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Bremond Claude. Les communications de masse dans les pays en voie de développement. In: Communications, 2, 1963. pp.
56-67.
doi : 10.3406/comm.1963.945
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1963_num_2_1_945
Claude Bremond
Ve1.Congrès
Rapportmondial
aux séances
de sociologie,
du sous-comité
Washington,
de recherches
2-8 septembre
des Communications
1962. de masse,
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Dans les pays en voie de développement
n'hésite pas à la faire. L'acquisition d'un poste radio, et à plus forte raison
demain d'un poste de télévision, est au contraire un luxe inaccessible
dans la plupart des cas. Mais la pratique de l'écoute collective, très impor
tante dans les pays en voie de développement, peut dans une large mesure
compenser ce handicap. La presse et le livre semblent pâtir davantage.
Beaucoup de gens qui savent lire n'ont pas les moyens d'acheter des
journaux. L'U.N.E.S.C.O. cite le cas d'un pays d'Amérique du Sud où le
prix de l'abonnement annuel à un quotidien représente 28 % du revenu
moyen par habitant, alors qu'il est inférieur à 1 % aux U.S.A. x. Ainsi
la faiblesse du pouvoir d'achat joue-t-elle sans doute plus contre la presse
que contre les techniques audio-visuelles, et plus contre les techniques
d'information que contre les techniques de divertissement.
L' analphabétisme
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Claude Bremond
et Le Caire. On vend dans ces deux villes une moyenne de quatorze bil
lets par individu et par an, ce qui constitue un record mondial. En revanche,
la fréquentation dans le reste de l'Egypte n'atteint même pas un billet
par individu et par an 1. L'exploitation cinématographique n'est ren
table qu'à partir d'une certaine densité de population ; bien qu'on ait
tenté de remédier à ce handicap sur un plan non commercial, celui de
l'éducation de base, en employant des camions de cinéma en Afrique et
en Asie, il reste encore sur ces deux continents des millions de personnes
qui n'ont jamais vu un film de leur vie 2.
Le handicap de la distance existe aussi, plus qu'on ne pourrait le croire,
dans le cas de la radio et de la télévision. En effet, les stations émettrices
sont généralement de faible puissance et ne couvrent qu'un rayon limité
autour des principales régions urbaines. De plus, les conditions de récep
tionsont rendues techniquement difficiles, ne serait-ce que par l'absence
de courant électrique, ou la difficulté d'entretenir et de réparer les postes
récepteurs. Mais il faut, en sens inverse, tenir compte des perfectionne
ments techniques des deux media. Tous comptes faits, la radio et la
télévision seront sans doute demain deux agents d'une importance consi
dérable pour maintenir le contact avec les populations isolées et dispersées
sur d'immenses territoires, favoriser leur modernisation et leur intégra
tion aux communautés nationales dont elles dépendent.
Cloisonnements linguistiques
Cet obstacle ne se rencontre pas partout. En Amérique Latine, par
exemple, la plus grande partie du continent parle l'espagnol, et les clo
isonnements sont plutôt d'ordre politique. En revanche, on dénombre
«n Afrique plus de 800 langues ou dialectes. Parfois, le français ou l'anglais
peuvent servir de langue commune, mais ils ne sont compris que d'une
fraction urbaine et évoluée de la population 1. Certaines radios de l'ancienne
Afrique française doivent diffuser, outre leurs programmes en français,
des programmes en six ou sept langues vernaculaires 2.
La diffusion des media qui utilisent essentiellement la parole est naturel
lement celle qui souffre le plus de ce cloisonnement linguistique. Mais le
handicap n'est guère moins grand pour les media audio-visuels. L'exemple
du cinéma est ici particulièrement instructif. Malgré la difficulté de réunir
des capitaux, l'insuffisance de l'équipement technique, le manque de
personnel qualifié et entraîné, l'industrie cinématographique s'est sol
idement implantée dans toutes les régions où elle a bénéficié d'un marché
étendu, caractérisé par une communauté de langue et de culture. Ainsi
l'Inde, Hong-Kong, l'Indonésie pour le continent Sud- Asiatique ; l'Egypte
pour le Moyen-Orient, le Maghreb et une partie de l'Afrique noire ; le
Mexique pour le continent Sud-Américain. En revanche un effort d'uni
fication linguistique paraît nécessaire pour l'apparition d'un cinéma en
Afrique noire. Il existe, au Congo ex-belge, quatre grandes langues, mais
il ne suffit pas de doubler chaque film dans ces quatre langues pour avoir
une chance d'être compris. Il faut encore recourir à des interprètes locaux
qui traduisent (ou plutôt commentent) dans les divers dialectes locaux
le film en cours de projection 3.
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Aspects politiques
Le rôle- politique des communications de masse est au moins aussi
grand que dans les pays développés. Mais la situation est toute différente.
La première particularité de l'information dans la plupart des pays en
voie de développement est sa dépendance rigoureuse par rapport au
pouvoir central. La seconde est le caractère sans doute inévitable de
cette dépendance. Il n'existe pas dans les pays en voie de développement,
sauf en Amérique latine, d'opinion publique au sens occidental, pour
servir d'arbitre entre les partis, ou entre les thèses officielles du parti
unique et la réalité vécue par les individus. La masse n'est pas plus qu'ail
leurs une cire molle entre les mains des propagandistes, mais sa rési
stance ressemble plus à de l'inertie qu'à une force organisée. Le rôle des
communications de masse ne peut être d'informer une opinion publique
qui n'existe pas encore, mais de préparer l'éveil d'une conscience politique
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Dans les pays en voie de développement
et nationale. Aussi n'est-ce que dans les pays les plus évolués, en Amér
ique latine notamment, que les problèmes de liberté de l'information
prennent un tour aigu.
Aujourd'hui, les gouvernements des pays qui font l'apprentissage de
leur indépendance, considèrent que la presse et la radio sont avant tout
des instruments d'unification nationale, de modernisation, d'adminis
tration directe. Dans des régions où les réseaux de communication et de
transport sont encore embryonnaires, et où c'est une nécessité vitale
que de souder en un seul bloc les éléments épars de la communauté natio
nale, ce souci paraît légitime. La radio aujourd'hui, la télévision demain
représentent des moyens d'administration d'une portée considérable.
En effet, si l'évolution des transports met n'importe quelle capitale afr
icaine à quelques heures de Paris ou de Londres, les difficultés de trans
port intérieures subsistent 1. La radio réalise une abolition des distances
et de l'isolement qui est peut-être psychologiquement et sociologique-
ment plus importante que le contenu proprement dit de ses messages.
Elle apporte aux villages les plus reculés la voix de leurs dirigeants. Plus
encore que les mots d'ordre qu'elle transmet, c'est cette présence imméd
iate qui compte.
Les oligarchies au pouvoir ne résistent guère à la tentation d'utiliser
la presse ou la radio à des fins de popularité personnelle et il y aurait
beaucoup à dire, on s'en doute, de l'objectivité des informations diffusées
dans de telles conditions. Mais même sur ce terrain, il n'est pas sûr que le
bilan des communications de masse en pays sous-développés ne soit pas
en fin de compte positif. Si extravagantes que puissent être à l'occasion
les nouvelles mises en circulation par les radios officielles, leur fonction
d'ensemble n'en est pas moins de couper court à la circulation des rumeurs
folles qui constituaient auparavant la seule source d'information pour
d'immenses portions de territoire. Les messages de la radio d'État ont
du moins l'avantage d'être tenus sous contrôle, et, le cas échéant, de
pouvoir être rectifiés ou démentis.
Une des conséquences de la dépendance politique des communications
de masse est l'entrave qui en résulte pour la coopération internationale,
à l'échelon des échanges d'informations ou de programmes. En Afrique,
par exemple, alors que l'essor des communications de masse appelle de
toute urgence la constitution d'une sorte de marché commun des messages,
aussi bien pour la presse que pour la radio ou pour le cinéma, les vanités
locales et la suspicion, réciproque conduisent chaque état à tenter d'assu
mer avec ses seules forces, c'est-à-dire très mal, le fardeau des communic
ationsde masse. Cette attitude de nationalisme ombrageux ne joue
d'ailleurs pas que dans les rapports avec les jeunes états voisins. Elle
affecte aussi les rapports avec les pays hautement développés, l'ancienne
puissance colonisatrice en particulier, dont l'ex-colonie dépend encore
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Dans les pays en voie de développement
1. Op. cit., p. 5.
2. Cf. E. Morin, l'Esprit du Temps, Paris, Grasset, 1962.
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1. Op. cit., p. 4.
2. Cf. G. Friedmann, « Enseignement et Culture de Masse », in Communications ït
p. 13.
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Dans les pays en voie de développement
une proportion énorme d'analphabètes, pour faire porter l'effort sur les
moyens audio-visuels plutôt que sur les écoles où l'on apprend à lire ?
En face de cette question (schématiquement posée) on peut discerner
trois types d'attitudes ou de tendances :
a) Une attitude de méfiance ou au moins d'inquiétude : pour certains,
le texte écrit reste le fondement le plus solide, non seulement de notre
culture occidentale, mais de toute la civilisation mondiale.
b) L'attitude de ceux qui se félicitent de la prépondérance de l'audio
visuel sur l'écrit, comme étant le triomphe du concret sur l'abstrait,
de la chaleur de la vie sur l'intelligence froide et desséchante, etc. Parmi
eux, de nombreux représentants des élites des pays du tiers-monde, qui
défendent leur propre civilisation contre l'impérialisme de la culture
occidentale. Ils estiment que leur culture de tradition orale trouvera
dans l'audio-visuel la forme de communication la plus adéquate à son
génie.
c) L'attitude enfin de ceux qui estiment qu'il n'y a pas véritablement,
malgré les apparences, opposition entre culture scripturaire et culture
audio-visuelle. Les progrès de l'une ne se font pas au détriment de l'autre :
bien au contraire, il y a stimulation réciproque. Dans les pays développés,
ce sont les grands lecteurs de journaux qui sont aussi les grands amateurs
de radio, de cinéma ou de télévision. Il n'y a pas de raison de penser que
les choses se passent différemment dans les pays en voie de développe
ment. Simplement, pour des raisons de pure contingence historique,
l'ordre de succession se renverse : d'immenses régions seront touchées
par la télévision avant de l'être par la presse. Mais la télévision ouvrira
ces régions à la presse en suscitant un désir de connaissance, de partici
pation et d'ouverture au monde chez des individus que rien ne motivait
jusqu'alors à s'instruire. Il n'y a donc pas discontinuité, dans cette pers
pective, entre l'audio-visuel et le scripturaire : l'analphabète télévision
naire enverra son fils à l'école pour en faire un « monsieur ».
Claude Bremond.