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fr/1954/08/ROLIN/21203
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��-il besoin de souligner combien il serait absurde de persévérer dans l’édification d’autorités
régionales, dites supranationales, si nous laissons se détériorer et disparaître l’élément
essentiel que pareilles institutions peuvent emprunter aux institutions internationales
existantes : à savoir l’indépendance du fonctionnaire. Et comment espérer vaincre la
défiance manifestée par les Puissances de l’Est à l’égard des Nations unies si ceux qui leur
adressent ce reproche s’efforcent eux-mêmes d’enlever à l’organe non gouvernemental son caractère
impartial, condition par excellence de la confiance qu’il doit inspirer à tous les membres.
À vrai dire, la menace semble avoir existé de bonne heure. Le 10 mars 1953, à la 413e séance plénière
de l’Assemblée générale des Nations unies, M. Trygve Lie, dénonçait le fait que bien que l’Assemblée
générale ait à plusieurs reprises confirmé qu’il avait le pouvoir exclusif de choisir son personnel en
toute indépendance, il ne lui avait jamais été possible, malgré tous ses efforts, d’appliquer de façon
satisfaisante ces méthodes de recrutement dans le choix du personnel originaire de l’Union soviétique.
« C’est là, ajoutait-il, encore une violation du caractère international du secrétariat tel qu’il est défini
dans la charte, et je ne vois aucune raison de passer ce fait sous silence plus longtemps. »
Or, cette dénonciation n’était pas seulement imprécise et tardive, elle était singulièrement incomplète,
car elle passait sous silence d’autres méconnaissances du caractère international du secrétariat
commises depuis peu d’années par le State Department, s’inscrivant dans sa lutte contre le
communisme, et à l’égard desquelles le secrétaire général faisait preuve d’une regrettable faiblesse.
C’est ainsi qu’au cours de leur audition par un sous-comité sénatorial, les 10 et 17 décembre 1952,
deux fonctionnaires américains révélèrent que depuis 1949 un accord confidentiel était intervenu avec
le secrétaire général des Nations unies, en vue de « l’identification des citoyens des États-Unis,
employés ou candidats à un emploi, qui paraîtraient être communistes ». Et le secrétaire général
reconnut qu’en présence d’avis défavorables dans neuf cas sur dix le candidat avait été écarté, le
dixième ayant été rapidement licencié, tandis que dans cinquante autres cas où l’avis se faisait attendre
parfois depuis plus d’un an, l’engagement avait été ajourné...
Plus grave que cela : en octobre 1952 le sous-comité de la Sûreté intérieure du Sénat décida de
rechercher si des citoyens des États-Unis, employés aux Nations unies, s’étaient livrés à des « activités
subversives ».
De fait, aucune activité subversive ne fut jamais établie à charge d’aucun d’entre eux, mais on sait que
depuis longtemps l’administration américaine considère que le soupçon de pareilles activités suffit
pour justifier le renvoi, et que ce soupçon peut être déduit des opinions du fonctionnaire examiné ou
de son affiliation à l’une des associations qui, sans être illégales, ont été ultérieurement réputées
subversives, et ce alors même que l’affiliation remonte à une époque antérieure à l’engagement.
Or le secrétaire général s’est rangé à cette manière de voir et, tout en revendiquant la responsabilité
exclusive des décisions relatives à son personnel, il a exprimé l’intention de licencier les fonctionnaires
« qu’il aurait de bonnes raisons de croire se livrant ou risquant de se livrer à des activités considérées
comme déloyales par le pays hôte ».
Bien plus, plusieurs fonctionnaires américains s’étant réclamés d’un privilège inscrit dans la
Constitution pour refuser de répondre à des questions pouvant conduire à leur incrimination, le
secrétaire général a vu là un manquement à leurs obligations internationales (?) et les a révoqués sans
indemnité.
Pareilles mesures arbitraires ne pouvaient manquer d’alarmer les diverses délégations, qui portèrent
leurs craintes à la tribune de l’Assemblée. De son côté, le tribunal administratif, saisi des recours des
intéressés, reconnut l’illégalité des renvois frappant des fonctionnaires permanents, et leur alloua des
indemnités.
Cependant les autorités américaines réagirent avec vivacité ; la délégation des États-Unis à
l’Assemblée générale s’opposa à l’inscription au budget des sommes nécessaires pour l’exécution des
condamnations. On se tira de justesse de la difficulté en décidant de demander à la Cour
internationale de justice si les décisions du tribunal administratif avaient un caractère obligatoire. La
réponse affirmative ne pouvait faire de doute : la Cour l’a donnée en date du 13 juillet dernier.
Certains résistèrent... et furent renvoyés. Mais, de nouveau, les autorités judiciaires se montrèrent
fermes dans la défense des principes, et dans le cas d’un fonctionnaire de l’U.N.E.S.C.O. deux
instances successives reconnurent l’illégalité du renvoi.
Hommage soit rendu à la probité des juridictions internationales, mais combien de temps réussiront-
elles à entraver ou à sanctionner certaines des concessions excessives de trop nombreux secrétaires ou
directeurs généraux ?
Déjà, grâce à la complaisance d’une majorité soumise de délégués, le statut des fonctionnaires des
Nations unies a été amendé dans un sens qui réduit les possibilités de contrôle judiciaire en
augmentant le pouvoir d’appréciation du secrétaire général.
De son côté, le comité sénatorial, désireux d’enlever aux récalcitrants le prétexte qu’ils invoquent pour
ne pas répondre à ses convocations, envoie en Europe des délégués afin de procéder sur place aux
interrogations. Il est vrai que la Suisse a refusé de les autoriser à y procéder sur son territoire. Qu’à
cela ne tienne ! Ils auront lieu à Lyon, où le gouvernement français les tolère...
Et voici que les journaux nous rapportent une extraordinaire déclaration du nouveau secrétaire
général, M. Hammarskjoeld, suivant laquelle « les fonctionnaires des Nations unies, tout en ayant le
statut des fonctionnaires internationaux, demeurent au service de leurs gouvernements respectifs ».
On croit rêver. Être au service signifie : accepter des instructions et s’y conformer. Or, la charte est
formelle. Suivant son article 100 : « Dans l’accomplissement de leurs devoirs, le secrétaire général et le
personnel ne solliciteront ni n’accepteront d’instructions d’aucun gouvernement ni d’aucune autorité
extérieure à l’Organisation ».
Et le statut, dans son article premier, paragraphe 1 non amendé, stipule qu’ « en acceptant leur
nomination, ils (c’est-à-dire les membres du secrétariat) s’engagent à remplir leurs fonctions et à régler
leur conduite en ayant exclusivement en vue l’intérêt des Nations unies ».
Vraiment, il est grand temps que l’Assemblée générale mette le holà à ces déviations déplorables, et
que l’opinion publique manifeste sa préoccupation.
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Ministre d’État belge, sénateur
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