Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Article Comm 0588-8018 1970 Num 16 1 1229
Article Comm 0588-8018 1970 Num 16 1 1229
Le rôle d'influenceur
In: Communications, 16, 1970. pp. 60-69.
Bremond Claude. Le rôle d'influenceur. In: Communications, 16, 1970. pp. 60-69.
doi : 10.3406/comm.1970.1229
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1970_num_16_1_1229
Claude Bremond
Le rôle d'influenceur
Nous ne voulons ici qu'esquisser les premières approches d'une étude dont le
thème a été rencontré à l'occasion d'une autre recherche, consacrée à dresser un
Inventaire des rôles narratifs. Parmi les rôles qu'un personnage est appelé à assu
mer (dans un récit, mais aussi dans la vie), on peut isoler une fonction très génér
ale, que nous nommerons l'exercice d'influence : l'orateur qui entreprend de
rallier un auditoire à ses vues en donne un excellent exemple. Le rôle de l'in-
fluenceur se spécifie en un certain nombre de sous-types, caractérisés par la stra
tégie choisie (recours à telle forme d'argumentation, appe] à telle sorte d'intérêts).
On peut ainsi déterminer, en prenant le terme dans une acception élargie, une
topique de l'influence. Une question, qui concerne ce qu'on nommait Yinventiot
se pose alors : y a-t-il un rapport entre cette topique, purement formelle, et les
lieux classiques, ou telles autres catégories de l'ancienne rhétorique ? La réponse
à cette première question, nous le verrons, en évoque une autre, qui concerne
cette fois Yelocutio : à chaque stratégie choisie, à chaque sous-type d'influenceur,
ne peut-on faire correspondre certains tours, certaines figures qui conviennent
électivement au but poursuivi ?
l'influenceur
60
Le rôle d'influenceur
61
Claude Bremond
Influenceur entreprenant de motiver défavorablement un partenaire à l'égard d'une éven
tualité ; pour ce faire, entreprenant
d'exciter chez ce partenaire
— la crainte d'insatisfactions à recevoir à cause de la réalisation de cette
éventualité ;
et/ou
— l'espoir de satisfactions à recevoir grâce à la non-réalisation de cette
éventualité ;
et/ou
— d'inhiber chez ce partenaire
— l'espoir de satisfactions à recevoir grâce à la réalisation de cette éven
tualité ;
et/ou
— la crainte d'insatisfactions à recevoir à cause de la non-réalisation de
cette éventualité.
62
Le rôle d'influenceur
et/ou
— d'inhiber chez ce partenaire
la crainte de tirer de la réalisation de l'événement des insatisfactions
supérieures
— à celles qu'il peut craindre tirer de sa non-réalisation ;
— aux satisfactions qu'il peut espérer tirer de sa réalisation ;
— l'espoir de tirer de la non-réalisation de l'événement des satisfactions
supérieures
— à celles qu'il peut espérer tirer de sa réalisation ;
— aux insatisfactions qu'il peut craindre de tirer de sa non-réali
sation.
Soit, toujours dans La Fontaine (X, 11), la harangue par laquelle Tircis essaie
de convaincre les poissons de se laisser prendre à la ligne d' Annette :
II leur chanta ceci : « Citoyens de cette onde,
Laissez votre naïade en sa grotte profonde ;
Venez voir un objet mille fois plus charmant.
Ne craignez point d'entrer aux prisons de la belle :
Ce n'est qu'à nous qu'elle est cruelle.
Vous serez traités doucement ;
On n'en veut point à votre vie :
Un vivier vous attend, plus clair que fin cristal ;
Et quand à quelques uns l'appât serait fatal,
Mourir des mains d' Annette est un sort que j'envie. »
Le rôle assumé par Tircis envers les poissons peut être caractérisé, dans son
ensemble, à la fois comme neutralisateur d'adversaire (il veut dissuader les pois
sons de faire obstacle à l'entreprise d' Annette) et comme obtenteur de services
(il veut persuader les poissons de prêter leur concours à l'entreprise). Comme très
souvent, les deux rôles coïncident : en s'abstenant de faire obstacle, l'adversaire
éventuel se mue en prestateur ; en s'abstenant de rendre service, le prestateur
éventuel se mue en adversaire. Le rôle de Tircis peut dès lors se formuler dans les
termes suivants : Influenceur entreprenant de dissuader un obstructeur éventuel
de faire obstacle à un tiers (Annette) et de le persuader de rendre service à ce tiers ;
pour ce faire, entreprenant d'exciter en lui V espoir de tirer de la prestation des satis
factions supérieures à celles qu'il peut espérer tirer de V obstruction (« Venez voir
un objet mille fois plus charmant ») ; d'inhiber la crainte d'une insatisfaction à
tirer de la prestation (« Ne craignez point d'entrer aux prisons de la belle ») ;
d'exciter l'espoir d'une satisfaction à tirer de la prestation («Un vivier vous attend,
plus clair que fin cristal ») ; d'exciter en lui l'espoir de tirer de la prestation une
satisfaction supérieure à l'insatisfaction qu'il peut craindre d'en tirer (« Et quand à
quelques uns l'appât serait fatal, Mourir des mains d' Annette est un sort que
j'envie »).
TYPOLOGIE DES MOBILES
Les satisfactions ou insatisfactions que l'influenceur donne ainsi à espérer
ou à redouter n'ont encore aucun contenu déterminé. Nous allons nous efforcer
de les spécifier davantage. En classant les différents types de mobiles qui peuvent
peser sur les décisions d'un personnage influencé, nous caractériserons du même
coup divers types d'influenceurs.
Soit les trois propositions suivantes :
— Socrate, joyeux convive, se plut à boire jusqu'à l'aube ;
— Socrate, malade, but la purge prescrite pour recouvrer la santé ;
63
Claude Bremond
— Socrate, condamné par les juges d'Athènes, voulut boire la ciguë plutôt que
de s'enfuir au mépris des lois.
Ces exemples, forgés pour les besoins de la démonstration, nous semblent
illustrer chacun un type de mobile structuralement différent.
Dans le premier cas, Socrate, décidant de boire, ne cherche d'autre satisfac
tion que celle qu'il tire de l'accomplissement même de cette action. Il s'agit de
contenter une inclination, un penchant, un désir, ceux-ci s'assouvissant dans
l'exécution de la tâche, et arrivant à satiété dans la plénitude du succès atteint.
L'accomplissement de la tâche par la personne-agent est simultanément une
amélioration de l'état de la personne-patient. Nous parlerons d'un mobile d'ordre
hédonique, d'une tâche ou d'un événement désirés comme agréables en eux-mêmes.
Dans le second cas, Socrate, décidant de boire, n'entreprend pas de satisfaire
le désir de boire. Au contraire, boire une purge est une action désagréable qui ne
peut, en elle-même, inspirer qu'un mobile négatif de répugnance, d'adversion
(le contraire d'un désir). Mais boire est alors une action utile pour recouvrer la
santé. L'agent la conçoit comme le moyen à mettre en œuvre pour mener à bien
une autre tâche. Nous parlerons cette fois d'un mobile d'ordre pragmatique,
d'un choix fait par intérêt ou par calcul.
Dans le dernier cas enfin, Socrate décide de boire la ciguë parce que c'est son
devoir. Il n'éprouve] aucun plaisir à l'exécuter, il' peut n'en espérer aucun avan
tage dans l'autre monde ou dans la mémoire des hommes ; il veut s'acquitter de
ce qu'il considère comme une obligation. Nous parlerons alors d'un mobile d'ordre
éthique, d'un choix fait par conscience d'endettement.
Pour résumer, la tâche à accomplir (ou plus généralement l'événement à
vouloir) peut être conçue comme une fin désirable, comme un moyen praticable,
ou comme une fin obligatoire. Dans chaque cas, le mobile qui pousse à vouloir
s'enracine dans l'idée d'une rétribution. Mais dans chaque cas également la position
chronologique de la rétribution par rapport à la tâche ou l'événement voulus est
différente. Trois distributions sont possibles :
— ou bien la rétribution est concomitante à l'action qu'elle motive, à l'évén
ementqu'elle fait souhaiter : Socrate décide de boire parce que boire est, en soi-
même, une action agréable. Tout mobile hédonique, tout désir vise ainsi à
l'obtention d'une satisfaction qui accompagne immédiatement l'événement voulu.
— ou bien la rétribution est postérieure à l'action qu'elle motive, à l'évén
ementqu'elle fait souhaiter. Tout mobile d'ordre pragmatique implique ce déca
lage entre la satisfaction à obtenir et le processus qui permet de l'obtenir.
— ou bien enfin la rétribution est antérieure à l'action qu'elle motive, à l'év
énement qu'elle fait vouloir. Tout mobile d'ordre éthique identifie ainsi celui qui
en est affecté à un débiteur mis en demeure d'acquitter ses engagements ; l'action
due est conçue comme la contrepartie d'un service déjà reçu.
Ces dispositions chronologiques de l'événement voulu et de la rétribution
peuvent être schématisées comme suit :
E
Hédonique : R
Mobiles
E V
Pragmatique :
R
Éthique :
64
Le rôle d'influenceur
Ainsi, parce qu'il y a sur l'axe chronologique trois positions possibles d'un
processus rétributif par rapport à l'événement ou l'action qu'il motive (avant,
en même temps, après), et parce qu'il n'y en a que trois, il est possible de classer
en trois catégories, et en trois seulement, les mobiles qui inspirent notre vouloir.
Ces mobiles sont eux-mêmes le résultat d'événements antérieurs qui ont affecté
la personne sous forme d'influences subies. Nous pourrons discerner, correspon
dant au jeu des mobiles dans chaque ordre (hédonique, éthique, pragmatique),
quatre types d'influences : incitatrice (poussant à vouloir un événement,
à entreprendre une action); inhibitrice (poussant à vouloir qu'un événement
n'arrive pas); neutralisatrice (tendant à faire envisager une éventualité avec
indifférence); ambivalente (poussant simultanément à vouloir et à ne pas vouloir
un événement). Pour simplifier, nous ne tiendrons compte ici que des deux pre
miers types. Nous obtiendrons ainsi un tableau des modes d'influence (non comp
ris l'information, la confirmation, la dissimulation, le démenti dont nous avons
réservé l'examen) auxquels nous attribuerons conventionnellement les dénomin
ations suivantes :
65
Claude Bremond
S'il est vrai, comme le dit Gérard Genette en résumant Fontanier, que « la menace,
l'injure, le reproche sont des contenus et non des modes d'expression 1 », il reste
qu'on peut s'occuper de classer les contenus. Ces actions seront pour nous des
lieux : elles désignent des thèmes sur lesquels viennent électivement se greffer cer
tains modes d'expression qui sont, cette fois, de véritables figures. En outre, elles
peuvent à l'occasion devenir figures l'une de l'autre : ainsi, la promesse d'un mo
ment agréable peut valoir ironiquement pour la menace d'un mauvais quart
d'heure.
66
Le rôle d'influenceur
et la nôtre. Il est vrai que le poète, feignant de s'adresser aux nymphes, n'attend
pas leur intercession : par le biais d'une prière feinte, il exprime son désir de voir
son ami pardonné. Mais il est non moins évident que l'expression de ce désir
n'est à son tour qu'un moyen indirect de s'adresser au roi et que, en cet autre sens,
l'optation n'est qu'une figure de deprecation. Deux métonymies sont construites
l'une sur l'autre : l'effet (la prière aux nymphes) y figure la cause (le chagrin du
poète) ; cette cause elle-même y figure son effet (la prière à Louis).
Passons aux types d'influenceurs qui jouent sur l'excitation de mobiles d'ordre
éthique : l'obligateur, qui vise à intimer la conscience d'un devoir ; l'interdicteur,
qui intime une défense. La rhétorique classique n'a pas relevé ces opérations
parmi les figures de pensée. Sans doute leur généralité, et surtout la proximité
des formes grammaticales de l'impératif sont-elles responsables de cette omission.
Peut-être aussi était-il trop évident que ces formes d'influence ne sont pas des
figures, mais plutôt ce que nous nommons des lieux, des thèmes appelés à devenir
le support de véritables figures. Néanmoins, une exception est faite en faveur
d'un type d'ordre et de défense particulier : l'ordre ou la défense qu'une personne
s'intime à elle-même, le serment. Celui-ci consiste « à affirmer, à protester, à pro
mettre de la manière la plus énergique, la plus solennelle et la plus éclatante ».
67
Claude Bremond
Les diverses figures d'influence que nous venons de resituer sont, les unes de
l'ordre de la métonymie (optation, imprécation, rétroaction, délibération),
les autres de l'ordre de l'ironie (épitrope, contrefision). L'opération rhétorique
a consisté à figurer le thème de base, le « lieu » par un terme contigu ou opposé.
Dès lors, on s'étonnera d'une absence : celle du troisième type d'association
connu depuis Aristote, la ressemblance, et des tropes (métaphores, comparaisons)
qu'il permet. De telles figures sont cependant non seulement concevables, mais
d'une extrême fréquence. Le conseil et le déconseil, notamment, se donnent
souvent à entendre par le recours à une figuration analogique. A l'envoyé de
son fils, qui lui demande avis sur la politique à suivre pour garder le pouvoir,
le vieux Tarquin répond en fauchant d'un coup de canne les têtes des pavots
les plus élevées : J. J. Rousseau admirait l'éloquence de cette métaphore. Plus
68
Le rate d'influenceur
Communément, la citation d'un proverbe (N'éveillez pas le chat qui dort), le récit
d'un apologue (Les Membres et V Estomac) servent les mêmes fins. Le fait que ces
tours soient déjà recensés par ailleurs comme genres littéraires, ou paralittéraires,
et qu'une autre partie de la rhétorique les revendique (ce sont les exempta de
Yinventio) est sans doute responsable de leur omission. Nous n'en devons pas
moins les ranger au nombre des figures de pensée.
Nous résumerons dans le tableau suivant cet essai de mise en relation de
quelques figures de la rhétorique classique avec les spécifications du rôle d'in-
fluenceur :
Figures
Rôles Topique
Métonymie Ironie Métaphore
Claude Bremond
Ecole Pratique des Hautes Etudes, Paris.