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Claude Bremond

Les communications de masse dans les pays en voie de


développement
In: Communications, 2, 1963. pp. 56-67.

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Bremond Claude. Les communications de masse dans les pays en voie de développement. In: Communications, 2, 1963. pp.
56-67.

doi : 10.3406/comm.1963.945

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1963_num_2_1_945
Claude Bremond

Les communications de masse

dans les pays en voie de développement

On peut considérer que 66 % de la population mondiale vit dans des


régions où ni la presse, ni la radio, ni le cinéma, ni la télévision n'ont
atteint le développement considéré comme le minimum souhaitable 1.
Dans les quatre grandes régions concernées, l'ordre de développement
est le suivant : Amérique latine (en très nette avance) ; puis Asie du
Sud-Est et Moyen-Orient ; Afrique enfin. Si l'on considère les quatre
principaux media, le sous-développement de ces régions est surtout
remarquable dans le cas de deux d'entre eux, la presse et le cinéma. Pour
les deux autres, la radio et la télévision, la situation paraît différente,
et quel que soit le retard actuel, on peut s'attendre à des progrès plus
rapides.
Pour rendre compte de ces inégalités entre les régions et les media,
il faut commencer par replacer le sous-développement des techniques
de communication dans le contexte du sous-développement général.
On peut alors recenser une série de facteurs qui conditionnent ce sous-
développement, et le conditionnent inégalement selon les régions et
selon les media :

Faiblesse du pouvoir d'achat


Les statistiques de l'U.N.E.S.C.O. soulignent fortement l'importance
de ce facteur. Mais nous devons remarquer qu'il n'affecte pas tous les
media au même degré. Le cinéma, par exemple, est celui qui en souffre
le moins. Le coût d'une place de cinéma peut être très élevé par rapport
au gain journalier, mais c'est une dépense qu'il est possible de faire, puisque
l'argent est disponible immédiatement, et l'expérience montre qu'on

Ve1.Congrès
Rapportmondial
aux séances
de sociologie,
du sous-comité
Washington,
de recherches
2-8 septembre
des Communications
1962. de masse,

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Dans les pays en voie de développement

n'hésite pas à la faire. L'acquisition d'un poste radio, et à plus forte raison
demain d'un poste de télévision, est au contraire un luxe inaccessible
dans la plupart des cas. Mais la pratique de l'écoute collective, très impor
tante dans les pays en voie de développement, peut dans une large mesure
compenser ce handicap. La presse et le livre semblent pâtir davantage.
Beaucoup de gens qui savent lire n'ont pas les moyens d'acheter des
journaux. L'U.N.E.S.C.O. cite le cas d'un pays d'Amérique du Sud où le
prix de l'abonnement annuel à un quotidien représente 28 % du revenu
moyen par habitant, alors qu'il est inférieur à 1 % aux U.S.A. x. Ainsi
la faiblesse du pouvoir d'achat joue-t-elle sans doute plus contre la presse
que contre les techniques audio-visuelles, et plus contre les techniques
d'information que contre les techniques de divertissement.

L' analphabétisme

La proportion des individus qui savent lire varie en Amérique latine


entre 10 % et 80 % ; en Asie du Sud-Est elle est d'environ 40 % ; en
Afrique, elle oscille entre 15 et 20 %.
L'absence d'éducation de base n'entrave pas seulement l'extension
de la presse. Elle joue aussi, semble-t-il, contre la radio. Une communic
ation purement auditive présente des difficultés inattendues pour des
populations qui ne savent ni lire ni écrire. En revanche, les techniques
audio-visuelles, cinéma et télévision, connaissent un succès immédiat 2.
L'un des aspects majeurs des communications de masse dans les pays
en voie de développement réside dans ce passage direct à une information
audio-visuelle sautant par dessus l'étape de civilisation scripturale qui
a caractérisé le développement des civilisations d'Occident.

Eloignement géographique et dispersion de Vhabitat


Les recherches sur les communications de masse ont souvent mis en
évidence le lien entre l'essor de ces techniques et la concentration urbaine
de la population. Cette loi se vérifie de façon particulièrement nette dans
les pays en voie de développement. « Dans les pays sous-développés,
alors que 60 % des habitants vivent dans les régions rurales, les moyens
d'information sont concentrés dans des zones urbaines relativement peu
nombreuses 3. »
Ce handicap porte sur tous les media, mais plus particulièrement sur
la presse et sur le cinéma. En Egypte, 70 % de la fréquentation cinéma
tographique se trouve concentrée dans les deux grandes villes, Alexandrie

1. U.N.E.S.C.O., « Réunion d'experts sur le développement des moyens d'informa


tionen Amérique Latine », février 1961, p. 7.
2. U.N.E.S.C.O., « les moyens d'information dans les pays en voie de développe
ment », Études et Documents d'Information, n° 33, p. 18.
3. U.N.E.S.C.O., Études et Documents d'Information, n° 33, p. 17.

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et Le Caire. On vend dans ces deux villes une moyenne de quatorze bil
lets par individu et par an, ce qui constitue un record mondial. En revanche,
la fréquentation dans le reste de l'Egypte n'atteint même pas un billet
par individu et par an 1. L'exploitation cinématographique n'est ren
table qu'à partir d'une certaine densité de population ; bien qu'on ait
tenté de remédier à ce handicap sur un plan non commercial, celui de
l'éducation de base, en employant des camions de cinéma en Afrique et
en Asie, il reste encore sur ces deux continents des millions de personnes
qui n'ont jamais vu un film de leur vie 2.
Le handicap de la distance existe aussi, plus qu'on ne pourrait le croire,
dans le cas de la radio et de la télévision. En effet, les stations émettrices
sont généralement de faible puissance et ne couvrent qu'un rayon limité
autour des principales régions urbaines. De plus, les conditions de récep
tionsont rendues techniquement difficiles, ne serait-ce que par l'absence
de courant électrique, ou la difficulté d'entretenir et de réparer les postes
récepteurs. Mais il faut, en sens inverse, tenir compte des perfectionne
ments techniques des deux media. Tous comptes faits, la radio et la
télévision seront sans doute demain deux agents d'une importance consi
dérable pour maintenir le contact avec les populations isolées et dispersées
sur d'immenses territoires, favoriser leur modernisation et leur intégra
tion aux communautés nationales dont elles dépendent.

Equipement technique et formation du personnel


L'essor des communications de masse suppose la mise en place d'une
infrastructure industrielle et technique dont les pays en voie de dévelop
pement sont, par leur définition même, actuellement privés. Le dévelop
pement de la presse est suspendu au développement de l'industrie de
la pâte à papier dans les trois continents 3. Le matériel d'imprimerie,
l'équipement des studios et des stations émettrices de radio ou de télé
vision sont importés, des pays plus développés, et doivent être renvoyés
à leurs pays d'origine pour être réparés. Souvent les journaux sont impri
mésà l'étranger.
Il y a pénurie de cadres qualifiés non seulement en ce qui concerne la
conception et la réalisation des messages (articles de presse, émissions
de radio, films) mais aussi défaut de techniciens pour la mise en place
et l'entretien de l'infrastructure, et carence d'administrateurs capables
de gérer sainement les entreprises. Quelques efforts, généralement très
récents, ont été faits pour créer des écoles de journalisme, ou pour orga
niser des stages de perfectionnement. Des centres internationaux d'ensei-

1. Romano Calisi, Les caractéristiques socioculturelles du public cinématographique


en Afrique ; « Studi e materiali di sociologia e antropologia del cinema », Universita
degli Studi di Roma, pp. 8-12.
2. U.N.E.S.C.O., ibid., n° 33, p. 23.
3. U.N.E.S.C.O., ibid., n° 33, p. 12.
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Dans les pays en voie de développement

gnement du journalisme ont été créés avec le concours de FU.N.E.S.C.O.


à Strasbourg et à Quito. Bien entendu, le nombre de journalistes qui
passent par ces écoles ou qui suivent ces stages est infime en comparai
son des besoins.

Cloisonnements linguistiques
Cet obstacle ne se rencontre pas partout. En Amérique Latine, par
exemple, la plus grande partie du continent parle l'espagnol, et les clo
isonnements sont plutôt d'ordre politique. En revanche, on dénombre
«n Afrique plus de 800 langues ou dialectes. Parfois, le français ou l'anglais
peuvent servir de langue commune, mais ils ne sont compris que d'une
fraction urbaine et évoluée de la population 1. Certaines radios de l'ancienne
Afrique française doivent diffuser, outre leurs programmes en français,
des programmes en six ou sept langues vernaculaires 2.
La diffusion des media qui utilisent essentiellement la parole est naturel
lement celle qui souffre le plus de ce cloisonnement linguistique. Mais le
handicap n'est guère moins grand pour les media audio-visuels. L'exemple
du cinéma est ici particulièrement instructif. Malgré la difficulté de réunir
des capitaux, l'insuffisance de l'équipement technique, le manque de
personnel qualifié et entraîné, l'industrie cinématographique s'est sol
idement implantée dans toutes les régions où elle a bénéficié d'un marché
étendu, caractérisé par une communauté de langue et de culture. Ainsi
l'Inde, Hong-Kong, l'Indonésie pour le continent Sud- Asiatique ; l'Egypte
pour le Moyen-Orient, le Maghreb et une partie de l'Afrique noire ; le
Mexique pour le continent Sud-Américain. En revanche un effort d'uni
fication linguistique paraît nécessaire pour l'apparition d'un cinéma en
Afrique noire. Il existe, au Congo ex-belge, quatre grandes langues, mais
il ne suffit pas de doubler chaque film dans ces quatre langues pour avoir
une chance d'être compris. Il faut encore recourir à des interprètes locaux
qui traduisent (ou plutôt commentent) dans les divers dialectes locaux
le film en cours de projection 3.

Diversité des niveaux culturels


Autre forme de cloisonnement : dans les pays développés, il y a conti
nuité entre les divers niveaux d'instruction, d'où résulte une homogén
éité du public suffisante pour que les mêmes messages soient accessibles
à la majorité des individus. En d'autres termes, l'existence d'une masse

1. U.N.E.S.C.O., ibid., n° 33, p. 33.


2. Beno Sternberg-Sarel, « la radio en Afrique noire d'expression française,
Communications I, Paris, Le Seuil, 1961, p. 122.
3. Jean Rouch, « Situations et tendances actuelles du cinéma africain », rapport
de riLN.E.5.C.O. à la table ronde de Venise, les 10 et 11 septembre 1962, p. 34 (Ronéot
ypé).

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permet l'existence des communications de masse. Les diverses chaînes


de radio, par exemple, correspondent plutôt à une diversité de goûts-
qu'à des discontinuités dans les niveaux d'instruction. Il n'en va pas
de même dans les pays en voie de développement, où les écarts entre
les diverses couches de public sont beaucoup plus marqués. Les pays
asiatiques ou africains ne peuvent se contenter d'avoir deux ou trois
chaînes distinctes, correspondant aux différents goûts. Il leur faut des
services distincts, de nature entièrement différente et s'adressant à des
publics qui n'ont aucun rapport entre eux.
On peut au moins distinguer quatre couches de public :
a) Une mince couche évoluée, groupée dans les grandes villes, ayant
des goûts et un niveau d'instruction qui les rapprochent des publics
européens ou nord-américains.
b) Un public constitué par ce qu'on peut appeler la classe moyenne :
instituteurs, infirmiers, contremaîtres, employés, qui comprennent le
français ou l'anglais (en Afrique ou en Asie) sans en avoir une pratique
parfaite, mais qui ont un vif désir de s'affirmer comme des individus
instruits et évolués.
c) Le prolétariat misérable des grands centres urbains, nouveau venu
à la ville, ayant quitté son village, déraciné et détribalisé : à la différence
de celle qui précède, cette couche du public se montre indifférente aux
programmes éducatifs ou culturels ; en revanche, elle est avide de films
d'aventures, de musique de danse afro-brésilienne ou afro-cubaine, de
rengaines occidentales.
d) La masse rurale encore solidement intégrée à ses structures sociales
et sa culture, analphabète, ne comprenant que son dialecte, souvent
rétive à l'intrusion des mass-media comme à tout ce qui dérange ses modes
de penser ou d'agir traditionnels.

Aspects politiques
Le rôle- politique des communications de masse est au moins aussi
grand que dans les pays développés. Mais la situation est toute différente.
La première particularité de l'information dans la plupart des pays en
voie de développement est sa dépendance rigoureuse par rapport au
pouvoir central. La seconde est le caractère sans doute inévitable de
cette dépendance. Il n'existe pas dans les pays en voie de développement,
sauf en Amérique latine, d'opinion publique au sens occidental, pour
servir d'arbitre entre les partis, ou entre les thèses officielles du parti
unique et la réalité vécue par les individus. La masse n'est pas plus qu'ail
leurs une cire molle entre les mains des propagandistes, mais sa rési
stance ressemble plus à de l'inertie qu'à une force organisée. Le rôle des
communications de masse ne peut être d'informer une opinion publique
qui n'existe pas encore, mais de préparer l'éveil d'une conscience politique

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Dans les pays en voie de développement

et nationale. Aussi n'est-ce que dans les pays les plus évolués, en Amér
ique latine notamment, que les problèmes de liberté de l'information
prennent un tour aigu.
Aujourd'hui, les gouvernements des pays qui font l'apprentissage de
leur indépendance, considèrent que la presse et la radio sont avant tout
des instruments d'unification nationale, de modernisation, d'adminis
tration directe. Dans des régions où les réseaux de communication et de
transport sont encore embryonnaires, et où c'est une nécessité vitale
que de souder en un seul bloc les éléments épars de la communauté natio
nale, ce souci paraît légitime. La radio aujourd'hui, la télévision demain
représentent des moyens d'administration d'une portée considérable.
En effet, si l'évolution des transports met n'importe quelle capitale afr
icaine à quelques heures de Paris ou de Londres, les difficultés de trans
port intérieures subsistent 1. La radio réalise une abolition des distances
et de l'isolement qui est peut-être psychologiquement et sociologique-
ment plus importante que le contenu proprement dit de ses messages.
Elle apporte aux villages les plus reculés la voix de leurs dirigeants. Plus
encore que les mots d'ordre qu'elle transmet, c'est cette présence imméd
iate qui compte.
Les oligarchies au pouvoir ne résistent guère à la tentation d'utiliser
la presse ou la radio à des fins de popularité personnelle et il y aurait
beaucoup à dire, on s'en doute, de l'objectivité des informations diffusées
dans de telles conditions. Mais même sur ce terrain, il n'est pas sûr que le
bilan des communications de masse en pays sous-développés ne soit pas
en fin de compte positif. Si extravagantes que puissent être à l'occasion
les nouvelles mises en circulation par les radios officielles, leur fonction
d'ensemble n'en est pas moins de couper court à la circulation des rumeurs
folles qui constituaient auparavant la seule source d'information pour
d'immenses portions de territoire. Les messages de la radio d'État ont
du moins l'avantage d'être tenus sous contrôle, et, le cas échéant, de
pouvoir être rectifiés ou démentis.
Une des conséquences de la dépendance politique des communications
de masse est l'entrave qui en résulte pour la coopération internationale,
à l'échelon des échanges d'informations ou de programmes. En Afrique,
par exemple, alors que l'essor des communications de masse appelle de
toute urgence la constitution d'une sorte de marché commun des messages,
aussi bien pour la presse que pour la radio ou pour le cinéma, les vanités
locales et la suspicion, réciproque conduisent chaque état à tenter d'assu
mer avec ses seules forces, c'est-à-dire très mal, le fardeau des communic
ationsde masse. Cette attitude de nationalisme ombrageux ne joue
d'ailleurs pas que dans les rapports avec les jeunes états voisins. Elle
affecte aussi les rapports avec les pays hautement développés, l'ancienne
puissance colonisatrice en particulier, dont l'ex-colonie dépend encore

1. Jean Rouch, op. cit., p. 35.

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Claude Bremond

largement, et dont à la fois elle exige et refuse le soutien technique et


les prestations.

Voyons maintenant comment des facteurs de sous-développement


déterminent un fonctionnement boiteux des communications de masse,
une inadaptation des messages à leurs destinataires.

Les contenus des messages, leur origine


Nulle part et dans aucun domaine, le personnel autochtone ne suffit,
ni en quantité, ni en qualité, ni en moyens techniques, à fournir aux
communications de masse leurs contenus. Ceux-ci sont de trois origines :
a) Elaborés par le personnel autochtone.
b) Élaborés par des journalistes, cinéastes, hommes de radio de pays
plus développés, mais conçus spécialement à l'usage du public destinataire.
c) Purement et simplement empruntés aux communications de masse
de pays hautement développés, sans adaptation particulière au public
du pays en voie de développement.
Dans un système de communications de masse normalement équilibré,
les emprunts à l'étranger restent l'exception, et la grande masse des
messages est produite localement, par des hommes du pays qui traitent
des problèmes de leur pays à l'usage des hommes de ce pays. Or, dans
les pays en voie de développement, la proportion est faussée, ou même
renversée : il arrive fréquemment que les messages élaborés sur place
soient l'exception, et que les messages importés de l'étranger soient la
norme. L'inadaptation qui en résulte pour les hommes des pays en voie
de développement se traduit de deux manières :
a) Ils sont amenés à percevoir l'étranger hautement développé à tra
vers l'image qu'en donnent ses mass-media, c'est-à-dire une image qui
exagère démesurément son luxe, et fait, par contre-coup, éprouver plus
cruellement son dénuement au public sous- développé ; la mythologie
de l'occident capitaliste est comprise comme la promesse d'un nouvel
âge d'or.
b) Ils sont amenés à se percevoir eux-mêmes avec les yeux de l'étranger
hautement développé, à travers des messages qui les concernent, mais
qui n'ont pas été conçus par eux et pour eux. On peut ici, malgré l'usure
du mot, parler d'aliénation.
Dans les deux cas, les communications de masse, au lieu de s'associer
au sentiment naturel de chaque homme d'être au centre du monde, et
de mettre les événements en perspective à partir de ce centre, condi
tionnent l'individu à voir le monde, et à se voir lui-même, avec des yeux
et dans une optique qui n'est pas la sienne. Tout se passe pour lui comme
si le centre de gravité du monde était ailleurs, et comme s'il n'était que
le représentant d'une humanité pour ainsi dire périphérique.

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Dans les pays en voie de développement

Jean Rouch cite un exemple x qui montre à l'évidence que le public


africain, consciemment ou non, a ressenti comme une véritable frustra
tion l'absence sur ses écrans de héros noirs avec lesquels il puisse s'ident
ifier, et ceci dès l'époque coloniale. Il s'agit d'une production de Holly
wood des années trente, un film sonore et parlant dont la vedette était
le chanteur noir américain Paul Robeson : ce film (Sanders of the River,
en français Bozambo) obtient aujourd'hui encore, paraît-il, un succès
considérable en Afrique Noire. Ce succès est d'autant plus singulier qu'il
s'agit d'une œuvre à la gloire du colonialisme. Le héros noir y est présenté
comme la marionnette d'un administrateur britannique. Mais le fait que
pour la première fois un acteur noir tienne le premier rôle dans un film
suffisait à créer chez le spectateur africain un mouvement d'extraordi
naire sympathie.

Avenir des communications de masse dans les pays en voie de développement


La décolonisation culturelle des pays en voie de développement doit
favoriser l'épanouissement d'une presse, d'une radio, d'un cinéma, d'une
télévision qui n'empruntent plus leurs articles, leurs films, leurs émissions,
leur personnel, leurs formules, aux pays plus développés. Les contenus
doivent être élaborés sur place, par des autochtones, pour des autoch
tones. Mais le problème qui se pose est alors celui de la culture de masse
ainsi propagée. Quelles en seront les caractéristiques ? Va-t-elle s'appa
renter à la culture de masse1 des pays hautement développés, ce qui impli
querait que l'utilisation des mêmes techniques conduit à élaborer des
messages identiques, qu'il n'y a pas en somme deux manières de faire
un film ou une émission ? Va-t-elle au contraire permettre aux cultures
traditionnelles de se perpétuer, dans leur esprit et dans leurs modalités
particulières, en leur fournissant un appareil technique qui amplifie leur
capacité de diffusion et de pénétration, mais sans en altérer le contenu ?
Ou bien enfin, va-t-on assiter à l'émergence de formes culturelles entièr
ementnouvelles, en rupture à la fois avec les traditions locales et avec
les formes de la culture de masse dans les pays hautement développés ?
On peut entrevoir quelques-uns des principaux facteurs qui sont appel
és à intervenir dans la fixation des formes de la culture de masse dans
les pays en voie de développement. Il y a :
a) Les traditions culturelles locales qui tendent à se perpétuer en
utilisant les mass media.
b) Les formes de la culture de masse à dominante américaine dont
la diffusion mondiale tend à submerger les traditions locales 2.
c) Les impératifs moraux, les interdits et les tabous qui limitent les

1. Op. cit., p. 5.
2. Cf. E. Morin, l'Esprit du Temps, Paris, Grasset, 1962.

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Claude Bremond

moyens d'expression dans les pays où l'individu reste solidement inté


gré à la société traditionnelle.
d) Les besoins nouveaux, liés à la dissolution des formes sociales tra
ditionnelles et à la constitution d'un prolétariat urbain coupé de ses racines
culturelles, et particulièrement perméable à l'influence des mass-media.
Parmi ces facteurs, il semble que le dernier cité soit appelé à jouer
un rôle décisif. C'est dans les grands centres urbains de l'Inde, de l'Afrique,
de l'Amérique latine, que les communications de masse prennent leur
plus grand essor, parmi une population dont le caractère majeur est le
déracinement : au Brésil, M. Friedmann signale la fascination de la radio
ou de la télévision sur les habitants des favelas, emigrants venus du Nor-
deste et s'adaptant avec difficulté aux conditions de la vie industrielle
urbaine x ; en Inde, le P. Saksena souligne que le public de cinéma est
en grande part composé de petits employés et d'ouvriers, qui sont géné
ralement des campagnards venus travailler à la ville sans pouvoir s'y
intégrer ni même y fonder une famille 2 ; en Afrique, le prolétariat misé
rable des Nigériens émigrés en Côte d'Ivoire, tel que Jean Rouch l'a
dépeint dans son film Moi, un noir, a déjà oublié ses croyances, et les
a remplacées par des dieux, des totems, des fétiches, empruntés au Pan
théon cinématographique et sportif des communications de masse : les
protagonistes du film se nomment eux-mêmes, du nom de leurs saints
patrons, Lemmy Caution, Ray Sugar Robinson, Dorothy Lamour. Là où
les structures traditionnelles gardent leur cohésion et leur emprise sur les
individus, les mass-media demeurent sans influence ; là au contraire où
un ferment de dissolution travaille la société traditionnelle, les commun
ications de masse trouvent un terrain favorable, et elles accélèrent les
processus de désintégration amorcés. Elles sont par elles-mêmes symbole
de modernité, et elles sont reçues ou rejetées solidairement avec d'autres
catégories de la vie moderne dont il n'est pas possible de les dissocier.
Dans son livre The passing of traditional society 3, Daniel Lerner a
souligné ce point : en Moyen-Orient, le possesseur d'un poste de radio,
qui joue dans tel village le rôle d'introducteur des communications de
masse, se trouve aussi être le représentant de la vie moderne sous d'autres
aspects (c'est un commerçant qui vend des objets manufacturés, ou c'est
l'instituteur, etc.). C'est l'ouverture à la modernité, l'acceptation du
changement, qui conditionne l'ouverture aux mass-media.
Un exemple saisissant de changement d'attitude d'un groupe social,
à la fois en face des formes de la vie moderne et en face des mass-media,
nous est donné dans le livre de Franz Fanon, Van V de la Révolution
algérienne 4. Avant 1945, la radio était perçue comme instrument servant

1. Problèmes d'Amérique latine, Paris, Gallimard, 1959, pp. 42-43.


2. « Films et héros de films en Inde », Communications, I, pp. 61-62.
3. Free Press, 1958.
4. Maspero, Paris, 1960, 189 p.
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Dans les pays en voie de développement

la parole de l'étranger, de la société dominante, et son refus allait de


pair avec le repli de la société musulmane sur ses traditions. Vers 1956,
l'existence d'une radio révolutionnaire, la Voix de l'Algérie libre, boule
verse cette situation. Ce sont d'abord les émissions des radios arabes
qui en sont les bénéficiaires, mais bientôt, c'est la radio dans son ensemble,
y compris la radio française d'Alger. Les tabous tombent et les familles
— qui, il est vrai, sont transformées par l'esprit révolutionnaire — font
cercle pour écouter la radio. Pour Franz Fanon, la radio, technique de
communication de masse, a contribué de manière essentielle à transformer
la masse algérienne en nation. Nous ajouterons que cette découverte
de la radio est également liée à l'acceptation des formes de la vie moderne.
Les communications de masse dans les pays en voie de développement
ne serviront pas à préserver les formes de la culture traditionnelle, mais
au contraire à accélérer leur disparition. Tout d'abord, comme nous
venons de le voir, parce que les foyers actifs de diffusion des mass-media
se situent dans les grandes villes où les individus sont plus ou moins
coupés de leurs traditions. Ensuite, parce que le cloisonnement folklo
rique condamnerait les communications de masse à une sorte de stagna
tion artisanale. Elles n'accèdent à une certaine qualité — au moins tech
nique — qu'en conquérant un marché étendu et en s'insérant dans le
courant de la vie moderne.
Il est certain que dans telles nouvelles nations africaines, et à l'inté
rieur des diverses communautés qui composent chaque nation, la pres
sion chauvine des forces locales joue dans le sens d'un émiettement crois
sant des communications de masse. Non seulement cet émiettement est
contre la nature des communications de masse, et il entrave leur essor,
mais il n'est pas sûr qu'il corresponde à l'intérêt des nouveaux états,
puisqu'il entretient les particularismes au lieu de favoriser une intégra
tion croissante. On doit se demander si cette mosaïque de langues et de
cultures mérite d'être sauvée. En tout cas, ou bien les communications
de masse resteront dans ces pays à l'état d'embryons, ou bien leur mouve
mentpropre les conduira à supprimer les particularismes régionaux et
même nationaux pour conquérir le marché unifié dont elles ont besoin
pour prospérer. Les germes de cette évolution sont d'ailleurs déjà visibles.
En Afrique, les cérémonies, la musique traditionnelle, perdent de leur
attrait, au profit du cha-cha-cha, des rythmes qui reviennent à l'Afrique
via le Brésil ou Cuba 1. On peut déplorer cet abâtardissement des tradi
tions locales, mais le fait est que les traditions locales résistent très mal
dès que les communications de masse sont acceptées. Jean Rouch, com
mentant le succès de Bozambo, ce film aujourd'hui vieux de trente ans,
remarque que, grâce à la voix extraordinaire de Paul Robeson, une musique
pseudo-africaine de médiocre qualité a pu conquérir le public africain.

1. Beno Sternberg Sarel, op. cit., p. 117.

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Claude Bremond

Aujourd'hui encore, on chante l'air des piroguiers Ayoko x. Jean Rouch,


en sa qualité d'ethnologue, s'indigne de cette falsification musicale qui
abuse à la fois les étrangers et les autochtones. D'un point de vue pure
ment sociologique, c'est l'occasion de vérifier que les communications
de masse tout à la fois détruisent les traditions culturelles locales, et en
assurent plus ou moins la survie en les incorporant à un pseudo-folklore
de diffusion universelle. Il serait absurde de rendre les communications
de masse responsables de la dégénérescence des cultures locales : le pseudof
olklore ne s'installe en maître que là où il trouve la place libre, par suite
de la désuétude des traditions authentiques.
Il n'est du reste pas certain que des formes puissamment originales
ne vont pas naître de cette refonte des cultures traditionnelles dans le
creuset des communications de masse ; déjà, la popularité mondiale
des rythmes afro-cubains et afro-brésiliens est un signe. Sur le continent
africain même, au Ghana, la musique dite high life affirme son originalité
et sa puissance de diffusion. Elle est exportée par les marchands de disques
à travers toute l'Afrique, et rediffusée par toutes les radios. Car si, à
l'échelon des radios nationales, l'incoordination est totale, et s'il n'existe
aucun plan d'échange de programmes, le marché commun des communic
ations de masse se constitue de lui-même à la base. Une culture de masse
commence à naître, qui déborde déjà les particularismes nationaux et
les cloisonnement politiques.

Culture audio-visuelle et culture scripturaires


Pour terminer, quelques mots d'un problème qui domine peut-être
tous les autres et dont, pour cela même, il est difficile de mesurer les
implications. Les communications de masse dans les pays en voie de
développement sont caractérisées par une prépondérance écrasante des
moyens audio-visuels sur les moyens scripturaires. En d'autres termes,
des millions d'hommes seront touchés par la radio, le cinéma et la télé
vision, ou par les magazines et les comics, informés et formés par l'image
et la parole, avant même de savoir lire un journal. Il y a là un problème
qui se pose à l'état latent dans les pays développés 2, et à l'état de crise
aiguë dans les pays en voie de développement. Il n'est pas exagéré de
dire que c'est l'avenir même de la civilisation qui se trouve mis en jeu.
Le phénomène lui-même de la prépondérance croissante de la commun
ication audio-visuelle est incontestable, mais son appréciation peut
varier. Et il est certain que la politique d'intervention que l'on adoptera
pour aider les pays à se développer dépend beaucoup de cette appréciat
ion. Est-ce une raison, par exemple, parce que les pays d'Afrique comptent

1. Op. cit., p. 4.
2. Cf. G. Friedmann, « Enseignement et Culture de Masse », in Communications ït
p. 13.

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Dans les pays en voie de développement

une proportion énorme d'analphabètes, pour faire porter l'effort sur les
moyens audio-visuels plutôt que sur les écoles où l'on apprend à lire ?
En face de cette question (schématiquement posée) on peut discerner
trois types d'attitudes ou de tendances :
a) Une attitude de méfiance ou au moins d'inquiétude : pour certains,
le texte écrit reste le fondement le plus solide, non seulement de notre
culture occidentale, mais de toute la civilisation mondiale.
b) L'attitude de ceux qui se félicitent de la prépondérance de l'audio
visuel sur l'écrit, comme étant le triomphe du concret sur l'abstrait,
de la chaleur de la vie sur l'intelligence froide et desséchante, etc. Parmi
eux, de nombreux représentants des élites des pays du tiers-monde, qui
défendent leur propre civilisation contre l'impérialisme de la culture
occidentale. Ils estiment que leur culture de tradition orale trouvera
dans l'audio-visuel la forme de communication la plus adéquate à son
génie.
c) L'attitude enfin de ceux qui estiment qu'il n'y a pas véritablement,
malgré les apparences, opposition entre culture scripturaire et culture
audio-visuelle. Les progrès de l'une ne se font pas au détriment de l'autre :
bien au contraire, il y a stimulation réciproque. Dans les pays développés,
ce sont les grands lecteurs de journaux qui sont aussi les grands amateurs
de radio, de cinéma ou de télévision. Il n'y a pas de raison de penser que
les choses se passent différemment dans les pays en voie de développe
ment. Simplement, pour des raisons de pure contingence historique,
l'ordre de succession se renverse : d'immenses régions seront touchées
par la télévision avant de l'être par la presse. Mais la télévision ouvrira
ces régions à la presse en suscitant un désir de connaissance, de partici
pation et d'ouverture au monde chez des individus que rien ne motivait
jusqu'alors à s'instruire. Il n'y a donc pas discontinuité, dans cette pers
pective, entre l'audio-visuel et le scripturaire : l'analphabète télévision
naire enverra son fils à l'école pour en faire un « monsieur ».

Claude Bremond.

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