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L’apparition des défis globaux au cours du XIXe siècle a mis les Etats dans la

nécessité impérieuse de mettre en commun leurs efforts afin de les relever. La mise en
commun de ces efforts a donné naissance à des organisations d’intégration sur les différents
continents. Une organisation d’intégration regroupe des Etats qui consentent à un abandon de
leur souveraineté dans certain domaines au profit d’une entité supranationale qui est
l’organisation elle-même, celle-ci étant dotée de la personnalité juridique et un ordre juridique
qui lui est propre. L’ordre juridique est un ensemble organisé et structuré de normes
juridiques possédant ses propres sources, doté d’organes et procédures aptes à les émettre, à
les interpréter ainsi qu’à en faire constater et sanctionner, le cas échéant, les violations.

Ainsi dit, l’organisation d’intégration crée du droit appelé droit communautaire et qui
peut être dérivé ou originaire. C’est le cas du Traité relatif à l’harmonisation du droit des
affaires en Afrique, signé le 17 octobre 1993 à Port-Louis (Maurice) et entré en vigueur en
septembre 1995.
Parmi les dispositions de ce traité, l’article 10 occupe une place essentielle de par son
objet puisqu’il régit les rapports entre les actes uniformes qui matérialisent le droit dérivé de
l’organisation et les ordres juridiques des Etats membres. Il est ainsi libellé : «Les Actes
uniformes sont directement applicables et obligatoires dans les Etats parties nonobstant
toute disposition contraire de droit interne, antérieure ou postérieur ».
Si la lecture de cet article laisse apercevoir de façon expresse certaines règles, il laisse
transparaitre des controverses sur d’autres règles qu’il ne consacre pas explicitement.
Ainsi, une analyse de cet article appelle d’une part l’étude de ses implications explicite
(I) et de ses implications implicites (II) d’autre part.

I) LES IMPLICATIONS EXPLICITES


Une simple lecture de l’article 10 laisse apercevoir de façon explicite deux règles.
L’applicabilité directe (A) d’une part et l’effet obligatoire (B) d’autre part.

A) L’APPLICABILITE DIRECTE

Des termes de l’article 10, il ressort que les actes uniformes sont directement applicables
dans les Etats parties. Il s’agit là de la première règle, celle de l’applicabilité directe, qui
consacrée de façon expresse par cet article. L'expression « applicabilité directe »
recouvre deux notions distinctes. D’une part, il y a l’immédiateté des actes uniformes. Ces
dernier font partie intégrante des droits nationaux dès leur publication. Leur pénétration
dans les ordres juridiques ne nécessite aucun acte de réception intermédiaire.

D’autre part il y a l'effet direct des actes uniformes, ces derniers créant des droits et
obligations pour les individus et pouvant donc être invoquées directement devant le juge
national par ceux-ci.
L’effet direct, en effet, selon Jean BOULOUIS, est : « le droit pour toute personne de
demander à son juge de lui appliquer le droit communautaire ; et c’est concomitamment
l’obligation pour le juge de faire usage de ce droit quelle que soit la législation du pays dont
il relève ».
L’effet direct ou « invocabilité » a donc trait à la capacité du droit communautaire à
créer des droits et des obligations au bénéfice ou à la charge des particuliers dont ceux-ci
peuvent se prévaloir, à toutes fins utiles, directement devant les autorités ou les juridictions
nationales sans recours préalable à une mesure nationale d’exécution, notamment pour en tirer
des droits ou pour faire annuler ou déclarer inapplicables des actes nationaux non conformes
au droit communautaire.
De cette règle d’applicabilité directe résulte l’autre versant de l’acte uniforme qui n’est
autre que son effet obligatoire.

B) L’EFFET OBLIGATOIRE

Les actes uniformes qui constituent les moyens d’actions de l’organisation en vue
d’atteindre ses objectifs d’harmonisation sont obligatoires dans les Etats parties. Autrement
dit, ces actes uniformes s’imposent dans toute leur rigueur aux Etats parties ainsi qu’aux
particuliers qui peuvent s’en prévaloir au même titre qu’une règle de droit interne qui leur
reconnait des droits subjectifs.

Les actes uniformes, en effet, dès leur publication au journal officiel OHADA
intègrent l’ordre juridique interne des Etats membres, soit en remplaçant des règles de droit
interne, soit en complétant l’arsenal juridique déjà en place dans l’ordre juridique interne. Par
ce fait, les actes uniformes deviennent des règles de droit et donc obligatoires.

Mieux, étant donné que le juge a l’obligation d’appliquer le droit interne, il a alors
obligation d’appliquer ce droit OHADA sous peine d’engager la responsabilité de son Etat.

Et en cas de difficulté dans l’interprétation d’un acte uniforme, l’Etat peut saisir la
juridiction compétente de la communauté et l’interprétation que donne cette dernière s’impose
à cet Etat en vertu de l’autorité la chose interprétée.1

II) LES IMPLICATIONS IMPLICITES

L’article 10 est le siège de certaines controverses. Ces controverses tiennent sûrement


à la méthode de rédaction adoptée par le Traité de l’OHADA. En effet, il n’existe pas dans le
Traité de disposition fixant clairement et de façon indiscutable le rang sur un plan
hiérarchique des actes uniformes par rapport au droit interne des Etats membres. De même,
contrairement à certains actes uniformes qui ont prévu l’abrogation de certaines dispositions
de droit interne des Etats membres, le Traité ne contient pas pareille disposition. Pourtant, la
doctrine confirmée par la jurisprudence estime que l’article 10 du traité OHADA consacre
implicitement la supranationalité (A) et revêt une portée ou un effet abrogatoire (B) sur des
dispositions du droit interne des Etats membres.

A) LA SUPRANATIONALITE

1
V. CJCE, Kathleen Hill
La règle est simple à énoncer. Le droit OHADA, incarné par les actes uniformes, est supérieur
au droit interne des Etats membres.

Pour la plupart de la doctrine, la supranationalité est une évidence car elle est la seule
règle propre à conférer au droit communautaire dans son ensemble une certaine efficacité.
L’affirmation de la primauté du droit communautaire signifie qu’en présence d’une
contrariété entre le droit communautaire et le droit interne, le juge national doit faire prévaloir
le droit communautaire sur le droit national, en appliquant le premier et en écartant le second,
et cela à juste titre. En effet, le droit communautaire est le produit de plusieurs souverainetés.
A ce titre, aucun Etat ne peut faire prévaloir son droit sur le droit communautaire au risque de
vider celui-ci de son sens. C’est pourquoi il est certain que la primauté est une exigence dans
une organisation d’intégration. Sans elle « l’ordre juridique communautaire risquerait de se
décomposer en série d’ordres partiels, autonomes et divergents »2

Cependant, il faut mentionner que la supranationalité est posée de façon brute d’autant
plus que l’article 10 est peu disert sur une certaine hiérarchie entre le droit interne et le droit
OHADA. Cette suprématie n’est déductible qu’à travers l’expression suivante : « nonobstant
toute disposition contraire de droit interne, antérieure ou postérieure ».

Cependant, certains auteurs ont tenté d’expliquer cette supranationalité.

Pour le professeur Filiga Michel SAWADOGO, les actes uniformes “se situent au-dessus des
lois internes” en raison du fait qu’ils ”l’emportent sur les dispositions internes
postérieures”, de même qu’ils l’emportent sur les dispositions internes antérieures “en raison
du principe qui veut que la loi nouvelle l’emporte sur la loi ancienne”.
Le professeur Pierre MEYER, sur la même optique, a dégagé deux principes par
rapport à la cohérence de tout système juridique : un principe temporel qui veut qu’une
norme postérieure abroge une norme antérieure de rang identique et un principe
hiérarchique qui veut qu’une norme inférieure même postérieure ne puisse abroger une
norme supérieure. Pour ce dernier, la cohérence du droit OHADA est exclusivement assurée
par ce dernier principe dont la mesure est donnée par l’article 10 du Traité à travers le
qualificatif “postérieur”. Partant de l’idée que seule une norme hiérarchiquement supérieure
peut rendre caduque une norme postérieure, il soutient que l’article 10 “établit clairement et
sans aucun doute possible la supériorité hiérarchique du droit porté par les Actes
uniformes sur les dispositions législatives et réglementaires de droit interne”.
Face aux incertitudes liées à la portée supranationale de l’article 10 du traité, la
doctrine en a appelé à un avis de la Cour commune de Justice et d’Arbitrage.
A la demande de la Cote d’Ivoire, la CCJA a rendu un avis 3 et a affirmé la portée
supranationale de l’article 10.
A la question de savoir si l’article 10 du traité contient une règle de supranationalité, la
cour répond que “l’article 10 du Traité […] contient une règle de supranationalité parce
qu’il prévoit l’application directe et obligatoire dans les Etats parties des Actes uniformes et

2
M. DEHOUSSE cité par L. CARTOU in Communautés Européennes, 1Oème édition, Paris,
Dalloz, 1991, p.124.
3
V. CCJA, avis N°001/2001/EP, Séance du 30 avril 2001
institue, par ailleurs, leur suprématie sur les dispositions de droit interne antérieures ou
postérieures”.
Ainsi, la règle de la supranationalité découlerait selon la Cour, d’une part de
l’applicabilité directe et obligatoire des actes uniformes dans les Etats membres et d’autre
part, de leur suprématie sur les dispositions de droit interne. Mais là encore, la cour donne sa
réponse de façon brute, sans explication et sans raisonnement.

B) LA PORTEE ABROGATOIRE DE L’ARTICLE 10.


Le Professeur Joseph ISSA-SAYEGH4 note que l’article 10 pourrait être interprété
comme consacrant “l’interdiction pour tout Etat partie d’adopter une disposition de droit
interne s’opposant au principe d’une application directe et immédiatement obligatoire des
Actes uniformes” ou purement et simplement l’abrogation du droit interne en ses
dispositions contraires, antérieures ou postérieures. Là encore la cour s’est vue obligée
d’intervenir pour plus d’éclaircissement au regard de ces deux interprétations qui peuvent être
toute valables.
A la question de savoir si l’article 10 contient une règle relative à l’abrogation du droit
interne par les actes uniformes, la cour répond qu’ “en vertu du principe de supranationalité
qu’il consacre, l’article 10 […] contient bien une règle relative à l’abrogation du droit
interne par les Actes uniformes”.
Selon la Cour, la règle de supranationalité contenue dans l’article 10 du
Traité constitue le fondement de l’abrogation du droit interne par les actes uniformes.
Une fois le principe de l’abrogation posé, il restait la question de l’ampleur de
l’abrogation. L’article 10 consacre t-il une abrogation totale ou partielle ?
L’abrogation totale voudrait que soit abrogé tout texte national ayant le même objet
général qu’un acte uniforme. L’abrogation partielle ne viserait, quant à elle, que les seules
dispositions internes contraires aux actes uniformes. La première forme d’abrogation a
l’avantage de la simplicité et de l’efficacité puisqu’elle permet d’obtenir un degré
d’unification poussée par la seule adoption des actes uniformes. Mais il y a lieu d’observer
qu’en cas de défaillance du droit OHADA sur des points précis, notamment en cas de lacunes,
des difficultés pourraient surgir du fait de l’impossibilité d’appliquer le droit interne, par
essence abrogé.
Si l’abrogation partielle a l’inconvénient de la complexité vu qu’elle suppose un
recensement préalable de toutes les dispositions nationales contraires à un acte uniforme pour
les voir abrogées, en revanche, elle présente l’avantage indéniable de permettre au droit
national de suppléer le droit OHADA à chaque fois que celui-ci est défaillant.
Sur cette question de l’ampleur de l’abrogation, la cour répond “sauf dérogations
prévues par les Actes uniformes eux-mêmes, l’effet abrogatoire de l’article 10 du Traité
[…] concerne l’abrogation ou l’interdiction de l’adoption de toute disposition d’un texte
législatif ou réglementaire de droit interne présent ou à venir ayant le même objet que les
dispositions des Actes uniformes et étant contraires à celles-ci”.
Elle ajoute que cette abrogation concerne aussi “les dispositions de droit interne
identiques à celles des Actes uniformes”.
4
J. ISSA-SAYEGH, “Quelques aspects techniques de l’intégration juridique : l’exemple des actes uniformes de l’OHADA”,
Unif. L. Rev. / Rev. dr. unif. (1999), 20.
C’est donc une abrogation partielle que consacre la Cour. Sont considérées comme
abrogées ou interdites d’adoption deux séries de dispositions : les dispositions ayant le même
objet que celles des actes uniformes et qui leur sont contraires d’une part, et les dispositions
identiques à celles des actes uniformes d’autre part. Par dispositions contraires, il faut
entendre, précise la Cour, “tout texte législatif ou réglementaire contredisant dans la forme,
le fond et/ou l’esprit les dispositions d’un Acte uniforme”.
On peut déduire du raisonnement de la Cour deux situations dans lesquelles les
dispositions de droit interne des Etats membres demeurent en vigueur. La première concerne
les dispositions de droit interne qui, ayant le même objet que les actes uniformes, ne leur sont
pas contraires et la seconde les dispositions de droit interne qui ne sont pas identiques aux
dispositions des actes uniformes.
Sur la nature des dispositions abrogées ou interdites d’adoption, la Cour utilise
l’expression “texte législatif ou réglementaire”. La question se pose alors de savoir si la Cour
entend par là épargner de l’abrogation les dispositions à valeur constitutionnelle des Etats
membres.
Une dernière observation s’impose. Avant même de préciser l’ampleur de l’abrogation
qu’elle tire de l’article 10 du Traité, la Cour commence par annoncer une dérogation à la règle
qu’elle va poser en utilisant les termes “sauf dérogations prévues par les Actes uniformes
eux-mêmes”. Cela veut-il dire que les actes uniformes peuvent déroger à l’article 10 du Traité
quant à l’ampleur de l’abrogation des dispositions de droit interne en consacrant une
abrogation totale et cela se vérifie à plus d’un titre, certaines dispositions abrogatoires des
actes uniformes ne semblant pas consacrer la solution de l’abrogation partielle des
dispositions de droit interne retenue par la Cour. C’est le cas de l’article 35 alinéa 1 de l’Acte
uniforme relatif au droit de l’arbitrage qui dispose que “le présent Acte uniforme tient lieu
de loi relative à l’arbitrage dans les Etats parties” ; c’est surtout le cas de l’article 336 de
l’Acte uniforme portant organisation des procédures simplifiées de recouvrement et des voies
d’exécution selon lequel “le présent Acte uniforme abroge toutes les dispositions relatives
aux matières qu’il concerne dans les Etats parties”. On pourrait être fondé à considérer que
ces deux dispositions consacrent une abrogation totale des dispositions de droit interne, sans
distinguer selon leur contrariété ou non aux dispositions des actes uniformes. De même,
d’autres dispositions abrogatoires des actes uniformes ne semblent pas abroger les
dispositions postérieures contraires. L’exemple nous est fourni par l’article 150 de l’Acte
uniforme portant organisation des sûretés et par l’article 257 de l’Acte uniforme portant
organisation des procédures collectives d’apurement du passif qui utilisent la formule selon
laquelle “sont abrogées toutes les dispositions antérieures contraires à celles du présent Acte
uniforme”. D’où l’intérêt de la dérogation que semble accorder la Cour aux actes uniformes
sur la question de l’ampleur de l’abrogation. Par conséquent, si l’on répond par l’affirmative à
la question de la valeur dérogatoire des actes uniformes quant à l’ampleur de l’abrogation,
alors les solutions abrogatoires particulières prévues par ces actes uniformes devraient être
applicables.

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