier le Commissariat général à l’égalité des territoires
(N. Delaunay, A. Marty et J. Bisard) pour avoir permis l’enquête qualitative et pour la
fourniture de données. Nous remercions également M. Restier, directeur de l’ANPP,
pour la fourniture de données ainsi que les interlocuteurs des territoires qui nous ont
répondu.

1 Alors que, jusque dans les années 1960, l’aménagement du territoire était
essentiellement pris en charge en France par un État « tutélaire », 1 ce dernier met en
place, à partir des années 1970, des incitations contractuelles, puis cette orientation est
suivie par les régions dès les années 1980 et par l’Europe à partir des années 1990. Mais
c’est surtout à partir des années 1980 que la politique française d’aménagement du
territoire (Marcou, 1994) a été transformée par l’approche combinée de la
décentralisation et de la contractualisation (lois de 1982). Dans un contexte où la
multiplication des pouvoirs résultant de la décentralisation bouleverse l’approche
hiérarchique de l’action publique, « le domaine de l’aménagement du territoire a été
pionnier dans la mode de gouverner par contrat » (De Roo et Manesse, 2016).
2 Des « contrats d’action publique » (Gaudin, 2004), se distinguant tant des contrats
privés que des contrats administratifs, ont donc été expérimentés à partir des années
1970, puis se sont généralisés dans le cadre de la décentralisation à partir des années

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


119

1980, avant d’être systématisés dans les années 1990. Ainsi, la contractualisation
publique s’est affirmée « comme une manière de “recoudre” les morceaux d’une action
publique redistribuée et d’articuler entre eux des niveaux diversifiés de responsabilité,
allant de la commune à l’État, sans faire appel aux classiques rapports de tutelle »
(Gaudin, 2004).

L’évolution des politiques nationales de


contractualisation avec les territoires depuis les
années 1960
1. Les premiers contrats de villes moyennes et de pays (années
1970)

3 Après les contrats de villes moyennes (1973), les premiers contrats de pays (1975) pour
les espaces ruraux (Rolland, 1979) soutenaient des Plans d’aménagement rural (PAR) et
visaient à prendre en compte l’ensemble des activités du milieu rural sur la base d’une
concertation avec les élus locaux, autour d’un projet de développement. Ils « ont
permis aux élus locaux de faire l’apprentissage de la coopération intercommunale »
(Perrin et Malet, 2003).

2. L’institutionnalisation des territoires de projets (1990-2005)

4 Après l’adoption de la loi ATR (Administration territoriale de la République) de 1992


instituant des communautés de communes et de ville et la mise en place des premiers
contrats de ville (1994), la loi d’orientation pour l’aménagement et le développement
du territoire (LOADT) du 4 février 1995 (loi Pasqua) a renforcé la tendance à la
coopération en milieu rural en institutionnalisant la notion de pays, suscitant
l’apprentissage d’une coopération à une échelle territoriale plus large que les
communautés (souvent réduites initialement à l’échelle cantonale). La loi d’orientation
pour l’aménagement et le développement durable du territoire (LOADDT) du 25 juin
1999 (loi Voynet) a généralisé l’appui à des territoires de projets structurés en pays et/
ou en agglomérations (ces dernières ayant été institutionnalisées par la loi
Chevènement de 1999 relative à l’intercommunalité) et a généralisé la démarche de
contractualisation dans les Contrats de plans État-régions (CPER) à un niveau
infrarégional pour la période 2000-2006.

3. D’une approche généralisée à une approche sélective (milieu des


années 2000)

5 À partir du milieu des années 2000, l’intervention financière de l’État au niveau local
paraît en recul, dans un contexte de réduction de ses capacités budgétaires, de
politiques privilégiant la compétitivité et d’appels à projets (ainsi les pôles d’excellence
rurale à partir de 2006, Alvergne et de Roo, 2008) et s’apparente à un « gouvernement à
distance » (Epstein, 2005). L’État s’est orienté vers une approche sélective dans le cadre
du volet territorial des CPER 2007-2013 (Doré, 2008). Par ailleurs, s’est quasi généralisée
la contractualisation infrarégionale des conseils régionaux (Doré, 2014) et leur apport
en ingénierie aux territoires organisés. Toutefois, pour 2015-2020, les CPER

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


120

comprennent à nouveau un volet territorial obligatoire, ciblé sur un nombre limité de


territoires justifiant un effort particulier de solidarité nationale mais n’induisant pas
forcément un partenariat contractualisé avec les territoires.
6 L’évolution des politiques de contractualisation de l’État en France avec les territoires
depuis les années 1970 peut être résumée ainsi (figure 1).

Figure 1. Historique des contractualisations de l’État

Source : les auteurs.

Les contrats de ruralité (2016)


1. Cadre général

7 L’État est revenu récemment à une politique de contractualisation au travers d’une


politique de contrats de ruralité depuis 2016 et de contrats « Action cœur de ville » en
faveur des villes moyennes depuis 2018, parallèlement aux pactes État-métropoles
(lancés en 2016). Les contrats de ruralité sont ouverts sur 2017-2020 en priorité à des
projets intercommunautaires portés par des Pôles d’équilibre territoriaux et ruraux
(PETR) ou des Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité
propre2 à une « échelle suffisamment vaste » (circulaire ministérielle du 24 janvier
2017) et sans obligation de couverture intégrale des territoires départementaux.
8 Ces contrats de ruralité, élaborés sur la base d’un projet de territoire, soutiennent des
investissements dans les territoires ruraux (la notion de « ruralité » est ici très étendue,
puisqu’elle inclut également des petites agglomérations ou des espaces périurbains).
Les contrats recensent les projets pour chacun des six volets thématiques obligatoires
(pas forcément engagés dès la première année mais au cours du contrat), précisent les
calendriers de réalisation (priorités, année) et identifient les moyens nécessaires, avec
une convention financière annuelle.

2. Financements et partenaires

9 Au 1er octobre 2018, 485 contrats de ruralité étaient signés ou en cours de signature
selon le CGET (Commissariat général à l’égalité des territoires). Dès 2017, plus de
450 contrats avaient été signés avec plus de 425 M€ de crédits de l’État, dont une part
de DSIL (Dotation de soutien aux investissements locaux) initiale de 216 M€ en
autorisations d’engagement (réduite à 145 M€ à la mi-2017).

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


121

10 Par ailleurs, les contrats mobilisent d’autres dotations de l’État au-delà de la DSIL
(tableau 1) : Dotation d’équipement des territoires ruraux (DETR) en premier lieu,
Dotation générale de décentralisation (DGD), Fonds national d’aménagement et de
développement du territoire (FNADT), ministère de la Culture, Centre national pour le
développement du sport (CNDS), volet territorial du CPER, Agence de l’environnement
et de la maîtrise de l’énergie (ADEME), Agence nationale de l’habitat (ANAH). Ils
mobilisent également des financements des régions et des départements et des fonds
européens : Fonds européen de développement régional (FEDER), Fonds européen
agricole de développement rural (FEADER) le plus souvent via le programme LEADER
(Liaison entre actions de développement de l’économie rurale).
Tableau 1. Les fonds mobilisables dans les contrats de ruralité

Financements des
Fonds État Fonds européens collectivités
supralocales

• DSIL (Dotation de soutien aux


investissements locaux, Préfet
région)
• DETR (Dotation d’équipement des
territoires ruraux, Préfet
département)
• DGD (Dotation générale de
décentralisation)
• FNADT (Fonds national • FEDER (Fonds européen de
d’aménagement et de développement régional)
développement du territoire) • FEADER (Fonds européen agricole • Région
• Ministère de la Culture de développement rural)
• Département
• CNDS (Centre national pour le • LEADER (Liaison entre actions de
développement du sport) développement de l’économie
• Volet territorial CPER (Contrat de rurale)
plan État-Régions)
• ADEME (Agence de l’environnement
et de la maîtrise de l’énergie)
• ANAH (Agence nationale de
l’habitat)
• Tout autre fonds porté par les
différents ministères et opérateurs
de l’État

Source : les auteurs.

11 Ces contrats courent jusqu’en 2020 avec un engagement de cofinancement DSIL et DETR
dans le budget quinquennal de l’État. L’enveloppe globale DSIL a été réduite de
778,4 M€ en 2017 à 615 M€ en 2018, soit une diminution de plus de 20 % reconnue par le
ministre de l’Intérieur : « Pour 2017, le niveau de la dotation n’est pas le même, puisque
la part gérée par le ministère de la Cohésion des territoires a vu sa ligne passer de
246 millions à 0 million » (Cazeneuve et Jerretie, 2018). En 2018, 455 M€ de crédits d’État

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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(DSIL, DETR, FNADT, autres ministères) ont été mobilisés pour ces contrats (source :
CGET).
12 Alors qu’en 2017, les contrats de ruralité disposaient d’une deuxième enveloppe de la
DSIL spécifiquement réservée, la DSIL se compose depuis 2018 d’une enveloppe unique
qui soutient les projets des contrats mais aussi des projets relevant de six priorités
thématiques : rénovation thermique, transition énergétique, sécurisation des
équipements publics, numérique et téléphonie mobile, mobilité, ainsi que logements,
bâtiments scolaires, hébergements et équipements publics rendus nécessaires par
l’accroissement du nombre d’habitants. La DSIL finance également les Pactes État-
métropoles. Aussi, le rapporteur au Sénat, B. Delcros (2018), sur le budget de la
Cohésion des territoires a regretté l’absence de financement spécifique sur les contrats
de ruralité en 2018.
13 Pour 2017, l’enveloppe de la DSIL dédiée aux contrats de ruralité a été répartie entre les
régions de la France continentale pour des montants allant de 22,7 M€ (Auvergne-
Rhône-Alpes : 12 % de l’enveloppe) à 8,6 M€, les autres régions bénéficiant entre 2,4 M€
et 1,2 M€.
14 La DSIL était répartie entre les régions selon l’importance de la population en 2017, une
clé aménagée pour 2018 (circulaire ministérielle du 7 mars 2018) par un panachage
entre la population totale (pour 65 %) et la population située en unité urbaine de moins
de 50 000 habitants (pour 35 %), afin que l’Île-de- France ne soit pas trop avantagée
(DSIL passée de 16,2 % en 2017 à 13,8 % en 2018). Les montants de la DSIL pour 2017 et
2018 sont présentés ci-dessous (figure 2).

Figure 2. Montants DSIL par région, 2017 et 2018

Source : les auteurs.

15 Ainsi, par exemple (cf. tableau 2), la région Centre-Val-de-Loire a bénéficié en 2017
d’une enveloppe moindre (8,6 M€, 4,6 % de l’enveloppe nationale) que l’Île-de-France
(10,2 M€, 5,4 % de l’enveloppe), alors qu’il s’agit d’une région aux caractéristiques plus
rurales : en effet, si parmi les nombreuses approches de la distinction rural/urbain, on
reprend le critère de population selon lequel les communes de moins de 10 000
habitants sont à dominante rurale (cf. Dumont, 2016), en 2016, 64 % de la population de

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la région Centre vit dans des communes de moins de 10 000 habitants contre 16 % en
Île-de-France3, bien que cela représente un peu plus d’habitants en Île-de-France
(1 932 000 habitants) qu’en région Centre (1 694 000 habitants). Toutefois, si l’on se base
sur le critère de la clé de répartition de la DSIL 2018 selon la population située en unité
urbaine de moins de 50 000 habitants, la population concernée est (au 1 er janvier 2018)
de 1 508 464 habitants (60,7 %, dont 34,5 % hors unités urbaines) en région Centre
contre 1 239 907 habitants (10,7 %, dont 3,6 % hors unités urbaines) en Ile-de-France 4
(mais il n’existe plus en 2018 d’enveloppe spécifique pour les contrats de ruralité).

Tableau 2. Comparaison de la dotation du Centre-Val-de-Loire et de l’Île-de-France

Communes de moins de Population située en unité urbaine


- Dotation 10 000 habitants (2016). de moins de 50 000 habitants.
Source : DGCL. Source : INSEE, 1/1/2018.

4,6 % de
Centre-Val 64 % de la population, 1 508 464 habitants (60,7 %, dont
l’enveloppe
de Loire 1 694 000 habitants 34,5 % hors unités urbaines)
(8,6 M€)

5,4 % de
Île-de- 16 % de la population, 1 239 907 habitants (10,7 %, dont
l’enveloppe
France 1 932 000 habitants 3,6 % hors unités urbaines)
(10,2 M€)

Source : les auteurs.

16 Les subventions sont attribuées par le préfet de région qui arrête la liste des projets sur
la base, s’il l’estime appropriée, d’une sélection préalable opérée par les préfets de
départements. Les conseils régionaux et les conseils départementaux ont été invités
également à être signataires des contrats. D’autres partenaires publics sont possibles :
opérateurs publics, bailleurs sociaux, chambres consulaires, etc. Ainsi, on constate que
la signature des contrats par d’autres partenaires que l’État est variable : par exemple,
signature par la région et le département en Occitanie, référence au contrat de la
région en Bretagne, signature par la Caisse des Dépôts (Bretagne, Charente, Occitanie),
signature par les chambres consulaires (PETR Ruffécois, Pays Cœur d’Hérault) et par
l’office de tourisme (PETR Ruffécois), voire par le conseil de développement désignant
des membres au Comité de pilotage (PETR Midi-Quercy).

3. Les contrats signés

17 En 2018, les 485 contrats (figure 3) avaient été signés localement (figure 4) :
• dans 20 % des cas avec des PETR (en particulier en Occitanie, dans l’Est de la France et selon
une logique de « grappe » en particulier en Bretagne, dans la Nièvre ou dans les Vosges),
représentant 42 % de la superficie totale des contrats (source : CGET), ce qui confirme leur
rôle de vaste échelle structurante, et on a pu constater une certaine avance des PETR dans la
signature des contrats ;
• pour les 2/3, avec des communautés de communes, choix privilégié par certaines
préfectures de départements où la plupart des communautés sont signataires. Toutefois, 9 %
de ces contrats sont portés par des EPCI à fiscalité propre avec un pilotage du pays (résultant
d’un appui en ingénierie au niveau du pays, le pays ne pouvant être officiellement porteur

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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mais seulement cosignataire), notamment dans l’Est de l’Occitanie (Hérault : maintien des
syndicats mixtes de pays, ouverts aux départements, ce qui n’est plus possible dans les
syndicats fermés de PETR) ou dans la région Centre. Au total, 65 % des EPCI à fiscalité propre
(816 sur 1 260) sont couverts par des contrats ;
• et pour 13 %, avec des communautés d’agglomération ou avec 5 communautés urbaines
(Caen, Alençon, Le Mans, Le Creusot Montceau, Grand Paris Seine et Oise) constituées de
villes moyennes, ce qui permet une vision plus complète de l’aménagement du territoire, en
intégrant une armature urbaine essentielle pour la ruralité (exemple : Communauté
d’agglomération de Tulle).

Figure 3. Carte des contrats de ruralité fin 2017

Source : ANPP (Association Nationale des Pôles territoriaux et des Pays).

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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Figure 4. Portage des contrats de ruralité (début 2018)

Source : les auteurs.

18 Au 1er octobre 2018, un quart des départements est intégralement couvert par ces
contrats (source : CGET). Par exemple, la totalité de la Charente Maritime est couverte
en dehors de l’agglomération de La Rochelle, département dans lequel 7 contrats ont
été signés (un contrat s’étend du pays de Marennes Oléron aux communautés
d’agglomération de Royan et de Rochefort). 10 contrats et plus ont été signés dans
8 départements situés principalement à l’Ouest de la France, avec parfois une certaine
dilution (19 en Vendée, 14 en Ille-et-Vilaine, 12 en Calvados, 11 en Indre, en Loire-
Atlantique et en Sarthe, 10 en Isère et en Mayenne). 27 départements comprennent
entre 6 et 9 contrats, 48 entre 3 et 6, et 14 entre 1 et 2. En général, dans les
départements où l’on recense beaucoup de contrats de ruralité, ceux-ci ont été signés
avec des EPCI, et inversement lorsqu’il s’agit de PETR.
19 La co-signature des conseils régionaux varie (bien que tous finalement soient
cofinanceurs d’opérations inscrites dans les contrats). En Occitanie, une convergence
sur les PETR peut être observée : sur 44 contrats signés, la Région en a signé 36. Le
conseil régional des Hauts de France est cosignataire au cas par cas. En Bretagne, la
liberté du préfet de choisir sa maille territoriale (EPCI à fiscalité propre ou PETR)
aboutit dans un certain nombre de cas à une inadéquation avec l’échelon de
contractualisation de la région (pays ou EPCI à fiscalité propre à l’échelle de l’ancien
pays), notamment en Ille-et-Vilaine.

4. Principales thématiques

20 Ces contrats de 4 ans (2017-2020) sont conduits sur la base d’un cahier des charges du
CGET axé sur six volets thématiques (figure 5).

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


126

Figure 5. Les six axes obligatoires des contrats de ruralité

Source : CGET.

1. Différents exemples de mise en œuvre de ces axes thématiques peuvent être mentionnés :
2. Accès aux services et aux soins : notamment maisons de services, maisons de santé,
animateurs de santé, mise en accessibilité des bâtiments publics…
3. Revitalisation des bourgs centres : Opération programmée d’amélioration de l’habitat
(OPAH), actions sur des bâtiments anciens ou d’animation (salles des fêtes), commerces de
proximité…
4. Attractivité du territoire : économie, artisanat, maison de produits de pays, numérique,
téléphonie mobile, télétravail, coworking, fab-lab, pépinière d’entreprise, pôle aquatique,
tourisme…
5. Mobilité et accessibilité : étude sur le déploiement d’une offre de transport à la demande sur
l’ensemble du territoire, covoiturage, plate-forme de mobilité, équipement de véhicules
électriques…
6. Transition énergétique : chaudière bois des bâtiments communaux, bornes électriques…
7. Cohésion sociale : garage auto-solidaire, équipements sportifs, écoles de musique, logements
adaptés, silver économie.

21 D’autres thématiques peuvent être ajoutées, mais on constate beaucoup de Maisons de


services et de santé et d’actions classiques, avec des diagnostics inégalement présents.
22 L’appui à l’ingénierie devait être également possible en 2017 pour 15 % des crédits
attribués, taux réduit par la loi de finances 2018 à 10 %. Ceci devrait toutefois permettre
de prendre en charge des dépenses de personnel d’animation du contrat, mais la
plupart des préfectures ne mettent pas en œuvre cette disposition, préférant une
interprétation restrictive (préférence pour des études et non pour l’animation du
territoire).

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127

Une enquête qualitative auprès de six contrats de


ruralité
23 Au printemps 2018, nous avons mené une enquête qualitative auprès de six territoires,
choisis en fonction de la diversité du contexte institutionnel, géographique et régional
différent. Les contrats étudiés portent sur deux communautés de communes, trois PETR
et une communauté (tableau 3). Ainsi, à côté de 3 territoires ruraux (Grand Roye,
Sancerre Sologne, Vézère Auvézère), ont été étudiés 2 territoires périurbains en
bordure de métropole (Clermont et Toulouse) et un territoire mixte (petite
agglomération et espace rural : Redon).

Tableau 3. Les six territoires étudiés

Grand Pays Vézère Sancerre


Territoire Grand Roye CA Pays Redon
Clermont Tolosan Auvézère Sologne

Ille-et-Vilaine,
Puy-de- Morbihan,
Localisation Dôme Haute- Corrèze Somme Loire-
Cher (Centre-
régionale et (Auvergne Garonne (Nouvelle (Hauts-de- Atlantique
Val de Loire)
départementale Rhône- (Occitanie) Aquitaine) France) (Bretagne et
Alpes) Pays-de-la-
Loire)

Caractéristique Périurbain Périurbain Rural Rural Rural Mixte

Association
Institution Fusion de 2 Communauté
de 2
porteuse du PETR PETR PETR Communautés d’agglomération
Communautés
contrat de communes (récente)
de communes

Source : les auteurs.

5. Une appréciation globalement positive

24 Les nouveaux contrats de ruralité de l’État sont arrivés au moment opportun de


regroupements intercommunaux stipulés par la loi NOTRe (Nouvelle administration de
la République) de 2015 et ont suscité une réflexion collective intégrant des projets
existants et une approche territoriale favorisant le fait intercommunal (ainsi, avant
d’être retenu par l’État, le projet de la commune doit être validé par
l’intercommunalité). Toutefois, nous observons parfois la tendance de
l’intercommunalité à laisser au sous-préfet les arbitrages finaux pour ne pas contrarier
certains maires, mais il semble y avoir une autonomie croissante des élus à maîtriser
l’enveloppe accordée par l’État.
25 Ces contrats sont un outil de dialogue entre l’intercommunalité et l’État, soutenu par
une animation de proximité des sous-préfets. Pour les territoires, ils offrent une
meilleure lisibilité des financements de l’État et une opportunité de travailler en

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


128

collaboration avec ses services. Pour l’État, ils permettent une meilleure visibilité des
projets du territoire et une meilleure connaissance des interlocuteurs. Sortant d’une
relation au coup par coup avec les collectivités, ils sont un instrument d’échange entre
les co-financeurs (État, région, département).
26 Les contrats ont permis parfois de mieux fédérer des anciens EPCI à fiscalité propre ou
d’apporter une reconnaissance aux PETR (ces derniers sont ainsi légitimés aux yeux des
EPCI à fiscalité propre, comme support pour aborder les différents financements, mais
ceux-ci doivent souvent s’affirmer davantage sur le plan de la stratégie du territoire).
27 Toutefois, ces contrats ont « parfois reproduit les errements qu’ils étaient censés
combattre : saupoudrage, illisibilité des critères, manque de visibilité à moyen terme »,
et « dans certains départements, les démarches de contractualisation ont été engagées
tous azimuts, avec des montants faibles mobilisés sur des projets dont le caractère
structurant n’est pas probant » (AdCF, ANPP, 2018).

Encadré. Personnes interrogées et trame du questionnement

Au total, 59 entretiens ont été conduits avec des responsables de l’État (sous-
préfets et référent ruralité en préfecture), des élus (présidents de
l’intercommunalité et maires de communes bénéficiaires d’opérations) et des
techniciens des conseils départementaux et régionaux – en proportion équivalente
(15 à 17) – ainsi qu’avec des chefs de projet des territoires (8) et deux présidents de
conseils de développement associés.

L’enquête n’avait pas pour but d’examiner les effets économiques des contrats
(intervention trop récente pour être mesurée), mais d’étudier les changements
processuels et de gouvernance.

Les questions portaient principalement sur les points suivants :

– sélection des territoires (méthode, durée de l’appel à candidature,


communication de l’État) et phase de concertation avec les différents acteurs ;

– écriture des contrats : réflexion collective ou reprise de projets existants ?


existence d’un projet de territoire ? prise en compte des questions d’aménagement
du territoire (équilibre territorial, interactions rural-urbain) ? répartition des
projets entre les communes et l’intercommunalité ;

– répartition des crédits de l’État (communication, existence d’un plan pluriannuel


de financement ? intégration d’autres sources de financement que la DSIL ?) et
mise en place ou non d’un comité des financeurs ;

– modes de gouvernance, dispositif de suivi et modalités d’association des acteurs


non-signataires ;

– niveau de mise en cohérence avec d’autres dispositifs (État, politiques


territoriales des départements et régions, Fonds européens et lien avec le
programme LEADER…), et prise en compte du contrat de ruralité dans la mise en
œuvre des politiques publiques ;

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


129

– mise en œuvre opérationnelle du contrat et degré d’avancement (le contrat a-t-il


permis de faciliter certains projets ?).

6. Un long temps de préparation

28 La mise en œuvre des contrats s’est réalisée dans un contexte contraint : nouvelles
intercommunalités, élections présidentielles et législatives (figure 6). Néanmoins, de
nombreux contrats ont vu le jour avant fin 2017 et au niveau national, dès juin 2017,
216 contrats avaient été signés dont 67 avec les PETR.

Figure 6. Un agenda contraint pour la mise en œuvre des contrats de ruralité

Source : les auteurs.

29 Les six contrats étudiés ont été signés entre mars et juillet 2017 et les premières
conventions financières entre mars et novembre 2017. L’année 2017 a été l’année de la
co-construction du contrat (avec un temps de préparation le plus chronophage) pour
un démarrage prévu avant fin 2017. L’année 2018 a été celle de la mise en œuvre des
premières actions et de négociation pour la suite de la programmation.

7. Un partenariat resserré sans réelle participation


socioprofessionnelle

30 Pour les six contrats étudiés (tableau 4), deux conseils régionaux (sur six) sont
signataires des contrats (Occitanie et Centre-Val-de-Loire), mais tous sont partenaires
indirects en tant que financeurs d’opérations. Les départements sont presque tous
signataires (sauf la Somme qui est toutefois impliquée). La présence institutionnelle de
la Caisse des Dépôts est constatée dans un contrat sur deux étudiés (Redon, Grand
Clermont, Pays Tolosan).

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


130

Tableau 4. Les signataires des 6 contrats

Territoires Autres
Caisse des Dépôts
porteurs du signataires Conseil Régional ConseilDépartemental
et consignations
contrat locaux

PETR Métropole,
Auvergne-Rhône-
Grand 3 EPCI et 1 Alpes Puy-de-Dôme -
Clermont PNR

PETR
- Occitanie Haute-Garonne -
Pays Tolosan

Bretagne
CA
- (partenaire / Ille-et-Vilaine -
Pays de Redon financeur)

Hauts-de-France
Somme (partenaire /
CC Grand Roye - (partenaire/ -
financeur
financeur)

2 CC Sancerre Centre-Val de
SM du Pays Cher -
Sologne Loire

3 CC (PETR)
SM PNR
Vézère Nouvelle-Aquitaine Corrèze -
Millevaches
Auvézère

Note : Signataires des contrats en grisé.


Source : les auteurs.

31 En revanche, nous notons l’absence des chambres consulaires et des associations.


Toutefois, on observe la participation dans deux cas du Conseil de développement au
Comité de pilotage du contrat (Redon et Pays Tolosan), et d’autres sont invités à la
séance de signature ou associés par leurs territoires. Les projets soutenus sont certes
des investissements publics, qui intéressent moins les associations, mais le ministère de
la Cohésion des territoires mènerait actuellement une réflexion pour renforcer le
caractère partenarial des contrats (Delcros, 2018).

8. Un contrat de soutien opérationnel et financier aux projets


locaux

32 Les contrats renforcent les projets de territoires, en appuyant la stratégie de


développement (en particulier des PETR), en « boostant » des opérations qui n’auraient
pas vu le jour aussi rapidement, en ouvrant un nouveau focus sur des thématiques
jugées moins prioritaires ou nouvelles (exemple de la transition écologique) et en
offrant un cadre de visibilité de projets aux partenaires pour d’éventuels nouveaux
cofinancements. Mais une des limites reste le cadre annuel des contrats, qui se traduit

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


131

par l’obligation pour les territoires de négocier chaque année une enveloppe
budgétaire avec les différents financeurs.
33 Les budgets mobilisés en 2017 et 2018 (en M€) pour chacun des 6 contrats de ruralité
sont présentés en figure 7. Le total des dépenses engagées sur les 6 territoires s’élevait à
38,9 M€ en 2017 et à 29,5 M€ en 2018 (certains ont chargé 2017, cependant que d’autres
ont connu des reports d’investissement).

Figure 7. Budgets mobilisés en 2017 et 2018 (en M€) pour chacun des 6 contrats de ruralité.
Synthèse des conventions financières annuelles (2017 et 2018) signées par l’État et le territoire et
transmises par les services préfectoraux

Source : les auteurs.

34 Le montant total de la DSIL mobilisée par les contrats était en 2017 de 4,2 M€ (11 % du
total) et en 2018 de 3,8 M€ (13 % du total) : il varie de 7 % du total du contrat (1,2 M€) en
2017 pour Redon, à 30 % (0,250 M€) pour Vézère Auvézère, et en 2018, de 19 % (1,2 M€)
pour le Pays Tolosan à 10 % (0,092 M€) pour Sancerre Sologne. La globalisation de la
DSIL en 2018 (au lieu d’une part affectée spécifiquement aux contrats de ruralité en
2017) n’aurait eu qu’un faible impact ; la légère baisse totale de la DSIL en 2018 est due à
Redon (qui a sans doute mobilisé davantage de projets en 2017), mais elle reste stable
ou progresse ailleurs (sauf en Sancerre Sologne).
35 La DETR était le deuxième instrument mobilisé par l’État (à l’exception de Vézère
Auvézère), selon un montant total pour les contrats de 3,2 M€ (11 %) en 2018, et est en
hausse sur 2017 (2,4 M€, 6 %). Les autres soutiens de l’État s’établissaient en 2017 à
1,3 M€ (3 %) et en 2018 à 1,8 M€ (6 %), mais n’étaient pas toujours bien articulés avec la
DSIL. Le montant total des subventions de l’État s’élevait ainsi en 2017 à 8,1 M€ (soit
20 % du montant total prévisionnel) et en 2018 à 8,9 M€ (soit 30 % du montant total), et
les contrats mobilisent progressivement davantage d’autres fonds d’État que la DSIL.
L’État est le premier financeur de ces contrats, devant les régions et les départements.
36 Le reste des cofinancements publics est constitué par les contributions des régions
(1,4 M€, 4 % en 2017 ; 1,6 M€, 5 % en 2018), des départements très investis (2,2 M€, 6 %
en 2017 ; 2,5 M€, 9 % en 2018), par des fonds européens (principalement le FEADER via
LEADER) dans 4 territoires sur 6 (0,6 M€, 2 % du total en 2017 ; 0,2 M€, 1 % en 2018).
37 Le total des cofinancements publics s’élève ainsi en 2017 à 12,3 M€ (31,7 %) et en 2018 à
13,3 M€ (45,3 %). La part d’autofinancement est en baisse : de 26,6 M€ (68,3 %) en 2017 à
16,1 M€ (54,6 %) en 2018, attestant d’un moindre effet levier des cofinancements sur les
dépenses totales des territoires. Les territoires qui ont une plus grande capacité
d’autofinancement sont en général les bénéficiaires privilégiés des subventions de
l’État : cas de Redon, du Pays Tolosan et du Grand Clermont.

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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9. Le contrat de ruralité, un outil au service de priorités


d’aménagement du territoire

38 Pour le démarrage en 2017, l’essentiel des contrats a été priorisé autour de trois
priorités sur les six : services, centres bourgs, attractivité du territoire. En 2018,
trois contrats ne comportent pas toujours d’axe mobilité et il n’y a pas d’axe transition
énergétique dans deux contrats (tableau 5) (mais il y a parfois des problèmes de
nomenclature). Toutefois, toutes les thématiques devraient être mises en œuvre sur la
durée du contrat.

Tableau 5. Axes absents des contrats en 2017

Grand Grand Pays Sancerre Vézère


Axes thématiques Redon
Clermont Roye Tolosan Sologne Auvézère

1) Accès aux services


- - - - - -
publics

2) Revitalisation des
- - - - - -
bourgs centres

3) Attractivité du
- - - - - -
territoire

4) Mobilité et
- - - - - -
accessibilité

5) Transition
- - - - - -
énergétique

6) Cohésion sociale - - - - - -

Note : Axes absents des contrats en blanc.


Source : les auteurs.

39 En général, la distribution spatiale des projets est relativement équilibrée. Le portage


des projets peut être communal, soulignant dans ce cas un appui volontaire aux petites
communes, mais pour d’autres, il repose sur l’intercommunalité, manifestant ainsi la
montée en puissance des EPCI postérieure à la loi NOTRe de 2015.

10. Les préconisations issues des entretiens avec les acteurs

40 Les entretiens avec les différents interlocuteurs nous ont permis de formuler diverses
préconisations, dont certaines visent à préparer une nouvelle génération de contrats
pour la prochaine mandature municipale (2020-2026).
41 Sont ainsi souhaités un véritable plan pluriannuel de financement (en s’inspirant de
l’approche d’engagements des contrats de plan pour dépasser la contrainte de
l’annualité budgétaire), une plus grande coordination entre les différents fonds et

Économie rurale, 369 | Juillet-septembre


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dotations de l’État, notamment DSIL (à la programmation régionale) et DETR (à la


programmation départementale), l’affirmation du caractère interministériel des
contrats (à l’instar des contrats de ville) pour mieux mobiliser les différents ministères
et agences de l’État, la mise en cohérence des différentes interventions contractuelles
de l’État (« cœur de ville » pour les villes moyennes, en cas de juxtaposition sur un
même territoire), transition écologique…, une programmation mieux coordonnée des
divers financeurs (État, région, département) au travers de la systématisation d’un
comité de financeurs (pour éviter le décalage des décisions) et la recherche en amont
d’une association des régions qui ont leur propre relation contractuelle avec les
territoires (unification des comités de programmation et convergence des périmètres).
42 Par ailleurs, il conviendrait de financer de façon substantielle l’ingénierie au moins la
première année (éventuellement de façon dégressive et incitant à un autofinancement
de l’ingénierie spécifique locale) et en fonction des financements régionaux et
départementaux déjà attribués, d’éviter la banalité et le saupoudrage des contrats en
soutenant des projets structurants, de soutenir l’expérimentation et de s’inspirer des
contrats de ville qui financent des actions (au travers d’un axe « cohésion sociale ») et
non exclusivement des investissements. Enfin, il serait également important de
favoriser l’association des acteurs du territoire autres que les élus, en s’inspirant des
démarches du type « budget participatif » et en allant vers la co-construction (choix
des équipements, à l’instar de démarches davantage pratiquées par quelques
municipalités).

Conclusion
43 Ces contrats invitent à une cohérence des financements de l’État et d’autres partenaires
(régions, départements, agences, Caisse des Dépôts). C’est une démarche pluriannuelle
utile pour les territoires qui veulent s’engager dans un véritable programme coordonné
d’investissements à l’échelle du bassin de vie ou d’emploi. Il s’agit d’un levier pour
redynamiser les projets de territoire, soit en soutenant des anciens pays constitués
désormais en PETR, soit en fédérant autour d’un projet de nouvelles communautés de
communes résultant de fusions, soit en appuyant les projets de campagnes périurbaines
de communautés d’agglomération. Mais le sentiment prévaut malgré tout d’un grand
classicisme des actions (sans doute au demeurant nécessaires) et d’une préparation
rapide (liste d’opérations, effet d’aubaine, et non projet de territoire). Ainsi, le contrat
serait « réactivé sur le principe du sur-mesure, tout en perdant sa force globale » (De
Roo et Manesse, 2016), même si « la contractualisation doit être la méthode centrale de
l’aménagement du territoire » (Maurey et de Nicolay, 2017).
44 En tout état de cause, cette politique de contrat semble devoir être poursuivie et
unifiée. En effet, le rapport de S. Morvan (2018) relatif à la création d’une « Agence
nationale de cohésion des territoires » a proposé des « contrats uniques de cohésion
territoriale », regroupant notamment les actuels contrats de ruralité, les 222 contrats
« Action cœur de ville » (2018) et les contrats de ville, et cette idée a été reprise par la
loi du 22 juillet 2019 portant création de l’Agence. Le CGET travaille donc sur une
nouvelle mouture de contrats, non limités à des projets d’équipements (N. Delaunay,
responsable du pôle des systèmes territoriaux au CGET, Maire Info, 19 octobre 2018). Si
les « contrats de cohésion territoriale » devraient rendre plus lisible la
contractualisation existante, néanmoins, des craintes s’expriment à l’égard de la prise

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en compte des enjeux ruraux en l’absence de crédits spécifiquement dédiés (Delcros,


2018). L’un des objectifs devrait être, selon nous, de rechercher à mieux soutenir les
territoires les plus démunis en termes de projets et d’ingénierie, et à ne pas seulement
privilégier les territoires les plus dynamiques et disposant d’une forte capacité
d’autofinancement.

BIBLIOGRAPHIE
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contrats.

Alvergne C., De Roo P. (2008). Les pôles d’excellence rurale. Organisation et territoires, vol. 17, n° 1,
hiver.

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d’approbation des comptes de l’année 2017, Annexe n° 36, Relations avec les collectivités territoriales.
Assemblée nationale, 13 juin 2018.

Delcros B. (2018). Annexe Cohésion des territoires – Aménagement des territoires au Rapport général de la
commission des finances sur le projet de loi de finances, adopté par l’Assemblée nationale pour 2019, Sénat.

De Roo P., Manesse J. (2016). Le territoire, matrice de la contractualisation. In Cercle pour


l’aménagement du territoire, La DATAR, 50 ans au service des territoires. Paris, La Documentation
Française.

Dumont G.-F. (2016). Régions urbaines, régions rurales. Population & Avenir, vol. 728, n° 728.

Doré G. (2008). L’évolution des volets territoriaux des CPER en France. XLV e Colloque ASRDLF,
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Epstein R. (2005). Gouverner à distance. Esprit, novembre.

Gaudin J.-P. (2004). Article Contrat. In Boussaguet L., Jacquot S., Ravinet P., Dictionnaire des
politiques publiques. Paris, Presses de Sciences Po.

Maurey H., de Nicolay L.-J. (2017). Rapport d’information sur l’aménagement du territoire, Sénat.

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France et en Europe. Paris, Economica.

Perrin D., Malet J. (2003). Les politiques de développement rural. Rapport de l’instance d’évaluation
présidée par D. Perrin, Conseil national de l’évaluation, Commissariat général du plan. Paris, La
Documentation française.

Morvan S. (2018). France territoires. Un engagement au service des dynamiques territoriales,


http://www.maire-info.com/upload/files/Rapport_Morvan.pdf.

Rolland P. (1979). Les contrats de pays. Revue de droit public, n° 1315.

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NOTES
1. Article du même auteur : (avec) Lépicier D., Abdoul D. (2014). Pays et intercommunalité,
quelles conséquences de la réforme des collectivités territoriales ? Économie rurale, n° 344,
novembre-décembre 2014.
2. Alors que les Établissements publics de coopération intercommunale (EPCI) à fiscalité propre
(communautés de communes, communautés d’agglomération, communautés urbaines,
métropoles) réunissent plusieurs communes autour d’une mise en commun de compétences et
des ressources fiscales, les PETR (Pôles d’équilibre territoriaux et ruraux) créés par la loi
Modernisation de l’action publique territoriale et d’affirmation des métropoles (MAPTAM) du
27 janvier 2014 sont des syndicats mixtes regroupant plusieurs EPCI à fiscalité propre pour
mettre en œuvre un projet de territoire. Ils constituent en quelque sorte la prolongation des pays
consacrés par la loi d’orientation d’aménagement et de développement durable du territoire de
1999 (Loi Voynet).
3. Source : Direction générale des collectivités locales, ministère de l’Intérieur (DGCL).
4. Source : INSEE, Base des unités urbaines 2010 dans la géographie communale en vigueur au
1er janvier 2018.

RÉSUMÉS
L’État français a renouvelé une politique de contractualisation au travers de la mise en place en
2016 de contrats de ruralité signés avec des intercommunalités. Cette contractualisation
complète l’accent mis sur les métropoles et soutient des projets d’investissement. Après avoir
rappelé l’évolution des politiques nationales de contractualisation avec les territoires depuis les
années 1960, les auteurs présentent la mise en place des contrats de ruralité en 2016, avant de
livrer les principaux enseignements d’une enquête qualitative.

The French State has renewed a contractualization policy through the implementation in 2016 of
rurality contracts signed with public establishments for cooperation between local authorities.
This contractualization complements the emphasis placed on the metropolises and supports
investment projects. After recalling the evolution of national policies of contractualization with
the territories since the 1960s, the authors present the implementation of rurality contracts in
2016, before delivering the main lessons of a qualitative survey.

INDEX
Mots-clés : contrats, développement territorial, ruralité, intercommunalité
Keywords : contracts, territorial development, rurality, intercommunality
Code JEL R51 - Finance in Urban and Rural Economies

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AUTEURS
GWÉNAËL DORÉ
Consultant, Chercheur associé, UMR SAD-APT (AgroParisTech), Équipe Proximités ;
gwenael.dore@yahoo.fr

MOHAMMED CHAHID
Consultant, Directeur de MATI cabinet-conseil, Professeur associé, Université Clermont
Auvergne, UMR Territoires ; mohammed.chahid@uca.fr

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Note de lecture

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Jean-Marie Funel. Le projet, le


territoire et autres contingences
Regards sur l’action collective
Marielle Berriet-Solliec

RÉFÉRENCE
Le projet, le territoire et autres contingences Regards sur l’action collective. Jean-Marie
Funel. Paris, L’Harmattan, 2018, 465 p.

1 Voilà un ouvrage qui ne laissera pas indifférent∙e∙s celles et ceux qui mènent une
réflexion sur les fondements, les principes et les stratégies de l’action collective à
l’échelle des territoires et/ou qui sont impliqué∙e∙s dans les processus de
développement, conseil ou animation à l’échelle territoriale. Couplant érudition et
engagement dans l’action, Jean-Marie Funel affiche d’emblée le dessein de son essai
dans un avant-propos qui résonne comme un plaidoyer pour une pensée systémique et
complexe des mécanismes du développement territorial. Pour l’auteur, il y a comme
une nécessité à témoigner, à transmettre et à revendiquer le recours à des outils de
conceptualisation et d’action qui intègrent l’incertitude et la contingence des
situations.
2 Jean-Marie Funel choisit de nourrir son propos de ses nombreuses expériences
professionnelles et de ses lectures de grands penseurs français du XX e siècle. Agro-
économiste de formation, initialement empreint des idéologies tiers-mondistes des
années 1970, Jean-Marie Funel a connu un parcours marqué par une succession
d’illusions puis de désillusions, d’abord sur les terres africaines, notamment au Tchad
puis au Niger où il est impliqué dans des projets de développement, ensuite en France,
alors que les lois de décentralisation de G. Deferre dotent les collectivités territoriales
de nouvelles compétences. Le livre est ainsi émaillé d’une vingtaine de cas concrets qui
illustrent ou étayent les propos de l’auteur. L’ambition conceptuelle et méthodologique
de J.-M. Funel s’ancre également dans le réexamen de penseurs en sciences sociales,

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philosophes, sociologues et anthropologues : les écrits d’E. Morin, M. Crozier et


E. Friedberg, C. Lévi-Strauss ou encore A. Touraine sont ainsi convoqués tout au long de
ce manifeste pour une vision systémique et complexe de l’acteur éclairé au sein de son
système organisé.
3 Prévenons d’emblée les lectrices et les lecteurs : ici, aucune référence anglo-saxonne et
seule une dizaine de références bibliographiques sur les 62 citées datent des 5 dernières
années. Par conséquent, n’attendez pas un positionnement par rapport aux
controverses scientifiques en cours sur la société liquide de Z. Bauman ou encore les
systèmes socio-écologiques d’E. Ostrom. N’allez pas rechercher non plus dans cet essai
une discussion sur capital social, empowerment, place-based analyses ou encore capabilités
des acteurs. L’ambition de J.-M. Funel, dans cet essai, est ailleurs : en capitalisant de
façon pragmatique et réaliste les enseignements de ses propres expériences, il cherche
à revisiter les références intellectuelles qui leur donnent sens pour contribuer à une
action collective locale structurante. Nous pouvons certes déplorer parfois le recours
au jargon sur le « processus systémique discursif fortement contingent ». Mais l’auteur
prend également le soin d’appuyer sa réflexion sur de nombreux cas concrets et
propose des orientations pour éviter les écueils d’approches « mécanistes,
techniciennes et administrées ». Il s’agit ainsi d’éviter le refuge dans des certitudes
établies qui occulteraient la singularité des situations. À l’instar de l’embeddedness de
M. Granovetter ou encore du caractère situé des processus économiques prônés par
R. Salais et M. Storper, J.-M. Funel s’attache à resituer les enjeux locaux dans leur
contexte englobant (le « système général »).
4 Pour autant, il ne s’agit pas non plus de promouvoir des démarches qui conduisent à
une tétanisation des actions face à la profonde complexité des systèmes d’action. J.-M.
Funel défend l’idée que des cadres d’action opérationnels existent et qu’avec des points
de vigilance et des garde-fous (intégrer la diversité des réseaux d’action, identifier
précisément les nœuds d’interrelations qui s’y nouent et des variables qui composent
les systèmes étudiés, veiller à une collecte précise de données dans son contexte
social…), il est possible de déployer des stratégies collectives qui répondent de façon
pertinente aux enjeux posés initialement. Pour ce faire, l’acteur doit se forger une
représentation, certes partielle du système englobant dans lequel il se situe (« allumer
une infime partie locale du système général ») mais qui lui permet de réduire
l’incertitude pour passer à l’action à partir de l’acquisition de savoirs et de
connaissances stabilisées sur cette portion « éclairée » de la réalité.
5 Pour présenter et développer sa posture intellectuelle et les éléments de sa démarche
d’analyse compréhensive, l’auteur a opté pour une structuration de son livre en quatre
parties qui traitent successivement des principes de l’action locale, du territoire, des
différents systèmes localisés et enfin, plus précisément, des systèmes d’action. J.-
M. Funel déploie ainsi, au fil des pages, une analyse critique de certaines notions
(« projet » qui conduirait à légitimer des modalités d’action linéaires et réductrices aux
dépens des connaissances spécifiques à acquérir dans des contextes incertains,
« territoire » auquel l’auteur préfère la notion de systèmes d’action…) et la
présentation d’instruments concrets, éprouvés au cours de travaux et études dans
lesquels l’auteur a été impliqué (à l’échelle de pays, communautés de communes,
agglomérations, campus urbains…). Sont ainsi décrits avec précision des méthodes,
démarches et outils visant à produire des connaissances depuis « l’intérieur » de façon
à appréhender le plus finement possible la complexité des systèmes élémentaires en

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jeu : constitution de groupes de travail pour la production collaborative de données,


inventaire des données à collecter pour mener une analyse structurelle, représentation
graphique des interactions entre les variables conduisant à la construction de graphes
de motricité-dépendance, etc.
6 Je ne restituerai pas le détail de ces quatre parties qui peuvent être lues comme un
cheminement intellectuel conduisant (i) à définir les composantes d’un nouveau
paradigme du changement structurel qui s’affranchisse d’une « vision corsetée du
territoire » et (ii) à promouvoir des démarches systémiques d’action collective. Je
pointerai plutôt deux principaux aspects qui illustrent, de mon point de vue, l’intérêt
du raisonnement conduit par J.-M. Funel.
7 Le premier point que je mettrai en exergue est la volonté de réhabiliter les formes de
régulation au cœur des processus de l’action collective. Partant du constat que,
indépendamment des stratégies individuelles, le jeu collectif résulte de l’influence d’un
système général qui édicte ses règles, l’auteur défend l’idée d’une analyse structurelle
qui mette à jour les mécanismes de régulation qui sous-tendent les faits observés dans
ce système donné. Celui-ci serait le garant de l’intégration des acteurs de par son rôle
de régulateur au sein du jeu qui s’opère au travers des règles formelles ou informelles
mais aussi de gestion des conflits et des différentes formes de négociations. Dans ce
contexte, on perçoit l’importance, pour les acteurs, de connaître et de maîtriser les
règles du jeu pour une implication et une prise de responsabilités dans les processus en
cours. L’apprentissage collectif de ces formes de régulation devient dès lors un enjeu
essentiel pour l’action locale. L’appropriation des connaissances est primordiale et
passe, en particulier, par des méthodes de diagnostic territorial qui ne reposent pas sur
une compilation de simples monographies ou la seule collecte de données externes
mais qui soient le produit des parties prenantes du territoire étudié. On se situe là au
cœur de processus collaboratifs où la démarche d’investigation est co-construite. Ce jeu
collectif va toutefois prendre des formes différentes selon le type de système de pensée
dans lequel évolue l’acteur.
8 Le second point que je souhaitais relever porte précisément sur l’identification de deux
principaux modes de pensée dont on pourrait aisément déduire des formes distinctes
d’ingénierie territoriale ou d’accompagnement des processus de développement local.
En s’inspirant des écrits de C. Lévi-Strauss, J.-M. Funel distingue deux modes de pensée.
Le premier relève de la pensée thématique qui serait l’apanage de l’ingénieur
privilégiant un raisonnement à base de théories et de formulation d’hypothèses,
d’optimisation de moyens en vue de produire des résultats. Comment ne pas penser, à
ce propos, aux injonctions du New Public Management et le recours aux démarches de
rationalisation des choix budgétaires et de recherche d’efficacité et d’efficience ? Le
second mode de pensée est celui de la pensée sociétale qui caractériserait le bricoleur,
ce dernier misant sur son intuition et son imagination pour agir dans un
environnement donné dont il connaît les spécificités. « Le bricoleur s’arrange avec les
moyens du bord, c’est-à-dire avec un ensemble fini d’outils et de matériaux hétéroclites
pour arriver à un résultat dont la composition est la conséquence d’occasions et
d’opportunités plutôt que d’un projet. » Selon la logique du bricoleur, on passerait ainsi
d’une gestion du développement local non pas par appel à projets, mais par « appels à
collaborations » gérés par les groupes d’action locale et non par les institutions, dans
des modèles d’action collective co-construits et collaboratifs.

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9 Je recommande donc cette lecture intellectuellement stimulante à toutes les personnes,


étudiant∙e∙s, enseignant∙e∙s, responsables associatifs ou cadres dans une organisation
professionnelle agricole, qui s’interrogent sur les modalités d’intervention collective à
l’échelle des territoires et cherchent à (re)définir leurs stratégies d’action. Cet essai,
véritable agitateur de neurones et stimulateur de curiosités, invite ainsi à sortir des
sentiers battus des politiques de projet trop formatées et à s’éloigner de modes de
pensée certes efficaces mais souvent réducteurs, simplificateurs et court-termistes. Ce
livre peut enfin éclairer les acteurs du développement des territoires qui ne
recherchent pas de solution « clé en main » mais misent davantage sur des démarches
collaboratives singulières du type living lab, à l’instar de ce qui est fait dans le cadre de
l’expérimentation, citée dans ce livre, sur les territoires zéro chômeur de longue durée.
Le développement des démarches d’analyse structurelle telles que celle proposée dans
cet ouvrage ouvre ainsi des pistes prometteuses pour permettre aux acteurs de
disposer de connaissances partagées sur leurs lieux de vie et de travail et sur les règles
de régulation du système dans lequel ils évoluent. Une telle perspective apparaît
comme une condition pour retenir localement des choix stratégiques pertinents et
durables.

AUTEUR
MARIELLE BERRIET-SOLLIEC
Professeure d’économie à AgroSupDijon

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