Vous êtes sur la page 1sur 12

Jean-Jacques Brochier

Les arguments contre la censure


In: Communications, 9, 1967. pp. 64-74.

Citer ce document / Cite this document :

Brochier Jean-Jacques. Les arguments contre la censure. In: Communications, 9, 1967. pp. 64-74.

doi : 10.3406/comm.1967.1129

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1967_num_9_1_1129
Jean-Jacques Brochier

Les arguments contre la censure

c La censure
voulu s'en servir.
a perdu» tous
Chateaubriand.
ceux qui ont

La censure est un peu comme le Diable selon Gide. Partout et nulle part,
évanescente dès qu'on veut la saisir, bien matérielle pourtant par la trace de
ses actes, comme le Diable elle finirait presque par nous faire croire qu'elle
n'existe pas, et c'est sa plus grande force. Comme du Diable, on parle d'elle,
on parle contre elle. Ne serait-ce que, comme le fait Laurent Goblot, lorsqu'on
intitule par antiphrase un ouvrage Apologie de la censure.
Bien avant que Gill ne la baptise Anastasie, elle avait déjà mauvaise réputat
ion.Gill dresse ainsi sa biographie : « Censure (Anastasie), illustre engin liber-
ticide français, née à Paris sous le règne de Louis XIII. Elle est fille naturelle
de Séraphine Inquisition et compte de nos jours dans sa nombreuse famille quel
ques autres personnages également très connus : Ernest Communiqué, Zoé
Bonvouloir, le vicomte Butor de Saint-Arbitraire et Agathe Estampille, ses
cousins, tante et beau-frère... Le pape Alexandre VI qui avait été l'un de ses
premiers pères, avait laissé un petit manuscrit intitulé : Guide du parfait censeur
et à l'aide duquel Anastasie avait pu faire son éducation. Voici quelques extraits
de cet intéressant travail.
« 1) La censure est l'art de découvrir dans les œuvres littéraires ou dramat
iques, les intentions malveillantes ;
« 2) L'idéal est d'y découvrir les intentions, même quand l'écrivain ne les
a pas eues.
« 3) Un censeur capable doit, à première vue, déterrer dans le mot ophicléide
une injure à la morale publique.
« 4) La devise du censeur est : « Coupons, coupons, il en restera toujours trop. »
« 5) Le censeur doit être persuadé que chaque mot d'un ouvrage contient
une allusion perfide. Quand il parviendra à découvrir l'allusion, il coupera la
phrase. Quand il ne la découvrira pas, il la coupera aussi, attendu que les allu
sions les mieux dissimulées sont les plus dangereuses 1 . »
Ce texte drôle, publié dans V Éclipse le 1er juillet 1874, est moins léger qu'il
n'y paraît. Presque tous les arguments contre la censure y sont recensés.
C'est de ces arguments que nous avons voulu faire le compte. Très rapidement
on constate que leur nombre est limité, qu'ils reviennent sans cesse dans toutes

1. Cité par L. G. Robinet d'après L. Goblot.

64
Les arguments contre la censure

les diatribes contre la censure, dans toutes les études. Aussi notre bibliographie
est-elle assez réduite. Nous avons considéré les ouvrages de Louis Gabriel Robinet :
la Censure, Hachette, 1965 ; d'André Breton : Misère de la poésie (« l'affaire
Aragon » devant l'opinion publique), Éditions surréalistes, Paris 1932 ; de
Maurice Garçon : Plaidoyer contre la censure, J.-J. Pauvert, 1963 ; le numéro
spécial de la revue Image et Son : « la Censure contre le cinéma » x (n° 140-141,
avril-mai 1961). La collection du bulletin trimestriel : la Censure contre les arts
et la pensée 2. Enfin, le compte rendu de V Affaire Sade (Pauvert, 1957) qui,
à la fin de cette étude, nous permettra de rassembler les thèmes.
Nous ne nous dissimulons pas que cette collection pourrait être complétée.
Bien que les ouvrages sur la censure soient rares et, si le mal des uns peut guérir
celui des autres, que le catalogue de la Bibliothèque nationale, à l'article Censure,
soit particulièrement pauvre en publications autres que finlandaises, par exemple.
Il faut noter aussi, dès maintenant, la redondance des critiques de la censure,
chez qui, on retrouve toujours, diversement combinés, un petit nombre d'a
rguments.
Aucun des auteurs envisagés, bien sûr, ne justifie la censure, dans les termes
et avec la tranquillité d'un Bonald, par exemple, qui la déclarait innocemment
protectrice des arts et de leur dignité, tutrice nécessaire de la littérature. Aucun
non plus ne tente de définition, sinon très générale. Ainsi, pour Robinet, la
censure c'est l'interdiction avant publication de tout ce qui pourrait troubler
l'ordre, menacer les institutions, répandre de fausses nouvelles, corrompre les
esprits. Le bulletin Censure, avance une définition toute négative. Il n'y a pas
à proprement parler, pour lui, censure dans les pays communistes dans la mesure
où toute publication émane de l'État ou dépend de lui. Ou alors il faudrait
appeler également censure le refus d'un manuscrit par un éditeur, en France
par exemple. Pour tous les autres, la censure est ce diable dont nous parlions
plus haut, qui n'a pas besoin de prouver son existence pour être. En fait tous les
auteurs entendent par censure, cette censure de fait exercée par les autorités
judiciaires, politiques et religieuses sur la littérature et les arts. C'est une notion
culturelle commune, plus ou moins précisée par une expérience vécue ou apprise.
LÀ Encyclopédie reste curieusement muette sur la censure. Rien à l'article Cen
sure lui-même, qui ne parle que des censures ecclésiastiques. Rien non plus à l'arti
cle Censeur. Mais la lettre C fut publiée avec le privilège royal, et officiellement.
Rien encore à Librairie, sinon l'éloge de d'Aguesseau et de Malesherbes. Il faut
chercher à Privilège pour lire : « Quelques-uns des derniers règlements (de la
Librairie de France) dérogent aux anciens, d'autres sont mal expliqués, et plu
sieurs sont contraires au bien et à l'avantage du commerce de la librairie. »
C'est peu, et il faut remarquer que le volume qui contient cet article a pourtant
été publié clandestinement en 1765, et daté de Neuchatel.
Il n'y a guère qu'André Breton et les cinéastes à refuser catégoriquement la
censure, sans faire le détail. Dans Misère de la poésie, cette récusation en bloc,
pour être implicite, n'en est pas moins évidente. C'est d'ailleurs autant une
récusation de la justice qui attaquait Aragon pour son poème Front rouge, que
de la censure en tant qu'activité sordide. Les cinéastes sont aussi violents,
explicitement. Peut-être parce que, dans leur cas, il existe une censure organisée,
qui s'affirme comme telle. Pour Autant-Lara, « toute censure, cette Police de la

1. Indiqué dans nos références par /. et S.


2. Indiqué dans nos références par Censure et l'indication du numéro.

65
Jean-Jacques Brochier
Pensée, doit être purement et simplement abolie ». Sadoul : « Je suis contre. »
Tailleur : « La censure est contre nature dans son principe, contre l'art dans ses
effets. La vie n'est pas censurable, pourquoi l'art le serait-il ?... Il faut supprimer
la censure et, s'il le faut, les censeurs. » Weehler : « La censure cinématographique
n'a pas plus de raison d'être qu'une censure théâtrale ou littéraire. Les auteurs
de films, comme les écrivains et les auteurs dramatiques, ne devraient être
responsables de leurs œuvres que devant la loi. » Fovez : « La censure est, par
définition, incompatible avec la démocratie. » Labarthe : « La censure, je suis
contre. Je propose qu'on la supprime. »
Mais ce sont les seules condamnations sans appel que nous ayons rencontrées.
Même Maurice Garçon, qui reconnaît que « la censure est d'une rigueur contraire
à toute notion de liberté de penser, de s'exprimer, d'écrire et de publier », c'est-
à-dire contraire à la Déclaration des Droits de l'Homme, nuance sa position.
Une condamnation totale va en effet de pair avec une révolte totale, la volonté
de pouvoir tout dire et tout montrer. Peu de critiques osent prendre un tel
risque.
Le plus souvent la censure sera considérée, même par des cinéastes, comme
un mal nécessaire, qu'on justifie tantôt par des arguments moraux, sociaux,
voire métaphysiques. Ainsi Raymond Barkan (/. et S.) affirme qu'il serait aussi
utopique de réclamer la suppression de la censure dans le monde présent que
de «... demander celle de l'armée ou de la police », que l'absurdité des décisions
est bien davantage le fait des censeurs que de la censure, qu'il n'y a pas de réponse
définitive au problème de la censure, et que « le sentiment de révolte dont nous
blessent à juste titre certaines interdictions ou mutilations s'insère purement
et simplement dans le tragique de la vie ».
Argument historique : le mode d'information, la vie ont évolué. Pour L. G. Ro
binet, il est impossible de défendre la liberté d'expression dans les mêmes termes
que Chateaubriand ou Royer-Collard.
Argument moral : « Les restrictions apportées au libre exercice de la création
artistique, à la libre communication de la pensée et des œuvres, sont inadmissibles
dès qu'elles dépassent la protection de l'ordre et de la moralité publics, notions
d'ailleurs difficiles et dangereuses à manier » {Censure). Robinet demande :
« Comment parvenir à assurer la protection des bonnes mœurs autrement que
par l'intervention du pouvoir ?»
Argument historico-moral : la liberté totale est une dangereuse vue de l'esprit
incompatible avec les mœurs d'un pays de culture et de civilisation.
Enfin, argument socio-politique : « Le public s'est habitué à l'idée qu'une
liberté complète de l'information est désormais entrée dans le domaine de l'utopie...
le public s'est habitué à la censure, que celle-ci soit officielle ou clandestine »
{Censure.). « Puissant moyen de propagande pour l'État, le cinéma, comme la
télévision d'ailleurs, ne peut totalement échapper à son contrôle » {Robinet).
C'est l'argument des « réalistes », dont Pascal a déjà parlé il y a bien longtemps,
de ceux qui disent : « Condamner en bloc la censure serait aussi faux que de
l'accepter toute puissante 1. » II faut remarquer d'ailleurs que cette position est,
de loin, la plus répandue. En effet tous ceux qui critiquent la censure pour telle ou
telle raison particulière, en reconnaissent de facto l'existence et la légitimité,
sauf à redresser ses erreurs ou pallier ses faiblesses. Ainsi beaucoup de bons
esprits envisagent une censure à la qualité, par exemple. A moins de la récuser

1. Robinet, Op. cit.

66
Les arguments contre la censure

en bloc, et de refuser d'en discuter et de discuter avec elle, il faut bien l'accepter,
sous réserves de modifications. La vérité d'évidence se transforme en reconnais
sance.
Cette reconnaissance va même, dans un bulletin nettement dirigé contre la
censure, jusqu'à approuver les interdictions, au nom de la qualité et de l'art.
« Peut-on demander à un brigadier de police de faire la distinction entre Nini à
Lesbos ou Êros s'amuse, par exemple, dont la condamnation nous laisse fort
indifférent, et les larmes d'Êros du grand écrivain G. Bataille? » (Censure, n° 4).
Cette indifférence laisse rêveur. Bien que le critère de qualité soit aussi relatif,
cette opinion est partagée par les censeurs eux-mêmes. Ainsi, au Chili, la première
décision de la Commission de Censure fut d'interdire le film de Bergman Sourires
d'une Nuit d'Été, ce qui entraîna des mouvements de protestation. Les censeurs
s'excusèrent en disant : « Nous ignorions qu'il s'agissait d'un chef-d'œuvre »
(Censure, n° 6).
Bien plus : dans le même bulletin, un article sur Israël va presque jusqu'à
reprocher à l'État une carence, et proteste « ...contre la floraison nauséabonde
d'une quantité d'ouvrages pornographiques écrits et publiés en hébreu dans des
éditions qui ressemblent à des fascicules illustrés. Ceux-ci sont vendus librement
dans tous les kiosques du pays dont les étalages sont illustrés par les chromos
obscènes des couvertures de ces livres. Aucune loi n'existe pour en interdire la
publication ou la diffusion, et le gouvernement n'envisage aucune mesure en ce
sens, de crainte qu'elle ne devienne prétexte à des abus » (Censure, n° 5). On
trouve dans ce texte le vocabulaire moral propre à l'indignation censurante
(nauséabond, pornographique, chromos — alors que le tableau ou l'estampe,
artistiques, sont dignes — étalages), associé aux critères du législateur dans bien
des pays : fascicule (soumis à une réglementation plus sévère que le livre), illu
strations, vente libre, étalage, publication et diffusion. Le texte contre la censure
nous entraînerait presque à une étude des justifications qu'elle en donne — la
reconnaissance dont nous parlions plus haut est devenue approbation. La censure
est condamnée, quand elle l'est, pour deux sortes de raisons : politiques et
morales. La condamnation morale nous semble la plus radicale puisque, pour
tous, la politique est relative à une époque, une société, un pays, alors que la
morale se réfère souvent, peu ou prou, à une notion vague, mais universelle, de la
nature humaine. Ce qu'exprime Y. Bellon (/. et S.) quand elle dit : « L'idéal serait
une censure exercée non pas au nom des petits intérêts passagers d'un pouvoir,
mais au nom des intérêts permanents de l'humanité. C'est sans doute un rêve. »
Le critère de qualité nous paraît, d'ailleurs, se rattacher à cette notion morale
universelle.
Nous n'avons pas trouvé de condamnation morale précise de la censure, d'a
rguments du type : la censure défend cette morale, nous défendons cette morale
inverse. Ou bien en effet la critique accepte les notions de morale publique,
bonnes mœurs, ou bien, les récusant en bloc, elle récuse la censure sans autre
ment préciser. C'est le cas de Breton par exemple, dont toute l'œuvre, visant à
définir une morale surréaliste, conteste radicalement la morale bourgeoise. Mais
on ne trouve pas, dans les textes envisagés, de profession de foi immoraliste
précise. Une fois seulement, on reproche à la censure sa médiocrité morale, sa
volonté de niveler au plus bas niveau. La censure existe, écrit Mitry (/. et S.)
« ... histoire de satisfaire les duègnes refoulées et les masturbés boutonneux; les
impuissants veulent châtrer ceux qui ne le sont pas ».
La condamnation politique est bien plus fréquente. La censure est liée au

67
Jean-Jacques Brochier

pouvoir politique dans ce qu'il a de plus détestable, la juridiction policière — la


morale, alors, n'est qu'une couverture, un déguisement : « La bienséance et la
morale ne sont qu'un prétexte, qui cache la politique. Ce n'est pas une affaire
de cinéma, mais de gouvernement et de mentalité » (Mitry, /. et S.). Laroche :
« Jamais une action bénéfique, toujours des bourdes, palinodies, abus de pouvoir
et décisions stupides, d'essence politique ou policière » (/. et S.). Sadoul : « Les
censeurs dociles aux ordres exercent une répression intellectuelle et politique,
se moquant de l'ordre public et des bonnes moeurs, qui ne sont qu'un prétexte. »
Et Cervoni remarque : « Les interdictions complètes pour raison morale sont très
rares, à l'inverse des interdictions politiques. »
Si la politique a ainsi besoin de se déguiser, de se cacher derrière la morale,
c'est qu'elle détourne en somme la censure, instrument d'intérêt général, vers
l'intérêt particulier d'un seul ou d'un groupe, au détriment de la liberté de tous.
La méfiance à l'égard dû et de la politique, phénomène relatif et transitoire, est la
plus générale. « Le pouvoir absolu a tendance à corrompre absolument » (Cen
sure, n° 3) et, « par la propagande, substituée à l'enseignement, et la censure,
le Pouvoir amène la masse à vouloir ce qui est conforme à l'orthodoxie du
régime ». Breton dénonce « ...le scandale permanent des peines encourues pour
délit d'opinion ». Censure met en relief ce détournement de ce qui appartient
à tous. « Peu de temps avant les élections municipales, on a vu le Premier Ministre
(français) faire une causerie familière, assisté d'un journaliste de la Télévision qui
lui posait des questions visiblement préfabriquées. Pas une seule fois l'inte
rviewer n'a interrompu l'interviewé, ni n'a protesté contre telle ou telle allégation,
ni soutenu un point de vue divergent. Ce spectacle de haut comique aurait pu
être inséré dans l'une des émissions satiriques de la B. B. C. » (Censure, n° 6).
C'est même, pour Robinet, une faute politique que cette politisation de la cen
sure, puisque la presse, une fois censurée, passe pour l'expression de la pensée
officielle, et donc est compromettante.
L'opposition de l'argument politique et de l'argument moral permettra même
de reprocher à la politique de négliger systématiquement la censure morale, de
favoriser même l'immoralité pour faire admettre plus facilement l'interdiction
politique (Censure). Une seule fois le problème de la censure est posé clair
ement comme problème politique, dont la solution est politique, et dont l'aspect
moral est secondaire : « La censure est toujours une institution policière, toujours
une atteinte à la liberté, toujours fasciste par essence, toujours intolérable...
(la censure est) un instrument politique et la revanche des puritains. D'instinct
l'homme de droite est partisan de la censure, les campagnes menées contre elle
viennent toujours de la gauche. Il n'y a pas de bonne et de mauvaise censure ;
l'abolition de la censure est un problème politique, comme le furent au xixe siècle
la liberté de réunion et le suffrage universel » (R. Borde, /. et S.).

Plus avant que ces condamnations générales, au nom de la morale, de la


politique ou de refus de la morale et de la politique, les plaidoyers contre la
censure présentent un certain nombre, restreint, d'arguments plus précis, de
griefs plus nets. C'est toujours ce même petit nombre de thèmes qu'on retrouve,
l'un ou l'autre étant présent ici, absent là, ici mis en relief, là estompé. Même le
thème de Y Encyclopédie (la censure nuit au commerce), se trouve repris dans les
critiques de l'ordonnance de 1959, qui interdit par voie administrative l'affichage
et la publicité de livres déjà imprimés, et entraîne souvent une grave perte finan
cière pour l'éditeur. Mais il n'est plus qu'adventice.

68
Les arguments contre la censure

Ces arguments, nous en avons relevé dix : la censure est ridicule, bête, arbi
traire, manque d'efficacité, a une efficacité contraire, stérilise l'art et les artistes,
n'est pas capable de déterminer ses propres critères, ne tient pas compte de la
qualité, les censeurs sont inaptes ou aveugles, la censure est une permanence
scandaleuse du pouvoir religieux, catholique plus précisément. On note aussi un
détail important. Tout système de censure abrite une catégorie privilégiée,
dispensée de suivre ses prescriptions : la censure est incapable d'être universelle.
1) La censure est ridicule : c'est le thème classique du gendarme berné, de la
stupidité qui ne se rend même pas compte qu'on la moque. La caricature de Gill
n'a eu autant de succès que parce qu'au départ la censure, dogmatique et souvent
inculte, prêtait à rire. On le remarque, parmi d'autres thèmes, dans la phrase de
Jeander : « Fille bien-aimée de l'Église, sœur aînée de la bêtise et de la médiocrité
intellectuelle, Anastasie la vertueuse ne consent à « coucher » qu'avec la dicta
ture; mais n'en a point d'enfant, car, c'est là son malheur, sa disgrâce et sa
honte : elle est stérile » (/. et S.).
2) Mais si elle est souvent ridicule, c'est parce qu'elle est bête dans son principe
et son application. Me Garçon rappelle la phrase de Napoléon : « La censure est
toujours inepte. » La censure ne se rend pas compte qu'elle est contradictoire et
impossible dans son principe — « ...toutes les censures se sont qualifiées par leur
stupidité. Il est impossible de censurer équitablement l'œuvre d'autrui » (D. Ma-
rion, /. et S.). « La seule acceptation par la censure de son propre rôle prouve un
tel aveuglement qu'elle démontre par là même qu'elle est incapable de juger »
(Seguin, /. et S.). Incapable de se comprendre elle est incapable aussi de comprendre
son propre objet : « Un poème ne saurait être épuisé par la considération de son
icontenu littéral », affirme Breton en notant justement que c'est une « imposture
d'isoler tel groupe de mots dans le poème pour exploiter son sens littéral alors
que pour tel autre groupe la question de ce sens littéral ne se pose pas » (la justice
se fondait essentiellement, pour attaquer Aragon, sur le vers : « Descendez les
flics, camarades », mais ne s'intéressait pas à ce vers : « Les astres descendent
familièrement sur la Terre ») et ajoute avec superbe : « La vertu d'un poème ne
saurait être objet de discussion avec un juge. » De même Me Garçon : « La censure
est toujours absurde. Il suffit de lire la série des titres aujourd'hui interdits, pour
s'apercevoir qu'ils n'ont rien à voir avec la protection de la jeunesse qui n'a
jamais entendu, et n'entendra jamais parler des livres qui font aujourd'hui l'objet
des rigueurs du ministre. »
3) La censure est arbitraire, elle est le fait d'un abus de pouvoir, que cet arbi
traire joue dans le sens du libéralisme ou de l'autoritarisme. « Actuellement la
liberté littéraire en France est, en réalité, une affaire de tolérance gouverne
mentale— les autorités craignant le ridicule pour une raison ou pour une autre —
mais ce n'est pas le moins du monde une affaire de droit pur — l'Ordonnance
de 1958 légalise presque tout acte d'arbitraire dans ce domaine » (Censure, n° 1).
La censure est une « atteinte à la liberté d'expression des auteurs de films »
(Laroche, /. et S.), et, nous l'avons vu, a ...toujours une institution policière,
toujours une atteinte à la liberté, toujours fasciste par essence, toujours intolé
rable » (Borde, Ibid.). Elle est arbitraire également dans la détermination de son
objet : « II s'agit donc bien, dans l'esprit de la justice française, d'assimiler
aujourd'hui au langage courant un langage tout particulier qui ne présente, avec
celui-ci, aucune sorte de commune mesure. » « Nous nous élevons contre toute
tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires » (Breton).
L'arbitraire est accru lorsqu'elle ne respecte pas la règle démocratique, même aux

69
Jean-Jacques Brochier

yeux de ceux qui, comme Robinet et Me Garçon, ne récusent pas totalement la


censure. « C'est un acte arbitraire, quand il est fait du seul fait du censeur » ...,
alors qu'engager des poursuites devant un jury est démocratique (Robinet) ; « L'or
donnance du 23 décembre 1958, perfidement insérée dans la loi du 16 juillet 1949,
est un outrage à la justice, puisqu'elle montre qu'on entend soustraire les justi
ciables à leur juge naturel pour les soumettre à un intolérable despotisme »
(Afe Garçon).
4) Tout en critiquant la censure, on lui dénie parfois toute efficacité, en rappe
lantles précédents fameux du xvine siècle, où la littérature et la philosophie
s'imprimaient en Suisse ou en Hollande, parfois avec la complicité ou la bien
veillance des organismes officiels de censure, et de la Résistance, où la littérature
clandestine était considérable, et considérablement lue. Elle se heurte, selon
Louis Chavance, à trop d'impératifs économiques pour pouvoir interdire total
ement : « La censure n'est presque jamais efficace : l'interdiction totale d'un film
est exceptionnelle et il est excessivement rare que cette interdiction n'aboutisse
pas à une sorte de compromis, des concessions réciproques, avec de légères
coupures. Même le cas d'un film récent, ne constitue pas une exception à cette
règle. Ce film sera projeté, car l'importance des capitaux engagés dans la product
ion engage de nombreux intermédiaires à s'entremettre et à user de leur influ
ence » (/. et S.). Il y aurait donc toujours des arrangements avec le ciel. Notons
cependant que cet argument est très rare, et qu'on reproche plutôt à la censure sa
trop grande rigueur, selon le principe énoncé par Gill : « Coupons, coupons, il en
restera toujours trop. » Dans cet ordre d'idées, un autre thème est plus fréquent :
la censure n'est pas efficace puisque la suppression de la censure n'a jamais enté
riné d'augmentation de la criminalité (Chavance, /. et S.). Le bulletin Censure
rappelle tous les pays où la censure n'existe pas, notamment le Japon en ce qui
concerne le cinéma. Fovez affirme : « Aucun film, par son existence même, ne fait
de mal ni de bien en soi au spectateur éclairé et informé » et Seguin lui reproche
« ...un mélange inextricable entre les causes et les conséquences, les raisons et les
objets, le Rififi suscitant les vocations et apprenant le métier aux perceurs de
coffres-forts », une complète méconnaissance de la sociologie, le goût des expli
cations mécanistes pour hebdomadaires à sensation (/. et S.).
5) Cette inadéquation, cette inefficacité vont même jusqu'à provoquer l'effet
contraire de celui que recherche la censure : « La censure augmente le prix et
l'attrait de tout livre interdit, fût-il mauvais » ; « les mesures de rigueur, en
donnant une publicité exceptionnelle à un ouvrage qui serait passé inaperçu en
temps normal, vont systématiquement à l'encontre du but recherché » (Robinet).
Une religieuse remarque que l'interdiction du film de Jacques Rivette la Reli~
gieuse «... nuit beaucoup plus. Quels sont ceux qui ne liront pas maintenant le
livre de Diderot ? » (Censure, n° 9).
6) Mais ces critères ne se préoccupaient que de la censure en tant que telle,
sans envisager ses causes et ses effets. Le reproche qu'on lui fait de stériliser la
pensée et l'art s'attaque, lui, à l'effet de la censure. C'est l'un des plus répandus,
notamment sous cette forme : la censure engendre l'autocensure, qui est la forme
la plus paralysante et la plus dangereuse parce que la plus sournoise et la moins
décelable de la stérilité. La censure uniformise, nivelle, abâtardit. C'est « ...un
chantage du pouvoir pour faire passer des idées conformistes, intellectuelles,
morales et politiques » (Chavance, /. et S.), elle fait peser une « menace sur la
conscience des créateurs et des producteurs » (Ibid). Selon C. Rim : « La censure
abâtardit la pensée, corrompt l'art en fournissant la routine et la médiocrité.

70
Les arguments contre la censure

Les gendarmes ne passent pas à la postérité » (/. et S.). La censure « maintient la


vie culturelle dans un intolérable et dégradant infantilisme » (Censure, n° 10).
De même « ...il n'est pas douteux que le régime de tutelle et les interdictions qui
n'ont cessé de peser sur le théâtre italien expliquent en grande partie la médioc
ritéde la production et sa conséquence directe : le désintéressement du public »
(Censure, n° 6). Étouffement de la pensée par l'extérieur, elle est aussi investi
ssementpar l'intérieur, et la dénonciation de l'autocensure est constante chez tous
les auteurs, sauf chez G. Robinet qui voit dans cette autocensure la forme d'une
déontologie de l'information ou de l'art : « En vérité le premier censeur de l'homme
de plume, du journaliste, devrait être lui-même. »
7) Autre reproche, le manque de critère. A y regarder de plus près, il semble
bien qu'il s'agisse là d'une impossibilité fondamentale de la censure, d'une part
du fait de sa relativité historique, d'autre part du fait de ce qu'elle se définit par
son activité et ses victimes ; la censure n'a finalement, et ne peut sans doute
avoir pour critère que de censurer le censurable, le censurable étant défini par ce
qui est objet de la censure. Il n'y a pas de définition positive des bonnes mœurs :
sont bonnes celles qui ne sont pas mauvaises, sont mauvaises celles qui sont
contraires aux bonnes. De même pour la moralité publique. Cependant cette
infirmité est ressentie comme un vice par ceux-là même qui accepteraient une
censure. Robinet cite le cas d'un journaliste envoyé en Chine et qui regrettait
qu'une censure déterminée ne lui indique pas ce qu'il pouvait et ce qu'il ne pou
vait pas écrire. Si Seguin reproche à la censure son « ...mélange de causes et de
conséquences, sa méconnaissance de la sociologie, ses explications mécanistes »,
(/. et S.) c'est en fait le défaut de repères objectifs qu'il critique. « Le devoir de
la censure est de définir par des textes non seulement ses moyens mais ses exi
gences à la base, ce qu'on ne paraît pas oser faire » (Harlé, /. et S.). Le cercle où
elle est enfermée lui est reproché comme un vice moral, et devient ainsi la preuve
que la censure doit être condamnée. De critère elle n'en aurait finalement qu'un
seul, sa référence à la religion comme sacré à la fois indéfini et temporel.
• 8) Ainsi, à propos de l'offense au chef de l'État, Censure (n° 7) constate :
a Le terme offense ne répond à aucune définition légale et semble emprunté du
vocabulaire de la dévotion religieuse. » L'idée de censure, dont la seule référence
objective semble bien, comme nous l'avions marqué plus haut, une référence
historico-culturelle, reste liée à l'idée de religion, et plus précisément, en France,
de religion catholique, la protestante ayant été victime de la censure, non respons
able.C'est un évêque, Berchtold de Mayence, qui le premier fit une théorie de la
censure, c'est un pape et des conciles qui établirent son régime, c'est la faculté
de théologie et les évêques qui longtemps en détinrent le pouvoir. Au xvie et au
xvne siècles, lutte contre la censure et lutte contre la domination de l'Église se
confondent. De nos jours encore, les censures religieuses conservent une impor
tance sociale et politique considérable et l'atteinte à la religion est, dans beaucoup
de pays, l'un des cas les plus nets de censure. D'où la fréquence du thème : la
censure « fille bien-aimée de l'Église », selon le mot de Jeander. « La censure est
d'origine religieuse, et relève d'une inadmissible intolérance » (Autant-Lara,
/. et S.). « II est inquiétant de voir des laïcs défendant les tabous religieux de la
censure morale » (Seguin, Ibid.). L'interdiction de la Religieuse (Censure, n° 9)
est significative, ainsi que les précautions préalables du producteur, qui soumet
le projet du film à plusieurs religieux pour obtenir une approbation avant le
tournage. Dès avant sa sortie, un conseiller municipal sollicite l'interdiction du
film qui constitue une « ...véritable diffamation des religieuses françaises », à quoi

71
Jean-Jacques Brochier
René Capitant répond : « Une telle jurisprudence reconnaît à une partie de la
population — que nul n'oblige à aller voir le film — le droit d'interdire au reste
de la population de voir ce film dont elle ne veut pas. »
9) Ce pouvoir inadmissible d'un groupe sur l'autre, c'est justement ce qu'on
reproche au censeur, individu qui s'arrogerait le droit d'autoriser ou d'interdire
à l'ensemble de la population. « Toute censure est un scandale insupportable.
Un seul ou un groupe s'arroge le droit de dire ce que la multitude doit voir. Le
censeur unit en lui le policier et le mouchard. (Il est d') une sottise proportionnelle
à l'arbitraire, qui se renforcent mutuellement » (Seguin, /. et S.). Le censeur est
matériel constitué, alors que la censure est fuyante. Il sera donc un support plus
évident et plus solide à tous les reproches qu'on adresse abstraitement à la
censure. Il porte tous les vices de sa fonction : « Tartufferie en matière de bonnes
mœurs, mentalité bêtasse, absurde, tatillonne, décisions grotesques ou aberrantes,
qui sont le fait des censeurs, non de la censure » (R. Barkan, /. et S.). Il est bête et
ridicule, voire « refoulé » ou « impuissant » (Mitry, /. et S.), il porte « les espérances
des cafards de la vertu » (Me Garçon), il ne comprend pas son objet : « Aux yeux
du censeur, l'art en tant que tel n'est nullement un facteur actif de l'histoire,
mais simplement son reflet. Ce pourquoi il ne doit pas s'écarter de certaines
causes fixes » {Censure, n° 7). Il est le support et le responsable de cette tautol
ogie circulaire dans laquelle s'enferme la censure ; finalement la censure n'existe
que pour justifier le censeur. La censure devient « une routine de fonctionnaires
qui ont plaisir à se rencontrer » (Chavance, /. et S.). Pour supprimer la- censure, il
faut supprimer les censeurs : « La seule solution logique est de faire disparaître
les censeurs, et surtout l'esprit de censure » (Laroche, /. et S.). « II faut supprimer
la censure et, s'il le faut, les censeurs » (Tailleur, Ibid).
10) Le seul critère possible pour beaucoup, le critère de qualité, est donc
inapplicable. La censure se retournerait contre elle-même sans doute (ce II faut
censurer la bêtise », Autant-Lara, /. et S.) mais la protestation contre la censure
aussi. Pourtant « ...une seule censure est à la rigueur admissible, celle de la qualité
minimum » (Mitry, /. et S.). Mais ce reproche-là est surtout de l'ordre du jeu de
mots, semble-t-il.
Un point reste à examiner qui, pour n'être pas du nombre des arguments
contre la censure, ne nous éclaire pas moins, en nous montrant comment l'idée
de censure est liée à l'idée d'un public coupé en deux : les gens éclairés et le
« vulgum pecus », même chez ceux qui critiquent la censure, et qui le plus souvent
s'incluent naturellement dans le premier groupe. C'est même, sans doute, le
seul terrain commun aux censeurs et à leurs critiques. « Aucun film, par son
existence même, ne fait de mal ni de bien en soi au spectateur éclairé et informé »
(Fovez, /. et S.) ; c'est sous-entendre qu'il en fait au spectateur mal informé
et peu éclairé.
Tous les systèmes de censure pratiquent, à l'intérieur d'eux-mêmes, leur propre
négation : le concile de Trente, et avant lui l'évêque de Mayence, n'ont soumis
à la censure que les livres en langue vulgaire, ou les traductions en langage
vulgaire d'ouvrages grecs ou latins. Les ouvrages grecs ou latins, même opposés
à la doctrine de l'Église, sont préservés. Ainsi, Lucrèce et les matérialistes :
« Les classiques anciens sont expressément exceptés dans la condamnation
générale des livres licencieux » (Censure, n° 3). Encore récemment, les traductions
de Martial par exemple laissaient en latin, langue qui comme on sait « brave
l'honnêteté », certains passages licencieux, mais publiaient sans hésiter le texte in
tégral. Cette doctrine subsiste de nos jours. L'exemption fonctionne selon deux

72
Les arguments contre la censure

critères, économique et culturel : en Amérique Justine, de Sade, n'est pas interdit


parce que l'édition est luxueuse, alors que les Mémoires de Fanny Hill, de Cleland,
est interdit parce que le prix du livre est bas : l'accusation a « ... tendance à requérir
contre les œuvres publiées en édition bon marché et à ne pas s'occuper de livres
de luxe ou des titres peu connus » (Censure, n° 8). En France la réponse du
ministre Bourges aux interventions parlementaires à propos de l'interdiction
de la Religieuse témoigne de la prise en considération d'une minorité culturelle
privilégiée qui a le droit d'échapper au règlement commun : « Le gouvernement
n'entend pas s'opposer à la projection en salle de clubs, pourvu qu'il n'y ait pas
dans ces projections, tentative pour tourner l'interdiction d'exploitation commerc
iale qui doit subsister » (Censure, n° 9). Il est à noter d'une part que, dans les pays
de culture et de société bourgeoises, minorité culturelle et minorité économique
coïncident, et d'autre part que l'exemption en faveur de cette minorité, à propos de
la Religieuse, ne supprime pas la punition économique infligée au producteur pour
avoir osé faire un film censurable. Mais la reconnaissance de cette élite, que ses
avantages financiers ou culturels autorisent à échapper au sort commun est auss
ibien le fait de ceux qui critiquent la censure, comme le montre V Affaire Sade.

L'affaire Sade.
En fonction du décret-loi du 19 juillet 1939, relatif aux ouvrages contraires
aux bonnes mœurs, l'éditeur Jean-Jacques Pauvert fut poursuivi en 1956 pour
avoir, dans le cadre d'Œuvres complètes, édité quatre ouvrages de Sade -qui
tombaient sous le coup de la loi : la Philosophie dans le boudoir, la Nouvelle
Justine, Juliette et les 120 journées de Sodome. Pauvert fut d'ailleurs condamné,
et les ouvrages confisqués, détruits. Pauvert publia le compte rendu de ce procès,
qui, par la qualité du prévenu, des témoins (Bataille, Breton, Cocteau et
Paulhan) et de l'avocat de la défense (Me Garçon) nous offre un exemple
important des arguments qu'on peut invoquer contre la censure.
Évidemment les témoins, le prévenu et l'avocat n'ont pas attaqué directement
le principe même de la censure ; sans doute des raisons tactiques entrèrent-
elles en jeu, mais il est remarquable de noter qu'aucun des témoins même ne
l'a fait. Dans ce procès de censure le principe même de la légitimité de la censure
ne fut pas mis en cause.
Deux sortes d'arguments furent avancés. Les premiers, d'ordre littéraire : pour
Pauvert, Sade fait partie du patrimoine de notre littérature, et le rôle d'un
éditeur est de mettre à la disposition du public et en particulier des intellectuels
les textes importants de la littérature française. Paulhan et Bataille reprennent
cet argument ; Bataille compare Sade aux observateurs de médecine légale ; pour
Me Garçon, Sade est philosophe avant d'être licencieux, et occupe une place non
négligeable dans une branche importante de la psychologie et de la psychopathol
ogie. Il rappelle des passages de Gide et de Proust qui n'ont pas fait l'objet de
poursuites et qui étaient également contraires aux bonnes mœurs, et trouve à
Sade cette excuse littéraire inattendue : « Dépouillée de son caractère obscène, qui
ne peut intéresser personne, l'œuvre de Sade est souvent décourageante à lire. »
Les arguments opposés au décret-loi nous intéressent davantage ; on est
frappé d'ailleurs de leur petit nombre. La référence essentielle est faite à la
minorité culturelle ou financière qui a le droit, du fait même qu'elle existe,
d'échapper aux mesures générales. On ne conteste pas (sauf Paulhan), que Sade
tombe sous le coup de la loi qui protège les bonnes mœurs. Mais, pour Breton

73
Jean-Jacques Brochier

« ... Sade ne s'adresse qu'aux gens susceptibles de l'entendre », minorité culturelle


seule perméable à la pensée sadienne. Le thème du prix de vente est général
ement développé : Pauvert affirme qu'il n'y a pas outrage aux mœurs dans la
mesure où l'édition, à tirage limité, a très peu circulé, et que les gens qui l'ont
acheté, vu le prix relativement élevé qu'ils ont payé, savaient ce qu'ils faisaient.
Bataille va plus loin, qui affirme que la plupart des gens, du fait même du prix
des volumes, ne pourraient pas mettre à cette lecture de curiosité malsaine,
mais bien plutôt une curiosité d'érudits (p. 68). C'est dire en toutes lettres que
les possibilités financières à elles seules garantissent l'intégrité morale. Maur
ice Garçon reprend l'argumentation insistant sur le fait qu'il s'agit d'une édi
tion d'aspect sévère, sans illustrations, à tirage limité, et dont le prix est élevé.
Il se refuse d'ailleurs à « justifier les obscénités de Sade », et reconnaît qu'à
propos du même texte, s'il s'agissait d'une édition populaire à bon marché
pouvant être acquise ou consultée par des adolescents, il plaiderait la culpabilité,
et non la relaxe de l'éditeur (p. 119).
Certes l'accusation, craignant d'être retenue, aux yeux de la postérité,
comme jumelle de celle qui requérait contre Flaubert, n'avançait pas d'argu
ment bien fort. C'était, selon elle, parce que l'ouvrage n'avait pas conquis
« l'estime des bonnes gens de France » que sa publication tombait sous le coup
de la loi. Mais la défense ne retint que deux arguments : celui de la qualité,
et celui du privilège d'une minorité, culturelle ou économique, qui échappe
aux lois communes. Pas une fois, la censure n'était mise en cause, ni sa légitimité.

Cette recherche, limitée certes — mais le caractère répétitif des textes nous
induit à penser que ce n'est pas à l'étendre davantage que nous aurions trouvé
des réflexions plus profondes — nous laisse sur une impression de pauvreté des
arguments — la censure n'engendre pour s'opposer à elle que des raisonnements
anecdotiques partiels ou faibles x. La revendication d'une liberté complète est
rare, pour ne pas dire introuvable. Mais, s'attaquant soit au fonctionnement,
soit aux modalités de forme de la censure, la critique se trouve prise dans le
tourniquet, selon l'expression sartrienne, de l'accepter en fait : ou on la critique
en essayant de l'aménager, mais c'est manifester avec elle un accord de principe ;
ou bien on la refuse en bloc, mais c'est s'exposer à n'avoir aucune prise sur la
censure qui se manifeste en acte. Et l'argument réaliste de crier à l'utopie, si
la critique refuse ce tourniquet. La critique se rabat sur le censeur, mais c'est
aussi postuler qu'un « bon » censeur serait possible. Il ne lui reste, en réalité,
qu'à entériner un état de fait et à trouver des justifications à l'exemption qu'elle
s'accorde a priori. Pour critiquer la censure au cinéma, il faut être membre de
ces ciné-clubs qui échappent à cette censure. Le censeur peut seul critiquer la
censure, puisqu'il voit ces films, qu'il lit ces livres que la censure interdit.
Ondoyante et diverse, la censure échappe à ses critiques — sauf à la récuser
en bloc — comme ses critiques lui échappent, à se réfugier dans une minorité
privilégiée. Position intenable pour les uns et pour l'autre. Mais la censure fonc
tionne, sa critique la regarde fonctionner.
Jean- Jacques Brochier
École Pratique des Hautes Études, Paris.
1. Il faut tenir compte, cependant, du fait que notre corpus est limité à des textes
polémiques et circonstanciels. Si nous avions fait le relevé des textes de philosophes
ou de théoriciens, le niveau des arguments aurait certainement été plus élevé, et leur
fondement plus divers et plus solide.
74

Vous aimerez peut-être aussi