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L'Homme et la société

Claude Lévi-Strauss et le nouvel éléatisme


Henri Lefebvre

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Lefebvre Henri. Claude Lévi-Strauss et le nouvel éléatisme. In: L'Homme et la société, N. 1, 1966. pp. 21-31.

doi : 10.3406/homso.1966.946

http://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1966_num_1_1_946

Document généré le 16/10/2015


CLAUDE LEVI-STRAUSS

ET LE

NOUVEL ELEATISME

par Henri LEFEBVRE

I. SUR L'ANCIEN ELEATISME ET LE NOUVEAU

Aujourd'hui plus que jamais, les controverses des penseurs de la Grèce présocratique
gardent un sens. Ces philosophes,, qui n'étaient Das encore des philosophes spécialisés
réfléchissant à côté d'autres spécialistes ceux des sciences parcellaires éprouvèrent ou
pressentirent les conflits futurs. Ils expérimentèrent spontanément, avec la fraîcheur naïve des
découvertes, quelques situations théoriques destinées à se reproduire. Ainsi l'histoire de la
connaissance et celle de la philosophie s'écrivent en allant de l'actuel aux origines et de la naissance
de la pensée à la « modernité ». Ajoutons que les analogies ne peuvent masquer les différences
et que les situations théoriques ne se répètent pas identiquement. Les situations changent et
par conséquent les catégories, les thèmes, les problèmes. L'idée d'une récurrence dans la
pensée, condition d'une historicité, ne saurait se retourner contre l'histoire.

Les problèmes de la modernité font resurgir d'antiques attitudes et de vieilles discussions


renouvelées. Hegel redécouvrit Heraclite. Après Hegel, Marx se rattacha à cet illustre
précurseur ; les marxistes et para-marxistes comme Ferdinand Lassalle se situèrent dans la même
lignée. L'uvre et l'influence de Nietzsche ont renforcé cette tendance à remettre au premier
plan les penseurs de la Grèce (1).

(1) Cf.
Le
K. problème
Axelos,
un bon Ed.
exposé
de dela vérité
Minuit,
de la dans
question
p. 67la philosophie
etdans
sq.) : Sur
Pourquoi
dela Nietzsche,
relation
étudions-nous
entre
Seuil,la 1966,
les présocratiques
pensée
p. de537Nietzsche
et sq. (Vers
Sur
et l'héraclitéisme,
la la position
pensées théorique
planétaire
cf. J Grenier
de par
M.
Heidegger, cf. J. Granier, op. cit. pp. 611-628.
22 HENRI- LEFEBVRE

Dans la très fameuse controverse entre les Eléates et leurs adversaires héraclitéens, que
mettaient-ils en question ? Le mouvement et ses modalités, la mobilité perceptible par^ les
sens, et le mouvement cosmique. Les Eléates attaquaient aussi bien les hommes de bon sens
que les théoriciens des métaforphoses dans ia Physis (1).

L'Eléate Zenon fut un prestigieux dialecticien. Il utilisait aussi bien la dialectique objective,
qui manie des concepts, que la dialectique subjective, qui manie des arguments, toute proche
de la sophistique et de I eristique. Il se servait de la dialectique héraclitéenne. Il retournait
contre lui l'arme du méditatif d'Ephèse. Zenon découvre que l'intelligence qui connaît
(l'intellect ou raison analytique) découpe trajectoires et trajets en unités distinctes et discrètes : les
positions de la flèche, les pas d'Achille ou de la tortue. Dans cette direction, Zenon s'engage
plus audacieusement que les pythagoriciens qui résolvaient les choses, les volumes, les
espaces, en éléments numériques. L'analyse éléatique résout la mobilité en segments, en instants,
en lieux, en points. La flèche à chaque instant occupe un lieu ; Achille est ici, la tortue là. Qui
le niera ? A partir de ce découpage, la découverte et la construction coïncident. Le résultat
est plus et vaut plus que les éléments qui permettent de l'atteindre ou de le construire. Il
n'est ni « concret » au sens de l'immédiat et du sensible, ni « abstrait » au sens d'une
élaboration factice. Les nombres ne suffisent pas ; il faut pousser le raisonnement jusqu'à
l'identité. En niant l'initial, c'est-à-dire la mobilité sensible, en la rejetant dans l'absurdité, l'Eléate ne
montre pas seulement l'identité absolue du réel et de l'intelligible (ou rationnel) ; il désigne
la voie de la perfection. L'immobile est à la fois plus réel, plus vrai, plus parfait que
la mobilité. La perfection est immobile. Vers quoi ira-t-elle ? Pourquoi se dérangerait-elle ?
Parfaite, prototype impeccable du Système achevé, la sphère parménidienne repose en elle-
même. Pour autant qu'il y ait changement, 3lle le construit et le maintient en elle. Que l'on
trace des rayons non tracés jusque-là on ne modifie pas la sphère ; on la confirme. La sphère
est son propre fondement. Le néant n'est absolument pas, et l'identique est essentiellement.
« Hors de l'être, où trouveras-tu ta pensée ? - demande Parménide. La vérité et l'être, cachés
par les phénomènes, se découvrent immuables La vérité est vraie et fausse l'illusion, l'erreur,
l'apparence. La pensée pense le vrai et rejette le faux. « Vrai ou faux ? » Lorsque cette
question se pose, la connaissance n'hésite pas. Elle sait, elle doit répondre. Elle est science et la
science s'installe et s'instaure dans l'absolu.

Quant à la dialectique héraclitéenne, elle rassemble les illusions et les erreurs. La


dialectique des Eléates envahit le terrain de l'adversaire. Il est vrai que dans cette argumentation,
la pensée immobile de l'immobilité se transforme en mouvement pensant. En combattant le
mouvement, Zenon le transfère dans la pensée. Il nie le mouvement et le rejette dans l'absurde
parce que le mouvement implique une contradiction interne : être ici et ailleurs, encore ici
el déjà ailleurs passer du passé vers le futur à travers le présent, du passé qui n'est plus
vers le futur qui n'est pas encore. En éclairant le caractère dialectique de la transition et du
transitoire, Zenon fut « inconsciemment » l'agent de la dialectique en marche ; mais c'est ne
autre histoire ; c'est l'histoire de la connaissance (2). Nous ne nous attarderons pas ici sur
ce rebondissement de la pensée dialectique imanent à la pensée qui s'efforce de « liquider »
le mouvement dialectique. Des faits analogues surviennent de nos jours (3).

(1) Nous n'avons rien de nouveau à apporter philologiquement sur l'éléatisme. Ici, nous utilisons les mêmes textes que
Zeller ou Bréhier dans leurs histoires de la philosophie (cf. les travaux anciens, récemment réédités, de Diels). Nous
nous appuyons surtout sur le poème de Parménide : « Il (l'être) ne fut jamais ni ne sera, puisqu'il est maintenant....
Quelle origine lui chercherais-tu ? Comment, d'où, aurait-il pris sa croissance ? De ce qui n'est pas ? Je ne te laisserai
ni le dire ni le penser I... C'est la même chose que le penser et ce par quoi il y a pensée... Il est achevé, de toutes
parts semblable à une Sphère bien arrondie... » Laissons de côté les questions soulevées par M. Heidegger et son
interprète français, J. BaufFret. Nous pourrions rapprocher les discussions entre philosophes de celles qui eurent lieu à
la même époque entre les musiciens. Ceux-ci découvraient les nombres, la mesure et l'homologie des octaves (Teleion
Sustèma).
(2) Cf. Hegel, Hist. Phil. Ed. Lasson, pp. 309-327 (Morceaux choisis de Hegel, par N. Guterman et H. Lefebvre, Gallimard,
p. 315-317).
(3) Par exemple, dans la linguistique, où la priorité accordée à la structure et à la forme aboutit à mettre en évidence les
mouvements dialectiques inhérents au contenu.
CLAUDE LEVI-STRAUSS ET LE NOUVEL ELEATISME 23

Nous, hommes de la deuxième moitié du vingtième siècle, qui réfléchissons dans les cadres
intellectuels définis par la philosophie spécialisée (cadres qui d'ailleurs ont éclaté) et qui nous
servons des catégories élaborées par les sciences spécialisées (catégories contestées et qui
n'arrivent pas à se rejoindre), nous comprenons mal comment les premiers penseurs de la Grèce
accordaient l'analyse, les concepts, l'idéologie, l'action. Séparés pour nous, ou arbitrairement
mélangés, ces aspects de la pensée ne se dissociaient pas pour eux. Nous pouvons supposer que
leur critique n'atteignait pas seulement les représentations maladroites du mouvement local, ils
visaient, « inconsciemment » ou non, ailleurs et plus haut. Ils attaquaient la conception
catastrophique du devenir, cette généralisation du temps cyclique à l'arrière-plan de laquelle se
découvre l'idée de la grande Année et de l'embrasement terminal. Plus optimistes peut-être
que leurs adversaires héraclitéens, les Eléates exorcisaient le temps. Ainsi seulement se con
prend le ton véhément du poème de Parménide. Ils voulaient protéger leur patrie, leur cité
et la Grèce, menacées du dehors et du dedans, contre l'image insupportable de la déchéance
et de la destruction, et d'abord contre le consentement à ce destin. Conjurer le sort, n'est-ce
pas le sens de ces paradoxes ? La visée et la vision des Eléates, ainsi comprises, furent
politiques. Entendons par ce mot, selon le meilleur usage, ce qui concerne la vie de la Cité. Ils
devaient donc l'emporter, en Grèce et dans la cité grecque. Pourtant, la méditation
héraclitéenne du devenir, dépourvue de sens civique, universelle véritablement, était destinée à
obséder les partisans de l'immobilisme, à ressusciter.

C'est ainsi que nous pouvons aujourd'hui reprendre l'image d'une pensée éléatique ôe
vouant à une abstraction sublime, et cependant non conçue comme telle, présentée et
représentée comme « le concret ». Ce serait très indirectement que ce Système de grand style,
annonciateur et prototype des Systèmes et du fétichisme du Système, aurait enveloppé ia
conscience des limites internes de la cité grecque et de la société esclavagiste. Une telle
explication, dite « marxiste », ne devrait s'exposer qu'en retrouvant les intermédiaires par
dessus lesquels sautèrent les schémas marxistes habituels et les démarches courantes de
I explication. Il n'en reste pas moins que la fixation de l'essence, le fétichisme de l'immobilité
« sphérique », l'idolâtrie de l'identité et la réification des rapports dans le système absolu ont
pu correspondre, sans le « refléter » directement, au point de perfection atteint par les
institutions de la Cité et de la société grecque (1). Ainsi se constitua et se perpétua, à travers la
philosophie grecque (y compris Platon et Vistote) une idéologie.

Revenons aux arguments des Eléates. !ls furent subtils, convaincants, rigoureux. Dans
quelle mesure apparaissaient-ils comme paradoxes ? La philosophie naissante se cherchait à
partir de devinettes, d'énigmes, de jeux de mots. Il va de soi que la contestation théorique du
mouvement n'empêchait en rien un Eléate de n.etcher, de manger, d'agir, de vivre. En langage
moderne, la contestation se déroule sur le olan des significations. La scission entre théorie et
pratique, à ce degré d'élaboration, se suppoite. Bien plus : les Eléates participèrent à la vie
politique, d'après ce que nous en savons, tandis que l'Ephésion se retranchait dans sa
solitude dédaigneuse, justifiée par les événements malheureux.

Parménide et Zenon, qui devaient imposer à la pensée philosophique ultérieure le


respect de l'immobile forme, substance, idée pouvaient dédaigner la riposte de l'empirisme,
qui prouvait le mouvement en marchant, qui en appelait au « vécu ». La main ne rectifie-t-elle
pas l'illusion (modèle pour la « réflexion » des erreurs sensibles) du regard qui perçoit la brisure
du bâton plongé dans l'eau ? Dissipée la totalité des apparences, que reste-t-il ? Le cosmos
parfait, sphère composée des cercles et des sphères ; l'Identique, le Système. L'homme ie
l'empirie et du sens commun apporte ses questions et ses réponses. Par malheur pour lui, oar
bonheur pour l'intellect en acte, il manque de rigueur. Il montre sans démontrer. Le penseur
du mouvement qui amplifie la mobilité à l'échelle cosmique manque lui aussi de rigueur, i!
parle par figures. Il raconte que le discordant s'accorde avec lui-même, harmonie des tensions

(1) Cf. G. Gusdorf : Prolégomènes à une théorie des ensembles du savoir, dans le premier volume de l'ouvrage : De
l'histoire des sciences à l'histoire de la pensée, Payot, 1966, p. 249.
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opposées, comme celle de l'arc et de la lyre (Heraclite, fragment 51, Diels). Il déprécie ie
monde en constituant à sa manière l'idée du monde: « Tel un amas d'ordures jetées au
hasard, ainsi le plus beau monde » (fragment 124). Le dialecticien ne craint pas les pires
paradoxes, aussi surprenants que celui d'Achille et de la Tortue, dans cet assaut de subtilités:
« Nous entrons et n'entrons pas dans les mêmes fleuves, nous sommes et ne sommes pas....
Vers ceux qui entrent dans les mêmes fleuves affluent d'autres eaux et les âmes sortent de
l'humide... » (fragments 49 et 12). Les hommes sont mortels immortels, ou immortels mortels.
Dans le cercle, le commencement et la fin coïncident. Le chemin vers le haut et le bas, c'est
le même. Tout devient dans et par la lutte (fr. 8). Quant au Temps, ce maître de toutes
choses, comment se définit-il ? C'est un enfant qui joue en déplaçant les pions. C'est la royauté
d'un enfant (fr. 52). (1).

De qui se moque le dialecticien, se demandent en même temps les gens de bon sens et
les intellectualistes ? La grande vision de perpetuum mobile, les arguties éléatiques ont-elles
pu l'obscurcir ? Certes non, puisque l'Ephésien passait déjà pour obscur, et qu'il l'était et
qu'il se voulait parole énigmatique. Zenon était-il plus clair ? A coup sûr. Etait-il éclairant ? Il
pouvait le paraître. Sur le plan des significations, le dialogue (qui n'a jamais pris la forme d'un
dialogue réel) n'a jamais cessé. Pour l'héraclitéisme, l'immobilité n'est qu'apparence et illusion.
Seule la transition d'un opposé (ou contradictoire) à l'autre fait surgir l'unité. Seule elle
intéresse. L'immobilité, qui se réduit en stagnation, est à la fois stupide, inintelligible et
insupportable. L'équilibre est ennuyeux, sinon chez les saltimbanques et au cirque.

Le désaccord entre les Eléates et les Héraclitéens, entre partisans de l'identité et


partisans de la dialectique, entre les hommes de l'immobilité et ceux du devenir, ce désaccord
paraît irrémédiable. Allons-nous rêver d'impossibles synthèses ? La controverse,
perpétuellement modifiée, n'a jamais cessé Elle a réagi sur les autres thèmes de discussion :
rationalisme, partisans du statique et partisans du dynamisme (à la limite : révolutionnaires et contre
révolutionnaires). Qui l'emportera ?

Dès l'antiquité, la réponse dépendait du laps de temps et de la période. A court terme,


dès que la question se posait, la victoire de l'éléatisme était acquise. A long terme, c'est une
autre histoire puisque c'est l'histoire... La contradiction fut féconde. Pour « sauver les
phénomènes », pour restituer le mouvement dans l'analyse, il fallut des siècles et des siècles de
réflexion et de recherches. Le long de ce cheminement, on ne rencontre pas tant de
polémiques et d'acharnement dans la controverse que de compromis. « Sauver les phénomènes », ce
fut pour la grande tradition philosophique intégrer le mouvement dans la contemplation
immobile de l'éternité. L'un des plus illustres parmi ceux qui tentèrent ce sauvetage et ce salut,
Leibniz, se proposa expressément de résorber par le calcul la mobilité du monde dans
l'éternelle harmonie. A tel point que la pensée de Leibniz offre aujourd'hui le modèle (ou l'un des
modèles) de l'intégration scientifique du « flux héraclitéen » dans la perfection intellectuelle.

r Impossible ici d'éluder Hegel et l'obsédante problématique de l'hégélianisme. Avec moins


de poésie qu'Heraclite, mais avec un esprit de sérieux non dépourvu d'ironie, avec une
ampleur et une puissance extraordinaires, ce philosophe lourdement spécialisé, reprit la théorie
du perpetuum mobile, enrichie par vingt-cinq siècles d'expérience, d'histoire générale,
d'histoire des sciences et de la philosophie. Ce n'est pas seulement dans son Histoire de la
Philosophie que Hegel se rattache à Heraclite et rend la vie à l'héraclitéisme, c'est un peu partout.

Ceci dit, ravivons aussi la fameuse contradiction interne de l'hégélianisme. Il constitue


un Système parfaitement défini : un système de systèmes, intégrant dans une totalité de
multiples systèmes partiels, celui des besoins, de la moralité, celui du droit, celui de l'Etat,
celui de la philosophie, celui de logique, etc.. La philosophie forme un cercle, proclame Hegel

(1) Il n'est pas inutile de signaler ici le commentaire de Heidegger : Le principe de raison, pp. 238 et sq.
CLAUDE LEVI-STRAUSS ET LE NOUVEL ELEATISME 25

(cf. le début de la Philosophie du Droit). La systématisation, inhérente à la pensée, change en


science les connaissances dispersées. Le cercle de la philosophie se compose d'autres
cercles, la totalité se reconnaissant et se répercutant en chacun d'eux. Chaque élément, chaque
membre se dissout dès qu'il quitte la ronde. Mis à part le côté dionysiaque de cette figure (que
Hegel donne dans sa Phénoménologie), on ne peut mieux définir le Système.

C'est donc seulement dans la pensée de Marx que le devenir l'emporte, que son idée
brise les dernières entraves. Universalisé sans réserves, le devenir se donne pour
inépuisable. Les « êtres », les stabilités, les structures, ne sont que les traces de son trajet, les dépôts
le long du chemin, les uvres successives qu'il a délaissées en les dépassant. L'immobile,
c'est la mort, le fini. Marx commence par mettre en pièces le Système des systèmes, en
démolissant sa clef de voûte : la théorie de l'Etat, celle du terme de l'histoire, il retourne contre
Hegel l'idée hégélienne (héraclitéenne) du Devenir. La pensée héraclitéenne, chez Marx,
atteint enfin la maturité, la taille titanique. Prométhée et les Titans livrent l'assaut à l'éternel.
L'éternité succombe. Dieu meurt. Dans son langage qui n'est pas celui de Marx mais celui
de l'ironie moderne, les mots de la tribu vont prendre un sens nouveau. La pensée et l'action
s'apparaissent telles qu'en elles-mêmes enfin le devenir les change.
L'interrogation portant sur « l'innocence du devenir » n'effleure pas Marx et n'affleure
pas encore dans son uvre. Il cherche seulement à affiner la notion du temps historique en
prenant dans Hegel et sa dialectique tout ce qu'il peut y prendre, en sauvant de
l'hégélianisme en débris tout ce qui peut être sauvé. La pensée marxiste s'efforce donc de
déterminer les modalités du devenir : continuité et discontinuités, croissance quantitative et
création qualitative, gradualité et développement par bonds, périodes stagnantes et
transformations révolutionnaires. Le temps qui l'emporte chez Marx, ce n'est plus le temps hégélien.
Celui-ci réalise le programme de l'Idée absolue et l'intégration dans le Système de ses
éléments (moments). Ils produit la convergence du logique, du phénoménologique, de
l'historique .Le temps selon Marx, inépuisablement créateur mais en proie à ses créations,
comporte de l'imprévu. Les déterminismes qu'il constitue et qu'il entraîne ne l'épuisent pas. Il
y a du hasard dans le devenir.
Chez Marx, et surtout dans les uvres de la maturité qui développent sur ce point
comme sur beaucoup d'autres les notions déjà présentes dans les uvres de jeunesses, le
concept d'histoire s'approfondit. Il se dédouble. Il comprend d'une part la notion d'une
historicité fondamentale, constitutive de l'être humain qui se crée, qui se forme en devenant
forme de la « nature » par son travail et son action, dans ses produits et dans ses uvres.
Le concept d'histoire comprend d'autre part celui d'une science, toujours relative, incomplète,
parcellaire, étudiant avec certaines méthodes cette historicité irrécusable. L'unité de ces
deux aspects, c'est ce qu'on appelle « matérialisme historique ». Comme chacun le sait
aujourd'hui, cette conception du temps historique n'est pas une philosophie de l'histoire, bien
qu'elle en reprenne les préoccupations. Elle s'articule avec la forme scientifique de la
connaissance, en lui assurant un contenu. Sur ce point important, nous ne pouvons ici que renvoyer
à d'autres études. Certainement criticable (l'affirmation contraire serait incompatible avec
sa méthode elle-même !) le matérialisme historique est plus complexe et plus riche que
ses versions vulgarisées : évolutionnisme, progressisme, rationalisme et humanisme courants,
économisme, historicisme, etc.. Sans excepter les philosophes ultérieurs du devenir, Bergson
ou Teilhard de Chardin. Chez Marx, le Devenir, en tant que genèse et formation, structuration
et déstructuration (l'accent se mettant sur ce dernier aspect) est enfin promu au rang
d'intelligible suprême.
Heraclite aurait-il vaincu définitivement les Eléates ? Non. Un tel triomphe n'est ni
souhaitable ni possible. L'idée du Devenir ne peut se définir ; ce serait l'épuiser. Elle ne peut se
stabiliser sans se compromettre. Malgré les 'nconvénients et les dangers d'une telle situation,
elle ne peut pas ne pas être remise en question. C'est là son devenir. De même, le marxisme
ne peut s'ériger en vérité définitive, au-dessus de ses contradictions. La théorie de la
contradiction inhérente au devenir éliminerait-elle les contradictions ? Ce serait sa propre destruc-
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tion radicale. La théorie de l'historicité ne peut arrêter ni l'histoire comme science, ni


l'historicité comme fondement, même si elle les transforme ou veut les transformer.
Pendant que s'affirmait la conception du devenir cosmique et humain, des versions
affaiblies mettaient l'accent sur la continuité (évolutionnisme banal). Les dogmatiques de l'histoire
identifiée avec l'historicité allaient jusqu'à omettre l'existence d'être discrets, de propriétés
distinctes, de stabilités (relatives), de propositions logiques. Ainsi s'accumulèrent les éléments
de la contre-offensive éléatique. Au cur du temps, au sein de la temporalité, les savants
découvrent du discontinu, des unités séparables, donc stables : chromosomes et gênes,
atomes et particules, phonèmes, etc.. Cette investigation du discontinu, en quelques dizaines
d'années, envahit tous les domaines : des mathématiques et de la physique à la biologie, à
la linguistique. Dès lors, ce qui change, ce qui semble naître, ce qui apparaît, cela se définit
par un arrangement des unités élémentaires. Il suffit d'un nombre restreint d'unités (les sons
articulés en phonétique, par exemple) pour donner les combinaisons extrêmement nombreuses,
plus ou moins probables (1). Dès lors, ce n'est plus le temps local et le mouvement
sensible que découpe l'analyse en éléments séparables et stables ; c'est le temps universel,
celui du monde, de la vie, de l'histoire. C'est le devenir. L'opération éléatique reprend vigueur
et sens, avec une ampleur nouvelle. L'analyse réductrice de tout mouvement à des éléments
et à un ensemble immobile redevient actuelle, avec des moyens nouveaux. En effet, cette
opération intellectuelle se joint à des techniques. Pour montrer l'ampleur du mouvement
sur le plan théorique, il faut rappeler que la méthode réductrice rencontre des branches
nouvelles de la connaissance : la théorie de l'information, entre autres, selon laquelle !a
variété de ce qui survient dans une temps peut se mesurer, à condition que la « surprise »
se définisse à l'intérieur d'un message composé en partant d'un répertoire, lui-même
constitué d'unités discrètes (atomes de signification, traits et points comme dans le Morse,
lettres et phonèmes, etc.). La mesure de te qui semble échapper à la mesure, la réduction
de la surprise et de la variété à la combinaison, la quantification de l'aléatoire, deviennent ainsi
possibles. Les machines opèrent à partir de ces théories et de ces données. On sait qu'elles
manipulent des nombres de plus en plus grands et aussi des groupes de plus en plus
différenciés d'éléments. De cette constatation à un projet, celui d'organiser la société en mettant
sur cartes perforées les individus et les groupes, les agrégats analysables et les classements
déjà répertoriés, il n'y a qu'un pas. Dans les romans de science-fiction (Huxley, Orwell, Van
Vogt, etc..) c'est généralement la police qui franchit ce pas et prend en charge l'affaire.
Dans la réalité pratique de notre époque, ce serait plutôt le fisc et le contrôle financier du
fonctionnement économique. L'un n'empêche d'ailleurs pas l'autre. Dans les deux cas, ce qui
prend de l'importance, c'est l'organisation administrative, c'est la bureaucratie. Nous passons
alors du plan théorique à celui d'une idéologie diffuse, surgissant de tous côtés mais surtout
au voisinage des organisations bureaucratiques, technocratiques, étatiques.
Un modèle de perfection domine cet ensemble théorique et pratique ; la perfection se
définit par la stabilité, par l'équilibre, par l'auto-régulation, en un mot par le Système.
Perfectionnés, technicisés, les vieux concepts issus du cercle, de la sphère et du système montent
à l'horizon. Ils portent à l'occasion des noms nouveaux, supports de méthaphores diverses
(« secteurs », « domaines », etc.). Irrésistiblement, le devenir se discrédite. Dans l'opposition
« devenir-stabilité », le second terme se valorise au détriment du premier. La contradiction
dialectique pourtant élucidée dans la ligne héraclitéenne par Hegel, Marx et Lénine, ne se
distingue plus de la contradiction logique, c'est-à-dire de l'absurdité et de l'impossibilité.
Transitions, passages, ambiguïtés, perdent leur intérêt théorique et pratique au profit des
coupures, articulations, discontinuités, polarités, complémentarités.
Dans cette vaste idéologie, il est sous-entendu que les sociétés et les groupes qui les
constituent, comme les êtres vivants et les « êtres » en général, ont besoin d'un principe

(l) L'irruption du discontinu dans les sciences, y compris les sciences de la réalité humaine, avec ses implications, fut
signalée il y a déjà longtemps dans : Knowledge and Social Criticisme (H. Lefebvre, Contribution à l'ouvrage collectif :
Philosophie thought in France and U.S.A. University of Buffalo, 1950 - notamment p. 287 et sq.).
CLAUDE LEVI-STRAUSS ET LE NOUVEL ELEATISME û

interne qui les maintienne dans l'existence. Ce principe de cohésion et de cohérence, structure
latente ou apparaissante, est seul important. La déstructuration ? C'est la menace, le mauvais
côté à abolir d'urgence, le mal. Selon cette idéologie, les sociétés trouvèrent leur principe
structurateur dans un Système en acte, soit économique, soit culturel, soit politique. Ainsi la
science et l'action auraient changé de bases, d'objectifs et d'objectivité. Une mutation
remarquable les aurait rendues anti-prométhéennes définitivement, stabilisatrices. Nous
entrerions dans l'ère des Systèmes, non plus spéculatifs comme les anciennes conceptions du
monde, mais théoriques-pratiques, réels et intelligibles à la fois.
Nous commençons ici le long démembrement des symptômes et des indices d'une période
creuse du point de vue des transformations révolutionnaires et du développement de la société,
et terriblement pleine du point de vue antagoniste. De tous côtés interviennent des pouvoirs
qui classent, ordonnent, tranchent, découpent, agencent : les autorités, l'Etat, les centres de
décisions. Les Pouvoirs ont plus de pouvoir ot d'influence que jamais. Leur objectif
stratégique fondamental, c'est de ne rien tolérer qui sorte de leurs cadres et de leurs prévisions,
de leurs intérêts en tant qu'institutions. Prévu et réalisé selon leurs normes, un avenir est
par définition harmonieux (ou plutôt « harmonisé »). Dans ces prévisions inutile d'insister
sur ce point le quantitatif prédomine et le qualitatif s'estompe. Le qualitatif, c'est plutôt
la'spect inquiétant des problèmes. Pour une trop certaine rationalité technicienne, le qualitatif,
c'est l'ennemi. Son spectre hante les bureaux. On le réfute ; on combat la préoccupation du
qualitatif comme nostalgique, passéiste, souvenir des époques révolues. Toute effervescence,
toute conduite novatrice et créatrice pour reprendre ici le langage de Georges Gurvitch
est perçue comme gênante, effet ou cause de trouble. Effectivement, on rejette ces conduites
dans les déviances, dans les distorsions et les dysfonctions. Organiser, c'est systématiser, la
langue italienne le dit plus clairement que le français. La société ? Elle se définit comme
une sommes d'institutions qui doivent fonctionner correctement, selon une rationalité pour
l'essentiel atteinte en résolvant les tensions perturbatrices.
La bureaucratie, par essence, est structurante-structurée, auto-structurante, auto-structurée.
C'est là sa raison d'être, sa rationalité, sa finalité. Elle envoie des circulaires, mot admirable.
Elle a des dossiers, des tiroirs, des classeurs, des guichets, du personnel intermédiaire,
des cadres supérieurs. Elle range, elle ordonne. A ses questions, aux problèmes par elle
posés, elle exige une réponse immédiate, par oui ou par non. « Vrai ? Faux ? » Etatiques ou
privés, les bureaux se veulent efficaces, opérationnels. Tout le reste, ce n'est que philosophie,
ce n'est que poésie. Les bureaux ont raison. La raison bureaucratique est avec eux. L'Etat, 'es
politiques, les bureaucrates, chacun à leur manière, maîtrisent le temps. Les hommes de
l'Etat ont horreur d'une histoire qui ne pourrait résulter que de leurs ignorances et de leurs
fautes, parfois de leurs crimes. Pour l'idéologie étatique comme pour la pratique des
bureaucrates, l'histoire se confond avec les histoires. D'où un « consensus » remarquable à la fois
contre l'historicité (que ces groupes n'ont guère comprise) et contre l'histoire comme science
(qu'ils n'apprirent guère, sinon pour les anecdotes).
Que vise donc le nouvel éléatisme ? Il ne veut plus, comme l'ancien, contester le
mouvement sensible, le nier et le rejeter dans l'apparent. Il conteste le mouvement dans l'histoire.
Il ne se contente plus de nier l'histoire comme science ; il conteste l'historicité fondamentale
conçue par Marx en la considérant comme une idéologie périmée (1). Ce refus constitue la
nouvelle idéologie, présentée avec le vocabulaire de la rigueur, de la précision, de la science.
Avec l'historicité tombent et la recherche du sens, et la contradiction dialectique, et le
tragique. On dé-dramatise.

Le sens de l'histoire avait été proclamé d'une façon qui paraît aujourd'hui prophétique. On
désavoue cette annonce révolutionnaire du possible. Le temps a déçu. Comme l'ancien, le
nouvel éléatisme exorcise le temps. L'histoire ? On la termine en déclarant qu'elle n'eut ni
orientation ni sens, ou bien en montrant que le sens est atteint avec le règne de la rationalité tech-

(1) Cf. notamment M. Foucault : Les mots et les choses, Gallimard, 1966, pp. 274-275.
28 HENRI LEFEBVRE

nicienne. Comme l'ancien, le nouvel éléatisme voudrait conjurer les menaces du devenir. Ce
n'est pas qu'il prononce la formule magique : « Arrête-toi, minute, tu es si belle ». Il voudrait
seulement stopper le glissement vers la catastrophe. La société paraissant avoir atteint un
état tel qu'elle peut croître « harmonieusement » sans que cette croissance dérange l'ordre et
l'assemblage des éléments, il convient de défendre cet ordre. S'il y a encore de l'histoire ce
sera une survivance d'irrationalité. Des résidus, échappant aux structures, auront eu le pouvoir
de les dissoudre. Si l'histoire continue, elle risque de nous entraîner vers le chaos sanglant,
guerre nucléaire, révolte mondiale contre les nantis. Le problème théorique serait peut-être de
reconsidérer le temps en fonction des sciences et des réalités nouvelles. On préfère l'abolir. Il
y a retrait de la pensée vers « l'archéologie des sciences sociales », retour vers l'originel
figuré par les plus misérables des « primitifs », pour éluder le temps en retrouvant l'actuel
dans l'archaïque. Du même coup, on désavoue les revendications et aspirations du « tiers-
monde », des pays mal développés.

Contre le nouvel éléatisme, le mouvement pourrait-il se prouver en marchant ? Par


malheur, ici et maintenant, le mouvement qui porterait en lui-même sa preuve et sa vérité, ce
serait une révolution, et même une révolution réussie. Lorsque Marx parlait du « mouvement
ce mot désignait le mouvement ouvrier et révolutionnaire, conçu comme évident et irrésistible.
Le nouvel éléatisme accompagne les échecs et demi-échecs de la révolution mondiale. Il n'est
que trop clair que nous souffrons des suites d'jn grand avortement. Une nouvelle vague de
révolutions (avec ou sans guerre mondiale ? La première hypothèse est la plus vraisemblable)
aura-t-elle lieu ? Les indices et symptômes ne manquent pas. Toutefois, on ne saurait
démontrer cette prévision. Une victoire de l'impérialisme qui stabiliserait la planète n'est pas
impossible. A l'élan des premières années du XXe siècle succède aujourd'hui la stagnation ; la
croissance quantitative remplace le développement qualitatif annoncé par Marx. Certaines
prévisions révolutionnaires s'accomplissent tant bien que mal, et plutôt mal que bien, comme >a
prolétarisation à l'échelle mondiale ou la dégénérescence culturelle de la société encore
dominée par la bourgeoisie et par les rapports de production et de propriété établis à son usage.
Dans une perspective plus immédiatement politique, personne n'ignore aujourd'hui que le
« camp socialiste » (dont le socialisme ne correspond que de loin au modèle construit par
Marx) est sur la défensive, et que les U.S.A. se disposent à « structurer » la planète selon
leurs intérêts et leur idéologie.

Les difficultés de la pensée dialectique ne sont ni fictives ni spéculatives. Que des gens
intelligents, actifs et de bonne volonté, implorent le Temps de s'arrêter, qu'ils refusent
existence aux contradictions, n'est-ce pas grave ? Plutôt la stagnation que le cataclysme. Qui
oserait les blâmer ? L'équilibre, pourquoi pas ? Par malheur, cet équilibre c'est celui de la terreur.
Il y a convergence de toutes les forces et puissances qui utilisent l'apparente immobilité pour
s'instituer et se consolider.

Par malheur aussi, les idées et l'idéologie jouent un rôle immense dans les stratégies
mondiales. Or le modèle américain « inconsciemment » ou non n'inspire que trop visiblement le
nouvel éléatisme. Les U.S.A. apparaissent d'abord comme le pays où l'histoire et le passé n'ont
que le moindre poids. De plus, ils offrent l'image de leur avenir socio-culturel aux pays moins
avancés dans l'industrialisation et la technique.

Ecartons un malentendu. Il n'est pas question d'imputer le soutien de la stratégie


impérialiste à ceux qui suivent le modèle américain. En tant qu'individus, ils peuvent même
combat re cette stratégie. Nous savons qu'aux Etats-Unis se développe un mouvement qui cherche
à enlever l'essentiel de la culture américaine aux pouvoirs qui l'utilisent. Loin de nous l'idée
de juger et d'attaquer sur le plan politique les tenants de l'américanisme. Il est cependant
impossible de résumer la situation théorique en passant sous silence son contexte. Cette
CLAUDE LEVI-STRAUSS ET LE NOUVEL ELEATISME 29

situation ne dépend pas des intentions, bonnes ou mauvaises, des individus. Une stratégie
mondiale, aujourd'hui, est totale. Elle enveloppe des stratégies partielles : militaire, économique,
idéologique et culturelle. Sans confondre les plans et secteurs, on ne peut les séparer. Ne
serait-ce pas la structure actuelle des stratégies mondiales ?
A de telles questions, il convient aussi de répondre par « oui » ou par « non ». Vrai ou
faux ? Si cette situation existe théoriquement et pratiquement, c'est en fonction de cette
réalité qu'il faut comprendre les uvres et les hommes.

Dès le début de sa carrière scientifique, Claude Lévi-Strauss a mené l'attaque à la fois


contre la notion marxiste de l'historicité et contre l'histoire comme science. Dans les
Structures élémentaires de la parenté, la recherche des structures se confond avec celle de lois
invariantes dans le temps (1). Ces lois imposent des formes, résultats de « l'activité
inconsciente de l'esprit », à un contenu naturel. Elles sont « fondamentalement les mêmes pour tous
les esprits, anciens et modernes, primitifs et civilisés » (2). L'analyse permet donc d'atteindre
la structure inconsciente, sous-jacente à chaque institution et à chaque coutume. Elle obtient
ainsi un « principe d'interprétation valide pour d'autres institutions et d'autres coutumes dont
« le caractère formel se maintient à travers toutes les vicissitudes ». Cette recherche des
lois et principes exige que l'on écarte, par une réduction préalable, les sentiments et volontés,
l'individuel. « Pour atteindre le réel, il faut d'abord écarter le vécu » (3). Le réel et
l'intelligible coïncident dans les structures, celles de la parenté, celles des échanges, celles des
mythes. Ce sont celles de l'esprit. « Les mythes signifient l'esprit qui les élabore au moyen du
monde dont il fait lui-même partie » (4). En attribuant des significations aux choses, l'esprit
se signifie. L'histoire ? Elle se réduit aux modalités temporelles de l'action de ces lois
universelles et immuables. Plutôt que vérité et réalité, elle est plutôt la suite des troubles et
apparences qui dissimulent cette action.
La méthode postule une correspondance formelle entre la structure de la langue et celle
des systèmes qu'étudient l'anthropologue et le sociologue. Cette correspondance, conçue
comme réelle en même temps que comme fondement de l'intelligiblité, assure la cohésion des
groupes sociaux. La notion de Système, liée à celles de cohérence et d'équilibre interne, passe au
premier plan, le prototype (ou modèle) s'empruntant à la linguistique. Institutions et coutumes
se définissent par la cohésion, par la stabilité. Le langage, en effet, exige la cohérence pour
garantir la communication et la ¦ neutralisation » de tout ce qui sépare les individus. Le
caractère systématique du langage, isolé, accentué, fournité ainsi le modèle général du Système.
« La langue est un système qui ne connaît que son ordre propre », avait déclaré F. de
Saussure (5). « Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques
au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports
économiques, l'art, la science, la religion » (6).

Claude Lévi-Strauss, initiateur en France de cette systématisation, se garde de la


pousser jusqu'à ses dernières conséquences. Reconnaissons-lui ce mérite. D'autres n'ont pas cette
réserve ou cette prudence. Michel Foucault, qui vient de publier un livre d'une extrême
pénétration intellectuelle, Les mots et les choses, a complété cette publication par une interview
accordée à la Quinzaine littéraire (N. du 15 Mai 1966). Ce texte, s'ajoutant à l'ouvrage sur
lequel il faudra revenir car nous ne savons pas bien s'il propose un panstructuralisme, ou un
renouveau de la pensée nietzschéenne a ouvert, non sans brutalité, la polémique. L'intérêt de
cette discussion vient de ce qu'elle porte simultanément sur la définition du savoir, sur
l'adhésion au social et au politique, d'une part, et d'autre part sur l'essentiel du marxisme.

(1) Ce qui permet à Paul Ricur de rattacher au kantisme la pensée de Cl. Lévi-Strauss. Cf. Le Crû et le Cuit, p. 19. Pour
des raisons multiples, exposées dans le présent article, nous préférons un autre classement des idéologies.
(2) Anthropologie structurale, p. 28. Cf. aussi p. 78, etc.
(3) Tristes tropiques, p. 50.
(4) Le Cru et le Cuit, p. 346. Cf. aussi Anthéropologie structurale, chap. XI.
(5) Cours, p. 43.
(6) Cl. Lévi-Strauss : Introduction a « Sociologie et Anthropologie » de Mauss, p. XIX.
30 HENRI LEFEBVRE

D'après M. Foucault, c'est Cl. Lévi-Strauss qui lui révéla cette vérité : le sens, ce n'est
qu'un effet de surface, miroitement ou écume. Ce qui nous traverse et nous soutient, ce qui
est avant nous, c'est le Système. Cette découverte a marqué la fin d'une génération qui se
préoccupait du sens et du non-sens, et le début d'une autre qui ne s'intéresse qu'au concept
et au Système. « Par Système, il faut entendre un ensemble de relations qui se maintiennent,
se transforment, indépendamment des choses qu'elles relient... Avant toute existence
humaine, avant toute pensée humaine, il y aurait déjà un savoir, un système que nous découvrons ».
Paradoxe : la pensée-pensée précède la pensée pensante ; le système, dans sa perfection et
sa stabilité, est la raison de la pensée du système. Michel Foucault accepte l'hypothèse d'une
pensée anonyme, qui institue ou constitue ce système. Ce n'est pas un Dieu ni un principe
métaphysique, mais un « on », ou bien un « il y a... ». Par dessus et par dessous, si l'on peut
dire, il n'y a que vide et béance. Le Système se saisit en lui-même, dans et par le langage, qui
fixe le statut de l'être humain. Ce Système pensé sans pensée-pensante (sans « sujet ») est
unique. A chaque époque, la façon dont les gens réfléchissent et vivent est commandée par
une structure théorique. « On pense à l'intérieur d'une pensée anonyme et contraignante qui
est celle d'une époque et d'un langage ». La multiplicité des systèmes est elle-même
rejetée dans l'apparence, dans les illusions de .a subjectivité (du « vécu »). Il y a le Système
absolu, le système d'avant tout système, fond sur lequel scintille un instant la subjectivité
consciente. Cette découverte n'élimine pas seulement le « sujet » de ce qu'il est convenu
d'appeler les sciences de l'homme. Elle élimine l'idée même de l'homme. Et ce qui s'y
rattache : humanisme, problème du rapport entre l'homme et le monde, problème de la réalité et
de la création artistique, problème du bonheur, etc. En accord avec l'interprétation du
marxisme par L. Althusser, M. Foucault veut montrer que l'on ne sort jamais du savoir, jamais du
théorique, jamais du Système. La vie quotidienne relève des mêmes catégories que le monde
technique et scientifique. Seule une « conscience hexagonale » de la culture élude le champ
des problèmes déjà découverts en Amérique et en Angleterre. De ce fait, les Français ne
comprennent pas ce qui se passe chez eux. Ils écoutent les cris de leur cur, au lieu de définir
l'organisation systématique dont chacun est partie intégrée-intégrante, structurante-sctuctu-
rée...

II. LANGAGE ET SYSTEME


Serait-ce trop honorer la pensée structuraliste et culturaliste actuelle, que de la
rapprocher du vieil éléatisme ? Ne mériterait-elle pas ce traitement, cette comparaison avec une
philosophie vénérable et lointaine ?
La question n'est pas de savoir si c'est flatteur ou indigne pour Cl. Lévi-Strauss et son
école. La question est de savoir s'il y a une idéologie diffuse en voie de cristallisation dans
une théorie, ou si cette appréciation est fausse.
Au cours de la discussion, que nous tenterons de mener jusqu'au bout, nous reviendrons
sur les raisons cachées ou évidentes d'une valorisation aussi étonnante du Système. Nous
reconstituerons aussi le cheminement théorique de cette valorisation, à partir de la linguistique
saussurienne et spécifiquement de la phonologie. Nous nous demanderons surtout s'il n'y a
pas quelque part un malentendu, une méconnaissance. Le langage peut-il vraiment se
concevoir comme un système unique ? N'est-il pas plutôt un ensemble de systèmes partiels
(phonologique, morphologique) constituant des niveaux bien distincts ? En particulier, le niveau
lexical doit-il se concevoir comme un système, ou comme un ensemble de sous-ensembles,
groupes de mots exprimant telle fonction ou telle activité sociale comme l'habitation, le
vêtement, la nourriture, etc ? S'il en est ainsi, on ne peut se représenter le réel (social) et
l'intelligible (le système) dans une identité indissoluble. La réalité sociale doit au contraire
se représenter comme un ensemble de systèmes partiels, séparés pardes trous, des lacunes
des coupures, des grands « blancs » du texte social. Il y aurait ainsi dans notre société, le
système fiscal, le système juridique, le système politique (ou les systèmes), le système
pédagogique, le système ferroviaire, le système routier, etc, etc. Chacun essaie sans y parvenir
d'atteindre la cohésion et la cohérence. Les points forts de l'ensemble, son « armature »
CLAUDE LEVI-STRAUSS ET LE NOUVEL ELEATISME 31

sa structure ne vont pas sans points faibles. Par les trous risquent de passer des forces
« déstructurantes » ou « restructurantes ». La stratégie politique cherche à colmater les
lacunes et fissures, à renforcer les points faibles. Elle est systématisante et totalisante, mais
l'achèvement du Système unique et total n'est qu'une limite, impossible à atteindre. Quant à
la science, elle n'est pas plus systématisée que la réalité sociale. Elle ne constitue pas un
corps unitaire, malgré les tentations en ce sens. Elle se divise en spécialités, séparées par
des trous et des lacunes. La connaissance, elle-même, comporte des points forts et des points
faibles ; et c'est autour de ces derniers, dans les points faibles, qu'il se passe quelque
chose : découverte, création.

Cette critique du Système et de la systématisation permettra d'aborder les questions


décisives, celles de l'humanisme (ancien ou nouveau), celles de la pensée dialectique. Ce qui
nous amène enfin à poser le problème des rapports entre la pensée marxiste et la pensée
nietzschienne ou inspirée de Nietzche.
(à suivre)
Université de Paris-Nanterre.

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