Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Brochier Jean-Jacques. Les arguments contre la censure. In: Communications, 9, 1967. pp. 64-74.
doi : 10.3406/comm.1967.1129
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1967_num_9_1_1129
Jean-Jacques Brochier
c La censure
voulu s'en servir.
a perdu» tous
Chateaubriand.
ceux qui ont
La censure est un peu comme le Diable selon Gide. Partout et nulle part,
évanescente dès qu'on veut la saisir, bien matérielle pourtant par la trace de
ses actes, comme le Diable elle finirait presque par nous faire croire qu'elle
n'existe pas, et c'est sa plus grande force. Comme du Diable, on parle d'elle,
on parle contre elle. Ne serait-ce que, comme le fait Laurent Goblot, lorsqu'on
intitule par antiphrase un ouvrage Apologie de la censure.
Bien avant que Gill ne la baptise Anastasie, elle avait déjà mauvaise réputat
ion.Gill dresse ainsi sa biographie : « Censure (Anastasie), illustre engin liber-
ticide français, née à Paris sous le règne de Louis XIII. Elle est fille naturelle
de Séraphine Inquisition et compte de nos jours dans sa nombreuse famille quel
ques autres personnages également très connus : Ernest Communiqué, Zoé
Bonvouloir, le vicomte Butor de Saint-Arbitraire et Agathe Estampille, ses
cousins, tante et beau-frère... Le pape Alexandre VI qui avait été l'un de ses
premiers pères, avait laissé un petit manuscrit intitulé : Guide du parfait censeur
et à l'aide duquel Anastasie avait pu faire son éducation. Voici quelques extraits
de cet intéressant travail.
« 1) La censure est l'art de découvrir dans les œuvres littéraires ou dramat
iques, les intentions malveillantes ;
« 2) L'idéal est d'y découvrir les intentions, même quand l'écrivain ne les
a pas eues.
« 3) Un censeur capable doit, à première vue, déterrer dans le mot ophicléide
une injure à la morale publique.
« 4) La devise du censeur est : « Coupons, coupons, il en restera toujours trop. »
« 5) Le censeur doit être persuadé que chaque mot d'un ouvrage contient
une allusion perfide. Quand il parviendra à découvrir l'allusion, il coupera la
phrase. Quand il ne la découvrira pas, il la coupera aussi, attendu que les allu
sions les mieux dissimulées sont les plus dangereuses 1 . »
Ce texte drôle, publié dans V Éclipse le 1er juillet 1874, est moins léger qu'il
n'y paraît. Presque tous les arguments contre la censure y sont recensés.
C'est de ces arguments que nous avons voulu faire le compte. Très rapidement
on constate que leur nombre est limité, qu'ils reviennent sans cesse dans toutes
64
Les arguments contre la censure
les diatribes contre la censure, dans toutes les études. Aussi notre bibliographie
est-elle assez réduite. Nous avons considéré les ouvrages de Louis Gabriel Robinet :
la Censure, Hachette, 1965 ; d'André Breton : Misère de la poésie (« l'affaire
Aragon » devant l'opinion publique), Éditions surréalistes, Paris 1932 ; de
Maurice Garçon : Plaidoyer contre la censure, J.-J. Pauvert, 1963 ; le numéro
spécial de la revue Image et Son : « la Censure contre le cinéma » x (n° 140-141,
avril-mai 1961). La collection du bulletin trimestriel : la Censure contre les arts
et la pensée 2. Enfin, le compte rendu de V Affaire Sade (Pauvert, 1957) qui,
à la fin de cette étude, nous permettra de rassembler les thèmes.
Nous ne nous dissimulons pas que cette collection pourrait être complétée.
Bien que les ouvrages sur la censure soient rares et, si le mal des uns peut guérir
celui des autres, que le catalogue de la Bibliothèque nationale, à l'article Censure,
soit particulièrement pauvre en publications autres que finlandaises, par exemple.
Il faut noter aussi, dès maintenant, la redondance des critiques de la censure,
chez qui, on retrouve toujours, diversement combinés, un petit nombre d'a
rguments.
Aucun des auteurs envisagés, bien sûr, ne justifie la censure, dans les termes
et avec la tranquillité d'un Bonald, par exemple, qui la déclarait innocemment
protectrice des arts et de leur dignité, tutrice nécessaire de la littérature. Aucun
non plus ne tente de définition, sinon très générale. Ainsi, pour Robinet, la
censure c'est l'interdiction avant publication de tout ce qui pourrait troubler
l'ordre, menacer les institutions, répandre de fausses nouvelles, corrompre les
esprits. Le bulletin Censure, avance une définition toute négative. Il n'y a pas
à proprement parler, pour lui, censure dans les pays communistes dans la mesure
où toute publication émane de l'État ou dépend de lui. Ou alors il faudrait
appeler également censure le refus d'un manuscrit par un éditeur, en France
par exemple. Pour tous les autres, la censure est ce diable dont nous parlions
plus haut, qui n'a pas besoin de prouver son existence pour être. En fait tous les
auteurs entendent par censure, cette censure de fait exercée par les autorités
judiciaires, politiques et religieuses sur la littérature et les arts. C'est une notion
culturelle commune, plus ou moins précisée par une expérience vécue ou apprise.
LÀ Encyclopédie reste curieusement muette sur la censure. Rien à l'article Cen
sure lui-même, qui ne parle que des censures ecclésiastiques. Rien non plus à l'arti
cle Censeur. Mais la lettre C fut publiée avec le privilège royal, et officiellement.
Rien encore à Librairie, sinon l'éloge de d'Aguesseau et de Malesherbes. Il faut
chercher à Privilège pour lire : « Quelques-uns des derniers règlements (de la
Librairie de France) dérogent aux anciens, d'autres sont mal expliqués, et plu
sieurs sont contraires au bien et à l'avantage du commerce de la librairie. »
C'est peu, et il faut remarquer que le volume qui contient cet article a pourtant
été publié clandestinement en 1765, et daté de Neuchatel.
Il n'y a guère qu'André Breton et les cinéastes à refuser catégoriquement la
censure, sans faire le détail. Dans Misère de la poésie, cette récusation en bloc,
pour être implicite, n'en est pas moins évidente. C'est d'ailleurs autant une
récusation de la justice qui attaquait Aragon pour son poème Front rouge, que
de la censure en tant qu'activité sordide. Les cinéastes sont aussi violents,
explicitement. Peut-être parce que, dans leur cas, il existe une censure organisée,
qui s'affirme comme telle. Pour Autant-Lara, « toute censure, cette Police de la
65
Jean-Jacques Brochier
Pensée, doit être purement et simplement abolie ». Sadoul : « Je suis contre. »
Tailleur : « La censure est contre nature dans son principe, contre l'art dans ses
effets. La vie n'est pas censurable, pourquoi l'art le serait-il ?... Il faut supprimer
la censure et, s'il le faut, les censeurs. » Weehler : « La censure cinématographique
n'a pas plus de raison d'être qu'une censure théâtrale ou littéraire. Les auteurs
de films, comme les écrivains et les auteurs dramatiques, ne devraient être
responsables de leurs œuvres que devant la loi. » Fovez : « La censure est, par
définition, incompatible avec la démocratie. » Labarthe : « La censure, je suis
contre. Je propose qu'on la supprime. »
Mais ce sont les seules condamnations sans appel que nous ayons rencontrées.
Même Maurice Garçon, qui reconnaît que « la censure est d'une rigueur contraire
à toute notion de liberté de penser, de s'exprimer, d'écrire et de publier », c'est-
à-dire contraire à la Déclaration des Droits de l'Homme, nuance sa position.
Une condamnation totale va en effet de pair avec une révolte totale, la volonté
de pouvoir tout dire et tout montrer. Peu de critiques osent prendre un tel
risque.
Le plus souvent la censure sera considérée, même par des cinéastes, comme
un mal nécessaire, qu'on justifie tantôt par des arguments moraux, sociaux,
voire métaphysiques. Ainsi Raymond Barkan (/. et S.) affirme qu'il serait aussi
utopique de réclamer la suppression de la censure dans le monde présent que
de «... demander celle de l'armée ou de la police », que l'absurdité des décisions
est bien davantage le fait des censeurs que de la censure, qu'il n'y a pas de réponse
définitive au problème de la censure, et que « le sentiment de révolte dont nous
blessent à juste titre certaines interdictions ou mutilations s'insère purement
et simplement dans le tragique de la vie ».
Argument historique : le mode d'information, la vie ont évolué. Pour L. G. Ro
binet, il est impossible de défendre la liberté d'expression dans les mêmes termes
que Chateaubriand ou Royer-Collard.
Argument moral : « Les restrictions apportées au libre exercice de la création
artistique, à la libre communication de la pensée et des œuvres, sont inadmissibles
dès qu'elles dépassent la protection de l'ordre et de la moralité publics, notions
d'ailleurs difficiles et dangereuses à manier » {Censure). Robinet demande :
« Comment parvenir à assurer la protection des bonnes mœurs autrement que
par l'intervention du pouvoir ?»
Argument historico-moral : la liberté totale est une dangereuse vue de l'esprit
incompatible avec les mœurs d'un pays de culture et de civilisation.
Enfin, argument socio-politique : « Le public s'est habitué à l'idée qu'une
liberté complète de l'information est désormais entrée dans le domaine de l'utopie...
le public s'est habitué à la censure, que celle-ci soit officielle ou clandestine »
{Censure.). « Puissant moyen de propagande pour l'État, le cinéma, comme la
télévision d'ailleurs, ne peut totalement échapper à son contrôle » {Robinet).
C'est l'argument des « réalistes », dont Pascal a déjà parlé il y a bien longtemps,
de ceux qui disent : « Condamner en bloc la censure serait aussi faux que de
l'accepter toute puissante 1. » II faut remarquer d'ailleurs que cette position est,
de loin, la plus répandue. En effet tous ceux qui critiquent la censure pour telle ou
telle raison particulière, en reconnaissent de facto l'existence et la légitimité,
sauf à redresser ses erreurs ou pallier ses faiblesses. Ainsi beaucoup de bons
esprits envisagent une censure à la qualité, par exemple. A moins de la récuser
66
Les arguments contre la censure
en bloc, et de refuser d'en discuter et de discuter avec elle, il faut bien l'accepter,
sous réserves de modifications. La vérité d'évidence se transforme en reconnais
sance.
Cette reconnaissance va même, dans un bulletin nettement dirigé contre la
censure, jusqu'à approuver les interdictions, au nom de la qualité et de l'art.
« Peut-on demander à un brigadier de police de faire la distinction entre Nini à
Lesbos ou Êros s'amuse, par exemple, dont la condamnation nous laisse fort
indifférent, et les larmes d'Êros du grand écrivain G. Bataille? » (Censure, n° 4).
Cette indifférence laisse rêveur. Bien que le critère de qualité soit aussi relatif,
cette opinion est partagée par les censeurs eux-mêmes. Ainsi, au Chili, la première
décision de la Commission de Censure fut d'interdire le film de Bergman Sourires
d'une Nuit d'Été, ce qui entraîna des mouvements de protestation. Les censeurs
s'excusèrent en disant : « Nous ignorions qu'il s'agissait d'un chef-d'œuvre »
(Censure, n° 6).
Bien plus : dans le même bulletin, un article sur Israël va presque jusqu'à
reprocher à l'État une carence, et proteste « ...contre la floraison nauséabonde
d'une quantité d'ouvrages pornographiques écrits et publiés en hébreu dans des
éditions qui ressemblent à des fascicules illustrés. Ceux-ci sont vendus librement
dans tous les kiosques du pays dont les étalages sont illustrés par les chromos
obscènes des couvertures de ces livres. Aucune loi n'existe pour en interdire la
publication ou la diffusion, et le gouvernement n'envisage aucune mesure en ce
sens, de crainte qu'elle ne devienne prétexte à des abus » (Censure, n° 5). On
trouve dans ce texte le vocabulaire moral propre à l'indignation censurante
(nauséabond, pornographique, chromos — alors que le tableau ou l'estampe,
artistiques, sont dignes — étalages), associé aux critères du législateur dans bien
des pays : fascicule (soumis à une réglementation plus sévère que le livre), illu
strations, vente libre, étalage, publication et diffusion. Le texte contre la censure
nous entraînerait presque à une étude des justifications qu'elle en donne — la
reconnaissance dont nous parlions plus haut est devenue approbation. La censure
est condamnée, quand elle l'est, pour deux sortes de raisons : politiques et
morales. La condamnation morale nous semble la plus radicale puisque, pour
tous, la politique est relative à une époque, une société, un pays, alors que la
morale se réfère souvent, peu ou prou, à une notion vague, mais universelle, de la
nature humaine. Ce qu'exprime Y. Bellon (/. et S.) quand elle dit : « L'idéal serait
une censure exercée non pas au nom des petits intérêts passagers d'un pouvoir,
mais au nom des intérêts permanents de l'humanité. C'est sans doute un rêve. »
Le critère de qualité nous paraît, d'ailleurs, se rattacher à cette notion morale
universelle.
Nous n'avons pas trouvé de condamnation morale précise de la censure, d'a
rguments du type : la censure défend cette morale, nous défendons cette morale
inverse. Ou bien en effet la critique accepte les notions de morale publique,
bonnes mœurs, ou bien, les récusant en bloc, elle récuse la censure sans autre
ment préciser. C'est le cas de Breton par exemple, dont toute l'œuvre, visant à
définir une morale surréaliste, conteste radicalement la morale bourgeoise. Mais
on ne trouve pas, dans les textes envisagés, de profession de foi immoraliste
précise. Une fois seulement, on reproche à la censure sa médiocrité morale, sa
volonté de niveler au plus bas niveau. La censure existe, écrit Mitry (/. et S.)
« ... histoire de satisfaire les duègnes refoulées et les masturbés boutonneux; les
impuissants veulent châtrer ceux qui ne le sont pas ».
La condamnation politique est bien plus fréquente. La censure est liée au
67
Jean-Jacques Brochier
68
Les arguments contre la censure
Ces arguments, nous en avons relevé dix : la censure est ridicule, bête, arbi
traire, manque d'efficacité, a une efficacité contraire, stérilise l'art et les artistes,
n'est pas capable de déterminer ses propres critères, ne tient pas compte de la
qualité, les censeurs sont inaptes ou aveugles, la censure est une permanence
scandaleuse du pouvoir religieux, catholique plus précisément. On note aussi un
détail important. Tout système de censure abrite une catégorie privilégiée,
dispensée de suivre ses prescriptions : la censure est incapable d'être universelle.
1) La censure est ridicule : c'est le thème classique du gendarme berné, de la
stupidité qui ne se rend même pas compte qu'on la moque. La caricature de Gill
n'a eu autant de succès que parce qu'au départ la censure, dogmatique et souvent
inculte, prêtait à rire. On le remarque, parmi d'autres thèmes, dans la phrase de
Jeander : « Fille bien-aimée de l'Église, sœur aînée de la bêtise et de la médiocrité
intellectuelle, Anastasie la vertueuse ne consent à « coucher » qu'avec la dicta
ture; mais n'en a point d'enfant, car, c'est là son malheur, sa disgrâce et sa
honte : elle est stérile » (/. et S.).
2) Mais si elle est souvent ridicule, c'est parce qu'elle est bête dans son principe
et son application. Me Garçon rappelle la phrase de Napoléon : « La censure est
toujours inepte. » La censure ne se rend pas compte qu'elle est contradictoire et
impossible dans son principe — « ...toutes les censures se sont qualifiées par leur
stupidité. Il est impossible de censurer équitablement l'œuvre d'autrui » (D. Ma-
rion, /. et S.). « La seule acceptation par la censure de son propre rôle prouve un
tel aveuglement qu'elle démontre par là même qu'elle est incapable de juger »
(Seguin, /. et S.). Incapable de se comprendre elle est incapable aussi de comprendre
son propre objet : « Un poème ne saurait être épuisé par la considération de son
icontenu littéral », affirme Breton en notant justement que c'est une « imposture
d'isoler tel groupe de mots dans le poème pour exploiter son sens littéral alors
que pour tel autre groupe la question de ce sens littéral ne se pose pas » (la justice
se fondait essentiellement, pour attaquer Aragon, sur le vers : « Descendez les
flics, camarades », mais ne s'intéressait pas à ce vers : « Les astres descendent
familièrement sur la Terre ») et ajoute avec superbe : « La vertu d'un poème ne
saurait être objet de discussion avec un juge. » De même Me Garçon : « La censure
est toujours absurde. Il suffit de lire la série des titres aujourd'hui interdits, pour
s'apercevoir qu'ils n'ont rien à voir avec la protection de la jeunesse qui n'a
jamais entendu, et n'entendra jamais parler des livres qui font aujourd'hui l'objet
des rigueurs du ministre. »
3) La censure est arbitraire, elle est le fait d'un abus de pouvoir, que cet arbi
traire joue dans le sens du libéralisme ou de l'autoritarisme. « Actuellement la
liberté littéraire en France est, en réalité, une affaire de tolérance gouverne
mentale— les autorités craignant le ridicule pour une raison ou pour une autre —
mais ce n'est pas le moins du monde une affaire de droit pur — l'Ordonnance
de 1958 légalise presque tout acte d'arbitraire dans ce domaine » (Censure, n° 1).
La censure est une « atteinte à la liberté d'expression des auteurs de films »
(Laroche, /. et S.), et, nous l'avons vu, a ...toujours une institution policière,
toujours une atteinte à la liberté, toujours fasciste par essence, toujours intolé
rable » (Borde, Ibid.). Elle est arbitraire également dans la détermination de son
objet : « II s'agit donc bien, dans l'esprit de la justice française, d'assimiler
aujourd'hui au langage courant un langage tout particulier qui ne présente, avec
celui-ci, aucune sorte de commune mesure. » « Nous nous élevons contre toute
tentative d'interprétation d'un texte poétique à des fins judiciaires » (Breton).
L'arbitraire est accru lorsqu'elle ne respecte pas la règle démocratique, même aux
69
Jean-Jacques Brochier
70
Les arguments contre la censure
71
Jean-Jacques Brochier
René Capitant répond : « Une telle jurisprudence reconnaît à une partie de la
population — que nul n'oblige à aller voir le film — le droit d'interdire au reste
de la population de voir ce film dont elle ne veut pas. »
9) Ce pouvoir inadmissible d'un groupe sur l'autre, c'est justement ce qu'on
reproche au censeur, individu qui s'arrogerait le droit d'autoriser ou d'interdire
à l'ensemble de la population. « Toute censure est un scandale insupportable.
Un seul ou un groupe s'arroge le droit de dire ce que la multitude doit voir. Le
censeur unit en lui le policier et le mouchard. (Il est d') une sottise proportionnelle
à l'arbitraire, qui se renforcent mutuellement » (Seguin, /. et S.). Le censeur est
matériel constitué, alors que la censure est fuyante. Il sera donc un support plus
évident et plus solide à tous les reproches qu'on adresse abstraitement à la
censure. Il porte tous les vices de sa fonction : « Tartufferie en matière de bonnes
mœurs, mentalité bêtasse, absurde, tatillonne, décisions grotesques ou aberrantes,
qui sont le fait des censeurs, non de la censure » (R. Barkan, /. et S.). Il est bête et
ridicule, voire « refoulé » ou « impuissant » (Mitry, /. et S.), il porte « les espérances
des cafards de la vertu » (Me Garçon), il ne comprend pas son objet : « Aux yeux
du censeur, l'art en tant que tel n'est nullement un facteur actif de l'histoire,
mais simplement son reflet. Ce pourquoi il ne doit pas s'écarter de certaines
causes fixes » {Censure, n° 7). Il est le support et le responsable de cette tautol
ogie circulaire dans laquelle s'enferme la censure ; finalement la censure n'existe
que pour justifier le censeur. La censure devient « une routine de fonctionnaires
qui ont plaisir à se rencontrer » (Chavance, /. et S.). Pour supprimer la- censure, il
faut supprimer les censeurs : « La seule solution logique est de faire disparaître
les censeurs, et surtout l'esprit de censure » (Laroche, /. et S.). « II faut supprimer
la censure et, s'il le faut, les censeurs » (Tailleur, Ibid).
10) Le seul critère possible pour beaucoup, le critère de qualité, est donc
inapplicable. La censure se retournerait contre elle-même sans doute (ce II faut
censurer la bêtise », Autant-Lara, /. et S.) mais la protestation contre la censure
aussi. Pourtant « ...une seule censure est à la rigueur admissible, celle de la qualité
minimum » (Mitry, /. et S.). Mais ce reproche-là est surtout de l'ordre du jeu de
mots, semble-t-il.
Un point reste à examiner qui, pour n'être pas du nombre des arguments
contre la censure, ne nous éclaire pas moins, en nous montrant comment l'idée
de censure est liée à l'idée d'un public coupé en deux : les gens éclairés et le
« vulgum pecus », même chez ceux qui critiquent la censure, et qui le plus souvent
s'incluent naturellement dans le premier groupe. C'est même, sans doute, le
seul terrain commun aux censeurs et à leurs critiques. « Aucun film, par son
existence même, ne fait de mal ni de bien en soi au spectateur éclairé et informé »
(Fovez, /. et S.) ; c'est sous-entendre qu'il en fait au spectateur mal informé
et peu éclairé.
Tous les systèmes de censure pratiquent, à l'intérieur d'eux-mêmes, leur propre
négation : le concile de Trente, et avant lui l'évêque de Mayence, n'ont soumis
à la censure que les livres en langue vulgaire, ou les traductions en langage
vulgaire d'ouvrages grecs ou latins. Les ouvrages grecs ou latins, même opposés
à la doctrine de l'Église, sont préservés. Ainsi, Lucrèce et les matérialistes :
« Les classiques anciens sont expressément exceptés dans la condamnation
générale des livres licencieux » (Censure, n° 3). Encore récemment, les traductions
de Martial par exemple laissaient en latin, langue qui comme on sait « brave
l'honnêteté », certains passages licencieux, mais publiaient sans hésiter le texte in
tégral. Cette doctrine subsiste de nos jours. L'exemption fonctionne selon deux
72
Les arguments contre la censure
L'affaire Sade.
En fonction du décret-loi du 19 juillet 1939, relatif aux ouvrages contraires
aux bonnes mœurs, l'éditeur Jean-Jacques Pauvert fut poursuivi en 1956 pour
avoir, dans le cadre d'Œuvres complètes, édité quatre ouvrages de Sade -qui
tombaient sous le coup de la loi : la Philosophie dans le boudoir, la Nouvelle
Justine, Juliette et les 120 journées de Sodome. Pauvert fut d'ailleurs condamné,
et les ouvrages confisqués, détruits. Pauvert publia le compte rendu de ce procès,
qui, par la qualité du prévenu, des témoins (Bataille, Breton, Cocteau et
Paulhan) et de l'avocat de la défense (Me Garçon) nous offre un exemple
important des arguments qu'on peut invoquer contre la censure.
Évidemment les témoins, le prévenu et l'avocat n'ont pas attaqué directement
le principe même de la censure ; sans doute des raisons tactiques entrèrent-
elles en jeu, mais il est remarquable de noter qu'aucun des témoins même ne
l'a fait. Dans ce procès de censure le principe même de la légitimité de la censure
ne fut pas mis en cause.
Deux sortes d'arguments furent avancés. Les premiers, d'ordre littéraire : pour
Pauvert, Sade fait partie du patrimoine de notre littérature, et le rôle d'un
éditeur est de mettre à la disposition du public et en particulier des intellectuels
les textes importants de la littérature française. Paulhan et Bataille reprennent
cet argument ; Bataille compare Sade aux observateurs de médecine légale ; pour
Me Garçon, Sade est philosophe avant d'être licencieux, et occupe une place non
négligeable dans une branche importante de la psychologie et de la psychopathol
ogie. Il rappelle des passages de Gide et de Proust qui n'ont pas fait l'objet de
poursuites et qui étaient également contraires aux bonnes mœurs, et trouve à
Sade cette excuse littéraire inattendue : « Dépouillée de son caractère obscène, qui
ne peut intéresser personne, l'œuvre de Sade est souvent décourageante à lire. »
Les arguments opposés au décret-loi nous intéressent davantage ; on est
frappé d'ailleurs de leur petit nombre. La référence essentielle est faite à la
minorité culturelle ou financière qui a le droit, du fait même qu'elle existe,
d'échapper aux mesures générales. On ne conteste pas (sauf Paulhan), que Sade
tombe sous le coup de la loi qui protège les bonnes mœurs. Mais, pour Breton
73
Jean-Jacques Brochier
Cette recherche, limitée certes — mais le caractère répétitif des textes nous
induit à penser que ce n'est pas à l'étendre davantage que nous aurions trouvé
des réflexions plus profondes — nous laisse sur une impression de pauvreté des
arguments — la censure n'engendre pour s'opposer à elle que des raisonnements
anecdotiques partiels ou faibles x. La revendication d'une liberté complète est
rare, pour ne pas dire introuvable. Mais, s'attaquant soit au fonctionnement,
soit aux modalités de forme de la censure, la critique se trouve prise dans le
tourniquet, selon l'expression sartrienne, de l'accepter en fait : ou on la critique
en essayant de l'aménager, mais c'est manifester avec elle un accord de principe ;
ou bien on la refuse en bloc, mais c'est s'exposer à n'avoir aucune prise sur la
censure qui se manifeste en acte. Et l'argument réaliste de crier à l'utopie, si
la critique refuse ce tourniquet. La critique se rabat sur le censeur, mais c'est
aussi postuler qu'un « bon » censeur serait possible. Il ne lui reste, en réalité,
qu'à entériner un état de fait et à trouver des justifications à l'exemption qu'elle
s'accorde a priori. Pour critiquer la censure au cinéma, il faut être membre de
ces ciné-clubs qui échappent à cette censure. Le censeur peut seul critiquer la
censure, puisqu'il voit ces films, qu'il lit ces livres que la censure interdit.
Ondoyante et diverse, la censure échappe à ses critiques — sauf à la récuser
en bloc — comme ses critiques lui échappent, à se réfugier dans une minorité
privilégiée. Position intenable pour les uns et pour l'autre. Mais la censure fonc
tionne, sa critique la regarde fonctionner.
Jean- Jacques Brochier
École Pratique des Hautes Études, Paris.
1. Il faut tenir compte, cependant, du fait que notre corpus est limité à des textes
polémiques et circonstanciels. Si nous avions fait le relevé des textes de philosophes
ou de théoriciens, le niveau des arguments aurait certainement été plus élevé, et leur
fondement plus divers et plus solide.
74