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L’État de droit

Jac
ques CHEVALLIER 1

INTRODUCTION
1 Jacques CHEVALLIER, Professeur à l'Université Paris II Panthéon-Assas, directeur du Centre
d'études et de recherches de science administrative - CNRS Ouvrage paru chez MONTCHRESTIEN,
coll: clefs/politique 160 p., 1ère éd 1992 ; 2ème éd 1994 ; 3ème éd 1999; 4 éd. 2003
Forgée à la fin du XIXe siècle dans la doctrine juridique allemande puis française pour répondre
à l'exigence de fondation du droit public, la théorie de l'État de droit a connu au XXe siècle de
sensibles inflexions.

Le défi totalitaire a conduit au dépassement de la conception purement formelle, reposant sur l'idée de
hiérarchie des normes, au profit d'une conception substantielle privilégiant la garantie de la sécurité
juridique et des libertés fondamentales.

Depuis les années quatre-vingt, l'État de droit s'est trouvé mis au centre des débats philosophiques et
politiques concernant le statut et le rôle de l'État : la référence à l'État de droit sert désormais à étayer
la revendication d'une meilleure protection face à l'interventionnisme étatique et à l'abus possible des
majorités démocratiques.

Partie I - LA THEORIE DE L'ETAT DE DROIT

Elle est d'origine doctrinale car c'est une tentative de construction cohérente explicative de la
réalité juridique. Plusieurs conceptions en sont à l'origine. Sous la forme d'une version formelle où
l'Etat agit au moyen du droit sur la hiérarchie des normes, une version matérielle où l'Etat est assujetti
au droit et une version substantielle où le droit comporterait des attributs intrinsèques.

I- Le régime de droit

Dans un Etat de droit les organes de l'Etat n'agissent qu'en vertu d'une habilitation. La
compétence de l'administration est reconnue par le droit qui en est le fondement, le cadre et la limite
au travers d'un ordre juridique hiérarchisé. Mais l'Etat lui-même, pas seulement ses organes, doit être
soumis au droit. Est-ce à dire à lui-même ?

A) La doctrine allemande du Rechtsstaat

Après l'Etat despotique puis l'Etat théocratique, le terme de Rechtsstaat en 1798 (J.W Placidus)
désigne en Allemagne un Etat libéral dont la sphère d'action est limitée par les droits naturels des
individus (liberté, sûreté et propriété). C'est l'école Kantienne.
Puis l'évolution de la doctrine (Julius Stahl 1856) s'attache non plus au but mais à la manière de
parvenir à organiser rationnellement l'Etat dans les voies et les limites de sa propre action ainsi que
dans celle de la sphère citoyenne sous l'arbitrage du juge.

Etat de police / Etat de droit


L'Etat de police accorde une grande importance au droit instrumentalisé utile au bon plaisir du Prince.
L'Etat de droit instrumentalise également la loi pour son usage mais également comme limiteur de sa
puissance au travers des règles extérieures et supérieures s'imposant à son administration et permettant
aux individus de se protéger devant les juges. Le Rechtsstaat impose donc à l'administration de se
borner à faire appliquer la loi et de ne pas la créer. Néanmoins l'administration peut édicter des règles
s'appliquant à son organisation interne sans s'appuyer sur des textes législatifs. Donc la loi protègerait
les droits individuels mais les prérogatives de l'exécutif seraient hors de cette sphère.
L'autolimitation
ère
1 conception Kant : Le vrai droit est le droit naturel
2ème conception Fichte et Hegel : Le vrai droit est étatique - Pas de relation juridique sans communauté
et lois positives
C'est la 2ème conception qui va s'imposer dans la doctrine juridique allemande. Le droit public tend à se
confondre avec le droit public positif. Ces conceptions amènent à une doctrine concevant l'Etat comme
un entité prenant sa substance ailleurs que dans la Nation à l'inverse de la conception française pour
qui l'Etat est la personnification juridique de la Nation.
L'Etat de droit (Rechtsstaat) serait le seul à disposer du pouvoir de contrainte, le seul à pouvoir
donner ainsi au droit sa consistance et ne pourrait donc être soumis à un droit supérieur. D'où une
autolimitation hypothétique. Mais qui se voit concrétisée par l'acceptation par l'Etat de règles édictées
par sa propre volonté. Ce sera le droit administratif dont la construction est contenue dans la théorie du
Rechtsstaat. L'Etat trouve son intérêt dans son obéissance au droit qui est source d'exemplarité.
Ces théories sont peu acceptées par la doctrine française qui n'y voit qu'un moyen de légitimation d'un
pouvoir impérial.

B) La conception française

La notion d'Etat de droit française est associée à la pensée allemande et n'apparaît en France
qu'au début du 20ème siècle (Duguit, Hauriou puis Malberg). Cette attractivité trouve ses sources dans
la défaite de 1870 et les nombreux échanges entres juristes français et allemands. L'Union Sacrée
donnera de la distance à cette influence.

L'héritage institutionnel
Certains éléments fondamentaux de la doctrine allemande figuraient déjà dans droit positif français.
Ainsi la Révolution est l'avènement de la notion de Nation souveraine dont la puissance normative va
régir et encadrer l'activité des organes de l'Etat.
Le pouvoir de la Monarchie absolue était déjà limité par le poids des coutumes encadrant les
franchises et privilèges des villes et corporations. C'est la révolution qui va créer une hiérarchie des
normes avec au sommet la Déclaration des Droits de l'Homme ( loi fondamentale des lois de la
nation proclamant les droits naturels, inaliénables et sacrés de l'Homme). Puis juste en dessous la
Constitution (assurer les droits et séparer les pouvoirs), puis la loi (émanant d'un corps législatif élu
qui sans remettre en cause les normes supérieures possède une autorité elle-même supérieure) et enfin
les actes de l'exécutif qui devront se conformer aux dites lois soit en tant qu'administrateur soit en tant
que juge (bouche de la loi).
Mais cette volonté des révolutionnaires de limiter le pouvoir de l'exécutif se heurte à leurs convictions
rousseauistes et au transfert de la souveraineté aux représentants du peuple ainsi qu'au déni de tout
pouvoir normatif à l'exécutif. En 1907 le Conseil d'Etat déclarera recevable le recours pour excès de
pouvoir contre un règlement administratif. Ce qui placera dès lors le pouvoir normatif de
l'administration comme subordonné à la loi.
Mais cette suprématie constitutionnelle n'est pas sanctionnée juridiquement. Aucun contrôle de
constitutionnalité des lois ne vient ni la réguler ni la défendre.
L'administration n'est pas soumise au droit commun et il faudra la construction d'un ordre
juridictionnel spécifique et indépendant pour séparer l'administration juridique et l'administration
active.

De l'Etat légal à l'Etat de droit


Singularité du cas français qui serait pour Carré de Malberg applicative du système de l'Etat légal et
non de l'Etat de droit. Ainsi la loi serait limitative et conditionnelle de la fonction administrative afin
d'assurer sa suprématie en profitant de l'absence d'un contrôle constitutionnel efficace. Le législateur
de la 3ème république n'a pas de limite et faute de recours contre la loi la France ne peut atteindre la
perfection de l'Etat de droit. Cette puissance législative est la conséquence de l'influence rousseauiste
pour qui le caractère incontestable et sacré de la loi ne peut être remis en cause.

Le principe de l'Etat de droit vient légitimer l'institution d'un contrôle de constitutionnalité des lois
malgré la crainte manifestée par Duguit de "gouvernement des juges". Dans cette perspective deux
courants s'opposent. Certains comme Malberg souhaitent une révision constitutionnelle incluant la
Déclaration des droits, la mettant ainsi à l'abri du législateur alors que d'autres voient dans cette
déclaration une droit positif d'une valeur supérieure à la Constitution même (Duguit et Hauriou). Le
principe va également servir à valider le contrôle d'un juge administratif via le recours pour excès de
pouvoir et obliger l'administration à répondre de ses actes.

Le rapport de l'Etat au droit


La théorie de l'autolimitation allemande influence la doctrine française (Carré de malberg) qui voit en
l'Etat seul, le créateur du droit. Il n'exister rien au-delà de sa volonté (rien pour le limiter). L'Etat est
seul capable d'imposer le droit positif par la contrainte, il en est donc la source et la limite. Selon
Jellinek il reste "maître de se fixer sans cesse à lui-même les règles qui sont de nature à le limiter".
Cette théorie de l'autolimitation trouve de virulents critiques (Hauriou, Jèze, Berthélémy) dans la
simple affirmation qu'un Etat qui n'est soumis au droit que dans la mesure où il l'accepte n'y est point
vraiment subordonné.
Le droit naturel était perçu par les révolutionnaires comme un dispositif extrinsèque de limitation de la
puissance étatique. La norme juridique prenait naissance en Dieu, la nature, l'Homme et la Société.
L'Etat n'en étant que l'interprète. Mais cette notion est jugée incompatible avec la dynamique sociale.
L'analyse de Duguit en est la achevée. Selon lui seule la croyance en la souveraineté existe et l'Etat
n'est qu'une entité abstraite utilisée par les gouvernants pour justifier l'emploi de la coercition.

C) La théorie Kelsénienne de l'Etat de droit

Il faut se garder d’assimiler purement et simplement théorie kelsénienne de l’ordre juridique et


Etat de droit. Cela, pour deux raisons : d’une part parce que de fervents partisans de l’Etat de droit
rejetèrent les conceptions de Kelsen ; d’autre part, car ce dernier lui-même émit des critiques à
l’encontre de la théorie de l’Etat de droit qui présentait, à ses yeux, le défaut de renforcer l’autorité de
l’Etat. Il n’en demeure pas moins que la conception formelle d’ordre juridique est un élément essentiel
de l’Etat de droit.

L’ordre juridique
Pour les normativistes, l’Etat de droit est fondé sur le principe de la hiérarchie des normes dont le
respect est assuré par le juge. Leur conception du droit peut être qualifiée de « dynamique » dans le
sens où chaque norme, exceptées celles qui se trouvent à chaque extrémité du système juridique, est à
la fois le produit d’une norme supérieure mais aussi l’acte qui conditionne un acte inférieur.
Dans les sociétés modernes, l’ordre juridique étatique est souverain dans le ressort territorial de l’Etat.
Cette souveraineté est renforcée par le fait que les organes chargés de la production, de l’exécution et
du contrôle de l’exécution des normes tiennent leurs compétences de l’Etat lui-même. Cette
conception de l’ordre juridique sera contestée par certains auteurs comme Santi ROMANO ou
Georges GURVITCH qui considèrent qu’il existe une pluralité d’ordres juridiques.
En matière de droit international, la théorie kelsénienne peut être interprétée de deux manières
différentes selon que l’on considère que l’ordre juridique national est supérieur au droit international
ou bien qu’il doit se conformer à lui.
La pensée normativiste de Kelsen sera mal reçue par ses confrères français qui dénoncèrent son
« formalisme abstrait ». La définition de l’Etat de droit donnée par Kelsen est en effet radicale et
simple dans sa formulation. Pour lui, l’existence d’un ordre juridique hiérarchisé suffit à parler d’Etat
de droit.

L’identité de l’Etat et du droit


Kelsen assimile purement et simplement l’Etat et le droit, le premier n’étant autre chose qu’un « ordre
de contrainte ». Dès qu’il existe un ordre juridique bien structuré, on est en présence d’un Etat de
droit, quel que soit d’ailleurs, positivisme oblige, le caractère plus ou moins libéral et démocratique
des normes qu’il contient. Dans la relation Etat-droit, le second prime sur le premier car il lui
préexiste. C’est le droit qui codifie la création des Etats, les dote de la personnalité juridique et leur
donne les moyens de fonctionner.

La théorie positiviste de l’ordre juridique de Kelsen a été notamment critiquée par le juriste allemand
Carl SCHMITT et le théoricien fasciste Julius EVOLA qui, privilégiant une approche politique et non
juridique, ont affirmé la faculté réservée au « pouvoir constituant » de remettre en cause, lors de
situations exceptionnelles, l’ordre juridique. Pour couper court à ces critiques, Kelsen a cherché à faire
reposer l’ordre juridique sur une norme suprême, hypothétique mais incontestable et supérieure dans
ses fondements car non édictée par le droit positif.

La pensée kelsénienne fut mal comprise par les auteurs français qui dénoncèrent son caractère abstrait
et l’accusèrent, par le primat accordé à la forme sur le fond, de nier l’idéal de justice et le principe de
limitation de la puissance de l’Etat qui sont consubstantiels à l’Etat de droit.

Pour Jacques CHEVALLIER, plusieurs critiques peuvent êtres adressées à la théorie kelsénienne de
l’Etat de droit. Sur le plan épistémologique, le recours à une norme hypothétique devant servir de
fondement à l’ordre juridique est pour le moins contestable. Ce pur positivisme juridique ne saurait
faire oublier que le droit est le produit d’une réalité sociale. Sur le fond, l’auteur réfute l’assimilation
de l’Etat et du droit opérée par Kelsen. Il rappelle que « l’Etat ne se réduit pas au droit ». Il est
également le fruit de contingences politiques et sociales qui agissent sur lui. En outre, la contrainte
« physique » - selon l’expression de Max WEBER - qu’il exerce est tout aussi fondamentale que le
pouvoir normatif qu’il détient. A l’inverse, « le droit ne se réduit pas à l’Etat » car toutes les règles
juridiques ne sont pas, loin de là, édictées par l’Etat. D’ailleurs, Kelsen lui-même avait perçu les
limites de sa théorie en reconnaissant qu’en pratique le qualificatif d’Etat de droit ne pouvait être
attribué qu’aux Etats respectant certains principes fondamentaux tels que la démocratie, la sécurité
juridique, la soumission de la puissance publique au droit, la responsabilité politique des gouvernants,
l’indépendance de la justice et la reconnaissance de certains droits et libertés aux citoyens.

II- Le substrat de l’Etat de droit

La théorie de l’Etat de droit n’est pas une pure construction de l’esprit. Elle s’est forgée dans un
contexte particulier. Elle a prospéré sur un « terreau idéologique » et s’est affirmée dans une « réalité
sociale et politique » bien déterminée.
Pour que l’on puisse parler d’Etat de droit, un certain nombre de conditions et de valeurs doivent être
réunies : il faut que l’Etat soit distinct de la société civile et la finalité première du droit doit être de
garantir un idéal de justice.
D’un point de vue historique, la théorie de l’Etat de droit a émergé à la fin du XIXème siècle dans les
régimes libéraux qui connaissaient alors leur transition démocratique. Elle était conçue, d’une part,
comme devant aboutir à de nouveaux mécanismes de régulation et, d’autre part, comme moyen de
mettre en œuvre, ainsi que l’a souligné Jurgen HABERMAS, les principes de la démocratie libérale.

A) Le soubassement libéral

Aux sources de la théorie de l’Etat de droit figure le principe de la limitation de la puissance de


l’Etat qui est apparu dès l’Ancien Régime. Contestant l’absolutisme royal, les Philosophes
construisent un ordre politique fondé sur le principe du consentement et sur une théorie du droit
protecteur des libertés individuelles et contrepoids à la puissance de l’Etat.
Dans la théorie de l’Etat de droit, la limitation du pouvoir doit s’opérer par 3 biais : par la protection
des libertés individuelles ; par la soumission de l’Exécutif à la Nation ; par la limitation de
l’intervention de la puissance publique dans le champ social.

Une conception des libertés


La garantie des droits de l’homme ou droits fondamentaux de la personne humaine constitue le socle
de l’Etat de droit. L’Etat a pour but de les garantir sans les enfreindre. Cette affirmation de la primauté
de l’individu et de ses droits sur le corps social et politique a été combattue par les détracteurs de
l’Etat de droit – en particulier par le juriste allemand Carl Schmitt – qui ont vu dans ce dernier la
manifestation de la « pensée libérale bourgeoise ».

Historiquement, c’est avec les révolutions américaine et française que les droits de l’homme,
« naturels et imprescriptibles », vont être reconnus comme fondement de l’ordre social et politique. Le
droit sera alors conçu comme un moyen de garantir leur respect.

Bien que contestée par des adeptes du positivisme juridique qui estiment, comme DUGUIT, que les
droits et libertés de la personne n’existent que par le droit positif, l’affirmation de l’existence de droits
subjectifs naturels va s’imposer progressivement. Dans cet esprit, contrairement à la vision
kelsénienne, la hiérarchie des normes ne va plus être recherchée comme un fin en soi mais comme un
moyen de garantir effectivement les droits fondamentaux.

Une conception de la démocratie


« Compromis entre l’idéologie démocratique et les valeurs libérales », l’Etat de droit suppose qu’en
régime démocratique les gouvernants soient tenus au respect du droit.

En France, la théorie de l’Etat de droit s’est construite sur le principe de la souveraineté nationale
selon lequel l’Etat est l’émanation de la Nation et sa « personnification juridique ». Contrairement à la
conception allemande qui voit dans la Nation un simple élément constitutif de l’Etat, la Nation est ici
perçue comme étant d’une essence supérieure à l’Etat.

Face aux critiques qui dénoncent les dérives du régime représentatif menacé par le gouvernement
d’opinion et la toute puissance des représentants du peuple, l’Etat de droit donne l’exemple, par le
biais notamment du contrôle de constitutionnalité, d’une démocratie régulée par le droit.

Une conception du rôle de l’Etat


L’Etat de droit ne saurait exister sans la distinction de deux domaines distincts au sein de l’espace
social ; l’un imparti à l’Etat, l’autre réservé à la « société civile ». Confiné dans ses fonctions
régaliennes (c’est-à-dire qui touchent à la souveraineté ou à l’ordre public), l’Etat de droit doit, en
principe, s’abstenir d’intervenir dans le champ social. Là encore, c’est au nom de grands principes du
libéralisme que cette interdiction est formulée ; à savoir : la foi dans l’initiative privée et les lois du
marché ; la conviction que l’autorégulation de la société est préférable à la régulation étatique ; la
méfiance envers l’interventionnisme étatique qui peut aboutir à la remise en cause des libertés
individuelles.

B) La Raison juridique

Dans la théorie de l’Etat de droit, la force et la légitimité du droit sont magnifiées. Si les
gouvernants, comme les citoyens, doivent se plier aux lois, la charge symbolique très forte véhiculée
par le droit contribue en retour à légitimer le pouvoir des ceux-là.

Le culte du droit
L’Etat de droit implique une confiance absolue dans la norme juridique qui est parée de toutes les
vertus à tel point qu’elle seule est censée pouvoir garantir les valeurs fondamentales que sont la
démocratie ou les libertés individuelles. Jacques CHEVALLIER souligne : « l’Etat de droit repose
ainsi sur le fétichisme de la règle ». Ce fétichisme est plus que d’ordre rationnel. Il relève, selon
l’auteur, de la « mystique ». Dans la théorie de l’Etat de droit, la norme juridique est sacralisée.

Le culte voué au droit n’est pas nouveau. On en trouve des traces dans la dogmatique médiévale mais
aussi dans la pensée des auteurs qui s’appuyèrent sur le droit pour dénoncer l’absolutisme royal qui
portait atteinte à certains droits individuels. Selon Jacques CHEVALLIER, le droit sera utilisé par le
capitalisme lui aussi pour se « développer et dissimuler le rapport économique d’exploitation ». Le
droit s’est ainsi affirmé en Occident comme un vecteur de médiation et de légitimation politique,
économique et social.

Le culte voué au droit se manifeste aussi par la place considérable qu’occupe la norme juridique dans
la société. Le normativisme, expression que l’on doit à W. LEISNER, fait qu’aucune activité du champ
social n’échappe à la norme juridique. Pour Jacques CHEVALLIER, l’Etat de droit tend dès lors à la
« juridicisation intégrale de l’ordre social ».

Parce qu’elle sacralise le droit, la théorie de l’Etat de droit suppose également que le caractère
politique de la norme juridique soit occulté. A cette fin, le rôle que jouent les parlementaires et plus
largement les gouvernants dans la production du droit est minimisé par rapport à celui du juge et des
juristes qui incarnent à eux seuls la « raison juridique » et constituent en quelque sorte les gardiens de
l’ordre juridique et des libertés individuelles contre les « abus du pouvoir ». Cette prééminence
reconnue au droit aura comme conséquence qu’il va être considéré, à partir de la fin du XIXème
siècle, comme le seul mode viable de gestion de l’appareil étatique. L’essor du droit administratif et,
dans une moindre mesure, du droit constitutionnel constitue une manifestation évidente de ce
phénomène.

La légitimation du pouvoir
L’Etat de droit se distingue de l’ Etat de police dans la mesure où le pouvoir des gouvernants n’est pas
inconditionné mais soumis au droit. Parce qu’il réduit les gouvernants à une simple fonction
d’exécutants des normes juridiques, l’Etat de droit, dans son expression absolue, aboutit à l’effacement
du phénomène du pouvoir. Dans ce schéma, le rôle clé est dévolu au juge qui, en théorie, n’exerce pas
un véritable « pouvoir » car il doit se contenter seulement d’appliquer la loi et d’assurer le respect de
la hiérarchie des normes de la manière la plus objective possible. Norme suprême, la loi, élevée au
rang de la Raison, n’est pas assimilée à un acte de pouvoir compte tenu du fait qu’elle n’émane pas
d’une autorité mais de la Nation toute entière qui s’exprime par la voie de ses représentants.
L’effacement du pouvoir devant la logique normative, qui est au cœur de la pensée kelsénienne, est
cependant illusoire. La meilleure preuve en est donnée par les dispositifs spéciaux – tels que « l’état
d’exception » - qui, en période de crise, annihilent toutes les garanties juridiques contenues dans l’Etat
de droit. Il apparaît, en fin de compte, que l’Etat de droit légitime le pouvoir en faisant bénéficier les
gouvernants du « capital d’autorité » dont la loi est entourée. En d’autres termes, les vertus de la règle
de droit rejaillit sur ceux qui sont chargés de l’appliquer. « La mythification du droit aboutit ainsi à la
mythification du pouvoir » selon l’auteur. Le mode de légitimation « légal-rationnel », théorisé par
Max Weber et dans lequel l’autorité des dépositaires du pouvoir trouve sa source dans un statut légal,
peut ainsi servir à qualifier l’Etat de droit.

Au niveau pratique, l’invocation de l’Etat de droit aidera les publicistes français à fonder l’autonomie
du droit public par rapport au droit privé et aux autres matières. D’un point de vue plus large, la foi
proclamée dans l’Etat de droit permettra de garantir le respect des principes libéraux dans les Etats
bouleversés par la démocratisation du suffrage et l’extension de leurs domaines d’intervention ;
d’abord en Allemagne et en France puis dans d’autres pays européens (Italie et Espagne par exemple).

Jacques CHEVALLIER fait cependant remarquer que l’Etat de droit a très tôt été contesté dans la
mesure où le positivisme juridique qu’il implique a été remis en cause par des théories
« objectivistes » qui « placent le fondement du droit en dehors de l’Etat », en France et plus encore en
Allemagne.

En Allemagne, la conception formelle de l’Etat de droit (formeller Rechtsstaat), qui privilégie la forme
de l’ordre juridique, va être concurrencée par une conception matérielle (materieller Rechtsstaat) qui
met l’accent sur son contenu et qui se déclinera en 3 courants : l’Etat de droit « démocratique », l’Etat
de droit « social » et l’Etat de droit « national-socialiste ».

L’éclatement de la notion d’Etat de droit remettra en cause, pour un certain temps, le rôle de
« paradigme fondateur du droit public » qu’elle avait pu jouer. Après 1945 toutefois, la théorie de
l’Etat de droit, renforcée par les effets concrets qu’elle emportera dans les systèmes juridiques de
certaines démocraties, redeviendra une notion de référence mais sous une nouvelle forme.

Partie II – LE SYSTEME DE L’ETAT DE DROIT

Pour exprimer ce que veut dire aujourd’hui la réactivation du thème de l’Etat de droit,
Jacques CHEVALLIER fait revivre toute l’émergence du concept avant d’en suivre les
incidences matérielles.

Ainsi, la deuxième partie traite du comportement des Etats de droit. L’auteur analyse de quelle
façon l’expérience fait évoluer la théorie juridique qui contribue en retour à la forme
institutionnelle.

Dès l’origine, plusieurs conceptions de l’ Etat de droit se sont affrontées : l’ Etat de droit
sera posé, tantôt comme l’Etat agissant au moyen du droit, en la forme juridique, tantôt
comme l’Etat qui est assujetti au droit, tantôt encore comme l’Etat dont le droit comporte
certains attributs intrinsèques ; ces trois versions à savoir « formelle », « matérielle »,
« substantielle » dessinent plusieurs figures possibles, plusieurs types de configurations de l’
Etat de droit, qui ne sont pas exemptes d’implications politiques. Si le principal enjeu de la
théorie visait à construire l’Etat de droit comme « un dispositif technique de limitation du
pouvoir, résultant de l’encadrement du processus de production des normes juridiques » 2 , l’
Etat de droit suppose également une certaine conception des libertés publiques, de la
démocratie, et du rôle de l’ Etat.

Jacques CHEVALLIER attaque cette problématique sous l’angle de la forme puis de la


substance.

I- LA CONCEPTION FORMELLE

La conception formelle de l’Etat de droit est en quelque sorte un point de ralliement de tous
ceux, quel que soit leur parti pris idéologique, qui refusent que les citoyens soient soumis à la
contrainte arbitraire des autorités étatiques.
Jacques CHEVALLIER établit une architecture formelle de l’ Etat en trois étages :

L’administration et son contrôle par une juridiction spéciale ou ordinaire selon les pays.
Les décisions prises par l’Etat, ou par l’intermédiaire de ses agents, sont soumises au
respect du principe de légalité, à l’instar des autres personnes juridiques. Ce principe
permet d’encadrer l’action de la puissance publique en la soumettant au principe de
légalité, qui suppose le respect des principes constitutionnels.

La constitution, sa supériorité dans la hiérarchie des normes et le contrôle de constitutionnalité.


L’existence d’une hiérarchie des normes constitue l’une des plus importantes garanties
de l’Etat de droit. Dans ce cadre, les compétences des différents organes de l’ Etat sont
précisément définies, et les normes qu’ils édictent ne sont valables qu’à condition de
respecter l’ensemble des normes de droit supérieures. Au sommet de cet ensemble pyramidal
figure la constitution suivie des engagements internationaux, de la loi, puis des règlements. A
la base figurent les décisions administratives ou les conventions entre personnes de droit
privé.

L’intégration progressive du droit international dans le droit interne, notamment depuis le début de
la construction de l’ Union Européenne.
De cette conception formelle de l’Etat de droit découlent les institutions de la plupart
des pays occidentaux : l’organisation des différentes juridictions et le contrôle de
l’administration, l’imposition progressive du Conseil Constitutionnel ; elle a ainsi
précisé la hiérarchie des normes.

II- LE CONTENU SUBSTANTIEL

L’Etat de droit substantiel est un Etat de droits ; l’Etat de droit est présenté comme

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nécessairement consacrer ces droits à peine de n’être pas de droit. Cette version substantielle
de l’ Etat de droit peut sans doute être qualifiée d’idéologique.
Jacques CHEVALLIER étudie les justifications politiques et idéologiques qu’a revêtu l’Etat
de droit : « l’Etat de droit n’est pas l’Etat de n’importe quel droit, mais un droit sous-entendu
par un ensemble de valeurs et de principes » 3. Cet aspect s’est construit contre des défis
particuliers (le totalitarisme et l’Etat Providence), ce qui a conduit à l’imposition des thèmes
des droits de l’homme, des libertés individuelles… et à l’adoption de nombreux textes aux
niveaux nationaux, internationaux.

Avec l’avènement du totalitarisme, difficile de faire de la seule existence d’un ordre juridique
hiérarchisé l’expression nécessaire et suffisante de l’Etat de droit sauf à considérer l’Etat
totalitaire comme un Etat de droit parmi les autres. On ne s’étonnera donc pas si l’on passe,
dans le cours du XXème siècle, d’une conception initialement formelle à une conception
substantielle de l’ Etat de droit.

« Au-delà de la hiérarchie des normes », relèves Jacques CHEVALLIER, « l’Etat de droit va


désormais être entendu comme impliquant l’adhésion à un ensemble de principes et de
valeurs qui bénéficieront d’une consécration juridique explicite, et seront assortis de
mécanismes de garanties appropriées ». Alors, la hiérarchie des normes ne vaut pas pour elle-
même. Elle est mise au service d’une cause juridiquement consacrée. Ainsi, la théorie de
l’Etat de droit va-t-elle changer de contenu ? Mais le changement s’opère sur les bases d’un
héritage sauvegardé : le mouvement s’effectue dans les limites d’une tradition à laquelle le
droit sert de conservatoire. Il n’y a donc pas à proprement parler substitution d’une conception
substantielle la conception formelle de l’ Etat de droit, mais articulation de l’une sur l’autre.

Partie III - Le rayonnement de l’Etat de droit

Après s’être concentré sur le caractère théorique et pratique de la notion d’Etat de droit,
Jacques Chevallier s’efforce, dans cette ultime partie de son ouvrage ,de mesurer les implications
effectives de celle-ci dans les sociétés contemporaines.
C’est ainsi que l’auteur constate que l’Etat de droit ,en tant que système juridique et politique
concret, a fait l’objet d’un succès qui paraît en décalage avec le désenchantement global qui avait
émergé après les totalitarismes qui se développèrent dans la première moitié du vingtième siècle, et les
dictatures qui apparurent lors des efforts de décolonisation des pays africains et asiatiques .Cependant,
ce désenchantement trouvait avant tout sa source dans la structure bipolaire du monde.
En effet, il apparaît que le rayonnement de l’Etat de droit est lié à la victoire de fait du modèle
occidental sur celui soviétique .De ce constat global, Chevallier développe l’idée que l’Etat de droit a
opéré un « double déplacement »,c’est-à-dire que d’un concept juridique, il est devenu une contrainte
axiologique, et plus particulièrement un axe de débats idéologiques et politiques soutendant un enjeu
de pouvoir essentiel, fondant la légitimité d’un système politique donné. L’Etat de droit s’est mû en
mythe, doté d’une force agissante, influant une réalité sociale et politique déterminée.
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De cette évolution, qui ne cesse d’étonner, Jacques Chevallier va, dans un premier
temps ,expliquer les raisons de l’hégémonie de l’Etat de droit, pour cheminer, par la suite, vers une
analyse des implications sociétales et juridiques de l’Etat de droit .

I- L’hégémonie de l’Etat de droit

La prééminence de l’Etat de droit résulte d’un double processus d’imposition, lié notamment à
la crise de l’Etat-Providence, et d’homogénéisation doctrinale.
En effet, un modèle syncrétique se constitue entre les doctrines formelle et substantielle de
l’Etat de droit :la traditionnelle distinction entre le « Rechstaat »et le « Rule of law »s’est ainsi diluée.
Cependant, cette hégémonie s’est opérée sur un temps relativement long, impliquant des
acteurs de champs totalement différents .La prépondérance de l’Etat de droit s’est ainsi effectué en
trois étapes :celle de la résurgence de la notion d’Etat de droit, lié à l’émergence d’un nouveau jeu de
croyances ;puis celle de consécration ,qui voit l’Etat de droit se parer des attributs de l’universalité, et
enfin celle de diffusion, rendue possible par la légitimation progressive du modèle libéral.

A) La résurgence de l’Etat de droit

Cette étape est intrinsèquement liée à l’émergence de nouvelles croyances fondées sur trois
éléments particuliers .En effet, l’exaltation d’un marché comme seul moyen rationnel d’harmonisation
des comportements, la valorisation d’une société civile et l’apologie de l’individu, font apparaître
l’Etat de droit comme la garantie à ce nouveau jeu de croyances.
Néanmoins, l’activation du thème de l’Etat de droit s’opère, en tout premier lieu, dans le
champs philosophique, où une prise de conscience de l’importance du droit dans l’organisation
politique émerge .Le droit est, à présent, perçu comme un moyen de limitation de l’activité
politique .Il n’en demeure pas moins, que cette prise de conscience s’opère dans trois perspectives
différentes .Les nouveaux philosophes ,malgré leur anti-juridisme originel ,voient le droit comme un
outil d’opposition à l’extension de l’empire étatique, celui-ci permettant de garantir les droits de
l’homme. Les néo-libéraux et son chef de file Hayek, considèrent le marché économique comme le
meilleur vecteur de la liberté, mais il nécessite d’être organisé par le droit sans qu’il y ait une
quelconque intervention exogène au marché .Alors que les deux écoles philosophiques précédentes
perçoivent le droit comme un outil contre ou sans l’Etat ; Barret-Kriegel, dans une perspective
d’analyse historique, souhaite réhabiliter l’Etat en soulignant que sa légitimité est fondée sur son degré
d’assujetissement au droit .On s’aperçoit que les balbutiements de la résurgence de l’Etat de droit
s’effectue dans le champs philosophique .Ce qui est assez étonnant dans la mesure où la philosophie,
politique notamment, n’est pas traditionnellement captivée par le droit et son utilité dans les
sociétés .Néanmoins, de son rôle dans le nouveau jeu de croyances ,la philosophie ne peut se détacher
et ainsi faire abstraction de l’importance du droit.
Quoiqu’il en soit ,c’est bien dans le champs politique que la résurgence de l’Etat de droit est
entamée .En effet, le thème devient une ressource et un enjeu essentiel pour fonder une légitimité
politique .L’Etat de droit devient un outil de légitimation politique que chaque acteur ,inséré dans le
champs politique, s’efforcera de capter ,en s’assurant le monopole de sa définition légitime .Cette
résurgence de l’Etat de droit dans le discours politique, implique, cependant, un brouillage conceptuel
envers lequel les spécialistes du droit réagiront .
C’est effectivement dans le champs juridique, en tout dernier lieu, que s’effectue la
réapparition de l’Etat de droit .Les juristes s’efforcent ainsi a rejuridiciser le concept d’Etat de droit
et à articuler les conceptions formelle et substantielle, en les faisant tenir en un ensemble
cohérent .Cette rejuridicisation s’est effectuée en parallèle avec le développement du contrôle de
constitutionnalité des lois, la justice constitutionnelle apparaissant comme une condition à la
réalisation et au maintien de l’Etat de droit.
Ce cheminement dans la résurgence de l’Etat de droit et la collusion, consciente ou
inconsciente, qui s’est opérée entre différents acteurs issus des champs philosophiques, politiques et
juridiques, ont permis à la notion de devenir une valeur commune du monde occidental et, plus
particulièrement, un principe fondateur de la construction européenne. La consécration de l’Etat de
droit semble, par conséquent, envisageable surtout avec la fin de la bipolarisation du monde.

B) La consécration de l’Etat de droit :

Après avoir fait l’objet d’un souci de définition au dix-neuvième siècle et au début du
vingtième siècle, l’Etat de droit est devenu une notion dynamique au service du modèle démocratique
occidental opposé à d’autres alternatives possibles, notamment à celle socialiste. Ainsi, Jacques
Chevallier, sans l’affirmer explicitement, souligne que l’axe de la consécration de l’Etat de droit au
niveau européen, et plus globalement au niveau international, est la guerre froide, et plus
spécifiquement sa fin.
Au niveau européen, la Conférence sur la Sécurité et la Coopération en Europe à Helsinki, le
1er août 1975 a été un moment important du succès de l’Etat de droit .D’une part ,parce que l’Union
Soviétique fait partie des négociations et que la concurrence de l’Etat de droit socialiste est rapidement
éliminée ; et d’autre part, parce que la C.S.C.E . est suivie d’autres conférences qui vont aboutir, avec
celle de Vienne qui a lieu entre 1986 et 1989 ,à l’introduction du concept nouveau de « dimension
humaine ». Enfin, la Charte de Paris du 21 novembre 1990 confirme que « les droits de l’homme, la
démocratie et l’Etat de droit constituent la clef de voûte de la nouvelle Europe. »L’Etat de droit ,au
sein de la C.S.C.E. ,est consacré au sein d’un triptyque dont les éléments sont indissociables. En
effet ,l’Etat de droit émerge comme un dispositif de protection des droits de l’homme et un moyen de
réalisation de l’exigence démocratique.
Au niveau international ,c’est la résolution du 20 décembre 1993 sur le renforcement de l’Etat
de droit et la déclaration finale de la Conférence sur les droits de l’homme, tenue à Vienne, en juin
1993 ,qui fondent le succès de l’Etat de droit .Même si ces textes relèvent du domaine de
l’incantation ,il n’en demeure pas moins que ce mouvement de consécration de l’Etat de droit s’étend
au monde entier, tant le manque d’alternative est patent .Les organisations internationales, à travers le
thème de la bonne « gouvernance »corroborent la réussite idéologique de l’Etat de droit et de ses
corrélats ,soit les droits de l’homme et la démocratie .Par conséquent, l’Etat de droit apparaît comme
un puissant levier d’homogénéisation des formes d’organisation politique, s’inscrivant dans le cadre
du processus de mondialisation. Néanmoins, si la doctrine de l’Etat de droit est source de contraintes
pour les Etats ,elle implique que ceux-ci soient soumis à un droit international. Malgré la création de la
Cour Pénale Internationale sous l’égide des Nations-Unies le 17 juillet 1998,le droit international, de
par son manque de pouvoir de sanction, n’est que dans un état embryonnaire .Si la consécration de
l’Etat de droit est réelle, il n’est, en même temps ,pas évident d’affirmer que le modèle n’est pas ,dans
de nombreux cas, qu’une référence formelle .La question de la diffusion de l’Etat de droit soulève ce
problème.

C) La diffusion de l’Etat de droit

A l’instar de ce qui avait déjà été avancé auparavant, la diffusion de l’Etat de droit s’est opérée
avec l’échec des modèles alternatifs. Ainsi, l’imposition du modèle occidental est avant tout illustré
par sa force d’attraction .En effet, afin de calquer le plus fidèlement possible les institutions des pays
occidentaux, une forte demande de conseil et d’assistance juridique sera formulée en direction de
ceux-ci .S’ajoute à cette force d’attraction ,le fait que l’Etat de droit est aussi un produit de pressions
exercées sur des pays par des organisations internationales. L’Union Européenne a posé le principe
de l’Etat de droit comme une condition essentielle à l’intégration des Pays d’Europe Centrale et
Orientale .Le Fond Monétaire Internationale impose que les Etats, auxquels il accorde son aide,
respecte le principe de l’Etat de droit.
Néanmoins, est apparue, malgré cette large diffusion ,un décalage évident entre les pratiques
effectives et la logique de l’Etat de droit. En effet, l’acclimatation est certaine si l’on se réfère aux
textes officiels de pays africains, asiatiques, orientaux ou européens. Cependant, la marge entre la
pratique et le discours est importante. Le cas de la Russie est prégnant, tant le Conseil de l’Europe
s’inquiète de l’évolution du système politique de ce pays où l’Etat de droit est insuffisamment
respecté .
Le décalage constaté s’explique par l’impossibilité pour un modèle de se greffer dans des pays
où les réalités sociale et politique sont différentes de celles d’où celui-ci est originaire : « la greffe de
ce modèle ne peut prendre qu’au prix d’un processus d’acculturation ,passant par l’inculcation de
nouvelles valeurs et de nouvelles représentations. »

II- Les implications de l’Etat de droit

Le dogme de l’Etat de droit est indissociable d’un phénomène de montée en puissance du droit.
Le droit est considéré comme une garantie et une protection, assurant la stabilité et la sécurité des
rapports sociaux. La confiance absolue placée dans le droit justifie l’élargissement continu du champ
de la juridicité autant dans l’ordre politique qu’au sein de la société toute entière.

A) Un nouvel équilibre des pouvoirs au sein des « démocraties juridiques »

La montée en puissance du pouvoir juridictionnel


Le dogme de l’Etat de droit a pour corollaire une montée en puissance du pouvoir juridictionnel. Le
juge apparaît comme « la clé de voûte et la condition de réalisation de l’Etat de droit ».
Dans cette logique, le juge constitutionnel tend à devenir un acteur de fait du jeu politique ( en France
durant la cohabitation, le Conseil constitutionnel a imposé le respect de certaines règles du jeu
politique)4. Un autre aspect réside dans la place croissante conquise par le juge judiciaire. Les années
1990 ont été de ce point de vue un tournant décisif, lorsque des magistrats se sont mis à traquer, dans
les pays occidentaux, les pratiques de corruption politique ébranlant ainsi le système représentatif et
les piliers de l’Etat de droit ( l’opération ‘mains propres’ en Italie en est l’un des exemples les plus
significatifs)5. Certains iront jusqu’à dénoncer « le coup d’état des juges »6 qui assurés de
l’inamovibilité et de l’irresponsabilité chercheraient à imposer leur suprématie.

L’émergence d’une nouvelle conception de la démocratie

4 Louis Favoreu 1988


5 V. Roussel ‘Les magistrats dans les scandales politiques’ RFSP 1998 n°2 p.245
6 E. Zemmour, Grasset, 1997
Canalisée par l’Etat de droit, une nouvelle conception de la démocratie s’exprime par:
- le développement du rôle du juge
- le recours à des experts
- les instances de régulations indépendantes

Cette conception soulève des interrogations voir des contradictions :


- La légitimité des élus ne se réduirait plus au seul processus électif . Selon J. Habermas, ce sont les
conditions procédurales, présidant à la formation de l’opinion et de la volonté, qui constituent, dans les
sociétés démocratiques les seules sources de légitimité: il faut que les citoyens puissent se concevoir à
tout moment comme les auteurs du droit auquel ils sont soumis en tant que destinataire; ceci passe par
des processus de discussion, de délibération, codifiées par le droit.
- Le statut du pouvoir politique est remis en cause vis-à-vis des pouvoirs concurrents se prévalant
d’autres titres de légitimité.
- On assiste à une pénalisation progressive de la responsabilité des gouvernants
- Des contradictions se font parfois jour entre les exigences de l’Etat de droit et la logique
démocratique. Ce tiraillement s’est fait ressentir en Belgique lors du dessaisissement du juge
Connerote dans l’affaire Dutroux avec d’un côté le principe fondamental de l’Etat de droit à savoir
l’impartialité des juges, mais d’un autre, les sentiments de justice, d’équité, de compassion éprouvés
par les citoyens.

B) La société de droit

La dogmatique de l’Etat de droit confère au droit une place toujours plus grande dans la société. Mais
ce mouvement révèle ses limites inhérentes.

Une société juridicisée


Les sociétés connaissent un élargissement spectaculaire du champ de la juridicité: nouveaux foyers de
droit, besoins croissant de sécurité et de protection traduit par l’extension du champ de la
responsabilité, formulation de revendications sociales en terme de droits à conquérir ou de statut à
obtenir…
Cette juridicisation des rapports sociaux se double d’une judiciarisation par le jeu de l’appel au juge.
L’explosion judiciaire témoigne d’un recours croissant aux dispositifs de protection. Par ailleurs, le
juge se voit également transférer la responsabilité « de trancher les nœuds gordiens de l’histoire, de la
morale, de l’économie »7.
Il faut toutefois relever que les conditions de cette juridicisation et cette judiciarisation varient selon
les sociétés8.

Les limites et carences de l’Etat de droit


Plus l’Etat de droit se développe et se perfectionne plus il révèle ses limites et expose ses carences.

7 Alain Minc 1998


8 La position centrale qui est traditionnellement celle du juge dans la culture juridique
américaine, le droit étant conçu avant tout comme un droit jurisprudentiel, explique que le
mouvement se traduise avant tout par un foisonnement des contentieux. En revanche, en
France, où le droit est perçu comme l’expression de la puissance étatique et où la justice a été
longtemps tenue en suspicion, la juridicisation se traduit surtout par la prolifération de lois et
de règlements.
L’Etat de droit compromettrait la sécurité juridique 9 à raison de la prolifération de textes juridiques,
l’instabilité des règles, la dégradation de la qualité de la norme, la complexité du droit, la multiplicité
des sources…
Le droit est devenu le véritable moteur de la vie sociale, mais une trop forte juridicisation de cette
dernière est à déplorer. Il est possible de douter des vertus de la régulation juridique. En effet, une telle
théorie conduit à appréhender le monde social à travers le prisme des règles derrière lesquelles
s’effacent les acteurs concrets, elle débouche sur le juridisme qui consiste à prêter aux énoncés
juridiques une vérité, une efficacité de principe. Or, la dynamique sociale et politique ne saurait être
figée dans l’objectivité des formes juridiques.
Par ailleurs, le droit suscite des réactions contradictoires: demande de règles, condamnation de la
pléthore des textes, appel au juge mais dénonciation de la lenteur et de l’inefficacité de la justice.

CONCLUSION

L’étude de Jacques Chevallier met en évidence la force mais aussi les limites d’un « mythe ».
L’Etat de droit apparaît comme un concept fondateur du droit public moderne traduisant une certaine
vision du pouvoir assujetti à des règles, au point de devenir « la caution de la légitmité de tout
pouvoir ». Il n’en demeure pas moins qu’il est par essence voué à l’inachèvement et à l’incomplétude.

9 Conseil d’Etat Rapport public 1991

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