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Laurent Quesnel

La publicité et sa "philosophie"
In: Communications, 17, 1971. pp. 56-66.

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Quesnel Laurent. La publicité et sa "philosophie". In: Communications, 17, 1971. pp. 56-66.

doi : 10.3406/comm.1971.1245

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/comm_0588-8018_1971_num_17_1_1245
Louis Quesnel

La publicité et sa « philosophie »

Les historiens et les archéologues découvriront un


jour que les annonces de notre époque constituent le
reflet quotidien le plus riche et le plus fidèle qu'une
société ait jamais donné de toute la gamme de ses acti
vités. (Marshall McLuhan, Pour comprendre les media,
1968).

Il peut paraître incongru d'attribuer à la publicité une ou des philosophie (s).


Y a-t-il une philosophie de l'industrie de la chaussure ou du commerce des
yaourts? La publicité constitue, à première vue, une activité économique auxil
iaire *, avec ses professionnels, ses écoles, ses techniques, ses entreprises, ses
productions et son marché, comme toute activité économique. „
Disons : en première lecture.
Mais nous nous proposons d'établir, en seconde lecture, que la publicité n'est
pas une activité économique comme les autres, que les publicitaires sont des
agents culturels importants, quoique souvent inconscients de leur rôle, dans les
sociétés industrielles modernes, et que la publicité pourrait bien devenir, pourvu
que l'évolution culturelle s'y prête, toute la philosophie d'un monde sans philo
sophes.

Le mal du siècle?
Or à l'instar du philosophe hégélien, le publicitaire naît existentiellement à la
philosophie comme « conscience malheureuse ».
Il ne fait pas son métier sans quelque malaise, et on relève, dans les publications
corporatives, tous les signes d'un complexe de culpabilité. Les dialectiques de la
bonne et de la mauvaise conscience s'y manifestent, alternant plaidoyers pro
domo et mea culpa, expressions antinomiques et complémentaires d'une ten
dance à l'auto-critique et à l'auto-satisfaction. Il s'agit, en somme, de justifier
la publicité et, en la justifiant, de se justifier.
En 1962, en France, paraissait une nouvelle revue : les Cahiers de la publicité
(elle disparaîtra en 1968). Significativement, le premier numéro de cette publi
cation, dont la qualité de réflexion tranchait sur la médiocrité de la presse spécial
isée, s'ouvrait sur « le procès de la publicité », suspectée de « fabrication de

1. Cf. le titre de l'ouvrage d'un dirigeant de la publicité : Leduc (Robert), La publicité


une force au service de l'entreprise, Paris, Dunod, 1966, 272 p.

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La publicité et sa « philosophie »

l'opinion » par Jean Cazeneuve. Et, dans chaque numéro ou presque, des publi
citaires s'interrogeront sur tel ou tel aspect moral, juridique ou déontologique de
leur profession : la publicité, nouveau « supplice de Tantale » n'est-elle pas créa
trice de « faux besoins » et de « gaspillage »? (n° 2) ; « sommes nous des marchands
d'angoisse » (n° 4); « comment moraliser la publicité à la télévision »? (n° 6);
« la publicité pourrit la langue française » (Etiemble, n° 9) ; la publicité doit être
« éducative » (n° 11) ; « la publicité jugée par le public » (thème du n° 13) ; la publi
citéest-elle anti-culturelle? (n° 15); la société de consommation est-elle un
progrès? (Paul Albou, n° 17); « la publicité des loisirs : commerce ou mission? »
(n° 18); la réglementation de la publicité (n° 20); « la publicité erotique : ali
énation ou libération? » (n° 21).
Qu'ils plaident coupables ou non-coupables, les publicitaires se cherchent des
juges qui soient justes, et ne trouvent que des accusateurs. Du côté des intellec
tuels,de Toynbee à Marcuse et de Valéry à Sauvy, en passant par Galbraith,
Etiemble, Henri Lefebvre, Serge Tchakhotine, Vance Packard et Jacques Ellul,
philosophes, sociologues, économistes, historiens, moralistes, professeurs et jour
nalistes dénoncent à l'envi la publicité, machine-à-décerveler ubuesque, entre
prise d'abêtissement et d'abrutissement des masses.
La contestation n'est pas seulement européenne. David Ogilvy, publicitaire
anglo-saxon, se demande1 courageusement : «Faut-il proscrire la publicité?»
— « La publicité fait-elle monter les prix? » — « La publicité favorise -t-elle les
monopoles? » — « La publicité corrompt-elle les journalistes? » — « La publicité
peut-elle faire acheter au consommateur un produit de qualité inférieure? » —
« La publicité est-elle un tissu de mensonges? » —-«La publicité incite-t-elle les
gens à acheter des produits dont ils n'ont nul besoin? » — « La publicité est-elle
vulgaire et ennuyeuse? »...
Il serait certainement imprudent de prétendre que la publicité est, toujours et
partout, exempte de ces inconvénients. Mais les attitudes des intellectuels à
l'égard de la publicité, considérée comme une institution typiquement capital
isteet américaine, ne sont sans doute pas sans corrélation avec les opinions
politiques. Et peut-être y a-t-il, chez certains d'entre eux, une frustration jalouse
en présence d'un heureux concurrent. Comme le note Mason Griff 2, « La publicité
s'apparente à l'École et l'Église par l'importance de son influence sociale. »
Alors que l'École et l'Église perdent leur influence, comment ne pas jalouser la
publicité?
La « publiphobie » systématique a un avantage : elle caractérise le phénomène
publicitaire par une essence morale. Au tribunal de l'Histoire et de l'Humanisme,
la publicité se voit condamnée comme perverse, immorale et irréligieuse. A la
question : qu'est-ce que la publicité? — on "répondra, en termes chrétiens,
« c'est le mal » et, en termes marxistes, « c'est une aliénation », Réponses qui,
évidemment, ont le grand mérite de résoudre le problème avant d'avoir à le poser.
Mais il y a, notamment en vertu de l'entreprise et de l'emprise publicitaires,
une « morale des objets 8 ». Contrairement aux dénégations des techniciens et
technocrates de la publicité, celle-ci est autre chose qu'une technique ou un art

1. In Les confessions de David Ogilvy, Paris, Hachette, 1964, 184 p.


2. In « La publicité, institution centrale de la société de masse », Diogène (68) 1969,
p. 128-156.
3. Cf. Baudrillard (Jean), La morale des objets, Communications, 13, 1969, p. 128-
146.

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de la persuasion lucrative. Constatation simple mais qui pose les deux problèmes
fondamentaux et, à proprement parler, philosophiques, des fonctions réelles
de la publicité et de son axiologie implicite.

Conceptions, fonctions, structures.


A la question : qu'est-ce que la publicité? — on répond, ici et là, par des théo
ries aussi partielles que diverses. Citons les plus courantes :
— la publicité est un système de communication, qui met en relation des pro
ducteurs et des consommateurs à travers des distributeurs et des mass-media1;
— la publicité est une activité intellectuelle qui groupe des « créatifs » littéraires
et artistiques pour la production de messages dans la presse, à la radio, à la télé
vision ;
— la publicité est un univers de signes et une technique de la signification,
qui relève d'une sémiologie et d'une rhétorique 2 ;
— la publicité fait partie des « industries culturelles » qui distribuent une culture
de masse, de basse qualité3;
— la publicité est une « arme » du marketing, au service des stratégies commerc
iales offensives de l'entreprise dans la « guerre » économique pour la « conquête »
des marchés 4;
— la publicité est une forme capitaliste de propagande et d'exploitation des
consommateurs, au service des grandes compagnies, pour la réalisation du profit
maximum 6 ;
— la publicité est une institution de la « société bureaucratique de consommation
dirigée ». La publicité ne parle que le langage idéologique de la marchandise et de
l'aliénation par la quotidienneté6.
Il est singulier d'observer que ces théories ne correspondent pas à l'idée que
les utilisateurs et bénéficiaires de la publicité — les « annonceurs » — se font de
celle-ci.
Russel H. Colley, en effet, définit l'activité publicitaire par 52 « tâches »
concrètes, que l'on peut regrouper en fonctions à peu près homogènes 7. La publi
citéremplirait donc 7 fonctions principales :
1) une fonction de leadership économique (15 tâches). La publicité doit « créer
la confiance », « améliorer l'image de marque », « établir la réputation », « sou
tenir le moral des représentants », etc.;
2) une fonction d'antagonisme commercial (8 tâches). La publicité doit « neu-

1. C'était notre point de vue, il y a quelques années, cf. Quesnel (Louis), La publicité
comme système de communication, Revue Française du Marketing, 12, 1964.
2. Cf. notamment les articles de Georges Peninou et Jacques Durand.
3. Cf. Adorno (Theodor W.), L'industrie culturelle, Communications, 3, 1964, p. 12-18.
4. Sur la publicité comme agression commerciale, cf. Dubois (M.), Un art de la guerre,
le marketing, les Cahiers de la publicité, 18, 1967.
5. Meynaud (Jean), les Consommateurs et le pouvoir, Lausanne, Études de science
politique, 1964, 624 p.
6. Lefebvre (Henri), la Vie quotidienne dans le monde moderne, Paris, Gallimard,
1968, 384 p.
7. In la Publicité se définit et se mesure, publié sous les auspices du comité directeur
de l'Association of National Advertisers, traduit de l'anglais par Jacques de Panafieu,
Paris, PUF, 1964, p. 79 et suivantes.

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La publicité et sa « philosophie »

raliser la concurrence », faire pression sur les distributeurs, prendre des clients
aux concurrents, etc.;
3) une fonction d'impulsion (7 tâches). La publicité doit faire acheter « ici
et maintenant », « inciter le prospect à essayer le produit », « persuader le prospect
d'écrire pour demander la documentation », etc.;
4) une fonction d'habituation (7 tâches). La publicité doit « rappeler le pro
duit », apprendre aux gens à « demander la marque », convertir les clients occa
sionnels en clients réguliers, etc.;
5) une fonction d'innovation (6 tâches). La publicité doit « ouvrir de nouveaux
marchés », lancer des produits nouveaux ou suggérer des « nouvelles utilisations »
de produits anciens, etc.;
6) une fonction d'information' (5 tâches). La publicité doit « faire connaître
l'existence du produit », « fournir des renseignements », décrire les « utilisations
du produit », etc. ; ,
7) une fonction d'expansion de la consommation (4 tâches). La publicité doit
inciter à augmenter la grandeur des unités de produit achetées et la fréquence
des actes de consommation.
Cette analyse fonctionnelle est intéressante et insuffisante. Plus normative
que factuelle, elle n'analyse pas les dysfonctionnements de la publicité, sur le
squels les publicitaires sont excessivement discrets : ils ne connaissent que des
triomphes! Mais, surtout, une analyse fonctionnelle ne prend tout son sens que
si les fonctions sont replacées dans le contexte des structures (tableau A).
Articulé au « power system » de la société globale, dont il est l'un des éléments,
le subsystème Publicité est multifonctionnel: il comprend des fonctions manif
estes, essentiellement économiques, et des fonctions latentes, d'ordre culturel.
Comme l'a souligné Henri Janne pour la propagande *, la publicité peut et doit
être considérée comme un mode d'acculturation typique des sociétés écon
omiquement développées. Contrôle social de type nouveau, elle s'adresse au « grand
public ». Son système de valeurs est foncièrement ethnocentrique : il traduit les
aspirations et les insatisfactions, les préférences et les préjugés de la nouvelle
classe moyenne, en quête de critères, de normes et de patrons culturels (patterns).
Mais la publicité, pour des raisons à la fois idéologiques et techniques, fonc
tionne comme si la société de masse était une société sans classes. L'annonceur,
pour sa part, ne s'intéresse qu'à une classe de consommateurs actuels ou potent
iels,un « segment de marché » défini par un vouloir-pouvoir d'achat. Mais les
mass-media, précisément parce que ce sont des media de masse, débordent plus
ou moins le segment de marché visé et s'adressent au grand public. Une annonce
dans Jours de France ne vise qu'une partie des lecteurs du magazine mais peut
être perçue par tous. Le produit est présenté, « prévendu » aux non-consommat
eurs comme aux consommateurs. La publicité vend de tout à tous, suscitant
envie et frustration parmi les pauvres, les sous-développés, les économiquement
faibles.
A partir de cette vue générale, deux problèmes précis méritent d'être examinés :
— si les publicitaires sont le groupe porteur d'un système de valeurs, quelle
est l'axiologie de la publicité?
— si la publicité constitue un pouvoir, quel est le rôle et le sens politiques de
la publicité?

1. Janne (H.), le Système social, essai de théorie générale, Bruxelles, Institut de socio
logie de l'Université libre, 1968, 560 p.

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Indices de
puissance
forte moyenne faible
catégorie
fonctionnelle

• entreprises à lea • grandes entre • branches


dership commercial prises à publicité professionnelles
annonceurs • grandes marques minime retardataires ou /et
• entreprises déclinantes
moyennes en ex• P.M.E.
pansion
• commerce dit • commerces indé- • petits commer-
intégré pendants modernes çants économique
distributeurs (grands magasins, ment arriérés
supermarchés, etc.)
— agences • agences de pu- • agences de publi- • petites agences
blicité complètes cité incomplètes et de publicité (moins
(régie + conseil) moyennes de 10 000 000 F
de C.A. annuel)
— media mass-media : • presse technique • presse
• presse à grand et professionnelle sans publicité
tirage • édition publici • bulletins confi
• radio et télévi taire dentiels
sion • affichage
• P.L.V. (= pu • cinéma • cinéma amateur
blicité sur le lieu
de vente)
— consommateurs • guides d'opinion • « grand public » • infra-consom
• consommateurs- (= nouvelle classe mateurs (vieux,
leaders moyenne) immigrés, etc)

Tableau A : structures et dynamismes de la publicité.

Axiologie et publicité.
Aux sociologues, la publicité apparaît comme un phénomène social total, selon
l'expression de Marcel Mauss, phénomène qui ferait l'objet et le sujet d'une
sociologie de la publicité, intégrant les aspects géographiques, économiques,
démographiques, technologiques, psychologiques, linguistiques et culturels dans
une description et une explication globales, mais spécifiques, dont nous ne connais
sons actuellement que les premiers éléments1. Mais si la publicité suscite tant
de passions et de polémiques, si la contestation de la publicité a été l'un des
axes de Mai 68 en France a et de toute la nouvelle extrême-gauche dans le monde,
1. Cf. Cadet (André) et Cathelat (Bernard), la Publicité. De l'instrument économiqu
à l'institution sociale, préface d'Edgar Morin, Paris, Payot, 1968, 240 p.
2. Un « Comité d'action des publicitaires au service des comités ouvriers-étudiants »
proposa la « responsabilité morale, civile et pénale du chef de publicité » (tract] distribué
enSorbonne).

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La publicité et sa « philosophie »

ce n'est pas seulement parce que la connaissance scientifique du phénomène


publicitaire est encore imparfaite. C'est aussi et surtout parce que la publicité,
explicitement et implicitement, comporte une axiologie, un système de valeurs,
d'attitudes éthiques, économiques et esthétiques qui caractérisent « notre »
modèle de civilisation.
Certes, la publicité en soi ne postule l'adhésion à aucune idéologie. Comme
technicien, le publicitaire peut propager l'idéologie non-A aussi bien que l'idéo
logie A, comme on le vérifie en publicité électorale. Aux États-Unis la publicité
fonctionne comme institution au service de l'entreprise capitaliste, en U.R.S.S.
comme [institution aux ordres du parti communiste.
Cependant, les macro-thèmes, les mythes de la publicité représentent un
système culturel nouveau, un mode d'acculturation qui tend à la destruction
des « valeurs » traditionnelles. L'ascétisme, par exemple, est évidemment incompat
ible avec l'idéologie publicitaire. Agent de modernisation, la culture publici
taire s'oppose systématiquement, presque terme à terme, à des visions du monde
comme le christianisme, le rationalisme ou l'humanisme K La technologie « trans
forme le monde », selon la formule de Marx. Mais c'est la culture de masse et,
plus particulièrement, la publicité qui « change la vie2 », qui fait croire aux
grands mythes de notre époque — au Progrès, à l'Abondance, aux Loisirs, à
la Jeunesse, au Bonheur.
Le système traditionnel des valeurs et les dicisplines axiologiques qui en dépen
dentsont en pleine crise. Le processus d'urbanisation accélère la déchristiani
sation des masses, enclenchée par la révolution industrielle. La famille, la morale,
le droit sont de plus en plus inadaptés à une mutation généralisée, qui oppose les
pays, les groupes sociaux, les âges, à l'échelle du monde. L'art contemporain
offre le spectacle d'une errance créative sans frein, sans normes et sans but.
Quant à la politique mondiale, affranchie des règles juridiques et religieuses, elle
cède à la tentation de la violence et conduit peut-être à une catastrophe planét
aire. Face à ce monde angoissant, que la télévision rend présent à tous, la publi
citéévoque un monde idéal, purifié de toute tragédie, sans pays sous-développés,
sans bombe nucléaire, sans explosion démographique et sans guerre au Viet
nam. Un monde innocent, plein de sourires et de lumières, optimiste et paradi
siaque 8.
En pratique, la publicité n'a que des relations rares avec les disciplines axio
logiques et leurs représentants. On rencontre rarement, dans les couloirs des
agences de publicité, un artiste, un moraliste, un juriste ou un théologien. La
législation française interdit et sanctionne la « publicité mensongère ». Mais la
publicité, comme la comédie classique, vise la vrai-semblance plutôt que la
vérité.
Pourtant la publicité est normative : elle pose, expose, impose une nouvelle
table de valeurs, un style de vie, des modèles de comportement. Elle dit aux
nouveaux riches de la civilisation moderne occidentale comment il convient de
vivre et d'être, comment « on » s'habille et « on » se déshabille, comment « on »

1. Cf. Quesnel (Louis), le Sens de l'histoire, essai de prospective politique, Paris, Buchet-
Chastel, 1967, 216 p., chap. II : « Le crépuscule des idéologies ».
2. Selon la formule de Rimbaud (mais certes pas dans le même sens).
3. Cf. Morin (Violette), Erotisme et publicité, Communications, 9, 1967, p. 104-113,
et Soucy (Claude), Un art de vivre unique au monde, Communications, 10, 1967, p. 135-
154.

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Louis Quesnel

travaille et « on » s'amuse, comment « on » sera éternellement jeune, aimé, heu


reux. Le monde de la publicité est celui du « on » heideggerien, du Moi impersonnel
et, selon Heidegger, inauthentique.
Avecintelligence, technicité et créativité, lapublicité profite de la crise culturelle,
de la confusion des morales et de l'ignorance du droit, de l'irréligion et de l'apo-
litisme, pour affirmer : voici ce qui est bon et bien, désirable et conforme, conci
liant le principe de plaisir et le principe de réalité dans l'image-de-marque,
dans l'icône du produit. L'image de marque devient, à la limite, image de soi —
et vice versa. Par son argumentaire, la publicité manifeste qu'il y a dans nos
sociétés, malgré la diversité des goûts et les divergences d'opinion, un consensus,
un accord sur quelques valeurs communes — la santé, la beauté, le confort, la
sécurité, la facilité, la vitesse, la nouveauté, le prestige... — et que l'excel
lenced'une civilisation se juge au quantum d'objets dotés de ces qualités.
La « qualité de vie » dépend, de ce point de vue, des [qualités en partie réelles
en partie imaginaires des objets de consommation. Pour que la vie moderne soit
« saine », « belle », « confortable »,... il faut et il suffit que l'environnement soit
composé d'objets « sains », « beaux », « confortables »... Il y a d'ailleurs des
qualifications quasi-universelles : nos vêtements sont « confortables », nos
maisons sont « confortables », nos voitures sont « confortables ». Les stéréotypes
du discours publicitaire se posent en universaux de l'objet technique. La
qualification rhétorique devient plus essentielle que la fonction usuelle de
l'objet. Il y a aussi des voitures « prestigieuses », des maisons « prestigieuses »,
des vêtements « prestigieux »... On passe de l'objectivité du physicien et de
l'ingénieur à une inter-subjectivité qui, en vertu du verbe « être » (exprimé ou
sous-entendu), accède au plan ontologique des croyances, des évidences, des
absolus *.

Situations, stratégies, utopies.


Facteur capital d'intégration culturelle à la société globale, la publicité, selon
les sondeurs de l'opinion publique, aurait plus d'amis que d'ennemis en France.
Cependant, comme le savent les organisateurs de la campagne « Êtes-vous
publiphobe? », des adversaires de la publicité existent jusque dans les rangs des
annonceurs. Il suffit de consulter la statistique : la France est, publicitairement,
un pays sous-développé 2, et beaucoup d'industriels « ne croient pas à la publi
cité». Un de leurs maîtres à penser, Auguste Detœuf, est l'auteur de la formule
fameuse, « la publicité, c'est le viol ». Est-il convenable, pour un chef d'entre
prisebien pensant, d'être complice d'un viol des foules? Dans les entreprises,
les producteurs (ingénieurs, techniciens) sont souvent hostiles aux commerc
iauxet, a fortiori, aux publicitaires. Les vendeurs eux-mêmes, agents de
type communautaire, sont parfois « contre » la publicité, relation de type socié
taire. La publicité pénètre dans la vie des entreprises par l'idéologie du « mar
keting », qui tend à imposer le leadership de la fonction commerciale au niveau
du « management » (présidence des firmes, direction générale). Le grand commerce
est généralement plus favorable à la publicité que les petits commerçants.

1. En ce sens, la publicité opère comme antisémantique générale.


2. Cf. Macquet (J. C), Pour une publicité différente, Paris, éd. du Sénevé, 1970,
64 p.

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INDUSTRIE AGENCES
(a)

Techniciens
P.M.E. Grandes
Commerciaux
marques Minoritaires Majoritaires

1 t
ETAT
(/)
— + "
«
fonctionnaires
traditionnels technocrates

COMMERCE MEDIA
\e) (o)

directeurs
(«commerçants
poujadistes
petits ») grand commerce journaKstes service
« publicité »

CONSOMMATEURS
{d)

contestataires
(a hippies ») « grand public »

Tableau B : Système et confuts de la publicité.


Louis Quesnel
La structure cyclique du système publicitaire peut être représentée par un
modèle cybernétique (tableau B) où, théoriquement, les circuits sont tous bouc
lés et le « feed-back », parfait : industrie —> agences — *- media — ♦■ consommat
eurs —*■ commerce — > industrie, etc. L'État intervenant comme frein (législa
tion)ou comme accélérateur (publicité à l'O.R.T.F.) de l'activité publicitaire.
En fait, les freins et les accélérateurs de la dynamique publicitaire fonctionnent
au niveau de toutes les instances du système (« — » et « -f- » du tableau B). Il


y a des publiphobes et des publiphiles parmi les commerçants et parmi les
consommateurs, parmi les fonctionnaires et parmi les « médiateurs », parmi les
industriels et même, nous l'avons vu, parmi les agents de publicité. Oppositions
psychosociales, conflits d'intérêt et d'opinion qui favorisent les dysfonctionne
ments, les blocages, les régressions K
Le modèle, remarquons-le, peut correspondre à des situations stratégiques
fort différentes, selon l'instance du système qui décide de la politique de mar
keting, exerçant ainsi le principal pouvoir de décision. Voici quelques situations-
types :
1. Si l'industrie prend l'initiative, on a le modèle archéo-libéral du système
publicité. L'industrie a) lance le produit — en tenant ou sans tenir compte
des besoins objectifs du marché — avec l'aide de l'agence b), qui publie l'image
du produit dans les media c), en direction du consommateur d), qui achète ou
n'achète pas (son seul pouvoir étant d'inertie) au commerce e), qui achète ou
n'achète pas à l'industriel.
2. Si le commerce prend l'initiative, on a le modèle néo-mercantiliste du sys
tème, où les grandes chaînes de distribution commerciale (supermarchés, etc.)
imposent leurs volontés aux fabricants en matière de produits et de services
(marques de distributeurs, promotion des ventes, publicités sur le lieu de vente,
etc.).
3. Si l'État prend l'initiative, on a un modèle de planification administrative,
imperative, autoritaire de la consommation. La publicité fait partie du système
bureaucratique monopolistique qui englobe l'industrie, le commerce et l'info
rmation (U.R.S.S.).
D'autres situations-types sont assez improbables : il est rare que le medium
puisse influer sur une politique de marketing, et certaines agences de publicité
exercent une influence officielle ou officieuse mais ne décident pas.
Quant à la situation-type où le consommateur collectif 2 exprimerait des
besoins et où l'État coordonnerait les activités industrielles, commerciales et
publicitaires entre agents économiques en vue de les satisfaire intégralement,
elle fait partie, jusqu'à présent, des utopies auto-gestionnaires, qui attirent
aujourd'hui une partie de la jeunesse et des syndicalistes.

Publicité et pouvoir.
On a souvent douté de l'efficacité commerciale immédiate de la publicité et,
lorsqu'un annonceur acquiert la certitude, fondée ou non, que sa publicité est
commercialement inefficace, il change de campagne ou d'agent. Mais, s'il est
vrai que la publicité est une forme d'acculturation, il faut alors admettre que

1. Illustration parmi d'autres de la « société bloquée » étudiée par Michel Crozier.


2. Analogue au « travailleur collectif » de Gramsci.

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La publicité et sa « philosophie »

son efficience globale cumulative et à long terme est plus importante, en défini
tive,que les effets réactionnels, ponctuels et à court terme du message publici
taire.Une campagne de publicité peut être sans effets sur le public et passer à
peu près inaperçue. Mais l'omniprésence de la publicité à travers tous les canaux
collectifs de communication, la masse et la réitération continue des messages,
la constance des thèmes sous des variations de pure forme créent un environne
ment culturel de type eudémonique, « erotique », ludique — un nouveau système
de valeurs, co-générateur de « l'esprit du temps 1 ».
En principe, il est vrai, la publicité professe le neutralisme, l'indifférence idéo
logiques. En fait, elle s'adapte aux rapports de force du statu-quo et de l'« esta
blishment » : en France par exemple, la publicité des dangers de la cigarette pour
la santé des fumeurs est beaucoup plus discrète que celle de la régie étatique des
tabacs; la publicité automobile ira parfois jusqu'à l'incitation à l'homicide2.
Car, la publicité, comme toute activité professionnelle de type économique,
obéit plus volontiers à des impératifs financiers et à des règles techniques qu'à
des exigences éthiques, esthétiques ou culturelles. Effectivement la publicité
fonctionne comme institution culturelle pour V auto-développement de la civilisa'
tion industrielle en société de consommation.
La publicité qui, bon gré mal gré, se voit sur les murs, se lit dans les journaux,
s'entend à la radio-télévision, appartient-elle aux pollutions de notre environne
ment? Oui, pour les uns; non, pour les autres. Question d'opinion, et de démoc
ratie. Par ses mythes et ses valeurs, la publicité a posé, sans le vouloir, le pro
blème majeur, crucial que les hommes politiques, jusqu'en Mai 68 en France,
écartaient de leurs préoccupations et de leurs discours : le problème des finalités
ou, en termes comptables, de l'actif et du passif du développement économique
et du progrès technique dans l'évolution des sociétés industrielles.
La régulation de la publicité, puisque ce problème concerne la société globale,
relève incontestablement du politique et, plus précisément, de politiques
culturelles.
Sans doute est-ce dans la mesure où les consommateurs — directement ou /et
indirectement, par leurs groupements (assez peu représentatifs en France) —
seraient coparticipants à l'orientation et au contrôle de la publicité, que celle-
ci pourrait ne pas desservir l'intérêt général 3. Les professionnels préfèrent géné
ralement l'appel à l'expert, qui apporte le « label » de sa compétence technique,
de son autorité morale, de son indépendance (réelle ou fictive) vis-à-vis des
pouvoirs publics et des intérêts privés 4.
Des programmes d'éducation permanente se mettent en place dans tous les
pays développés. Pour que les consommateurs deviennent adultes, il serait
opportun d'introduire l'étude des mass media, des techniques et de la culture
publicitaires dans l'enseignement public. Des initiations pédagogiques au fonc
tionnement des mass media ont été tentées et testées ici et là; elles pourraient

1. Cf. Morin (Edgar), l'Esprit du temps, Paris, Grasset, 1962.


2. Cf. Vielfaure (Claude), Psychanalyse de la publicité automobile, Communication
et Langages, 1, 1969, p. 107-117.
3. Quin (Cl.), Boniface (J.) et Gaussel (A.), Les Consommateurs, Paris, Seuil, 1965,
192 p.
4. Exemple récent : la F.I.P.A.L. (Fondation internationale pour le progrès de l'al
imentation) s'est donné pour mission de contrôler « la qualité des arguments publicitaires »
(Le Monde, 18-19 octobre 1970, p. 16).

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être généralisées avec succès 1. En Suède, la lecture critique de la publicité
était déjà enseignée aux enfants en 1965 2. Une politique de la publicité serait
nécessaire : est-elle possible? Alors que le tabac est reconnu nuisible à la santé
publique 3, comment obliger l'État français, qui bénéficie du monopole des tabacs,
à informer objectivement et énergiquement le public du danger? Alors que l'aut
omobile est un engin populaire, comment désencombrer les routes et les villes en
développant, notamment par une propagande adéquate, l'usage des transports
en commun?
Les nuisances publicitaires ne sont que le reflet des dysfonctionnements de
notre État-industriel. Et plutôt que de faire de la publicité un veau d'or (du
côté des professionnels) ou un bouc émissaire (du côté des intellectuels), sans doute
serait-il plus constructif de miser sur des contre-campagnes publicitaires desti
nées à guider l'opinion publique conformément à l'intérêt général. Mais, ce
principe admis, l'essentiel reste à faire : créer les institutions et trouver les
ressources nécessaires à la mise en œuvre d'une politique nationale (ou euro
péenne) de la publicité et de la consommation. Il faut bien avouer que nous n'en
sommes pas là 4.
En termes politiques, on peut dire que certaines campagnes de publicité,
actuellement légales, paraissent illégitimes, du point de vue des consommateurs,
et que beaucoup de campagnes, qui seraient légitimes, ne peuvent avoir lieu,
faute de moyens. Dans ce domaine, comme en quelques autres, il y a du travail
pour les réformateurs!
A priori, la publicité peut aussi bien servir un changement socio-culturel
que l'intégration techno-culturelle ; elle peut être novatrice aussi bien que conser
vatrice. Mais, la voie est étroite entre l'utopie hippie d'anarchie culturelle 5
et le statu-quo, où s'accroissent et s'entrecroisent les facteurs matériels et
spirituels d'une crise totale de civilisation. « Les Français n'aiment pas la publi
cité», a écrit un publicitaire. Or il ne s'agit ni d'aimer, ni de haïr — c'est-à-dire
de pâtir — mais de réfléchir et d'agir, de prévoir et d'organiser, en toute connais
sancede cause, en publicité comme pour l'automobile, les ordinateurs, l'énergie
nucléaire ou les drogues. Et si c'est là trop espérer, ce serait peut-être aussi le
signe que, décidément, l'apprenti sorcier ne saurait survivre à sa pauvre magie.

Louis Quesnel

1. Dubois-Dumée (J. R.), Une expérience d'enseignement de la télévision, Commun


ication et langages, 5, 1970, p. 41-50.
2. Selon les déclarations de Mrs Stina Engstrom, présidente de l'Association suédoise
de Ménagères, au 17e Congrès mondial de l'I.A.A.
3. Aux États-Unis, toute publicité pour les cigarettes est désormais interdite à la
radio et à la télévision.
4. L'Institut national de la Consommation ne dispose que de moyens minuscules.
5. Barthes (Roland), Un cas de critique culturelle, Communications, 14, 1969, p. 97-
99.

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